La Marche, Les Artistes Et La Ville - La Production Des Savoirs Hodologiques

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Marche, ville, artistes et savoirs hodologiques

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  • LA MARCHE, LES ART ISTES ET LA V ILLE :

    LA PRODUCTION DES SAVOIRS HODOLOGIQUES

    par l i se O lmedo Sil ne fait aucun doute que lespace est un matriau central pour les arts vivants depuis plusieurs dcennies dj, lenjeu de la

    contribution de lart aux approches sur la ville reste encore une question neuve qui mrite de surcrot toute notre attention.

    Autrement dit, comment travers leurs ralisations et leurs manires de faire des mondes (GOODMAN ; 1978), les artistes de

    lurbain concourent-ils la comprhension de la ville ? travers de nouvelles approches de la ville, les artistes, tout comme les

    chercheurs en sciences humaines et sociales, questionnent et interrogent sa structure. Sils apportent des rponses de natures

    diffrentes, il nen est pas moins vrai quils se placent dans une mme posture interrogative lgard de cet objet protiforme quest

    lurbain. De tous les mediums artistiques, la marche semble tre aujourdhui un procd privilgi pour approcher la ville (DAVILA ; 2002). En ce sens, elle est un acte interrogatif : le mouvement physique dclenche le mouvement intellectuel du processus

    interrogatif. La marche apparat en effet comme un moyen appropri pour faire lexprience sensible de lespace et lapprhender

    sensoriellement. Mathias Poisson lance par exemple sa promenade travers les quartiers Nord de Marseille, et propose au

    participant de chausser des lunettes floues. Le collectif Ici-Mme Grenoble invite dcouvrir en aveugle le MIN1 des Arnavaux. Dans

    un cas comme dans lautre, il sagit bien dapprhender lespace autrement travers la sollicitation dun sens particulier : la vue,

    loue. Ces propositions nous rappellent que la ralit nest pas unique, et quelle est bien une affaire de perception. Ces exprimentations urbaines nous fournissent dores et dj des lments de rponse. Les artistes proposent, travers ces

    expriences marches, des approches particulires de la ville qui font merger un savoir sur les lieux traverss que lon pourra

    appeler savoir hodologique . Ainsi ces propositions artistiques sont la fois des expriences de comprhension de la ville et des

    expriences dutopie qui laissent imaginer de nouveaux usages de la ville.

    Qu est-ce qu un savo i r hodolog ique ?

    Du grec hodos (le chemin), lhodologie dsigne traditionnellement la science des routes. Le terme dhodologie a pris rcemment un sens diffrent depuis la publication en franais de louvrage amricain de John Brinckerhoff Jackson, la dcouverte du paysage

    vernaculaire. Sil na pas invent le concept, il en donne une dfinition oprationnelle travers son tude de la fonction accorde la

    route dans la Rome antique. En sappuyant sur la dfinition sartrienne de lespace hodologique, Gilles Tiberghien le dfinit comme

    lespace qui nat de lagir, comme lespace originel qui souvre moi. 2. Lespace hodologique nat des cheminements et ouvre le

    monde des perceptions (UEXKLL ; 1965).

    Le savoir hodologique est une construction intellectuelle, volontaire ou involontaire, consciente ou inconsciente rsultant de la pratique hodologique. Ainsi, ce que nous tentons de dfinir comme savoir hodologique procde directement de lexprience de la

    marche. En ce sens, il est indissociable dune exprience empirique et ontologique du milieu. Le savoir hodologique ne peut se

    former que sur le terreau des thories de Karl Lewin, Edward T. Hall, dAbraham Moles et plus rcemment celles de Timothy Ingold,

    qui sassocient pour reconnatre lhomme une capacit cognitive sur son environnement travers lexprience du dplacement.

    1 March dIntrt National : march de transaction en gros de produits agricoles et alimentaires. 2 SARTRE J.-P., 1943, Ltre et le Nant, Paris, Gallimard, p. 386. Cit par Gilles A. Tiberghien dans Collectif, 2004, Les Carnets du paysage n11, Cheminements , ditions Actes Sud/ENSP, p. 12.

  • Pour les situationnistes des annes 1960 par exemple, marcher tait le vecteur principal pour ltude des lois et des effets prcis

    dun milieu gographique consciemment amnag ou non, agissant sur le comportement affectif 3. Ils utilisrent la marche comme

    principale mthode et ressource pour ce quils appelrent la psychogographie 4, quAbraham Moles dfinit comme ltude de la

    relation qui unit un individu et son environnement. Leur projet a essaim. La marche apparat aujourdhui de nombreux artistes

    comme le moyen dexplorer cette relation. De l, nassent les savoirs hodologiques.

    Ceux-l mrissent donc travers un rapport agissant au monde et impliquent une posture particulire dans laction que les artistes ne cessent dexplorer. Dans cette acception, la marche est conditionne par un rapport lespace qui na rien de classique. Elle

    implique la singularit dun regard. Ouvert et attentif ce qui se produit pendant le trajet, lartiste sintresse la dimension

    sensorielle et affective de lespace. Lesprit est disponible aux phnomnes et leur impact sur la formation des motions et des

    affects. Cette posture permet daccder la dimension sensible de lespace. Cette expression somme toute assez vague, regroupe

    des choses trs diffrentes. Il dsigne la fois le domaine des affects et des motions, mais aussi la dimension sensorielle. Celle-ci

    se dcompose elle-mme en dimension visuelle, auditive, olfactive, thermique, tactile... (HALL ; 1966) Cette dmarche est avant tout

    un processus de conscientisation de lexprience qui en est en train de se drouler.

    Mais quelle place peut-on faire aux savoirs hodologiques dans les catgories de savoirs ? Savoirs locaux, traditionnels, autochtones,

    urbains, vernaculaires... Les mots sont nombreux. Sagit-il seulement dune notion de plus parmi la pliade de termes consacrs la

    qualification des savoirs issus de lempirie ? En quoi se distingue-elle de la notion de savoir vernaculaire , notion dont

    limportance et le caractre oprationnel ont dj t dmontrs (COLLIGNON ; 2005) ?

    Tout dabord, il faut rappeler que les savoirs hodologiques ne sopposent pas lexistence des savoirs vernaculaires. On peut les voir

    davantage comme un sous-groupe, une subdivision de ceux-ci. Comme eux, ils rsultent dexpriences ontologiques du milieu, mais les expriences auxquelles ils se rfrent sont de nature diffrente. la diffrence du savoir hodologique, le savoir vernaculaire est

    le fruit dune synthse labore par la mobilisation conjointe dunits dinformations de types trs divers, issues de lexprience, de

    raisonnements abstraits relevant de la gomtrie, de la physique, de la biologie, etc., ainsi que de rflexions dordre

    philosophique 5. Les savoirs vernaculaires ne sont pas produits par une exprience limite dans le temps mais par de multiples

    expriences temporellement discontinues. Ils sont synthtiques. En ce sens, ils sont composs travers les diffrentes activits

    quotidiennes : faire, marcher, parler, voir, lire, crire... Le savoir vernaculaire que possde un individu nest pas reprable dans le temps. Il est le fruit dune synthse et dune quantit de liens effectus entre les connaissances acquises de la socialisation ou de

    lapprentissage et lexprience quotidienne. Au contraire, le savoir hodologique porte en lui les marques des conditions spatio-

    temporelles qui lont produites, cest--dire quil est reli substantiellement lespace-temps dans lequel il a vu le jour. Le savoir

    hodologique est donc un savoir sur de lespace travers. Il est actualis et conscientis durant le trajet. En ce sens, il ne peut tre

    que processus analytique. Sans cesse actualis par le trajet, cest un processus qui demeure en recompositions permanentes

    pendant lespace-temps du trajet. Cest en ce sens quil nest pas synthtique mais analytique.

    Marche et dmarche ar t is t ique

    Au dpart, marcher dsigne dabord trs simplement lide de se balancer vers lavant sur un pied puis sur lautre pour avancer dans

    une direction donne. Si cest un acte qui se donne comme vident ou un mode de locomotion quotidien, ce geste a aussi t investi

    dune porte philosophique et esthtique tout au long de lhistoire de la pense (SOLNIT ; 2000). La marche peut donc recouvrir une

    3 DEBORD G., 1958, Internationale situationiste. Bulletin central dit par les sections de lInternationale situationiste, n1, p. 4. 4 La psychogographie conceptualise lespace comme un champ qui volue autour de lindividu en fonction des valeurs quil y a accorde, et qui influencerait en retour ses comportements et ses actions. (LEWIN ; 1952 et MOLES ; 1995). 5 COLLIGNON B., Savoir vernaculaire , Hypergo, encyclopdie en ligne. http://www.hypergeo.eu

  • porte esthtique et conditionne ainsi des manires de faire trs prcises que lon pourra identifier comme des protocoles artistiques

    que Thierry Davila analyse dans Marcher, Crer (2002). Cest ici que lon comprend quel point lhodologie sappuie sur lide du

    cheminement comme processus de cration. Dans Les Carnets du paysage n11 intituls Cheminements , Gilles A. Tiberghien et

    Jean-Marc Besse crivent : Lhodologie semble privilgier le cheminement plus que le chemin. Cest pourquoi lapproche artistique est trs importante dans la manire de percevoir le monde partir des voies qui le traversent, dans la mesure o elle met laccent sur la dimension de lexprience sensible et affective de la marche. (p. 9)

    Le protocole artistique de Dennis Adams et de Laurent Malone pour la ralisation dune coupe urbaine aux Etats-Unis en 1997,

    consistait en la traverse rectiligne de la ville de New York de Manhattan laroport JFK en onze heures trente. Il a donn lieu la production de 486 photographies runies dans un livre6. Ce livre se donne comme une cartographie linaire de la traverse qui tait

    aussi bien une performance physique quintellectuelle. La marche est le produit dun regard sur la mgapole (DAVILA ; 2002), mais

    produit en retour un savoir particulier sur les lieux traverss. On comprend quil ne sagissait pas seulement dun acte physique ou

    dun trajet. Cette exprience physique de la marche saccompagnait dune dmarche intellectuelle.

    En rgle gnrale, la dmarche dsigne qualitativement la manire de marcher : ce qui relve de la manire de se mouvoir, la

    vitesse, lallure. Souvent, on lemploie aussi pour caractriser lide de processus intellectuel. La marche, quand elle nest pas

    pense seulement comme un mode de locomotion pour se dplacer dun point A un point B, contient la fois lide du trajet physique et de ses qualits (vitesse, type de trajet, contraintes du trajet...) mais est aussi caractrise par lide de projet

    intellectuel (dmarche). Dans lhodologie, le cheminement physique des pas qui simpriment sur le sol est ainsi doubl dun

    cheminement intellectuel qui prend la forme dune cartographie engendre par un regard, une perception et incarnant un savoir

    hodologique.

    La car te pour reprsenter l expr ience hodolog ique

    Et si le savoir hodologique avait une forme ? Pour Kevin Lynch, la carte mentale est dabord une construction intellectuelle et immatrielle de lesprit. Chaque individu se construit une image mentale de la ville structure. Elle peut devenir une image

    matrielle si lindividu la dessine. La carte mentale dun lieu est limage, la reprsentation quun individu se fait dun lieu. Si lon demande aux usagers de lespace urbain den faire une reprsentation, on obtient ainsi des dessins plus ou moins prcis et imags, qui donnent une bonne indication de la faon dont cet espace est ressenti, de la lisibilit de cet espace. (LYNCH ; 1969 : 12)

    La carte serait donc une structure de la perception (GOULD ; 1984). Si cette question fait encore dbat dans les sciences humaines et

    sociales, et notamment en gographie7, les approches artistiques apportent une contribution au dbat. Quelles soient confine aux

    carnets de croquis ou diffuses travers des expositions ou des ouvrages 8, limportante production de cartes faites partir des expriences de marche montre que de toute vidence, la carte offre des possibilits pour mettre en figure le savoir hodologique sur

    lespace travers. La carte permet de rendre lisible et communicable lespace tel quil est peru. Limage mentale du savoir

    hodologique a une forme cartographique. On peroit ainsi quel point le sensible na pas seulement sa place du ct de lempirie, il

    est aussi porteur de rationalisations dont la carte est lun des vecteurs principaux. Ainsi, le savoir hodologique nat de lexprience

    empirique et se faonne comme construction intellectuelle travers la carte.

    6 JFK, octobre 2000, livre 16 x 22,5 x 5 cm. Collection des artistes. 7 Voir ce sujet larticle carte mentale du Dictionnaire de lespace et des socits de Jacques Lvy et Michel Lussault et la communication de MARRY S., Des cartes mentales aux cartes mentales sonores : vers une cartographie sensible de lenvironnement sonore urbain, 25th International Cartographic Conference, Paris, 2011. http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00664658 8 Les cartes de Mathias Poisson en sont un trs bon exemple : [email protected]

  • Dans la mesure o la contribution des artistes la question des savoirs hodologiques est tout fait consquente, elle ne tend pas

    constituer leur domaine rserv. Comme la plupart des artistes saccordent le dire, ces approches de lurbain sont riches de

    possibilits pour la ville vivre, qui est avant tout celle des habitants, lartiste tant lun dentre eux. En se penchant sur des

    dimensions souvent lcart des grands projets urbains, ces actions artistiques et le savoir hodologique quelle dgagent, ont

    dmontr quel point elles sont porteuses de potentialits oprationnelles pour lurbain.

    BIBLIOGRAPHIE

    BRINCKERHOFF JACKSON J., la dcouverte du paysage vernaculaire, Paris, Actes Sud. Collectif, 2004, Les Carnets du paysage n11, Cheminements , ditions Actes Sud/ENSP. COLLIGNON B., 2000, "Les savoirs gographiques ont-ils une valeur ?", in Yves Michaud (dir.), Quest-ce que la socit ?, U.T.L.S., vol. 3, Paris, Odile Jacob, p. 111-120. DAVILA T., 2002, Marcher, crer, Paris, ditions du Regard. GOODMAN N., 1978, Ways of Worldmaking. Hackett Publishing Company. GOULD P., WHITE R., 1984, Les cartes mentales, Fribourg, ditions Universitaires de Fribourg. HALL E. T., 1966, The Hidden Dimension, New-York, Doubleday & C. LYNCH K., 1998, Limage de la cit, Paris, Dunod. UEXKLL (von), J., 2010 {1956}, Milieu animal, milieu humain, Paris, ditions Payot et Rivages.