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La maladie neurologique de Maurice Ravel * par Erik BAECK ** Introduction La nature de la maladie neurologique qui a entraîné la mort de Maurice Ravel (1875- 1937) prête encore à discussion malgré les multiples témoignages. Il faut d'abord tenir compte de la valeur relative des souvenirs et mémoires : les symptômes sont rapportés par des témoins profanes et la chronologie n'est pas toujours signalée. Ensuite, le manque d'information strictement médicale a gêné longtemps les biographes : le seul document accessible a été celui de Théophile Alajouanine qui ne l'a communiqué avec le consentement du frère de Ravel que dix ans après les événements et le protocole opé- ratoire de Clovis Vincent n'a été retrouvé qu'en 1988. Données biographiques H. Jourdan-Morhange (5) raconte qu'après la composition de sa Sonate pour violon et piano en 1927, Ravel se plaignit d'une grande lassitude et d'anémie cérébrale et qu'il consulta le docteur Vallery-Radot qui recommanda un an de repos. De janvier à avril 1928 il entreprit néanmoins une tournée aux Etats-Unis et il composa son Boléro de juillet à octobre 1928. Marnât (8) est d'avis que les cartes brouillonnes que Ravel envoya des USA et son trou de mémoire pendant l'exécution de sa Sonatine à l'ambas- sade de France à Madrid en décembre 1928, sont les premiers symptômes du mal. Cependant, ces hypothèses sont refutées par Mercier (9) qui est d'avis que l'écriture instable était due aux secousses du train et que l'incident de Madrid était volontaire parce que Ravel en avait ras le bol de l'inattention du public de l'ambassade. De 1929 à 1931, Ravel travaille à deux concertos pour piano et orchestre. Il avait entamé le Concerto en sol lorsqu'il reçut une commande du pianiste manchot Paul Wittgenstein. Après ce Concerto pour la main gauche il reprit le Concerto en sol et répondit à Henri Rabaud le 20 novembre 1931 : "Veuillez m'excuser (de ne pas partici- per) au concours : mon concerto est achevé et je ne suis pas loin de l'être moi-même. Ce serait prendre le risque de m'endormir au premier candidat. On m'a ordonné un * Comité de lecture du 24 mai 1997 de la Société française d'Histoire de la Médecine. ** Médecin-chef du département de neurologie, Hôpital Stuivenberg, Lange Beeldekensstraat 267, Anvers. HISTOIRE DES SCIENCES MÉDICALES - TOME XXXII - №2 - 1998 123

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La maladie neurologique

de Maurice Ravel *

par Erik BAECK **

Introduction

La nature de la maladie neurologique qui a entraîné la mort de Maurice Ravel (1875-

1937) prête encore à discussion malgré les multiples témoignages. Il faut d'abord tenir

compte de la valeur relative des souvenirs et mémoires : les symptômes sont rapportés

par des témoins profanes et la chronologie n'est pas toujours signalée. Ensuite, le

manque d'information strictement médicale a gêné longtemps les biographes : le seul

document accessible a été celui de Théophile Alajouanine qui ne l'a communiqué avec

le consentement du frère de Ravel que dix ans après les événements et le protocole opé­

ratoire de Clovis Vincent n'a été retrouvé qu'en 1988.

Données biographiques

H. Jourdan-Morhange (5) raconte qu'après la composition de sa Sonate pour violon

et piano en 1927, Ravel se plaignit d'une grande lassitude et d'anémie cérébrale et

qu'il consulta le docteur Vallery-Radot qui recommanda un an de repos. De janvier à

avril 1928 il entreprit néanmoins une tournée aux Etats-Unis et il composa son Boléro

de juillet à octobre 1928. Marnât (8) est d'avis que les cartes brouillonnes que Ravel

envoya des U S A et son trou de mémoire pendant l'exécution de sa Sonatine à l'ambas­

sade de France à Madrid en décembre 1928, sont les premiers symptômes du mal.

Cependant, ces hypothèses sont refutées par Mercier (9) qui est d'avis que l'écriture

instable était due aux secousses du train et que l'incident de Madrid était volontaire

parce que Ravel en avait ras le bol de l'inattention du public de l'ambassade.

De 1929 à 1931, Ravel travaille à deux concertos pour piano et orchestre. Il avait

entamé le Concerto en sol lorsqu'il reçut une commande du pianiste manchot Paul

Wittgenstein. Après ce Concerto pour la main gauche il reprit le Concerto en sol et

répondit à Henri Rabaud le 20 novembre 1931 : "Veuillez m'excuser (de ne pas partici­

per) au concours : mon concerto est achevé et je ne suis pas loin de l'être moi-même.

Ce serait prendre le risque de m'endormir au premier candidat. On m'a ordonné un

* Comité de lecture du 24 mai 1997 de la Société française d'Histoire de la Médecine.

** Médecin-chef du département de neurologie, Hôpital Stuivenberg, Lange Beeldekensstraat 267,

Anvers.

HISTOIRE DES SCIENCES MÉDICALES - T O M E XXXII - № 2 - 1998 123

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repos complet et l'on me traite par des injections de sérum" (10). Après la création

mondiale du Concerto en sol le 14 janvier 1932 à Paris, Marguerite Long et Ravel par­

tirent pour une tournée européenne de quatre mois. A son retour, Ravel prit ses

vacances comme d'habitude à St-Jean-de-Luz et commença la composition de Don

Quichotte à Dulcinée.

Pendant la nuit du 9 octobre 1932 Ravel fût victime à Paris d'un accident de taxis

assez banal à première vue. Néanmoins, trois mois plus tard il écrivait à Manuel de

Falla : "Moi-même, je commence à peine à m'y remettre. L'accident n'était pourtant

pas très grave : froissement du thorax et quelques blessures à la face. N'empêche que

j'étais incapable de faire quoique ce fût, sinon de dormir et de manger" (8). De toute

façon, il dirigeait le 17 janvier 1933 la première parisienne de son Concerto pour la

main gauche avec Wittgenstein en soliste, mais il devait laisser la baguette à Paul Paray

lors de l'exécution de l'oeuvre à Monte-Carlo.

En juin 1933, pendant les vacances à St-Jean-de-Luz, deux incidents bizarres se sont

produits : voulant montrer à son amie Marie Gaudin comment faire des ricochets, il lui

jette la pierre en pleine figure, et le lendemain on doit le sauver de l'eau en faisant la

planche parce que brusquement il ne savait plus nager. Le 2 août 1933 il s'excusait

auprès de Gaudin dans une lettre très raturée : "De plus en plus vaseux ; prise de ten­

sion, assez faible. Prise de sang : urée assez abondante pour inquiéter le médecin : ça

s'est arrangé. Mais l'anémie continue. Médication : un tas de drogues à s'y perdre,

repos absolu... En un mois tous les troubles ont disparu" (8). En effet, Ravel s'était

amélioré pendant son séjour chez des amis au Touquet et en novembre 1933 il pouvait

diriger Boléro et Concerto en sol à Paris. C'était son dernier concert parce qu'il déclina

ensuite une tournée en Russie.

En février 1934, Ravel accepta enfin d'entreprendre une cure dans la clinique "Mon

Repos" à Vevey, sans succès apparent parce qu'une lettre qu'il envoya à son ami

Maurice Delage est presque illisible. Son élève Rosenthal a remarqué qu'il eut beau­

coup de mal à contrôler, à dominer ses mouvements qui manquaient leur but, que ses

muscles oculaires (qui) ne pouvaient plus lui faire suivre les lignes avec la régularité

nécessaire et que la diction devint de plus en plus difficile. Rosenthal a proposé alors

d'orchestrer les trois chansons de Don Quichotte et a réalisé cette orchestration pas

sous sa dictée, mais sous son regard (12). Lors de l'enregistrement de Don Quichotte

en novembre 1934, Ravel pouvait pourtant faire, selon Martial Singher, plusieurs

remarques défausses notes, de tempi et de nuances, aussi bien au chanteur qu'aux ins­

truments (10). Rosenthal a orchestré ensuite Ronsard à son âme, une chanson écrite en

1923. Après la création le 15 février 1935 de cette version orchestrée, Ravel partit pour

un voyage de plusieurs semaines en Espagne et au Maroc en compagnie du sculpteur

Léon Leyritz. Pendant le mois d'août, partant de St-Jean-de-Luz, ils retournèrent

ensemble au nord de l'Espagne.

En dépit de tous les efforts, l'état de Ravel empirait durant les années 1936 et 1937.

Il fût soigné par sa fidèle gouvernante M m e Revelot dans sa maison à Montfort-

l'Amaury tout en restant très conscient de son état : Quand il me dit "c'est tragique ce

qui m'arrive !" je réponds inlassablement : patience, cela passera écrit Long dans ses

mémoires (7). A Jacques de Zogheb il aurait dit : "Pourquoi est-ce arrivé à moi ?

Pourquoi ?" (5) Rosenthal se rappelle qu'il lui arrivait d'être violent, mais selon

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Colette il ne s'efforça plus guère de parler, et assis parmi nous, il avait pourtant l'air

d'un être qui d'un instant à l'autre, risque de se dissoudre (2). H. Jourdan-Morhange le

trouva une fois sur son balcon à Montfort-rAmaury et comme je m'inquiétais : "Que

faites-vous là, cher Ravel ?" il me répondit simplement : "J'attends" (5). Néanmoins, il

faisait encore de longues randonnées dans le parc de Rambouillet où il retrouvait sans

peine ses coins préférés (5). Il fréquentait aussi des concerts en compagnie de ses amis

mais passait comme un automate (2). N. Demuth fût frappé par son expression vide en

mai 1937 lors d'un festival de la Société internationale de Musique Contemporaine (3)

mais en juillet 1937, après une exécution de Daphnis et Chloë, Ravel s'enfuyait dans un

taxi en sanglotant à H. Jourdan-Morhange : "J'ai encore tant de musique dans ma tête,

je n'ai encore rien dit, j'ai encore tellement à dire" (6).

Examen neurologique

Théophile Alajouanine (1890-1979) ayant observé Ravel pendant plus de deux ans, a

communiqué son examen à la Harveian Society de Londres dix ans plus tard. Sa confé­

rence a été publiée en 1948 dans Brain, 71 : 228-41, et a été reprise en 1968 comme

l'appendice de son livre L'Aphasie et le langage pathologique, sous le titre :

Réalisation artistique et aphasie.

Alajouanine (selon Mercier (8) en février 1936) a constaté une aphasie de Wernicke,

d'intensité moyenne, sans troubles parétiques, sans hémianopsie, mais avec un élément

apraxique persistant du type idéo-moteur. Sur le plan verbal, il remarqua : Le langage

oral et écrit est altéré de façon diffuse, mais relativement peu intense (...) la compré­

hension du langage, dans une large mesure, reste très supérieure aux possibilités

d'expression orale ou écrite ; l'écriture, en particulier, est profondément touchée, du

fait en partie, de l'apraxie. Au point de vue musical, il trouva : surtout une dissociation

remarquable entre l'impossibilité de l'expression musicale, (écrite ou instrumentale) et

la pensée musicale relativement bien conservée. En effet, Ravel reconnaissait non seu­

lement des mélodies, mais aussi le tempo (incorrectement appelé "rythme" par

Alajouanine) et il faisait des remarques sur l'accord du piano ; à la dictée musicale il

faisait de nombreuses erreurs, attribuées à une anomie, parce qu'il pouvait mieux répé­

ter les notes jouées au piano ; jouer du piano était pénible parce que, à part les difficul­

tés de lecture, il trouvait difficilement les justes touches, mais jouer par coeur allait un

peu mieux ; l'écriture musicale était très difficile à la dictée mais plus facile par coeur.

Quant au diagnostic, même dix ans après la mort de Ravel, Alajouanine ne pouvait

conclure autrement que : La cause, restée imprécise, se situe cependant, du fait de la

constation d'une dilatation ventriculaire bilatérale, dans le cadre des atrophies céré­

brales, quoique fort différente d'une vraie maladie de Pick. Ravel a donc subi une

encéphalographie gazeuse, examen introduit par le chirurgien américain W.E.Dandy en

1918. Selon Rosenthal, ces radiographies ont été faites par Thierry de Martel (1876-

1940) qui déconseilla une intervention neuro-chirurgicale, et refaites par Clovis

Vincent (1879-1947).

Protocole opératoire

Rosenthal est le seul témoin qui relate les motifs de Vincent pour proposer une inter­

vention chirurgicale. Vincent aurait déclaré à l'entourage du compositeur : Ravel est né

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avec un des hémisphères cérébraux un peu déficient. L'autre a joué parfaitement son

rôle jusqu'au moment où sont survenus divers accidents - parmi ces "accidents" il pre­

nait en considération d'une part la collision de taxis et d'autre part l'excès de tabac et

d'alcool - Désormais, l'un des deux hémisphères cérébraux est pour ainsi dire plus

aplati qu'il ne l'a été jusque-là, or l'autre ne parvient plus à jouer son rôle compensa­

teur. Vincent laissa tout de même la décision à l'entourage parcequ'/Z n'y a pas plus

d'une chance sur un million d'arriver à "regonfler" l'hémisphère qui en a besoin (12).

Ravel fût opéré dans la clinique de la rue Boileau mais il entra dans le coma

quelques jours plus tard avant d'expirer le 28 décembre 1937.

Pas mal de confusion existe sur cette intervention. Tout d'abord, le protocole opéra­

toire semblait avoir été détruit ou perdu. Mais en 1988 le neurologue anglais Henson

(4) recevait une photocopie de ce protocole par les soins du Pr. Racadot (Pitié -

Salpêtrière), en 1991 Mercier (9) publia cette photocopie dans sa thèse avec l'approba­

tion du Prof. Signoret (Pitié-Salpêtrière) et j'ai moi-même reçu ce document par l'inter­

médiaire du Dr. Kujas (Pitié-Salpêtrière) : Volet frontal droit, à base fronto-temporale.

Scalp. Séparation complète de l'os. Scie verticale. Dure-mère collée, flottante.

Suspension de la dure-mère immédiate, par les vaisseaux. Ouverture transversale de la

dure-mère. Cerveau affaissé, sans aspect de ramolissement de la zone vue.

Circonvolutions séparées par de l'oedème, non atrophiés. Ponction de la corne ventri-

culaire : il ne monte du liquide que si on appuie. Injection de 20cc d'eau, se dégonfle

immédiatement. Plusieurs tentatives. Finalement on ferme l'orifice d'injection à la coa­

gulation ; on laisse la dure-mère ouverte. Remise en place du volet : Brun. Sutures :

Brun.

Henson a supposé en lisant ce protocole que Vincent a fait une craniotomie droite

pour épargner l'hémisphère dominant. Dans la lumière des souvenirs de Rosenthal,

cette hypothèse est apparemment fausse parce que Vincent était convaincu qu'on devait

"regonfler" l'hémisphère droit qui ne compensait plus l'hémisphère gauche congènita-

lement déficient.

Enfin, la date de l'intervention donne lieu à discussion. La plupart des biographes,

indiquent le 19 décembre 1937 comme celle à laquelle Ravel a été opéré. Or, ce 19

décembre 1937 était un dimanche, jour insolite pour une intervention tout de même pas

urgente. Tout d'abord, Rosenthal semble apporter la solution. Selon lui, Ravel devait

être opéré un vendredi, mais Vincent a du remettre l'intervention parce qu'on lui avait

amené un petit garçon qui avait une tumeur au cerveau sur laquelle je dois intervenir

tout de suite. En plus, Rosenthal ajoute : Alors Ravel est sorti de la clinique et s'est

rendu tout à côté, Villa de La Réunion, chez ses amis Delage, où il a passé le week-end.

C'est le lendemain, lundi, qu'il a été opéré. Rosenthal se souvient que Delage, consul­

tant un journal, a découvert que, chez Pasdeloup, il y avait un Festival Ravel dirigé par

Albert Wolff, retransmis à la radio (...) dans le programme se produisait Germaine

Martinelli (...) elle chantait Schéhérazade (...) Le concert s'achevait avec Boléro. Et là,

à la fin, éclat de rire formidable de Ravel se tapant sur les cuisses hoquetant : "Ah!

quand je pense quelle bonne blague j'ai jouée au monde musical !" (12). Il s'avère

malheureusement que d'une part les journaux parisiens du 19 décembre 1937 ne men­

tionnent pas de concert Ravel et que d'autre part une retransmission d'un concert

Pasdeloup a bien eu lieu mais le 12 décembre 1937 et avec une seule composition de

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Ravel, La Valse, en fin du programme. Ce même dimanche 12 décembre 1937 il y avait

en outre aux concerts Lamoureux sous la direction d'Eugène Bigot, un concert

Debussy-Ravel avec, à la 2eme partie du programme Ma mère l'Oye, Schéhérazade, La

Valse mais la soliste était M m e Branèse et ce concert n'était pas retransmis !

On ne peut donc pas suivre entièrement les souvenirs de Rosenthal, d'autant plus

que le compte rendu de Vincent est formel. Ce protocole opératoire mentionne en dac­

tylographie Boileau le 17 décembre 1937 suivi du compte rendu opératoire dactylogra­

phié, mais au dessus en caractères manuscrits le mercredi 17 décembre 1937. Ce 17

décembre 1937 étant un vendredi, on ne peut expliquer cette erreur de jour, mais quant

à la date exacte de l'opération, on doit s'en tenir à celui du vendredi 17 décembre 1937.

Diagnostic

Plusieurs diagnostics ont été avancés sur le déclin progressif présénile de Ravel.

Roland-Manuel précise qu'ils (les médecins) en viendront à écarter les diagnostics de

tumeur et de sclérose diffuse pour admettre que le patient souffre d'une maladie congé­

nitale intéressant les régions du cerveau qui sont liés à l'élaboration du langage. Cette

maladie, d'abord compensée, devait donc à la longue entraver les mécanismes qui met­

tent la conscience en relation avec le monde extérieur (11). Cette notion d'une petite

hydrocéphalie congénitale décompensée par l'âge comme on disait à l'époque, corres­

pond exactement aux souvenirs de Rosenthal. Cependant, des causes post-traumatiques

comme une hydrocéphalie normotensive ou un hématome sous-dural chronique, aussi

bien que des maladies degeneratives comme la maladie d'Alzheimer ou de Pick ont été

évoquées dans la littérature neurologique.

Le protocole retrouvé de Vincent, les mémoires récents de Rosenthal et la descrip­

tion de nouvelles maladies ont provoqué de nouvelles hypothèses sur la maladie mysté­

rieuse de Ravel. Ainsi Henson (4) a suggéré une aphasie progressive primaire (décrite

pour la première fois en 1982 par Mesulam) et moi-même (1) j'ai proposé une dégéné­

ration cortico-basale (décrite par Reveiz et al. en 1968). En effet, le manque de contrô­

le des mouvements, l'oculomotricité défectueuse et la dysphasie que Rosenthal a

remarqués, l'épisode des ricochets ratés de St-Jean-de-Luz qui ressemble à un "alien

limb", et la marche "comme un automate" et l'expression "vide" qui suggèrent un syn­

drome extra-pyramidal, plaident en faveur d'une dégénération cortico-basale. Cette

maladie a d'ailleurs des analogies anatomo-pathologiques avec la maladie de Pick et le

tableau psychologique démontrant des troubles du cortex préfrontal, des ganglions de la

base, de la région prémoteur et du lobe pariétale, permet de la différencier de la maladie

de Steele-Richardson-Olszewski.

Conclusion

La maladie de Ravel est particulièrement tragique parce qu'elle frappa le composi­

teur au sommet de sa créativité et de sa gloire et qu'il en était parfaitement conscient.

Les témoignages de ses amis et les données neurologiques et neurochirurgicales dont

on dispose plaident en faveur d'une dégénérescence cortico-basale, c'est-à-dire une

maladie cérébrale degenerati ve sans démence . Il semble cependant peu probable qu'on

puisse arriver avec certitude à un diagnostic précis par manque d'autopsie.

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RÉFÉRENCE

(I)BAECK E. - Was Maurice Ravel's illness a corticobasal degeneration ? Clin. Neurol. Neurochir., 1996, 98, 57-61.

(2) COLETTE et al. - Maurice Ravel par quelques-uns de ses familiers, Ed. du Tambourinaire,

1939.

(3) DEMUTH N. - Ravel, Dent, London, 1947.

(4) HENSON R.A. - Maurice Ravel's illness : a tragedy of lost creativity. BMJ, 1988, 296, 1585-1588.

(5) JOURDAN-MORHANGE H. - Ravel et nous, Ed. Milieu du monde, Genève, 1945.

(6) JOURDAN-MORHANGE H. - Mon ami Ravel, Numéro Spécial de la Revue Musicale, Paris, 1938.

(7) LONG M. - Au piano avec Maurice Ravel, Julliard, Paris, 1971.

(8) MARNÂT M. - Maurice Ravel, Fayard, Paris, 1986.

(9) MERCIER B. - Biographie médicale de Ravel, Thèse méd. Paris, 1991.

(10) ORENSTEIN A. - Ravel, man and musician, Columbia University Press, New York, 1975.

(11) ROLAND-MANUEL. - Ravel, Gallimard, Paris, 1948.

(12) ROSENTHAL M. - Souvenirs de Manuel Rosenthal, Hazan, Paris, 1995.

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