La maison aux mille étages

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JANWEISS

LAMAISONAUXMILLE

ETAGES

DUMOTISICIPATRECH

RomantraduitdutchèqueparJanSvobodaetCharlesMoisse

PréfacedeJiriHajek

bibliothèquemarabout

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bibliothèquemaraboutCollectiondirigéeparJacquesDumontetJean-BaptisteBaronian.©marabouts.a.,Verviers(Belgique),1967et1974.Toute reproduction d’un extrait quelconque de ce livre par quelque procédé que ce soit, et

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PRÉFACE

JanWeiss, né en 1892 à Jilemnice, au Nord de la Bohême, est une des personnalités les plusimportantesdelagénérationquifitsonentréedanslalittératureaprèslapremièreguerremondiale.Quandlescritiqueslittérairesdesapatrielerangeaient,danslesannées30,parmilessurréalistes,ils’agissaitd’unmalentendusemblableàceluid’aujourd’hui,oùonlecompareparfois,aveclemêmesimplisme,àFranzKafka.

Ce«surréalisteavant la lettre»dont lespremiers livres furentantérieursà tous lesmanifestessurréalistes,n’aàvraidire,aveclemouvementrattachéaunomd’AndréBretonencommunqu’uneseule chose : l’intérêt porté au continent inconnu du rêve et de la subconscience.Cependant, chezWeiss,lerêven’estpassoustraitàlaconnexionaveclavie«éveillée»etavectouslesélémentsdenotre conscience : le rêve, chez lui, est intégré à la totalité du réel dont la bizarrerie, du reste,surpassesouventlesvisionsrêvéeslesplusjolies.

En ce qui concerne les rapports avec l’œuvre deFranzKafka, ce n’est pas tout à fait lamêmechose. Au temps des débuts littéraires de Weiss, l’œuvre de Kafka était, dans le milieu littérairetchèque–etpasseulementlà–,inconnueetinaccessible,àl’uniqueexceptiond’unseulchapitreduroman«l’Amérique».Mêmelàoùdesparallèlesintérieurss’imposent,ilnepeutdoncs’agird’uneinfluenceoud’unrapportimmédiat.Cethommequifaitsonentréedanslalittérature,chargédéjàdel’expérience d’un soldat de front en 1914-1916,marqué de tout ce qu’il a vécu dans les camps deprisonniersdeguerreetdansles«baraquesdemort»pourlessoldatsatteintsdelafièvretyphoïde,cet homme-là se rend seulement compte de la façon absolue dont l’homme est menacé, de sonimpuissancefaceauxforcesanonymesdumondedanslequelsanaissancel’amis,etillefaitaveclamêmesensibilitétorturantequesonprédécesseurinconnu:FranzKafka,sonaînédeneufans.Maistandis que Kafka reste toujours un analyste impitoyable et cruel des formes élémentaires del’aliénationhumaine, remplid’unenostalgie infinieetdésarméede laLoihumainevéritablequinepeut être réalisée, c’est précisément ici, en confrontation avec cette aliénation, que commence larévolteanarchistedeJanWeiss,larévoltedetoutsonêtrecontrecemonde-là.C’esticiquecommencesoneffortpourdéchiffrerlaréalitémystifiée,saluttepourdéfendrelesvaleursdelaviecontreleursremplacementsfalsifiés:cetteluttequil’amèneraenfin,aprèsbiendesdétours,aumarxisme.

Il y a encore d’autres différences importantes, du naturel et de la méthode artistiques : le«modèle » kafkaïen de la situation humaine est d’une plus grande force analytique et d’une plusgrande expressivité métaphorique, il vise l’universalité de signification. Chez Weiss, la vision dumonde est dans ses éléments mêmes plutôt lyrique que rigoureusement rationnelle, et ces qualitéstrouvent leurs correspondances dans le lyrisme polyforme et varié de son langage. Même l’ironiecruelleet lemordantpersiflagesatiriquenesontpashorsdeportéedeses facultésartistiques:cesont eux précisément qui ont donné naissance à ce roman de l’ascension et de la chute d’undémagoguefascistequ’estle«Mieuxvautsetaire»(1933).L’intérêtpsychologiquequ’ilporteàtousles«humiliésetoffensés»,àtousceuxquiontétéinjustementexpulsésetblessés,quisemblenttrop

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insignifiants pour mériter l’aide et l’intérêt des autres, va déterminer l’évolution suivante de sonœuvre–lesrecueilsdecontes«L’Écoleducrime» (1931),«LePortefaix» (1941),«Leshistoiresvieilles et nouvelles » (1954). L’intérêt pour les situations psychiques extrêmes et pour les étatssubconscients, enmême temps que la prépondérance des éléments imaginaires, forment le lien quirattachecettepartiedesonœuvreàcelledominéeparlemotifduconflitéternelentreledésirhumaind’essayer toutes les possibilités pas encore réalisées de notre existence, d’une part, et l’inertie, lasécheresseetl’espritconservateurdelamédiocritéhumaine,d’autrepart.C’estplusqu’aucunautreunmotifcaractéristiquepourJanWeiss.Nouslerencontronsdéjàdanscettenouvelletouteempreintedepoésie qu’est le livre « Il est venudesmontagnes » (1941), dont l’action est tracée sur le planconstituéparlaparaphrased’unmythepopulairetchèque,confrontéiciaveclaréalitébanaled’unepetitevilledemontagne.C’estlemêmemotifmaisrevêtantunequaliténouvelle,qu’ontrouveencoredanslesprosesd’utopiecomposéesplustardetqui,aucontrairedutypecourantdelascience-fiction,visenonpointl’évolutiondelatechniquemaislapossibilitédelaréhabilitationdesvaleurshumainesélémentairesdanslafuturesociétésansclasses«LaTerredenospetits-fils»(1957).

Maiscenesontlàquedescomposantesetélémentspartielsdesontalent:c’estdansla«Maisonauxmilleétages»(1929)qu’ilasuluidonnerl’expressionlapluscomplète:unromanquireprésentele point central de toute son œuvre de prosateur et dont les lecteurs de langue française, pour lapremière fois, font la connaissance dans ce livre. Cet ouvrage, de même que les deux autresdéchirantes proses de guerre, «La baraque demort » (1927) et «Le régiment fou » (1930) resteimmédiatement liéà sespropresexpériencesvécuespendant laPremièreGuerremondiale.Maisendépitdecela,ilnes’agitpasd’un«romandeguerre»,danslesensqu’ondonnegénéralementàcemot.Cen’estmêmepasdutoutunromanàhistoireetcaractèrestraditionnels.C’estunlivreconçucomme une vision de rêve fiévreux d’un soldat qui mène, interné dans un camp de prisonniers deguerre,dansune«baraquedemort»etenpleineépidémiede fièvre typhoïde,sa luttedevieetdemort.C’estuncridel’humanitédésespéréeàquilaréalitédelaguerredévoilalefonddésastreuxdelacivilisationhumained’à-présent.C’estunevision fantasmagoriquedes tendancesetperspectivesd’unesociétédanslaquellel’évolutiontechniqueestdevenueunautomatismedestructeur,ennemidel’homme.C’estl’imaged’unesociétéquiestcapabled’ouvriràl’hommel’accèsauxrégionslespluséloignéesdel’univers,maisquineveutpaspermettreauxhommesd’êtrehommes,devivreenaccordavecleursdésirsnaturels.

Demêmequ’aucommencementduXVIIesiècleJanAmosKomensky,danscettepremièreœuvredegéniede la littérature tchèquequ’est«Le labyrinthedumonde»,visitaitavec sonPèlerin tous lesétatsdelasociétéetprenaitlepoulsdesonépoquetragique,enacceptantcommemesurelessimplesimpératifs de la raison et du cœur humains, demême ici, on passe avec le héros principal de ceshallucinations,avecBrok,le«détective»–celuiquidétecte–par toutes lescouchesde lasociétécontemporaine.Brokquis’estproposédedémasquer lesecretdecette«maisonauxmilleétages»,symboledumonderesponsabledelaguerre,delasouffranceetdumalheurdecentainesdemillionsd’hommes,vit,enrecherchant l’inaccessibleetanonymedictateurdecettemaison fantasmagorique,Muller,etenaffrontantl’immenseappareild’oppressiondeceMuller,lesaventureslesplusbizarres.Ilsetrouvepourtantenfacedeformestoujoursnouvellesdumalinfernal,cachéderrièrelemasquebeau mais mensonger de la civilisation. Dans ce monde, rien n’est naturel, vrai, normal, tout estdevenuobjetdemarchandagecynique, voiremoyend’oppression.L’aliénationabsoluede soi-mêmeest le sortnon seulementdeceuxqui viventauxétages supérieurscommeesclaves,maismêmedesclasses privilégiées des étages inférieurs qui, au nom de Muller Omniprésent, Omniscient etOmnipotent,gouvernenttouslesautres.Laseulechosequiesthumaineetvraiedanscemonde,c’est

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la révolte des habitants des étages supérieurs contre ce monde. Ce sont d’ailleurs les seuls alliésvéritables de la révolte de Brok, les seuls aides de sa recherche du gouverneur inconnu de celabyrintheimpénétrable.

LesaventuresdeBrokrendentbienl’optiqueparticulièredenosrêvesquireproduisentlaréalitéselon leur propre logique associative, et où certaines situations reviennent avec une insistancetorturante,oùlesrapportsd’espaceetdetempssontétrangementcoupésetdéformés,commedansunmiroirinfléchi,oùleschoseschangentdeformedevantnosyeuxmêmes:uneboursedevientéglise,lasalle d’attente d’une société d’aviation interplanétaire se change en station de sélection, espaced’horreur folle,commesi l’auteuryanticipaitprophétiquement l’expériencedes futureschambresàgaz nazies. Toutes les fois que le héros se retrouve dans une situation sans issue, l’aventurefantasmagoriqueestcoupéeetnousretombonsenarrière,aupointdedépart,danscelieurappelantvaguement la situation réelle à l’intérieur d’une baraque abritant les malades typhiques. Et sanscesse,nousrepartonspourunnouveaucheminementrêvé, liéavec l’histoireantérieurenonpardeslienscausals,maisparlesassociationscaractéristiquesdurêve.

A cette optique de rêve correspond un système de chapitres à pointes bien accentuées, qui sesuccèdent rapidementainsique lesplanssuccessifsd’un filmpleindepéripéties surprenanteset sedéroulant à une vitesse vertigineuse. La solution finale est sans cesse reculée : bien des fois on al’impressionquelarencontredeBrokavecMulleresttouteproche.Maistoujoursdenouveau,Broktombe dans un piège inattendu. La confrontation finale des deux adversaires est d’autant plussurprenante que c’est l’apparence d’un vieillard ratatiné, caduc et grotesque qui se révèle êtrel’aspectvraietconcretdecettedivinitémystérieuse,omniscienteetomnipotente:unvieillardqu’onpourraittuerseulementenclaquantlaporteavecunpeudebrusquerie.

Al’intérieurdecescourtschapitresetdanslecadredeleurlogiquesingulière,toutal’airréel,d’une«réalité»plusqueparfaite.Pourquoipas?Lesrêvesdenosnuits,mêmequandnousyvivonslesaventureslesplusfantasmagoriques,nousdonnentl’impressiond’uneréalitéplusauthentiquequelaréalitéelle-même.L’auteurnecessederenforcercettesuggestiondel’authenticitépardestraitsdestylerappelant lereportagedocumentaire,par lareproductiondesaffiches-réclamesetdesslogans,desdiscoursradiodiffusésetc.Mêmelesscènesdontlecaractèrehallucinatoireestleplusaccentué,sontpleinesd’uneréalitéoppressante,effrayanteetinaccessible.

C’estpresquequaranteansaprès laparution tchèquede la«Maisonauxmilleétages»que celivreestentrelesmainsdulecteurfrançais.Maisilarriveencoreàtemps,suffisamment,pourqu’onretrouve dans son miroir fantastiquement déformé et hyperbolique, en dépit de cette distancetemporelle, quelques aspects inquiétants et tourmentants de la situation de l’homme contemporain.Suffisammentàtempsaussi,pourqueceromanretrouvesaplacedanslalittératuremondialeactuelle,oùilpeutêtrerangé,selonmaconvictionsincère,àcôtédesœuvreslesplusoriginales.

JiriHájek.

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Toutcommençaparunrêve

Unhommedansunescalier

Untapisrouge

Quisuis-je?

Cefutunrêveaffreux.Uncrânecreux,d’épaissesténèbreset,aumilieu,unepetitelumièrejaune.

Soussafaiblelueur,onjoueauxcartes,maislefroidesttelqu’iln’estpluspossiblededistinguerlescouleursquidisparaissentsousunecouchedegivre.Ensuite,unevasteplate-formesuspenduedansles airs. Etendus àmême son plancher, une rangée de corps serrés les uns contre les autres, touscouchéssurleflancgaucheetseréchauffantmutuellement,genouxroidesetventresengourdis.Quel’unbougeettoutelachaînedescorpssemeutavecluiet,commerépondantàunordre,lesmaillonsdéforméssedésunissent,lachaînes’amollit,lescorpsseretournentsurl’autreflanc.Et,denouveau,ils s’agglomèrent, les genoux fléchissent, les maillons derechef se rejoignent. Mais nul neréchaufferal’autre.Lescorpsseraidissentlentement,commeenfilésparlalongueaiguilledufroidquilesatranspercés…

Etsoudain,unemaindegéantsaisitlecrânegelé,lejetteaufeuet,aveclui,lavisioninfernale.Lecrâneéclate.Unedouleurterrible,insupportable.Etleréveil.

L’hommeémergeadesonrêveaccablant.Sonregardglissasurlasurfaceobliqueduplafond.Sapremièrepenséefut:«Oùsuis-je?»

Unescalier.Lapremièremarche,couverted’untapisrouge,étaitl’oreillerdesonrêve.Larampe,contrelemur,étaitfaited’unegrossecordelièreécarlate.Del’autrecôté,unefiledecônesdemarbrefuyaitdebiaisverslehaut.

«Oùsuis-je?»L’hommesursauta:«Enbasouenhaut?»«Enhaut!»Ses jambes lui permettaient de franchir trois ou quatre marches. Un palier désert entre deux

étages.Pointdefenêtres.Pointdeportes.Etdenouveaul’escaliercouvertdetapisrouge.Puisencoreun palier, aveugle, sourd, et rien qu’une lampe blanche au plafond. Le tapis rouge. Plus haut. Lacordelièreécarlate,teluninterminableserpent,flotteàsadroite;àsagauchemontentlescônes.

Cetteascensionaura-t-ellejamaisunefin?Oùsontlesportes?L’hommemontetoujours.Latêteluitourne,letapisetsacascadedepourpreluiincendientlecerveau.

Soudain,ils’arrête.«Peut-être…vaudrait-ilmieuxredescendre?Reculer?Non,ilesttroptard?Jesuisallétrophaut.Plushaut.Enavant!»

Encoreunétage.Etencoreun.Cen’estpluspossible.Encoreun.Ledernier?Unnouvelétage,monotone,etlalanguequetireletapisrouge.

Lecœur estprêt à se rompre, les jambes fléchissent. Impossibled’allerplushaut. «Où suis-jearrivé?Qui?…Moi?Quiest-ce,moi?Quisuis-je?»

Unepenséestupéfiante.Unesurprise.L’hommesaisitsatêteentresesmains.«Quisuis-je?»Maislecerveausetait…Demémoire?…Point!«Quelestmonnom?Quelestmonaspect?D’oùsuis-jesorti?…MonDieu!J’avaispourtantun

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nom!…Maislequel?…Lequel?»«Ah!Quelestempesmefontmalquandjemeposecesquestions!Letempsdes’ensouveniret

touts’expliquera,cetescalierdisparaîtradelui-même…Vraiment,qu’ai-jevécu?»Denouveauxétagessontfranchis,despalierssourdsetaveugles.Etchacund’euxporteunsoleil

auplafond:unesphèredeverrelaiteuxd’oùjaillitlalumière.

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Unemacabredécouverte

Desmains

Unvisage?

Cequiétaitécritdanslecarnet

Est-illedétective?

LaprincesseTamara

Pour la deuxième fois, l’homme interrompit son ascension hallucinée. « Mon Dieu ! Quelle

horreur ! »Dans un coin du palier, un petit amas d’ossements blanchis, désagrégés. Une colonnevertébralerampeparmieuxcommeunboutdetuyaud’arrosage.Dansl’anglegît lefragmentd’uncrâne. Et, sur le mur, au-dessus du triste monceau d’os, à la hauteur d’un homme agenouillé, unmonogramme:S.M.Et,au-dessous,cinqtraitshorizontaux.

« Que signifie ? Un inconnu est-il parvenu ici avant moi ? S.M. se traîna-t-il jusqu’ici pours’écrouler épuisé ?Et, en expirant à genoux, eut-il encore l’énergie de graver, de ses ongles, uneinscriptionsurson tombeau?Cinq traits?Erra-t-ildansces lieuxpendantcinq jours?Lamort lefrappa-t-elleàcinqheures?»Uneglacialehorreurenvahitl’homme.«Fuir!Horsd’ici!Maisoùaller ? Rien que deux chemins : descendre ou monter. Montons !… » Des escaliers. Encore desescaliers.Letapisrougetraverselecerveaucommeunetraînéedefeu.«Quandcelafinira-t-il?Oh,sijesavaisquijesuis!Malgrétouteladouleurquimebroielestempes,ilfaut,ilfautmesouvenir!Lamémoire?Qu’estdevenuelamémoire?Lessouvenirs?Insupportabledouleur.Quisuis-je?»

Etsoudain, lesmains.«Oui,cesontmesmains…Peut-êtremesouviendrai-jequandj’auraivumonvisage.»Desmainsblanches,avecdelongsdoigtsetunepaumemarbréederose.Lesmanchesd’unevesteetd’unechemisedesoieblanches,unpantalonblanc,dessouliersdetoileblanche…«Etlevisage?Commentmereconnaître?»

L’hommeposelesmainssursaface.Parcetattouchementqu’ilvoudraitleplussensible,iltentedereconnaîtresonvisage,saforme,sabeautéousalaideur,savieillesseousajeunesse…Lenez,labouche,lescheveux(sont-ilsnoirsouégalementblancs?).

Etd’ungestebrusque,samaingauche–entâtonnant–saisitunobjetdurdanslapocheintérieureduveston.Unpetitcarnet.Unemaininconnueaécritsurlespremièrespages:

1.TraverserMullertownetexplorertoussesétages.Pénétrerdanssesrégionsemmurées.2.«Cosmos»,Sociétéd’export-import,transportverslesastres.–N’est-cepasuneescroquerie?3. Le mystérieux métal solium dont on construit les avions

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interplanétaires.Qu’ya-t-ildevraidanstoutcela?4.QuiestOhisverMuller?Bienfaiteurdel’humanitéouvampire?Pourquoisecache-t-ilauxyeuxdumonde?5.Les inexplicables raptsde jolies femmes.LaprincesseTamara.Quesont-ellesdevenues?…

«Quoi?Serais-jeundétective?sedemandal’hommeavecétonnement.Seraient-cedesmissions

qui m’auraient été confiées ? Les principaux points du problème ? Mais grand Dieu, commentpourrais-jeagirsansmémoire?»

Il semet à feuilleter le carnet. «Tiens !Qu’est-ce ? »Trois petites coupures de journaux s’enéchappent.Lapremièreporteletextesuivant:

FUITEOUENLÈVEMENT?

Cettenuit,laprincesseTamaraetsonamieElaontdisparu.Onsupposequellesontétéenlevéeset

qu’unavionlesaamenéessurl’îled’Orgueiloùs’élèvelecélèbreMullertown.Iln’estcependantpasexcluquelles se soient enfuiespar leurspropresmoyens car, cesderniers temps, laprincesseavaitressenti, elle aussi, les premiers symptômes de la fièvre astrale. Tous ses bijoux, évalués à cinqmillions,ontégalementdisparu.

Ladeuxièmecoupurerelatececi:

Uncommandodedétectivesvientderentrer,sansrésultat,deMullertownD’aprèslesinformationsrecueilliesauprèsduSecrétariatduCosmos,laprincesseetsonamieont

pris l’avion pour l’étoile L 4 située dans la constellation du Cygne. Il n’est pas sans intérêt designaler que le voyage d’une personne pour cette étoile enchanteresse s’élève à 250mulldors, soit796000denoscouronnes.

Etenfin,unarticuletautextelapidaire:

LecélèbredétectivePierreBrokvientd’êtrechargéderechercherlaprincesseEtsurlesdernièrespagesducarnetnoirestgriffonnéeaucrayonlalisteci-après:1.AnnaMarton,premièredanseusedel’Opéranational,le24/III.

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2.EvaSarat,mannequin,adisparuàminuit,aucoursduBaldesArtistes,aprèsavoirétééluelaReineduBal,le7/IV.3.LunaKorio,filledubanquier,adisparudanslePalaisMoriaàVenise,le30/VII.4.SulaMaj,vedettedecinéma,enlevéedanssavilla,le8/IX.5. Dora O’Brien, la plus jolie femme de Paris, a disparu (et savoiture)auBoisdeBoulogne,le24/X.6.KajaBararda,sociétaireduThéâtreroyal,adisparuàlafindupremieractedel’opéra«Lafindumonde»,le3/XII.

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Lesecretdupremiermiroir

Lamaisonauxmilleétages

L’hommequiavaitperdulamémoire

Enfin,unepetiteportedemarbre

NouvelleallusionàMuller

Et voici que l’homme tira encore de la poche intérieure de son veston une lettre scellée à

l’adressesuivante:

APierreBrokIlétaitsurlepointderomprelecachetlorsqu’ilaperçutcetavertissementtapéenrougeaudosde

l’enveloppe:

Attention!Attention!Attention!Attention!Ne pas ouvrir !!!Cette lettre ne peut être décachetée que devant le premiermiroir!

« Qu’est-ce que cela veut dire ? Serais-je moi-même ce détective Pierre Brok ? Pourtant ma

mémoire est déserte et vide – tu te poses des questions, elle ne répond pas… Et si tu veux teconcentrer, tu réveilles une douleur atroce qui bat quelque part, au centre du cerveau, comme unulcère enflammé–.Peut-être trouverais-je une solution sous ce cachet. Peut-être recèle-t-il unmotmagiquequimerendralamémoire,lepassé,lessouvenirs,l’humanité,moi-même…Maisoùpuis-jetrouverunmiroir ici?Avantquecelan’arrive, je seraimortde fatigue,d’épuisement,de faimoud’unéclatementducœur!

Enattendant,ilnemeresteriend’autrequed’êtrecedétective.Ilestpossiblequ’autrefoisjelefusvraiment.Etsijeveuxêtreunhomme,ilmefautpourtantavoirunnom.Impossibledevivresurcetteterre sans avoir un nom. Le crâne résiste aux souvenirs comme un fou à la camisole de force.D’accord. Je serai ce Pierre Brok, détective, jusqu’au moment où je me souviendrai… Jerechercherailaprincesse.Etantsanspassé,jetrouveraipeut-êtrel’avenir.»

Maisvoiciencoreunepetitechoseaufondd’unepocheetqueBrokdécouvresoudain.Unefeuilledepapierpliéeenhuit.PierreBrokétouffauncridesurpriseetdejoie:LeplandeMullertown!Lamaison auxmille étages ! «Non, ce n’est pas unemaison ! C’est une ville immense sous un toitunique!Etmoi,jemeproposedereconnaîtrecelabyrinthe?JeveuxdécouvrirceMuller,maîtredecetteville,ettrouverlaprincessedansundecesmilleétages!Tâcheénorme!Jesuisl’hommesansmémoire.Oubien,est-ceprécisémentpourcelaquej’aiétéprivédupassépourmieuxpouvoirmeconsacreràmamission,sansréserveetcomplètement,enyemployanttoutesmesfacultés,chacunedemespensées.Maiscommentyparvenir?»…Lespochesnerévélèrentriendeplus.

PierreBrokpoursuivitsonascensionharassante.Ilmontait,montaitobstinément,sansrépit.Et,denouveau,lesétagessesuccédaient,sansfin,sansespoir.«Cecolossemonte-t-iljusqu’auciel?…»Et

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pointdefenêtres,etpointdeportesquiledélivreraientdutapisrougedeplusenplusinsupportable.Soudain,uneidéejaillitdanssonesprit.«Ets’ilyavaituneportesecrètedanslemur?»Iltenta

sachance,tâtonna,tapota,maislesblocslisses,solidementcimentés,luirépondaientparunsonfroidetdur.Ilbonditàl’étagesupérieuretauscultadenouveaulesblocs,lesunsaprèslesautres.Aprésent,ilprogressaitlentementetcomptaitlesétages.Biensûr,ilauraitdûlescompterdepuisledébut,dèssonréveil.Pourquoidiablenelesavait-ilpascomptés?Parcequ’ilnesavaitmêmepasqu’ilétaitundétectivechargédedéchiffrerlagrandeénigmedeMullertown.Avant,c’étaitl’ahurissement,c’étaitlafuiteéperdueducerveauendélire.Maismaintenant,maintenant,ils’agitderéfléchiràchaquepas.«Compterlesétages.Quelétaitleurnombre?30?50?Ceux-làsontperdus.Maisrecommençons.NousallonsmesurerMullertown,mêmeenpartantdumilieu.UN,deux,trois…»

EtlorsqueBrok,auvingt-septièmeétageenviron,palpaduboutdesdoigtslesmincesjointsentrelesblocs,ildécouvritsoudain,avecétonnement,uneminusculesaillieenargentquidépassaitàpeinedublocdemarbre.Ilappuyad’abordsurelle.Sansrésultat.Puis,illasaisitparlesonglesettiradetoutes ses forces. Et voilà !Unemince aiguille d’argent sortit dumarbre.A peine l’eut-il extraitecomplètementquelebloccéda.Unpassage,ouvertdansl’ombre,apparutdanslemur.PierreBroks’yfaufilasilencieusementetrefermalatrappesurlui.

Ilsetrouvaitdansunepetitegalerieobscureetbasse.Satêtetouchaitauplafondetdesmainsils’appuyaitauxmurs.Ilavançaitlentement.Maisaprèsquelquespas,ilaperçutdanslaprofondeurdel’obscurité,unfildelumièrequipendaitdanslesténèbres.Quandilyparvint,ildécouvritquec’étaitunemincefentedansunecloisondeboisquiterminaitlagalerie.Ilycollaunœiletlafentes’écarta,devenantunréduitsansfenêtre.Unetable,unecruche,unechaise,uneampouleélectrique,unlitsurlequelétaitassisunvieillarddontlesyeuxfixaientlalumière.

PierreBrokl’observalongtemps,enappuyantsonfrontcontrelaparoi.Maislevieillardrestaitimmobile.Etbrusquement, commeBrokappuyaitdavantage, la serrurecédaet la cloison s’ouvrit.C’était une porte sans poignée. Sans même s’en douter, le détective se trouva subitement dans lachambre.

Levieillardsedressad’unbond,commesaisid’horreur.Il tendit lesbrasenavantetpoussauncri.

—Pardonnez-moisijevousdérange,ditBrok,bonjour.—Commentes-tuvenuici?gémitlevieillard,etsonmentontremblait.—Parl’escalier,Dieumerci,jesuisparvenujusqu’àvous.—Parl’escalier?s’étonnalevieillard.Es-tuunhomme?—Sansdoute,nelevoyez-vouspas?—Jenepeuxpastevoir,répliqualevieillardd’unairsombreenposantleboutdesesdoigtssur

sespaupières.Jesuisaveugle.Cen’estqu’àcemomentqueBroks’aperçutque lespupillesd’unbleu trouble s’agitaientdans

leurcavitécommedesœufsdegrenouille.—Malheureux!s’exclama-t-iletdesamainilfrôlalajouedel’homme.Puis,sanstransition,il

demanda:QuiestM.Muller?Levieillards’affaissaetl’épouvantetransformadenouveausonvisage:—Notregénéreuxbienfaiteur,notrepèrenourricier,DieuetMaîtredelaterreetdesastres…etil

commençaàmarmonneruneconfuseetinintelligibleprière.—Pourquoies-tusonprisonnier?demandaBrok.— Doucement, doucement… chuchota l’aveugle, rempli d’effroi, en posant sa main sur sa

bouche,ILestomniscient,omniprésent,ILentendtout.—Nous verrons.Que crains-tu encore ?Lamort ?Qu’est-ce qui peut t’arriver de pire que la

mort?Sij’arriveauboutdemamission,aumoinstuseraslibrepourmourir!

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—Donne-moilamain,ditlevieillard.Etpuis,éclatantdehaineetderage:— Si tu en as le pouvoir, toi, fais que cettemauditemaison se transforme en poussière et en

cendre!PierreBrok,piquéparlacuriosité,insista:—Raconte!Raconte-moitout!Pourquelleraisoncegratte-cieldémentauxmilleétagesexiste?

Ques’ypasse-t-il?QuiestceMuller?—Commentsepeut-il,toi,quetunelesachespas?N’es-tupasomniscientcommeLUI,toiquies

venuparl’escalier,toiquenousattendions!Quies-tu?—Nemedemanderien!Neposepasdequestions!Moi-même,jenesaisrien,maisunechose

estclaire,c’estquej’aiunemissionetquejelaremplirai.Jeparleraiaumaîtredecettemaison,bienque je ne le connaisse pas encore. Je le chercherai sans répit. Dis-moi plutôt toi-même : Qui estMuller?

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QuiestMuller?

Lemétalpluslégerquel’air

L’hommeNo794

Dequoisenourrissent-ils?

Levieillardsecoualatête:—Jenesaispas…Personnenelesait.Personneneleconnaît.Personnen’avusonvraivisage.

Lesunsdisentquec’estun juifpourri, couvertdeguenillescrasseuses,avecdes favoris roux.Lesautresluiontvuunepetitetêterondeetchauvecolléepardeuxfanonsàunhideuxtasdechair.Unhommequiperdprogressivementl’apparencehumainesousunamasdegraisse,unsacbourréquinepeutpassedéplacer lui-mêmeetque l’ondoit transportercommeunechose.Lesdiplomateset lesbanquiers qu’il rencontre, connaissent, eux, un autreMuller, un aristocrate pâle de trente-cinq ansportantmonocleetdontlalèvreinférieures’abaisseetafficheundédainsansbornes,vieux,etvieuxdecentainesd’années.Etd’autresjurentencorequec’estunvieuxbonhommecourbéavecunvisagetellement ratatiné qu’on ne distingue plus bien ses traits. On dit aussi que ses petits yeux grisregardentlemondeàtraverssesridesavecl’innocenced’unenfantdansunepoussettedeprintemps.Maissasignatureestpartoutlamêmeetelleinspirel’horreurpartoutoùelleapparaît.Elleestfineetcomme tracée avec une aiguille ; elle est comme un éclair. Elle signifie la volonté, l’ordre, lejugementsansappel.CombiendefoisOhisverMullera-t-ilététué?Combiendeballesonttrouésoncrâne?Combiendefoisa-t-iléténoyé,empoisonné,lynchéparlesouvriersinsurgés?Etjamaiscen’étaitLui!Enfindecompteons’estaperçu,chaquefois,quec’étaitundesessecrétaires,unagentprovocateur,unsosie,unhommedepaillequitombaitàsaplace…

—Etlesolium,qu’est-cequec’est?demandaBrokquisesouvintsoudainduquatrièmepointdesesnotes.Samémoire,allégéedupassé,fonctionnaitàprésentàmerveille.Ils’étonnalui-mêmedelafacilitéaveclaquelleilsesouvenaitdechaquedétailapparudèssonréveil.Soncerveauétaitimbibédechaquemotducarnet.

—Lesoliumestunematièrequel’onadécouvertesurcetteîle,àdegrandesprofondeurssousdes gisements épuisés de charbon, comme une nouvelle couche de la croûte terrestre, jusqu’iciinconnue, et prochedu centre de la terre.C’est peut-être la dernière, avant d’atteindre le centre encombustion.C’estunélémentpluslégerquel’air.Libérédetoutesscoriesetdetoutesimpuretés,ils’élèveverslesoleilpourneplusjamaisredescendre.

»Nulneconnaît laquantitédesoliumqueMullerextraitdesesmines.Elleestplus importantesansdoutequecelleduferetducharbon.Sil’onconsacraitlesoliumaubonheurdel’humanité,lemonde pourrait être reconstruit, l’homme serait transformé, une autre vie pourrait s’instaurer surnotreplanète.

»MaisMullergardejalousementsesmines.Illesafaitboucherensurface,negardantqu’unseulaccès aboutissant dans les couloirs deMullertownmême.C’est pourquoi lemonde ne sait rien decette folle abondance du solium. Et Muller, avec des mines de bienfaiteur, le vend en parcellesminusculesàdesprix inouïs.Unepetitemiettedesolium,désespérémentpetitecommeungraindepoussièredansunrayondesoleil,estvendueauxuniversitésetauxricheshôpitauxcontredesunitésd’orsuiviesparonnesaitcombiendezéros.Iln’estpourtantpaséconomelui-même.Iltransforme

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cettematièreindustriellementetenproduitsonbétonquiestplusdurquel’acieretquin’estpaspluslourdquel’air.Decettematière,ilaconstruitsonpalaisauxmilleétages,sonorgueil,sontriomphe,savictoire.Desonsommet,ilregardelemondeetsonorgueilestplushautquemilleétages.

»Mullertownn’aniportes,ni fenêtres. Il estdifficiled’ypénétreretplusdifficileencored’ensortir. Il n’y a pas, en principe, de communication avec lemonde, quoiqu’il en fasse partie.AinsiMullergardesonvilsecret…

Levieillards’interrompit.—Dis-moi,quies-tu?insistaBrok,pourquoies-tusonprisonnier?Est-cequetun’espasassez

emprisonnépartacécité?Commentt’appelles-tu?Levieillardouvritlesmains.Surchaquepaumeonpouvaitvoirlen°794marquéauferrouge.—Jen’aipasd’autrenomsinoncenuméro…J’aifaitpartieduhuitièmegrouped’ouvriersqui

ont achevé 800 étages deMullertown.Tous ceux qui ont construit cettemaudite tour sont devenusaveuglesaprèscinqans.Lesolium,contenudans lebéton,rayonneausoleiletdétruit lesyeuxdeshommes.Toutenotrecoloniedecentétagésesthabitéepardesaveugles.Cesontd’anciensmaçonsetcontremaîtresdeMullertown.

—Etdequoivousnourrit-onici?Le vieillard montra la table du doigt. A côté de la cruche traînait un petit cube emballé de

cellophane portant la marque OKKA. Il n’était pas plus grand qu’un morceau de sucre. Brok ledéballaetgoûtaduboutdelalangue.Cendres,bois,pierre…Iln’avaitaucunesaveur.

—Cepetitcubereprésentenostroisrepasdujour.Ilcontientlesmatièresnutritivesquisuffisentaucorpshumainpendantunjourentier,etencorequelquechosequeMulleryajoutepourannihilernotrevirilité.

» Il veut détruire dans la personne humaine cette sèvemerveilleuse qui enflamme les yeux del’hommedevantlafemmeetceuxdelafemmedevantl’homme,etquifaitducorpshumain,avectousses volumes et ses courbes une île de béatitudeoù s’enivre le rêveduparadis perdu.Nous autres,nousnesavonspascequec’estquel’amour,c’estpourquoinosjournéessonttellementlonguesetnous n’avons pas d’avenir, sauf la mort. Nous n’avons ni envies, ni faim, ni désirs, ni rêves, àl’exceptiondeceluiquinoustourmentesanscesseetquemêmeledieuMullernepeutnousarracher,c’est l’envie demourir. Chacun de nos réveils signifie pour nous l’horreur et toute la journée serésumeàunseuldésir:celuid’avoirunlit,d’ydormir,d’ymourir.Noussommesdesmilliersetdesmilliers qui voudrionsmourir au bout d’une nuit paisible, sans rêve, une nuit qui n’aurait plus delendemain…

—Etvousnepouvezpassortird’ici?—Oùirions-nous?demandalevieillard.Partoutrègnel’obscurité.Etmêmesijepouvais,jene

m’enfuiraispas.Lafaim,lamortnousguettentdansl’escalier…—Etoùmènecetteporte?poursuivitBrokquiexaminaitminutieusementleréduit.—Surlecouloir.Aubout,ilyaunecagedefer.Par-là,onpeutarriveraucinquièmequartier.—Qu’ya-t-illà-bas?

Page 17: La maison aux mille étages

LesaventuriersdeWest-Wester

Gédonie,métropoledesbéatitudes

Commentonyfabriquelesplaisirs

—West-Wester.Làontaffluélesaventuriersdumondeentier.Marchands,vendeursetrevendeurs

detoutetden’importequoi,devieuxchiffons,debougiesetd’âmeshumaines,devertusetdesang,detapisetdedieux,depoudresetd’innocence;tousysontvenusdansl’espoirdetrouverlebonheur.Agents,flics,fainéants,voleurs,tricheurs,provocateurs,briseursdegrèves,traîtres,fous,assassins,touteunearméed’étrangesindividusyviennentoffrirleursservices.Leurfortuneetleurimportancesemesureà l’étage ;plus il estbas,plusgrandeest leurprospérité.Plushaut tudoismonter,plusdifficileestl’existence.Personnen’estsatisfaitdesonétage.Suivantl’évolutiondesesoccupations,cette populace s’infiltre soit vers le bas, soit vers le haut,mais uniquement dans la limite des centétages qui lui ont été assignés. C’est çaWest-Wester. Là, une fois par semaine, il est possible dedépenser enboissons ledemi-mulldordepensionquinous a été accordéepar legénéreuxMuller.Oh!ilestbiendifficile,mêmepourunhommequiapuconserversesyeux,desedébrouillerdanscesparages,etencoremoinspourunaveugle.Toujoursilnousdupe…

Brokrevitleplandelavilleenpensée.Etdecetteautrecitéquereprésentelacinquièmecentained’étages. Il lui vint à l’idéeque là, parmi ces aventuriers, il pourrait trouverunboncamaradequil’aiderait à approcher Muller. Pourtant, ce qui l’intéressait encore davantage, c’était la partieinférieureduplan,marquéeparlemotGédonie.Ilinterrogealevieillardquipoursuivitsonrécit:

—Gédonieestunevilledecristalsituéeàladeuxièmecentained’étagesdeMullertown.C’estàceniveauqueMullerhabiteentourédesasuited’agents,d’envoyés,dediplomates,definanciersetdegénéraux.Ilyexistedessallesetdesrepairesoùilestpossible,dit-on,d’atteindre,mêmesurterre,àlabéatitude éternelle.Ces régionsbienheureuses sont adroitement emmurées et ne sont accessiblesqu’àlapetiteminoritédesesfavorisetdesescourtisans.

»C’est là que sont fabriquées les extases du corps et de l’esprit par desmoyens chimiques etmécaniques.Onycultiveuneinfinitédemanièresd’exaspérer,jusqu’àlamort,etlecorpsetl’âme.Les cinq sens de l’homme n’ont plus suffi à supporter toutes les excitations et, grâce aux plaisirsnouvellement inventés, on a soi-disant découvert cinq nouveaux sens. Les extases du corps sontprovoquéespartoutessortesdebaumesetdethériaques,depilulesetd’onguents,pardesmassagescompliqués, des injections et des opérations au cours desquelles on extrait du corps des parcellesd’organes et de glandes, on ligature des veines, on raccourcit des nerfs…Une sorte de nouveauplaisir aurait été découvert dans l’éternuement qui, après une certaine intervention chirurgicale,acquiertune intensitécatastrophiqueet se termineparunemortétonnante.Lesdoucheset lesbainsexcitants provoquent, sur tout le corps, d’exquises démangeaisons. Il y a aussi la pratique dubâillement et duchatouillementportée àde telles cimesqu’il n’estpluspossible à l’hommede lessupporter…Et lorsque tous cesmoyens d’excitation sont arrivés à leur comble, lorsque les corpss’écroulent, ayant épuisé leur dernière résistance, alors toutes les lampes s’éteignent et débute lapériodedurepos.

»Mullerdécidelui-mêmedujouretdelanuitàGédonie,carlesoleilnerègnepasàMullertown.»L’architecte qui a conçu et réalisé ces repaires célestes, abrités par desmurs innocents, a été

emmuré,surl’ordredeMullerdansl’unedesnichesd’uneétrangesalle.Mullerseulpossèdeleplan

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desonvastedomaine. Ilest seulàconnaîtreaussi tous lessecretsdespassagesetdesgaleries,desportesinvisiblesquis’ouvrentsouslacommandedemécanismescompliquésetquiconduisentaussibiendanslesthéâtres,lespalaisetleséglisesquedansleschambresàcoucher.Uneétoileauplafondfaisantofficedelustre,l’effigiedeNotre-Seigneursurl’auteldutemple,unelamedeparquetd’unechambre à coucher, tels sont les célestes portillonsdudieuMuller.Grâce à eux il peut écouter, seglisser,surprendre,apparaîtreaumomentopportunetdisparaîtreensuitesanslaisserdetrace.

—Etcequisetrouveau-dessusdenous?demandaBrok(sursonplan,cesétagesétaientmarquésdepointsd’interrogation).

—Deshôpitauxetdeshospicesoùl’onvamourir…—Etplushaut?—Desasilesd’aliénés,desprisons,desoubliettes,deschambresdetortures…—Etplushautencore?—Desfourscrématoires…—Ettoutenhaut?—Onditquel’onconstruit…Onconstruitsanscesse.Unétages’ajouteàl’autre,sansrépit,sans

fin.Lavilles’élèvechaquejourplushautdansleciel.Carilfauttoujoursdenouvellesetdenouvellessalles. Ainsi Mullertown nous repousse lentement vers le haut, comme un gigantesque piston. Al’époquedesdéménagements,Mullertownressembleàunefourmilièreeneffervescence.Cesontdesjoursdeviolenceetd’horreur.L’appareiladministratif situédans lescinquanteétagesau-dessusdeGédonie,neparvientpasàmaîtriserlapaniquequis’emparedetousleshabitantsdelaMaison…

Page 19: La maison aux mille étages

Unjeunevieillard

CequelemiroirditàBrok

aufondducouloir

L’étatde“dispersion”

Broksaisitlamainduvieillard.Etsoudain,ilsesouvintdesonenveloppe.—N’ya-t-ilpas,parhasard,unmiroirici?Levieillardsecouatristementlatête.—Unaveuglea-t-ilbesoindemiroir?Voilàdixansquejevisdanslesténèbres.—Quelâgeas-tu,grand-père?—Trente-trois…Brok, avec étonnement, scruta le visage de son interlocuteur. Ce n’était pas trente-trois, mais

quatre-vingtsannéesdemisèreetdedésespoirquiavaientburinélesridesdesaface.—C’estl’aspectordinairedetousceuxquisenourrissentdescubesd’OhisverMuller.Unéclairjaillitalorsdansl’espritdeBroketsedécidantsubitement:—Celamesuffit.Jecroisdéjàavoirtrouvélemoyenderencontrerfaceàfacevotresoi-disant

dieu!Levieillardessuyaunelarme:—Tuesfortpuisquetuesparvenuiciparl’escalier.Depuisdixans,j’attendaisques’ouvrecette

porte. Car c’est uniquement par ce moyen que peut venir celui qui est plus puissant que Muller.Monsieur,faitesdemoietdemesfrèresdenouveauxhommes.Donnez-nousdesnomsaulieudenosmatricules,desalimentsplutôtquedescubes.Donnez-nousl’amour,ledésiretlesrêves.Faites-noussortirdecetteprisonetdonnezlesoleilàtousceuxquicroyaientl’avoirperduàjamais.

—Jetelepromets,ditBrok.Leursmainss’étreignirent.Etàl’instantBroksentittoutlepoidsdesa tâche.Etait-il vraimentpossiblede semesurer avecMuller ?Commentpénétrerdans les étagesinterditssansêtreimmédiatementdécouvertettrahi?

Etdenouveaul’idéeluirevint:l’enveloppe!Oui,dansl’enveloppesetrouvecettepuissancedontil devine l’existence, elle se révélera dès qu’il se trouvera devant lemiroir.Oùpuis-je trouver unmiroir ? demanda-t-il de nouveau, aumoment où ils s’engageaient dans un couloir auxmultiplesportes.

—Aubout du couloir – dit le vieillard–nous trouveronsune cagede fer.C’est un ascenseurrapideparlequelvousdescendrezauquartierWest-Wester.Derrièrecettecage,ilyauneniche.Là,surlemur,estaccrochéeunesurfacebiseautée,froideetlissecommeunserpent.J’ignoresic’estunmiroir.Maisquandjemetrouvedevantelle, j’ai l’impressionquemacécitémeregarde.Jenesaispas..Peut-êtren’est-cequeduverre.

Ils s’approchaient de l’ascenseur. Brok tremblait d’impatience. Ils firent le tour de la cage. Etderrièreelle,eneffet,sousunepetitelampetriste,scintillaitlagrandesurfacelimpided’unmiroir.

Brokdevançalevieillardetbonditverslemur,l’enveloppeàlamain.Uncridesurpriseluiéchappa.Ilsursauta.Ils’agitait,faisaitforcegestes,maisenvain,lemiroir

nelevoyaitpas,lemiroirl’ignorait.Lemiroirétaitvide!

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Lemurderrièreluis’yreflétaitfidèlement,maisl’hommequisedressaitentreluietlemiroirnes’y voyait pas. Que diable signifie ce miroir qui refuse l’image de l’homme ? Et soudain Brokdistingua dans sa profondeur le vieillard qui s’approchait en clopinant. Chose étrange, soncompagnonyapparaissaitdeplusenplusnettementetmaintenantqu’ilenétaitprochechacunedesesridess’ydessinaitavecprécision.

UneidéesauvageéclatadanslecerveaudePierreBrok.Ilbrisaprécipitammentlecachetrouge,ouvritl’enveloppeetensortitunedemi-feuilledepapierblancqu’ildépliaetylut:

De par ma propre volonté et à mes risques et périls, j’ai prêté mon corps à

maîtreOscarErilpouruneexpérienceditededispersion(asprid),afinqueje

puisse par ce moyen et sous cette forme (c’est-à-dire en état d’invisibilité)

pénétrerdanstouteslesrégionsdeMullertown,découvrirsessecretsdélictueux

et,silessuppositionsgravesseprécisent,exécutersurplacelenomméOhisver

Muller.

Pour remplir cette mission, j’ai obtenu les pleins pouvoirs de la cession

secrèteducongrèsdesE.U.M.(Etats-UnisduMonde)quis’esttenuesurl’îlede

la Dernière Espérance. Je fais le serment que j’accomplis cette tâche d’une

façon absolument désintéressée, sans craindre les conséquences éventuelles sur

lesquellesona,aupréalable,attirémonattention,etpénétrédudésirardent

dedécouvrirlavéritéetderendrelajusticepourlesalutdel’humanité.

Signédemapropremain:

PierreBrok

Etenpost-scriptum,uneautremainavaitajouté:

Le soussigné certifie que l’état de dispersion (asprid) cessera dans un délai detrentejours.

OscarEril.Brokserenditcompteenfindesonimmensepuissance.Danssonpremieraccèsdejoie,ilpritle

vieillardparlatailleetl’entraînadansunecourtedanseeffrénée.Quandlecalmefutrevenu,levieillards’approchadumiroiretyposaledoigt,et,saisidepeur,

recula:—Oh,quecemiroirestfroid,ilmefaitpeur!Ilrépondmêmeàunaveugle.Lemiroir,lui,ne

deviendrajamaisaveugle.—Mais, grand-père, criaBrok, vous ne pourriez pasme voir, quandmême auriez-vousmille

yeux!Personnenemeverra…Brokneserassasiaitpasdesoninvisibilité.Ilfaisaitdesbondsdevantlemiroir,illuidonnaitdes

coupsdepoing,illuisoufflaitsonhaleine,etlecaressait.Envain.Lemiroirselassait-ildecapteretde refléter levisagede l’homme?Non, il résistaituniquementpour luiet refusait simplementsonimage.MaiscelanefâchaitaucunementBrok.«Commejesuisfortetpuissant!Commeundieu!Jepuis tout faire. Je ferai des miracles auxquels Jésus-Christ, lui-même, n’avait jamais songé. Jestupéfieraiceuxquiviventdanscettedemeureensorceléedontlacimetoucheauciel.AprésentdéjàMullertownm’appartient!»

Ilquittasubitementleprécocevieillardets’engageadanslacage.Apeinelagrilledeferfut-elletombée derrière lui, qu’il ressentit une brusque secousse. La descente commença et il lui semblasoudainqu’iltombaitdansunprécipice.Ilfermalesyeux.Sachutevertigineuseluidonnaitlanausée.Soncerveausebrouilla,sefigea.PierreBrokperditconnaissance…

Page 21: La maison aux mille étages

Denouveaulerêve

etlapetitelampejaune

Lesfenêtresetlesgens

Uncabaretauboutdumonde

Levendeurderêves

Choseétrange,danslachute,sonrêveaccablantetdélirantseréveilla.Unepetitelampejaune,au

creuxd’unetêtedemort,clignoteenagitantsaflammeinquiète.Ellen’éclaireriensaufelle-mêmeetunhalodepoussièrequi l’entoure.Broka l’impressionqu’ilse trouvedansunemasurehumideetglacée, tout recroquevillé, la tête entre les genoux. Il écarte les bords d’un capuchon gris qui luicouvrelatête.Sesyeuxs’accoutumentlentement.Commeàtraversunvoile,ilaperçoitvaguementlespoutresfenduesquisecroisentau-dessusdesatêteetfuientdansdesdirectionsincompréhensibles.Etsur la plate-forme suspendue dans le vide, il aperçoit une rangée de corps, couchés sur le flancgauchequiseréchauffentl’unl’autre.Maisluin’estplusunmaillondecettechaîne;ilestcouchéenfaced’eux,sousunepetitefenêtredontlecarreaufêléestcouvertdegivre.Ilafroid.C’estpourquoiilrabatdenouveaulecapuchonsursatête,ilsetassedenouveauets’enveloppedel’obscuritéquiestpeut-êtrelanuit,etpeut-êtrelejour.

PierreBrok se réveilla.Une secousse violente lui fit ouvrir les yeux et le cauchemar disparutaussitôt.Combiendetempsavait-ildormi?Ilselevaetsesouvintimmédiatementdesévénementsdelaveille. Il agrippanerveusement lagrillede fer, commes’il voulait opposer cettedure réalité aucauchemar terrifiantau-dessusduquel tremblait,dans lecrânegrimaçant, lapetite flamme jaune. Ilaspiraitintensémentauxchosesfutures.Etonné,ilsesouvintdesoninvisibilitéetsortitdelacage.

Iltraversalepalier,franchitquelquesmarches,ouvritunportillondeferetsetrouvadanslarue.Deux rangées de maisons, des enseignes, des trottoirs. Une seule chose manque à ce paysage

habituel,unechosequepersonneneregardejamais:leciel.Asaplace,unevoûtecouléedansunseulblocdeverre.Etsouscettevoûte,uneimmensesphèreblanchebrûle,insupportablecommelesoleillui-même.

Des fenêtres et des gens. Des rangées interminables de fenêtres et des gens. Des fenêtressilencieuses et criardes, effarées et éplorées, mystérieuses et bâillant d’ennui. Des fenêtres, desfenêtres et encore des fenêtres. Les unes font des signes, d’autres attirent, d’autres rient, d’autrespleurent. Et sous elles, la foule, la foule multicolore, écumante et grouillante ; toutes les raceshumaines s’ymêlant dans unmouvement inlassable. Les couleurs des vêtements, des visages, desyeux et des cheveux se confondent, les voix sortent des bouches comme de milliers de tuyauxd’orguesquijailliraientd’uneégliseenfeu.

Etcommelecieletlesoleilau-dessusd’euxsontartificiels,ilsembleàBrokquetouscesgensquis’agitentetquicrientontquelquechosedefaux,demonstrueuxetdesurnaturel.Certainshommessont imberbes, d’autres ont des barbes, des barbes de toutes les formes imaginables, mais Broks’aperçoitquenombred’ellessontfausses.Lesunss’amusentavecostentation-etleursriressonnentfaux.Lesautresfuientonnesaitoùetl’angoisseselitsurleurvisage.Là,ceChinoisseglissesouslesfenêtresenfilantquelqu’un.Ici,grimacelevisaged’uncriminel,unœil,couvertd’uncarrénoir.Le claquement d’une arme à feu éclate quelque part derrière une porte, mais personne n’y fait

Page 22: La maison aux mille étages

attention.Unmatelotivre–maillotnoiretjaune–levisagemarquéparlapetitevérole,titubeethurleunechansonobscène.Troismalabars,lecorpsnujusqu’àlaceinture,levisagecouvertd’unmasquenoir,unpoignardàlaceinture,s’avancentinsolemmentaumilieudelarue.Toutlemondes’effacedevanteux.Làencoreune filed’hommes la têtecouverted’unecagouleviolette.Les fenêtresd’undancingrientdeleursfeuxjaunes.Li–la–lo–lou,s’exclameuneJaponaisedontlalourdecoiffures’orned’une longue épingleornéed’un cœurnoir percéd’unpoignard.Ellemarche aubrasd’unapachequifaitdescrocs-en-jambeauxvieillardsaveuglesqu’ilcroiseetquis’esclaffedetoutessesdents peintes en rouge. Maintenant il donne un coup de pied à un cul-de-jatte qui lui demandaitl’aumôneetquitombesurlagrilled’unégout.

Uneenseignenoirecrie:

VentedediamantsetdecharbonUncamelotrâle:

Lecube“OVA”estleMEILLEUR!Unpavillonnoiretvert:

CABARET

AUBOUTDUMONDEUnepetitefenêtres’ouvre:DésespérésAchetezKOKA

LesjoursgrisnouslespeignonsenroseLelâchedeviendraunhérosLevaincuseravainqueur!

Des femmes fardées sur fond de teint mauve. L’éclair blanc des dents, les carreaux noirs des

fenêtres,desgrelots;aucoindelarue,souslagouttesanglanted’uneampouleélectrique,unefemmeameutelespassantsd’unevoixrauqueetlaisseentendre,pardesgestesindécentsqu’elleestàlafoisvendeuse,boutiqueetmarchandise:

Hâtez-vous,vouslesvieuxetvouslesjeunes!Avantdevouséloigner,regardezmonvisage.

Page 23: La maison aux mille étages

Admirezmescheveux,appréciezlacouleurdemesyeux!Tâtezlafermetédemesseins.C’estgratuit.Touchezmesmollets,ilssontdurscommedesrailssurlesquelsseruelapassion.Jebrûle,jebrûlePourhuitargentes,jevousferaimourirdansLesflammesdemonamour!En face d’elle, un camelot à la double barbiche rousse se tient derrière un guéridon boiteux

couvertdepetitesboîtes.Auxquelquesbadaudsquil’entourentilcrie:

Achetezdesrêves.Laqualitédemamarchandiseestgarantie.Ilsvoustiendrontcompagnietoutelanuit.

Lesrêvesd’or.Pourunenuitvousdeviendrezmillionnaire.

Achetezmon«Rêvedor».Protégéparlaloi.

Uncachetd’AGAavantd’allervouscoucher

vousassureunenuitd’amouravecbaisersetétreintes.Lisezlemoded’emploi.

Maspécialité:Lesrêvesroses.

L’essayerc’estl’adopter.Garantiinoffensif.

Voulez-vousvoyagerauxconfinsdesmersduSud,

voirdespalmiers,descaravanes,dessauvages,destigresetdessinges?

AchetezlapoudreEXOTICA

Vouspartirezenavionverslesoleilsivousvousendormezsurledosavecunepastille

ARO

Page 24: La maison aux mille étages

surlalangue.

Voulez-vousassister,lanuit,àunouragan?

EssayezunepiluleORAetvouslevivrezentoutequiétudedansvotrelit.

Avez-vouspeurdevoyagerverslesastres?

Vosmoyensnevouslepermettentpas?Lesrêvesastrauxremplacerontpourvouscetteaventure.

Achetezmon

“Rêvastral”pourcinqargentes.

Attention!Marquedéposée.D’immenses panneaux, des enseignes au néon mobiles, multipliés à l’infini à rendre fou, des

réclamessurlesdrapeaux,surlesmurs,surlesvitrines,surlesportes,surledosdesgensetmêmesur les visages. Des deux côtés, ces papiers criards, ces couleurs, ce verre et ces bouchesremplissaient les yeux et les oreilles deBrok.Depuis longtemps déjà, il allait droit devant lui ; ils’amusaitdevoir lespassantssecognerà luietrebondir,et leurvisagesedéformerdesurpriseetd’effroi.Ilavançaitensuivantlalonguecourbedelarue.

Ilréalisaenfinqu’ilmarchaitenrondetsetrouvasubitementaumêmeendroitd’oùilétaitsorti.Et c’est alors qu’il s’aperçut que sur ce boulevard de ceinture débouchaient des ruelles étroites ettortueusesdans lesquelles la foules’écoulaitgoutteàgoutte.Lesmursen tôlesdesmaisonsétaientrouillés par l’humidité, les fenêtres étaient armées de grillages convexes comme des muselières.Certainesruellesétaientsiétroitesqu’enécartantlesbrasonpouvaittoucherdesmainslesfaçades.Etilyenavaitd’autresaussiplusétroitesencore,commedesdéfilés,oùlesmursdeferdesmaisonssetouchaientpresqueparendroits,obligeantlespassantsàmarcherdeprofilenrentrantleurventreetenretenantleursouffle.

Page 25: La maison aux mille étages

LesmagasinsdanslaruelleduTigre

L’hôtel“Eldorado”

Réuniond’unesociétéchoisie

UnerévolutionàMullertown

PierreBroks’engageadansunedecesruelleslatérales.Lesdallesenverrefaisantofficedepavés

étaient couvertes d’une croûte d’ordures. Certaines étaient fêlées ou brisées et des lumières s’yapercevaient.Brok,ensepenchant,distinguaàtraversl’uned’elles,lefourmillement,soussespieds,d’unefouleidentique,laphosphorescencedescouleursetd’autresvendeursquihurlaient.

Laruelledanslaquelleilmarchaitétait,elleaussi,pleined’inscriptionsétranges,maisbeaucoupplus confidentielles. Plus l’enseigne est modeste, plus remarquable est la boutique, plus sonpropriétaireestrecherché.Unecartedevisitesouilléecolléesurlaporte,unécriteauàlafenêtre,uneplaqueémailléepasplusgrandequ’unemain.Plusdecrisenl’occurrence,maisunchuchotementtrèsmystérieux:

Page 26: La maison aux mille étages

Derrièrelecarreaud’unefenêtre,uneplaquedetôle:

Page 27: La maison aux mille étages

Surunmurrouillé,cetteinscriptionàlacraie:

Unboutdeplanchettesurleboisduquelonpeutdéchiffrer:

Dans une étroite et obscure ruelle un fil est tendu d’une façade à l’autre, auquel se balance un

écriteau.Ilportel’imaged’unpoignardetl’inscription:

Unpeuplus loin,au-dessusd’uneporte,uneenseignedélabréeportantdes lettresmalhabileset

commeécritesparunivrognequiauraittrempésondoigtdanslaboue:

Page 28: La maison aux mille étages

Pierre Brok décida de visiter cet hôtel borgne. Pour se reposer un peu et pour satisfaire sa

curiosité.Ilvoulaitvoirdeprèssesoccupants.Ilentradansunpetitvestibuleobscur.Celasentaitlerat, le linge imprégnéde sueur, et encorequelque chosed’insupportable.Uneporte accédait àunevaste pièce décorée de peintures voyantes dans le style des boîtes de nuit.Auplafond s’étalait unevasquedeverredontBroknecompritpas,àpremièrevue,l’utilité.

Aumilieu de cette salle, des hommes étaient assis autour d’une grande table ronde.Mais pasquestion, en ce moment, d’examiner la société car, à son entrée quelqu’un prononça le mot de«révolution»quiimpressionneautantl’oreillequelesangbouleversel’œil.

—Révolution!criaunhommedontlabarbichenoireseterminaitcurieusementendeuxpointeseffilées.Lesesclavessesontinsurgésdansunquartierdesusines.L’insurrections’estétenduedéjààquatre-vingts étages. Elle a éclaté à la fabrique des cubes Oméga. Un certain Vitek de Vitkovitsèsurveillant des esclaves, a trahi notre grand Muller. Il a organisé secrètement la résistance et ilproclameàprésentqu’ilvadélivrernotremondedesesgriffes.

»Ilveutinstaurerlegouvernementdesesclavesettransférerl’aristocratiedeszonesinférieuresaux machines et dans les mines. Les cubes Oméga ont été rejoints par l’usine chimique (1 980hommes),parl’hôteldesmonnaies(260hommes),parlafonderie(400hommes),parl’usineàgaz(5 380 hommes), par les liqueurs (250 hommes). Ils ont déjà gagné laVille des Ténèbres. Ils ontentraîné la population en lui promettant l’instauration d’une république dans laquelle, disent-ils,même les aveugles seront représentés. Ils veulent en faire une terrible armée d’avant-garde quiavancera comme un mur. S’ils envahissent complètement la Ville des Ténèbres, nous pouvonscraindrequ’ilsouvrent lesprisonsquise trouventauxétagessupérieurs.Cequiestpisencore : ilsprogressent vers le bas en détruisant lesmachines et l’équipement.Aux étages 690 et 700, ils ontdévastélesbureauxetilsapprochentàl’heureactuelledel’étage680oùcommencentlesentrepôts.Ilssontdoncencoreà60étagesdesstocksdeprovisions.Biensûr,ilneleurestpasfaciledepercerles durs plafonds en béton de solium. Dieu soit loué ! les ascenseurs ne fonctionnent plus, lescentrales électriques, qui se trouvent dans la première zone, ont immédiatement coupé le courant.L’escalierprincipalestbloquépardesbarricades.Illeurfaudraplusdecinqmoispourypénétrer,carleurarmementestdesplusprimitifs.MaisnotregrandMullerneveutpassesouillerlesmainsdeleursang, bien qu’il puisse les exterminer par le gaz. Il espère régler cette affaire à l’amiable. C’estpourquoiilm’adéléguéauprèsdevousàWest-Westerafind’engagerquelquesspécialistes.Quelestson plan ? Le voici : nous devrons nous faufiler discrètement parmi les insurgés, saper leurrévolution,défaireleursrangsetavanttoutéliminersecrètementVitekdeVitkovitsèquiest,enfait,l’âmeet lecerveaudecetterévoltedepalais.Il l’atentédéjàenluioffrantdel’or,maisçan’apasréussi…

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Garpona

MaîtrePerker-poisons

LesérumKAWAI

LegazSIO

Desverresauxtempesd’unaveugle

—A-t-on pensé au poignard ? demanda un homme trapu que les autres appelaientGarpona. Il

avaitperdulesdeuxbrasetseservaitdesespiedsavecuneinconcevabledextérité.—Jel’aidéjàdit,legénéreuxMullerneveutpasd’effusiondesang.—Jepossèdequelquespoisonsefficaces…commençaàbredouillerunhommeaunezcramoisi,

démesurémentgrand,quipendaitcommeunegrappeaumilieudesonvisage.IlsemblaitàBrokquecetteprotubérancecroissaitetmûrissaitàvued’œil.

—J’aidesproduitsquiontdéjàmillefoisfaitleurspreuves.Jemechargemoi-mêmedelesluiadministrer,etjegarantislerésultat.Sivousvoulez,ilmourrad’uneapoplexie.UnegoutteUsuffit,ellefoudroierasoncerveau.Sivousledésirez,ilpeutmourirducancerenabsorbantunedosed’I.J’ai aussi des cigares 0. Un milligramme d’E dans un verre de lait… Je ne travaille qu’en gros.L’homme au gros nez fut interrompu par la basse profonde d’un aveugle. Ses paupières étaientcousues, ce qui donnait à son visage une expression de calme épouvantable.Mais sur ses tempesétaient fixésdeuxdésdemétaldans lesquelsétincelaientdes lentilleseffiléescommelesyeuxd’unoiseaudeproie.

— S’il fallait neutraliser cette révolution, je serais capable de le faire avec mon bacille…D’ailleurs,legrandMullermeconnaît.

—Letourdesesclavesviendraaprès,réponditl’agent,maisilfautd’abordéliminerVitek,pasletuer,comprenez-vous,ilfautqu’ilvive,sonâmeousoncerveaudoitêtreuniquementtouché.

—Sion lui injectait lesérumKAWAI, ildeviendrait fou…intervintunautreayantdeuxbossesdansledos.

— Si on lui fait aspirer le gaz SIO, il vieillira en une nuit, ajouta un vieillard rabougri ettremblant, sansunpoil sur la tête–et ilmourradans lapluscomplètedécrépitude.Cen’estqu’unjouet,unesimplepetiteballedecaoutchoucquipeuts’égarer…

—Lemeilleurpoignard,lemeilleurpoison,lemeilleursérum,lemeilleurgaz,cesontlesyeux,déclara avec précaution,mais avec insistance aussi, un visage jaune aux yeux ronds et noirs danslesquelsscintillaientdespetitscarréschauffésàblanc.

—Bon,dit l’agentet,sortantsoncarnet, jevais inscrirevosnoms.MaîtreGarpona:poignard.Maître Perker : poisons. Maître Schwarz : SIO.Maître Orsag : bacilles. Mac Doss : hypnotisme.SoudarTchoulkov :KAWAI.–Venezdemain avecvosmoyens au8, ruede l’Oranger, 274e étage.L’aéroliftvousconduiraausommetdeMullertownet,d’enhaut,vouspénétrerezfacilementaucœurmêmede la révolutionparmi lapègredans les rangsde laquellevousvous infiltrerez…LegrandMullervousrécompenserad’aprèslaréussitedevotreentreprise.

—NomdeDieu! jura l’assassinsansmainsquand l’agent futsorti,c’est lechômage. Ilnemeresteplusqu’àplantermonpoignarddanslefumier!Ilagitaitconstammentsesjambes,tantôtsous,tantôtau-dessusdelatable.Delaplantedesonpied,ilessuyalasueurdesonfront.Puis,ilfitclaquer

Page 30: La maison aux mille étages

sesorteils.—Tusenstroplesang,monvieux,grommelal’empoisonneur,quisemouchad’undoigtsurle

plancher.Maisimmédiatementaprèsilessuyasoigneusementsoninconcevablenezavecunmouchoirrougeendéclarant:

—Notretravailestpropre.Aumoins,onnes’ysouillepaslesmains.—Est-cequejemanieuniquementlepoignard?protestaletueur.Ajoutevingtmulldorsetjete

l’étranglerai,commeavecdesmainsdefiancée…Lapreuve…Souslatable,sespiedsquittèrentsespantoufleset,souslesyeuxdesesinterlocuteurs,ilécartaetfitjoueravecadressesesorteilsblancsetminces.

—Noussommesdeuxbricoleurs,monvieux,ditl’empoisonneur.LaparoleestàMaîtreOrsag,iciprésent,iladéjàrégalédesesbacillestouteunearméedemineurs…

L’aveugle ne daigna pas répondre. Mais les lentilles sur ses tempes étincelaient d’une façonsinistrequandilsetournaversl’hommeaugrosnez.

—QueditMaîtreSchwarz?insistacedernierendévisageantlevieuxdécrépitetchauve–as-tufabriquédéjàbeaucoupdevieillards?

—Jetravailleenbas,danslequartierfinancier–zézayaSchwarzàtraverssesgencivesédentées.—Jeviensd’installerunpetitappareilauhuitièmeétagedeladeuxièmezone,danslachambreà

coucher du jeune Gerel. C’est le fils du grand usurier, celui qui a vendu l’Alaska et les coloniesafricainesàMuller.Adria,sanièce,veuts’emparerdesonhéritage.Dansunesemaine,Gereljuniorseraplusvieuxque sonpère.SirMorou, leplusgrandactionnaireduCosmos,déclinede jour enjour.

—Serait-ceaussitonœuvre?s’enquitl’hommeaugrosnez.Onditqu’iladegrandssoucis.—Ilena.Sesactionsreviendrontàl’hommedontjenevousrévéleraipaslenom.Maisjepense

avoirfaitlemaximumpournotreBienfaiteur,notreSeigneur.—Jenesaispasceque tuappelles lemaximum,moncherSchwarz–s’exclamalebossuetse

tournantvers l’hommeauxyeuxardents–MacDoss,notredocteurèshypnotisme,estunnouveauvenu.Peut-êtren’a-t-ilpasencoreentendumonhistoire.Sansmoi,notrebonPèreetSeigneurseraitruinéaujourd’hui.

Page 31: La maison aux mille étages

Galio,seigneurdesétoiles

LepremiernaviredansleCosmos

LafaimplanétairedeMuller

Galioestdevenuungrandzéro

Tchoulkov,roide50000étoiles

Lebossulevadeuxdoigtsversleplafonnier:—Qu’IL daigne témoigner dema sincérité, s’IL consent à poser d’en haut son regard sur ses

humblesserviteurs.Jel’aidébarrassédesonplusgrandennemi,celuiquiluiauraitsucé,jusqu’àladernièregoutte,cettesèvemiraculeusequijaillitsoussonMullertownetquil’abreuve…Aujourd’huitoutlemondepeutlesavoir.C’étaitlevieuxGalio,vendeurd’étoiles.Sonfils,quihabiteaujourd’huitroisétagesentiersdanslatroisièmezone,n’estqu’unapprentiencomparaisondesonpère.GrâceàlabienveillancedeMuller,ilvenddesétoilessansvaleur,misesaurebut,desétoilesincandescentesoucouvertesdeneige,ouencoredescomètesquipassentetnereviennentplus.Personnen’enveut.Mauvaisarticles.Mais levieuxGalio,c’étaitungénie.IlavaitconstruitsurunîlotdePolynésieunobservatoireoù,avecungraindesolium,ilfaisaitdesmiracles.Lesindigènesenavaientfaitleurroietilavaitunifiéenvirondixatollssoussonsceptre.C’étaitjustementàl’époqueoùlegrandMullersillonnaitlesmersetachetaitlerestedumonde.IlestalléchezlevieuxGalio,danssonobservatoirequi était aussi sa résidence royale.Quand il lui a demandé cequ’il voulait pour ses îlots, le vieuxrenardluiamodestementrépondu:«Lecielnocturne».

» Il n’a pas même accepté une pépite. Le bon Muller a cru comprendre qu’il s’agissait d’uncaprice du vieil original, follement amoureux de ses noisettes célestes. C’était une affaire, autantdire:gratis.Lesétoilesn’appartenaientàpersonne,mêmepasàMuller,maispuisquelevieuxn’endémordaitpas,pourquoinepasconclurelemarché?Ilvoulaitêtredupé?Tantpispourlui!Ilsontrédigélecontrat.Mullerestdevenulemaîtredesdixîlotspolynésiens,etGalio,maîtredesétoiles.L’un avait un lièvre dans un sac, l’autre unmoineau dans les airs…Que dis-je, unmoineau ! desmilliards de moineaux qui, par les nuits claires, s’abattaient vers lui en une volée éternellementimmuable.

»Evidemment,Muller,àcetteépoque,nesedoutaitpasqu’onréussiraitàconstruiredesaéronefsensoliumquicroiseraientdans leCosmoscommeautantdemoustiques.Depuis longtempsdéjà, ilavaitoubliésoncontrat…Lapremièrehirondellefutlâchéeetcinqmoisaprèsellerevenaitchargéed’incalculables trésors ramassés sur neuf étoiles. La Compagnie « Cosmos » de transportsinterplanétairesfutcréée.Etfurentouvertesainsidenouvellesvoiesversd’inépuisablesressourcesoùd’immensesrichessesfurentextraites.

»C’estalorsquelevieuxGalioestarrivéavecsoncontrat.Etl’onfutbiencontraintd’admettrequetouteslesétoilesdécouvertespar«Cosmos»appartenaientdéjàauvieuxrenard.N’oublionspasquelecontratportaitlasignaturedeMuller.

»C’est seulement alorsquenotredieua réaliséque sesdix îlots lui avaient coûté terriblementcher…Galio était lemaître de tous les astres du ciel etMuller uniquement lemaître de celui surlequelilhabitait.Lestrésorsfabuleux,lesfruitsparadisiaques,lesnouvellespierresprécieuses,toutcelaétaitlapropriétéduvieuxGalio,envertudecemauditcontrat.

Page 32: La maison aux mille étages

»Alors,bongrémalgré,notregrandBienfaiteurs’estvucontraintderacheter,lesunesaprèslesautres,chaqueétoileàGalio.Sadignitéserefusaitàadmettrequ’uneétoilerécemmentdécouverteeûtunautremaîtrequeLui,qu’elleportemêmeunnomquinefutpasceluichoisiparLui.D’autrepart,ils’acharnaitàfairehonneuràsasignature.Ainsi,chaquefoisqu’unaéronefabordaitunenouvelleétoile,Mullerachetait.MaislesréservesdeGalioétaientinépuisables.Mullerpayait,payaittoujours.Les choses allèrent si loin que le tout-puissantmaître dumonde fut obligé de vendre sonmonde,morceauparmorceau,pourapaisersafaimplanétaire…Carlepluscurieuxdanstoutcela,c’estquelevieuxGaliorefusait–etc’étaitunprincipeinébranlable–lestrésorsprovenantdesautresastres,endépitdeleurextraordinairevaleuretdeleurrareté.Ilnereconnaissaitetn’acceptaituniquementquelesproduitsdenotrevieilleplanète.Etqu’enfaisait-il?vousmedemanderez.Ilacommencéàjeteraupeuplel’ordeMuller.Iladistribuéauxouvriersetauxpauvresdesvilles,lesîles,lesminesetlesentreprisesindustriellesconcédéesparMuller…Ilsl’appelaientleLibérateur!

»Oh,c’étaitunplanmagnifiquementimaginépourruinerMuller!Déjà,diffaméetappauvri,lemaîtredumondes’apprêtaitàquitternotreplanètepourémigrersurunedesesétoiles.

»EnfinMullerfutauborddelafaillite.IlallaitcéderMullertownàGalioquiseproposaitdelefaire sauter. C’est à cemoment précis que j’entrai dans la danse. J’avais commencé à soigner lesrhumatismes du vieux Galio. Un soir – je m’en souviens comme si c’était hier – ses douleursarticulairess’adoucissaientetilétaitd’humeurprintanière.Jeluiaidemandéalorscombiend’étoilesilavaitdéjàvenduesàMulleretcombienilluienrestait.

»—Autant que j’en avais audébut–me répondit-ilmystérieusement.Si je lui vendais chaquejour un million d’étoiles, Muller devrait vivre encore un million d’années pour qu’il en ait unmillionièmeseulement.»

»Cettenuit-là,quand levieuxGalio s’estendormi, je luiai injecté troisgouttesdeKAWAI. LelendemainmatinGalios’estréveilléensursaut:«Uncrayon!Unpapier!Quelleestexactementmafortune?»Ilaécritlechiffreneufqu’ilafaitsuivredezéros.Ilacouvertdixfeuillesdepapierdezérospendantlapremièrejournée.Depuislors,soncerveauestdevenuunemachineàfabriquerdeszéros.Toutessespenséessontdevenuesdeszéros…

»Trèsfacilementalors,jemesuisemparédumauditcontratetjesuisalléleremettreàMuller.GaliovitactuellementdanslamaisondefousN°970etfabriquedeszérosàlongueurdejournées.Ilestdevenului-mêmeungrandzéro.C’estainsiquej’aisauvéledieuMuller!Cederniern’aeudecessederéparerjusqu’icilesdommages,ilrassembleetrecollecequelevieuxGalioavaitdémoli.Ilavoulufairedemoil’empereurdeBradierra.J’airefusé.Ensuiteilm’aoffertdechoisirn’importequelempire,n’importequeltrône,dedevenirroi,chefmilitaireoudiplomate.Jeluiairéponduqueje ne voulais rien d’autre que de demeurer pour toujours àMullertown, dans Sa proximité, dansl’éclatd’unseulrayondeSagrâce.

»Alafin,ilm’aforcéàaccepter50000étoiles.Ilm’aproclaméleroidecesmondes.J’aivouludéjàyaller,voirmessujetsetmefairecouronnersuruneétoile.Evidemment,ilestimpossibledelefaire sur toutes. Si on devaitme couronner chaque jour dans chacun demes royaumes, je devraisvivreaumoins137ansencore!Etpuis,Mullerneveutpasmelaisserpartir,ilmesuppliederesterprèsdeluipourlecasoùilaurait,unjour,besoindemesservices…

Page 33: La maison aux mille étages

LacuriositédePierreBrok

etcequ’ilenestadvenu

Lenezdel’empoisonneur

Unebagarre

Lemanchotétaitleplusenragé

Le bossu se tut et son regard parcourut les visages. L’homme au gros nez claironna dans son

mouchoirécarlatelalongueettristemélodiedurhumevernal.Levisagedel’aveugleétaitfigéau-dessus de la table comme un bloc demarbre.Mais sur ses tempes, les deux lentilles luisaient deplaisir,unvéritableéclatderire;c’étaitdumoinsl’impressiondeBrok.Letueursansbrassemblaitnepasécouter. Ilagitaitconstammentses jambesavec l’agilitéd’unsinge, tantôtau-dessous, tantôtau-dessusdelatable.Desonpiedgauche,ilsaisitsonpoignardqu’illançaauplafondavecunetelleadressequel’armetournoyacommeunehéliceet,avantdelarattraperdesonpieddroit,ileutencoreletempsdevidersonverre.D’unedesespochesilsortitunetabatière,enfitcoulersursachevilleunpeudepoudreverte,reniflaettoutdisparutjusqu’auderniergrain.Iléternuasiviolemmentensuitequ’ilréveillalevieuxSchwarzquis’étaitendormientre-temps.

Alorsquecetépisodes’achevaitetquepudiquementchacunsetaisait,PierreBrokparla;Oh!iln’avait pas l’intention de se trahir mais… Il s’était penché vers l’oreille du bossu et voulait luidemanderunechosequ’ilbrûlaitdesavoir.Ilavaitposésaquestiondetellefaçonquel’autrepouvaitcroirequec’était l’undeses interlocuteursquiparlait. Il ressentaitavecgêne ledésavantaged’êtreinvisible, il était seul,horsducerclede leursconfidenceset réduitàécouterde longueset stérilesdiscussionsquiluiétaientd’uneutilitérelative.

Ilavaitchoisilebossu,carlesoreillesdesautresétaientcommedesnichesàchien,masquéespardes touffes de cheveux. C’est pourquoi il se pencha vers l’oreille, jusqu’à la toucher, et demandad’unevoixsanstimbre,assourdie,etcommeenpassant:

—EtcedivinOhisverMuller,commentpeut-onlereconnaître?Lebossu tressaillit ; simultanément ses petits yeux et ses oreilles s’ouvrirent jusqu’à l’extrême

limite,sonvisagesegonfladestupéfaction.Brokeutl’impressionqu’ils’élargissaitpouruninstantd’unmurà l’autre.Maisbiensûr,cen’étaitqu’une illusion.Lapointeblêmedesonvisageétaitdenouveau fichée entre ses épaules comme un coin enfoncé dans un bloc de bois. Le bossu se leva,diminuantdelahauteurd’unetête,carlespiedsdesachaiseétaientplushautsquesesjambes.

—Lequeld’entrevousm’aquestionné?s’écria-t-ilirrité.Jerépète,lequeld’entrevous?Lesautress’étonnaient,carpersonnen’avaitouvertlabouchedepuisqu’ils’étaittu.—J’aientenduunevoix.Jevouslejure.Lebossuélevalamainversleplafonnier.Jelejureet

queMullerm’entende,jenemenspas!Ilyaquelqu’unparminous.— Peut-être est-ce le grand Muller lui-même qui a daigné te parler, hasarda humblement

l’empoisonneurenregardantleplafond.—Non,non,quelqu’unm’interrogeaitjustementàproposdeMuller!—Qui?—Unevoix!J’aisentisonsouffledansmonoreille.—Neserait-cepasleKAWAIquisemanifestedanstoncerveau?Aforced’administrerlafolie

Page 34: La maison aux mille étages

auxautres,tut’espeut-êtrecontaminétoi-même.—Vousêtestousdevenusfous!Jevouslejure!Jepariemes50000étoiles.LevieuxSchwarzsefrappaitlefrontaveccompassionenavouantqu’ilétaitlui-mêmeatteintde

décrépitude,malgrétouteslesprécautionsqu’ilprenaitpourmaniersesgaz.Dansl’entre-temps,Broks’étaitassistranquillementsurlachaiseoccupéeauparavantparl’agent

disparu.Ilserendaitcomptedel’immensesupérioritéqu’ilavaitsurcespetitsmonstres.Ilauraitpu,s’illevoulait,leursecouerlespuces.Ilpensaitàlarévolutionquigrondaitdanslesétagesouvriers,àceVitekdeVitkovitsè,à toutcequecesscélératspréparaientcontre luiet réfléchissaitaumeilleurmoyendelessupprimersanssouillerdeleursangsesmainsinvisibles.Justeenfacedeluis’étalaitlenez du vendeur de poisons, source humide et intarissable qui se remplissait à nouveau. Ce neztragique l’avait irrité depuis le début et lui causait un dégoût presque douloureux. Alors, Brok,excédé,nepouvantplussupportercettetortureetdébordantdehaineenverscenezrépugnant,sesaisitd’un verre et de toutes ses forces le lança dans sa direction.Le sang gicla, le vendeur de poisonschancela.Lesautresselevèrentavecterreurenportantinstinctivementleurmainàleurproprenez.

Cettescèneneduraquel’espacedequelquessecondes.Maislabandeseremittrèsrapidementdesasurprise.Elleserangea,dosàdos,enformationdecombat.Desrevolversapparurent,enunclind’œil,danstouteslesmains.Ecarquillés,lesyeuxnoirsdescanonssemouvaientdansl’espace.Unefusillade folle éclata dans la salle. Les armes aboyaient, les balles sifflaient, les miroirs sefracassaient,lapoussièreselevaitdanstouslescoins.

LemanchotGarponaétaitleplusenragé.Ils’étaitcouchésurlatable,lesjambeslevées;del’une,etparsaccades, il imprimaitàsoncorpsunmouvementderotationrapide,de l’autre ilagitait soncouteaudanstouslessens.Cen’étaitplusunhommemaisuneharpiedéchaînée.

Page 35: La maison aux mille étages

Lesperfideslentillesdel’aveugle

PierreBrokdansunpiège

Lafuite

L’ascenseur,etdenouveaulerêve

Soudain Brok tressaille. Les pénétrantes lentilles aux tempes de l’aveugle le fixent. Avec ses

paupières cousues, le visage de plâtre, immobile, se fige dans l’espace comme celui d’un sphinx.Maislesfragmentsdeverrefinementtailléss’accrochentauvisagedeBrok.Ondiraitqu’ilsbrûlent.

Est-ceuneillusion?Unetrahison?Est-ilpossiblequecetaveuglelevoie?Brok se lève. Et voilà que les verres se lèvent sans quitter son visage. L’aveugle approche les

mains de ses tempes, tourne une petite roue dentée comme s’il réglait un microscope. Brok al’impressionquechacundesespropresmouvementstraverselefoyerdeslentilles.

Unehorreur,qu’ilignoraitjusqu’ici,luitraverselecorpsainsiqu’unéclairdeglace.Sesgenouxfléchissent.Ilserassiedetposelatêtesurlatablemême.Commehypnotisés,sesyeuxfixentlesdeuxpetites flammes noires au centre des lentilles. A ce moment, le visage de marbre se déformehideusement,unemainsetendetsonindex,commelecanond’unrevolver,estpointéentrelesdeuxyeuxdeBrok.

Uncri:«Ilestassisici!Gardeztouteslesportes!Netirezpas!Ilfautlecapturervivant!»LemanchotGarpona,d’unbond,està lapremièreporte.Perkervoleà ladeuxième.L’aveugle

Orsag,ducanondesonindex,suitchaquemouvementdeBroket,prêtàsauter,s’approchelentementdeluienunespiralerentrante.

Brokestprisaupiège.Illuifautgagneruneporte,sinonilestperdu.Devantl’une,lenezrouge;devantl’autre,Garpona.Cedernier,deboutsurunpied,fermelaclefdel’autre.Brokbondit.Orsagpousseuncriets’interpose.Brokluienvoieuncoupdepoingdansleventreetfaituncroche-piedàl’unique jambedeGarponaqui lemaintenait enéquilibre, atteint laporte, l’ouvre, la franchit et laferme,letoutsansreprendresarespiration.Etdéjàilvoledansuneruelleobscure,droitdevantlui,droitdevantlui…

Dieu!Quededegrésetdepetitesmarchesàmonteretàdescendre.Quedegaleriesàtraverserdont les murs s’écartaient et se rapprochaient de nouveau, dont les plafonds s’élevaient etredescendaient!Combiendesallesàparcourir,dechambres,detrousobscurs,deréduitsservantàDieusaitquoi.Aunmomentdonné,ilsetrouvedansunegaleriequientoureunesalleabandonnéeetpoussiéreuse. Puis, il traverse en courant toujours, un petit pont couvert, suspendu au-dessus duprécipiced’unaéra.Etderrière lui, comme le roulementd’un tambourqui augmented’intensité etdontlerythmes’accélèrerageusement,letrépignementdesespoursuivants.Etencoredesruelles,denouvellesmarches,denouvellesarcades,denouveauxespaces…

Broks’engageasoudaindansunconduitcylindrique,auxparoislissesetbrillantes.Est-cel’entréed’unégout?Non,c’estlabouched’uncanon.Non,c’estplutôtuntélescopegéant,carilserétrécitprogressivement.Brokdoits’accroupiretavanceràquatrepattes,puisrampercommeunechenille.Iln’estpluspossibled’allerplusloin,c’estlafin,lafin.Maiscetentonnoirseterminecependantparungrillage.Broks’ensaisitetlesecouedésespérément…

Parbonheurletamisrouillécèdefacilement.PierreBroksefaufiledansl’ouvertureetlareferme

Page 36: La maison aux mille étages

derrièrelui.Ilaencoreletempsd’entrevoirderrièrelagrilleunvisageaunezcasséquis’yaplatit.Etsoudain,ilsentleplanchercédersouslui.Ilétaittemps!

La vitesse de l’ascenseur s’accélère et dans sa folle chute, au sein de ce précipice, unmalaisel’envahit.Une insupportablepressionpèse sur soncerveaucommeagrippépardes tenaillesqui seferment, se ferment, à tel point qu’il en perd connaissance.Le rêve terrible renaît et le tourmente.Avecladernièreénergie,illuttepourquelesmonstresnocturnesnepénètrentpasdanssoncerveau,pournepastomberdansl’infectsouterrainoùsemeuventhorriblementdescapuchonsgris.

PierreBrokétaitépouvantéparleretourdecesrêves.Ilenéprouvaitunesensation,commesisoncorpsvieillis’yréveillaitet,parlefaitmême,perdait

sonimmatérialitéetrenaissaitavectoutessesdouleurs.Ileutpeurdemourirauseindel’undesesrêves avant d’accomplir son aventureuse mission, là-bas, très haut, dans un des mille étages deMullertown.

Page 37: La maison aux mille étages

Chapitresurlesétoiles

L’industrieetlecommercedesastres

Lesréclames

Uncoquillage-talisman

QuandPierreBrokrepritconnaissance, lachuteétait terminée.Ilétaitdansunvastepassageoù

fourmillaientdeslumièresbariolées,maislecauchemarétaitencoresuspendusursespaupières.Oùest-ilmaintenant?Aquelétage?Combien lui en faut-il encore descendre pour arriver àMuller ? N’est-il pas dans la tour de

Babel?Desdeux côtés, d’éblouissantes vitrines, des étalages commedes autels, devant lesquels,mains

danslespoches,desbadaudss’arrêtent.Maisparmicesvitrinesilyaaussidesstandsetdeskiosquesoù sont exposés des fleurs, des parfums, des photographies, des antiquités ; dans lesquels desmarchandsvantentàhautevoix, leurétrangepacotille, etdesbaraques foraines.Desdevanturesdecharcuteries fines s’étalent commedes symbolesd’abondance etdeshymnesde symétriepar leurstoursetleurspyramidesdefruitsexotiques,d’animaux,deboîtesbarioléesetdeconserves.Cesontdesmarchandisesastrales!PierreBrokylit:

Eaumédicinaledulac

ALFAdel’étoileM14

•Moussecomestibledesforêtsviergesdel’étoile

C71

•PoudreNA-HA

d’ailesd’oiseauxdeZ176

•Parfumsextraitsdeslarmesd’angesdelaplanète

D55

•Sangd’elfesnains(delaplanèteH70)

Page 38: La maison aux mille étages

contrelamaladiedessinges.

•Glandessexuellesd’hydrophilesd’Ur

friandisesdelaplanèteB1

•Chaussuresenpeaud’Origonsdelaplanète

F99INUSABLES!

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B64augoûtd’amandes.

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Page 39: La maison aux mille étages

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OMEGAquivousprésentedesautochtonesde

G5Dansune tente rayéede jaune et rouge, unvendeur exhibedes coquillagesqui ressemblent, en

mêmetemps,àdesétoiles,desfleursetdesanimaux,maisquin’ontriendeterrestre.Illesprendl’unaprèsl’autre,lesrapprochedesonoreille,leurchuchotequelquechoseetsavoixrogues’adressedenouveauàlafoule:

LecoquillageIZA

del’étoileB55

seraunmagnifiquepresse-papier.Placez-lesurvotrebureau

ilvousinspireradebonnesidéesdanslarédactiondevoslettres.

Page 40: La maison aux mille étages

LecoquillageO-RAdulacnoirde

F39ressembleàuncygnenoir.

Glissez-lesecrètementàvotreennemietleséchecss’accrocherontàsespas!

•LecoquillageA-KA

nénuphardel’étoileglaciaireestlesecretdessuccèsenamour.

•LecoquillageU-VA

al’apparenced’unpapillonpétrifié.Ilprovientdel’étoile

ALBATROS.Sousvotreoreiller

ilvousferarêverdesétoiles.

•LecoquillageNE-Ode

P44émetlesbruitsdestempêtesocéanes.IlvousprotégeradixansdurantdansvosvoyagesàMullertown.

Face au stand des coquillages, un vendeur offre des tableaux représentant des paysages

fantastiquesetdespanoramasdesvillessurlesétoiles.Plusloin,unautrecamelot,unautreencore,etainsidesuite…Etdansceconcertdecris,hurlentetbrûlentaussilesréclamesquiflétrissentlefrontdesténèbresdeleursstigmatesardents.

Page 41: La maison aux mille étages

Horreurdesténèbres

Sociétéexport–import

Lignesaériennesverslesétoiles

PierreBroknepeutpassesouvenir

Unecoloniehollandaisesurlalune

Soudain,toutesleslumièress’éteignentetl’espaceentiersouslavoûtedeverreestplongédans

lesténèbres.Unecatastrophe?Peut-êtreest-celepersonneldel’usineélectriquequis’estinsurgéets’estralliéàlarévolution.

Peut-êtrequetouslesétagessesontéteintsetquecommenceuneterriblenuit,interminable,unenuitpleinedemonstresetdesang.

MULLERTOWNSANSFENÊTRESPierreBrokenestencoreàs’imaginertouteslesconséquencesetl’horreurquisedéchaîneraient

danscette fourmilière insenséeauxmille étagesde l’orgueil deMuller, quand soudainune intenselumièrelesurprendetl’aveugle.Biensûr,Mullertownestunmondeensoi.Mullerlui-mêmeydécidedes jours et des nuits. Mais ce n’était plus le soleil, c’étaient des lettres de feu qu’une maingigantesqueetinvisibletraçaitsurletableaunoirdesténèbres:

Terrainsàvendresurlesétoilesachatparmensualitésmodiques

SOCIETECOSMOSEtcelacontinuait:

Printempséternelsurlesrivesdel’étoile

E4

Vivezuncontedeféesdanslesvalléesbleuesdel’étoile

M21

Devenezunangesurl’étoileR25

Page 42: La maison aux mille étages

LesfemmescélestesIKI-LA

seconsumentd’amourpourvous

Soyezroisurl’étoile

J25

Voulez-vousunefiancéepourunenuitnuptiale?Nousvousrecommandons

U55

Vousvivrezmilleanssurl’étoile

P7

UnbreuvageparadisiaquesurlalunedelaIVeétoile

Z22

Vousnemourrezjamaissurl’étoile

P5Le globe s’allume de nouveau et les inscriptions disparaissent, sauf une qui éclate comme un

soleil:

COSMOS

au-dessus de l’entrée d’un palais transparent dont les arêtes et moulures jettent mille feux auxcouleursdel’arc-en-ciel.

Brokfranchitlaporteetsetrouvadansunhallimmensedontlesquatremursl’accueillirentparuneorgiedecouleurs.Duplancherjusqu’auplafondlesmursétaientcouvertsdetableauxetdecartes.

Lesorbitesdessoleilsetdessatellites, lacourseparaboliquedescomètes,desvuesdesrégionslactées portant les noms et lesmatricules des parties des nébuleuses.Des itinéraires d’une étoile àl’autre qui croisent l’orbite des planètes et des aéronefs. Des diagrammes, tarifs, prix courants,horaires. Des modèles de systèmes planétaires en verre et en métal. Des tableaux en reliefreprésentantdespaysagesfantastiques,couvertsd’unevégétationexubérante.

Est-ce la faune ou les cristaux des minerais astraux ? Ou bien sont-ce là des habitants d’uneétoile?Etlà,est-ceunejungledegéantsouunecoloniedenains?

Brusquement,Broksefigea,surpris.Parmilesbariolagesféeriquesquiattiraientdetoutespartsson attention et lui inspiraient plutôt de laméfiance, il aperçut – et ce fut commeunemain qui lecaressait–unboutdelaTerre.

Lequadrillédesnuancesfamilièresdenotrecampagne.Aufond,descollinesboisées,avecunebrume,commeundésirbleu,aux lointains.Dans leschamps,unepetitechapellecouverted’un toitrouge;àsaportedesjudasronds.

Page 43: La maison aux mille étages

«MonDieu !MonDieu !Ce paysage nem’est pas inconnu. Il y a très, très longtemps, jemedressaissurlapointedespiedspourregarderparcesouvertures.Ilensortaituneodeurancienneettriste.Surl’autel,danslapénombresilencieuse,lastatued’unsaint.»

Quelsaint?Etquiest-cequiregardait?Etquand?Commentétait-ceencetemps-là?Oùplacerlaliaison?Qu’advint-ilentrelapetitechapelleetcemauditescalierdanslequelBrokseréveillaunjoursansmémoireetsanspassé?

Quelquepart,aufondducerveau,reposelapetitechapellequiyétaitentréejadisparsesyeux.Siseulementilpouvaitsesouvenir!Etsoudaintout…Maisau-dessusdecepaysage-ci,ilyauncieletdanslecielflottenttroisgrandeslunesrouge,verteetorange.Broklut:

UnecoloniehollandaisesurlaluneIIIdel’étoile

S1Pasbesoindetravailler.

Lanaturetravaillepourvous.Lesnainsindigènesserontàvotreservice.

D’ailleurs, rien n’est plus facile pour Brok que de découvrir la vérité. Toutes les portes de

Mullertownluisontouvertes.Touslessecretssedévoilerontdevantsesyeux.Touteslesillusionssedissiperontcommeneigeausoleil.

Page 44: La maison aux mille étages

Typesd’émigrés

Unmillionnaireappauvri

UnDonJuanlascif

LemissionnaireAlva

L’abbéLaar

FrançoisFarani

Unecloisondeverre,une filedeguichets, legrouillementdes clients. Il suffit de se tenirprès

d’unguichetetdetendrel’oreille:—J’étaismillionnaire,déclareunesortedeclocharddéguenilléetroux.N’avez-vouspasconnu

LasAbela?J’avaisdesusinesdemoteurs,devoituresetd’avions.Jemesuismisentête–lediablem’y poussa – de faire la concurrence à notre SeigneurMuller. J’ai tenu deux ans et sacrifié desmillions.Cefutlabanqueroute.Jesuisruinéetc’estbienfaitpourmoi.Ilnem’estplusrestéquedeveniràMullertownpournepasêtreobligédemendier.QuesoitlouéOhisverMuller,leBienfaiteurquiapitiédesesennemisetleuroffregratuitementl’asileetdescubesalimentaires!

— Soyez bref, monsieur. Nous n’avons pas de temps à perdre – siffla l’homme derrière lecomptoir – avec une impatience nondéguisée.Oùvoulez-vous aller et de quelsmoyens disposez-vous?

—Jeveux être riche. Ici, sur l’étoile denotre bienfaiteur, je nepuis plus risquer grand-chose.Mais j’ai suppriméuncabaretier àWest-Wester, et ainsi j’aipuépargnerassezdemulldors. Jemesenscapablederecommencersurunautremonde.Onditqu’ilyamoyensurl’étoileR25.

—Biensûr,biensûr,vousydeviendrezunsecondMuller.Cetteétoileesttrèsjeuneettrèscalme,sapopulationestsympathiqueettoutàfaitsansdéfense.Autarif,vouspaierez250mulldorspouryaller.

—Maisjen’aipascettesomme,gémitleclochard.—Choisissez alorsune étoilemeilleurmarché.LaS6pour80Md., par exemple,mais il faut

vousmunirdepelisses.—Jen’enveuxpas!—SurF1.Elleesttrèsfertile,onycultivedesraisinsdontlesgrainsontchacunladimensionde

votre tête.Mais ilyaunpetit inconvénient : lapopulationempested’unefaçonassezétrange.Maisvousvousyferez…

—Faites-moi,aumoins,uneréductionde5mulldors.—Demandezuneréductionauxmarchandsdecoquillages.Nousautres,nousnelafaisonspas!LasAbeladisparut.Cefutletourd’unesortedecéladonpoudréenhaut-de-formeblancethabit

gris clair. A sa cravate bleue, parsemée d’étoiles, était épinglé un grelot d’or, ce qui étaitvraisemblablementdudernierchicàMullertown.Sonvisageétaitétrangementjeuneetbeau,savoix,aucontraire,érailléeetcommecasséeparlavieillesse.

—Jesuistellementblasédesfemmes–seplaignait-il–leurscorpsmedégoûtent.Onnetrouveriendenouveau.Seuleslescouleurschangent.Cesontdenouvellesformesquejecherche.

Sesdoigtsserecroquevillaientavecaviditéetsesnarinespalpitaientdeluxure.Leguichetiersouriaitaimablement.

Page 45: La maison aux mille étages

—Examineznotrecatalogued’échantillons.Iln’estévidemmentpascomplet.Ilyabeaucoupdefemmesquiprésententdescorpstropdifférents,composésdematièresetdesubstancesinconnuessurnotre terre, des formes originales, d’autres instincts, un autre sexe. SurF 9, on les féconde par labouche,surB11,parlesyeux,surK12parl’attouchementdesailes.SurX6,ellesmeurentenfaisantl’amour.SurU12,ellessonttransparentes,surB3,leurscorpssontdurscommelediamant.SurH4,elles fondent, elles brûlent sur S 22. Sur L 7, elles sont invisibles. Comment trouvez-vous cettefemelle?Elleressemblebeaucoupà l’homme,maisellea lesangfroid.Celles-làsontdesbeautésspéciales. Elles n’ont qu’un sein tranchant comme un poignard. Il est possible de le couvrir d’uncorseletdefer,maisleurvisage!Ilestbeau,àconditionquevousvousyaccoutumiez.Lajouissanceestpossible,lafécondationimpossible.SurT42,ellessontcouvertesdefinspoilsblancs.Excellentescuisinières,ellesaiments’enivrer,elless’accouplentvolontiersauxBlancs,ellesontpeurdesNoirs.CellesdeM14 sont très lascives, elles comprennentparfaitementnosgarçons.Elles sontdepetitetaille,commenosécolières.

—C’estcelles-làquejeveux!s’exclamalejeuneéphèbeenbégayantdepassionnoncontenue.J’iraitoutd’abordlà-bas.

—M14:500mulldors.—Peum’importelasomme!Mais,quandest-cequ’ilmeserapossiblederevenir?—Dansdouzemois.Maispeut-êtren’aurez-vousjamaisl’enviederentrer.—Jemelasseraibienvitedespetitesfilles.Alors,àmoicesfemmesauxpoilsblancs!Lejeunehommereçutunticketbleuetdisparutderrièreuneportièrebleue.Unhommeenfrocnoir,ceintd’unecordelièrerouge,sefrayaunpassagejusqu’auguichet.—Je suisRichardAlva et jevaisprêcher l’Evangile sur les étoiles, commença-t-il d’unevoix

graveetascétique.—Vouslepouvez, luirépondit-onfroidement,àconditiond’enavoir lesmoyens.Noussavons

quetouslesmissionnairesaimentmarchander.— Il s’agit pourtant du salut d’êtres innocents. L’Ange Gabriel m’a inspiré de me rendre

immédiatement sur l’étoileL 100 dans la constellation de laGrandeMarguerite. Les pauvres ! Ilsadorent,paraît-il,unepipefêléeenporcelainequelepremierhommeyajetée.

— Non, nous ne vous laisserons pas partir pour L 100. Il y a une semaine, un missionnairemusulmans’yestrenduet,vouscomprenez,deuxcoqssurlemêmefumier…

—Maisrendez-vouscompte,gémitAlva,cespauvresserontséduitsparunfauxprophète!Ilslecroirontetserontperduspourl’éternité.Laissez-moivitepartir,avantqu’ilnesoittroptard!

Lemissionnairesepenchasurleguichetets’yétalaensecouantsesmainsjointessouslenezdel’employé.Celui-cidéclarafroidement:

—Lafoimusulmaneestaussiunecroyance!—Maislacroixestavecnous!—Bien sûr,mais avec tous lesmissionnaires il en est ainsi, c’est eux qui nous font porter la

croix.Ilsvousattendentlà-basetbrûlentd’impatiencedevousaccueillir!Pourquoiavez-vouschoisijustementL100pourleursalut?Apportez-vouslalumière?AllezdoncsurC6.Ilyfaitnoircommedansun four éternel.Seshabitantsy sont aveugles et adorent les ténèbres. Ilsnevousverrontpas,mais ils vous entendront parfaitement. Vous pourrez même y faire des miracles… Je vousrecommandeaussiE19.Lesêtresysontcommedesmoutons,ilscroironttoutcequevousvoudrezbienleurraconter.Vouspourrez,sanspréambule,yjouerleMessie.SurK5l’abbéLaararessuscitéettousleshabitantss’ysontfaitbaptiser.FrançoisFaraniestpartisurN22avecuncirque.Ehbien!Ilest devenu le dieuprincipal dès la première représentation.Toute la compagnie est d’ailleurs, elleaussi, reconnue commeunedivinité depremier plan ; quant au cirque lui-même, il a été consacrétempleetsesséancessontconsidéréescommedescérémoniesreligieuses.Quevoulez-vousdeplus?

Page 46: La maison aux mille étages

Ensuite, ce fut le tour d’un peintre paysagiste portant palette et dont les yeux rêvaient déjà despontsdeverreetdescascadesrosesdel’étoileW4.

Derrièreluis’avançaitunpetitcoiffeurchauvequiportaitsurlementon–etc’étaitsapublicité–unebarbeétrangeetrousseettoutepommadée.Parlaparoleetlesactes,ilallaitrépandre,parmilespoilusdeF88,l’usagedespeignes,brosses,crèmesetparfums.

Undétective,brûle-gueuleentrelesdents,serendaitsurK54pourytraquerunassassin.Unestardecinémasur le retouretauboutdesacarrièreaspirait encoreàmonterdenouveau

dansunautreciel.ElleallaitguérirsavieillessesurK7.Une jeunemillionnaire qui venait d’hériter, s’enfuyait sur L II, étoile d’Amour, en compagnie

d’unpoètepauvre.Unebeautéauxcheveuxd’orétaitàlarecherchedesonamantdisparudanslesétoiles.Un professeur de botanique, accompagné d’une ravis-santé beauté aux yeux tristes, s’en allait

étudier,unejolieboîteàherborisersurlahanche,lavégétationdeF34.Unroitragique,sanstrône,étaitàlarecherched’unnouveauroyaume…L’un après l’autre, ils disparaissaient lentement derrière la portière verte en serrant

convulsivementdansleursmains leurs ticketsmulticolores.Et leursvalisesraclaient leursflancsetleursmollets.

Absurdesémigrésquittantleurplanètenatale,ilsfranchissaientcedernierseuildumondeets’enallaientpourneplusjamaisrevenir…

Page 47: La maison aux mille étages

Ladameennoir

Uncollierperfide

“Gardezvotrevisage…”

Brokregardedeprès

“Jeserailaprincessedesnains.”

Ladernièrepersonnequiseprésentaauguichetétaitunefemmeengranddeuil.Elleétaitsombre

commesielleavaitbaignédansunenuitsansétoile.Levisageenfouisousunvoileépais,desgantsnoirs.Des seinscachés, commeunepaired’amandesdansunecoquille encore tendre.Desépaulespresquepointues,deshanchescommeunvasedélicat,desmolletsgainésdenoirquidisparaissaientsubitement à la hauteur des genoux sous un flot de dentelles noires, tout cela témoignait d’unejeunesse,nobleetfière,bienquesoncorps,qu’ondevinaitadmirable,fûtcomplètementcouvertdenoir.

Elleregardaittimidementautourd’elle.Elleétaitdéjàladernière.Elleposasilencieusementsonpasseportsurlecomptoir.L’employéyjetauncoupd’œilscrutateur,examinalaphotographie,puistentadeladévisager.Ilfitunegrimaceenapercevantlecrêpenoir.

—Voulez-vousécarterunpeuvotrevoile.Jedoisvoirvotrevisage.—Est-cebiennécessaire?murmura-t-elle,enouvrantàpeineleslèvresetenlaissantglisserde

samainunlourdcollierdeperlessurleguichet.L’employés’ensaisitavidement.Ilsemitsurlenezdes lunettesgrossissanteset l’examinasoigneusement,perleparperle.Puis, ilsouritendécouvrantdeuxcrocsblancsquibrillèrentdanslalargefentedesabouche.

—Gardezvotrevisage,princesseTamara.Lecolliervousatrahi.VousfuyezGédonie.—C’estunmensonge,répliqualadameennoird’unevoixoùperçaitl’angoisse.Maiscettevoix

serompitsoudaincommeunebranche.L’hommederrièreleguichetdemeuraitimperturbable.—Nousavonsunmandatd’arrêtcontrevous.Votrepasseportestfaux.C’estMaîtreWorkdela

ruelleduTigrequivousl’afabriqué.Laprincesseétait làdebout,sombreet immobilecommelesténèbres.Levoileépaisnerévélait

riendecequisepassaitsursonvisage.Onentenditseulementungémissementàpeineperceptible.Etsoudain, elle avança contre le guichet, joignit ses mains gantées de noir sur sa poitrine et de sabouches’échappaunmurmureprécipitéetpleindesollicitation:

—Jevousensupplie,nemetrahissezpas.Jevousdonneraicequevousvoudrez.Sivoussaviezcequ’ilsveulentfairedemoienbas,c’estterrible!Ayezpitiédemoi!Laissez-moipartirsurL7!Quevoulez-vousenretour?Toutcequejepossède…

Laprincesseversasurlecomptoirlecontenudesonsacnoir.Dansletasdejoyauxetdebrillantsresplendissaitunepetitecouronneprincièreenformed’étoiledontlesbranchesseterminaientpardegrosdiamants.

— Cela vous suffit-il ? chuchota-t-elle, et comme si elle craignait le contraire, elle écartavivementsonvoileetluisourit,dansungestedepureféminité,ajoutantainsiàcetamasdebijoux,leplusrarejoyauquifût.

L’invisibleBrokeut la facultédevoirdeprès le sourirede laprincesse. Il était admirable.Sesgrandsyeuxd’unbleuprofond,voiléspardelongscils,avaientlanuanceducielaucrépuscule.Ils

Page 48: La maison aux mille étages

étaient beaux non seulement à cause de leur couleur, mais aussi grâce à la façon dont ilsenrichissaient le visage et à leur forme insaisissable ; ils étaient un exemple exceptionnel d’uneétrangebeautéexotique.Quandellesouriait,sabouchediscrètementgrande,séduisanteetpassionnée,s’ouvrait,commeunecossemûreetsanglante,surunerangéedepetitesfèvesdeporcelaine.Peut-êtren’était-ce que sa jeunesse qui donnait à ce visage, au demeurant inharmonieux, cette grâce et quiaugmentaitlaséductiondecettebouche.

Leguichetierramassaletrésoretavecunegrimacesournoise:—Bon, allez-y.Mais vous n’échapperez pas au dieuMuller. Il vous poursuivra d’une étoile à

l’autre.—Envoyez-moisurcellequiestlapluséloignée.Surladernière…—Notredernièrestation,cesontlesEtoileslilliputiennesdanslanébuleuseZB.Cen’estpasune

mauvaiseidée…Ilyaunegalaxiequiressemblefortàlanôtre,maisc’enestuneéditiondepoche.Leursoleilestunmilliondefoispluspetitquelenôtre.Cespetitesterres,quidansentautourdelui,etnotreplanèteseressemblentcommedeuxgouttesd’eau.SurZBIlesêtresviventexactementcommenous.Seulementilssontpluspetits.Ilstrouveraientplacedansunsacdedame.EtcesontencoredesgéantsàcôtédeceuxdelapetiteboulevoisineZBII.Desgenscommenous,maispasplusgrandsquedesfourmis.SurZBIIIonadécouvert,aumicroscope,depetitshommesmêlésauxpoussières.Alorschoisissez,pourlaquellepartez-vous?

—Lapremièredonc,puisquejen’aiguèred’autrechoix.—Cesontdepetitesmarionnettes,obéissantesetintelligentes,vousyserezcommedansunconte

defées.—Maisoùest-cequejepourraimecacherpourqueMullernem’ytrouvepas?—Peut-être serez-vous encore contentedequitter cette étoiledenains.A la longue,vousvous

lasserezdejoueraveceux.Voicivotreticket,jevousprie.— Je serai donc la princesse des nains ! soupira-t-elle, et elle disparut derrière les plis de la

portière.Brokmarchasursestalons,envahiparunecuriositéquilefaisaitfrissonner.

Page 49: La maison aux mille étages

Lasalled’attenteauseuilduCosmos

Unevainediscussion

«…laterreestauSeigneur…»

Lasalledevelours

Brokveutsauverlaprincesse

Ilfutdel’autrecôté,espérantunquelconquedénouement.Maisilcomprit toutdesuitequ’entre

lui et la vérité il y avait encore un couloir blanc, interminablement long, à travers lequel il auraitencoreàtransportertoutlepoidsdesacuriosité.

Desampoulesblanchesrépandentunelumièrelaiteuse,lespasrésonnent,descriséclatentdetouscôtés. Les bras des émigrés s’allongent sous le poids des valises et des sacs qui s’enflent etgrandissent à chaque pas, à tel point qu’ils touchent le sol. Finalement, la file s’arrête.Une attenteinfiniment longue.Enfin, une porte de fer, épaisse et lourde, s’ouvre lentement et inexorablement,commelecouvercled’untombeau.Unefoule,pleinedemurmuresetaccabléedefatigue,seprécipitepar l’ouverturebéante.Lesderniers, laprincesse etBrok, les suivent.Laporte se referme sur euxsourdementetinéluctablement.

Un vaste espace se remplit de voyageurs. Et tous, comme sur un ordre, s’assoient sur leursvalises.

—Jemelereprésentaisunpeuautrement,intervientlepeintreetsonregarddéçuerrelelongdesmursnus,commes’ilycherchaitdestableaux.

—S’il y avait aumoins des bancs ici, se plaint lemissionnaire qui a peur de s’asseoir sur savalisefragile.

—Elleestremplied’ostensoirs,decalicesetdecroixemballésdansdeschasubles,raconte-t-ilaudétective,cessaintsobjetspourraients’abîmer.

Ledétectivefaitjouersapipeentresesdentssansriencomprendre.—Sacredieu,dit-il,c’estçaunesalled’attenteauseuilduCosmos?C’estplutôtleparloird’un

bureaudebienfaisance.— C’est ainsi quand on ne fait plus de distinction entre la richesse et la pauvreté, remarque

malicieusement l’élégant poudré. J’ai toujours voyagé en première classe des sous-marins, desnaviresetdesaéronefs.Jepuismelepermettre.

Ileutunmouvementderépulsionetépousseta lamanchedesonhabitgrisclair,carunebonnevieillequisefrayaitunchemindanslafoulevenaitdelefrôler.

—Oùt’envas-tuainsi?hé!lavieille!Lafemmedressasapetitetêteblancheavecfierté.Sescheveuxenbandeauxressemblaientàs’y

méprendreauxélytresd’unscarabéeenpleinvol.Surlesommetdesatêteétaitjuchéeunecurieusepetitecapote,fixéesouslementonparunebandedeveloursnoir.

—JesuislacomtessedeKokotchine,aboya-t-elleavecorgueiletelleletoisaàtraverssonface-à-maincercléd’or.

— Oh, pardonnez-moi, Votre Grâce, je ne savais pas, et s’inclinant profondément avec unecourtoisieironique,lejeunegandinenlevasonhaut-de-formeblanc.

—Quemavieillessemedonnedumal!minauda-t-elle,enluirendantsapolitesse.

Page 50: La maison aux mille étages

—Oùallez-vous?—Moi?SurL70!—Tonnerre!L’étoiled’Amour!Lavieilleluidonnacoquettementuncoupdesonface-à-main.—Coquin!L’étoiledelajeunesseetpasdel’amour.J’yvolepouryretrouverlamienne.Est-ce

loin?—Vingtmullerens!Jecrainsfortquevousn’yarriviezplusvivante,intervintcyniquementLas

Abela,l’ancienmillionnaire.—Pourtantilsm’ontaffirméquejenedormiraisquetroisfois,s’effrayalacomtesse.—C’estpossible,réponditLasAbela,maisn’oubliezpasquedansd’autresgalaxies,letempsest

différentetqu’onvieillitautrementquesousnotresoleil.—PartoutlaterreestauSeigneur,pontifialemissionnaire,semêlantàlaconversation.Sic’est

savolonté,vousmourrezréconciliéeavecleChristsursacroix.Jel’emporteavecmoi,ajouta-t-iletregardantpieusementsavalise : j’aiaussi lessainteshuilespour l’extrême-onction.N’ayezplusdesoucis!

—Etmoi je parfumerai votre cercueil, dit le coiffeur, et, pressant unepoire en caoutchouc, ilvaporisa la vieille d’un nuage de parfum exotique qui vint délicieusement chatouiller les narinesenvironnantes.

—Moiaussi,moiaussi,demandalajeunefilleenrose,prisesubitementdudésirdesentirbondanslesbrasdesonamant,lepoète.

Soudain, une casquette de marin, un visage profondément marqué par la petite vérole et unmaillot parsemé de croissants jaunes sur fond noir apparurent au-dessus des émigrés qui sereposaient.Broklereconnutimmédiatement,c’étaitl’ivrognequichantaitunechansonobscènesurleboulevarddeceinturedeWest-Wester.

—Allons,bonnesgens,suivez-moi,crialematelotenallumantsacigaretteàsatorche.Danslelargedécolletédesonmaillotonpouvaitvoirsursapoitrinetatouéedeplusieurscouleurscriardes,unaéroneffantastiquevoguantaumilieudesétoiles.Sesbrasprésentaient,euxaussi,des tatouagesmaladroitsreprésentantlavégétationmonstrueusedesastres.

Ilouvrituneporteminusculedonnantsurl’obscuritéettoutlemondeseruaderrièrelui.Ilyeutunebousculade.Lecouloirétroit lesengloutissaitparesseusement l’unaprès l’autre. Ilétait longethumide, ilmontaitetdescendait,commelegosierd’unserpentmonstrueuxdémesurément long.Ilsmarchaientl’underrièrel’autre,têtespenchées,raclantdeleurscoudeslesmurshumides.Auloin,enavant,fumaitlatorchedumatelot.

Enfin,apparutuneouverturelumineusepleined’espoir.Latorchefutplantéedansunenicheetsalueurauréolasuccessivementlafiledessilhouettesquiavançaient.Quandlaprincesse,suiviedeprèsparBrok,franchitladernièrel’ouvertureclaire,laportesereferma.

Unesalleronde,tenduedeveloursnoir,etéclairéeviolemmentdanslehautparunglobeviolet.Onentendaitdescrisdésespérés,dessanglots;desmainssetordaientau-dessusdestêtes.

—Trahison!Trahison!Nousmourronstous!AudébutBroknecompritrienàcequisepassait.Maissoudain,ilsentituneodeurdouceâtreet

irritanteàlafoisquiluitournaitlatête.Unefleursplendideetmonstrueuse,auxpétalessanglantsetaucalicenoir,s’épanouitsubitementdanssoncerveau.Ilretintsonsouffleetlafleurdisparut.Toutlemonde maintenant désignait du doigt, dans le haut du mur, un tuyau d’étain crachant une vapeurblanchequisedissipaitinstantanémentdanslasalle.Lapaniqueéclata.

LapremièrepenséedeBrokfutdesauverlaprincesse.Ilbonditverslemurdansladirectiondelaportequis’étaitreferméesurlui.Maispluslamoindretrace.

Entre-temps,laprincesseavaitdisparudanslafouleaffolée.Lesgenss’agitaientetpleuraient,se

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bouchaientlenezetlabouche.L’ancienindustrielcourtlelongdumuravecledésespoirentêtéd’unoursdanssacage.RichardAlva, lemissionnaire, terrorisé par l’horreurmystiquede lamort, s’est agenouillé au

milieudelasalle;ilsefrappelefrontcontreledallageethurleuneprièreblasphématoiremêléedejuronssauvagesetdemoqueriesàl’adressedesondieu.

Lepoèteetlafilledumillionnaires’étreignentavecdésespoiret,perdanttoutepudeurdevantlevisage de lamort, unissent leurs corps pour la première et dernière fois dans une folle frénésie,voulantainsimourirensembleaumomentdel’amour.

Lepeintreauxyeuxrêveurssuffoqueenpleurant.Lecoiffeurs’arrache,dedésespoir,labarbesicurieusementbichonnée.Lejeunehommeprécocementvieilliaspireàlongstraitsl’odeurpernicieuse.Le gaz s’épaissit rapidement et chacun, après avoir expiré l’air de ses poumons est obligé

d’avalergoulûmentlamort.Lescorpstombentlesunssurlesautresets’entassentsurlemarbrenoir.Enfin, Brok retrouve sa princesse aumilieu de la salle. Elle vient de s’affaisser quand, en se

frayant difficilement un passage, il parvient près d’elle. Il la rattrape à l’instant et la déposedoucementàterre.D’étonnement,laprincesseécarquillelesyeux.

— Princesse, princesse, s’écria Brok et sa bouche désespérée se pose sur ses tempes. Pourl’amourdeDieu,retenezvotresouffle!

Maisenprononçantcesmots,ilalui-mêmeépuiséladernièregouléed’airpurquiluirestaitdanslespoumons.Ilhoquetteet,n’ayantpasd’autrechoix,ilaspireunedeuxièmefoisl’odeurmeurtrière.Latêteluitourne,desforêtsmugissentdanssesoreilles,lafleursanglantes’ouvredenouveaudanssoncerveau.C’estlafin…lafin!

IladoncperdulecombatavecOhisverMulleravantmêmed’avoirentaméla lutte.Sansmême

connaîtresonadversaire.Lesforêtsbourdonnentdeplusenplusfaiblement.Lecalicenoirdelafleurs’élargitrapidement;ils’ouvreetl’engloutit.Sesjambesnesupportentpluslepoidsdelamort…

Qui tombemeurt. PierreBrok s’effondra. Le globe éblouissant s’éteignit au fond de ses yeux.C’étaitlesténèbres,etmême,iln’yavaitplusdeténèbres…Iln’yavaitplusrien.

Page 52: La maison aux mille étages

Lerêve

Levieilhommeaubonsourire

Destindesémigrés

Unmisérablematériel

Encorecebalayeur

Etpourtant…Unepetitelampejaunerépandtoujoursunefaibleetsordidelueur.Troisétagesde

lits superposés s’étendent quelque part dans les ténèbres. Des capuchons gris sont étalés sur desplanchettes.Ilsemblequ’ilsontétémouillés,puisqu’ilsontséché,carilssontfroissésetratatinés.Etpourtant, pourtant, quelque chosebouge à l’intérieur, quelque chosedenauséabond,quelque chosequigermepeut-êtreoupeut-êtresedécompose.Etcescapuchonsgrissonttrèsnombreux.Detempsàautre ils bougent, signe que la vie continue et que, peut-être une nuit, éclorera un triste papillonvelouté,unpapillonquianom:Têtedemort…

Oh!Voiciquesoudainlapetitelampelunairegranditetsaflammesetransformeenunelumièreéblouissantecommeunéclairdemagnésium.PierreBrokouvritlesyeux.

Quesepassait-il?Lerêves’évanouit.Etvoicidenouveaulefeuvioletquibrûleau-dessusdelatête,maislefondducylindretendude

veloursestlisse.Aunendroit,lemurarrondisembleavoircrevé,etdansl’étroiteouverturequiluit,quelquechosebouge.Brokselève,sedirigeverscetteissue,s’yglisseentapinoisetentredansunepièce sans meubles, dont les murs sont d’acier rivé. Du plafond, d’acier aussi, pend un crânetransparent.Desrayonsjaillissentdelacavitédesorbitesetdunez.

Dans un coin gisent un groupe de pèlerins, àmoitié nus, les poignets garrottés par deminceschaînettes.Pointdefemmesparmieux.Broks’étonned’abordquepersonneneparle.Lesilencequivoilecesvisagesdéfaits,àdemiinconscients,estterrible.Maisenserapprochantd’eux,ils’aperçoitquedanschaqueboucheonaenfoncéunepoired’angoissemétallique.Deplus,cesmisérablessontterroriséspardeuxrustreshabillésderougeetmunisdecravaches.Ilaperçoitencorelematelotetdeux nouveaux venus de qui il s’approche jusqu’à plonger son regard dans leurs yeux.Et alors ilcomprendquelesortdesémigréssetrouveentreleursmains.

Lepremierestunhommed’uncertainâge,auxcheveuxblancs,aupetit lorgnonnoiretdontlesourireestd’uneincroyableamabilité.Ilsepencheetseredresse.Ilestsanglédansununiformeauxépaulettes dorées et les épaules de sa tunique sont généreusement rembourrées. Sur sa poitrineétincellentdesdécorationsenformed’étoilesetdisposéescommelesélémentsdelaconstellationdeCassiopée.Ilporteunképid’officierdemarinesurlequelestbrodé:AmiralSurehand.Sabarbesediviseendeuxcommelaqueued’unehirondelle.

Le deuxième personnage est l’opposé du premier. Son visage épais et sanguin est celui d’unboucheretdénoteunebrutalitéprimitive.Ilporte,commeungentleman,uncostumenoird’unecoupeimpeccable.Desbrillantsjettentleursfeuxsursesdoigts,leplastrondesachemiseetsesmanchettes.Sous son front enpente, sonœil gauche s’écarquilledémesurémentderrièreunmonocledestiné àcorrigersestraitsdebruteparunenotearistocratique.

—Combien?demandesimplementlemilitaireens’adressantaumatelotauvisagemarquéparla

Page 53: La maison aux mille étages

petitevérole.—Quarante-cinqdesquatre-vingt-dix,répondrespectueusementlematelot,dontquinzefemmes.

Lesautressontdéjàaufour.—Quelmisérablematériel!éructel’hommeaumonocle.Quelediablelesemportetous!—Vousexagérez,milord,protestal’officier.Noustrouveronsquandmêmequelquechoseparmi

eux.Etsepenchantsurl’ancienmillionnaire,ilcognadesondoigtpliélapoitrinecouvertedepoils

roux.—Examinezcettecarcasse,milord.Lesrouxrésistentmieuxquelesautresetviventvieux.Cela

feraunbonmineur.—Soit,réponditmilord.Alamine!Lematelotfituneannotationdanssoncarnetetlesdeuxautresindividusletransportèrentàl’autre

boutdelasalle.—Celui-làpourl’entrepôt!annonçamilordets’avançantverslecoiffeurquitremblaitcomme

unecordedecontrebasse, il luidonnaenpassant,unepichenettesur lenezetditsèchement:Etage567!

Lematelotpritnoteetlecoiffeurseretrouvaillicodanslecoind’enface.Alors, l’amiral aperçut l’amant désespéré qui tendait lesmains vers la porte de fer, sombre et

muette,danslemur.—SirMarcocherchejustementunjeuneesclave,luidit-il(etsavoixs’adoucissaitcommepour

leconsoler),vousavezdelachance.—733!sifflamilord.Etainsi,poursuivaient-ilsleurbesogne.—RueEsmeraldaKran,onabesoind’unbalayeur,bredouillalemilitaireagilequis’affairaità

traverslegroupe.Ils’arrêtadevantl’ex-monarque.— Es-tu capable de tenir un balai ? demanda-t-il avec aménité. S.M. grassouillette ne pouvant

répondre,secoualatête,offensée.—C’estleroiAramisXII,expliqualematelot,ayantconsultésoncarnet.—Lequantième?demandamilord,commes’ildemandaitl’heure.Ilsedécidasubitementetjeta

sinistrement:—L’enferpourlui!—Leciel!leciel!susurraprudemmentl’amiral.Onnebrûlequeleschiffons;lesos,vousle

savez,serventàlafabricationdespoudresderizdeWest-Wester.Lespetitesâmess’envolentsurlesétoiles. Hi, hi ! Et il se mit à rire avec une telle satisfaction que les verres de son lorgnon secouvrirentdebuée.Maisquandillesôta,deuxpetitsyeuxd’unvertvénéneux,extrêmementméchantsetcruels,jetèrentinstantanémentleurflammeet,decefait,l’amabilitédesesridessefigeacommeunmasque.

—J’enaiassez,conclutmilord.Quellepacotille!Quellesordures!Brûlez-moiçatoutdesuite.—Accordez-moi cebalayeur,gémit l’amiral et, ajustantdenouveau son lorgnon, il aperçut le

jeunegandinpoudré,inhumainementdéfiguréparl’effroietlescrisqu’iltentaitdepousseretquelehaillon emprisonnait. Lematelot prit note du numéro de l’étage et l’homme fut transféré dans legrouped’enface.

Page 54: La maison aux mille étages

“…autourdesdemoiselles…”

Laprincesseperdueetretrouvée

LagalanteriedeMuller

“…jevouspriedesourire…”

—Etmaintenant,auxdemoiselles!minaudaavecgourmandisel’amiralenajustantsursapoitrine

une étoile qui se détachait. Le milord, lui, tira sur ses manchettes et fit apparaître les boutonsparsemésdebrillants.Etilsentrèrentdanslapiècevoisine.Brok,invisible,lessuivitpasàpas.

Là,surlesol,s’agitaitetsetordaitlabrochettedefemmesqueBrokavaitdéjàvuesdanslafoule.Labrochetted’amantesetdecompagnes,cellesquiaccompagnaientouétaientaccompagnées,ainsique les voyageurs solitaires qui s’en allaient tranquillement et fièrement vers leurs rêves. Leurboucheétaitlibredetoutbâillon.

«D’abord, la princesse », fut sa première pensée en s’approchant rapidement des femmes quipleuraient.Mais laprincessen’étaitpasparmielles.Elleétaitdebout,àquelquedistance, lesmainsappuyéescontrelemur,sombre,hautaine,lesyeuxétincelantsmaissecs.

Oh ! Il mourait d’envie de régler leur compte aux deux scélérats et de libérer les émigrantstombésdansleurtraquenard.Maissonvieilinstinct,fidèleetsûr,luisommad’attendreetderemettresavengeanceaumomentopportun.Surlapointedespieds,ils’approchadelaprincesseetsansluitoucherlemoindrecheveuilsepenchatoutcontresonoreilleetluichuchota:

—Necraignezrien,jesuisavecvous.Lebeauvisagesetournaverslui,frappéd’étonnement,etaumomentoùsaboucheallaits’ouvrir

pourposerlaquestionfatale:—Silence,silence,neposezpasdequestion!Nebougezpas!Ilsnedoiventsedouterderien!Je

suistoujoursàvoscôtés.Nemecherchezpas.Dudoigtiltouchasamaingaucheetchuchota:—C’estmoi.Ainsivoussaurezquejesuisprèsdevous.Lepermettez-vous?Elleapprouvaimperceptiblementdelatêteetunvaguesourireapparutsursaboucheétonnée.Entre-temps,levieuxfourbeaufauxvisagepleindebonhomietentaitd’apaiserleplusgentiment

possibleleslarmes,leslamentationsetlesinjuresdontilétaitassailli.—Mesdames,mesdames, voyons ! A quoi bon ces larmes ? Comme vos petits nez sont laids

quandvousavezpleuré!—Rendez-moimoncompagnon,rendez-moiJean,gémitlajeunefilleenrosequinecomprenait

toujourspascequiluiarrivait,jenepeuxpourtantpasm’envolersanslui!—Enlèvement !Enlèvement ! hurlait hystériquement la vedette de cinéma.Bandits ! Pirates du

ciel!Lafilledumillionnaireoubliaitsonpoèteetpleuraitrageusementsesvalises.—Sivousnevouscalmezpas,s’emportal’hommeaumonocle,nousvousferonsgoûteraussià

nosfruits.Seulement,nospoiressontunpeudures.—Souriez,mesdames.Nousavonsbesoindevossourires,bredouillalevieilamiral.Exhibez-les

pendantquevousenavezencorel’occasion.Maislessanglots,lesgémissementsetleslamentationsaugmentaienttoujours.Detoutes,lavieille

Page 55: La maison aux mille étages

comtesseétaitlaplusagitéeetlaplusvéhémente.Ellecriaitausecours,appelaitlapolice,hurlaitdesinjuresetmenaçait.

—Gredins!Scélérats!Oserleverlamainsurunearistocratesansdéfense!Oùsontvosétoiles?Auciel?Toutcelapourserviràvotrechantage,àmenerdesimbécilesparleboutdunez,lesvoler?Pirates!Rendez-moimavalise,etmonargent,bandits!

Acemoment,lemilordintervint:—LagalanteriedenotregénéreuxMullerestinfinie(etils’inclinaavecdéférence).Maisilya

deslimitespourlapacotille.Unepoire!ordonna-t-ilsoudain.Et avant que la comtesse ait eu le temps de se ressaisir, un des aides lui avait enfoncé le fruit

d’acierdanslabouche.Touteslesautresfemmesseturentaussitôt.—Vousvoyez,mesdames.Etmaintenantjevouspriedesourire.—Cettejeunefille,milord,n’estpasdesplusbelles,maisellen’asûrementpasplusdedix-sept

ans.—Biensûr,fitlemonocledansunegrimace,elleestjustemûrepourlaboîtedeDonEremis.Aprèslechoixdelajeunefilleenrose,ypassèrentlafilledumillionnaire,lapetitefemmeaux

yeuxnoirsduprofesseurdebotanique,et aussideuxsœurs jumelles,mignonnesetpâlottes,qui seressemblaient étonnamment. Elles portaient des jupes courtes et des chaussettes d’enfants. Elles setenaientpar lamainet,necomprenantrien,appelaient leurpapa.Lesaides lesentraînèrentdansuncoin. Là-bas, se balançait suspendu au plafond, une sorte de pavillon turc du plus charmant effet,tapissédepeluche,unpetitboudoirenrondet,contrelemur,dessiègescouvertsdepourpre.

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LeprinceAtchorguène

Lepavillondepourpre

L’entremetteuretlaprincesse

MadameVeroni

Enfin, ce fut le tour de la princesse. Brok se tint sur ses gardes. Le vieil amiral rajusta

discrètement son pantalon aux plis impeccables et passe-poilé de jaune. Il s’approcha d’elle, fortpolimentetfeignitl’étonnement.

—La princesse Tamara ! s’écria-t-il. Quelle surprise ! Le diamant noir perdu et retrouvé. Lepapillon de velours qui voulait s’envoler vers le ciel !Alors que nous vous cherchions à tous lesétages.

—Personne ne cherchait, s’emportamilord, et personne ne s’est perdu.AMullertown rien nes’estjamaisperduetrienneseperdrajamais.

Maislementonsénilesupportantlabouchecreusesemitàradotergaiement:— Le prince Atchorguène, troisième secrétaire de notre Bienfaiteur et Seigneur, est tombé

amoureuxdevousdèsqu’ilvousavue.Ilaspireàcequevousdansiezspécialementpourluietavanttouteslesautres,ladansedel’hélicecristalline.Etilseraitdéjàtrèsheureuxd’êtrelesecondsiLui-même daignait… Notre Bienfaiteur et Seigneur, dit-on, vous a déjà témoigné de l’intérêt ets’intéresse,luiaussi,àvosprogrèschorégraphiques.Maismalheuràvoussivousmettezsacolèreàl’épreuveetrefusezsesfaveurs.

Ilsentraînèrentlaprincessedanslepetitpavillon.Brokentraderrièreelle.L’amirallessuivitetagitantsondoigtildonnalesignaldudépart.Etsubitement,surlescôtésdupavillontombèrentdesrideauxdefer.Uneampoules’allumaauplafonddelarotondequisemitàdescendre.

Dans le cylindre hermétiquement clos,Brok ne put se rendre compte de la vitesse de la chute,d’autantplusquel’ascenseurétaitdémunidefenêtre,maistoutsedéroulaitsanslemoindrebruitetlamoindresecousse.Onauraitditqueleurkiosqueétaitimmobile,maisBrokavaitlasensationd’unechutevertigineusedansunprécipice.Aunmoment,lapetitelampejaunes’allumadanssatête,maisill’éloignavite,d’unepensée.

Levieil entremetteur examinait attentivement les visages éplorés autourde lui.Çà et là les nezreniflaient encore, des larmes tombaient, mais les bouches restaient muettes. Leur désespoir sefatiguaitdéjà,etquelquechosedecurieux,commeunelueur,s’allumaitdanslesyeux,ets’éteignait.Chosecurieuse,l’amiral,danscetteclochequitombait,secomportaitcorrectementaveccesdames.Ilétait aumilieu, ayant haussé légèrement les jambes de son pantalon, il avait joint les genoux surlesquelsilavaitposélesmains,sansdoutepourbienprouverqu’ilrespectaitsesvoisines.Ilbasculaseulementsursanuquesonképiàinscriptiondoréeetsemitàbabillersuruntonjovial:

—Vousvoyez,mesdames,riendefâcheuxnevousestarrivéetriennonplusnepeutvousarriverdésormais.Vousredoutieznepasatteindrevotreétoile?ParMuller!nousnousrendonsàprésentsurune étoile charmante. C’est une étoile où l’on danse… La danse et l’amour…Mme Veroni vousenseignera les deux dans ses salons.Bien sûr, elle ne danse plus elle-même, étant devenue un peularge,maiselleestladirectriced’uneuniversitédeladansequicomptedanssonseindescélébritésduvieuxmonde…N’ayezaucunecrainte,cen’estpasseulementvosjolisminoisquiontdécidéde

Page 57: La maison aux mille étages

votreengagement,maisaussivoscorpscharmantsetvosjambesquivousfirentremarquerlorsduconcours secret desBelles au bois dormant. J’aimême cueilli ces deux fleurs en boutons, (ici lesridesbienveillantesduvieuxfourbesouriaientavectendresseauxsœursjumelles)j’aieupitiéd’unetellesymétrie.Etl’onvoustrouveraaussidespères,pauvresorphelines,unpourtoi,etunautrepourtoi,maisavanttoutonvousenverraàl’école.MmeVeronivousenseigneral’abcdel’amour.Etvous,princesse,vous retournerezà lavillaTamara. Jevous leconseillevivement, travaillez ladansedel’hélicecristalline;sansladanse,iln’estpasdecarrièreàGédonie.Réconciliez-vousavecleprinceAtchorguène.Nesavez-vouspasquetouteslesfemmeslà-basensontfolles?Etparmielles, ilyaaussidesprincesses…C’estungrandhomme–lebrasdroitdenotregénialetdivinMuller–etquelgentleman!IloccupetoutunétagedeGédonie,troismillepièces,etilestlegrandmécènedetouslesartistesdeMullertown.Soyezgentilleavecluiet ilyabeaucoupdechancesqu’ilvousépouse.ParMuller, il a encore lesmoyensdevousentretenir,bienqu’il aitquelquecinquante femmescommevousdanssesharemsaquatiques…

Sansunmot,laprincesselevalesyeuxauplafond.Soninébranlablefiertéétaitcommeéclairéedel’intérieur;oneûtditunmarbre.MaisBrok,desoncôté,étaittoutoreilles,etlesmotsdel’amiraltombaientdanssoncerveaucommedessemencesdansunterrainfertile.

Soudain,l’ascenseurs’arrêtasanslamoindresecousse.Lesvoletss’abaissèrentautomatiquement,l’ampoule s’éteignit. Le kiosque se trouvait au milieu d’une salle rose, immense. Brok eutl’impressionqu’unemusiques’interrompaitbrusquement.Affairés,ennage,de touscôtésdesgensaccouraient. La porte s’ouvrit et le luxueux ascenseur fut immédiatement entouré d’une ardentemurailledecorpshumains.Onyvoyaitd’admirablesvisagesdefemmesauxlèvrespeintes,auxyeuxhumides,excessivementbrillants,auxpaupièresalourdiesparde longs, longscils.Lesvisagesdeshommesétaient,euxaussi,rajeunispardesfardsliquides,mais,choseétrange,ilsseprolongeaient,pourlaplupart,pardesbarbesnoires,blondesetrousses,s’évasantendeuxmèches.BroksesouvintenavoirvudecettesortedanslavilledesAventuriers.L’apparentebontéridéeduvieilentremetteur,était,elleaussi,ornéedecettebarbecoupéebizarrement.Ilseditquec’étaitprobablementlagrandemodeàMullertown.Maisiln’eutpasletempsdes’attardersurcesdétails.Levieuxproxénètesautale premier du baldaquin, rajusta soigneusement son pantalon dont l’impeccable pli retrouva saverticale.

—MadameVeroni!–cria-t-il–MadameVeroni!Une femme corpulente, portant une somptueuse robe couverte d’écailles vertes tendue sur une

opulente poitrine, sortit du groupe. Sa douceur était complètement noyée dans la graisse et sesmultiplesmentonsdépassaientlatêteauvieillard.

—Jevousamènedenouveauxchérubins,minaudal’entremetteur.Biensûr,vousdevrezdonnerdesailesàcesjambes,maisjepenseavoirbienchoisi.

MadameVeronilevasonface-à-mainenoretexaminalestristesjambes.Etsesmultiplesfanonssebalançaientdanssongested’approbation.

—Admirable,amiral–dit-elle,toutsucreettoutmiel.J’aitoujoursététrèssatisfaitedesservicesde la sociétéCosmos.Lesbellespetites chenilles roses !Maparole, elles feraienthonneurànotrebonnevieilleterre,mêmesurlaplanèteVénus.Venezmevoirdemain,nousrégleronslescomptes.

Maistoutàcoupellefrappadanssesmains,puislesposantsursonventre,elles’exclama:— Par tous les soleils ! C’est notre Tamara ! Amiral, la poussière des astres vous aurait-elle

aveuglé?L’entremetteurcachaitsonrirederrièresonlorgnon.—Croyez-vous,chèremadame,quemesfiletsneramènentquedesgoujons?—Venez,monbijou–gazouilladélicieusementMmeVeroni,ensetournantverslaprincesse.Oh!

Commevousêtespâle!Jevousreconduiraidansvotrepetitevilla,toutyestrestécommeavant,vous

Page 58: La maison aux mille étages

verrezvous-même.Venez,naïveenfant.Maislevieuxproxénètes’irrita:—Nequittez pas vos chérubins,madame, ils sont fatigués.Donnez-leur de l’eau chaude, leurs

piedsenontbesoin,etlaissez-moim’occuperdelaprincesse.Jel’accompagneraimoi-mêmelàoùillefaut…Enroute,princesse!

—Allez-y,chuchotaBrok.Un vague sourire erra sur les lèvres de la princesse. Puis, ils quittèrent la salle : la princesse,

l’amiraletledétective.

Page 59: La maison aux mille étages

RueElviraKarp

LavillaTamara

PierreBroksedécidepourl’amiral

“Jevousquittepourpeudetemps…”

RueBertheBretard

RueAnneDimer

Uneplaceronde.Despalaisdeverretoutautourquiformentcommeunimmensebassindansle

fondduquelcourentçàetlàdesmasqueshumains.Delargesetfantastiquesavenuesydébouchentetc’est commeune immense étoile.Théâtres, cafés, cinémas,musées, casinos, églises, tout est d’unesortedeverre,mi-laiteux,mi-transparent.Desrangéesde jetsd’eauetdesstatuesdecristal tailléescomme dans de l’eau, qui accrochent un instant le regard et semblent subitement disparaître dansl’espace.Etau-dessusdetoutcelal’azur:unevoûtedeverreéclairéeparunsoleilquisebalanceetquinesecouchejamais…

RUEELVIRAKARP

DonaElvirafutlequatrièmeamourduGrandMuller

Aucoind’une rue,cesquelquesmotsen rougesuruneplaqued’argent, frappèrent lesyeuxde

Brok.Ilselesgravadanslamémoireafindepouvoirs’orienteraucasoùilseperdraitplustarddanslesgigantesquesentraillesdeMullertown.Non,ilnefautpasqu’ilseperde!Danstouslescas,ilnequittaitpas laprincessedesyeux. Ilsecollaitàses talons, ilmarchait littéralementdanssespas.Etabaissant son regard sur les minces et sombres fuseaux de ses mollets il fut soudain saisi d’uninextinguibledésir.Ilse lesreprésentaitnusàsaportée, transparentscommeuneonde.Il imaginaitses mains invisibles, tendues avec convoitise, frôlant son corps endormi… Mais il chassahonteusement cette pensée. Pourtant, il lui avait promis son aide ! Oui, il la toucherait, maisuniquementpourluifairecomprendrequ’ilétaittoujoursauprèsd’elle.Cela,illeluiavaitpromis.

Cependant les boulevards, les carrefours, les palais se succédaient. Des trottoirs finissaient,d’autresrecommençaient.Desalléesdecactusgéantsetdepalmiers,detapisdefleurs,desserres,depetits lacs, des villas autour desquelles se balançaient des dattiers, tout cela dénotait un quartierrésidentieletaristocratique.

Ilsparvinrentenfinàunevilladontlepignonportait,enlettresirisées,l’inscription:

Page 60: La maison aux mille étages

Levieilamirals’inclinadevantlaprincesse:—Abientôt,pécheresseorgueilleuse!JevaischezMuller.Quevotreprières’élèveversLui,que

Sacolères’apaiseetqu’ilvousfassegrâce!Sabontéestinfinie…Il demeura sur le seuil pendant que la princesse gravissait, sans se retourner, un escalier

transparent.Lapremièreportefermée,onl’aperçoitencore.Elleavancetoujoursetprogressivementsa silhouette se fond derrière les panneaux de verre qui s’ouvrent et se ferment derrière elle… etdisparaîtenfincomplètement.

«Quefaire?»sedemandaitBrok.Suivrelaprincesse?Non,pourlemomentellenecourtaucundanger.MaiscetinfâmescélératserendchezMuller.Ehbien!Suivons-le»

Enhâte,Brokarracheunefeuilledesonagendaetécrit:

Princesse,Jevousquittepourpeudetemps.Nelaissezentrerpersonne.Ilfauttenirjusqu’aubout.Quandjereviendrai,jevoustoucherailamain.

Votreami.Ilfranchitlesquelquesmarchesetglissasonmessagedansuneboîtetransparente.Ilredescendit

etsemitàcourirderrièrel’amiral.Illerejoignitàuncarrefour,cequiluidonnaunnouveausouci:«Queferais-jesijem’égaraisetsijenepouvaisretrouvercetteruelelongduparc?Quelestsonnom?»

RUEBERTHEBRETARD

réponditlaplaqued’argent.Brokylutl’inscriptionsupplémentaire:

L’actriceBertheBretardsejetadusommetdeMullertownpardésespoir

d’amourpourlegrandMuller

«Muller!PartoutMuller!Touteslesruesdeceniveauporteraient-elleslesnomsdesesamantes

malheureuses?Cesoi-disantdieuest-ilvraimentsifutileetsiprésomptueux?Quoiqu’ilensoit,ilm’estindispensabledebiengravertouscesnomsdansmamémoire.Ilfautquejem’yretrouve…»Ils’engageaprudemment

ANNEDIMER

dansl’avenuequi,d’aprèslalégendegravéesurlaplaque,avaitétébrûléevivepouravoirassassiné,parjalousie,lareineGertrude,aiméedeMuller.

Cetteavenueaboutissaitàunpalaisentouréd’unportiquedecolonnesdecristal.Unvasteescalier

Page 61: La maison aux mille étages

ydonnaitaccèssurlequels’agitaientunefouledehauts-de-formenoirs.Surlefronton,uneimmenseinscriptionaunéonjetaitunenotesanglante:

BOURSE

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Unefourmilièred’or

Undieuadipeuxsousunbaldaquin

Laboucheencristalduhaut-parleur

TechniquedelaBourse

“…ditesplutôt,

unsocialistedivin…”

Levieilentremetteurs’arrêtadevantl’escalier,rectifiaunenouvellefoislesplisdesonpantalon,

compta rapidement les étoiles de sapoitrine et gravit lesmarches avecprécaution.Brok le suivaitcommesonombre.

Ils entrèrent dans une gigantesque salle de verre. Sous une grappe dorée de grosses sphèreslaiteuses une foule noire s’agitait. Au premier plan une sorte d’escalier d’honneur menait auxgaleriescirculaires.Dansuncoin, sousunbaldaquin,assisdansunfauteuilécarlate lastatueenord’undieuadipeuxàdoublementon.Etcommetoujours,unevasquedeverreauplafondauréoléederayons d’or, comme un soleil. Serait-ce une énorme lentille à travers laquelle l’œil d’un géantobserved’enhautcettefoulecommelefourmillementdesbacillesdansunmicroscope?

Surd’épaistapisfroufroutentetbruissentleshabitsdesoienoireselonquelesflancs,lescoudeset les dos se frôlent. Les visages sont comme autant de taches mates où les yeux ont des lueursphosphorescentes, les carrés des plastrons luisent. Il semble que ce soient des panneaux blancsderrièrelesquelsdoitsecacherunmécanismequel’onremonteaumoyend’unressortlogéluiaussisousunpanduvêtement.Lesmainsdroites s’élèventet s’agitent, elles s’écartent et se rapprochentcommelespôlesopposésdel’aimant.Leursdoigtsboudinéssontcerclésdechevalièresd’or.

Tout cemondeva et vient, se dirige dans toutes les directions, sans but apparent.Les hommess’insinuent et serpentent à coups d’épaule dans cette foule, se pressent, se déplacent suivant descourbessinueusesetconfuses,s’agglomèrentenpetitsgroupesetsedésagrègentensuite.

Desvoixéclatent,lesriresfusentdesgorges,desappelsjaillissentetsifflent.PierreBrokestjetédanscelabyrinthehumainets’yfrayeavecdifficultésuncheminquichangeà

toutinstantdedirection,tantetsibienqu’ilperdsonamiraldevue.Ilesttombédanslafourmilièreetse retrouve fourmi lui-même. Il courtàhueetàdia, rampeetgrimpe,écoute, secolleaux touffesnoiresdesbarbes,etsubittouscescrisquisecroisentautourdelui.

Cen’estqu’aprèsunmoment,lorsquesesoreillescommencèrentàsefamiliariseràcecharivari,qu’il put comprendredesphrases entières et qu’il comprit que laplupart d’entre elles, jaillissaientd’unhaut-parleurplacésurunsocleélevéàl’autreboutduhall.Aupremierplan,surunlargeécranblanc,apparaissaientdesinscriptions,desordres,deschiffresetdessignesétrangesquitraversaientleslentillesdesyeuxetseprojetaientsurl’écrandescerveauxenygravantdestraces.

C’esticiseulementqueBrokputenfinsefaireuneopinionsurOhisverMulleretsereprésenterlamonstrueuse grandeur de cet homme mystérieux qui était partout et nulle part. C’est ici que sedéroulaient les luttes inégales entre les mulldors, sa monnaie, et les pauvres devises des autresnations.C’estencelieuque,chaquejour,demilliersdebouchesprononcentmilleetmillefoissonnom. Ce nom qui résonne, tantôt comme un gémissement, tantôt comme un cri victorieux, tantôtcommeuneprièreimplorantlapitiéoulecraquementdesossousundurtalon.Lagrandeloupeau

Page 63: La maison aux mille étages

plafondétaitsonœil.Lemicrophonedanslemursonoreille.Lehaut-parleurdecristalsabouche.Samain,sansdoutepeutdescendreduplafondetlui-mêmepeutapparaîtredansunmiroir.

Quisaits’iln’estpasdéjàsurplacesouslesapparencesd’unjoueuroud’unspéculateur,peut-êtremêmed’unhuissier.Nulneleconnaît,nulnesaitquelquechose…

PierreBrokprogressivement s’accoutumait. Il tendait lesyeuxet lesoreilles auxcris sauvagesdes chiffres et des mots qu’éructait la gorge du haut-parleur et qui tombaient dans la massegrouillanteoùlesboucheslesrépétaientenlesdéformantcommeunécho:

HAUT-PARLEUR

—J’achètecinquanteactionsnoires.

ÉCRAN —Cours:29–30–31-32,50-33.VOIX —Écoutez,Mullerabesoindecharbon.ÉCRAN —Cours:35-36…

VOIX

—Lesoliumsevolatilise.—Lesmineurss’insurgent.—Çasentlarévolution.—Ilsontdémolil’escalierR.—IlsontminélamineB.—J’offrecinquante.—Jemaintiens.

ÉCRAN —Cours:38-39.

VOIX

—VîtekdeVitkovitsèsortdutrou.—Satêten’estpasencoresortie.—Quandelleémergera,elles’envolera.—J’offrequarante.

HAUT-PARLEUR

—Acheté.

VOIX

—Unemoucheaavaléunéléphant.—Aujourd’hui,jesuismillionnaire.—Nousattendronsencore…—Iljoueavecnous.—Ilnepeutpass’enrichirdavantage!

HAUT-PARLEUR

—J’achète20000pairesdemains.

Surl’écran, leschiffressautentselonlescours,maisBrokneregardeplus.Ilvad’ungroupeà

l’autre,d’uneboucheàl’autreetécoute:

Page 64: La maison aux mille étages

—Lesnoiresàdeuxmulldors.—Mullerachètelesblanchesàlahausse!—J’aiachetédesjaunes,ellestravaillentplusvite!—Maiselless’usentrapidement!—J’offredesblanchesà5mulldors,desmarchandisesespagnoles!—Ellessontstupidesetparesseuses…—CellesdeFrancesontplusdélicates,jelesjetteraisurlemarchéquandlefrancmontera…

HAUT-PARLEUR

—Acheté.—Jevends50wagonsdecubesOKKA.

—Marchandises256!—Nousn’endemandonspas!Vieuxstocks!—Lesstockss’entassent.—Ilyaunesemaine,j’enaiachetéundemi-wagon,celasuffitamplement,pendantcinqans,pour

milleestomacs.—Oui,monsieur,lescubessontbonmarché,maislesestomacssontchers!—Danstroismois,monusinesetransformeraenhôpital…—Uneétrangemaladie,lesangsedessèche…—Chut!—Quantàl’Inde,Sirdare,àquiest-ellereconnaissante?Hein?NoscubesOKKAenontsauvé

desmillionsàl’époquedelafamine.—En fin de compte, lesmachines se détraquent,mais il n’est pas nécessaire de fabriquer des

hommes.—Lanature,elle-même,enfabriqueenénormesquantités!—Sanslescubes,GrandVizir,ilestimpossibleàprésentdefairefaceàlaconcurrence!—Lecubedansl’estomac,cen’estplusdelanourriture,c’estdel’huilequigraisselamachine!— Des machines affamées, gourmandes, paresseuses, sexuellement sensibles, ne nous

rapporteraientaucunprofit.— Entre nous, monsieur Ferencz, pas même les Chinois ne boufferaient ces cubes, et encore

moinsleschiens!—Pendantseptans,j’enainourrimesPatagons.Aucunn’asurvécu…—Chut!— Monsieur ne s’y reconnaît pas, mon cher Barowski. Monsieur doit savoir graisser la

machine…250.—MeineHerren,celavaencorebaisser!—Noussommestoussaturésdecubes!—LebonMuller,vaencorenousfaireuneréductionànous,lesmendiants.

—J’achèteundemi-kiloderadium.—Écoutez!Écoutez!—Please,gentlemen,quiseraitcapabledeleluivendreencoreaujourd’hui?—Etpourquoiena-t-ilbesoin,monsieurFranck?—Ilabesoinderayons,signor,hi,hi,hi!(etluichuchotantdansl’oreille):pourlecancer,chut!

Page 65: La maison aux mille étages

…—Poursesbesoinspersonnels,verstehenSie?—Chut!!!!

—JevendsletrôneduChahdePerse.—Denouveau?—Riend’étonnant!Quelestceluiquin’apasessayé?—AllanGorrn’yestrestéquepeudetemps……milord,lepeupleestcommeuncitron:plustulepresses,moinsildégorge.…Mister, j’ai occupé le trône d’Egypte pendant 35 jours pour 15 mulldors… un peu cher…

J’avais envie de régner, d’être un bon roi, et aussi de gagner de l’argent. Roi détestable… et lebusinessfutpireencore…meinGott…

—Jelouel’étage564deMullertown.

—Ah!Pourcombien?—Jeloueimmédiatement!—Combien?—750.—J’aibesoindebureaux…—Jetiensàmeublerlespensions.—Jecherchedesentrepôts!—Al’étage900onvoitdéjàGaurisankar,lecroyez-vous,messieurs?—Nouslecroyonsvraimentpuisquec’estlàquesetrouventlesasilesd’aliénés,hi,hi,hi,hi!—Chut!!!— Au sommet de Mullertown est installé une lunette astronomique. Si Votre Altesse daigne

regarder fixement l’horizon, Elle y verra Mullertown, et Elle-même, au sommet, par-derrière,évidemment,hi,hi,hi,hi!

—Chut!

—Jevendsl’étoileK99aveclarécoltedecetteannée.—Washeisst«aveclarécolte»?–Desconcombres,desbananesoudestomates?—Allez-yvoirvous-même,HerrSerafin.Pensez-vousqu’iliralui-mêmefairelarécolteetvous

l’apporterasurunplateau?— J’ai dégusté une pommede l’étoileK84 ! Il n’y en avait que deux exemplaires !Le grand

Muller amangé la première, la deuxièmem’a été réservée. Cette peccadillem’a coûté trois centsmulldors.Maisilestimpossibledevousdécrire,avecdepauvresmots,lemiraclequis’estrévéléàmonpalais.C’estungoûtquin’estpasdecemonde,VotreAltesseSolaire!

—Majesté,j’aimangédestynèssesdeK74.Ilsenivrentlégèrementtoutcommelechampagne;ilssontimbibésd’unesorted’alcoolcéleste…

—QuivoudraitallersurK99!Si j’achète,àquipourrai-je revendreensuite?Quoi!Jene lemangeraipasmoi-même!

—Jetenteraidegoûterunconcombrevénéneux,etj’encrèveraiaprès,n’est-cepas,signor?—Chut!!!—Biensûr,c’estlamoded’avoiruneétoileàsoi.Pensezdonc,DonOrtegayCosta,etmêmela

Page 66: La maison aux mille étages

marquisedelaRochefoucauldpossèdentlaleur,hi,hi,hi,hi!—Pournous,c’estuncapitalmort!—Quioseraits’yaventurer,HerrApfelbaum?—J’aiunfilssurZ19,ilyestdepuiscinqansdéjà…—Personneencoren’enestrevenu!—Chut!—Seulunfouquitteraitleparadispourrentrerenenfer…—Pourquoidites-vouscela,personnellementjemeplaisàraviràMullertown,moncherbaron!—NotreBienfaiteur,notregrandHomme,notreSeigneur...—Maisbiensûr,noussommestousdanslesmainsduSeigneur,etpuisqu’ilveillesurnous…—Etmalgrénosfautes,ilnouspardonne,nouspauvrespécheurs…

—1mulldor-932ducats.—Regardez,Monseigneur,lemulldordescend!—Ildescend!—Pourlapremièrefois!—Oui,pourlapremièrefois!—Vousnepensezpourtantpasque…?—QueMmegarde!—Etqu’ensavez-vous,Monseigneur?—Jenesaisrien,jenesaisrien…—Maispourquoijouerlacomédie?— Entre nous, Monseigneur, vous pensez probablement à l’affaire du coupe-gorge de

l’Eldorado?…—Vouspensezdonc…—Moi!Dutout,dutout!C’estdelafolie!Qu’est-cedoncquipourraitébranlerMullertown?—Rienévidemment,mais…—Mais?—SeulMullersaitcequis’yestpassé.C’estunechosetoutàfaitimpossible!Absurde!…—S’ilfallaitcroiretoutcequeracontel’aveugleOrsag…—C’estcequetoutlemondedit!—Moi,jen’ycomprendsplusrien!—Tchoulkovaentendulavoix.—Orsagl’avu!—Qui?—Cevasedeverrequiressemblaitàunhomme.—Unêtre,unecréaturedeporcelaine!—Undiable!—Undieu!—Unfantôme!—Tchoulkovestunvieuxroublard.—Orsagestunfumeurd’opium.L’apparitionn’étaitnideverrenideporcelaine,maissortaitdes

fuméesdesapipe.—Etlabagarreauxrevolverscontrel’inconnu?—Undéliredesoûlards!—EtOrsag,convoquéchezMuller?

Page 67: La maison aux mille étages

—Chut!

—JevendsMullertown.—Ecoutez!Ecoutez!—MullervendMullertown!—Est-cepossible?—Qu’est-cequisepasse?— Vous semblez l’ignorer, mon cher ? Il nous a déjà fait le coup bien souvent, à nous, ses

serviteurs.Onditquec’estsafaçondesoupeserlemonde.—Evidemment, c’est prudent et généreux de Sa part. Comprenez-moi bien, Sirdae,Muller ne

tientguèreàSonmonde,Ilnel’estimemêmepas,Ilestprêtàtoutvendreetn’importequand,tout,toutcebric-à-brac.IlvendraitmêmeMullertown,Excellence,aussiétrangequecelapuisseparaître…

—Ilvendra…—Ilvendra…—Ilvendra…—Seulement,pourunetelleopération,ilfautêtredeux!—Etpourtant,Majesté,deSapart,quellegénérosité!—Mullerestundémocrate!—Unphilanthrope!—Ditesplutôt:unsocialistedivin…

Page 68: La maison aux mille étages

«J’achète!»

Deuxvoixs’affrontent!

PierreBrokseprésenteàMuller

L’entrevuerueAliceMoor

Ainsi,detellesconversations,detellesexclamationss’échangeaientdanslasalleetformaientun

immenseetconfusbrouhahalorsquesoudainlehaut-parleursefitentendrepourladeuxièmefois:

—JevendsMullertown.

—Jel’achète!!!Cette voix sonna clair quelque part au milieu de la salle et, d’un coup, déchira le rideau des

chuchotements, des allusions et des sous-entendus mystérieux et confidentiels. C’était comme unepierrelancéedanslemiroiroùjusqu’icisereflétaientlacuriositéetlaservilitédelasalle.

—Jel’achète!UnhommequiachèteMullertown!Commentest-cepossible?Noussavonsquec’estlameilleureplaisanteriedeMuller!Oubien…yaurait-ilquelqu’uniciquisesentiraitplusfortqueMullerlui-même?Mullertown?Qu’est-cequec’estvraiment?Unecolonned’orenfoncéedansl’enferetquimontejusqu’auciel!

Onsentaitque lavoixquiéructaitdans lepavillonencristalétaitelle-mêmestupéfaite,carellehésita et s’interrompit. Un silence terrible se figea dans l’espace. Puis, elle sembla reprendre sesespritsetlatrompettedecristalsonna.Lavoixparla.Onauraitdituneautrevoix.Elleavaitchangédetimbreetd’intonation.Elleétaitdureetcruelle.C’étaitcommeuninstrumentgrinçantquinetuepasmaisquitorture:

—Quel’hommequiachèteMullertownsemontre!

—Mevoicil

PierreBrok,àcemoment,setrouvaitexactementaumilieuduhall.Ilétaitmontésurl’immense

statuetransparentereprésentantAtlasportantunglobed’orsursesépaules.Lastatue,au-dessousdelui,sefondaitpresquecomplètementdanslalumièreetleglobeétaitsuspendudansl’espacecommeunsoleilquis’éteint.

Broks’étaitprécisémentassissurceglobe.De là, ilpouvaitposersesquestionsetentendre lesréponsesensécurité.IlavaitosésortircetatoutdesonjeuetinstinctivementsentaitqueMullerétaitproche, Muller, l’homme qui s’enfonçait dans son mystère à mesure que lui, Brok, tentait d’endéchiffrerl’énigme,l’hommequis’éloignaitsanscesseàmesurequeBroks’enrapprochait.

«Ici,j’aienfintrouvéuneplaced’oùjepourrailuiparler.Sic’estluiquiparleetquifaitvibrerlehaut-parleurdecristal,tantmieux!Jevaisleconnaîtreàmoitiésic’estsavoixquiparle.Lavoixquisetrahiraparmidesmillionsd’autresvoix.Ilmeresteraàdécouvrirencorelabouched’oùsortcettevoix.Detrouverlemouledanslaquelleellerefroiditetsedurcitcommeleferquimarquelecorps

Page 69: La maison aux mille étages

desmartyrs!»L’amplificateursiffla:

—Quies-tu?Voyons, voyons, monsieur Muller daignerait-il être curieux ? Ne disait-on pas qu’il était

omniscient?Desoncôté,Brokn’estpastoutàfaitsûrqui ilest lui-même.Enréfléchissantàcela,c’estcommes’ilétaitlivréauxtenaillesquibroientlestempesjusqu’àlesfairecraquer.Etpuis,toutcelaaussidoitêtreencorrélationaveclespetiteslampesjaunesquiapparaissentdanssesrêves.Non!Impossibled’yréfléchir.Ilfautcroireauxpapiersqu’ilportedanssonportefeuille.C’estpourquoiildoit être le fantôme errant dans Mullertown, l’homme sans corps, la voix qui doit tuer pour seracheterelle-même.

L’amplificateursifflapourladeuxièmefois:

—Quies-tu?Etledétectiverépondit:

—PierreBrok!

—PierreBrok?

interrogeadédaigneusementlehaut-parleur.

—EtmoijesuisOhisverMuller!

—Lenomn’apasd’importance!Lenoirremousdesgibusaupieddudétectivesecreusacommeunevague.Lesvisagesblêmirent

destupéfaction.Qu’osaitcettevoixau-dessusdeleurstêtes?QuiétaitcePierreBrokquitenaittêteàOhisverMulleretluidisait,sansdétours,quesonnomn’avaitaucuneimportancepourlui?

Lenomdel’hommeàquiappartientl’univers?Lenomdel’hommequidétientlepouvoirdivin?Cettedeuxièmevoixqui jaillitquelquepartdans l’espaceetqui semoquedeMuller serait-elle

pluspuissantequelui?PierreBrok!Est-celenomd’unhommeouceluid’unnouveaudieu?Unechoseestcertaine:deuxvoixs’affrontent!Ellessetâtent,ellesmesurentleursforcesavantle

futurcombat.Toutlemondes’endoute.Maisquid’entreellessortiravainqueur?

—MonsieurMuller!jeveuxvousparler!

—QuePierreBroks’adresseauBanArab,agent199!

—Jen’aiquefaired’unintermédiaire!JeveuxMuller!

Page 70: La maison aux mille étages

—QuellessontlesintentionsdelavoixquiachèteMullertown?

— Vous poser d’abord une question. Une petite question à l’oreille. Vousvendezvotrebaraque,maisdites-moidonc,pourquoicettehâtesoudaine?

—Aprésent,c’estmoiquiinterroge!

—Aprèsmoi,MonsieurMuller!Jeconnaisvosvoiesquimènentauxétoiles!J’aidécouvertvosterriblessecrets.LasociétéastraleCOSMOS…N’est-cepasunfourcrématoire?MonsieurMuller,combiend’actionspossédez-vous?

Etmaintenant,chosecurieuse,uneautrevoix,beaucoupplusvieilleetcommerêveuse,répondà

Brok:

—Ehbien!QuePierreBrokseprésentecesoirrueAliceMoor,étage354,porte99!

—Etquiyrencontrera-t-il?

—OhisMuller!

Page 71: La maison aux mille étages

Lesanctuaired’OhisverMuller

Onboitlevinde,“l’Assomption”

PierreBrokirriteledieuMuller

Troiscoupsdefeudansletapis

Pierre Brok, après s’être ainsi révélé lui-même au tout-puissantMuller, se retint de quitter le

globe d’or posé sur la nuque d’Atlas et de descendre parmi la foule. Il attendit donc, sur sonobservatoire, qu’elle s’écoule vers la sortie, que la salle se vide et que les grappes laiteuses auplafond perdent leur éclat. Et subitement, en effet, toutes les lumières s’éteignirent d’un coup.L’obscurité,l’obscuritésanslimite,inhumaineettouffue,enterraBrokvivant.

Hélas!Comment,àprésent,pourra-t-ilsortird’ici?Commenttrouverl’issuequidoitlelibérer?Commentrejoindrelaprincessequ’ilalaisséerueBertheBretard?

Un regret l’envahit de l’avoir imprudemment quittée. Et si elle était en danger à ce momentmême?Ets’iln’allaitplustrouverlecheminquimèneàelle?…

Brokselaissaglisserjusqu’àtoucherletapiset,entâtonnant,ilavançaavecprécaution.Soudain,sesdoigtsseheurtèrentàunesurfacefroide.Unechoseconcrète,danscetespaceobscur.

C’est ça : unmur qui le conduira sans aucun doute à la lumière.Vite, vite avançons ! Et samainglissaitsurlemarbrelisse.

Enfin!Unepetiteporte!Uncouloirétroitet,aufond,uneautreporte.Brokl’ouvre.Etvoicilalumière!

Est-ceuntemple,unmusic-hall,unmusée,uncaféouuncabinetdefiguresdecire?Lediablelesait!Surdestapisàramagesbigarrés,depetitestablesrondes;autourd’ellesdesfauteuilsmauvesàroulettes.De ces fauteuils émergent des têtes de tout genre qui fument et qui boivent des boissonsrougesetchaudesdansdescalicesd’argent.Unealléedecolonnesphosphorescentesmèneversunetribuneoù,sousunecoupolebleueetétoilée,resplenditunautel.C’enestdumoinssonapparencecarilya làmilleetunebougiesélectriquesdisposéessymétriquementparmides fleursetdespalmes.Sur l’autel, auréolé par d’autres ampoules, scintille l’effigie d’un homme corpulent couvert depourpre.Au-dessusdeluiendemi-cercle,rayonneenlettresmauves:

Ilestassissuruntrône,unecouronnesurlatête,etporteunelonguebarbeàdeuxpointes.Dans

unemain,iltientcommeunempereurunglobeterrestre,dansl’autre,telunsceptre,lamaisonauxmilleétages.Satêteestcoifféed’uneauréoled’étoilesd’or.

C’estlemêmegnomeobèsedontBrokaperçutlastatuedanslehalldelaBourse.MaislasurprisedeBrokfutencoreplusgrandequandilaperçutlelongdesnefslatéralesdece

temple– si toutefois il s’agissaitd’un temple–depetits autels sur lesquelsgrimaçaientd’étrangesstatuettes (patrons etmartyrs, sans doute !) qui hochaient la tête, joignaient lesmains, ouvraient la

Page 72: La maison aux mille étages

bouche, roulaient des yeux et agitaient, en faisant des mouvements saccadés, de très curieuxinstruments.

Surunautel : unevitrine ; onyvoyait, debout, unmannequinde cire représentantune femme,portantperruqueblondeetsimarreblanche.Elleavaitunsouriresuaveetsapoitrinesesoulevaitets’abaissait avec régularité commemueparune respirationhumaine.Elle tournait et détournait parmomentslatête,danscemouvementridiculequ’ontlesautomatesdontlatêteseules’animesuruncorpsfixe.Asespieds,unepetitefilleétaitagenouilléequiélevaitlesbras.Cegroupeétaitactionnéparunmêmemécanismecarlesbrasdel’enfantselevaientets’abaissaientàchaquetourdetêtedupremiermannequin.

Un étonnement bizarre s’empara deBrokdont il ne comprit pas aupremier abord la véritableraison.Soudain,lalumièresefitdanssonesprit.Oui,ilavaitdéjàvécuquelquechosedesemblable,ilyavait très, très longtempsdecela.C’étaitcommes’il revenaitenunendroit familierqu’ilavaitconnu il y a desmilliers et desmilliers d’années.Une rangée de cercueils de verre dans lesquelsétaient couchées des figures de cire – d’anciens héros – qui respiraient doucement grâce à unmécanismed’horlogerie.Là,gîtunefemmecorpulente,lesmainsjointesquimontentetdescendentsurlacollineblanchedesseins.Là,unchefdebrigandsquirespireencore.Plusloin,unempereurassassinéet,justeàcôtédelui,uncélèbreassassin…

Maisoùtoutcelasepassait?Etquand?PierreBrokmorditàbellesdentsdanscesouveniret,denouveau,lamorsuredestenailles!Sans se soucier de la douleur, il ferma les yeux et fouilla une nouvelle fois sa mémoire. Et

soudainilaperçoitunepetite lampejauneentre lespoutresdespiliersvermoulus,unbat-flancgrissurlequelquelquechoseremue…«Va-t’en,va-t’en,fantôme!Jemetrouveàprésentdansletempleconsacréautout-puissant,omniprésentdieuàdoublebarbeMuller.DesfidèlesysontréunisquisontvautrésparesseusementdansdesfauteuilsmauvepâleetquiboiventdansdescalicesenattendantDieusait quoi. Il y a une chaire qui a la formed’un lis d’or.Et tel unmonstrueuxpistil en débordeunventrecouvertd’unechemiseviolettesurmontéd’unetêtesurlaquelleestposéeunetiareenverreàneuf étages éclairée intérieurement par une ampoule. » Les yeux de Brok fixent cette bouche quis’ouvreaumilieud’unépaisvisage.Etàcemoment, ils’aperçoitquequelqu’unparleetqu’il fautl’écouter.

C’estlegrandprêtrequiprie:

ÔSeigneur,souverain,roiquinousdirige,Toiquianom:OhisverMuller,quisignifie:«Pèlerinétemelquis’élèvesanscesse.»Toiquicréascemiracleinouïquiremplirad’étonnementlesgénérationsfutures,cemiraclequeTubaptisasMullertown,pontquimèneauciel…NotreSeigneur,notreRoi,

OhisMuller,ToiquiremplisparTaprésencelesespacesinfinisdumonde,Daignenousparler,queTavoixsoitparminous,Apporteàceuxquidoutent

Page 73: La maison aux mille étages

leviatiquedeTaBénédiction…Legrandprêtres’interromptettoussepours’éclaircirlavoix,puisillèvelesyeuxquisemblent

attendrequelavoixtombeenplanantduCiel.Silence!Ilpoursuitsaprière:

QueTavolontésoitfaite,surlaterrecommesurlesastres.Exaucenosprières,

ÔGrandMuller,éterneletunique!Entendsnotrehumbleprière,Prononceunseulmotetnosâmesseremplirontduvindelajoie.

Legrandprêtrereprithaleineetpoursuivitpourlatroisièmefois:

Toil’omniscient,Toil’omniprésent,OhisMuller,

Toiquientendstout,Pèlerinquis’élèvesanscesse,Dieudesdieux,MaîtreetRoidetouteslesétoiles,Toiquichoisisparmileurmultitudelanôtrepourydemeurer.TuascrééToncielparminousEtdenotreterretuasfaitl’étoileélue,l’étoiledivine.

SeigneurOhisMullerPèlerinquis’élèvesanscesseécoutenosprières!

Unefortevoixàl’intérieurdelacoupolesefitentendre:

—Jelesécoute!Alors,transportéd’uneinconcevableextase,legrandprêtrepoussadescrisdejoie;lescloches,

lesorguesetlescantiquesretentirent.Lesfidèlessedressèrentetlevèrentleurcoupe.Ondevinaitquec’étaitlàundesritesdelacérémoniequidevaitsansaucundouteserépéterchaquejour.

Legrandprêtrereprit:

ÔSeigneur,BâtisseurdeMullertown,Roidelaterre,

Page 74: La maison aux mille étages

Souveraindesastres!Touslessecretsdel’univers,tousceuxdesâmeshumainescessentd’êtredesénigmespourToi,carToi-mêmeTueslaplusgrandeénigmedumonde.Turegardeslesprofondeursdel’infinietTusouriscarTuT’yvoisToi-même.Etl’infiniestTonmiroir.Turegardesl’abîmedesâmeshumainesetTupleures,car,aufond,Tuvoislesrochersdenospéchés,etTucompteslespalpitationsdescœursperfides…ToiquiascrééMullertown,pontversleciel,pardonne-nousnospéchés!

—Jevouslespardonne!

réponditlavoixdivine.

Ensuites’élevèrent,longuesetfatigantes,leslitaniesdanslesquellesrevenaitsanscesselenomdeMuller,dansd’infiniesvariationsetprécédédemilleépithètes.

Puislegrandprêtredescenditdelachaireets’avançaversl’autelprincipaldevantlequelilsemitàinvoquerl’effigiedudieuMuller,entouréed’ampoules,etlesuppliad’accomplirunmiracleencemomentsuprême.

Alorsunevoixtombaduplafond:

J’aifaitdecetteétoilelecœurdel’universetsuisdescendudanslecorpsdel’hommepourmilleans.Ensuite,j’iraisuruneautreétoileencorepourybâtirunautreMullertown,lamaisonauxmilleétages.Maisvous,vousquim’adorez,etquibuvezabondammentlevinchauddel’«Assomption»quiestlesymboledemonhumanitésurcetteplanète,voustous,vousvivrezsurlesétoiles,plusbellesetplusheureusesencorequecelle-ci.Quantauxpécheurs,auxblasphémateursetàmesennemis,jeleuraipréparésurlesneufmondeslefeuetlessupplicesinfernaux.Encequivousconcerne,mesenfants,jevousprépare,surlesétoiles,lesdemeurescélestesquevouspourrezvous-mêmedéjàchoisir

Page 75: La maison aux mille étages

pendantcettevie-ci.C’estpourquoijevousconseilledenepasregrettercetteterre.Netardezpasetportezvosregardssurlesétoiles,Choisissezlecielleplusaccueillant.Etvouslestièdes!Pourvousj’aiplacélesoliumauseindecetteterre,j’aicréélaflottequisillonnelesocéansducosmospourvousrapprocherduciel,pourfairedescendrelesétoilesjusqu’àvospieds.Ceuxquicroientenmoivivrontéternellementheureuxsurl’étoilequ’ilsdésigneronteux-mêmes.Amen,amen!Envérité,jevousledis,apprêtez-vousàunlongvoyage,n’ayezpaspeurdesadieux!ConfiezvosviesàCOSMOSsociétédestransportscélestes.

—C’estlasociétédesentremetteurs,desmarchandsd’esclavesetdesbrûleursdecadavres!N’écoutezpasMuller!

AinsihurlaPierreBrokaniméd’unenouvelleenviedeprovoquercefauxdieu.Etqu’importesi

cen’étaitpaslavoixmêmedeMuller,maiscelled’unedoublurequiparlaitàlaplacedu«dieu»!Cartoutcelalemettaithorsdelui:CetteimpudentepublicitéetcettevoixsingeantladivinitédanslesimplebutdeservirlamaffiadesproxénètesetdesesclavagistesdeCOSMOS.

Sesparolesplongèrentlesfidèlesdansunahurissementsansbornes.Lafoudredel’horreurvintfrapperlescerveauxhérissésettraversaleparatonnerredesnerfs.Lescalicestombaientdesmains,lesgenss’évanouissaientd’effroi.Duhautdel’édificelavoixdit:

—LediableestvenupouraffronterDieu!

— Il ne s’agit ni dis diable ni de Dieu, mais de l’homme qui est venu pouraffronter la canaille, le scélérat, l’assassin qui a tué des milliers d’êtreshumains!ToutMullertownn’estqu’unmensonge,unemonstrueuseescroquerie!

Pan!Uncoupdefeu!Commeungaminderue,uneballesifflaimpudemmentàl’oreilledeBrok.Pan!Uneautreluipassasouslenez.Elleselogeadansletapis,toutprèsdelapremière.

Page 76: La maison aux mille étages

—Attention!—Ontirelà-haut!LavoixdeBroksertdecibleàunguetteurduplafond.Etvoilàunemainarméed’unbrowning

quisortd’unepetitefenêtredelacoupole.Serait-ceOrsagquilevoitgrâceàseslentilles?Pan!Unnouveaucoupdefeu.Laballetraverseletapisjusteaumilieudesdeuxtrousprécédents.Brokn’attendpas laquatrième. Il se ruevers la sortieoù s’agglomèreunemassehumainequi

s’agite.Ilbonditsurlemurdescorpsprisdepanique,etfoulantdosettêtes,ilfranchitleportailoùrègnel’affolement,dégringolel’escalieretatteintlepremierlarue.

Surprise ! C’est encore la rueAnneDimer, celle qui l’a conduit à la Bourse aux colonnes deverre. Il ne comprend pas, fouille rapidement ses souvenirs. Du hall de la Bourse, il a atteint lesanctuaireparl’obscureruelle.Envaintente-t-ildes’expliquerl’inexplicablerelation.AlaplacedelaBoursesedresseuntempleoùbrûlelaréclame:

Enigme ! Mais le moment n’est pas à la résoudre. Brok se promet d’y penser. Plus tard. Le

problèmeimmédiatauquelilimportedeconcentrersesefforts,c’estderetrouverlaprincesse.Laprincesse!Quesepasse-t-il,encemomentdanslaVillaTamaraoùill’abandonnavraiment

tropimprudemment.N’est-ellepasendanger?

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LevisageduprinceAtchorguène

L’œildeMuller

Parl’ascenseuràGédonie

Denouveaulapetitelampejaune

En arrivant devant la villa de la princesse, Brok s’aperçut que ses grandes baies transparentes

étaient tenduesderideauxdesoietombantdeleurs tringlesd’or jusqu’ausol.Mais,d’unechambreauxrideauxazur,deuxvoixs’entendaient, l’uned’homme, l’autredefemme.Broks’approchaet,àtraverslafentededeuxrideauxinsuffisammenttirés,ilaperçutlaprincesseassiseet,enfaced’elle,surundivanturc,unetêted’homme.

Seglisserfurtivementjusqu’àcettepièce,ouvrirlaportedeverresansfairedebruit,s’insinuerentrelesplisdelaportière,enfacemêmedesyeuxdel’inconnu,toutcelaBrokleréussit,grâceàsoninvisibilité, plus rapidement et mieux qu’il ne l’avait espéré de prime abord. Il entra enfin etsubrepticementdanslachambredelajeunefille.

Le visage qu’il aperçut alors sur le fond bleu du rideau était tout ce qu’il y a de plusextraordinaire. Par son aspect et ses proportions, il différait de tous les autres visages humains.C’étaitprobablementunexemplairecréépar lanaturesuruneautreétoile.Asa façononauraitpuadmettrequecette face fûtbellepar elle-même, commeestbelle,par exemple, la têted’uncheval,maisàcôtéd’unvisagehumain,ellestupéfiait.

Elleétaitbizarrementétroiteetlongue.Deprofil,lenezformaitunesuperbecourbecommelesbecs de perroquets.Les yeuxprofonds chatoyaient et devenaient tour à tour jaunes, verts, bruns etbleus,commes’ilsavaientlafacultédechangerdecouleurselonl’humeur.Entrelenezetlabouche,lalèvresupérieureétaitlongueetnue.Asonmenton,unebarbeblancheàdeuxpointes,élégammenttailléeetprobablementartificielle.Sesjambesétaientlonguesetminces.Ildevaitêtreplusgrandquelaprincessededeuxtêtesaumoins.Ilétaitvêtudesoieblanche,àl’instardesjoueursdetennis.

—Celadépenddevous–disait-il–nouspouvonsencoretoutoublier.Votrefuite,princesse,futridiculeetpourtantellesuscitalerespectdugrandMuller.

—Etcommentapprit-ilmafuite,princeAtchorguène?Leprincefitunegrimacedecompassion:—Voyons,chèreamie,nevoit-ilpastout?Vraiment?Vousavezcrupouvoiréchapperàsonœil

divin?Ilobservaitvotrefuite,ilvousaccompagnaitàchacundevospas,exactementcommeilnousregardeencemomentdesonciel.

Singeant une hypocrite pitié, Atchorguène désignait du doigt le plafond où brillait une petitevasque.

—Est-celàsonœil?s’effrayalaprincesse.—Biensûr!Atous lesétages,dans toutes lespièces,etduplafond, ilobserve jouretnuitson

peuple.Laprincesseselamenta:—Jemesouviens,mêmedansmachambreàcoucherilyaunmiroirpareilauplafond.Quelle

impudence!—Dieupeut-ilêtreimpudentpuisqu’ilvoittout?Biensûr,ilregardeaussidansvotrechambreà

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coucher, comme il regarde dans toutes les chambres à coucher deMullertown. C’est précisémentpourcetteraisonquevousnedevezavoiraucunehonte,carilvousconnaîtintimementcommes’ilétaitvotremari,bienqu’ilnevousaitpasencoretouchée.Maisàprésent,cetteenvie luiestvenue.VousaveztrouvégrâcedevantLui.Suivez-moi!JevaisvousconduireprèsdeLui!

—Jamais!s’écrialaprincesse.Etelleregardavaguementautourd’elle,commesiellecherchaitlesalutquelquepart.

—Vousêtesfière!ditAtchorguèneetsesyeuxprirentuneteintesombre.IlyapeudefemmesdevotregenredansMullertown.Etc’estdecelajustementqueMullerabesoin.Vousnedanserezplus.Ilvous offre l’entière liberté et celle aussi de circuler dans tous les étages de Mullertown. VousgoûterezauxextasesetauxplaisirsdanslesquartiersparadisiaquesdeGédonieàconditionquevousluiaccordiezuneseuledevosnuits.

—Plutôtlamort!réponditgravementlaprincesse.—C’estprécisémentcette réponsequeMullerattend.Sivousvous jetiezdanssesbras, ilvous

écarterait comme un chien. Il aime le combat, les rébellions, les trahisons, non seulement deshommes,mais aussides femmes. Il feravotre conquête tantquevous lui résisterez.Quand ilvousaurapossédée,ilvousconsacreratoutauplusunerue.

Le prince Atchorguène posa une petite lampe de bronze sur un guéridon qui se trouvaitexactementsouslagrosselentilledeverre.Ill’alluma,uneflammejaillitetleverre,auplafond,secouvritàl’instantd’unesortedetaied’ungrisbleuâtre.

Alors,lesyeuxauplafond,leprinces’esclaffaavecunesauvagerieetuneinsolenceimprévues.Unéclairvertbrilladanssesyeux.

—Etvoilà,mamignonne,chère,délicieuseTamara!OhisverMullerestdevenuaveuglepourdixminutes.Pourlemoment,nouspouvonsfairecequ’ilnousplaît;ilnenousvoitpas.N’ayezpaspeurdeMuller, jesuisencorelà,moi.Moiseul, jepuisencorevousarracheràsesgriffes.Vousvoyez,pourunseuldevossourires,immaculésetroyaux,jetrahisdéjàmonmaître.

Iltentadeluisaisirlesmains,maislaprincessereculaépouvantée.Leprincedevintsubitementtriste.—Non,n’ayezpaspeurdemoi.Jenevousferaipasdemal.J’aivouluseulementvousmontrer

mon pouvoir. Mais je veux d’abord mériter votre amour. Venez avec moi, je vous montreraiMullertown,tellequ’elleestetjusquedanssescoulisses.Jevousmontreraitouslesmécanismes,touslesmiraclesettouslesenchantementsdel’invisibilité,del’omniprésenceetdel’omnisciencedivines.C’esttrèsingénieuxetnoussommesuniquementdeuxàleconnaîtrevraiment,Mulleretmoi.Voulez-vousmesuivre?

—Allez-y!Jesuisavecvous!chuchotaBroketdoucementilcaressalecoudedelaprincesse.Maisellesesaisitàl’improvistedesamainetlaserrafortement.Broks’arrachabrusquementà

cette étreinte.Mais le princeAtchorguène ne s’était aperçu de rien car son visagemonstrueux nemontraitaucuneinquiétude.

—Viendrez-vous?luidemanda-t-ild’untonpresquesuppliant.Laprincesse,enregardanttimidementautourd’elle,réponditàvoixbasse:—Jevoussuis.L’ascenseur douillettement capitonné les emportait dans sa chute vertigineuse et Brok sentit

soudain l’étrangemalaise renaître sous sespaupières. Il ferma lesyeuxet aussitôtunautremondes’agitaautourdelui.Oh!Cequ’ilvoyaitétaitsihorriblementvraiquecelasemblaitnepasêtreunrêve. Il retrouvaitdenouveaucettemauditegrotteà l’intérieurd’uncrânecreuxqu’ilavaitdéjàvudanssonpremiercauchemar.Ettoujourscettepetitelampejaune…L’œildeverredeMuller,quivoittout,semétamorphosadanscecrâneenuntrourondlàoùl’œilputréfiéétaitauparavant.

Page 79: La maison aux mille étages

«Etpourtantc’estunepetitefenêtredanslagrottequidonnesuruneviolentebourrasqueblanche.Aulieudemilleétages,iln’yaiciquetroisétagesdegrabatsgrissurlesquelsdessquelettesvivantssontrecroquevillés.Leursmentonscherchentunpeudechaleurentreleursgenouxetleursbouchessoufflentsurleurspoitrinestransies…Maistoutcelan’apparaîtquequandtucligneslesyeux.Situlesrouvres,tutetrouvesdenouveauàMullertown.Tutombesquelquepartaufondd’unprécipice,àcôtédelaprincesseetfaceauvisagedeperroquetduprinceAtchorguènequiestentraindetrahirledieuMuller.

«Depuiscombiendetempsdescendons-nous?«Attention!«Etsurtout,nefermepaslesyeux!«Lerêvetepoursuit.«Pour t’assurer que ta princesse n’est pas un rêve, du doigt tu toucheras son coude.Et elle te

sourira…»—S’ilvousplaît,nousapprochonsdeGédonie…

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Monte-CarloàGédonie

Uneballerinequifaitdespointes

“Jenecroispasàvosétoiles…”

CésarMarlok,dieudugrandsoleil

Laprincessefaitsonjeu

“Ceserapourlevoyage!”

Inondéede lumière,unesalle rougequiaexactement la formed’uncône.Aumilieu,une table

rondesurlaquelleuneballerineenivoirefaitdespointes.Broks’approchedelatabledontlasurfacemiroitanteetpolieestincrustéedemétaux,depierresetdeboisprécieux,suivantundessinprécisquireprésentelacartedumonde.Commeunetoupie,lafigurined’ivoiresedéplaceetsonorteilestfaitd’undiamant.Onpeutmisersur lescouleursdesEtats,desempiresetdes îles.Latoupieremontées’élance, tourne, évolue sur la table, et s’arrête. Son orteil de diamant désigne à ce moment legagnant.S’ils’arrêteàlamer,c’estlepropriétaireducasinoquigagneetquiramasse.Pluslasurfacesurlaquelleonmiseestpetite,pluslegainestimportant.

Laballerinedansesurlescontinents,lesmersetlesîles.Sesévolutions,enspiralestoujoursplusétroites,passentpar-dessusl’OuralettournoientenSibérie.Maissoudain,ellechangededirection,glisseverslesud,traverseledésertdeGobi…voiciqu’ellechancelle,vacilleettombeépuiséesurlapointemêmedel’Indeorientale.

—Lejaunelunaire–Singapour!Le29gagne.Touslesyeuxsetournentversunvisagejauneetmaigre.—LegouverneurSha-RadeMandchourie,sechuchote-t-ondanstoutelasalle.Pasunmusclen’a

bougédanslevisageimpénétrabledugagnant.Seules,deuxpetitesflammesnoiresdanssesyeuxenamandesuiventfiévreusementlavagued’orquirouleverslui.

Mais déjà, la ballerine a repris ses évolutions ; l’or tinte, les tas de mulldors augmentent,s’effondrentetsedésagrègentdenouveau.

PierreBrokestàprésenttoutcontrelatableetposesamainsuruntasdemonnaiesd’or.«Toutcelaseraàmoi,sijeleveux.Etvoilàunemainquineseraappréciéequ’aumilieudestas

d’or.C’est donc ici que sont cesmontsLiquides dontme parlait le vieillard de là-haut.Le salaireannueld’unouvrieréquivautàunmulldor.Quelcoursvertigineux!»

—Unmulldor:sixmilliardsdelires!annonceunevoixderrièrelegrillaged’unguichetsouslemuroblique:

BUREAUDECHANGE

Brok s’empare d’une pièce d’une pile la plus proche.Une face représente le soleil, l’autre les

étoiles.Maisquisontcesgensàbarbefenduequiversentdespoignéesd’orsurleschampsmulticolores

Page 81: La maison aux mille étages

dumondecommeonjettedesgrainsauxpoules?—Regardezlà,princesse–ditAtchorguèneensepenchantsursacompagne–voicilenouveau

roi deSicile,MalcolmBrookspacha.Et à côté de lui, ce borgne au collet doré, c’est le khanLa-Martenquia loué leSahara.Partoutavant il étaitvictorieux, seulement ici, ilperd…àcausede laballerine.Celui-là,vêtudevioletavecuntrianglesurlapoitrine,c’estSixtus,l’évêqueinpartibusdudieuMuller, c’était naguère un fameux maquignon. Ce Noir ? C’est le boxeur Kaïmann. Il parlejustement à l’amiral d’Artois, qui vient d’acheter la charge d’Empereur de toutes les Eaux etd’AdministrateurdesOcéans.Cettemassede chair à côtéde lui, c’estEsaülDar-Goust, inspecteursaisonnierdelaCôteafricaine.IlpeutselepermettrecarilestenmêmetempsletrésorierdeMuller.Etderrièrelui,c’estLordEvers,rédacteurenchefsecretdetouslesjournauxduvieuxcontinent.Cenain-làquiporteunebarbicheverte?C’estlepropriétaired’unesociétédenavigationsurlaplanèteMars.

—Jenecroispasàvosétoiles!s’écrialaprincesseenélevantlavoix,cequifitsetournerverselleavecétonnementquelquesbarbesduvoisinage.

—Pourl’amourduCiel,taisez-vous,chuchotarageusementleprinceAtchorguèneenluiserrantlepoignet.Puis,sereprenant,ilmurmurasuruntonplusmodéré:

—Sicettebarbicheverteetrabougrievousentendait,c’enseraitfaitdevous!—Est-cequ’ilsnesaventpasquec’estuneescroquerie?—Doucement, doucement ! Ils le savent tous,mais cependant ils font semblant d’y croire, car

telleest lavolontédenotrebienfaiteur, et ilprononçacette findephraseàhautevoixen jetantuncoupd’œilcraintifversleverreconvexeduplafond.

C’estalorsqu’unpâleetsuperbevieillards’approchadelui.Soncrânecomplètementlisseluisaitdesueurets’yreflétaitlelustredecristalquipendaitau-dessusdeluitombantdelapointeducône.

Unepoignéedemain.—Gloire àMuller, je vous salue, César – s’écria cordialement Atchorguène – qu’y a-t-il de

nouveausurvotresoleil?—Jevousremerciedevotreintérêt,prince–réponditlevieillard(unbelhommeenvérité!)et

sursonfrontapparurentdesridesquisepropagèrentpresquejusqu’aumilieudesoncrâne.Ilnemedonnequedessoucis…J’yétaisilyaunesemaine.Ilestvraimentbiendifficiled’êtreundieujuste.EtcombienjecomprendslegrandMullerquandilseplaintdesafonctiondivine.

— Je vous présente la princesse Tamara, dit Atchorguène. César Marlok, dieu du GrandSoleilAIII

— J’ai déjà entendu parler de vous, princesse – sourit le crâne chauve, vous fûtes, dit-on, surZB1…danslaconstellationdesNains?

Laprincesseallaitprotester,maisAtchorguèneluiserrantlepoignetunenouvellefois,intervintprécipitamment:

—Maisbiensûr, il luiavaitpris l’enviedeposséderunepetitepoupée,unjouetvivantpoursachambred’enfants…C’estencoreuneenfant,elle-même,César.Lapetitedanseusevousporte-t-ellechance?demanda-t-ilpourfairediversion.

—Jemise constamment sur la surfacenoirede l’Hindoustan– répondit le crânechauve– j’aidéjàgagnéunefoisetcegainmesuffit;grâceàluijepeuxencoreperdre468fois.C’estuntoutpetitpays,prince.

—Désirez-vousjouer,demandaAtchorguèneens’inclinantverslaprincesse.—Jeveuxbien,sourit-ellecommedansunrêve,jemiseraisurl’empiremoravesituésurlacôte

delamerBaltiqueoùrègnemonvieuxpère.—Jenevousleconseillepas,répliqualeprincesuruntonsoucieux,voyezdoncquelaspecta

votreempiresurlapeaudumonde!Unvraimoustiquesurlecorpsd’unmammouth!

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—Jemiseraiquandmêmesurceroyaumequej’aiperdu.Peut-êtreregagnerai-jecerêveenvolé!— Si vous gagnez, dit Atchorguène (et il fit une grimace) au tas d’or que vous ramasserez,

j’ajouteraiencorel’empirelui-mêmequiseraàvous.—Et,est-cequej’yretournerai?demanda-t-ellenaïvementenjoignantlesmains.—Maisbien sûr ! Jevousy conduiraimoi-mêmesurmonhirondelle, lui souffla leprinceen

s’approchantdesapetiteoreille.Laprincessedéposasesjetonssurlepetitpointrouge,àpeinevisible,surlequelpersonnen’avait

jamaismisé.Etc’estpourquoi,encasderéussite,legainallaitêtrevertigineux.La ballerine d’ivoire reprend ses pirouettes. Elle les commence à partir de l’île d’Orgueil

devenuelecentredumonde.Sonorteildediamanteffleuredespaysetdesmers,poursuivipardesregardstendusetfiévreux.Elles’engagesurlasurfaced’azurdesocéans.Aprèsunvolfou,ellevireet vire sur les champs gris des Balkans. Elle danse sur les montagnes et les fleuves. Elle prendsoudainladirectiondunord.Maispersonnenevoitlamainquiladirige.Etvoilàqu’uneconvulsionsoudain agite sesmembrespréludant à la finde ladanse.Encorequelquesmouvements ivres et ladanseuses’affaisseentouchantdel’orteillepointrougesurlacôtedelamerBaltique.

PierreBrokavaitbienjoué.Souslesregardssurpris,laprincessevoits’avancerverselleunmonceaudepiècesd’or.—Ceserapourlevoyage–conclut-ellejoyeusementtandisqu’Atchorguèneéchangeauguichet

l’or contrequelquesgrainsde soliumqu’il enfouit dansunebourse.Puis il entraînehâtivement laprincesseverslasortie.

Uneautresalle.Celle-cialaformed’uneétoileàsixbranchesdontlesrayonsseprolongentparde clairs et lointainsmiroirs. En sonmilieu, une table en étoile aussi. Et sur sa tablette une autrefigurineblanchedeballerine.

Brokregardelatable.Cen’estplusunecartedumonde.C’estuncielnoirparseméd’étoiles.Ici,on joue les astres. Brok voudrait bien savoir comment ce jeu-ci se pratique, mais le temps luimanque,carleprinceAtchorguènetraversecettesalleentoutehâteenentraînantlaprincesse.

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Lachambredesrêvesbienheureux

Lesvoluptésdessixsens

Sousleplafondtransparent…

Ledoigtcoupé

Ils entrèrent dans une nouvelle salle, nonmoins étrange, qui tenait à la fois d’une chambre à

coucheretd’unstudiodecinéma.Surdesdivansd’astrakan,desdormeursétaientétendus.Leursyeuxsortaientàmoitiédesorbites.

Leurspupilless’élargissaientcommedestachesd’encresurdupapierbuvard.Au-dessusd’eux,surdes trépieds écartés, ronronnaient des caméras arméesdebobines de filmet leurs objectifs étaientbraquéssurlesyeuxdesdormeurs.

—C’estlachambreàcoucherdesrêvesbienheureux,annonçaAtchorguène.Lescomprimésquiinspirentdessonges,etquisontpassésenfraudeiciparlescharlatansdeWest-Wester,possèdentlepouvoirmiraculeuxdelaréflexionoculaire.Ainsilesrêvesétranges,exotiquesetsurnaturelsquisedéroulent dans les cerveaux assoupis, se reflètent dans les pupilles des dormeurs. La sociétécinématographiqueRÊVES-FILMSengagecesmalheureuxquedesdosesmassivesdecomprimésetdecachetsoniriquesontrendusàmoitiéstupides.Lesfilmstournésainsià travers leursyeux,sontensuiteprojetéssurlesécransdesoiedescinémasdeGédonie.

Atchorguènesepenchaverslaprincesseetajouta,suruntonconfidentieletprotecteur:—Jevousmontreraiunebandetournéedanslesyeuxd’unhommequis’adonneuniquementau

FOKA. Vous serez stupéfaite de découvrir les fantaisies prodigieuses de l’amour ! C’est à vousseulement que je veux révéler ceci : ces films en relief et en couleurs sont projetés aux futursémigrants par RÊVES-FILMS comme s’il s’agissait d’études sur l’érotisme des étoiles soi-disantdécouvertes.

Ilspoursuivirentleurcheminetsetrouvèrentauseuild’unesallesibrillammentilluminéequ’unbrefinstantBroks’entrouvaaveuglé.Quandilretrouvasesesprits,plusieursimpressionsirritèrentsesnerfs.

Primo:desrosestombaientduplafond.Aufait,cen’étaitpasdesroses,maisuneneigerosequitombaitlentementsurdesbalustradesmulticoloresetdessortesdenids.Cesderniers–encaoutchouc-– se présentaient sous toutes sortes de dimensions, de formes et de couleurs. Ils étaient entasséspartout dans la salle. Ensuite, ses oreilles furent caressées par une douce et troublante mélodie,assourdie comme si elle traversait des murs ou par un éloignement trompeur. C’était comme unviolon qui rêvait au sommet d’unemontagne ou un violoncelle qui pleurait quelque part au fondd’unevallée…

Broktenditlamainverslesfloconsrosesqu’unefontaine,aucentredelasalle,dispensaitcommeungrandvaporisateur.Unfrissondouxetcuisantàlafoisleparcourut.C’étaitcommeledélicedufeuaumilieud’unfroidépouvantableet,enmêmetemps,unesensationdefroidauseind’unbrasier.Sur la langue, ces flocons inspiraient, à l’instar d’un supplice, une inextinguible soif et, enmêmetemps,l’étanchaient.

Enfoncés paresseusement dans les coussins, des corps d’hommes et de femmes s’étiraient. Ilsétaient uniquement vêtus de perles et d’un pagne de franges. Ils offraient à cette neige rose leur

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bouche ouverte, leur dos, leur ventre et leursmembres.Des plateaux d’or posés sur leur tête, desesclavesnuesleuroffraientdesfruitsétrangesetdesfriandises.

Les yeux hagards des couples étendus étaient fixés au plafond fait de dalles transparentes surlesquellesdansaientdeshommesetdesfemmesdépouillésdetoutvêtement.–Leshanchesondulaientettournaientselonlerythmedelamusique,lesbras,dansl’air,mimaientlapassionetl’amour,lesjambess’ouvraientdansungrandécart,commesilesosdeshanchesavaientdisparu.

—Cesontlesvoluptésdessixsensetleursadeptes,expliquaAtchorguèneàlaprincessequisecouvraitlesyeuxdesesmains.

—Goûtez ces flocons, c’est la neige d’amour qui nous vient de l’étoile Andradia. Tendez-luiseulementleboutdelalangueetvouspardonnerezàceuxquiadorentladéesseAndradia.

Ilsaisit lebrasdelaprincesseetl’offritàlaneigequis’échappaitdelafontaine.Etsoudain,laprincesse,enfrissonnant,tenditelle-mêmesonvisageverslaneigerose.Ellefermaàdemilesyeuxetentrouvritlabouche.Atchorguènesourittriomphalement.

—Regardezlà-haut,monenfant.Vousdeviezydanser.Voshanchesdevaients’offrirenspectacleauxadeptesimpuissants.Maisàprésent,ilvousestloisibledegoûtervous-mêmeàcesvoluptés,etcen’estqu’undébut,jevousenmontreraid’autresencore,biensupérieures,carnousnesommesqu’àlaporteduciel.

Le prince Atchorguène s’approcha davantage de la princesse et l’étreignit doucement. Elle nerésistamêmepas.SiBrokavaitpuregardersonvisageàcemoment,ilauraitvusespaupièresbattresous l’effet d’un désir frileux, ses narines frémir de passion et sa bouche happer goulûment lesfloconsroses.

Broknelevitpas.Car,parmilesvisagesdesybaritescouvertsdeneige,ilavaitreconnulefacièshypocritedel’amiralaulorgnonnoir.Lementonlevé,ils’étirait,voluptueusementenfouijusqu’àlataille dans les coussins de duvet. Sur sa poitrine suintait unehumide étoile d’argent.Brok écoutaitavec intérêt la conversation qu’il tenait avec d’autres adamites.Ces derniers étaient couchés sur ledos,lesyeuxparesseusementfixésauplafond;parmoments,ilss’ébrouaientpoursedébarrasserdelaroséeroselaisséeparlesfloconsfondus.

—Croyez-vousauxmiracles,amiral?—Biensûrquenon!—Commentvousexpliquez-vousalorstoutesceschosesquisepassentactuellementcheznous,à

Mullertown?—NotregrandMulleranaturellementaussidegrandsennemis!Ilpeutenêtrefier!—Jusqu’àprésent,ilasupprimétousceuxquisedressaientsursonchemin.—Maisaujourd’hui,ledangern’estpluspareil,ilsemblevenird’ailleurs.—Vouscroyezqu’ilvientd’enhaut?—En attendant, nous ne voyons au-dessus de nous que des choses ravissantes… la révolution

gracieusedesjambes,lesvaguesagitéesdeshanches…—Regardez,cardinal,cesjoliesjambes-là,jelesreconnaîtraisentremille,quedis-je,entredes

millions!—SulaMaj…elleamêmeapprisàdanser.—Etlà-bas,cesviergesmollets!—Hé,hé!Vousnelesavezpasencoreembrassés?—Mullern’apeurderien,mêmepasdudiable…—Jen’endoutepas.Maispourledétruire,ilfautlevoir,sondiable!—Attention!C’estAnneMartonquidanse!Son«Evolutionsolaire»!—Larévolutiondesesclavess’estrapprochéedesoixanteétages!—Unétageparjour.

Page 85: La maison aux mille étages

—Ilsenontencorepourdeuxansàfaireleurjonction.OnditqueVitekdeVitkovitsèestdevenufou…

—Non,ilaétéassassiné.—Empoisonné.—J’aientenduqu’ilavieillidecinquanteansdansl’espaced’unenuit!—Attention!KajaWaranddanse«Laroulettesurlacartedumonde»!—Ellem’acoûtésoixantemille…J’aimisécentfoissurlaSyrie,maisj’aichaquefoisperdu.—Etpourriez-vousmedire,amiral,quiest-cequiose…?—Onaentenduunevoix…—Maisoùestsoncorps?Cecorpsd’oùlesangpourraitcouler.Cecorpsquipourraits’écrouler

surlesol…—Unhommesanscorps…—Impossible!—C’estundieu!—C’estunepuissance!—Unevoixdel’au-delà!—Unappeldel’Univers!—L’animositédesétoiles!—Pasdemétaphysique,Sirdare!C’estundangerbeaucoupplusgravequetouteslesforcesetles

voixdesétoilesetdesentraillesterrestres.C’estunhomme!—Unhomme?Vousêtesfou?—Pas un homme,mais un groupe qui s’est glissé parmi nous, nous, les fidèles serviteurs de

Muller.Ilscirculentparminous,ilsontdescartesd’entréedenosclubsetassezd’orpourpénétrertouslessecretsdeMullertown!Oui,gentlemen,ilyadestraîtresparminous!

—Etlabagarreàl’Eldorado?—EtledialogueàlaBourse?—EtlescandaledanslesanctuairedeMuller?—Onatiréàl’Eldorado.—OnatiréaussidanslaCathédrale.—COSMOSesttrahi!—Sesactionssonttombéesdequarantemilleàvingt!—J’enpossèdecent!—Sinousnedétruisonspascettepuissance,ellenousdétruiraelle-même!—Pourquoicettepeur?NousavonsMullerderrièrenous!—Iltomberaavecnousaussi!—Chut!—Messieurs,jesaiscomments’appellecettepuissanceterriblequipeutnousdétruire!—Comment?—PierreBrok!—Biensûr,c’estainsiqu’elles’estnomméequandlegrandMullerl’interrogeaàlaBourse.—Onditqu’ilsvontserencontreraujourd’huiau99delarueAliceMoor…—MulleretBrok!—99,c’estlasalledesmiroirscreux!—Leplancherélectriqueetsatrappe!—C’estlàqueWerner,lepremierchefdelarébellionestdevenufou.—C’estlàqu’adisparuAnders,lerédacteurséditieuxdesÉTAGESSUPERIEURS!—LetraîtreOlimn’enestjamaissorti!

Page 86: La maison aux mille étages

—Etsicettevoixn’allaitpasau99?—Elleira!—Ettrouvera-t-ellelechemin?—Maisbiensûr,elleestpartout!—Elleestdoncomniprésente?—CommeledieuMuller!—Alors,c’estundeuxièmedieu!—Alors,elledoitêtreprésente,mêmesousceplafond,parminous?—Essayezdel’appeler.Vousverrezqu’ellerépondra.—Nonvraiment!Cen’estpasnécessaire.Pourquoijoueraveclediable?—Mullerestau-dessusdenous.Quecraignez-vous?—Maisvoyezdonc!C’estDoraO’Brien,laplusbellefemmedeParis,quidansemaintenantau-

dessusdenous!—Vousêtestousdeslâches!Jevaisl’appeler!—Ducalme!Partouslessoleils,ducalme!—PIERREBROK!—Arrêtezdonc!—PierreBrok!Situesparminous,vieilépouvantail,monstreraté,montre-toi!—Maistaisez-vousdonc!Taisez-vousdonc!—Situlepeux,faisunmiracleetjenedouteraiplusdetoi!—Assez!—PierreBrok!JesuislebanquierSalmonetvoicimamain!Ehbien!Situessipuissant(etle

banquierSalmonlèvelamain)mords-moiledoigtdumilieu!Et soudain, le banquier Salmon poussa un horrible cri, le sang jaillit et lemédius, orné d’une

lourde bague noire, tomba sur un plateau en arrosant de rouge la salade blanche des jacinthescomestiblesquis’yétalait.

Unehorreursansnomtransformalesvisages.Lesblancsdevinrentrouges,lesrougestournèrentaubleu,lesbleusvirèrentaunoir,nuancesdelaterreur.

Mais que faisait à Brok la peur de toute cette racaille lascive s’agitant sous le plafondtransparent?Aumilieudel’inconcevablepaniquequiavaitsaisi lesadeptesdeladéesseAndradia,Brok aperçut la princesse emportée dans les bras d’Atchorguène qui s’enfuyait dans une directioncomplètementopposéeàcellequeprenaientlesautres.

Broks’élançaàleurpoursuite.Illesvitdisparaîtrederrièreunelourdetenturedecoraildansuncoinduhall.Ill’atteignit,écarta

sesfiletsetsetrouvadevantuneporteblanche.Ill’ouvrit,maisnevitplusrienàunpasdevantlui.

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Lesténèbresblanches

Parfumsetsouvenirs

Denouveaulalampejaune

“C’estcelamonpassé!”

Unbrouillardopalin, dense commedu lait, lui bouchait la vue.Brokhésita, se frotta les yeux,

tenditlesmainscommeunaveugleetlesagita.Atroispasdevantlui,ilvitsefondredeuxsilhouettes,l’unenoire,l’autreblanche.Atchorguène

etlaprincesse.Broks’élançadanslabrume,lesbrastendus,etnerencontraquelevide.Lesténèbresblanchesl’éblouirent.Lesilenceopalisél’assourdit.

Ilbonditversl’endroitoùavaitdisparulaprincesse.Ilappelaetbattitdesbrascommeunoiseauaux ailes brisées. Le brouillard l’étouffait, une étrange chanson tintait dans ses oreilles. Non, cen’étaitpaslabrumequichantaitainsi!C’étaitlesangquibattaitdanssesartères!

Chaquepasenavantajoutaità sonangoisse.Soncorpsne luiobéissaitplusetappréhendait lespièges qui semblaient le guetter dans cette atmosphère brumeuse.C’était terrible !En se déplaçantlentement, ilmarchadans lamêmedirection, longtemps, très longtemps, sans jamaisen trouver lafin…

Soudain,ils’arrêteetcraintd’avoirététroploin.Doit-ilrevenirsursespas?Ilestlà,hésitant,aumilieudesténèbresblanches,abandonnédesêtresetdeschoses,égaré,diluédanscettevapeursanslimite.Déjàilestperdu,déjàles ténèbresblanchesl’engloutissent, le traversentet leremplissent.Ilsent qu’il va tomber et que son corps sans vie demeurera ici, longtemps, très longtemps.Un jourpeut-être,quandcetteimpondérableblancheurseseradissipée,desgenspasseronticietheurterontdupiedsoncadavre.Maispersonneneleverra.

Sesforces l’abandonnent, ilnepeutallerplus loin.Ses jambessemblentse liquéfieretdevenir,ellesaussi,unlourdbrouillardsansforme.Ils’effondreetsemetàpleurer.

Soudain,ilhumal’air.Uneodeurétrangefrappaitsesnarines.Uneodeurtellementviolentequ’ilenmanquas’évanouir.Elles’élevaitdanssoncerveaucommelesvapeursdel’alcool,l’engourdissantetl’exaltanttouràtour,entraçantdecurieuxpaysagesdevantsesyeux.

«Mais quel est ce parfum, si paisible et si bon ? Un pré fauché à la lisière d’une forêt. Tell’encensquis’élèvedesautelssacrificatoires,desmeulesdefoinl’odeurmonteversleciel.Surcepré, jesuiscouchémoi-même.J’aidufoinsousla tête, j’aidesbrindillesdanslescheveux, jesuiscouvertd’épiceschaudesquisedessèchent.Etjereconnaisleursdifférentslangages:leserpolet,lasauge,lacamomille.

« Et quand j’ouvre les yeux, je vois la brume épaisse comme une crème. Je me souviens, jecommenceàmesouvenir.Laprincesses’éloigneetunemusique,quelquepartaucentredel’univers,accompagne sa fuite… Mais ce parfum, d’où vient-il et quelle en est sa signification ? Est-cel’envoûtantemélodiedesodeursquiberceetdéchireavecplusdeviolenceencorequeletristeamour,auxlointains,duvioloncelleetduviolon?

«Ets’exhalentl’arômedelaforêt,desmousses,desaiguillesdepins,desfraisesetdelarésine.Jevoisunesourceblottiesouslavertedentelledesfougères.Yviennentboire,lesoiseauxdesbois,leschevreuilsetlesbraconniers…

Page 88: La maison aux mille étages

«Maisàprésent, l’odeurdelaforêtsedisperseaussidanslablancheurdubrouillard.Unautrearôme,unsouffledifférentmeparvient.Maisd’où?Unvents’élèvequifaitclaquerdesvoiles.Lafroideodeurdelamer.Leseletlesécaillesdepoissons.L’haleined’unicebergquifondaumilieudesvagues.L’effluvemystérieuxd’uneîle inconnueauxabordsde laquellepasseunvaisseau.L’îleesthabitée,car je sens la sueurhumaineetdes feuxdeboisquicouvent sous lacendre.Maiscetteodeur,elleaussidisparaît…

«Etvoiciqu’unenouvelleodeur,complètementdifférente,naîtetprendsaplace.Elleévoqueunrêveétrange,depuislongtempsoublié.Lachaleurdufourneaudecuisine,lesfumetsnourrissantsdescasserolesquidisentqueledéjeunerestproche.Etsoudain,lecourantd’aird’uneportebrusquementouverte.Une bouche qui s’ouvre et crie : La guerre ! Et de nouveau tout disparaît sans laisser detraces.

«Etmaintenant,maintenant fleurissent lesmuguets.Non, ce ne sont pas desmuguets, c’est unparfum,unegouttequemonamiefittombersursagorge.Ellesepencheversmoietjem’attends,enfrôlantsescheveux,àdécouvrirunenouvelleodeur.

«C’est lanuitquiembaumeàprésent.Laluneembaumeaussi.MonDieu,quelsadieux!Est-cel’odeurvertedulac?Non,cesontdeslarmes!C’estunefiancéequipleure…

«Maintenant,lesodeurssesuccèdentrapidement.«Unelocomotivequis’essouffle,lesfumées.«Lapuanteurdeswagons:6chevaux,30hommes…«L’atmosphèremeurtrièredelasaleté,del’eau-de-vie,despiedssalesetdeslatrines.«Lelointain.«Laterrefraîchementretournée.«Lapoudre.«Lesincendiesquicouvent.«Lesang.«Lapourrituredesdéchets,desconserves,desblessurespurulentes,duphénol;lapestilencedes

punaises écrasées, la fermentation et la décomposition de la chair ; les engelures noires qui seputréfientsousdespansementsmalpropres.

«Auplafond, une petite lampe jaune répanddans l’air unmélange de pétrole et demèche quicharbonne.»

PierreBrokseressaisit.«Cela,toutcelac’estmonpassé!Cesontlessouvenirsquej’aiperdus.Vite!Vite!Iltenditlesmains.Rien!Labrumeblanche.Laprincessenoire.

«Iln’estpointdepassé,hormisMullertown.»Brokrepritcourage.Sereleva,seremitenmarche,etmarchaetmarchaencore…Et soudain, sa main tendue s’enfonce dans une étoffe molle et soyeuse. Un rapide écart. Il

s’immobilise.Stupéfait.

Page 89: La maison aux mille étages

Atchorgueneterramolisterguene

Laprincesseseprépareàl’amour

“…notrecoucheestprête”

PierreBroktireprofit

desoninvisibilité

Ilsetrouvedenouveau,etcommeparenchantement,auseuildupetitsalonbleudelaprincesse,

gracieuxcommeunechambredejeunefille.Auplafond,l’œildeMulleresttoujourscouvertd’unetaiebleuâtre.Mais,surlatable,lapetitelampea,depuislongtemps,cessédebrûler.Laprincesseestassisesurundivanbleu.Ellen’estplusennoir.Elleporteunerobed’azur,delanuancedestenturesquiornent lesmurs.Elle fumeunecigarette.Elleporteàsaboucheunecoupedecristaloùduvinscintille. Et de cette bouche trille la cascade d’un rire audacieux et provocateur. La cigaretteincandescentedécrit,entresesdeuxdoigts,delargescerclesdesaboucheàtraversl’espace.Lecalicedecristaletsabouchedeviennentdesvasescommunicants.

Mais une chose frappe douloureusement Brok. Le bras, incroyablement long du princeAtchorguène,enlacelataillefrêledelaprincesse.Etellerit!Elleritfollementenlevantlesyeuxauplafond.Lebrasd’Atchorguènes’allongeencoreetserpentedangereusementautourdesataille;ondiraitunreptilequivaétouffersaproie.Sabouches’enfoncedanssachevelureetilchuchote:

—Ma petite étoile chérie, ma clochette d’argent, bois encore, c’est le breuvage de l’icebergcapiteux ; de mon étoile natale. Maintenant, tu le sais. Je suis natif de la planèteAtchorgueneterramolisterguene,souviens-toi,ne l’oublie jamais, tu ledoiscar je leveux.Oubien,as-tudesdoutesàcesujet?

—Ahnon,j’ensuiscertaine.—Crois-tumaintenantauxétoiles?—Jecroisentoutcequetudis.—Aufonddetacoupesetrouvel’imagedemonétoile.Tulaverraschaquefoisquetuaurasvidé

tonverre.Bois!Avecdocilité,laprincesseachèvesonverreetsonriretintedenouveau.—Nerisplus,nerisplus!Détachecegrelotdetagorge.Ômadélicieuseenfant,jevaist’aimer

commeonaimesurAtchorgueneterramolisterguene. Je t’enseignerai lenouvelamour, tume ferasconnaîtreletien…

Leserpentquientouraitlatailledelaprincesserampeàprésentsursesseinsetremonteverslanuque.

—Leveux-tu?—Jeleveux.—Donne-moi d’abord ta petitemain, que je la couvre de baisers. Peut-être souffriras-tu pour

moi,maistonamourteguérira.Mapetitefemelleterrestre,m’aimes-tu,m’aimes-tuvraiment?Laprincessepose sa têtecâline sur sonépaule.Seshanchesploient sous l’étroiteétreintede la

tentacule.—Embrasse-moi,Tamara. Pose-toi surmabouche, c’est le prélude à l’amour sur cette étoile,

n’est-cepas?

Page 90: La maison aux mille étages

Etlavoilàquisejettepassionnémentaucoud’Atchorguène.Broksecouvrit levisagedesesmainsetsedétournaavechorreur.Quoi!Est-cepossible?La

princesse Tamara, sa princesse, ensorcelée dans cette tour de Babel ? Elle qui aspirait tant à sadélivranceetquiembrasseàprésentavecimpudeur,cemonstredesabouchepure!

—Allons,chérie,notrecoucheestprête!Laprincesseselèveets’avance…«Biensûr,ilestprince,lui,etmoiquesuis-je?Jusqu’àprésent,rien,unrieninvisible.Maisc’est

précisémentpourcelaquejesuisparvenudansMullertownetquej’aisubicettemétamorphose:pourla trouver, pour veiller sur elle et pour la délivrer. Ne lui ai-je pas dit à l’oreille que je laprotégerais ? Elle a senti ma main sur son bras et mes paroles n’ont-elles pas inspiré sesénigmatiquessourires?

«Ah!Femmeimpudenteetperfide!«Maseuleclarté,maseulelumièreàMullertownvientdes’éteindre.Jen’aiplusaucunespoiren

sonamour.Etd’ailleurs,commentpourrait-ellem’aimer,puisquejesuisinvisible?…«Fuir!Fuirhorsd’ici!»Encoreunregard, ledernierenguised’adieuà laprincesse.Elleest là, lescoudes levés,anses

frêlesd’unvased’albâtre,tenduedevantlemiroir.Etellerit.«Mais,mondieu,oùsontlesyeuxdemaprincesse?«Ilssontcouvertspardelourdespaupières!»La princesse rit mais ses yeux sont fermés. Sa bouche seule égrène les rires, mais ses yeux

dorment.C’estàcemomentseulementqueBrokcomprend.L’hypnose!Ilaperçoitlesyeuxardentsd’Atchorguènequiépientlaprincessedanslemiroir.SapatiencefondenunéclairetBroksedéchaîne.Larageauventre,ilseruesurAtchorguèneet

luienvoiesonpoingentrelaboucheetlenez,commesiquelquechoseluidisaitquecetendroitestleplusdélicatet leplusvulnérablede toutcetétrangevisage.Lemonstres’effondresilencieusement.Brokdéchire lerideauleplusproche, ligote lespoignetset leschevillesduprince, lebâillonne,etpousselecorpsinanimésouslelit.

Alorsseulement,ilsetourneverslaprincesseetsesyeuxanxieuxl’examinent.Maislaprincessen’arienvu,n’arienentendu.Ellesembletoujourssouslasujétiondesyeuxqui

gisent,inanimésàprésent,souslelit.Leboutdesdoigtsgracieuxtremblentdanslesplisdelasoie,comme s’ils recélaient les clefs qui ouvrent les portes secrètes dans les nuages. La princesse sedéshabille…Brokouvrelabouchepourcrier,laprévenir,laréveiller,maissoudain…

Page 91: La maison aux mille étages

Tamaraprovoquelasolitude

…seulementunpetitruisseau

Attention,PierreBrok!

Ettesmains…

…ilvoitsesyeuxquis’ouvrenttoutcontrelemiroir.Lasurfaced’argentluirenvoiesonétrange

réveil et sa stupéfaction.Un rêve lourd, oublié, passe sur son front. Troublée, elle regarde autourd’elleetsefrottelesyeux.Maissoussamain,lerêvesedissipeàl’instantmêmeoùelleveutlesaisir.Souslecieldelitdepâleazur,descoussinsblancsl’invitentausommeil.Brok,pétrifié,laregardesedéshabilleretvoitlesparuresquitombentlentement.Desoncôté,ellealesentimentque,saufelleetlemiroir,iln’yariend’autredevivantdanscettechambre.

Quefaire?Quefaire?Non, iln’estplus tempsmaintenantdesignalermaprésence. Ilest troptard… Mais je veillerai sur son sommeil. Elle ne se doute même pas que sous son lit gît lemonstrueuxAtchorguènebâillonné.Ets’ilseréveillaitetrompaitsesliens?

«C’estpourquoiilfautquejemetiennesurmesgardes.»Ilseblottitdansuncoinetposesamainsursoncœurenretenantsonsouffle.Alorssubitement

unefollesensationl’envahit.«Lerubanroseserpenteàtraversladentellecommeladoucepromessesomnolentequiremplit

lapetitechemise.Pensée,va-t’en!Oh!Approcherseulementdeseslèvres!Quelbonheurceserait!Quelbonheur!

«Sescheveux,sabouche,sonnez,sesyeux!Quellefleurétrangeetmagnifiques’estépanouiesurlatigeblanchedesoncou.Etquellesnuances!Etquelparfum!Levisaged’unefemmeestbiensûrcequiséduitetexalteavanttoutautrechose.

«Etvoilà,maintenantellesourit,etcesourirelarendencoreplusbelle,carunenouvellenuancesemanifeste, celle qui était jusqu’ici cachée dans la fleur, ce reflet coloré de neige, de lait et deporcelaine.»

Maismaintenant, ce sont sesdeux souliersqui sebalancent auboutde sespieds etvoiciqu’ilstombent.Sanss’enrendreparfaitementcompte,Brokvoitlesgenouxluire,lesmolletsbrilleretlesbasfins,deuxtoilesd’araignée,gisentsurlesolcommedespeauxdeserpentabandonnées.L’eaudumiroirrépète,étonnée,sabeauté,sesmainslanguissantes,sesseinsquiémergentdelaneigeblanchedesdentelles.

Lesoufflecoupé,Brokassisteàcejeuensorceleur.Ilvoitcommentellesepelotonneetcommentelles’étireavecunsourirefatiguéaumilieudesavictorieusesolitude.Illuiafallutroplongtempssecomposerdesattitudesetdesexpressionspendantce longséjourparmises semblables ;àprésent,elle abandonne avec satisfaction cemasque de convenances pour reposer son visage et redevenirenfinelle-même.

Elle se lève, elle est debout, couverte uniquement d’une fine chemise, provoquant toujours sasolitude.Elleprendunseinmignondanssamainet,sepenchant,elleeffleuresarosed’unbaiser.

—C’estunpetitgarçon!dit-elleensouriantaumiroir.Puisfaisantdemêmeavecl’autre:—C’est unepetite fille.N’aie pas peur, petit garçon !N’aie crainte, petite fille ! Je vous aime

Page 92: La maison aux mille étages

autanttouslesdeux.Lesmotscaressantsvoltigentcommedespapillonsblancsetrejoignentseslèvresentrouvertes.—Je suisprincesse… jene suispasprincesse,murmure sabouche inclinée.La surface froide

renvoielesmotsquilacouvrentd’unebrumelégère.Delamain,elleeffacecevoileetellepenchesonvisagetoutprèsdumiroir.Deuxpairesd’yeuxsecontemplentétonnés,commes’ilssevoyaientpourlapremièrefois.

Danssoncoin,Broksentsapatiencequis’exaspèreetquisecabre,l’amourbatdanssonsangetdanssonsein.Mais l’anxiété luiserre lagorge.Comment révélersaprésenceà laprincesse?Sondésiretsonamour?Lemoindremotchasseraitcemirageenchanteur.«Commentl’étreindre?Queje l’effleureunepremière fois et son corpsne tressailliramêmepas ; peut-être que seule samainbougerapourapaisercequ’ellecroiraêtreunedémangeaisonouune titillationde sapeau…Et sij’insiste,l’inquiétude,lafrayeurs’emparerontd’elleetellepousserauncrid’horreur.»

EtBrokinventedéjàdesmilliersdemotssusceptiblesdel’envelopper,delacombleretenfindela faire fléchir.Etpourtant, touscesmotsd’amour,quevaudront-ilspuisqu’ellene trouveranidesyeuxpourl’engloutir,niuncorpsfaitdechair,demusclesetd’osqu’ellepourraitsaisiretposséderavectoussessens?

Attention,maintenant!Laprincesses’approchedulit,écartelacouverture;samaincaresseunedernière fois l’oreilleret,commefauchée,elles’allonge,envahieparune intenseetdouce fatigue.Ellecroiselesmainssoussanuque.Sesyeuxerrentauplafond,maislespenséesl’absorbentplusquelesétoilesd’orbrodéessurlebaldaquinbleu.Ellespassentsursonvisage,éblouissentsesyeux;souselleslefrontsembles’élargir,setendreetserétrécir.Aumilieuduvisage,laboucheestcommeuncœursanglant.

Sur la pointe des pieds et comme un voleur, Brok s’approche du lit en effleurant à peine lesfourrures.Ilsent,ilalacertitudequequelquechosevasepasserdansuninstant,maisquoi?

Le visage deBrok se penchemaintenant sur la bouche de la femme. Elle regarde de ses yeuximmobiles,etcependant,ellenelevoitpas.Ladistanceentreleursdeuxbouchesdiminuelentementmaisinéluctablement.Encoreuninstant,etleslèvrestenduesetardentesdeBrokseposerontsurlabouchehumideetentrouverte.

Bizarre ! Le visage de la princesse demeure immobile.Mais ses yeux semblent subitement seréveiller, ils deviennent plus attentifs, comme s’ils revenaient d’un long voyage. Et ses lèvres semétamorphosentenunepetiterosedesang.Brok,rapidecommel’éclair,s’écartedevantdeuxbrasqui,telsdeuxarcs,setendentverslui.

Quandledangerfutécartéetquelesdeuxmainsdelafemmeretombèrenttristementetvainementsur le lit, Brok osa une nouvelle tentative. Ses lèvres se posent sur le cou de la princesse, puisprogressivement,parvaguesdebaisers,ilatteintlacollineroseduseineteffleurelapetitechapelleérigéesursonsommet.Puissabouchedescendjusqu’aufonddelavalléemystérieuseentrelesdeuxseins,assombriepardesténèbresdevelours.Ilymanqueuniquementunpetitruisseauoùfrémiraientdes myosotis… « Je voudrais être couché ainsi toutes les secondes de ma vie… Et m’assoupirdoucementsurcepetitédredondevelours…»

Laprincesses’étendpaisiblementetsansfaireunmouvement,dansunesorted’engourdissementmystique.Ondiraitqu’elleapeurderespireret,siellelepouvait,elleferaittairesoncœurpournepaseffaroucherlerêvedecemiracleétrange,pouréviterqu’ilnes’éloigneetpourluipermettredeseréalisercomplètement.Undieu,jeuneetfort,s’estapprochéd’elle.Ellesentsabouche,sesmainsquierrentsursoncorpsqui,lui,s’épanouitsansréserveetquis’offreetsemblealleràsarencontre.Et tous ces petits sentiers qui mènent, que tu le veuilles ou non, directement ou par des détoursinvisiblesaumitandusein.Mais lamaindudieu,commesielleappréhendait la findecettenuditévertigineuse,s’égare,s’approcheetreculedenouveauchemineversd’autrespartiesducorps,pour

Page 93: La maison aux mille étages

revenirets’éloignerencore.Mais la princesse a aussi des mains, ne l’oublie pas, Pierre Brok. Maintenant, tu ne leur

échapperasplus.Voici tescheveux,voici tonvisage–maisnousyreviendrons–etvoici tesmainsquitetrahissentàchaqueendroitdesoncorps.Ettesmains,seulesd’autresmainspeuventlessaisir…

Page 94: La maison aux mille étages

PierreBrokment

“...jen’aipasencoredevisage...”

MullerrappelleàPierrel’étage354

“…jet’attends…”

Lesmainsserencontrentetlesbouchesdenouveausemêlent.Laprincessemurmure:—Quies-tu?Quies-tu?Broksetaitetprolongesonbaiser.—Dis-moi,es-tucedieuquimeprotège?—Jelesuis,répondhâtivementBrok,craignantdeladécevoiretderomprelecharme.—Undieu?reprendlaprincesse,maisqueldieu?—Unbon,etBrokimprimecemotsurseslèvresenpensantavoirtrouvélemotjuste.—Jesaisquetuesbon,luirépondlaprincesseeninterrompantsonbaiser,maises-tujeune?—Jeune,ditBrok.Ilnelesaitpaslui-même,maislemomentdel’épreuveestimminent.Alors

toutserarévélé,touts’expliquera.Maisilledevined’avance,ilréussira,ilréussirasûrement,chaquepetiteveinedesoncorpslesait.

—Jeune…reprit-elle…etbeau?—Jel’ignoremoi-même,avoueBrok.Lesdoigtsdelaprincesseparcoururentsonvisage.Ilsdécouvrentd’abordlenez,labouche,les

yeux ensuite…mais comment reconnaître la jeunesse et la beauté ? Si elle était aveugle, peut-êtrepourrait-elleledévisagerplusfacilementparlasensibilitédesesmains.Maispuisquesesyeuxnelevoientpas,sesdoigtsnonplusnepeuventrecréersonimage.

—Jeveuxtevoir!Demesyeux,insiste-t-elle.Montre-moitonvisage!—Jen’aipasencoredevisage.JesuisvenupourtraiteravecMuller.—Plusbas!Plusbas!chuchoteanxieusementlaprincesseetseslèvresluifermentlabouche.—Quecrains-tu,Tamara?—Lui!Lui!Ilentendtout.Sonœil,au-dessusdenous,estpeut-êtrevoiléencemoment,maisses

oreillesécoutentparchaqueinterstice.—Qu’ilécoute!Jesuisicipourteprotéger,princesse.Ellesouritensesouvenant.—Lapremièrefois, tuessurvenudans lasalledevelours,quandjeperdaisconnaissancesous

l’effetdel’odeurnoire.Jevoisencorelavapeur,jel’entendssifflerens’échappantdutuyaud’étain,uneinsupportablelumièremauveéclairelesbrasquisetordent,lesmasquestendusparl’horreurdelamortetlachutedescorps…

«Quandjesuistombée,j’aisentidesbrasquimesaisissaientetm’arrachaientauxétoiles.«C’étaittoi!…«Etladeuxièmefois,quandj’étaisdeboutappuyéecontrelemur,tuasdit:«Necraignezrien,je

suisavecvous.Jesuislà!»Etqu’a-t-onfaitdesautresfemmesquiétaientlà-bas?—Ilyalàungrandfourdanslequelontransformelesmembres, lescœurs, lesboucheset les

yeuxdesgensenunpetit tasdecendregrise.Celle-ciestéparpilléed’unétagedeMullertownetsedissipedansl’espace.Onditaussiquedesosonfaitdelapoudrederiz.

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—Quej’étaisnaïve!J’aivoulum’enfuirsuruneétoile,murmureencorelaprincesseetsesyeuxperdentsoudainleuréclat.J’aicrud’abordquetuvenaisdelaconstellationduCygne.C’estdelàqueme parvenaient demystérieux billets doux quand j’étais encore chezmon père en paysmorave…Maisiln’yapasdeconstellationduCygne,commeiln’yapasnonplusdeconstellationdesNains.

—C’estuneescroquerie!Mullertowntoutentier,desfondationsjusqu’autoit–s’ilyenaun–estune gigantesque escroquerie !… Des marchands d’esclaves internationaux et des brûleurs decadavres!

—Ettoi,d’oùes-tuvenualors?Ellecaressedenouveausonvisage,tâteetpalpesapeauetmesuresabouchedeseslèvres.LahonteenvahitamèrementBrokdes’êtreainsifaitpasserpourundieudansl’égoïstedesseinde

s’emparerdesonamour.Lesélansde lapassionsesontdéjàdepuis longtempsapaisés. Iléprouveseulementunesorted’immensegratitudepourchaquebaiserdesabouche.

—Jenesuispasundieu,avoue-t-ilavechumilité,jenesuisqu’unhomme.Ellecaressesescheveux.—Unjeunehommen’est-ilpasmeilleurqu’undieuâgé?Prouve-moiquetuesjeune!Prouve-

moi au moins cela ! Tes yeux se trouvent au fond de cavités profondes et au-dessus je sens tessourcils, touffus comme les pins des Alpes au-dessus des ravins. Tu es laid ! Si je te voyais, jemourraispeut-êtred’horreur!

« Et pourtant, pourtant, ta mâchoire est carrée et forte, ton nez ferme et large. Et ton frontconvexe. Quelle hardiesse ! Quel arc ! Tes cheveux épais et souples, c’est la jeunesse, chevelue,rebelleetimpétueuse!

»Jeveuxtevoir!»Ta fortenuqueembrasemonsang.Tes largesépaulespourraientm’étoufferetpourtant jene

sensnullementtonpoidssurmoncorps.»Donne-moitonvisage!»Quetoncorpsremplissemesyeux!»Tun’espas,tun’espasunhomme!Tuasprisseulementl’aspectd’unhomme,cartum’enlaces

et tum’embrasses de ta bouche. Pourquoi ne puis-je pas te voir ? Je sais déjà ce que je ferai. Jeprépareraiduplâtreetprendrail’empreintedetonvisage,cariln’estpaspossible,non,paspossibled’aimerainsi!

—Attends,Tamara.Attendsencoreunpeuettumeverras.Dèsquej’aurairemplimamission,jedeviendraiunhomme.Cesoirencore,jedoismerendrerueAliceMoor,àl’étage354,porte99.J’aiperducomplètementlanotiondutemps.Pourmoi,iln’yapasdejours,iln’yapasdenuits.

»QuandMullerm’a-t-ildit:aujourd’hui?»Ilmesembleque jesuis très loindecetaujourd’huietqu’un immenseespacede tempsm’en

séparedéjà!Peut-êtresuis-jedéjàenretard?»Dis-moi,petitefille,fait-iljouroufait-ilnuit?»Ya-t-ilencoreunautremondeendehorsdeMullertown?»Dis-moi,levraisoleilest-ilencoreenvie.Dis-moi,lalunebrille-t-elle,peut-elleencorebriller

surMullertown?»Trentejours…»Aquelétagesuis-jeàprésent?»CommenttrouverMuller?»Commentpourrai-jeletuer?Etsoudainonentendunevoixquitombed’enhaut:

PierreBrok!

Page 96: La maison aux mille étages

Etage354!Porte99!Jet’attends!

Broksursaute.Il lèvelesyeuxauplafond.L’œildivin, l’œilhagardaperdusataietroubleet le

fixesournoisement.Biensûr!Unmilliond’yeux,unmilliond’oreillesparsèmentmilleétages.«Mais la bouche, même sa bouche peut-elle, elle aussi, atteindre la chambre à coucher de la

princesse?Sait-ilquejesuisiciauborddesonlit?Oubiensavoixtonne-t-elleactuellementdanslesmilleétagesdeMullertown?»Brokfrémit:

—Entends-tu,princesse?Ilm’appelle.Jecroisquelemomentestvenu.Toi,resteici!—J’iraiavectoi!Ellesautedulitetdesesmainstremblanteselles’habilleàlahâte.—Non,non,resteici!Quandj’auraifinideluiparler,jeterejoindrai.—Tunereviendraspas!Ilvatetuer!Unmillionderusesetdepiègest’attendentauN°99!—Jeconnaisdéjàsaruse.Lasalledesmiroirscreux.Etderrièreelle,latrappe!Jeluiparlerai

doncparmilesmiroirscreux.—Et comment arriveras-tu là-bas ? Connais-tu aumoins le chemin quimène à l’étage 354 ?

Non?Tuvoiscombiensansmoituesdésarmé?Queldieues-tu?Toi,monétrange,moninvisible!Viens!Jeteconduiraimoi-mêmejusqu’àl’ascenseur!

—Conduis-moi,Tamara.Montre-moilecheminavantqu’ilnesoit troptard.Tenirparolec’estêtrefort.Ilssortentensetenantparlamain.

Page 97: La maison aux mille étages

Lesportesblanchesetnoires

Lasalledesmiroirscreux

Lessignauxélectriques

L’infinimultiplié

Undélicieuxvertige

Laruedeverreseterminaitparungrillagequis’élevaitjusqu’auplafond.Surlaporteétaitécrit:

LIFTCENTRALLaprincessel’ouvritenpoussantsurlepointdelalettre

iIlsentrèrentdansunesortedesalonenformedecubedontlesmurs,lesoletleplafondétaient

garnisdecuircapitonné.Surl’unedesparoisonvoyaituntableaucouvertdemilleboutonsblancs.—Cesontlesétages.Chacundesboutonsmèneàl’und’eux.C’estpariciquejemesuisenfuieà

l’époqueoùjecroyaisencoreauxétoiles.Brokluicaressalamainavecreconnaissance.— C’est pour moi une incalculable découverte ! Enfin, enfin, je vais pouvoir parcourir

Mullertowntoutentier!Maispuisquej’aidonnémaparole,jedoisvoirMulleravanttout.Ilpoussasurlebouton354.Lesalonnefrémitmêmepas.Maissouslecadreenverre,l’aiguille

d’argentdescenditcommeunéclairsurleN°354.—Nousysommes!ditlaprincesse.—Rentrecheztoimaintenant.Personnenedoittevoiràcetétage.Unecourteétreintescellaleuradieu.—Sijenerevienspas…—Jeterejoindrai.Laportes’ouvritetBroks’engageadansuncouloirblancetdésertquiétaitsilongetsiétroitque

sesmurs,leplafondetleplancherserejoignaientenunseulpointdanslelointain.Etdechaquecôté,uneinterminableenfiladedeportesblanchesetbrillantescommeonenvoitdanslesasilesd’aliénésouleshôpitaux.Desportesetdesportes.Touteségalementpâles,dedimensionsidentiques,ettouteségalementmystérieuses,toutesmuettes,poignéestendues,sansnuméroetsansinscription.

«Commenttrouverai-jemaporte?»99!Aveclasouplessed’unchat,Broks’approchadelapremière,tournalapoignée,poussa.Fermée!

Page 98: La maison aux mille étages

Ladeuxième!Fermée!«MonDieu!Qu’ya-t-ilderrièrecesportes?«Aquoipeuvent-ellesmeservir?«Quecachent-elles?«Deschambres?menantàd’autreschambres?« Quelles furent les intentions de Muller en me convoquant ici, dans ce couloir aux portes

blanches?Aquelusagesont-ellesdestinées?Quivitderrièreleurspanneaux?Onn’yentendrienetle couloir s’allonge jusqu’à l’infini comme un tombeau. Combien de temps me faudra-t-il pouressayertouteslespoignées?

«Fermée…fermée…fermée…«Oui,etchacuned’ellesvaentamerdavantagemapatienceetmarésistance.»Brokcontinuadanslamêmedirection.Ildevaitbienparvenirquelquepart.Ilaccélérasonallure

jusqu’à courir, mais le point, au bout du couloir, où les murs semblaient se rejoindre, ce points’éloignaitàmesurequ’ilavançait.

Ilserenditrapidementcomptedesonimpuissanceenfacedecetennemiquianom:multitude.Toutàcoup,Broks’immobilisa.Uneportenoire!Elleafrappésonregardsisoudainementqu’il

enrestefigéd’étonnement.Desmilliersdeportesblanches.Et,parmielles,uneportenoire?Unemainyatracéàlacraie,enhâteetsansapplicationlenombre99.Sansplus.«Alors,mevoicienfinaubut!« Au but ! C’est, sans aucun doute, un nouveau piège, et toi, pauvre fou, tu vas t’y jeter tête

baissée!IlyaOhisverMuller,unmorceaudelardquetucherches,etderrièretoi…Clac!«Oui,toutcela,jelesais,etilyasansdoute,touteproche,unetrappe,maislemorceaudelard

estquelquefoisplusfortquelamortsituleregardesfixement,leventrecreux.Maismoi,monsieurMuller,moijesuisunesourisquipeutsefaufiler,aubesoinmêmeàtraverslagrilledupiège.»

Brok regarde autour de lui avec prudence. Personne ! Il tourne silencieusement la poignée, laporte s’ouvre à peine et il s’y glisse furtivement. « Explorons cette pièce avant d’y rencontrer lemystérieuxMuller.»

Il se trouvedansunhémisphèreverdâtre.Maisnon, c’estplusqu’unhémisphère, c’estpresquel’intérieurd’unballondeverre,déposésurlesol,sansarêteetsanspli.

Est-ceunmiroir?Un immense miroir creux qui aspire Brok de tous côtés. Mais comment vérifier qu’il s’agit

vraimentd’unmiroir?Iln’arienensoiquireflètequelquechose,saufsesentraillesvides.Brokfaitdemi-tourversla

porte,maisildemeurestupéfait:elleadisparu!Al’endroitoùellesetrouvait,ilya,commepartout,cettechoseverdâtreetsansfond.

Iltâtelesmurs.Ilssontfaitsd’uneseulepièce.Leplafond,lesmursetleplanchernesontqu’unesphèrecreuseethomogène.Et,bienqueBroknes’yvoiepaslui-même,c’estprobablementunesortedemiroir.L’intérieurpolidelasphèrereflètevaguementdesprofondeursabyssalesquisemultiplientàl’infini.

Cette illusion se referme vers le bas où commence le plancher, mais même celui-ci est unimmensegouffreverdâtrequireflèteetmultiplielesvagueslointainesdelacoupoled’unvertplusclair.

Etlaporte,laporteadisparu…«Maisd’oùvientlaclartédanscettesphèreferméeetcreuse?«Aucune source de lumière ici, àmoins que lesmiroirs s’éclairent d’eux-mêmes ? La clarté

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émanerait-elledeleurtain?«Etqu’arriverait-iletqueverrais-jesij’étaisvisible?Brok,paralyséparlastupéfaction,sedresselà,quelquepartaumilieudecetteimmensesphère.

Ah!C’estunesortedevertigeineffablementdélicieuxquandonnesaitsiontombeousionvole,lorsqu’onest figé au centreduvidequineprésente aucunedirection, lorsqu’on sent son équilibreattiréetrepousséàlafoispartouslespointsdel’espace.

PierreBrokchaviraauseindecevertige.Maisàpeineeut-ilfaitunpassurlasurfacebrillantedumiroir, qu’il entendit sous son pied le sifflement aigu d’une sonnette électrique. Il fit un écart enarrière, mais sous son poid la sonnette retentit de nouveau comme s’il poussait sur un boutonordinaire.

Brokavancelentementsurlapointedespieds.Envain!Chacundesespasdéclenchelasonnerie,commesi tout leplancherétaitparsemédeboutons invisibles.Chaqueendroitqu’il effleure réagitimmédiatementetréveilleletimbreaigu.

Brok se déplaça encore, par acquit de conscience, pendant quelques instants. Mais il compritrapidementque touteffortseraitvain. Ilétait tombédans lepiège,dans lepiègeN°99, inventéparMulleretàlui,cettefois,destiné.

Etrienpours’yaccrocheretpasuncoinpours’ydissimuler…

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Unmilliondegéants…

Unetraquedémentedanslasphère

Unriencapturé

Unepetitefenêtre

“Est-ilencoreenvie?”

Ilnefautpasl’oublier

Al’improviste,d’innombrablesportesapparaissentquis’ouvrent,lesunesàcôtédesautres;des

enfiladesdeportesquisemultiplientetsesuccèdent.Etdansl’encadrementdechacunedecesmilliersde portes apparaît un géant à moitié nu dont la taille est ceinte d’une écharpe rouge. Tous seressemblent.Leurtorseveluestsurmontéd’unepetitetête.Ilsontchacununfiletsurleurépaulenue.Unmilliondegéantsapparaissenticicommes’ilssortaientdesprofondeursdelamer.

Brokbonditversuneporteendéclenchantlesignalàchaquepas.Ilseheurteàlasurfaceconcave.Soudain,touteslesportesdisparaissent,lesgéantsentrentdanslasphèreenagitantleurfiletau-dessusde leur tête. Leurs mouvements sont monstrueusement déformés, les visages se défigurent ets’allongent en d’interminables files. Un million de filets le guettent de toutes parts. Une traquedémentes’engagedanslasphère.Brokfuit,glisse,s’esquive,saute,heurtelesmurs.Maischacundesespasletrahitd’avanceetledésigneàl’enferentierdecesmonstresdéformés.

Etpourtant,sionveutréfléchiruninstant,cenesontquedesillusionsquecréentlesmiroirs,onse rend comptequ’il n’y aqu’un seul hommequidanse en agitant son filet dansun espace limité.Maislestimbres,souslespiedsdeBrok,hurlentsansmerci:«Jesuisici!Jesuisici!»Et,d’aprèsleurs voix, le géant dirige sa traque. Le filet voltige au-dessus de la tête de Brok et l’homme serapprocheinsensiblementdelui.Iln’estpluspossible,pluspossibledeluiéchapper.«Maisjenemerendraipascommeça…»uncoupdepoingdanslapoitrine,unauvisage;uncoupdepieddansleventre.Maissonpiedrebonditsurlecorpsdugéantcommelaballesurunmur.

Broképuiséparcettechassedémentes’écrouleaumilieudesmiroirs.Lelargefiletretombesurlui. Il se resserre progressivement autour de son corps jusqu’à ce que Brok se sente solidementgarrotté par le dur nœud coulant. A tel point que ses yeux se ferment et que la nuit s’engouffrelentementaufonddesespupilles.

Brokaencoreletempsdevoirunepetitefenêtrequis’ouvreausommetdelacoupole.Unvisageyapparaît.Unhideuxvisagejaune,unebarbicherousseseterminantendeuxpointes;àlaplacedunez,deuxpetitstrousnoirs,lalèvreinférieure,noireetdesséchée,pendcurieusementcommesiellepourrissait.

—Est-ilencoreenvie?interrogeunevoix.—Ilvit!soufflelegéantenlevantlatêteetens’épongeantlefront.Mais ces deux voix se mêlaient déjà au rêve ancien qui renaissait. Deux hommes en cache-

poussièrejaunedégageantuneforteodeurdephénol,sepenchentsurlui.L’und’euxtâtedupiedletas gris de son corps et remonte sur son visage, avec une grimace de répugnance, le bord de sonmanteau.

—Ilestencoreenvie,répèteunevoixdéçuequis’impatience.Brok fait des efforts pour soulever ses paupières et pour tenter de convaincre quelqu’un, qu’il

Page 101: La maison aux mille étages

devineenbonnesantéetenpossessiondetoutessesforces,quelui,Brok,n’estpasencoremort.Au milieu d’une brume nauséabonde, pend une petite lumière jaune, quelque part parmi de

lourdes poutres qui soutiennent cette voûte de lamort. Deux hommes exhalant une glaciale santé,chargentquelquechosesurunecivière.Puisleursmainssetendentetleursjambess’ébranlentdanslecouloir, entre les lits, suivant un rythmemonotone : une, deux…une, deux…Au fur et àmesurequ’ilss’éloignent,leurcorpsdisparaîtetonnevoitplusqueleurspieds…

Tout cela est tellement surprenant, tellement incompréhensible et pourtant tellement simple ! Ilsuffit de couvrir son visage d’un bout de sonmanteau et tout disparaît, tout s’achève. Le bord dumanteau.Rienquecela.Ilnefautpasl’oublier.

Page 102: La maison aux mille étages

“…undiabledansunfilet!”

Broksousleslentillesd’Orsag?

“Quelleimpudence…”

“Est-ilbeau?”

QuandBrokseréveilla,ils’aperçutqu’ilétaittoujoursdanslefilet,maisquelesmaillesétaient

déjàconsidérablementrelâchées.Soncorpsrecroquevillésedétendit.Ilsetrouvaitdansunesortedecuisine dévastée et dépourvue demeubles.Dans un coin, une cuisinière àmoitié écroulée. Sur lesmurs,latraceblanchedecadresenlevés.Dansunautrecoin,untasdevaisselle.

Autourde lui, denombreuxvisages inconnus.Lesyeux leur sortentde la tête, lesvisages sonttendus par la curiosité. Et pourtant, entre les bords du filet et les genoux des spectateurs les plusproches, il y a un large espace d’au moins trois pas, distance assez négligeable, en somme, enproportiondeleurcourage,maissuffisantepourleurlâcheté.

C’estunfiletétrange.Iln’estpasmouillécommeonpourraits’yattendre.Sionn’attrapepasdepoisson, on ne peut remplir le filet avec de l’air. Car alors le filet se dégonfle et les mailless’écroulent, sans forme,enunpetit tas.Maisce filet-ciest fermement tendu, il renfermeunespaceplusoumoinsovoïde,uncertainrienquial’apparenced’uneformesolide.Etpersonnen’oseposerlamainsurcerienvivantetpalpitant.

—Non,maisregardez-moicesaudacieuxquiontpeurd’undiabledansunfilet!Unejeunefillequiporteunejupecourteetbarioléetentedesefrayerunpassage.—Laissez-moiapprocher.Jen’aipaspeur.Jeveuxletoucherduboutdudoigt.—Laissez-la doncpasser.Si cela ne lui suffit pasde regarder, qu’elle le touche !Lebanquier

Salmonaaussisacrifiésondoigt.—Elleadeschancesdenepassetrouverjustementdevantlabouche.Peut-êtreatteindra-t-elleun

autreendroit!(Etcertainsdes’esclaffer.)—Dans tous les cas, il n’échapperapas aupoing justicierdudieuMuller !Unvieillardbarbu

hochelatêteaveccirconspection.—Ilacapturéunbienméchantdieudanssonfilet!—Queva-t-onfairedelui?—Lenoyer!—Lependre!—L’étrangler!—Ilnevousappartientpasdedonnerdesconseilsàl’omniscient!AinsiparlalegéantquiacapturéBrok.Sapoitrine,vastecommeunroc,segonflaitd’orgueil.Il

tournaitautourdesaproie,lasurveillantjalousementettoujoursprêtàbondiràlamoindreréactiondesacapture.

Maisunchangementseproduisit:lecerclebarioléserompitsubitementettousserangèrentendeuxfilespourfairelahaiedelaporteaufilet.

Deuxnouveauxvenusentrentdanslapièce.Lepremierestunhommedegrandestature,auvisagebeauetsouplecommeenont leshommesd’uncertainâge,bienconservésetvivantdansl’aisance.Son nez aquilin et ses yeux, bleus et cruels, lui donnent l’allure d’un officier en civil. Tous les

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regards se portent sur lui, toutes les bouches chuchotent.Et derrière lui –malheur demalheur ! –l’aveugleOrsagavecseslentillesauxtempes.

D’une allure assurée et presque triomphale, l’officier s’avance au milieu des deux rangs ets’arrête devant le filet. Il lui donne un coup de pied avec ce dédain qu’on aurait pour déplacer unballotdelingesale.Puiss’adressantàOrsag:

—Commentest-il?Brokeutunfrémissement.«Est-ilvraimentpossiblequecetaveuglemevoie?Moi-mêmejenesaispasquelestmonaspect.

Quelqu’unest-ilcapabledemeledire?MonDieu!quej’aipeurdecesverresrondsquimepercentjusqu’àl’âme!J’aipeur,j’aipeurdelesregarder.»

Maisl’aveugleOrsagtournedéjàlesvisdentéesderrièresesoreillesetmetseslentillesaupoint.Legéantvelu,lepremier,romptlesilencecurieuxsuspendudansl’air.

—Alors,Orsag,accouche!Commentest-ilvêtu?Orsag:—Iln’estpashabillé.Ilestnu!—Nu!—Oh!Lesdamesprésentesouvrentsimultanémentlabouche:ondiraitunchapeletd’ellipses.—Quelleimpudeur!L’une d’elles, dont les seins poudrés émergent d’un profond décolleté, s’évanouit. D’autres

quittentprécipitammentlapièce.Broknesesentplusdejoie.«L’aveuglenevoitpasmesvêtements!Quellechance!quellechance!J’aitoujourssurmoile

portefeuilleetlesdocuments.SiOrsaglesvoyait,c’enseraitfaitdemoi!»Surcesentrefaites,Orsags’estapprochédeBroket,l’examinantdeprès,ilajoute:—Ilestblanc.Sesyeuxsontblancs,saboucheestblanche,sescheveuxsontblancs.Ilmesemble

quesonsangestaussiblanc.Etcommeleferaitunmaquignon,illuiouvrelaboucheetexaminantsadenture,ilaffirme:—Ilatrenteans.Lesdamesrevenaientàelles.Ellesserapprochaientprogressivement.—Est-ilbeau?demandaunebrunetteauxyeuxdetziganedontonpouvaitvoirlapointedesseins

fardéederougeàlèvres.—Aquoirimevotrequestion,MademoiselleLaure?Puisquejevousdisqu’ilestnu!—Allons,pourquoipenserimmédiatementaupire?—Commentosez-vous,comtesse…—J’estimequ’ilcachebienmieuxsanuditéquelesnombreusesfemmesdenotrecompagnie.—Maisilestnucommeunver!—Vouslereprésentez-vousainsi?—Quellefantaisie!—Auxfers!Lavoixclaquaetc’étaitcommeunechaînequifrappaitlesol.Lechefavaitparléen

s’adressantaugéant.Sonordrefutexécutéenmoinsdetempsqu’iln’enfautpourledire.

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Denouveaulapetitelampe

PierreBroktientparole

Nuit,plansetfuite

Unroyaumequisedélabre

Iln’yauraplusdebonheur

tantqueMullertownexistera

Pierre Brok était couché mi-veillant, mi-somnolent, pieds et mains immobilisés au sein de

profondesténèbres.Danscetabîme,iln’yavaitnijoursninuits.Seulement,detempsentemps,unepetitelumièrejaunâtrequiilluminaitfaiblementlacharpentepourriedugrenieretquiluisaitdanssoncerveau.

Cetespace,encombrédecapuchonsgris,appartenaitdéjààsesrêves.Etsoudain,Broksentitsonproprecorpsd’homme,visible,pleinsdedouleursetcouvertdeguenillesfétides.

Parmoments, il émergeaitdeces rêvesodieuxet remerciaitDieudenepasavoirdecorps,den’êtrequ’unevoixcapturéeaufondd’unfilet.

Le gouffre, dépourvude temps et d’espace, disparut soudain d’une façon tout à fait inattendue.Unelumièreblanchesefittoutàcoupet,grâceàelle,entrelesquatremursblancs,l’espaceredevintunechoseréelle.Et,danscettelumière,onentenditunevoix:

—Monamour,monamour,oùes-tu?Laprincesse!C’estelle!Samainestencoreposéesurl’interrupteur,maissesyeuxlecherchentdéjà.Elle est vêtue de noir, comme au temps où il la vit pour la première fois au guichet de

«Cosmos».—Princesse!Lescordescèdent, lecorpss’étireetsecambre, la joieanimaledesmusclesquisedétendentet

quichantemaintenantaucreuxdugenou!—Viens!Elleleprendparlamainetilssortentsurlapointedespieds.Leliftcentral!Descouloirssombres,desescaliersmortset,denouveau,dessallesetencoredessalles…Maisdepuis longtempsdéjàbrilledans lamainde laprincesseunepetiteétoileélectriquedont

l’uniquerayonleurmontrelechemin.—Ilfaitnuit,chuchotaBrok.—Oui, c’est la nuit.MaisMuller peut créer le jour quand il veut. S’il apprenait notre fuite, il

allumeraittouslessoleilsquidormentau-dessusdenostêtes.C’estpourquoinousdevonssortirauplusvitedeMullertown.

—DeMullertown?Connais-tulechemin?Serais-tucapabledet’enfuir?—Maisbiensûr,ômonétrangeamantinconnu!Es-tucontentdemoi?Pendantquetutejetais

dansleurpiègeetqu’ontecapturait,ômonpauvredieu,moijecourais,jecherchais,jepréparais.Broksecoualatête.—SortirdeMullertown,maisc’estimpossible!Etsicequetudisétaitvrai,pourquoinet’es-tu

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pasenfuiedepuislongtempsetn’as-tupasrejointtonroyaume?—Seule,jen’ensuispascapable.Maisj’aiinventéunerusemagnifique.JesaisoùhabiteLord

Humperlinkquim’enlevaunjourhorsdemonnidnatal.TuferasMuller.NonpasMullerlui-même,maistuimiterassavoix.TuordonnerasàHumperlinkdemereconduirelàoùilestvenum’enlever.Ilne se doutera de rien. C’est uniquement la voix deMuller qui donne des ordres à ses sujets. Nuld’entreeuxn’ajamaisvusonvisage…

—Nousverrons,nousverrons…Etlaprincesse,griséeparunevisionenchanteresse,luimurmureencore:—Ilyaunpontlà-bas!Uneplancheestsuspenduedansl’aircommeunetablefixéeparuneseule

arête aumurdeMullertown.Leshirondelles d’acier s’y réunissent à l’époqueoù l’or fleurit pourMuller.Mais dans les ténèbres à travers lesquelles j’ai pénétré, j’ai vu que des voiliers aux ailesd’acier dormaient d’un sommeil de mort. J’ai découvert, parmi eux, un petit oiseau bleuâtre quipossèdeunsiègepourdeuxpersonnes…Toietmoi,nousnousenvoleronsversnotreroyaume…

Etcesderniersmots,eux-mêmes,semblaientporterdesailes.Ilyavaiteneuxdeslointainsetdedouxconfins.

Maislavoixàcôtéd’ellegravementluirépondit:— Ce n’est pas possible. Je ne peux pas. Toi, princesse, fuis, envole-toi seule, moi je reste

jusqu’à…—Alors,jeresteaussi,s’exclamalaprincesse.—Maiscommentpuis-jetecacher?Commentferai-jepourtesoustraireàsavengeance?Moi,je

puisme dissimuler dans un rayon de lumière, vivre dans l’œil deMuller !Que faire de toi ?Oùpourrai-jecachertesyeuxauxsiens?Soustrairetesmainsàsesgriffes?

—Jeconnaisparfaitementcequimemenace,monamour.Quedefois jemesuisenfuiedéjà!Maismaintenant je sais que c’est la dernière chance !Auparavant, jem’échappais. Ils fermaient àdemi lesyeuxet, quand le jeu commençait à les fatiguer, onm’arrêtait et jedevais subir alors lesmoqueries et les rires des espions et des policiers qui se trouvaient au bout de tousmes voyages.Aujourd’hui,à tescôtés, jen’aipluspeurdecesmonstres.Jecrainsseulementsessoleilsquinousguettentdans les ténèbres.Jesaisqu’aujourd’hui,c’estpour ladernière fois.Mais la fuitesans toi,quesignifierait-elle?Lecolibribleuattend;viens,enlève-moi!

»Monpère,ledernierroidesBarbesblanches,pleuresursontrône.Iln’apersonneàquiléguersonroyaume.Safilleuniqueaétéenlevéeparunsorcieret,aupieddelatour,apoussélepremieréglantier…

»Leparc,autourduchâteau,estenvahiparlesplantessauvages.»Lesbranchesdesplatanesontatteintlesmursetfonttomberleplâtre.»Lemélèzeamordudesesdentslescréneaux.» Les lilas envahissent les fenêtres, le lierre monte le long de l’escalier d’honneur ; dans les

corniches,labruyèreetleserpoletfleurissent.»Machambreàcoucherestpeupléederosierssauvages…—Monpauvrepetitcontedefée,madouceéglantine!J’auraitantdepeineàtedireadieu!Mais

jenepeuxpasquitterMullertownettoi,tunepeuxpasydemeurer.Envole-toiverstonroyaumeetlà,attends-moi.Dis àBarbeblanche, tonpère, quel étrange fiancé tu as.Dis-lui qu’il viendraun jourpour lui demander tamain.Ce seraun jourqui ressemblera à tous les autres.Toi-même tunemereconnaîtraspas,puisquetumeverras.Jenesaispasencorecequejedeviendraiquandj’aurai tuéOhisver Muller. Quelque chose se remplira, quelque chose disparaîtra, une lumière terribles’éteindra. Quelque chose s’écroulera…Ce sera ce colosse inconcevable, dément, ce colosse auxmillefoliesdont lepoids immensemebroie lecerveau.Ilsedressesur lemondeentiercommelafolle inventiond’undiable ivre.Sonombreobscurecouvremêmetonroyaumenatalqui tombeen

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ruineauboutdumonde.» Il n’y aura pas de bonheur et de paix sur la terre tant que vivraMuller et queMullertown

existera!»Maiselletombera.Elletomberad’elle-mêmeaumomentoùilmourra.»Etàcemomentlàaussi,lejourpoindradansmoncerveauetluiralesoleil.Laprincesseécoute,maissabouchesetait,noyéeparlesténèbres.Touteslessallesqu’ilstraversentseressemblentparleveloursnoirdusilencequilestapisse.On

ydistingueunefouledechosesinattenduesquitraînent,sansraison,surlesdallages,surlesparquetsetsurlestapis.Danslesténèbres,ellesperdentleurnometleurvoix.Ellesflottentdanslefonddessalles,noires,anguleusesetsournoises.

Ellesapparaissentsoudainauboutdurayondelalampecommeunhameçonauboutd’uneligne.Une arête grotesquement brisée, une forme écroulée, une chose amorphe et gluante, fontd’innombrables grimaces. Les pieds trébuchent, glissent et s’enfoncent. Quelque chose craque.Quelquechoseclapote.Quelquechosecolle.Deloin,ilfautéviterquelquechose…

—Ceschoses,quelleshorreurs!murmureBrok.—Cenesontpasdeschoses,c’estlafindeschoses,c’estlaruinedeschoses…—Dequelleschoses?—Destracesdedébauches.L’aspectducielaprèsledépartdeseshabitants.Hâtons-nous,pourne

pasnousheurteràl’arméedesfemmes-esclavesquiviendrontbalayercesétablescélestes.

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RuedesAéronautes

LordHumperlink,aliasGoéland

Lesoleilau-dessusdeMullertown

Brokfaitsesadieuxàlaprincesse

Etàcôtéd’elle,unsiègeinoccupé

Ainsi erraient-ils dans le labyrinthe des ruelles étroites, dont les noms sortaient de l’ombre et

s’allongeaientsouslalueurblêmedelalampedepochedelaprincesse.Ilsparvinrentenfindansunepetitegaleriedeferquis’appelait

RUEDESAÉRONAUTESUn portillon en acier, ferré de boutons de métal, portait les noms exotiques des pilotes

mullertowniens:

ARONKORKORANpiloteduCygnepleureur

ACHILLEMOBILEScapitainedu“Brigand”

DOUGLASGULLIVER

Parachutiste

VENTNOIRAéronautedelaCourdelaCroixduSud

COMTELUCIEND’EAU

Avionàtrappe

REMOUSMAJORESCOUAcrobatesurl’Albatros-plusvitequeleson

LORDHUMPERLINK

AliasGoéland—Nousvoiciarrivés!chuchotalaprincesseenarrêtantBrokdevantladernièreporte.Elleétait

ferméeàclef.Laclefavaitétéretiréeetletroudelaserrureétaitobscur.

Page 108: La maison aux mille étages

Ils dressèrent rapidement leur plan. La princesse s’éloigna jusqu’à l’autre bout de la ruelle etéteignit sapetiteétoileélectrique.Broksebaissa,colla saboucheau troude la serrureetordonnadanslesténèbres:

—LordHumperlink,Goéland!SelleimmédiatementleColibribleuetsoisprêtàdécoller!

Puisiltenditl’oreille…Rien.L’œil…Lesténèbres.Brok répéta son ordre en élevant la voix.Cette fois, quelque chose sembla remuer derrière la

porte.Maisquelquesinstantsaprès,toutrentradansl’ordre.C’estalorsqueBrokappelapourlatroisièmefois.Etvoilà!L’imperceptiblebruitrepritetsetransformaenunpiétinementdepiedsnussurlesol.

Onentenditunjuronprononcéàvoixbasse.Etsoudain,letroudelaserrures’éclaira.Unhomme, lescheveuxendésordreetenvêtementsdenuit, regarde, interloqué,autourde lui.

Puisrésolument,ilbonditverslaporteetl’ouvreprécipitamment.Samainsecrispesurunrevolveretdanssesyeuxméfiantsselitunevolontéfarouched’abattrecettebouchequiacriédanslaserrure.

Deprofondesténèbress’étendentdevantlaporteouverte.L’hommefranchit leseuilet, toujourssurlequi-vive,portesesregardsdetouscôtés.

Brokprofitedecet instantpourseglisser furtivementà l’intérieuretsautesurune tableplacéejusteau-dessousduplafonnierconvexe.

EtlorsqueLordHumperlinkentre,Brok,dontlavoixsemble,cettefois-ci,descendreduplafond,luicrie:

—LordHumperlink,Goéland!Unefemmehabilléedenoirt’attendauboutdela rue des Aéronautes. C’est la princesse Tamara que tu enlevas, sur monordre, en territoiremorave. Je t’ordonne de la reconduire immédiatement àl’endroitmêmeoùtut’enemparas.C’estmavolonté!

LordHumperlink écouta cet ordre au garde-à-vous, une horreur sacrée sur le visage, les bras

tenduslelongducorpsetlesdoigtsécartés.— A vos ordres, mon Seigneur ! lui répondit-il avec obéissance et il se mit à ramasser ses

vêtements. Il enfila rapidement une combinaisonde cuir et se coiffa d’un casque et d’unepaire degrosseslunettes.Ilallumaunetorcheetsortit.

Laprincessel’attendaitdéjàauboutdelaruelle.Sombre,silencieuseetadosséeaumurparmilesténèbres,elleapparutdanslalueursanglantedelaflamme.

Desatorche,LordHumperlinkluifitsignedelesuivre.Brokleuremboîtalepas.Ilsparvinrentàuneportedefer.LeGoélandtenditsatorchesousunanneaunoirquipendaitau

mufled’unliond’acierquigardaitlaporte.Apeinelaflammeeut-ellenoircil’anneauque–sansunbruit–lesdeuxbattantsdelaportes’ouvrirentensemble.

L’intenseclartédujourenvahitbrusquementettriomphalementlesténèbres.L’immensesphèresolairebaignaitdanslelacbleuduciel.Incroyable!Danscetinstantd’éblouissement,Brokcrutperdrelavue.Lesoleil!Levraisoleil,vivantetréel!Etici,lanuit!

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Ils arrivèrent sur une vaste esplanade entourée des trois côtés par des hangars de verre. LordHumperlinkdisparutdansl’und’eux.

Broks’approchahâtivementdelaprincesse.—Adieu!adieu!adieu!Etnetrouvantpasd’autresmots,illacouvraitdebaisers,surlefront,lesyeuxetlescheveux,et

enfin sur sa bouche entrouverte et consentante. Elle voulut parler, mais ses lèvres humides etbrûlantesallumèrentlesangdeBrok.Illarevoyaitsedéshabillerdevantsonmiroir,commedevantl’eaud’unbassindanslequelelletrempaitprogressivementsanudité.

Il la serradenouveaupourun instantdanssesbras,ployée, la tête rejetéeenarrière, souffrantd’amouretsourianttristementdanscetinstantsolennelsouslasphèreardentedusoleil.

—Viendras-tu?Viendras-tuvraimentmerejoindre?—Jeviendrai!Jeviendraisûrement!—Maiscommentpourrai-je tereconnaître?Dis-moiunseulmotquetumemurmurerasalors

lorsquetuarriverascheznous!Vite,dis-le-moivite!Pourquejepuissetereconnaître.Devantlehangar,l’engincommençaitàronfler.LaprincessefrissonnadanslesbrasdeBrok.—Dis-moi,monamour,quies-tu?—JesuisPierreBrok.Laprincesseétonnéedesserrasonétreinteetsesyeuxétonnésregardèrentdanslevide.—PierreBrok?Toi,PierreBrok!—Oui!Tumeconnais?—Jen’aijamaisvuPierreBrok.Maisj’aientendudire…—Direquoi?Dépêche-toi!LeGoélands’approche…— Je sais que Pierre Brok se nommait autrement auparavant. C’était le fils unique du roi

d’Andalousie.Ilaquittésonpèrepourdevenirbrigand.—Brigand!—Oui,maisquelbrigand!Ils’introduisaitpareffractiondanslescavesdesbanques,brûlaitles

coffres-fortsetdistribuaitl’orauxpauvres.C’étaitunbrigandquivolaitlesbrigands.—Jenesaispas…Jenesaisrien.Jenemesouviensderien!— Pendant cinq ans la police fut à ses trousses, mais sans résultat. Enfin, quand ce jeu l’eut

fatigué,ilserenditàlapoliceetdevintdétective.Détectiveetprince!Ehoui!C’estPierreBrok!Lecolibrid’acierestdéjàaumilieude l’esplanadeetsonmoteur tourneavec impatience.Lord

Humperlinkestinstallédansl’enginetfaitdelargesgestes.—Adieu,princesse!—Dis-le-moiencore.C’estdonctoi,PierreBrok?—Oui,c’estmoi!UnedernièreétreintedevantlesyeuxstupéfaitsdeHumperlinketlaprincessemonteàl’arrièredu

Colibribleu.Etàcôtéd’elle,unsiègeinoccupé…

Page 110: La maison aux mille étages

Lessirènesd’alarme

Broksousmandatd’arrêt

LarésidencedeMuller

Broks’approchedeMuller

Ilfautd’abordprendreunbain

Quand la princesse eut disparu comme un point noir à l’horizon, Brok s’en retourna à

Mullertown et referma silencieusement la porte derrière lui. Sa première idée fut d’effacer lamoindre trace qui eût mené les poursuivants à cet aéroport avancé. Puis il prit la décision de sereposerdanslachambreàcoucherdésertedeLordHumperlinketd’attendrelemomentoùle jourseraitdécidéàMullertown.

Quand lesdeuxbattantsde laportese refermèrentsur lui, il se trouvadenouveauplongédansd’épaisses ténèbres. Il regretta ne pas avoir demandé à la princesse la petite lampe électrique aveclaquelleelleavaitéclairéleurchemin.Ilavançaitenagitantsesmainsdanslevide,lorsquesoudainilsefigea…

Au-dessusdesa têteunsifflementaiguretentit,commeonsiffleenmettantdeuxdoigtsdans labouche.Enmêmetemps,onentendit,quelquepart,dessirènesquidonnaientl’alarme.Uneviolentelumièrechassalesténèbresducouloir.

Les fenêtres et les portes s’ouvrirent des deux côtés et l’on y vit apparaître des visagessomnolentsauxyeuxeffarés.

—Qu’est-cequisepasse?Qu’est-cequec’est?Etenréponse,unevoix,commeuntonnerre,roulaauplafond.

—PierreBroks’estéchappé!Attrapez-le!Une bande d’individus, àmoitié vêtus, débouchèrent d’un couloir latéral. Poignards, gourdins,

revolvers,filets,lassos,masquesàgaz.Desappliqueslaiteusesauplafondéclairaientconfusémentleursvisages,oùsemêlaientl’effroi

etcetteextaseparticulièreauxchasseursd’hommes.EnquelquesbondsBrok eut rejoint cegroupe travesti, comme s’il eût vouluprendrepart à sa

proprepoursuite.Maissaprincipaleidéeétaitd’apprendre,avanttout,cequ’ilssavaientsursapropredisparition et vers où ils se dirigeaient. Dieu merci ! Ils n’avaient pas l’air d’être au courant del’évasiondelaprincesse!

Aprèsune longuecourse à traversdes ruelles sinueuses, ilsdébouchèrent suruneplace ronde,couverteparundômedeverre.Lesbâtimentsadministratifsdeceniveaufaisaienttoutletourdelaplace.L’un d’eux, une sorte d’hôtel de ville avec une tourelle, avait sesmurs tapissés d’avis et dedécretsdetoutgenre.

Parmieux,uneaffichedéjàancienneavait traità lapeste jaunequi ravageait l’étage489etuneautreordonnaitd’emmurertoutl’étagejusqu’àl’extinctiondetousseshabitants.

Un autre décret annonçait la mobilisation contre le soulèvement des esclaves aux étagesprolétariens.

Page 111: La maison aux mille étages

LasociétéCRÉMATOIREannonçaitlasuppressionsansdouleurdeshabitantsvieuxetmalades.La fameuse société COSMOS offrait des avantages spéciaux et des remises aux habitants du

niveauquiémigreraientsurl’étoileL9.LA CONFRÉRIE DUDIEUMULLER annonçait une messe extraordinaire à la mémoire de la

bienheureusebaronneHortenseMuller.Maistoutlemondeseprécipitaitdevantuneaffichenoireoùuntextesaignaitenlettresrouges:

MANDATD’ARRÊT

Atousleslocatairesdel’étage376!

L’invisible diable Pierre Brok, qui s’est dressé contre notre GrandSeigneurMulleretquiavaitétécapturéhierdans la sphèredesmiroirsverts,vientdes’évader.L’OrdreSuprêmeasignéunmandatd’arrêtcontrelui.Il est à supposer qu’il poursuivra ses menées subversives et n’aura decessed’inquiéterleshabitantspaisiblesdeMullertown.Tousleslocatairesdel’étage376sontinvitésàsurveillerétroitementleshabitations et les rues, et à signaler sans retard à l’hôtel de ville,neuvièmedépartement,toutindicesuspectquiseraitdenatureàdécelerlaprésenceduprovocateurinvisible.Toutepersonnequicapturera,mortouvif,cediableinvisiblerecevraunerécompense qui comprendra un séjour à vie à Gédonie, le versementd’une somme de 100 000 mulldors et la propriété de 999 nouvellesétoiles.

SignéDocteurVanGrôsss,Gouverneurdel’étage376.

De longues et vaines suppositions émises par chacun au pied de cet avis lassèrent rapidement

Brok.Cependant,chacunsetutbrusquementettouslesregardsseportèrentsurl’hommequiapparutàlaportedel’hôteldeville.

Broklereconnutimmédiatement.C’étaitlechefmilitaireencivilauxyeuxbleusetcruelsquiluiavaitdonnéuncoupdepiedquandilgisaitdanslefilet.

La foule s’écarta.Lechefdescendaitmajestueusement l’escalieret ledédain sedevinait sur seslèvresminces.

Sans escorte, il se dirigeait vers on ne sait quel but. Brok,maîtrisant son désir de vengeance,

Page 112: La maison aux mille étages

suivitsespas.Ilsentrèrentdansleliftetlechefpoussasurlebouton100.Quand,enunriendetemps,l’aiguille

sefutarrêtéesurcenombre,laportes’ouvritetBroksetrouvadansunparcmagnifique.D’épaissescouronnesd’arbres s’entrelaçaient,des lampionsgrotesques suspendusà leursbrancheséclairaientféeriquement leurs formes fantastiques, pareilles à des nuages verts. Brok y suivit le chef le longd’unealléetriomphalebordéedepalmiersetderoses,destatuesd’albâtreetdefontainesd’opale.Ilstraversèrent rapidement un arc de triomphe formé par des milliers de jets d’eau colorés quecrachaientdeuxrangéesdegargouillessefaisantface.

Dans le lointain, aumilieu d’un petit lac bleu, flottait une île admirable. Parmi des rideaux depalmiersetdefougèresgéantes,s’élevaitunpalaisquisemblaitfaitderayonsdesoleil.Lelacétaitcouronnéd’unarc-en-cieloù lesneufcouleurssedistinguaientnettement.Enréalité,c’était lepontquirattachaitl’îleàlaterreferme.Lorsqu’ilss’engagèrentsurcetarcheirisée,elleémitunaccordmineurdeneuftonscommeuninstrumentétrangecomposédeneufcordes.

Ilsparvinrenttousdeuxsansencombreàunepremièresalled’attente.Là,uneseuleporteaccédaitàdesthermesromainsoùl’officierdutsesoumettre,bongrémalgré,àdesablutions.Brokfutbiencontraintd’assisteràcettetoilette.Souslesmainsdesfemmes-esclaves,ledos,lesreinsetlesjambesdel’hommes’empourpraient.

Oint d’onguents aromatiques, les cheveux pommadés et vêtu d’une toge romaine, il s’engageadansunedeuxièmesalled’attente.Cinqhommess’ytrouvaientdéjàet,commelui,sortantdubainetfrottés d’huiles balsamiques. Vêtus de toges blanches, ils attendaient leur tour avec nervosité enbattantimpatiemmentlesoldeleurssandales.Certainsmêmeétaientagitésd’untremblementfébrilequitrahissaitleuragitation.Leurslèvresmurmuraientcontinuellement:Muller…Muller…Muller!

Brokaperçut,parmieux, levieuxSchwarz, spécialistede la fabricationdugazSIO,qu’il avaitdéjàrencontréàl’hôtelEldoradoilyavaitdecelaDieusaitcombiendetemps.

Lechefsedirigeaimmédiatementversuneportedissimuléeparunetentureécarlate.Elleportaituneinscription:

AUDIENCESIlfitunegrimacemoqueuseetfaillitmêmetirerlalangueàl’adressedescinqpatientsqui,tourà

tour,pâlissaientetrougissaientderage.Quandlechef,toujourssuivideBrok,entradanslasalledesaudiences,Broksesentittressaillir…

«Enfin!«Enfinleterriblemystèreserapproche;ilvaêtreàportéedesamain.Encoreunpasetjevais

voir…quevais-jevoir?«Unhomme?«AquoivaressemblerlatêtequiengendraMullertown?«Danstouslescas,etquelquesoitsonaspect,jeluiferaiface!»

Page 113: La maison aux mille étages

L’originalduDieuMuller

Lesbarricadesdel’étage490

“…jereculeraiencoredesoixanteétages…”

VitekdeVitkovitsèvittoujours!

LevieuxSchwarzetsongaz

Lorsquel’ennemis’endormira…

Un appartement royal.Unhommeest assis sur un trône écarlate qui sedétache sur un fondde

lourdes draperies noires. Son épouvantable obésité est vêtue d’un impeccable complet veston noir.Son énorme ventre repose sur ses cuisses. Son visage rond et lisse, empreint d’une bienveillantesagesse,estornéd’uneimposantebarbeàdeuxpointestellequelaportaitlePatriarchedel’AncienTestament.Sesyeuxbleusregardentdroitdevanteux,commes’ilsétaientmorts;onn’envoitpaslespaupières.Sanscettebarbe,oncroiraitvoirBouddha.

C’estvraimentl’originaldelastatuetteenorqueBrokavu,pourlapremièrefois,danslehalldelaBourse.L’effigiedeMullerexposéedanslesanctuaireavaitcertainement,elleaussi,étéexécutéed’aprèsnature.Maisilserendcomptequecevisage-cin’estpasplusvivant.

C’estunelarveénormeauxyeuxdeverre.Biensûr,lecorpsvit,ilbouge,ilrespire.Maisquelestle vrai visage derrière ce masque ? PourquoiMuller cache-t-il son vrai visage ? Est-il tellementterriblequepersonnenepourraitlesupporter?Brokamillefoisenviedeluiarrachercemasqueetd’étudiercevisagequelqu’ensoitsonaspect.

Mais attention ! Soyons à présent tout oreilles et tout yeux ! La bouche, sur le trône, semet àparler.Leslèvressemeuventimperceptiblementcommesiellesnefaisaientquemurmurer,maislavoixestaiguëetimpérieuse.

—MaréchalGrant,quelesttonavissurladisparitiondePierreBrok?Delaporte,lemaréchalsejetaàplatventreetrampajusqu’autrône.Làseulementilserelevaet

d’unetrèshumblevoixrépondit:—ÔSeigneur,legardienAokounaétéassailliaumilieudelanuit.— Je sais cela, tonna la voix, le gardien Aokoun a déjà fait le grand voyage. Mais qui a eu

l’audace…—Ô Seigneur,m’est avis que ce diable invisible n’agit pas seul ; il doit y en avoir d’autres.

Autrementlachoseseraitinexplicable.— La paresse du gardien mise à part ! Et de plus, tu as perdu honteusement la bataille dans

l’escalier555!— Ô Seigneur, gémit Grant, ce n’est pas uniquement de ma faute. Ces scélérats ont pénétré

secrètementdixétagesplusbasetnousontattaquésdansledos.—Un bon chefmilitaire a le devoir d’assurer ses arrières, imbécile !Comment se présente à

présentlasituation?Tonavis!— Ils ont encerclé trois lignes des défenses avancées.Nous avons dû nous frayer un passage.

Néanmoins, nos pertes sont minimes. 8 000 morts, 2 000 blessés, 1 500 prisonniers. Nous noussommes repliés60étagesplusbas.A la zone490, leurmouvement a été arrêtépardesbarricadesconstruitesàlahâte.

Page 114: La maison aux mille étages

—J’aivuvotreabsurderetraiteaccompagnéedetoutessortesdelâchetés.Quelestleurbutin?—Négligeable,ôSeigneur!Lesentrepôts-annexesontétéévacuésàtemps.—Tumens,hurlalavoix.J’aivulessilosbourrésdeblé,j’aivulesbarricadesdeconserves,j’ai

vulesfrigorifiquespleinsdeviandes,j’aivulescavesinondéesdevin!Toutcelaestpassédansleursmains.Terends-tucompte,chameau,quedansdixjoursdéjàjepourraisavoirfaim?C’estunechosedonttuneconnaispasencorelasaveur?Maistul’apprendrasdanslesoubliettes!

—ÔSeigneur,s’écriaGrantensejetantàsespieds.Donne-moiencorecinquantemillehommesetjetejurequejerepousserairapidementcesfripouillesjusqu’autoit.Etjeterapporteraijusqu’aumoindre grain de seigle, jusqu’à la plus petite boîte de conserve. J’ai un planmagnifique ! Nousreculeronsencoredesoixanteétagesafinqueleurarmées’infiltreàtraversWest-Westertoutentier.Nousallons l’inonderdevinetd’eau-de-vie.Centétagesdélirants, remplisdecabarets,debars,deprostituées et de voleurs, paralyseront leur enthousiasme et rongeront leur discipline. Les cavespleinesferontleurœuvrederuinecarlasoifrègneparmieux;l’eaucommenceàleurmanquer.Lesprisonniersracontentqu’ilsontdéjàessayédeboireleurpropreurineetlesangdescadavres.

—Maréchal,tuasparfoisdebonnesidéesquandtonpantaloncommenceàsemouiller.N’oubliecependant pas que Vitek de Vitkovitsè est toujours en vie. Aucun des coquins deWest-Wester n’aréussiàlecoincer.Toiévidemment,tuferasconnaissanceaveclafaimquandlechemindesoubliettesseralibre.Enattendant,prendsbiensoindetabedaine,remplistonestomacdelard,faisdesréserves.Etmaintenantfile!

Lemaréchal,atterré,sortitàreculonsdupasdesgénérauxvaincus.Apeineavait-ilquittélasallequ’apparutlevieuxSchwarz.CedernierseprosternaégalementetvinthumblementbaiserlajambegauchedupantalondeMuller.

—Quesouhaites-tu,ôSeigneur?zézaya-t-ild’unevoixtremblante.—Comme tu le sais, tes compagnons de l’ELDORADOont échoué là-haut. L’hypnotiseurMac

Doss n’est plus rentré de chez Vitek. Tchoulkov n’a pas mieux réussi avec sonKAWAI et il peuts’estimerheureuxd’avoirréchappévivant.MaîtrePerkeraétéfaitprisonnieret,commechâtiment,ila dû s’administrer son propre poison. Jeme suis souvenu de toi, Schwarz, pas précisément de toimaisdetongaz.Biensûr,jetiensencoreenréservelesbacillesd’Orsag,maisj’aiencorebesoindeM.Orsagpourd’autreschoses.Montre-moid’aborddequoituescapable.Sais-tufabriquertongazengrandequantité?

—Jeneremplisquedespetitsballons,ôSeigneur;unseulsuffitàvieillirunhomme.Jenesuisqu’unbricoleur.Lesmoyensmemanquent.Personneneveutvolontairementdevenirvieux.

—Combiendepersonnespeux-tuintoxiqueràlafoisendéveloppantlafabricationdeSIO?—ÔSeigneur,enunenuitjepourraistransformerMullertowntoutentierenunhospice!— Je veux que tu lâchesSIO sur l’armée des jeunes esclaves à l’étage 490. Il y en a environ

20000.Combiendetempstefaut-ilpourfabriquerlaquantiténécessaire?—20000hommes?18000gallons,86mulldors.Cen’estpasunequestiondetemps.—Demain?—Demain!—Jetesignalequelesesclavesontdesmasquesàgaz.Ilsontpillénosentrepôtsetutilisenttout

notrearmement.Toutesnosattaquesauxgazontéchouéjusqu’ici.—Ilestfaciled’yremédier.Notrearméesimuleralerepli,ellereculeraencored’unétageetdans

leslocauxdéserts,elleabandonneradessacsremplisdegaz.Lanuit,lorsquel’ennemis’endormira…—Suffit,MaîtreSchwarz!JetenommeaidedecampgénéraldumaréchalGabier!File!LevieuxfiloubaisaencoreunefoislajambegauchedeMulleret,trottinant,s’éloignaàreculons,

lesdoigtsécartéssurlacouturedupantalon,endirectiondelaportièreàtraverslaquelleildisparut.Alors,cefutletourdunouveaumaréchalGabier.

Page 115: La maison aux mille étages

Soncrâne chauveet rose semblait être taillédansduverre.Brokeutd’abord l’impressionquecetteboulerosen’avaitpointdevisage,tantsasurfaceétaitunieetrondedetouscôtés.Deuxoreillesminuscules étaient fixées à l’épiderme. Ce n’est qu’aumoment où il le vit de face qu’il distinguaqu’uncôtédecettebouleétaitdéfiguréparundéfautratatiné,pasplusgrandquelapaumedelamain.Et cependant, des courbures et des incisions s’y groupaient selon une symétrie surprenante etgrotesque.Cettedifférencedereliefsurlaboulerose,c’étaitlevisagedunouveaumaréchalGabier.

—Maréchal,ditlavoix,80000hommesattendenttesordres.—ÔSeigneur!—Demainmatin,l’aidedecampgénéralSchwarzprendracontactavectoi.—ÔSeigneur!—Puis,vousmonterezimmédiatementparleliftàl’étage490.L’armées’estmiseenroutelanuit

dernièreparl’escalierimpérial.Elleserasurplaceavantl’aube.Schwarztediralereste.—ÔSeigneur!—File!

Page 116: La maison aux mille étages

DenouveauAtchorguène

Uneplumesurl’épauledeMuller

Orsagvientàl’aide

Lamêlées’effondrasurlesol

“Attrapez-le…”

Quand lemaréchal Gabier eut disparu, le prince Atchorguène surgit soudain du fond noir du

rideau.Brokn’enfutpresquepassurpris.Ilsedoutaitqu’Atchorguèneseseraitlibérélui-mêmedesesliensetqu’ilseseraitrenduauprès

desonmaître.Maisalors…Mullerdevaitdéjàêtre informéde ladisparitionde laprincesse.Pourcetteraison,Brokétaittrèscurieuxd’entendrelaconversationquiallaitsedéroulerentrel’immobileMulleretsonrusésecrétaire.Peut-êtreMullerva-t-ilmêmeôtersonmasquepoursedélasserunpeu;iln’asûrementrienàcacheràAtchorguène.Mais,ôsurprise!Atchorguènefaitletourdutrôneetsetait.PuisilgravitavecdésinvolturelesmarchesdutrônemenantàMuller,soulèvelebrasaffaissédudieu et le repose sur l’accoudoir du trône, souffle une plume sur son épaule et semet à lisser sabarbe.

Broks’étonne.Est-cequecesacgonflénecontientnigraisse,nisang?Biensûr,levisage,lui,estsûrementdecire.Maislecorps,est-ceunmannequin?CecinonplusneseraitpasMuller?Pourquoidoncceslâchess’inclinent-ilsdevantlui?

OùestlevéritableMuller?Peut-êtren’existe-t-ilpas?Etcettevoix?Oùestlabouche?Oubienest-cevraimentMuller,frappéd’apoplexie?Ilestpossiblequel’apoplexieaitfrappétout

lecorpsetqueseulslespoumonsetlecœurfonctionnent…Etlecerveau?Etlagueule?Brokbonditsurletrônepours’enrendrecompte,poselamainsurlecôtégauchedelapoitrine

puissammentdéveloppée.Pasdecœur!Ilapprochesonoreilledusourirearrondi.Pasd’haleine!Etencoreuneautreexpérience:l’épingledansleventre.S’ilestvivant,ilréagira.Maissoudain–Pûûûût–laminusculeblessureencaoutchoucsemetàgémir.Monsieur Muller, sur son trône, se dégonfle à vue d’œil. Le ventre se rétrécit, la petite tête

s’affaisse, lemasquebonenfantetsabarbes’abaissentaufuretàmesureque lecorpsdiminuedevolume.Lesproportionshumainesdelabaudruches’amenuisentetdisparaissentjusqu’àdevenirunlamentabletasdechiffonsnoirs.

Le prince Atchorguène contemple l’écroulement du faux Muller avec une sorte d’étonnementsournois.Maisbrusquement,commes’ilrevenaitàlui,ils’écried’unevoixépouvantée:

—Ilestdéjàlà!Presquesimultanémentunevoixtonnaauplafond:

—Orsag!

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Lerideaudufondsefenditendeuxetl’aveugleOrsagjaillitdesesplisnoirs,lesmainssurlestempes.Ses lentillesétincelaientcomme lesyeuxd’un fauve. Ildevaitêtre là,prêtàbondir,depuislongtempsdéjà.IlétaitévidentqueBrokétaitattendu.Toutcela,n’était-cepasunemiseenscène,unpiègepourl’attireretlecapturer?

Brokretintsonsouffle.Maisavantqu’ilaiteuletempsdes’esquiver,ilsentitlesgriffesbrûlantesetacéréess’enfoncerdanssoncou.

—Al’aide!hurlaOrsag.Enécho,unsignalperçantsifflaauplafond.Quelqu’unglapit:

—Atchorguène!Maisleprincenebougeapas.Seulssesyeuxassistaientàcetterixeviolenteàlavieàlamort.Ils

étaient stupéfaits, incrédules, ils changeaientconstammentdecouleuraumilieuducercledes ridesquelalâchetédistendait.

LamêléedeBrokavecOrsag,quisedéroulaitdeboutjusqu’icis’effondrasurlesol.Orsagetsonadversaire invisible roulèrent plusieurs fois sur eux-mêmes dans l’épaisseur du tapis. Brok, avecpeine,dégageasagorge,maisenydéployanttoutesonénergie,ilfutobligédesacrifiersaposition.Ainsiseretrouva-t-ilsousOrsag,terrassépassonagresseur.Dansuneffortdésespérépourdégagersesmains, il découvrit une nouvelle fois sa gorge qu’enserrèrent lesmains furieuses.Bandant sesforcesdansunultime effort, il dégagea sesmainsdedessous les genouxde son assaillant et d’ungestesauvagearrachalesdeuxappareilsdesestempes.Quelquechosecraqua.LapressionsurlecoudeBroks’évanouitd’uncoup.Lecorpsd’Orsags’écroulasurlui,inanimé.

Brok fut sur pied. Pas un instant à perdre ! La portière s’écarta et sur le fond de velours noirapparurentunecinquantained’hommescoiffésdecasquesluisants.

Broks’élançaparuneportièregrenatpoursuiviparunevoix:

—Attrapez-le!Sous ses pieds, le pont irisé fit entendre un accord désespéré. Les casques brillèrent encore à

traverslespalmiersetl’arc-en-cieltintaitaumilieud’unealarmantedissonance.Broksautadansleliftetappuyasurlebouton490.

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“Lebreuvagedelavictoire”

Lecombatsurl’escalier

LevieuxSchwarzsurledosdumonstre

« Oui ! Avant tout ! Il faut sauver 20 000 jeunes révolutionnaires du fantôme hideux de la

vieillesse!EtMuller?Celui-lànem’échapperapas!Etage100.Ilsuffitseulementdepoussersurleboutonetlepalaisdel’arc-en-ciel,etaussilavoixquiyhabiteserontàmaportée!

«Enavant!»Maiscettefois,lemécanismeduliftsedétraque.Lesmursgrincentdésagréablement;l’aiguille,

surlecadran,s’affole;leplanchercommenceàtanguer.Latêteluitourne.Lerêverevient-ildenouveau?Enuninstant,noiretvertigineux,leliftsetransformeenuneétrangecivièresurlaquellePierre

Brok se sent ballotter. Deux hommes l’emmènent quelque part, deux hommes en longues blousesblanches.D’ailleurs,autourdeluitoutestblanccommedelaneige.Etlaneiges’éteintlentement,senoircit progressivement jusqu’àdevenir l’obscurité laplus complète.L’obscurité sanspensée, sanscœur,sanscerveau.

Cenefutsansdoutequ’uninstant.UnefortesecousseetBrokrevintàlui.Laportes’ouvre…Est-cedéjàl’étage490?

Unvasteespacetransforméenbivouac.Desdeuxcôtés,delonguesrangéesdetentes.Onentenddes cris, des rires et des chants. Partout fourmillent des soldats aux casques transparents qui seterminentausommetparunepointeeffilée.Lesuniformessontnoirs,desceinturesrougesonvoitsortirdespoignards,descouteauxetdesrevolvers.Leurspoitrinessontbarréespardescordonsdegrenades,commedesbranchesauxquellespendraientdesfruitsobscurs.

Certainsronflentdevantlestentes,d’autresboivent«lebreuvagedelavictoire»,d’autresencorejouentàdesjeuxétrangesavecdepetitesétoilesd’ordontilscomposentdesconstellationsfatales.Deleurs voix rogues ils chantaient les prouesses fabuleuses et les victoires féeriques du chef divinMullersurlaterre,surlesocéansetsurlesétoiles.

Broktraversequelquesgaleriesetretrouvepartoutlesmêmesscènes:destentes,deschansons,des chapelets de grenades barrant les poitrines et des coupes qui doivent allumer l’héroïsme desmercenairesnoirs.

Etpuis,derrièreunmurécroulé,apparaîtsoudainl’escalierprincipal.Certes,iln’aplustoutàfaitl’aspectqu’ilavaitquandils’yestréveilléàunétage,surletapisrouge.Cedernieradisparuetlesmarches blanches sont souillées de sang noirci. Dans des mares de sang désséché adhèrent destamponsd’ouateetdespansementssouillés.Lesmursontété labourésetpercéspar lesballes.Unepartiedelarampeauxquillesdemarbreaétéarrachéeparl’explosiond’unebombe.Lesplafonniersélectriquesduplafondsontbrisés.D’immensesprojecteurséclairentlechampdebataille.

Dansleslargesbandesdouloureusesdelalumière,Brokaperçoitunehautebarricade.Peusolide,elleestfaitedesacs,detonneauxetdecaissesdéfoncés.

Il y règne une grande animation. De nombreux mercenaires s’affairent autour d’une machinedifformeetpansuequiressembleàunepompeàincendieantédiluvienne.Certainspompent,d’autresmaintiennentdessacsetdesballonsàlabouched’untuyauenmétal.Surledosdumonstreestassislevieux Schwarz qui zézaie des ordres. Les ballons remplis sont fourrés dans des tonneaux et des

Page 119: La maison aux mille étages

caisses.Brokcomprend sur-le-champ.C’est ici queSchwarz fabrique songaz engrandequantité. Il va

lancer une attaque contre les esclaves et puis se replier d’un étage. Les esclaves prendront cetteterriblebarricaded’assaut,etaprès…

Maisoui,c’estpourcelaquejesuisvenu.AvertirVitekdeVitkovitsè!Lereteniravantqu’ilnesoittroptard.Brokescaladelabarricadeetmonteàl’étagesupérieur.Là,setrouvelerempartdesesclaves.Il

est faitdepoutrellesde fer,deplaquesd’acier,demorceauxdegranit,de lourdes roues,desoclesd’on ne sait quelles machines. Les blocs de fer et de pierres sont agglomérés en de nombreuxendroits par du mâchefer rouillé. Les roues à moitié fondues et les trous dans les traversestémoignentquecettebarricadeadéjàsubidesattaquesaufeuliquideetauxcorrosifs.

Maiscommenttraversercesplendideconglomérat?Lefeun’estpasparvenuàlerongeretmoi,avecmesmainsvides?…

Ilmontejusqu’auplafond.Parbonheur,derrièreunecolonnede ferque le feua fendueendeux, secacheunepoternede

guetteur. Il est possible de l’ouvrir… Il est possible de traverser la petite galerie sous la cuirassed’acier.

Etc’estainsiqueBrokgagne,sainetsauf,lecampdesesclaves.Un espace ténébreux, couvert de sang, où flambent des torches par endroits. Ils n’ont pas de

projecteurs, se désoleBrok, pasmême une petite lampe.Mais on est en train de préparer quelquechose sur l’escalier. Des torches voltigent activement en bas et en haut, et, dans leurs lueurs, onaperçoitlatacherougedesvisageshumains.Lescorps,vêtusdeguenilles,sefondent,absorbésparlesténèbres.

Agrand-peineBroktraversecechaosaniméparl’essaimdestorches.IlveutparleràVitek.Maisoùetcommentletrouver?Lesmarches se terminaient, l’étage se fondait dans les lointains, derrière les ruines desmurs.

L’œilnesefamiliarisaitquelentementauflamboiementsanglantdestorchesquidégouttaientdepoixetdégageaituneâcrefumée.

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Leprophètenuméro794

“J’abattraileMolochvivant…”

Lequartiergénéral

BrokseprésenteàVitekdeVitkovitsè

“Remetstonattaqueàdemain...”

Dansunespacedésert,derrièreunmurécroulé,unvieillard,entourédelanguesdefeu,estdebout

ausommetd’untasdedécombres.Auplafond,au-dessusdesatêteuntroubâille,commesilediablevenait de la traverser. Le vieillard, menaçant, se dresse au-dessus d’un groupe d’esclaves. Il estaveugle.

Et Brok, avec étonnement, reconnaît l’invalide 794 qu’il a rencontré après sa montée dansl’escalier.Aumilieude la sanglante couronnedes torches,oncroirait voir ledernier apôtrequi arassemblésontroupeautraqué,aufonddescatacombes.

—Jel’aiattendudixans,profère-t-il,etsesparolesbrûlentd’uneintenseémotion,etunjour…lemurs’estouvert.Cenepouvaitêtreunhommequivintparla.

»C’étaitLui,leLibérateurattendu,lePorteurdeLumière!»Ilestvenupournousdélivrerdel’enferauxmilleétages.»MalheuràMuller,milleetmillefoismalheur!»L’heuredesonchâtimentasonné.»Levez-vouscontreluietfaitestomberlejougdel’esclavage!»Cariladit:«Jevousrendrailesoleil,l’amour,lesdésirsetlesrêves!Jevousferaisortirde

Mullertownoùvousêtesencaptivitéetvousirezdansvosmaisons.»»Et iladitensuite :«Maintenant jedescendrai.Je travailleraipourvousenbas,afinquevous

puissieztravaillerpourmoiici.»Unevoixcriadanslafoule:—Si tonnouveaudieuest sipuissant,pourquoinesupprime-t-ilpas lui-mêmeMullerafinque

nouspuissionsentrerdansGédoniesanseffusiondesang?Levieillards’écria:—Lâche !N’a-t-il pas dit, Lui : les escaliers seront éclairés par des torches et le plafond des

étagescrèveracommelapeaudestambourspercéeparlepoignard!»»Viendraalorsuneeffusiondesangcommelesastresn’ontjamaisvueencore.» Le sang des ennemismontera et mugira à travers l’écluse des barricades et roulera par les

escalierscommeuntorrentsanglant…Etvoiciqu’uneautrevoixsefitentendre:—Aprèslamort,Mullernousprometderevivresurlesétoiles!Quenouspromettonnouveau

dieu?Levieillardlevaundoigtversleplafondetversletroubéantd’oùtombaientlesténèbres.—Iladit:«Qu’est-cequipeutvousarriverdepireetdemeilleurquelamort?Lamortbonneet

paisiblesansrêvecommelesommeild’unenfantaveugle.»Quelqu’undanslafouleprotesta:—Pourquoipenseràlamortsinouspouvonsvivredansl’abondanceàGédonie?Deshabitants

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célestesauxventresremplisnousferonsdesesclavesànosplaces.Etnous,nousferonsbonnechèreenjouissantducieletdelaterre.

—Malheuràvous!s’écrialeprophètesivousvoulezfairedenouveauxdieuxdevosestomacs.»Cariladit:«Vouspénétrerezdanssestemples,seschambresàcoucheretsescénacles,vous

fustigerez les faux prophètes, lesmarchands et les sybarites,mais vosmains resteront sans tache.VousrenverserezlesidolesdeMoloch,ensuite,c’estmoiquiabattraileMolochvivant!»

Nombreuxétaientceuxquiabandonnaientceprophèteengrommelantetquisemêlaientàunautregroupe voisin au centre duquel un autre aveugle prédisait les plaisirs qui les attendaient dans lesrégionsparadisiaquesdeGédonie.

Brokdemeuraencoreauprèsdesonvieillardentouréd’unepoignéedefidèles.Ilécoutaavecungrand intérêt ses prophéties émues. Et s’étonna de ce qu’un aveugle intelligent ait pu inventer etcomment,d’unerencontrefortuite,ilavaitcrééunenouvellereligionquiépaulaitVitekdeVitkovitsè.Unmoment, l’envie l’effleuradesignalersaprésenceafindesoutenir leprophèteaveugle.Mais ilrepoussarapidementcetteidée.

Ileutcommelepressentimentdenepasavoiraccomplisamissionetqu’ilétaitgrandtempsderetourneràl’étageN°100etdeterminersonouvrage.

Quelques écriteaux portant des flèches lui indiquèrent le chemin vers le chef. Des échelless’enfonçaient dans les trous des plafonds ; par elles il monta plusieurs étages. Enfin il se trouvadevantuneportesurlaquelleétaitécrit:

QUARTIERGÉNÉRAL

Uncourrierensueurypénétraitjustement.Illesuivit.Autourd’unetableenchêne,VitekdeVitkovitsèetlesmembresdesonétat-majorétaientassiset

sepenchaientsurlacarteduchampdebatailledeMullertown.C’étaitunhommejeuneetmaigre,à lachevelureébourifféed’unnoirde jais. Ilavaitdesyeux

gris,deslèvrespâlesetserrées,unnezgrandetsensible,unmentonénergiqueetdur.Ilfumaitunecigaretteaprèsl’autre.Leboutdesesdoigtsétaientjaunisparlanicotine.

—Vitek,l’interpellalecourrier,l’assautn’apasréussi.Vitek ne broncha pas. Il se pencha au-dessus de la carte représentant l’étage 490. Il planta un

drapeletnoiràunendroitduquadrillé.Ilyenavaitdéjàtrois…Lecourrier,horsd’haleine,poursuivit:— A l’endroit que tu as marqué, la compagnie de nos sapeurs s’est heurtée à du sable. Tout

l’espace sous le plancher de cette salle a été rempli de sable jusqu’auplafond.Dans ce sable on aenfouidesmines.L’uned’ellesaexplosésouslescoupsdupic.Deuxfrèressontmorts,cinqautresblessés.

Lesvisagespenchéssurlacartes’assombrirent.—Mauditétage!—Etcelas’estdéjàproduitquatrefois!—Partoutdusableetencoredusable!— Ces scélérats ont-ils réussi à combler de sable l’étage tout entier, du plancher jusqu’au

plafond?— Je crois, dit Vitek, que nous leur avons enseigné la prudence et l’adresse. Ils ont mis des

sentinelles dans toutes les salles. Dès qu’ils entendent des coups au plafond, ils donnent

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immédiatement l’alerteet remplissentcetespacedesableavantmêmequenousnecommencionsàcreuser.

Unautrecourriersurvint.LevisagedeViteksetendit.—Alors?—Dusable,ditsimplementlecourrier.Viteksemorditlalèvreetlesangapparut.Unnouveaudrapeletfutplantédanslacarte.— Il ne nous reste plus, dit-il gravement, qu’à attaquer de front la barricade. Et aujourd’hui

encore!Ildésignadudoigtunedeuxièmecarte.C’étaitunelonguebandereprésentantlacoupeverticale

deMullertown,des fondations jusqu’au toit.Lesbrèchesdans lesplafondset les lignesprincipalesétaientmarquéesdedrapeletsrouges.

Leslanguesjusqu’alorsmuettesdesgénérauxpenchésau-dessusdescartessedélièrent:—Ceseraterriblementdur!—EtpourparveniràCOSMOSilyaencore98étages!—Ilnousresteencorepour144heuresd’eaupotable.—Etduvinpour60heures!—Après,ilfaudrabienpassertousparlesalcoolsdeWest-Wester.—Lescachetsderêves,lespilulesparadisiaquesetlacocaïne!—Malheurànous!—SeulslesaéronefsduCOSMOSpeuventnoussauver!—Maisilyaencore98étages,frère!— Brutus ! – et Vitek se tourna vers un de ses généraux – cette nuit encore, tu attaqueras la

barricade N° 9. La deuxième ceinture de remparts ne sera pas solide non plus, car les Noirss’apprêtentàlanceruneoffensive.Mets5000hommesenligneetqu’onattaqueàmonsignal.

C’estalorsquePierreBrokparla:—VitekdeVitkovitsè!Toussursautèrentets’interrogèrentduregard.MaisBrokcontinua:—Remetstonattaqueàdemain.Situl’entreprendsaujourd’hui,tuferaspérirtonarmée.Vitekseressaisitlepremieretcria:—Aquiestcettevoix?Etlavoixseprésenta:—JesuisPierreBrok.—Serait-cetoi,cedieuannoncéparleprophèteN°794?—Jenesuispasundieu.Jesuissimplementvenupourt’avertirdenepasattaquercettenuit.—Pourquoi?—Nemedemanderien.Obéisettuverrasdemain.—Jetecroisett’obéirai.Jeremettrail’attaque.Brokdisparutlaissantlatentederrièreluiremplied’étonnementetdejoie.

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Lessacss’échapperont…

Letrianglerouge

L’ennuiduvieuxSchwarz

Avantquejenedeviennevieux…

Lebouton100

PartoutoùpassaitBrok,lesesclavesrévoltéssepréparaientàdormir.Seuleunetorcheéclairait

l’escalierprincipal.Brok traversa rapidement l’ouverturedans labarricade.Quelques sautset il setrouvadenouveaudevantlesdéfensesdel’ennemiqu’ilfranchitsilencieusement.

Dansl’orlumineuxduprojecteur,deuxhommesétaientassissurdescaisses.L’und’eux,unjeunehomme, guettait à travers la barricade. L’autre souriait de ses rides innombrables et son souriretraduisaitsaconfianceensoi.C’étaitlevieuxSchwarz.

—Qu’ilsdormenttranquillementaujourd’hui,zézaya-t-ilenhochantsapetitetêteratatinée.S’ilsentreprennent la moindre chose, nous ripostons, mais pour rire. Nous ferons comme si nousdéfendions avec l’énergie du désespoir et comme si nous abandonnions nos petits. Bien sûr, nousserons« repoussés» et nous ironsnous cacherderrière le béton, un étageplusbas.Et pendant cetemps-là,euxserépandrontici,commedespoux.

—Ets’ilsdécouvrentlesbarilscontenantvotregaz?— Ils ne les découvriront pas,mon garçon. Les barils sont remplis de vin et les sacs dans le

liquide s’échapperont d’en dessous. Nous y avons mêlé aussi des barils normaux et inoffensifscommel’enfantquivientdenaître.Quantàceuxremplisdegaz,ilssontmarquésd’untrianglerouge.Danschaquecoinonaplacéundeceux-là.Etausignaldonné…

—C’estbienmonté,grand-père.Maissupposonsquelesrobotsaillentsecoucherailleursoùiln’yapasdevosbarils!

—Pasdedanger,ilsn’irontpasailleurs,monpetitinnocent.J’aipenséàcedétailavantquetunesoisné.Ilsseront logéscommenous,autourde l’escalier.Vitek les tiendraenbridepourqu’ilsnefassentpaslanocedanslescabaretsetlesbars,comprends-tu,monpetitblanc-bec?

—Ets’ilsvouspoursuiventparlelift?—Nepleurépas,monpetitbébé.Sont-cetesquenottesquitefontbobo?Attendsquejet’enlève

tonmaillot…SileliftsetrouvaitdanslesmainsdeVitek,ilyauraitbellelurettequ’ilsseraientdéjààGédoniepourseretaper…Maistuestoutmouillé,monenfant,oh!oh!oh!oh!…

Unlongbâillementrondouvritsaboucheédentée.Brokprofitadecetinstant.Ilsesaisitd’unpaquetd’ouateetl’enfonçadanslaboucheduvieux.Puis il s’occupa du « petit garçon » curieux, lequel reçut – avant de s’être remis de son

étonnement–uncoupdepoingsurlatempequil’assommaetlecouchaausollaboucheouverte.Déjà, le vieux scélérat s’apprêtait à brûler la politesse àBrok.Mais ce dernier le saisit par la

jambeet,letraînantloinenarrière,illeligotaavecsoinaumoyend’unelonguecorde.—Necrainsrien,vieux,chuchota-t-ilàSchwarzquiouvraitdesyeuxcommedessoucoupes,le

SIOneteferaplusguèredemal.Amoinsquetucraignestedessécherd’unsiècleencore?Puis,illiaetbâillonnasonjeunecompagnonet,quandileneutterminéaveclesdeuxcompères,

ils’approchasilencieusementdestentes.

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Lecampdormait.Rapidement,ilréduisitencoreensilencequelquessentinellesquis’ennuyaient.Ils’approchades

barils et reconnut immédiatement ceux marqués du triangle rouge. De leur fond s’échappait demincestuyauxencaoutchoucserréspardesficelles.Broklesdéliaprécipitamment.

Lorsqu’ilfutàladernièrevessiedudernierbaril,ilsesentitprisd’unétourdissementsoudain.Untriangle douloureusement rouge et insupportable s’imprima dans son cerveau. Il se sentait perdreconnaissance.Ilbandatoutesonénergie.

«Horsd’ici!Horsd’ici!Avantquejenedeviennevieux!»Ilchancelatêteenavant.Encoretroispas–etlelift!«Encoreunpasetjevaistomber!»Al’ultimeinstant,Broksautadansl’ascenseur,letriangle

obtusetdouloureuxaucentreducerveau.Lebouton100,100,100!Broks’écroula.

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L’étage100

“Danslepanneau!”

Avanttout,ilfauttrouverMuller

LesgardesducorpsdeMuller

Sabibliothèque

Il avait l’impression qu’il était couché sur un lit glacé et qu’il regardait le plafond, surface

blancheaumilieudelaquelles’étalaituntrianglerouge.Cetriangleestsiobtus,siinsupportablementrouge qu’il en ressent au cerveau une atroce douleur. Comme si ce triangle était creux et quequelqu’unvoulait,deforce,y introduiresoncrânearrondi.Oh!N’étaitce triangle toutestsibeauici!Leplafondestblanccommedusucre,ettalangueengoûtedirectementladouceur.Auplafondpenduneampoulelaiteuse,ondiraitunboutondenénupharquisommeille.

Etsoudain,unesecousse.Quesepasse-t-il?Ahoui,l’étage100!Laportede l’ascenseurs’ouvreetBrokaperçoit lebouquetdepalmierset lapasserellesonore

auxcouleursdel’arc-en-ciel.Ils’apprêteàlafranchir,maiss’immobiliseàtemps.Impossible!Ilsetrahirait.Mullerseraitimmédiatementavertiqu’unindésirablepénètredanssarésidence.Ilsaitmaintenant

quecen’estpasuniquementunpont,maislatabled’harmonied’uneharpequivibresouslespasduvisiteurquisehasardesouslesfenêtresdupalaisdeMuller.

Illuifautattendreetmêlersespasàceuxdupremierarrivantquis’yengagera.L’attente ne fut pas longue. Le sentier craqua soudain et entre les palmiers Lord Humperlink

apparut.LeGoélandici?Çaalors?Broks’attendaitàtoutsaufàcetteapparition!D’oùsortaitcetintrus?Lesouvenirardentdelaprincesseluitraversalecerveau.Qu’est-elledevenue?

Sanshésitation,LordHumperlinks’engageasurlepont.Broklesuitdumêmepas.L’archevibretristementetsamélodies’éteintaumomentoùilsatteignentlaportedupalais.

Le Goéland se soumet hâtivement et avec plaisir même au cérémonial d’usage qui précèdeobligatoirement l’audience. Vêtu de sa blanche toge patricienne, le voici qui s’immobilise devantl’idole.

OhisverMuller,regonflé,estdenouveauassisàsaplace,ventrerebondiposésursescuissesetbarbeimposantecascadantsoussonsourirearrondi.

—ÔSeigneur,s’écrieHumperlinkentouchantletapisdesonfront,j’aiexécutéentoutpointtonordre.

—Quelordre,grondelavoix–oncroiraitqu’ellerésonneàl’intérieurdumannequinmême.—J’airamenélaprincesseenpaysmorave.Brokexhaleunsoupirdesoulagement.—Est-cemoiquit’aidonnécetordre?fulminerageusementlavoix.—J’aiobéiàtavoix,ôSeigneur!

Page 126: La maison aux mille étages

Et leGoélandracontabrièvementcomment ilavaitétéappelé,sespremiersdoutes,comment ils’étaitélancédanslarue,revolveraupoing,etcommentensuiteilavaitimmédiatementobéis’étantrenducomptequelaVOIXsortaitduplafond.

—Tut’eslaisséberner,tuestombédanslepanneau,hurlarageusementlaterriblevoix,tuasfaitl’idiot,Goéland, tuméritesdesoreillesd’âne.Tun’aspasobéi àmavoix,mais à celledudiable.Rentreimmédiatementauquartier!Donnel’alarmeàtouslesvaisseaux!Ilsserontàtesordres!Etnerevienspassanslaprincesse!File!

LordHumperlinkdisparut.Brokrestaseuldanslasalle.Ilcompritqu’ilfallaitàprésentagiraveclaplusgrandecéléritécarsaprincesseétaitendanger.

Achevermaintenant,acheversamission!AvanttoutilfauttrouverMuller!Fouillerlepalais!Tous les appartements, toutes les encoignures, ausculter tous les murs, les planchers et les

plafonds.Comme un chat, Brok s’approche du rideau noir qui forme le fond du trône, il l’écarte et se

heurteàunmurdeverrequidiviselasalleroyaleendeux.Uneportebattantecèdeàsapousséeetilseglissedansl’autremoitiédelasalle.Maisôsurprise,ledécoriciesttoutdifférentetquelcontrasteavecceluiqu’ilvientdequitter,oùtoutétaitclairautourdutrône!

Aumilieud’unindescriptiblecapharnaüm,ilaperçoitlescorpsétendusd’unedemi-douzainedecolosses à moitié nus aux visages rudes et imberbes. Sous leurs casques et leurs cuirassestransparentsqu’ondevined’unesoliditéàtouteépreuveetdontilssesontdéfaitsnégligemment,oncroiraitvoirdeslégionnairesromains.Et,vautréssurdesmatelas,ilsronflent.

Cesontlesgardesducorpsd’OhisverMuller.Sur la pointe des pieds PierreBrok traverse le réduit.Une petite galerie étroite et longue, des

escaliersencolimaçonetdenouveauuneporte:

BIBLIOTHÈQUEDuplancherauplafond,touslesmurssonttapissésdevolumes,detouteslesépaisseurs,donton

voitbrillerlestitressurlesdos.Certainsd’entreeuxsontaussiépaisqueletroncdesvieuxchênes.Parleurinconcevableépaisseur,ilsn’ontmêmeplusl’aspectdelivres.

Tiens!LabibliothèquedeMuller!Cela signifie sansdoutequeMullern’estpas loind’ici.Adeuxpas,des livres traînent surune

table,Brokendéchiffrelestitres.

HymnesetodesàlagloiredeMullerPRIÈRESAMULLER,

DIEUSUPRÊMECommentOhisverMullerconquit

lemondeHistoiremonumentaleLesconquêtesd’OhisverMulleràtraverslesastresHistoiredu

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cosmos

Lecielestl’enferd’OhisverMullerLesmillevisagesd’OhisverMullerCommentilédifia…MullertownGUIDEDEMULLERTOWN

GédonieetsesplaisirsDesamourshumainesd’OhisverMuller

COMMENTILAIMALEMONDEOhisverMullerledieuetl’homme

PHILOSOPHIEBrok comprit que toute cette terrible collection de livres, sur tous les rayons, ne traitait

uniquementquedecetêtreinimaginableetincompréhensible.EtplusBroks’approchaitdelui,plussacuriositémontait.Quelpeutbienêtresonaspect?Quiest-il?

Page 128: La maison aux mille étages

Delatorturedesfleurs

Unechambred’enfants

Untrésor

Desmasquessouplesenpeauhumaine

Etencoreunorang-outang!

Uneautresalle.Des vitrines derrière le verre desquelles sont exposés des modèles en argent de machines et

d’instruments dontBrok ignore l’usage et l’utilité. En y regardant de près, il a l’impression qu’ils’agit là d’instruments de torture, inventés et construits avec un raffinement consommé pourd’inimaginablessupplices,maisvuleursformesetleursdimensions,ilsnedoiventpasêtredestinésàdeshommes,maisàdesanimaux,àdesoiseauxouàdesinsectes.

Surunetable,unbouquetdelilasnoircitdansunrécipientcontenantunliquidejauneetfétide.Acôté,unlivreauxpagesdeparchemin:

DELATORTUREDESFLEURSpar

OhisverMuller

Brokl’ouvritauhasardetlut:

Commentmartyriserlarose

Choisir une rose épanouie, de l’espèce dite « aux cent pétales ». Ladétacherdel’arbrepar lefeu.Maintenir la flammeprèsde la tigeaussilongtempsquelarosenesedétachepasd’elle-même.Latigeseraensuitegrattée,jusqu’aupérianthe,aumoyend’untessondebouteille ;etenfinplongée dans un vase contenant de l’eau bouillante. Une cornue yajoutera, goutte à goutte, une forte solution d’acide sulfurique.L’aromamètre branché sur la fleur permettra de suivre la courbevertigineuseduparfum,etsachute.L’aromaphonepermettrad’entendrele faible gémissement de la reine qui souffre. Sa couleur pâlit, bleuitensuiteetlaroseperdsespétales.Lepistilestensuitedécoupé…

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Etvoilàl’âmed’OhisverMullermiseànu?Est-cedelafolieoudelaperversion?Etlà,dansun

vase,unlisblancauquelsansdouteonainoculéunemaladieetquiestcouvertdetachesnoires.Sousune cloche en verre, un chrysanthème suffoque environné de vapeurs de nicotine. Une pivoineensanglantée,lepistilpercéd’uneaiguilleempoisonnée,estabreuvéed’alcool.

Biensûr,latorturedesfleursneconstitue–enelle-même–qu’unjeuinoffensifquitémoignedel’infantilisme de ce crétin dépravé. Mais ces appareils minuscules, qui font deviner par leursstructuresleurdestinationvéritableetterrible,nesont-ilspasdesmaquettesetlesoriginauxnesont-ilspasinstallésdansdessallesdetorturesdestinéesauxhommes?

Ensortantdecethorriblelocal,Broks’arrêta,étonné,auseuil…d’unechambred’enfants.Quelincroyablecontraste!C’étaituncoincharmant,d’unegrâceintime,oùsemblaientflotterdes

rêvesenfantins.Unpetit lità treillis.Suruntapisauxcouleursriantes,ungrandcerclederailssurlesquels,dansunegaredetôle,untraininterminableattendimmobile.Toutyest:untunnel,unpontetdesaiguillages.Unpeuplusloin,lesélémentséparpillésd’unjeudeconstruction,et,àcôtédelui,uneégliseinachevéequel’ontermineraaprèsledîner.Onvoitencoreunelanternemagiquerougeavecsacollectiond’imagessurverre.Uneimprimeried’enfant.Surunpapieronaperçoitlemêmemotquiserépèteenperdantsonencre:OhisverMuller…OhisverMuller…OhisverMuller…

Serait-il possible que ce tyran, cet inquisiteur dément etmaudit eût un fils et qu’il l’ait appeléOhisver, comme lui ?Oubien a-t-il reconstitué ici, pousséparune sentimentalité à laquelleonnes’attendaitpasdesapart,lesanctuairedesonenfance?Est-celuiquijoueaveccetrainsurletapisetquiprojettedesimageslumineusessurlemur?

Peut-on s’attendre à découvrirmaintenant à côté de la chambre d’enfants, une pièce de familleavecunemachineàcoudreet,encadrées,desphotographiesagrandies?Ouunechambreàcoucher?Ou encore une cuisine avec sa cuisinière et une étagère où s’alignent gentiment de petites tassesblanches?

Maislapiècevoisineestrougeetelleseraitcomplètementvide,s’iln’yavaitpasaumilieuunepetitetableronde,etsurcettetableunplatencristalremplid’unliquidelimpide,oùflotteuncœurhumain.

Lapiècesuivanteestbleue.Mêmedispositionquelaprécédente,maisdanslerécipientdecristal,remplid’eaupure,sontimmergésdeuxyeuxhumainscouleurd’azur.

Broknes’étonneplusderien.Ilpasseàlahâted’unepièceàl’autreetvoici:ilentrebrusquementdans un local où règne une odeur épouvantable et où bondissent, ronronnent et gémissent unecentainedechatsnoirs.Dece fumierdechat, il entra subitementdansune salled’uneéblouissanterichesseetrempliedenombreuxtrésors.

Descouronnes impérialeset royales,achetées, trouvéesouvolées,desglobes impériauxetdessceptres, des ostensoirs de cathédrales, des chasubles provenant du Vatican, des sanctuairesbouddhiquesetaussiducouventrocheuxdudalaï-lama.

Desdiamants,groscommedesœufsd’oie,sertisd’or, fontofficedecadresauxchefs-d’œuvrelesplusraresdesmaîtresanciensetquifurenttransférésicidesgalerieslespluscélèbresdel’Europeruinée.

Desbarresdeplatine,d’or,desoliumetderadium.Desmonceauxdebagues,dechaînesd’oretdecollierssesuccèdentlesunsàcôtédesautres.Untonneauremplidemontresenor.Unecaissedebouclesd’oreilles.Unerangéedebahutsgorgésdeducatsdetouslesempiresdumonde.

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Aumilieudelasalle,untrounoiretbéantentouréd’ungarde-fou.Pourserendrecomptedesaprofondeur,Broksaisitunlingotd’oretlejetadanslesténèbres.Ilcomptaitetécoutait:rien.

C’estalorsqu’ilaperçutuninterrupteuraubordduprécipicequis’éclairajusqu’aufondlorsqu’ileuttournélepapillon.Ilcomprit:c’étaitl’entréedugigantesquepuitsdescentétagesquiconstituaientlesbasesdeMullertown.Toutcetespaceemmurén’étaitqu’un immense trésoroùMulleramassaitsonbutindetouslescoinsdumonde.

Dutrésor,Brokpassaauvestiaire.Un échafaudage de portemanteaux de plusieurs étages encombré d’une friperie hétéroclite. De

magnifiquesuniformesdegénéraux,deshabitsimpeccablesdeboursiers,desfrocsdemoinesetdessoutanesd’évêques,desmaillotsrayésdematelots,d’imposantschapeauxdecow-boys,deshauts-de-forme, des casquettes d’apaches, des guenilles rapiécées de mendiants et des suaires blancs defantômes.Mais,chosecurieuse,touscesdéguisementsétaientàlamesured’untrèspetithomme,detailleminuscule,auxépaulesétroitesetauxjambescourtes.Lesépaulesdecertainsvêtementsétaientgénéreusement rembourrées,certainsmanteauxétaientmunisdeventred’ouate. Ilyavaitmêmeunmanteauquiprésentaitunebosseartificielle.

Dans un coin se hérissait un buisson de cannes, ordinaires ou ferrées d’argent, d’autres danslesquellesétaientdissimulésdespoignards;desverges,descrossesépiscopalesetdesbéquilles.Desarmoirescontenaientdespipes,deslunettes,defaussesdents,desoreilles,desnez,desperruques,desmembresencaoutchoucarticulésetmécaniques.

Maisunautrecoin,hideuxcelui-là,accrochaleregarddeBrok;onyvoyaitunesériedesupportssurmontésdetêtesempailléessurlesquellesétaienttendusdesmasqueshumains.

Cesmasquesétaient,enréalité,desvisagesauthentiquesdétachésducrâneetnaturalisés,auxquelsonavaitmêmeconservébarbeetsourcils.Grâceàleursouplesse,onpouvait lesfixerauvisageetacquérirainsiunenouvellepersonnalité.

Unevariété infinie de déguisements et de compositions parfaites !Ainsi, il était possible de se«coiffer»d’unvisagemortdepuislongtemps,commeonmetunchapeau.Biensûr,decettefaçonetavecdetelsartifices,lediablelui-mêmeseraitincapabledevousreconnaître,

MonsieurMuller.Tuflânesdanstesétagessousl’aspectd’ungénéral,d’uncul-de-jatte,d’ungrosboursierportantchaîned’orougilet,oud’unbouffonbossu,maistoi-même,quies-tuvraiment?

Brokparvintsurleseuild’unenouvellesalle.Dansunecagerouilléeetouverte,sedressaituntroncd’arbreportantencorequelquesbranches

tristescommeunsquelettedécollé.Etsurunedesesbranchessebalançaitunsingehideux,unorang-outang!

Brokreculad’abord,s’imaginantquelesingel’avaitaperçu.Quandilsemontradenouveau,lesingeluidécouvraitsapuissantedenturedeporcelaine.Après

quelques hésitations, Brok recouvra son courage. Il avança lentement sur la pointe des pieds au-devantdumonstrequiluimontraitlesdents.

Enfin,ilarrivadevantlaporteopposéedelapièceetposalamainsurlapoignée.Ilouvritlaporteavecprécaution,trèsdoucementetsilencieusement.Illafranchitlentementetson

passageluiparutterriblementlong.Puis,il larefermaderrièreluisansavoirprovoquélemoindrebruit.

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Lamachinedel’omniscience

S’ilvousplaît,Levoici!

Lecrâneàportéedelamain

LesvoixdelaBourse

Alors,ilregardaautourdelui.Un appareil immense, monstrueusement compliqué, se dressait ici en demi-cercle et couvrait

complètementlemuropposédelasalle.PierreBrok,ébahi,n’encrutpassesyeux.Apremièrevue,cet amoncellement grotesque de spirales qui tremblaient, de clochettes, de boutons, de tubes et decadransphosphorescents formaitunensembledouloureusement surprenantqui ressemblaitplutôt àunorganismevivant,àdesentraillesd’unrobotuniverselqu’àunemachineinerte.

Commed’unpianodémesurémentlong,uninterminableclavierdetouches.Celles-cisontrondes,de longueurs inégales ;àcausede leurexsanguefragilité,elles fontpenserauxdoigts,auxonglessoignésd’unejeunefillemorte.

Brokcrutsetrouverdevantdegigantesquesorgues,caruneinfinitédetuyauxenverre,detoutesdimensions,montaientversleplafond,dansuneprogressiond’épaisseursetdehauteurs.Lamachineelle-mêmeprésentaitaussid’autresélémentsauxformes lesplusétrangesetquiserépétaientmillefois avec une insupportable régularité.Mille touches, mille clochettes, mille petites lampes, millepetits yeux grands ouverts dont les disques de verre jetaient, par moments, des lueursphosphorescentescommedessignauxmystérieuxémanantdepupillesdechats.

Au milieu de ce colossal organisme dont la symétrie faisait penser à l’autel d’un dieuépouvantable, luisait un disque blanc semblable à une immense hostie au sommet d’un bizarreostensoir.Sousledisque,unhaut-parleurtaillédansunematièreprécieuseayantlaformed’uncalice.

Faceàcetautelterrible,quelqu’unestassisdansunfauteuilprofond,ledostournéversBrokquin’aperçoit qu’une petite touffe de cheveux roux s’agitant au-dessus du dossier comme uneflammèche.

Brokretintsonsouffle.Serait-cecelaMuller?Quelqu’undetrèspetit,plutôtrabougri,assisaufondd’unfauteuil-club.Oncroiraitqu’iln’yalà

qu’unepetitefilleauxcheveuxrouxdontonnevoitmêmepaslatête.Brokfitletourdufauteuilsurlapointedespieds.Ilaperçutalorsunpetitbonhommesec,auvisagehideux,vêtud’unerobedechambred’unvert

acide.Sesjouestombaientetcreusaientdesdeuxcôtésdelabouchedeuxridesdégoûtantes.Salèvreinférieureétaitnoircieetdesséchéejusqu’àlagencive.Unruisseaudepoilsrouxprenaitsasourceàsonmentonetseséparaitrapidementendeuxmincesmèchesquiluitombaientjusqu’auxgenoux.

Quant à son nez, il s’incurvait comme un bec de vautour. Comme la courbe centripète de lacoquillede l’escargot. Ilavait lapuissanceet la ténacitéd’unarc.L’arcde lamoquerie, l’arcde lahaine,l’arcdelavengeanceetdelavictoiresurlemonde.

«OhisverMuller!«S’ilvousplaît,LEvoici!«Cenabotdesséché,jauni,enterrévivantaufonddecefauteuil,commedansuncercueilfendu!

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«Desoreillesveluesaux lobesnoircis.Sont-ce là lesoreillesdevant lesquelles tremblent et sefermenttouteslesbouchesdeMullertown?

« Et ces deux petites choses d’un vert vénéneux, gluantes et mobiles, cernées par les cerclesconcentriquesdesrides,sont-celàlesyeuxquivoientsimultanémenttoutdanslesmilleétagesetdanslescentainesdemilliersdesalles?

«C’estdonccecerveau-ciquiengendralerêvemonstrueuxducieletdel’enferconjuguéssurlaterre!Levoiciàprésentdevantmoi,àportéedelamainetjepourraisledétruiresur-le-champ,lefoulerauxpiedsavecsonrêvemêmeetbriserenmillemorceauxcettegigantesqueabsurdité!»

Etsoudain,OhisverMullers’apprêteàéternuer.Ilapprochesamaindesonnez,lecouvredesapaume.Broksuitattentivementchacundesesmouvements.Etilvoitavecstupéfactionquelenez,cenezmagnifiqueettriomphalluirestedanslamain.Etàsaplaceapparaîtunpetitnezsansracine,rienquedeuxpetitstrousdansunebouleminusculequis’aplatitdansuncreuxduvisage.

Etmaintenant,illereconnaît.C’estlafacequ’ilaentrevuedanslapetitefenêtrequis’estouverteau-dessusdeluiavantqu’ilnes’évanouissedanslachambredesmiroirscreux.

Lenezvictorieuxadéjàreprissaplace.Maiscesyeuxvertsetgluantsquis’accrochentauxridespournepassenoyer,pourquoifixent-ils

obstinémentledisquequibrille?Qu’est-cequec’est?Unmiroir?Oui,maisc’estunmiroirétrange.Ilprésenteeffectivementuneprofondeurd’argenttransparent,

maisilnereflèteriendeschosesprésentesdanscettesalle.Lemiroirestvide!Untainoùl’argentbrilledanslefond,etriendeplus.Mais subitementcet impénétrable lointaind’argent semblese rapprocher, il s’obscurcitetBrok

distingueungrouillementbrumeuxcommes’ilvoyaitunefourmilièresousuneloupetropépaisse.Puisilsemblequelaloupes’approcheetrèglesadistance,lefourmillementdevientnoir,seprécise,acquiertdesformesetdescontours.

EtBrokfaillits’écrier:LaBourse!C’étaiteneffetlaBoursevueàvold’oiseau.Broksesouvintdel’œildeverreauplafond.Ilrevitlehallavec,ensonmilieu,l’Atlastransparentetsonfardeauetlepullulementdeshauts-

de-formenoirs.Ensuite,l’avortondanssonfauteuilmanipulalamachinedesesdoigtssecs.On entendit un miaulement plaintif comme le cri d’un chat au milieu d’une étouffante nuit

d’amour.Puisilyeutunsilenceetlecaliceaumilieusemitàparler.PierreBrokserenditimmédiatementcomptequec’étaientlesvoixdelaBourse.Les mille et un chuchotements mystérieux, les pas menus et les exclamations agitées se

mélangeaientcommeenuneseulesphèreenfermentationsurlaquelleflottaientleshabits,lesvisagesetleshauts-de-forme.

Mais voici que la main de Muller frappe de nouveau les touches. La sphère sonore sembles’émietteretdelaconfusiondessonssedétacheundialoguedevoixclairesetcolorées:

—A-t-ilacheté?—Ilaperdu?—Mauvaistemps!

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—Lemulldorbaisse…—Combien?—25!—Oh!—Chut!Etdeuxautresvoix:—Etmaintenant?—99!—Etdemain?—Ka-wai!—Mauditevoix!—Elles’estenfuie…—ElleatuéOrsag.—Elleluiaarrachélesyeux!—Qui?—Lavoix!—EtlegrandMuller?—Chut!Etdenouveauledialogue:—Lesblanchestombent…—Laprincesses’estenfuie.—Enlevéepar…—Parqui?—Parlavoix!—EtnotreéblouissantSeigneuretpèrenourricier?—Assezdecemiel!—Lafinapproche.—Chut!—Quecraignez-vous?Quelqu’undeplusgrandqueMullerarrive!—COSMOSestdévoilé.—Ledieudémasqué.—C’estlekrach!—Quigagneraalors?—Chut!—Pourquoisetaire?—Mullertombera!—Tombera!—Etquigagnera?—Elle!—Lavoix!

Page 134: La maison aux mille étages

“HerrErlebach!”

Lebossualaparole

“...jequitteletroupeau

deschameaux

pourredevenirunhomme…”

“ArrêtezlebossuTchoulkov!”

Commesiunemeutedechiens

avaientperduleurspoils

“Mortauxparasites!”

Acemomentprécis,OhisverMullerémergeaparesseusementdufonddesonfauteuileteffleura

nonchalamment son clavier pour en tirer un accord tellement connu de lui qu’il en était las. Puis,calmementetd’unevoixglacialeilcommandadanslecalicedecristal:

—HerrErlebach!

Ledisqued’argentdécouvrit àBrokunvisageblêmequi sedétachait sur lamosaïquenoire et

blanchedeshabitsetdesplastronsdelaBourse.Unvisagedéfaitparunehorreursansnom.

—HerrErlebach!Levisageseprosterna,lesmainss’élevèrentauplafond.—Grâce!Grâce!gémitlecalice.MaisOhisverMullercommandaavecuncalmeolympien:

—HerrErlebach!95!64!Auxmiroirsrouges,porte7!Ensuiteledisquesecouvritd’unesortedebuéeblancheettoutredevintclair.Etvoilà!Nousvoici

maintenant à l’hôtel Eldorado, sous de pâles lampions qui ont la forme de crânes antédiluviens !Autourd’une table enchêne,desaventuriers sont assis.Broka lu les enseignesde leur commercequand ilaarpenté les ruellesdeWest-Wester.Quandétait-cedéjà?Combiende tempss’estécoulédepuis?

Voicidesvisagesfamiliers:ilyalàlebossuTchoulkovetl’assassin-manchotGarpona.MaisonyvoitaussilegéantquicapturaBrokaufiletetlegénéralGrant,vaincuethumilié,qui–semble-t-il–s’estdéjàadaptéàsonnouveaumilieuparlesvêtements,laparoleetlecomportement.

Lebossualaparole.—Etalors?Quidevousvalecapturer?Toi,Garpona?Es-tucapabledeletueravectespauvres

pieds ?Ou toi, Secrétaire ? Lui feras-tu humer la rose de Schwarz imbibée de vieillesse ? Et toi,Mournoha?Queluiferas-tuaumoyendetateinturesexuelle?Sais-tuquelâgeila?Tuvoulaisqu’ilseconsumed’amourpour laprincesseTamara?Vousavez tous faitchoublancavecvosgaz,vos

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cachets,vospilules!Quidevousalepouvoirdelecapturer?—Cen’estpasunhomme!—C’estundieu!—Commentvoulez-vousprendreundieudansunfilet?—Iln’yaqu’undieuetc’estMuller!—Lediableestplusfortalors?—PlusfortqueMuller!—Chut!…Comme sur un ordre, chacun s’immobilisa, un doigt sur la bouche.Mais le bossu continua à

fulminer:—Lâches!Vousn’avezpasencorecomprislasituation?Qu’ilsoitdieu,hommeourien,ilest

quand même plus grand, plus fort et plus puissant que notre Muller ! Et c’est pourquoi, il fautannoncer la couleur avant qu’il soit encore temps. Rangeons-nous du côté du plus fort ! A basMuller!

OhisverMullerémergeadenouveaudesprofondeursdesonfauteuil.Ileffleuraquelquesaccordssursonvasteclavieret,approchasaboucheducalicedecristal:

—SoudarTchoulkov!

Cinq hommes se lèvent précipitamment de la table ; les chaises et les verres se renversent, les

cheveuxsehérissent,lesvisagessontconvulsésparlaterreur.Tchoulkovseulresteassis.Ilécarteseulementbruyammentsachaisedelatable.Puisilsaisitson

verreetlejetterageusementauplafond.Lesvisagesautourdeluisuiventchacundesesmouvementsavecunétonnementmi-stupide,mi-railleur.

Pierre Brok s’attendmaintenant à ce que du fond du fauteuilMuller bondisse de rage, que lefauteuillui-mêmeexploseetquelavoixsifflecommeuneballemortelle.

Maisiln’enestrien.Ilsemblequel’hommedufauteuilnepossèdeninerfs,nibile.D’unevoixmonotone,inhumaine,quasisomnolente,ilmarmonnedanslemicrophone:

—SoudarTchoulkov!95!64!Auxmiroirsrouges,porte7!

Dansledisquemiraculeux,Broksuitattentivementlefrémissementrebelleduvisagedubossu.Il

voitcommecelui-ciassèneuncoupdepoingsurlatableetrépliqueversleplafond:—Nonetnon,jen’iraipas!J’aidéjàassezfaitpourtoi,bienfaiteur!Necompteplussurmoi!

J’ai éliminé le vieux Galio et quelle a été ma récompense ? Cinquante mille étoiles ! C’estévidemmentuncadeaudedieu!Chaquesoir jevais lescontemplerenhurlantderage.Tunem’asmêmepaspermisd’alleràGédonie,pèrecéleste,etpourtanttumel’avaispromis!Maisj’yentreraiquand même, sans toi, punaise puante ! Tes cinquante mille étoiles, tu peux te les foutre sous tapaillasse, je peux les regarder quand je veux. Tes étoiles, donne-les en paiement à d’autres ânes,diableroux.Quantàmoi,àpartird’aujourd’hui,jequitteletroupeaudeschameauxpourredevenirunhomme!

Lahainedubossusisoudainementlibéréeaboiesansdoutetoujoursversleplafond,maisMuller,encequi le concerne, adéjàmisun termeà sonéloquenceparungeste sur lamachine.Labosseinsolentedisparutsousunetroublebuée.

Puisapparutl’uniformed’unmodesteinspecteurdepolice.Mullerdicta:

— Etage 411 – West-Wester – Hôtel Eldorado – Arrêtez Soudar Tchoulkov -

Page 136: La maison aux mille étages

L’emprisonnerdanslesmiroirsrouges–95–64–7!Etdéjàl’uniformedepolices’estdissipédanslabrume.OhisverMullereffleuradenouveaule

clavier.Lesorguesdeverrepoussèrentdelongscrisaigus,onauraitditunenfantquipleurait.Non,celapiaillaitetgémissaitcommesionégorgeaitdesnouveau-nés.Ainsigémissaientethurlaientleschatsnoirs,là-bas,danscettesalleàl’atmosphèreirrespirablequeBrokavaittraverséeauparavant.Yaurait-iluneconnexionentreleschatslascifsetcetauteldiabolique?

Etvoilà!Une rangéede petits yeuxverts écarquillés jettent des éclairs phosphorescents dans lamachine

commesimillechatsregardaientlesténèbres.Mais ensuite, le concert de chats s’apaise et le disque progressivement s’éclaire. Pierre Brok

aperçoituncampement.Surlasurfacedudisque,lefilmsedéplacelentementmontrantlechampdebataillevuàvold’oiseau.Voicilabarricadedesrévolutionnaires,puisle«noman’sland»entreleslignes adverses ; enfin se tournant vers la solide enceinte desmercenaires et, à ses pieds, vers lecampementendormi.

Le visage deMuller se teinte soudain d’inquiétude.Car le gosier de cristal semet à parler unnouveau langage où éclatent le feu des grenades, des couronnes de poix, du soufre qui tombe enaverseetdesbombes.

Lagrandepupillereflètemaintenant,etdanstouslesdétails,l’assautdésespérédesesclavessurlabarricade perfide. Le mur de bois composé de caisses et de tonneaux se couvre de l’immensefloraisonbleuedusoufre.Lapoixs’accrocheauxarêtesdeboisdesesgriffesdefeu.Lesflammesquisifflentvaporisentl’eaubouillantequecrachentdeslancesd’incendie.

Choseétrange,labarricadenerépondpas;ellesemblemorte.Personnenesedressesursonfaîteentre les flammeset ledrapeaude lamort.Cet assaut forcenéaquelquechosede ridiculepuisquerien,aucundéfenseurnes’yoppose.Lesesclavesseruentenavant,aveuglésparleurproprerage.

Danslefeuetleséclatementsdeleurspropresbombesestassislefantômed’unangenoir,ceintderouge:l’AngedelaMort!

Pierre Brok suit, avec la même attention que Muller, l’assaut victorieux de la barricadeabandonnée.

Quellesurprise!D’innombrables petits vieillards se blottissent dans les coins, les mains en l’air. Et le camp

conquis présente le lamentable tableau de l’énergie éteinte, de bouches creusées, de mentonsproéminentsetdedosvoûtés.

Unearméedetêteschauves,devisagesédentés,ridiculementcouvertsderides,setraînesurlesgenouxau-devantdesvainqueursstupéfaits.Sousleurspiedsvolettentdestouffesdepoils–cheveuxetbarbestombés–commesiunemeutedechiensavaientlà,tousensemble,muésàcetendroit.Mêmedesdentshumaines,jaunesetnoircies,jonchentlesol,telleslessemencesdudragondelalégende.

Et du haut-parleur jaillissent des clameurs de joie et des lamentations que l’on peut capter etsélectionnerparl’accordsubtildelaspirale:

—C’estLui!C’estLui!—PierreBrok!—Ledétective!—Ledieu!—CeluiquenousaannoncéleProphète!—Notrenouveaudieu!—ILafaitunmiracle!—ILestavecnous!

Page 137: La maison aux mille étages

—Lui!—Ledieuetledétective!—Silence!Silence!Au-dessusdelaclameurquis’éloigne,unevoixclaironne:—Enavant!Suivez-moitous!L’escalierestlibre!Etdenouveaudescris:—Victoire!—Enavant!—Mortauxparasites!

Page 138: La maison aux mille étages

LegénéralOx

“...piègepourpiège!”

MulleroffreàPierreBrok

d’êtredieuàMullertown

“Voilàmaréponse!”

Broksousleclavier

C’estàcemomentseulementqu’OhisverMullerjaillitdesonfauteuil.Desdeuxpoingsilheurta

leclavieràuneextrémité.Lespupillesvertesétincelèrentplusieursfoisetlechœurdiscordantdeschatsperçalesoreillesde

Brok.Alorsapparutsurledisqueunimmensecampdetroupesjeunesetfraîches.Brokcomprit.OhisverMullervadonner l’alarmeà l’arméede réserve. Il s’apprête à colmater labrècheet à

endiguerl’assautvictorieuxdesesclaves.BrokdoitinterveniretfaireéchouerlesplansdeMuller.Ilenaentendusuffisammentàprésent;ilestaucourant.Ilconnaîtlessecretsdel’omnisciencede

Mulleretilluirestemaintenantà…OhisverMullercollesaboucheaucaliceetl’ouvrepourdonnerdesordresàl’arméequiattend.

Broklesaisitparlabarbeetlefaitreculer.Le nabot fit le geste de happer samain et poussa un cri si aigu queBrok, épouvanté, lâcha sa

prise.L’homonculerouxsemitàgambaderfrénétiquementàtraverslasalle.Ilyavaitdanscessautsconvulsifsquelquechosedesigrotesque,desiinhumainetdesihideuxàlafoisqueBroksemitàtrembler envahi par une terreur panique dont la raison lui était inconnue. De ses yeux quiconservaientnéanmoinstouteleurlucidité,ilsuivaitattentivementchaquebonddugnomeetlorsqueMullers’approchadelamachine,iltirasonpoignard.

—Enarrière,s’écria-t-il,net’approchepasdelamachineoutuesmort!—Mort?ricanaMuller,situmetouches,tumourrasavecmoi.EttoutMullertowntombera!Sesdeuxmainssejetèrentsurleclavieravecunetellefrénésiequ’ilsemblaitvouloirappelertout

l’enferàsonaide.PierreBroklaissaretombersamainétreignantsonpoignard,intriguéparlanouvelleimagequi

apparaissait sur le disque. C’était comme un film où l’on voyait se ruer l’armée des esclaves quidescendaitlegrandescalier.Au-dessusdesvisagestendus,grisésparcettevictoireinattendue,flotteundrapeauconstellédesang,commes’ilétaitlui-mêmepercédemilleblessures.

D’étageenétageonvoitcoulercetteavalanchemulticolored’esclavesenguenillesrapiécées,quibouillonnesansrépit,sansarrêtetsansrencontrerd’obstacle.Maistoutcelasepasseensilencesurledisquecarlesonducalicedecristalnedonnepas.

De sesyeuxécarquillés,Muller,pendantquelques instantsdévore ledisquepuis, avecun jurondiabolique, il rompt le film.Etdenouveauapparaît sur l’écran lecliquetis,paisibleetheureux,ducampquelquepartàl’abri.

LesdoigtsdeMullersejettentfiévreusementsurleclavier.Ilcrie:

Page 139: La maison aux mille étages

—GénéralOx!Mais Brok intervient à temps et, d’un geste sans merci qui arrache presque la barbe de son

adversaire,ill’écartedumicro.Avec la rapidité de l’éclair, il saisit un bout de la barbe, l’enroule autour de l’accoudoir du

fauteuiletlelieàl’autreboutenunsolidenœudmarin.Ohisver Muller devint comme enragé. Il s’agitait désespérément, mais en vain, comme une

hideusesauterelledontlesantennesauraientétécoincées.Sesinfructueuxessaispourselibérerdecepiègehumiliant,sestentativesdésordonnéesdignesd’unfoufurieuxremplissaientBrokdefrayeur.Lesyeuxdecedernierfixaientleroquetquitentaitdedéfairelenœudrouxavecsesdents,letiraitdetouscôtéset,excédédenepasréussir,essayaitdes’arracherlabarbe.

Il parvint enfin à mordre la tresse à côté du nœud même. Il se redressa lentement, mais à lasurprisedeBrok,ildevintcalmeetdocilecommeunenfantaprèslafessée.

Entre-temps,Broks’étaitassisconfortablementdanslefauteuil.LesjambescroiséesetsurveillantMullerducoindel’œil,ildit:

—Ehbien,MonsieurMuller,œilpourœil,piègepourpiège!Tun’espasvenuaurendez-vousaun°99?Ilabienfalluquejeviennejusqu’àtoipourpouvoirenfinteparler.

Ilétaitdifficilededécelerexactementcequ’exprimaitàcemomentlevisaged’OhisverMuller,sauf sa laideur de nain. Mais ses doigts, au bord de sa large manche, ressemblant à des pistilsdesséchésdansuneclochette,firentunsigneendirectiondufauteuil:

—Assieds-toi,PierreBrok!—Jesuisdéjàassis,souriaBrok.Tuveuxmedirequelquechose?—PierreBrok.Jereconnaistaforceetlapuissancequetedonnetoninvisibilité.Quetusoisun

homme ou n’importe quoi d’autre, tu es invincible, exactement comme moi. Alors, Pierre Brok,OhisverMuller te tendlamainpourlaréconciliation.Il t’offresonamitié.Biensûr,souscertainesconditionsquenousscelleronstousdeuxsouslafoiduserment.Tuastonsecret,commej’ailemien.Monsecret,c’estMullertown.Jesaiscommenttut’yeségaré.J’aisuivichacundetespasdanstouslescouloirsetlesétagesdemonroyaume.Jesuiscertainquetun’espasundieu.Jet’aiattrapédansle filet du géantMastitch ! Les dieux ne se comportent pas comme toi, ils ne fuient pas, ils ne secachentpas.Tun’esdoncpasundieu,maismoijepuisteconsacrerdieu.

» Pierre Brok, écoute-moi. Je t’offre la divinité àMullertown. Je ferai de toi le dieu demonunivers.Moi,j’enserailemaîtreettoi,ledieu.Jepartageraiavectoilamoitiédemestrésors.Etsitum’es un dieu fidèle, je suis capable de réaliser davantage encore.Ensemble, nous poursuivrons laconstructiondeMullertownplushaut,encoreplushautettoujoursplushaut…celan’aurajamaisdefin.Nousl’élèveronsjusqu’auciel,enversetcontretous.

Mullertenditlamainverslefauteuil:—Veux-tu?—Maréponse,lavoici:EtBrokluicrachadanslamain.OhisverMullers’essuyalamaincontresarobedechambreverteetditsuruntonsinistre:— Gare à toi, Pierre Brok ! Je sais comment tu t’es réveillé sur l’escalier. J’ai entendu ta

conversationavec lenuméro794.J’ensaisplusqueceque je t’aidit.Si toi tuconnais lesecretdeCOSMOS, moi je connais le secret de tes rêves. Tu n’es pas un dieu, tu es un hideux et terriblecauchemarquetucroisêtreréalité.

»Alors, PierreBrok, as-tu encore le couraged’affronterOhisverMuller ?Si tu te tais, jemetairaiaussi…Regarde!

EtMullerluimontrasamaingaucheouverte.

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Brokeutunétourdissementd’horreurquiluivoilalesyeux.Ilyavaitvuuntrianglerouge…Ilfermarapidementlesyeux.Maisilétaitdéjàtroptard.Letrianglepénétradanssoncerveauet,

parsesanglespointus,luipiqualesommetducrâneetlesdeuxtempes.Ilrepritconnaissancepourquelquesinstantsencore.EtvitMullerdevantlemicrodecristalqui

hurlaitd’unevoixassoifféedevengeance:

—GénéralOx!GénéralOx!Brok serra lesdoigts et sentit lemanchebrûlant de sonpoignard. Il sentit aussi que sonpoing

recélaitencoreunrested’énergie,maispouruninstantseulement.Il brandit son poignard et fit, en deux temps, un rapidemouvement. L’acier traversa le dos de

Mullerettransperçalecœur.Quelque part, au lointain et comme dans une immense profondeur, on entendit un grondement

terrible,assourdissantàenmourir,commesilalune,sortantdesonorbite,venaitdeheurterlaterre.Les murs, le plancher et le plafond commencèrent à s’écrouler d’un côté, dans un craquementépouvantable. Tous les objets suivirent. L’autel vacilla et se renversa sur Brok. Le clavier de fers’effondrasursoncrâneetl’écrasa.

Unebrèvedouleurdeverrequisedissipeimmédiatementetquisetransformeenunrien.Unriensanscouleursetsansformes…

Page 141: La maison aux mille étages

Letrianglerouge

demeuraitauplafond

“Visdonc!”

Lerêveauxmilleétages

Personne ne sut combien de temps dura la mort de Pierre Brok sous les touches d’acier de

l’orgue renversé d’OhisverMuller.Mais il arriva que l’homme sans nom qui s’était réveillé surl’escalieraudébutdecerécitouvritlentementlesyeuxetsesyeuxvirentunplafonddélicieusement,angéliquementblanc,siblancqu’ilenbrillait.

Et,aumilieudeceplafondmerveilleusementblanc:untrianglerouge!L’hommepritpeuretvitefermalesyeux.Maispourtant,letriangledemeuraitauplafondetneluicausaitpointdedouleur,nelepiquait pas, ne l’oppressait nullement. Lentement et timidement, le regard de l’homme revenait auplafond,àtraverssescilstransparents.Ils’assuraitqueletriangleétaitvraimentpeintsurleplafondetqu’ilnepouvaitluifairemal.Aucontraire.Aprésent,iléprouvaitunbien-êtreàlecadreraucentredesesyeuxetàrêverdesasimpleetsévèreperfection.

Alors,ilentenditunevoix:—Regardez!Ilseréveilledéjà!Ilsetourna,surpris.Ils’étonna.Ilvitdesvisageshumains,devraisvisagesvivants,faitsdechairetdesang,auxbouchesmobiles,

auxpaupièresbattantesetauxsouriresfraternels.Cesverressurlenez,cettebarbichemillefoisagacée,c’estpeut-êtreunmédecin,maisilyaaussi

dessouriresjeunes,propresetlisses,encadrésdecoiffesblanches.Cesontdessœursdecharité,carellesontunecroixrougesurlapoitrine.Lachambreestpleine

demonde,etnombreuxsontlesravissantsvisagesquientourentlelitdumalade.L’hommeenblancàlabarbichegrisesepenchesursonlitetluitâtelepoignet.—Ilestguéri!dit-il.Qu’onfassecequ’onveut,qu’onleveuilleounon,qu’oncroieouqu’onne

croie pas, c’est ainsi ! Je ne crois pas encore aux miracles, mais ceci est au-delà de macompréhension.

—Oùsuis-je?murmurecraintivementl’hommeensesouvenantdesonrêveauxmilleétages.Lemédecinfaitunegrimace.—Surterre!…Envérité,tudevraisdéjàêtrecouchésouslachauxdanslafossedestyphiquesdu

campmilitairedeTotskoïe.Etluipinçantl’oreille:—Visdonc !Aujourd’hui, jeboiraiunverredeplusà ta santéetpuis j’iraidormir tranquille.

Sais-tu,démon,quetuasdélirépendanttroisjours?Delabaraquedelamort,ont’atransféréici.Turadotaisd’étrangesabsurdités,tutedisputais,tusautaisdulit;nousavonsétéobligésdetedonnerlasangle.Pendanttoutcetemps,ilnousaétéimpossibledeteréveiller.Unesortedeléthargietyphique,lediablelesait…dis-donc,fils,dequoirêvais-tu?QuiétaitceOhisverMullerquitefaisaittantdemal?

Lepatient,étrangementému,n’écoutaitmêmepaslabarbicheéloquenteetgrisedumédecin.Dans

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l’espaced’unéclairilsesouvintdelui-même,desonpassé,desonnom,desaplacedanslemondequ’ilréoccuperaitquandilrentreraitchezluiaprèssacaptivité.Toutluiapparutd’uncoupetc’étaitaussiclairetprochequelescinqdoigtsdesamain.

Lenomd’OhisverMullerluirappelaseulementsonrêvemonstrueux.Mi-étonnéetmi-souriantilrépondit:—Jerêvaisquej’erraisdanslamaisonauxmilleétages.EtOhisverMuller…enétaitlemaître.

FIN

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Levoyantdel’Est

JanWeissestnéàJilemnice,enTchécoslovaquie, le10mai1892.FaitprisonnieretdéportéenSibérie,pendantlaPremièreGuerreMondiale,ilycontractelafièvretyphoïde.Danslaplupartdeseslivres, lessouvenirsdecette terribleexpérienceapparaissentcommeunetoiledefond.AinsideLabaraquedelamort,paruen1927.En1929sortdepresseLamaisonauxmilleétageset,unanplustard,Lerégimentfouquistigmatisel’absurditédelaguerre.MaisJanWeisss’orientedeplusenplusverslascience-fictionavec,entreautres,DuchevalblancetLepaysdespetits-fils.LarééditiondesesœuvreslesplusimportantesestencoursenTchécoslovaquie.

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Quatrièmedecouverture

Une immensemaisonsans fenêtres, sans issues,unpiègeàmilleétages refermésur l'humanitécommeunematricegéante…Unmondeoùsedébattentlerêveetlaviolence,lemystèreetlamort!Uneœuvreoriginaleetétonnanteoùfulgurentlestraditionsmillénairesdel'Europecentrale,unedesillustrationslesplusinsolitesdelascience-fictionmoderne.

TelestcelivredeJanWeissqu'onredécouvreaujourd'huiunpeupartoutdanslemondeavecunimmenseenthousiasme.