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  • MALEK BENNABI

    LA LUTTE IDEOLOGIQUE

    Traduit de l'arabe par Nour-Eddine Khendoudi

    EL BORHANE

  • (c El Borhane, 2005. pour la traduction franaise.

  • PREFACE A L'EDITION FRANAISE

    Bennabi ou la prilleuse solitude dun combattant sur le front idologique

    Aprs la parution de son livre Le Problme de la culture Malek Bennabi confirme, avec La Lutte idologique dans les pays coloniss et Le Problme des ides dans le monde musulman notamment, l'originalit d'une oeuvre qui met en vidence le rle des ides dans la vie des hommes et des nations. Cest pourquoi le lecteur averti, bien au fait de la pense arabe moderne, peut saisir, d'emble, la diffrence et la porte des questionnements tels que livrs par Bennabi la rflexion et comment ils nont jamais t abords avant lui dans toute l'aire arabe. On apprciera, en outre, la nouveaut des thmes, la prcision de lapproche, la dmarche mthodique et la rigueur du raisonnement.

    Bennabi contourne les utopies qui traduisent le passisme outrancier des uns et vite le suivisme inconsidr des autres. Ce ne sont pas l les chemins de la renaissance ; ce sont des illusions qui n'ont fait qu'aggraver le cas et les thrapies quils ont inspires nont fait quaccentuer le mal. Illusions et fausses thrapies entretenues dans les pays arabes par les intellectuels plus enclins la polmique et s'enliser dans les guguerres idologiques abstraites. Une bonne partie du temps est consomm pour vanter les mrites de modles sortis dun autre temps soit ns sous dautres deux.

    Cest donc au milieu de ce brouhaha gnral et en plein milieu de ces

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    querelles bruyantes des intellectuels arabes que Bennabi, cavalier solitaire, est apparu sur la scne.

    *

    Ce sont tous ces problmes de la civilisation, cest--dire le drame des peuples dans toute l'aire mridionale de la plante des hommes, qui taient la proccupation majeure de Bennabi, aptre et chantre de la renaissance comme le qualifiait son ami de toujours, le Dr Abdelaziz Khaldi. Le rveil des peuples du Sud, leur dcollage et leur rintgration dans l'histoire passent par la cration d'une dynamique qui met fin linertie qui frappe les nergies, bloque les potentialits et ankylose les esprits.

    Si pour lui, les trois acteurs de l'histoire sont : les personnes, les ides et les choses, et si la civilisation reste une action concerte de ces trois lments elle est, toujours, in fine, fonction d'une ide, son produit, en somme. Ce qui explique son combat pour initier les jeunes intellectuels la question dterminante des ides, leur rle dans l'histoire et partant, dans la civilisation.

    Problme essentiel rsoudre, les ides demeurent, ainsi, la base de ce blocage. Les ides, ces tres vivantes qui se placent, au sein au cur de toute dynamique, de toute pope humaine ou, par leur panne, expliquent tous les maux des peuples. En fin de compte, et plus que tout autre facteur, c'est toujours sa majest l'ide qui dtermine l'orientation des socits et fixe leur sort dans le concert des nations. C'est pourquoi, les victoires se dcideront sur le front de la bataille idologique , crivait Bennabi.

    *

    La Lutte idologique dans les pays coloniss, premier essai que Bennabi a crit directement en arabe en 1960 au Caire o il a rsid comme rfugi politique de 1956 1962. L'ouvrage est surtout un tmoignage doubl d'un dmontage du subtil jeu d'un combat contre les ides. Le lecteur trouvera quelques lments dautobiographie livrs travers quelques jalons d'une vie tourmente. L'endurance du penseur, les aspects d'un combat ingal, engag dans l'indiffrence et l'ingratitude. Tout ce passe, en plus, dans le sillage d'une coalition sinistre entre le colonialisme et la colonisabilit, d'une complicit prilleuse entre le coquin et la moukre, comme il aimait qualifier les deux acteurs en chef, du drame du monde musulman et du tiers- monde, en gnral.

  • Prface l'dition franaise 7

    Les squences de la lutte se passent au Caire. Bennabi, enthousiasm par la Rvolution de juillet 1952 (il dsenchantera amrement, par la suite), est arriv de France avec son ouvrage LAfro-Asiatisme. Dans cet ouvrage, il appelle un vaste bloc englobant le monde musulman et les espaces chinois et hindous. Une ventualit qui soulvera les craintes des stratges amricains, par la voix de Samuel Huntington, dans son retentissant Le Choc des civilisations, prs d'un demi-sicle aprs.

    Militant engag, il relate comment il a t, lui-mme, poursuivi dans la capitale gyptienne par des agents en charge d'une mission aussi spciale que curieuse, du moins pour les intellectuels qui ne croient pas au rle des ides et leur importance capitale : mission de traquer certaines ides et leurs auteurs pour les annihiler et leur soustraire toute efficacit. D'ailleurs, ses msaventures sont explicites dans l'ouvrage. L'ouvrage reste aussi lhistoire d'un combat nbuleux et sournois qui chappe gnralement l'entendement voire aux facults d'assimilation, dans les pays du tiers-monde. L'auteur avertit que les moyens utiliss ne sont pas exhaustifs. Le combat est long et pnible. Il est livr au mieux dans l'isolement, l'indiffrence et loin de tout appui. Au pire, il est men dans l'hostilit gnrale de la socit que l'auteur ou le promoteur des ides entend dfendre contre les agressions sournoises, insidieuses et funestes. Bennabi, lui-mme, et son uvre ont pay le tribut de cet appel. Ceux qui sy mettent l'auront fait leur dpends. Ils auront confronter un terrible dilemme : trahir leur socit pour le compte de ses ennemis ou subir les fourbes de ces derniers qui peuvent dresser la socit contre eux. Lauteur dpeint, parfois pathtiquement, les contours et le fond de cette pnible et paradoxale ralit

    On comprend mieux pourquoi sa pense est en passe d'tre ensevelie avec lui.

    Il me reste au terme de cette prsentation de dire mes vifs remerciements Madame Rahma Bennabi, la fille du penseur, pour la confiance qu'elle m'a tmoigne en me demandant de prendre en charge les travaux de traduction de certains ouvrages de son pre. L'objectif partag est de soustraire de l'oubli une oeuvre profonde, limpide et, pour tout dire, rare et efficace.

    N. E. K.Alger, juillet 1998.

  • INTRODUCTION DE L'EDITEUR

    LA LUTTE DANS QUEL BUT ?

    Plus j'aime l'humanit en gnral, moins j'aime les gens en particulier.

    Dostoevski, Les Frres Karamazov.

    Lide de lempire se confond avec celle de lhgmonie : depuis les empires orientaux de lAntiquit, la guerre du Ploponnse, paroxysme des luttes pour lhgmonie, jusquen 1939 o en Europe le IIIe Reich allait, avec une idologie base biologique , prtendre une hgmonie mondiale, et cette sentence du gnral de Gaulle : Cest une histoire temelle. Chaque empire, son tour, prtend lhgmonie. Il en sera de mme jusqu la fin du monde.

    Si nous analysons les empires, leur mode dextension et le type dhgmonie quils ont exercs, nous aurons deux cas de figure : une volont

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    hgmonique au sein dune mme civilisation (la guerre entre nations demme culture comme par exemple la bataille de Sadowa ou le cas du IIIe Reich) ; une volont hgmonique dune civilisation sur les autres (le casdu colonialisme du XIXe sicle).

    Pour la premire variante et trs rcemment, les nazis ont fait de lEurope un terrain daffrontements pour des raisons videntes de domination et de puissance, et on pouvait lire les intentions affiches de ses dirigeants: Compte tenu de sa vocation minemment civilisatrice, lAllemagne sera puissance ou ne sera pas . Avant que Maurice Barrs nanalyse merveilleusement dans Colette Baudoche cet affrontement entre deux civilisations de mme nature avec des arguments nationalistes, Balzac crira sans se donner la peine dessuyer ses pieds qui trempent dans le sang jusquau cheville, lEurope na-t-elle pas sans cesse recommencer la guerre et de Gaulle nous racontera dans ses Mmoires de guerre combien il tait mu lorsque ses parents voquaient devant lui les batailles perdues, le sige de Paris et la sparation de lAlsace, ce qui cultivera chez lui la situation diminue de la France. Il nourrira dailleurs cette ambition pour que le peuple franais redevienne une vedette de lhistoire .

    Le reste, tout le reste, est connu. Une Seconde Guerre mondiale avec des millions de victimes.

    La lutte dans quel but ? La volont de puissance et la domination.

    Pour la deuxime variante, lexemple le plus probant est sans doute lecolonialisme du XIXe sicle.

    Cette partie nous intresse particulirement puisque cest cette lutte que Bennabi envisage dans louvrage la Lutte idologique dans les pays coloniss (lvolution des mots ne change pas le fond du problme). Or, Bennabi ne sintresse qu un aspect de cette lutte : le comment ? Il crit : Nous nous sommes dj demand comment se conduit le colonialisme (...). Cette question comporte, en fait, deux aspects : le premier a trait la manire (comment ?) et le second la raison (pourquoi ?). Nous l'tudions ici travers le premier aspect uniquement.

    Or, la question du pourquoi est dun intrt capital pour la nature mme de la lutte.

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    Une lutte doit avoir des motivations, un but et des moyens.

    Dans cet ouvrage au titre vocateur, la Lutte idologique dans les pays coloniss, le rapport entre coloniss et colonisateurs est vident.

    Le colonialisme (la civilisation conqurante) justifie (la question du pourquoi) son idologie par des objectifs dordre social, conomique, politique et idologique.

    La colonisation est dfinie comme se mettre en rapport avec des pays neufs pour profiter des ressources de toute nature de ces pays, les mettre en valeur dans L'intrt national et, en mme temps, apporter aux peuplades primitives qui en sont privs les avantages de la culture intellectuelle, sociale, scientifique, morale, artistique, littraire et industrielle, apanage des races suprieures. (Merignhac, prcis de lgislation et dconomie coloniales.)

    Justification sociale : Nous, les colonisateurs, devons conqurir des terres nouvelles afin dy installer lexcdent de notre population, dy trouver de nouveaux dbouchs pour les produits de nos fabriques et de nos mines. Ccil Rhodes

    Justification conomique : Il ne faut pas se lasser de le rpter : la colonisation nest ni une intervention philosophique, ni un geste sentimental. Que se soit pour nous ou pour nimporte quel pays, elle est une affaire. Qui plus est, une affaire comportant invariablement sa base des sacrifices de temps, dargent, dexistence, lesquels trouvent leur justification dans la rmunration. Rondet-Saint

    Justification politique : La colonisation est la force expansive dun peuple, cest sa puissance de reproduction, cest sa dilatation et sa multiplication travers les espaces ; cest la soumission de lunivers ou dune vaste partie sa langue, scs moeurs, ses ides et ses lois. Un peuple qui colonise, cest un peuple qui jette les assises de sa grandeur dans lavenir et de sa suprmatie future. (P. Leroy-Beaulieu)

    Justification idologique : Lidologie coloniale associe colonisation et civilisation et pour lgitimer sa conqute, le colonisateur a souvent besoin daffirmer sa mission civilisatrice ou son devoir suprieur de civilisation. (Jules Ferry)

    Foi absolue dans la supriorit de la civilisation europenne et de ses valeurs, voil ce qui justifie le pourquoi de la colonisation : Lide dune

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    stricte hirarchie des socits et des civilisations humaines avait puissamment servi lgitimer ses dbuts lentreprise coloniale, la fonder en droit et en raison. (Raoul Girardet, LIde coloniale en France.) ou Lon Blum, qui dclara en 1925 : Nous admettons le droit et mme le devoir des races suprieures dattirer elles celles qui ne sont pas parvenues au mme degr de culture et de les appeler aux progrs ralis grce aux efforts de la science et de lindustrie...

    Nous avons trop damour pour notre pays pour dvouer lexpansion de la pense, de la civilisation franaise.

    La dimension maritime n'est pas en reste dans cette pense de supriorits et de domination puisque Ratzel crira la mer comme source de la grandeur des peuples . Notons que Ratzel tait membre fondateur du Comit colonial.

    Il est retenir que le concept de civilisation est un argument fondamentalde lidologie coloniale.

    On le voit donc bien, le colonialisme a ses justifications (le pourquoi), mais aussi ses moyens : des moyens humains et matriels au service dun but.

    Les moyens et le but sont les lments essentiels et fondamentaux dune lutte.

    Quant aux pays coloniss...

    Mais prcisons dabord le sens de la lutte chez Malek Bennabi, car le lecteur peut tre induit penser que le titre de louvrage est belliqueux et empreint dun certain ostracisme.

    Il nen est rien, car lide et le but de la lutte chez Malek Bennabi sont ldification dune civilisation comme solution aux problmes des pays arrirs en construction . Cest dans cette vision que sinscrit le titre de louvrage.

    Homme extrmement sensible ltat de dcadence du monde musulman, Bennabi a lutt pour le changement, pour ldification dune socit consciente de son drame : percer le mystre qui enfante et engloutit les civilisations.

    La nature de la lutte est donc civilisationnelle, comme lcrit Emile Barrault : ... Quel nom sest-il donn (lOccident) dans ses rapports avec

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    l'Orient ? Il sappelle civilisation.

    Mais ne nous y trompons pas : toute socit ne peut prtendre ce qualificatif, car la civilisation nest pas toute forme dorganisation de la vie humaine dans toute socit mais une forme spcifique propre aux socits dveloppes, spcifie dans laptitude de ces socits remplir une certaine fonction laquelle la socit sous-dveloppe nest adapte ni par son vouloir ni par son pouvoir, ou, si lon veut, ni par ses ides, ni par ses moyens, crit Bennabi.

    Une autre prcision simpose : dans la perspective de la lutte et ses exigences, Bennabi y a dj confront sa dmarche quon trouve dans ses ouvrages, notamment les Conditions de la renaissance et Vocation de l'Islam.

    Il a dailleurs, dans la prface de Vocation de lIslam, pris vivement partie des hurluberlus qui prtendaient rsumer sa lutte dans une phrase :

    Restons nous-mmes . Sa raction rsume toute son aversion pour les dmarches irrflchies, superficielles. Outr aussi par la faon dsinvolte dont est trait le drame que vit le monde musulman.

    En outre, dans une lutte, les choses doivent tre bien dfinies et identifies, sous peine de rduire son action une agitation sans consquence.

    Le colonialisme, pour Bennabi, nest pas un outil de dmagogie et une phrasologie interminable, ni un alibi pour des contestations striles et parfois sans fondement, un jeu de mots sentimentaux cherchant des motions et non des actions ; cest une ralit intimement lie notre tat civilisationnel et culturel : elle met en cause la responsabilit de lhomme dans toutes ses dimensions.

    Il reconnat mme que lentreprise coloniale quand on cesse de la regarder sous langle moral naura pas t en fin de compte tout fait dnue dintrt humain .

    Nous devons donc connatre notre rapport avec le colonisateur pour nous dbarrasser de cette fragmentation de la personnalit ou de la dpersonnalisation , phnomne qu' tudi Jacques Berque car le colonialisme est trs habile, ses mthodes sont imperceptibles, il a l'art de changer d'attitude selon les besoins de sa tactique, de matriser les changements, si bien que nous dit Bennabi, quel que soit votre rapport avec

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    lui, celui de servitude et de soumission ou de haine et de rvolte . en dfinitive il saura sadapter pour vous neutraliser et vous paralyser.

    De srieux clivages peuvent tre ainsi constats entre cette vision ordonne, lucide, efficace, et une vision de la lutte tronque et superficielle, car si la lutte est bien prsente dans les esprits des musulmans, parfois un peu trop, la signification est floue et, par consquent, leurs actions ne sont qu'agitation dans le vide.

    Tout au long de cet ouvrage, on sapercevra de cette ralit. Toutes les luttes ardentes contre ce que Bennabi appelle le colonialisme (lide de la renaissance incarne par les cheikhs Ibn Badis et El Medjaoui, les nationalismes, le problme du Proche-Orient, la confrence de Bandung, la cration de l'Etat du Pakistan, le rle des lites, etc.) se sont soldes par des checs patents et constants.

    Dans ce sicle de la mondialisation , paroxysme de la lutte idologique, les choses doivent tre values leur juste valeur.

    La lutte idologique est devenue sans conteste un lment de gopolitique moderne et rcemment, un responsable du pays le plus puissant du monde a lanc l'ide dune agence dinformation du XXIe sicle charge de mener la guerre des esprits . On ne peut tre plus convaincu et convaincant sur l'importance de la lutte idologique.

    Mais si le concept de mobilisation est important dans le but du changement social et de laction historique, face cette puissance tendue lchelle plantaire, face ce dfi intelligent et puissant, la lutte et la riposte approprie ne peuvent tre que dans une prise de conscience dabord dans le but et ensuite dans les moyens.

    Le comment et le pourquoi dans cette lutte restent les seuls lments qui doivent imprativement guider les actions.

    La lutte dans quel but pour les musulmans ?

    Dans cette lutte, le problme doit tre pos en termes de civilisation. En outre, pour tre prts engager cette lutte, les musulmans doivent se hisser au niveau de la civilisation. Cest la seule perspective mme de donner un sens et une justification la lutte, sinon nous pouvons dire avec Jean-Marie Domenach :

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    Cette Europe dont vous voquiez le dclin na jamais t aussi forte dans les esprits. (...) Le monde soccidentalise toute allure et ce moment-l, ou bien nous sombrons avec lui, ou nous proposons un autre modle.

    Dieu peut vous faire des hritiers de leur terre, afin quil voie comment vous vous conduirez . (Coran)

    Il reste une ralit : dans cette perspective historique, le musulman impregn des idaux de l'Islam, doit dfendre et agir pour rpandre la justice et vivre en paix avec tous, son action doit tre humaine, esthtique et non exclusive, car comme l'crivait Malek Bennabi : Quelles que soient les voies nouvelles qu'il pourrait emprunter, le monde musulman ne saurait s'isoler lintrieur d'un monde qui tend s'unifier. Il ne s'agit pas pour lui de rompre avec une civilisation (occidentale) qui reprsente une grande exprience humaine, mais de mettre au point ses rapports avec elle.

    Alger, dcembre 2004.

    A. Semani

  • Avertissement *

    Il est peut-tre ncessaire dattirer demble lattention du lecteur sur le sens accord au terme littrature progressiste, abord en plusieurs endroits dans cette tude : notre intrt porte sur la littrature parue au sein de certains milieux intellectuels dans les pays europens et incarne en France par des auteurs dobdiences politiques diffrentes comme Mauriac, de droite, et Sartre ou Francis Jeanson, de gauche.

    Malek BennabiEl Maadi, le Caire le 2 mai 1960.

    * Lavertissement, destin lorigine ldition arabe, est prsent ici allg. Nous ny avons reproduit que l'essentiel. (N.d.T.)

  • AVANT-PROPOS

    II est des thmes quil nest vraiment pas utile daborder si les arguments prsents ne dcoulent pas dune exprience personnelle. Une exprience qui permet de les clairer de lintrieur.

    La lutte idologique dans les pays coloniss compte parmi ces questions. Le lecteur ne stonnera pas alors de se trouver devant un crivain qui traite un tel thme partir dun jugement que lui trace sa propre exprience avec tout ce quelle implique comme dtails de sa vie personnelle. Il nest pas ncessaire dvoquer ici les raisons de cette attitude de lcrivain dans les pays coloniss. Cela mnerait, en effet, un long propos sur la situation dans ces pays et sur leurs fondements intellectuels. Ce sujet sera peut-tre abord, du moins en partie, au cours de cette tude.

    II suffit nanmoins de dire dans cet avant-propos que lcrivain est accul une telle attitude. La nature du sujet l'y oblige, plus particulirement lorsque des conditions difficiles le forcent dfendre ses ides au cours dune priode dtermine. Alors que la lutte idologique franchit une tape particulire, linstar de ce qui se passe dans les pays coloniss o, trop souvent, on ignore ce combat bien quil se droule lintrieur des frontires et quensuite ils en constituent, eux-mmes, lenjeu.

    Il y a dune part cet aspect. De lautre, nous relevons comment, lextrieur, lauteur progressiste ignore de son ct cette lutte : nous constatons, titre dexemple, comment, en participant au combat contre le colonialisme aux cts des coloniss, son action se limite exclusivement au seul domaine politique. Il se retire et sen lave les mains ds que ce combat prend lallure dune lutte idologique, comme sil nen avait cure, ennuy par sa nouvelle tournure. Il pense, en dautres termes, que l'homme colonis a le

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    droit de se dfendre tant que cette dfense se limite strictement au champ politique, mais, une fois transpose au domaine des ides, il estime que cet homme a mis son nez dans un champ auquel il na pas droit.

    Il est possible dexpliquer une telle situation par la lourde chape de lopacit qui couvre la lutte idologique dans les pays coloniss ; ce qui place les autochtones lintrieur et les auteurs progressistes lextrieur dans l'incapacit de saisir ses contours. Nanmoins, lexprience montre que parfois, cette ignorance peut tre, dune faon ou dune autre, une simple parodie, le fruit dune simulation. Par ailleurs, les dirigeants politiques nationalistes dans les pays coloniss adoptent dans la bataille des ides - pour des raisons dtermines - une attitude neutre ou ngative, voire hostile.

    En dehors des pays coloniss, lcrivain progressiste adopte, pour sa part, une position similaire alors que, engageant le combat contre le colonialisme, il se range aux cts de ce mme colonialisme ds que cette bataille revt un aspect idologique.

    En analysant cette attitude trange, lon arrive dduire que lauteur progressiste est contraint, dans une telle bataille, rpondre des considrations qui lui sont inculques ou que son comportement dcoule dans ce domaine de complexes hrits. Dans les deux cas, son attitude lgard de la lutte idologique dans les pays coloniss est une attitude au pire hostile, neutre au mieux. Si bien que lorsquun crivain originaire de ces pays prsente un livre pour lditer, lauteur progressiste lui consacre trois ou quatre lignes dans son journal pour lannoncer en ces termes : Un livre dont lauteur a adopt une position qui va lencontre de la position dfendue par les partis nationalistes.

    Si lon imagine que ce journal est distribu grande chelle dans les pays coloniss o se droule justement la lutte idologique, on mesure alors limpact de cette phrase lourde dambigut sur le sort de luvre. Cela est dautant plus perceptible lorsque le journal concern, abondant dans cette mme ligne aprs sa parution, publie, par exemple, la liste des meilleures ventes du mois en passant compltement sous silence luvre en question1. Nous assistons ainsi daussi tranges concordances entre les positions de certains crivains progressistes et les plans labors par le colonialisme. La suspicion et le doute semparent alors de tous ceux qui assistent ces

    1. Bennabi relate ici une exprience quil a personnellement vcue. (N.d.T.)

  • Avant-propos 21

    concidences suspectes au point de se demander : Sagit-il dun simple hasard des choses ou, au contraire, dune action concerte qui porte lestampille de la lutte idologique dans sa forme la plus obscure ?

    Quoi quil en soit, ltude de cet aspect du problme nest pas lobjet de notre essai ici puisquil est ncessaire, en labordant, de prendre en considration les donnes propres la personnalit progressiste et les particularits qui lui sont inhrentes, ce qui nentre pas en ligne de compte dans notre tude. Mais il nest nullement vain de rappeler aux lecteurs quelques dtails sur ce quon peut convenir dappeler la littrature progressiste sans ignorer toutefois le combat de ses tenants et leur vive raction face la rpression pratique en Algrie ou en Afrique du Sud, titre dexemple.

    En Algrie, nous avons vu comment lauteur progressiste a tenu un rle apprciable lorsquil a mis nu la barbarie du colonialisme dans ce pays colonis et comment il lavait porte la connaissance de lopinion publique mondiale.

    Une telle constatation ne fait paradoxalement qu'accentuer lambigut et animer le trouble n de son mutisme face certains crimes colonialistes, alors qu'en gnral, des mfaits de moindre degr soulvent son ressentiment. Son attitude nous plonge dans la stupfaction devant des faits chargs de significations : nous avons vu par exemple, voil une anne, comment la presse, mme dans les pays arabes, a prsent une tragdie survenue en Algrie sous le titre : Enlvement dun grand tratre en Algrie . Elle a rapport par cette information, reprise au demeurant dune agence de presse amricaine, le drame douloureux et le crime impardonnable perptr par le colonialisme contre la personne vnre de cheikh Larbi Tebessi, victime Alger dun odieux rapt commis par lorganisation de la Main Rouge1 , pour disparatre jamais.

    Celui qui a suivi les informations en rapport avec ce drame verra quil a parcouru dans les journaux linformation insidieuse sur lenlvement du grand tratre en deux lignes, puis une mise au point de trois lignes qui intervient une semaine aprs.

    I. l'inventeur de la Main Rouge , pure invention du SDECE, est le gnra] Grossin. plac sous la direction de Constantin Melnik et sous la responsabilit du Premier ministre Michel Debr. A ce sujet, voir un espion dans le sicle, Pion, 1994, de Constantin Melnik. (N.d. T.)

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    Le rattrapage tait en outre si tempr et tellement dnu de vigueur quil na pas dissip, loin sen faut lquivoque indlbile grave dans les esprits. Comme si la main qui a rdig la mise au point tait une consur de la main qui a rdig linformation une premire fois sur lenlvement et une collgue de celle qui a commis le kidnapping.

    Notons ainsi comment trois lignes souillent un nom respectable, suivies de deux lignes pour une mise au point suspecte...

    Puis la nuit baisse dfinitivement le rideau de son paisse obscurit sur le drame de ce martyr, qui a lutt contre le colonialisme trente ans de sa vie durant.

    La presse progressiste, de droite ou de gauche, sest rfugie dans le mutisme alors quelle sest prement dchane lorsque un cardinal avait t arrt et jug.

    Arrive ensuite le tour dun autre personnage, le journaliste Henri Alleg en loccurrence, qui fait son apparition. Interpell par la mme Main Rouge qui a enlev cheikh Larbi Tebessi, il a subi le supplice des mains des mmes tortionnaires. Mais lui est toujours vivant et sest mme permis de publier un livre sur la torture quil a endure et son livre a t diffus en millions dexemplaires dans un seul pays, la Grande-Bretagne. La presse progressiste a largement fait cho de son cas et de son ouvrage. Les Etats-Unis lont prsent lors dune exposition de livres organise Moscou durant le mois daot 1959. Et dire que cest luvre dun crivain communiste1 !

    Celui qui sintresse de pareilles questions nest-il pas en bon droit de se demander sil sagit vraiment de simples concours de circonstances ? Ou bien sagit-il, en fait, de tentatives organises pour atteindre des desseins prcis ? Autrement dit, ne sagit-il pas de concours de circonstances ordonnes et lies la lutte idologique ?

    Tmoigner de la sympathie pour un homme arrt et tortur est un devoir. De mme quil est ncessaire de compatir tout drame humain. C'est cependant un devoir aussi que de sattacher la libert de pense mme devant la mort, en dpit de la peur qu'elle provoque.

    1. Il s'agit de son livre La Question. Louvrage a t largement mdiatis en Occident et a valu son auteur Henri Alleg une notorit internationale dbordante.Alleg, ancien directeur du quotidien communiste Alger-Rpublicain, qui a reparu dune faon phmre Alger avant de changer de titre, sintresse toujours au monde des ides en Algrie. (N.d. T.)

  • Avant-propos 23

    De tels dtails peuvent se manifester sous diffrentes formes releves dans les positions quadopte lauteur progressiste des niveaux diffrents.

    Je garde toujours prsent lesprit l'tonnement que la lecture dun livre a suscit en moi, et cest peut-tre lune de mes lectures les plus utiles. Jai minutieusement suivi lide de lauteur. En plusieurs endroits et plus dune fois, j'ai relev des similitudes irrfutables entre ses ides et celles que jai moi-mme exprimes dans un livre que javais publi quelque temps auparavant.

    La surprise mest venue au fil de la lecture du fait que lauteur progressiste na pas voqu - ft-ce une seule fois - mon livre, mme lorsque la parfaite similitude de nos vues ne pouvait tre explique par la simple concidence. Bien plus, je le voyais recourir dans pareils cas aux dtours et aux formules obliques pour exprimer une ide identique. Il utilisait des termes diffrents quil enchanait ensuite dun commentaire, en crivant titre dexemple : Il est de trop et il est superflu de dire ceci et cela..., comme sil tentait par un tel commentaire biais de faire croire que cette ressemblance des ides dcoule de la nature des choses et dloigner ainsi de lesprit du lecteur toute interrogation sur ce point.

    Ainsi, il n'est pas ncessaire de citer un crivain originaire dun pays colonis lorsquon emprunte une de ses ides, puisquil sagit de quelque chose de substituable au regard du commentaire formul par lcrivain progressiste qui sen est servi. Dans un autre contexte, il nutilisait pas un tel commentaire mais changeait seulement de vocable pour exprimer la mme ide : par exemple jai parl de peuples afro-asiatiques et je les ai dcrits comme constituant la classe proltaire dans le monde , lauteur progressiste a modifi cette formulation par une expression qui a donn : La classe proltaire mondiale .

    A la lumire de ce qui prcde, il nest pas dans mon intention, nanmoins, dmettre un jugement gnralis au sujet de la littrature progressiste et des auteurs progressistes. Nous relevons dans lexpression de leurs positions en Europe la probit des ides, lintgrit morale, le courage et la grandeur dme. Des qualits qui forcent le respect de tout tre respectable. Cela dit, il est de notre devoir galement, dans cet avant-propos, dattirer lattention du lecteur non averti et dpourvu de toute exprience sur certains aspects non connus de la lutte idologique dans les pays coloniss.

  • Chapitre premier

    Gnralits sur la lutte idologique

    Il faut oprer un retour en arrire pour voir comment la lutte idologique a pris forme dans les pays coloniss.

    Une rtrospective qui couvre un demi-sicle au moins du cours de lhistoire franchie par la conscience islamique, autrement dit depuis les dbuts de son rveil vers 1900 : cest le moment o le rideau sest lev sur le premier acte de la scne dont nous essayons de montrer quelques droulements.

    On peut imaginer la pice dont le rideau se lve dans un moment prcis et dans un pays donn, pour mieux saisir les particularits historiques et psychologiques des personnes mises en vedette et appeles y jouer un rle.

    Il faut tout dabord garder lesprit que ce sont des particularits de porte gnrale qui touchent au monde musulman dans sa globalit. Les diffrences entre un cas et un autre se limitent strictement aux noms et aux dates.

    En Algrie, par exemple, le rideau se lve sur un peuple somnolent depuis des sicles dj sous leffet dun somnifre : cest le premier acteur sur scne.

    Au mme moment cependant, un autre acteur, appelons le ide exprime , fait son apparition. Ide incarne par deux vnrables cheikhs, en l'occurrence Ibn Mohanna et Abdelkader El Medjaoui, tous deux prsents sur la scne de lAlgrie en tant que premiers hros de ce combat qui a commenc tre livr lpoque contre le maraboutisme. Comme leur apparition dans larne a un grand retentissement dans le pays, un troisime protagoniste fait son entre juste aprs eux : le colonialisme.

  • 26 La Lutte idologique

    Le colonialisme intervient sur scne en fait pour rtablir la quitude laquelle constitue une question qui le proccupe beaucoup. Son souci majeur est d'assurer de beaux rves pour de paisibles dormeurs.

    Cest le premier acte de la lutte idologique en Algrie.

    Le colonialisme na recours toutefois dans cet acte inaugural quaux moyens de la force conscient en effet quil est en face dune ide exprime une ide quil peut bannir et neutraliser hors de la scne en loignant les deux cheikhs. Cest exactement son procd1 .

    Il ne tarde cependant pas se rendre compte que lide quil a voulu liminer demeure toujours vivace sur le front du combat, quelle persiste, en fait, mais sous la forme nouvelle dune ide imprime , loge celle-l dans la conscience du peuple.

    Commence alors le second acte de la lutte idologique. Loccasion est offerte entre temps au colonialisme pour tirer les conclusions du premier acte. Des conclusions quil exploitera a posteriori bon escient pour llaboration de sa conception de la lutte idologique. II en a conclu aprs coup que si lemploi de la force a montr quelque peu ses limites - nous lavons vu lors du premier acte face lide exprime - elle chouera invitablement et plus forte raison dans la lutte engage contre lide imprime. Il lui faut donc appliquer dautres plans mieux conus encore.

    A partir de cet instant, la lutte idologique entre vritablement dans sa phase relle puisque le colonialisme se mettra ardemment luvre dans ce nouvel acte pour annihiler les forces veilles dans les pays coloniss, en usant de tous les moyens possibles. Son objectif est de les empcher de sen tenir une ide imprime. Il tentera en premier lieu de les mobiliser autour dune ide exprime. Une ide qui devient alors porte de main, puisquil sera en mesure de la combattre par le recours la politique de la carotte et du bton.

    Le colonialisme ne suit cependant pas uniquement cette voie. Il mnera en fait sa lutte contre lide imprime grce des moyens adapts et plus souples ; il se sert dune carte psychologique du monde musulman. Une carte

    1. Les animateurs de ce dbut de l'islahisme (rforme) qui a commenc Constantine la fin du XIXe sicle ont t disperss. La bibliothque de cheikh Mohanna, riche et prcieuse, a t saisie et lui-mme a t mut de la medersa de Constantine vers celle dAlger. Cf. Malek Bennabi : Les Conditions de larenaissance. (N.d.T.)

  • Gnralits sur la lutte idologique 27

    qui subit quotidiennement des mises jour appropries et des changements ncessaires oprs par des spcialistes chargs de la surveillance et du contrle des ides. Le colonialisme conoit ses plans militaires et retransmet des instructions la lumire dune connaissance approfondie de la psychologie des pays coloniss. Ce qui lui permet de dfinir l'action idoine quil applique pour violer les consciences dans ces pays, au gr des niveaux et des classes. Il utilise ainsi le langage de lide exprime, facilement corruptible au sein de la classe intellectuelle. Dautre part, il prsente aux intellectuels des slogans politiques qui brouillent leurs facults dassimilation face lide imprime.

    Sur un autre registre, il favorise le langage de la religion lorsquelle obstrue compltement les voies dassimilation. Ce qui empche lide de jouer un quelconque rle dveilleuse de conscience...

    A un autre niveau, quoique un degr moindre, on le dcouvre loeuvre lorsquil exploite lignorance des masses et cre une zone vide et de silence autour de lide pour lisoler de la socit. Il persiste dans cette voie dans les pays coloniss jusqu ce quil atteigne le plus vil niveau par le recours larme de largent. Il forge travers ce moyen des amitis, ou des alliances, suivant le jargon de la guerre. Ce qui lui permet de mener, dans certains secteurs, des offensives en temps requis sur le front intellectuel.

    Affinant davantage son plan, il baisse le rideau pour obscurcir totalement ce front et labstraire ainsi de la conscience du peuple colonisateur lui-mme et de la conscience mondiale en gnral.

    Ainsi se dresse lordre voulu des choses. Un ordre qui donne limpression que nous sommes dans une pice trs claire alors que la scne elle-mme, sombre dans le noir.

    Cest l une mise en scne du colonialisme. Le metteur en scne ne veut paradoxalement pas que les spectateurs regardent ce qui se passe effectivement sur la scne. Cest l une mthode particulire inhrente la lutte idologique dans les pays coloniss, sur laquelle nous souhaitons donner un bref aperu travers ces pages.

    *

    Le dieu de la guerre na jamais cess de rver de larme absolue qui transcende les distances et franchisse les frontires des pays. Une arme quaucun moyen ne peut contrecarrer.

  • 28 La Lutte idologique

    Ce vieux rve sest ralis grce la matrise de lnergie nuclaire et la mise au point du missile intercontinental.

    Nanmoins, cette arme absolue a vite fait de bouleverser la stratgie mondiale de fond en comble : on disait lpoque des guerres classiques que cest le dernier quart dheure qui dcide du rsultat de la guerre. Aujourdhui, il est plutt plus juste de dire que cest le premier quart dheure qui en fixe lissue.

    Les choses ont pris ainsi une nouvelle signification dans la logique de la guerre, qui occupe dsormais les dirigeants de la politique internationale depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Si bien que si M. Foster Dulles1 avait t sincre et dvoil son arrire-pense au grand jour quand il voquait linstallation dune base militaire amricaine en Asie, il aurait certainement dclar quau fond et quen ralit, il cherchait construire des installations qui attireraient la foudre du premier quart dheure dun conflit atomique, loin des implantations, des habitants et des centres de production en Amrique.

    Si les dirigeants politiques occidentaux avaient t sincres notre gard, nous aurions apprhend sa juste valeur la signification des dons en dollars que les Etats-Unis allouaient certains gouvernements africains et asiatiques en contrepartie de la construction de paratonnerres sur leurs territoires, prpars ainsi devenir des objectifs en ligne de mire de larme atomique, au cas o le conflit se dclencherait.

    Cest lide que dissimule M. Dulles en son for intrieur travers la politique des alliances militaires qui, lexemple de lAlliance atlantique, sont cres en Asie et en Afrique. Ces mmes alliances sont devenues cependant vaines dans la mesure o la plante elle-mme sen est trouve rduite en dimension sous le poids des consquences et des rsultats prvisibles des destructions et des ruines, quaucune prcaution du genre de celle qui effleurait lesprit de Dulles nest en mesure de stopper.

    Une troisime guerre mondiale qui tenait les peuples en haleine parat ainsi une lointaine ventualit.

    La politique est en outre engage dans la voie de lexamen des moyens de gagner le pari de la paix plutt que celui de la guerre.

    Cela ne veut pas dire cependant quen fonction de cette nouvelle tendance

    1. John Foster DULLES : homme politique amricain (1888-1959). (N.d.T.)

  • Gnralits sur la lutte idologique 29

    les problmes entre les forces antagonistes aient disparu : leurs raisons dtre et, partant, lexistence dadversaires demeurent pleinement poses. Elles sont lies, dautre part, certains rsidus psychologiques dont jai essay de montrer la nature dans une prcdente tude en voquant la question de lobsession de puissance et de domination .

    Si, pour ces considrations, la guerre n'clate pas, il nen demeure pas moins que la lutte continuera... par le moyen dune autre arme et dans des arnes nouvelles. Les victoires se dcideront alors sur le front de la bataille idologique.

    Il ne doit pas subsister lombre dun doute, par ailleurs, sur la rivalit qui oppose les adversaires situs sur laxe Washington-Moscou qui, pour s'attribuer les lments de la puissance, recourent larme des ides. A lavenir, leurs bombes atomiques ne seront plus en mesure de rgler leurs problmes demeurs en suspens.

    Une pareille dduction est dailleurs parfaitement conforme aux prvisions et aux prophties de sommits de la science et de la pense, limage de Bertrand Russel. Dans un article consacr ce thme, Russel en arrive conclure que : tous ceux qui pensent quune victoire du communisme est devenue impossible doivent se ressaisir et revoir leurs ides, ils doivent dsormais admettre quil peut se propager grce non pas la force mais la conviction .

    Si lon se contente daborder - dans cette nouvelle tape de lhistoire de lhumanit - tout ce qui concerne laxe Tanger-Djakarta, le problme simposera nous, il revtira un double aspect.

    Dabord, il faut penser donner nos ides un maximum defficacit ensuite, il est ncessaire de connatre les moyens dploys par le colonialisme pour attnuer au minimum lefficacit de ces ides.

    On se heurte en fait deux problmes. Il sagit dune part denvisager comment produire des ides efficaces au sein de nos socits* et de voir ensuite comment comprendre la mthode du colonialisme dans la lutte idologique pour quil nait pas demprise sur nos ides, dautre part.

    Je mintresserai dans les pages qui vont suivre la seconde question : quelle est la voie nuisible employe par le colonialisme contre nos ides ?

    * Je rserve ce thme une tude sous le titre Le Problme des ides dans le monde musulman.

  • 30 La Lutte idologique

    Cest la question laquelle je tenterai de rpondre en me basant sur une exprience personnelle que jestime utile pour deux raisons :

    la premire est quelle couvre un quart de sicle de ma vie ;

    la seconde est quelle sest droule dans un pays colonis o le colonialisme pouvait utiliser souhait tous ses moyens.

    Il est possible de prsenter cette exprience comme une simple histoire narrer au lecteur ou comme les mmoires dun combattant sur le front intellectuel.

    Jviterai cependant la premire option. Elle pourrait inspirer au lecteur lide quil est en train de parcourir une histoire fictive. Je mabstiendrai galement daller au second choix, dissuad cette fois par lide dvoquer forcment beaucoup de dtails personnels dont jestime quil nest pas opportun de parler ici. Je souhaite nanmoins qu'en filigrane le lecteur lise entre les lignes parce quelles rvlent la rigueur et la prcision des plans conus par le colonialisme dans la lutte idologique.

    Nous avons dj dit que le colonialisme est un metteur en scne qui, partir des coulisses, ne souhaite pas que la lumire claircisse la scne au moment o se joue un acte de la lutte idologique. II lui serait profitable, de cette manire, de jeter en temps voulu un peu de lumire sur celui qui joue un rle dans cette scne, mme si cette lumire est mise partir dun lampion dessein de bien mettre au grand jour la lutte idologique ; autrement dit, lorsque le monde se trouvera contraint de mener le combat des ides.

    Cette contribution nous offrira peut-tre loccasion de dcrire la particularit qui singularise ce combat dans les pays coloniss o - nous lavons dj signal - il est isol de la conscience, lintrieur comme lextrieur.

    Par conscience de lextrieur, ce ne sont pas le journaliste ou lcrivain progressiste uniquement qui en sont concerns. Jai montr auparavant les motivations qui conduisent leur rclusion psychologique face la lutte idologique dans les pays coloniss. Le propos sadresse ici lintellectuel arabe lui-mme, lintellectuel qui mne le combat contre le colonialisme au sein dun front nationaliste . Il na pas, en dpit ou plutt en raison de ce fait, acquis une exprience personnelle dans des conditions inhrentes

  • Gnralits sur la lutte idologique 31

    celles dun combattant solitaire : seul, isol sur le front de la lutte idologique dans son pays.

    Pour ceux qui veulent connatre les moyens dploys par le colonialisme dans ce domaine prcis, il est ncessaire dtre en contact direct avec lui, alors quun tel contact nest cependant gure possible pour celui qui milite au sein dun front nationaliste . Un front qui lui assure financement et protection, lentoure de considrations et lui offre gnralement un poste enviable.

    A loppos, le journaliste ou lcrivain progressiste qui luttent dans leur pays contre le colonialisme au moyen de la plume ou de la parole sont protgs par les lois de leur pays contre toutes les formes dinjustice. Ces mmes lois protgent galement leurs familles. Bien plus, il arrive que leurs ides soient tenues en haute estime, limage de celles dfendues par les Anglais libres qui ont accompagn le Mahatma Ghandi sur le chemin du Satyagraha, le chemin qui a dbouch sur lindpendance de lInde.

    On en dduit que pour celui qui se trouve impliqu dans un pays colonis comme lAlgrie, cest--dire un pays qui ignore quun combat dides se droule lintrieur de ses propres frontires, la lutte idologique a ses propres conditions. Le colonialisme se permet ainsi lavantage disoler celui qui sest engag dans la bataille en tat de fidai qui livre le combat son compte et ses risques et prils, sans base arrire pour le financer ni armer son combat.

    Les conditions des pays coloniss ne laissent gure le choix celui qui sengage dans la lutte idologique. Si lon admet quil a choisi ce type de combat de son propre chef, notre hypothse sera entache de quelque chose darbitraire puisquon laccusera dun haut degr de stupidit ou dun excs dhrosme dont il ne peut sarroger le mrite.

    Nanmoins, les vnements tournent dune faon mcanique, suivant des rgles strictes imposes par la nature du combat dans les pays coloniss, par le jeu de comparaison des situations et des conditions qui lui sont propres. Ce sont ces phnomnes qui dcident du type de bataille livrer et ce sont eux aussi qui cantonnent celui qui sy aventure dans la condition ingrate de combattant solitaire.

    Pour que de tels faits soient plus clairs dans les esprits, un exemple puis dans notre propre ralit pour les tayer : la Rvolution de juillet 1952 en

  • 32 La Lutte idologique

    Egypte a t lun des vnements les plus marquants dans la bataille idologique. En mettant un terme au rgne de Farouk, elle a annonc une re nouvelle. Le phnomne avait produit sur les consciences une tincelle lectrique leffet secouant, aussi bien dans les pays arabes que dans le monde musulman.

    Une certaine ide reprsentant un rle nouveau fait son entre sur la scne de la lutte idologique.

    Devant cette ralit, il faut imaginer le haut degr de lintrt que porteront les diffrents centres spcialiss cette nouvelle ide mergente. Immdiatement repre, elle provoque lalerte aussitt apparue.

    Il sensuit lentre sur scne dun deuxime acteur : le colonialisme.

    La bataille commence rellement gagner en intensit grce ladhsion de lopinion publique dans les pays coloniss et leurs ractions devant les vnements du Caire. La conscience algrienne a fait preuve, par exemple, dune attention particulire aux questions de la rforme agraire et de la proprit terrienne, que la rvolution gyptienne a proclames parmi ses objectifs fondamentaux. Le peuple algrien a vou une admiration particulire pour une telle question parce quelle incarnait en fait sa propre cause ds lors que le colonialisme, en traant sa politique algrienne, avait fix dans ses vises lappropriation de ses terres et le dmembrement de la classe des fellahs.

    Le colonialisme saperoit ici quil fait face une situation dangereuse. Aux prises avec une ide nouvelle , il est tout fait naturel quil se prpare la charge par une campagne, au besoin violente, contre cette ide.

    Cest l sommairement une image des conditions qui constituent subitement un chapitre nouveau de la lutte idologique dans les pays coloniss.

    Ce quil faut noter au mme moment, cest que la presse nationaliste , autrement dit la presse des partis qui dans le pays endossent la mission et portent la marque de la lutte contre le colonialisme, a adopt, lgard de ces vnements, une attitude la limite de la neutralit. Sur ces vnements, elle ne reprend que les informations publies par des agences de presse dont les liens avec le colonialisme ne sont pas un secret. Le cas est tel quil est facile pour les dirigeants colonialistes dlaborer leur campagne contre lide nouvelle dans des conditions propices.

  • Gnralits sur la lutte idologique 33

    Cest dans ce contexte que le colonialisme a men prcisment des attaques contre lide de la rforme agraire et de la proprit des terres agricoles. Rien dtonnant jusquici. Ce qui est en outre plus intressant, cest quil sest permis de publier sa premire attaque dans les colonnes dun journal prtendument nationaliste, qui de surcrot se rclame de la lutte contre le colonialisme.

    Au lecteur de stonner. Il nempche cependant que cest la ralit de la lutte idologique dans les pays coloniss...

    Imaginons ensuite lattitude observer en pareilles conditions. Vous naurez de choix que celui de vous taire, faisant le jeu du colonialisme et de son intrt ou, l'inverse, ragir pour une cause du peuple.

    Dans lhypothse o le choix est port sur le deuxime cas, il faut tirer les enseignements qui simposent en pareil contexte. Dans ces conditions, en effet, vous ne pouvez vous engager dans la bataille que parfaitement isol du front nationaliste qui symbolise normalement, rappelons-le, la lutte contre le colonialisme. Cest, en dautres termes, cette situation qui vous force entrer dans la bataille en rsistant en solitaire, rpondant votre seule conscience, dmuni de tout moyen, sans logistique et sans armes supposes fournies par une base arrire.

    Ce sont exactement les conditions de la lutte idologique dans les pays coloniss. Sy engager noffre que le dilemme de continuer dans cette voie et dans ce contexte, ou dabandonner et se retirer du champ de bataille.

    Le lecteur nignore sans doute pas que le colonialisme est aux aguets et quil vise videmment acculer le combattant la deuxime solution, cest- -dire le pousser au forfait.

    Il mettra profit, pour atteindre cet objectif, tous les points faibles dans les pays coloniss au chapitre de la vie idologique, ainsi que tous les rsidus ngatifs hrits dans leur vie politique.

    Il faut clarifier cet aspect de la question en raison de l'importance quil revt dans le droulement de la lutte idologique. Si lon entreprend une tude compare des cas de figure politiques dans les pays sous-dvelopps ou dans un seul pays travers les diffrentes tapes de son volution, nous aboutirons en gnral deux catgories de politique. Chacune dcoule dune ralit propre.

  • 34 La Lutte idologique

    La premire est une politique qui se traduit dans des ides imprimes. La seconde est une politique qui se manifeste travers des ides exprimes.

    La premire peut tre une mtamorphose volue de la seconde, tandis que la seconde peut tre la forme avilie de la premire. Chacune des deux catgories possde ses propres considrations qui dcoulent de ses racines psychologiques profondes et de leurs implications.

    La politique qui volue au rythme des ides imprimes rencontre, par la force des choses, la conscience populaire et se conforme par ailleurs aux principes, aux paramtres et aux rgles qui commandent sa conduite. Elle porte en elle le principe de lautorgulation que lui dicte une sorte de pouvoir dajustement propre qui rgule, au besoin, son mouvement et ajuste son orientation.

    Comme dans toute opration mathmatique, chacun de ces mouvements ncessite un commentaire du rsultat, doubl dun correctif appropri. La politique adopte entreprend constamment la rvision de ces rsultats.

    Cette rvision constitue pour elle une sorte de protection et dimmunit contre une ventuelle intrusion d'un lment tranger qui tenterait de dtourner le cours de sa trajectoire et de changer son issue. Elle agit en tant quappareil rgul qui dclenche le signal de lalerte rouge du danger chaque fois quun vnement surgit en cours de route, menaant de modifier son mouvement ou son orientation.

    Un homme politique avait bien rsum toutes ces considrations ou disons quelles se sont rsumes delles-mmes, dans son esprit lorsquil a dclar il y a deux ans : Notre politique ne se trompe pas parce que cest une science.

    Nous croyons quil a tout fait raison dans son jugement dans la mesure o une science ne se trompe pas.

    Nanmoins, dans les cas de pays qui nont pas encore atteint un degr suffisant de dveloppement, de ceux qui ont subi les alas et les bouleversements de lhistoire, de ceux qui sont victimes de cataclysme dans leur volution ou encore de ceux qui ont connu une rgression totale, linstar de l'Allemagne sous Hitler, dans tous ces cas, l'ide imprime est incarne par un individu pour instituer une forme politique particulire. Cette ide, chappant aux critres de la raison, saccomplit dans un individu.

  • Gnralits sur la lutte idologique 35

    Elle se dveloppe, volue et sorganise au gr de ses intrts propres. Ces mmes intrts finiront viscralement par devenir les justificatifs, les motivations et les critres dune politique motionnelle.

    il arrive que lindividu en question sclipse ou plutt quil soit clips. Il sera remplac par une entit complexe ou plus prcisment par un compos dindividus unis par un contact organique, limage de ce que la mdecine appelle les frres siamois .

    il arrive aussi que le contact stablisse au moyen dun appareil digestif commun. Lentit complexe reposera alors sur une solidarit digestive. Tout ce qui transite par la gorge dun individu, au sein du compos d'individus, entre dans une opration digestive commune.

    La question , comme on dit dans le langage politique, devient une affaire de digestion. En outre, rien ne soppose ce quil y ait dans les ttes relies lappareil digestif des ides distinctes. Pourvu que les divergences ne remettent pas en cause la digestion, sous peine de voir le compos d'individus se dbarrasser de la tte qui porte une ide incommodante et de lexclure de son appareil digestif.

    Cest un compos extrmement prcis et le colonialisme en matrise la formule avec la prcision dun horloger ingnieux. Il met au point un dispositif apte transformer quelque ide que ce soit qui merge dans les pays coloniss en une ide exprime, expose son vouloir. Il disposera de ce fait du meilleur moyen dtouffer toute tentative qui fait son apparition dans les pays coloniss et qui vise rformer leurs rgimes politiques.

    Cest un dispositif qui fonctionne suivant un mcanisme psychologique simple. Il tourne grce aux penchants sensitifs et il est orient par les facteurs qui mnent vers une politique motionnelle, cest--dire des facteurs exprims, un certain niveau, par des intrts particuliers.

    Le colonialisme sait tout sur le mcanisme rgissant de tels intrts. Des intrts qui traduisent, en fin de compte, les ractions dun appareil digestif.

    II ne faut pas perdre de vue lide que la politique ne se fourvoie pas et quaucune tentative ne peut la dtourner de son chemin tant que ses motivations restent ancres dans une conscience claire, dans un esprit discernant et dans un cur sensible, cest--dire tant que ses motivations demeurent relies aux ides.

  • 36 La Lutte idologique

    Si, l'inverse, ses motivations dcoulent du mcanisme de l'appareil digestif, le colonialisme peut disposer son aise des dsirs de cet appareil et, en dautres termes, user des instincts du compos dindividus pour que les pays coloniss demeurent toujours livrs politiquement et conomiquement sa discrtion.

    Dans les pays de la zone afro-asiatique, les exemples sur de telles situations foisonnent. LEgypte, titre illustratif, poursuit depuis deux ans son dveloppement conomique malgr le poids dune forte pression exerce de lextrieur sur son conomie, principalement depuis la mise en uvre du fameux Plan Eisenhower1. Paralllement, lactivit conomique dans dautres pays en Afrique et en Asie sembourbe, en dpit des dollars injects doses rptes. La politique suivie dans ces pays nest pas soumise une autorit qui procde dune conscience, dune raison et dun cur, qui mane dun pouvoir dides, mais dune politique qui obit aux dsirs vgtatifs dun estomac.

    Lestomac, sur lequel le colonialisme a plac les ttes dirigeantes, contrarie lactivit normale dans le pays.

    En abordant cette entit trange, nous ne parlons pas, en fait, dun animal prhistorique mais dun animal contemporain : un tre amibien dont les motivations vgtatives commandent les politiques primaires.

    Dans la composition de cet trange appareil, il nest demand pour toute prcision que daccomplir le but assign aux instincts pour accomplir une fonction politique dans les pays coloniss. Nous avons montr que le colonialisme matrise cette composition. Le fondement de son succs, dans une telle entreprise, repose sur tout ce que comporte la psychologie des peuples, en gnral, comme penchant naturel pour la tendance simpliste et les choses simplifies.

    Quand une politique est conue suivant le principe de la facilit, elle sduit autour de cette propension des foules de personnes animes de bonnes intentions et qui valuent les choses selon les facilits du moment et non suivant les difficults de l'avenir.1. Il sagit probablement de la doctrine Eisenhower .On se rappelle que le prsident Eisenhower, aprs laffaire de Suez, avait essay en janvier 1957 de rtablir lordre au Moyen-Orient en proposant aux divers pays arabes une aide importante, mais lopinion arabe, gnralement favorable Nasser, avait pouss les gouvernements refuser laide amricaine, do lchec de cette doctrine. (N.d.T.)

  • Gnralits sur la lutte idologique 37

    Si l'on considre, en outre, quun certain attrait vient surcharger ce penchant naturel, nous mesurerons alors linvitable drive qui mne vers ce bourbier de facilits attrayantes. Ce fait existe effectivement : la voie de la facilit dbouche implacablement sur une politique vgtative qui assouvit les dsirs des seuls instincts. Cette voie est largement disponible dans les marchs politiques. Cest ce moment-l que des termes comme colonialisme, imprialisme et nationalisme servent lubrifier la descente pour que le penchant vers la facilit soit plus libre encore.

    Lon a vu lors de la confrence afro-asiatique de Bandung comment certains imposteurs ont effectivement us abusivement des vocables de communisme et de colonialisme , dans lobjectif bien tram de dvier la confrence et de la dtourner de la voie de lorganisation constructive vers celle des acclamations et du brouhaha.

    Cest dans la nature mme de lhomme, dans son penchant naturel, alors quau contraire, dans les pays dvelopps, des programmes culturels pourraient tre labors pour combattre ces origines psychologiques nuisibles et parer toute dviation dans la socit.

    A linverse, le colonialisme exploite de telles prdispositions dans les pays coloniss et conjugue leurs origines psychologiques des programmes pdagogiques savamment labors. Il met profit labsence, dans leur culture hrite de lpoque de la dcadence, de facteurs capables de combattre les causes de la dviation invtres dans la psychologie de leurs peuples. Si bien quil chafaud, partir de ces mmes dispositions, les lments dune politique motive-instinctive , de surcrot en parfaite harmonie avec ses intrts. Il llabore en associant les nobles sentiments du peuple aux bas instincts dun compos dindividus donn.

    Sachant qu lvidence tout peuple colonis voue une vive rpulsion au colonialisme, il utilise la passion que suscite le terme colonialisme pour imbriquer l'innocence du peuple colonis dans les instincts dun compos dindividus qui dirige sa politique.

    Le mot colonialisme constitue larme la plus dangereuse employe par le colonialisme lui-mme. Cest aussi le plus efficace des appts quil tend pour duper les masses ; et il ny a pas un seul tratre que le colonialisme a plac au sein du front de la lutte des peuples coloniss qui nait pas utilis le

  • 38 La Lutte idologique

    vocable magique colonialisme , comme un ssame qui lui ouvre des portes jusque-l fermes pour faire irruption dans les sentiments des masses.

    Le colonialisme a russi travers des slogans mouvants marquer la politique des pays coloniss dune estampille primitive, sassurant ainsi les victoires du prsent et du futur la fois. Il est conscient que sil est toujours ais de duper un individu ou un compos dindividus , il est en revanche difficile de tromper ou de corrompre une ide.

    On saisit mieux, alors, tout leffort que le colonialisme va dployer pour isoler les ides et les carter du domaine politique, au point que les actions de contrle, de rvision ou dautocritique susceptibles de mettre nu ses intentions et ses projets, et de les bloquer en consquence, deviennent une entreprise impossible.

    Le colonialisme est un diable. Mais sil commet, consciemment ou par inadvertance, lerreur de dire ouvertement toute son admiration pour le compos dindividus et de le remercier pour services rendus, il sagira alors dun diable stupide ; aussi stupide que le ministre amricain des Affaires trangres si, par mgarde, il va jusqu faire part de ses remerciements publiquement, par radio ou par voie de presse, un gouvernement africain ou asiatique pour avoir autoris linstallation de bases militaires dans son pays, des remerciements pour un acte qui aurait pour consquence dattirer les foudres nuclaires en direction de ces pays et de les loigner des Etats-Unis si un troisime conflit mondial venait se dclencher .

    Le diable, le colonialisme autrement dit, deviendrait plus stupide encore au cas o il saventurerait adresser ses remerciements au compos dindividus en tant questomac digrant son repas dans la quitude totale de faon ne divulguer ni ses intentions ni ses projets.

    Le colonialisme soumet tous ses actes et paroles un savant calcul pour que le contact entre les intrts du compos dindividus et les passions du peuple ne se dlie pas. Autrement dit, le maintien dun contact entre les instincts des ventres dominants dun ct et les conditions motionnelles, soumises son emprise, de lautre.

    Prserver ce contact est la condition essentielle dans le plan stratgique du colonialisme, laquelle requiert dans le cas de sa mise en uvre : premirement, quil frappe toutes les forces qui lui sont hostiles, quelle que

  • Gnralits sur la lutte idologique 39

    soit la bannire sous laquelle elles se prsentent :

    deuximement, qu'il les empche de s'unir sous une bannire plus efficace encore, dans toutes les conditions.

    La stratgie du colonialisme dans la lutte idologique procde de ces deux conditions ; il empche le contact entre la pense et l'action politique afin de laisser la pense strile et rendre la politique aveugle.

    C'est dans ce but quil recourt la mthode de la conglation, pratique sur le front de la lutte pour geler les forces de l'ennemi un point dfini.

    Pour y arriver, le colonialisme utilise la mthode connue dans les arnes espagnoles, ces lieux o le torero agite la muleta en face d'un taureau acharn qui redouble de frocit lorsquil fonce en direction de ltoffe rouge brandie, au lieu d'attaquer le torero. Il continue ainsi ses vaines attaques jusqu' puisement total.

    Le colonialisme agite, en diverses occasions, quelque chose pour provoquer le peuple, susciter son ire et l'enfoncer dans une situation proche de celle de l'hypnose, jusqu'au point de perdre conscience. Il deviendra ainsi incapable de comprendre son propre comportement, de l'apprcier et de le juger sa juste valeur. Ainsi, inconsidrment, il assne vainement ses coups, dpense ses potentialits et gaspille son nergie sans atteindre d'une faon nette l'adversaire, qui agite toujours ltoffe rouge...

    Le colonialisme est un torero... dans le domaine politique.

    Le peuple, dbonnaire et humble, poursuit son chemin dans ce contexte dramatique comme si, paradoxalement, ce sont les lourds sacrifices consentis qui l'ont neutralis et condamn sterniser dans la mme situation.

    Nous dbouchons ainsi sur un trange rsultat dans la psychologie politique. La politique motive ne trouve pas ses justifications dans son succs mais dans sa dfaite : mesure que le souffle du taureau s'estompe et que son sang coule dans l'arne, son acharnement contre ltoffe rouge redouble d'intensit et devient plus acerbe encore.

    Le colonialisme matrise parfaitement la mise en marche de cet appareil ; n'est-ce pas lui qui l'a cr et mont, ou du moins en a labor quelques procds, sachant qu'il s'agit de moteurs qui sont le fruit non pas du gnie d'une conscience mais de caractristiques qui dcoulent dun estomac... ?

  • 40 La Lutte idologique

    Il continue ainsi brandir l'toffe rouge pour distraire le peuple colonis, pour le distraire et lloigner de toute occasion de se ressaisir, de mditer son cas et d'aborder ses problmes travers une logique defficacit, et le soumettre, en dautres termes, aux rgles d'une politique scientifique.

    Cest ainsi que le colonialisme neutralise les forces qui militent contre lui. II les neutralise un certain point et sous une certaine bannire.

    Si l'occasion se prsente une personne avise au jugement mesur et ayant une vision juste du cours de lhistoire, celle-ci aura la possibilit de suivre attentivement les pisodes de la lutte idologique dans un pays colonis donn, depuis lentre en scne des forces hostiles au colonialisme. Son attention sera particulirement attire par le fait que le colonialisme dirige les feux de la rampe sur un coin choisi de la scne, c'est--dire prcisment sur le point prcis quil veut geler, au sein des forces hostiles.

    La mme personne remarquera ensuite quun autre coin de la scne est plong dans le noir. Si elle l'examine attentivement, elle notera que l'clairage a t dlibrment dplac de cette partie de la scne. Comme si une volont occulte veille ce qu'elle demeure couverte dobscurit ! Cest dans cet endroit prcisment que le colonialisme veut isoler lide et, avec elle bien sr, le combattant engag dans la lutte sous son tendard. Un combattant contraint par les circonstances sy enrler seul. Un combattant solitaire, cibl et qui subit des tirs croiss fusant de toutes parts.

    En mditant ces considrations, la personne dcouvrira une vrit troublante qui provoque la stupeur : il y a une collusion tacite entre la politique rpondant aux seuls instincts et incarne dans un tube digestif , et le colonialisme. Quelle que soit la certitude dune telle connivence, il nest forcment pas ncessaire que toutes les ttes places sur le tube digestif agissent en connaissance de cause. Cet hbtement dcoule, nous lavons dj montr, de la nature mme de la politique motive, encline par dfinition au simplisme. Elle mane, en dautres termes, de la nature de la colonisabilit.

    Il nempche que cette collusion, cette complicit pourrait tre le fruit dune action concerte. Nous ne pouvons pas imaginer, par exemple, que le compos dindividus qui dirige Karachi ignore son rapport avec le colonialisme ni son rle dans la politique des alliances colonialistes, alors quil sagit de lappareil le plus prcis plac par le colonialisme. En effet,

  • Gnralits sur la lutte idologique 41

    matrisant parfaitement cette composition, ce dernier a russi placer la tte dAli Khan sur le tube digestif qui constitue lappareil du pouvoir dans ce pays soumis l'arbitraire.

    En dpit ou cause de cette prcision et de cette matrise dans la fabrication de machines digestives dont il tente de faire des appareils de pouvoir dans les pays coloniss, le colonialisme risque de se trouver en face dun fait accompli lorsquun brusque signal de danger rsonnera et le prendra au dpourvu. Le signal le surprendra malgr toutes ses prcautions et en dpit de ses prvisions et de ses associs, complices dans son entreprise. Complices qui ont succomb son appt ou dvoil leur stupidit.

    Lorsque le signal dalarme retentit, cest un peuple aux nerfs fatigus, aux grandes douleurs et cdant la colre quil a failli rveiller. Comme si la muleta lavait mis dans un tat de dconcentration et de quasi-torpeur hypnotique !

    Le signal dalarme qui retentira soudainement pourrait lui rappeler son droit, ou plutt son devoir, dtre plus regardant sur la politique adopte dans son pays, dimposer son contrle et de demander des comptes et, au besoin, de la rviser. Voil le plus grand danger qui guette le colonialisme face un peuple qui veut prendre en charge lui-mme sa vie politique. Cest ce qui sest pass, ou a failli se passer, lorsque le Congrs fond en Algrie en 1936 a mis les dirigeants des milieux colonialistes en alerte gnrale.

    Ctait une vritable monte des prils pour le colonialisme. Ds que le signal rouge est apparu, il a senti la menace qui pesait sur le contact soigneusement mis en place pour relier les instincts primaires qui animent le compos dindividus et les impulsions qui excitent les masses dune part, et lopration de digestion et la politique qui poursuit la facilit dautre part.

    Comment ragira alors le colonialisme ?

    Il faut dabord remarquer que l'alerte lui a effectivement t communique par lintermdiaire de ses propres observatoires avant quelle natteignit la conscience du peuple, un peuple dmuni dun tel dispositif dalerte qui et pu le prvenir et lui annoncer une telle information (mission dvolue, par exemple, une classe intellectuelle consciente).

    Avec cette mme observation, on entre de plain-pied dans le sujet : le signal dalarme, au moment o il retentit annonant l'dition dun livre, la

  • 42 La Lutte idologique

    parution dun article, la publication dune interview, signifie que le premier pisode dune partie de la lutte idologique est en train dsormais de se jouer.

    La lutte idologique ... Ce terme est-il charg de signification dans les pays coloniss, sachant que ces mmes pays ignorent en gnral la valeur de lide dans le destin des socits ? Des pays qui ignorent en plus la rigueur des plans conus pour dominer et sceller le sort des peuples arrirs par lintermdiaire de leurs ides ?

    Il faut saisir la diffrence fondamental entre deux attitudes. Dabord celle de lindividu qui ne voit leau que sous langle dun simple breuvage destin tancher sa soif et irriguer ses terres, et ensuite celle de lindividu qui veut en savoir davantage : quest-ce que leau ? Quels sont les lments qui la composent ? Dans quelles conditions seffectue cette composition ?

    La diffrence est claire entre la position de celui qui sait mcaniquement utiliser leau et lattitude de celui qui dsire disposer dune chose mais en dpassant le cadre de ses seuls besoins.

    Les pays coloniss aussi mconnaissent gnralement ce quest la lutte idologique ; mais ils subissent passivement ses effets pervers dans leur quotidien. Lorsquils envoient par exemple une mission dtudiants achever leurs tudes suprieures, ils ont forcment accompli un acte en rapport avec la lutte idologique. Ils ignorent cependant avec prcision les donnes de cette lutte, sa mthode, ses moyens et ses objectifs.

    De ce fait, leur rle prend fin une fois que la dlgation a quitt le territoire. Ils se contenteront alors de la simple responsabilit des dpenses, responsabilit dvolue une banque qui alloue chaque tudiant un montant mensuel.

    Mais ces pays ne savent pas que la mission dtudiants, confie simplement aux bons soins dune banque, est dsormais implique son insu dans la lutte idologique. Le colonialisme prend parfaitement en charge cette mission et lentoure dune surveillance stricte. Il a labor pour chacun de ses membres un dossier o il consigne les lments de sa conduite. Si bien que le colonialisme dispose de renseignements plus dtaills et mieux fournis que ceux en possession du service ou du ministre qui les a envoys.

    Pour la mission, il sagit ici du premier acte, la prise de contact, suivi du deuxime acte, lorientation.

  • 43 Gnralits sur la lutte idologique

    Le colonialisme use dans pareil cas de tout son gnie diabolique pour que la mission soit dnue de tout savoir scientifique profitable et pour que ltudiant rentre bredouille au pays. II agit dans ce sens suivant les renseignements nots dans les dossiers : il alimente les passions et les instincts sans dpenser un sou, les charges tant supportes par le budget mme du pays colonis. La banque concerne alloue mensuellement, les montants indiqus...

    Cette orientation ngative se poursuit dans la discrtion comme un secret parmi les secrets, jalousement enferms dans le trfonds du colonialisme, sur le sujet de la lutte idologique. Un secret dont nous ne savons rien, nous autres enfants des colonies, jusqu'au moment o un cho nous parvient dans un quotidien sous forme d'un scandale ou dun crime commis par un membre de la mission, sans que l'on sente quil sagit en fait dun cho de la lutte qui se prsente sous une forme fragmente et phmre.

    Mous nous sommes, en effet, accommods d'un esprit atomistique qui dcompose les choses au point de ne plus pouvoir raliser que les lments spars qui voluent dans notre perception sont des composants qui dcoulent dun ensemble uni. Cest une mthode qui chappe encore nos esprits. En raison, par ailleurs, de notre retard social, nous ne sommes pas en mesure dapprhender comment le monde dans lequel nous vivons obit une stricte organisation, c'est--dire un monde o les faits ne sont pas le fruit du hasard mais des rsultats dactions concertes et de plans bien conus.

    Puis nous arrivons au rsultat final : des annes aprs le dpart de la dlgation ltranger, nous ralisons que certains de ses membres rentrent bredouilles au pays. Les instructions fermes du colonialisme les ont battus en cours de route. Un autre groupe dtudiants ne veut pas rentrer. En ralit, le colonialisme ayant remarqu sa supriorit intellectuelle, dans les matires scientifiques par exemple, n'entend pas le laisser retourner dans son pays dorigine et pour cela, il utilise tous les moyens pour lappter.

    Nous napprhendons ce genre de problmes que sous une forme gnrale et banale, comme de simples informations publies dans les journaux. Nous ne concevons pas leurs raisons profondes, nous navons pas encore saisi que ces scandales quotidiens dcoulent en fait dun scandale plus grand que ce que traduit notre approche purile du sens du monde dans lequel nous voluons.

  • 44 La Lutte idologique

    En d'autres termes, le pays colonis vit la lutte idologique et subit ses effets pervers dans son quotidien, dans son budget et dans sa morale, sans qu'il soit au fait de sa ralit. La bataille laisse planer sur lensemble de ses activits ses multiples effets alors quil nest mme pas conscient quune lutte sest bien droule lintrieur de ses frontires.

    Le problme - nous lavons montr ailleurs - est que les choses se droulent sous nos yeux sans toutefois atteindre notre conscience. En fait, nous avons tendance les prendre la lgre, sans vritablement aller au fond de leur signification.

    Pouvons-nous esprer que le colonialisme donnera de la lumire pour clairer la scne au moment o l'ide fait son entre dans l'arne plus prcisment dans le lieu mme o commence la lutte ?

    Nul doute quil sera un diable stupide s'il procde de cette manire car au contraire, il essayera daccentuer la densit de lobscurit et couvrir lendroit voulu lorsque lide fera son apparition sur scne. Il fera tout son possible pour isoler de la lutte toutes les nergies combattantes et pour les loigner de la conscience du pays.

    Lorsque le signal dalarme est tir aprs la parution dun livre ou d'un article, lauteur concern se retrouvera seul, dans une situation de militant isol en dpit de toute sa volont. Il amorcera un combat en solitaire au sens propre, dpourvu de toute aide, sans aucune base arrire pour logistique. Les conditions qui ont fait de lui un combattant sur le front des ides ne lui laissent aucun moyen et ne lui accordent aucun appui aussi infime soit-il...

    Le colonialisme sinspire de ces mmes conditions pour laborer son plan face ce militant, suivant des rgles qui procdent de la logique de la jungle et des btes sauvages. Il sen prend sans discernement sa famille, femmes et enfants compris. Les atteintes qui leur sont portes influent sur les nerfs et sur le moral du militant plus que les coups qui lui sont assns.

    Cest la mthode de la lutte idologique dans les pays coloniss dans sa dimension humaine. Ces conditions difficiles dictent cette mthode. Le lecteur peut trouver de simples insinuations qui touchent aux aspects de la vie de la personne implique et de sa famille. Il lui faut lire entre les lignes s'il veut saisir lide exacte de la ralit de la lutte idologique dans les pays coloniss. Le colonialisme veut en faire un combat subreptice, muet, sans images ni cho, sans publicit. Il veut un combat nbuleux, charg dintrigues

  • et de mystres, une lutte impitoyable qui npargne ni vieillards, ni femmes, ni enfants.

    Cest l'aspect gnral de la lutte idologique dans les pays coloniss qui se prsente ainsi.

    Gnralits sur la lutte idologique 45

  • Chapitre II

    Dans l'arne du combat

    Les considrations exposes dans le chapitre prcdent montrent comment la nbulosit constitue l'lment fondamental qui marque la lutte idologique dans les pays coloniss et comment le colonialisme fait de son mieux pour embrumer cette lutte. Il applique cette mthode sur l'autochtone qui lutte contre le colonialisme au sein d'un front nationaliste. Un front qui, mme sil appuie sa lutte, le soumet nanmoins un contrle qui soppose aux ncessits du combat, cela, nous lavons dj montr. Il le fait pour le musulman qui engage la lutte anticolonialiste dans un pays indpendant. Il en va de mme pour l'crivain progressiste qui contribue de lextrieur pour sa part ce combat, dans son aspect politique. Nous lavons galement dmontr.

    Il n'est pas tonnant que lcrivain progressiste et le musulman, luttant dans un pays indpendant, ignorent tous les deux ce genre de question, qui chappent l'autochtone dailleurs.

    A partir de ce constat, il est ncessaire daccorder l'exprience personnelle dans ce domaine une valeur plus forte que dans tout autre domaine. Il sagit dune exprience propre attirer l'attention de la jeunesse musulmane sur les risques courir en cours de route et sur les surprises rencontrer ds lentre dans l'arne de la lutte idologique. Et cest une lutte qui dterminera le sort du monde entier et celui du monde arabo-musulman plus particulirement.

    Les considrations gnrales ne dissipent pas lopacit dont le colonialisme enrobe la lutte idologique si elles ne puisent pas des arguments dans des faits. Autrement dit, des faits qui procdent du fond dune

  • 48 La Lutte idologique

    exprience vcue rellement dans des conditions donnes. Cette exprience incite dcrire le plan mis en uvre par le colonialisme et incite prendre en compte deux principes cardinaux, celui de l'opacit et celui de l'efficacit.

    Le premier principe, lopacit, commande au colonialisme de ne pas dvoiler son visage ouvertement dans la bataille, sauf si les circonstances ly obligent et ne lui laissent gure le choix. Il utilise toujours, ou trop souvent, le masque de la colonisabilit.

    Le deuxime, lefficacit, dcoule du premier principe lui-mme, dans sa mise en uvre, puisque le but du colonialisme ne concerne pas fondamentalement une personne en soi mais sintresse ses ides prcises qu'il projette dannihiler ou de neutraliser et de les empcher, ainsi, de produire leurs effets dans lorientation des nergies sociales dans les pays coloniss.

    Cela ne veut aucunement dire que le colonialisme pargne dans ses vises la vie du militant. Il est vrai quil ne fait peser la menace sur elle que sil y est vraiment contraint. Bien plus, il peut arriver quil montre sa dception ou qu'il manifeste son moi devant la disparition du combattant, car sa mort provoque parfois lclosion de ses ides. Il a sans aucun doute vcu ce sentiment la disparition du combattant qutait Ibn Badis, qui a dirig l'ide islahiste1 en Algrie de longues annes. Une ide qui s'identifiait au dpart l' ide exprime mais qui sest transforme, la disparition de son promoteur, en ide imprime chappant totalement au colonialisme.

    Quoi quil en soit, le deuxime principe impose au colonialisme et dans le dtail d'isoler le combattant dans larne de la lutte idologique de deux cts: provoquer laversion de ses ides au sein de l'opinion publique de son pays par tous les moyens idoines ; le rebuter lui-mme de la cause pour laquelle il milite en crant chez lui un sentiment de peine perdue, quil milite pour une cause qui ne rime rien.

    Comment le colonialisme met-il en pratique ces deux principes dans des circonstances prcises lorsqu'une ide fait son entre sur scne travers un livre ?

    Jai dj prcis dans une autre tude comment se comporte le colonialisme dans pareil cas. Il appuie sur un commutateur discret et donne,

    1. Nous gardons le terme islahiste driv de l'arabe islah (rforme), utilis, au demeurant, par lauteur lui-mme dans plusieurs de ses uvres. (N.d.T.)

  • Dans l'arne du combat 49

    grce ses observatoires, le signal de dpart un flux de ractions opposes l'ide en phase d'mergence ds quelle fait son entre sur scne*.

    Il suffira dans ce cadre de rvler au lecteur un vnement authentique : lors de la parution de l'dition franaise de mon livre les Conditions de la renaissance : problmes de la civilisation en Algrie voil une quinzaine dannes, le colonialisme avait press sur la touche secrte. Un mouvement hostile stait aussitt mis en branle travers trois ractions.

    La premire, lAssociation des Oulmas musulmans algriens, par le biais de deux articles de son organe o l'auteur dcrit le livre comme une uvre puise dans son ensemble dans des articles parus dans un grand quotidien parisien, lequel au demeurant sert d'organe officieux au gouvernement colonialiste. Les articles sont signs par son correspondant au Caire, Monsieur Untel...

    La deuxime rplique a t publie dans le journal d'un parti nationaliste, travers deux articles galement. L'auteur fait semblant de prsenter une critique honnte et impartiale du livre. Il y a reproduit sa critique sous le titre accrocheur de Faux pas et confusion. Un titre fort insinuant, comme on le voit.

    La troisime raction est parvenue de l'organe central du Parti communiste en Algrie. Bien quen gnral la dmarche communiste soit empreinte du sceau de l autocritique , ou tout au moins soumise examen dessein de ne pas accorder des occasions ladversaire, il nen demeure pas moins que cette fois, le quotidien communiste a appliqu pour sa part le dessein du colonialisme l'encontre de l'ouvrage. Il l'a prsent l'opinion publique, qui ntait pas en contact direct avec luvre parce que rdige dans une langue trangre dans un pays o la majorit de la population est analphabte, comme un livre qui mrite lagrment du colonialisme .

    Il faut galement ajouter l'attitude de la presse progressiste en gnral, qui a pass totalement sous silence le sujet. Un silence dor pour le colonialisme.

    Si nous analysons les faits voqus sans mettre de commentaires sur la texture de leurs lments essentiels rpondant au livre, il nous sera difficile de dceler lestampillage direct du colonialisme. En ralit, il ntait pas dans son intrt de voir sa prsence directement remarque. Nous notons qu travers cette histoire, le premier principe de lopacit a effectivement t

    * Cf. notre ouvrage : Les Conditions de la renaissance - Problmes dune civilisation .

  • 50 La Lutte idologique

    appliqu. Nous ny avons pas vu. On n'a pas vu limplication claire du colonialisme dans llaboration, la coordination et l'agencement des lments de la rplique.

    Nanmoins, un examen plus scrupuleux fera ressortir ce qui est dissimul en filigrane. En analysant quelques lments, et il n'est pas possible de les retenir tous sous peine de nous taler longuement et inutilement, nous remarquerons parmi les dtails publis dans le journal des oulmas, par exemple, une prcision labore gnralement par les spcialistes qui exercent dans les observatoires de la lutte idologique. Pour mieux clairer cette remarque, nous pouvons dire d'une faon passagre que tel que nous le connaissons, l'auteur de l'article qui attribua mon livre au correspondant au Caire dun grand journal parisien nest mme pas en mesure de lire ce journal et, plus forte raison, dattribuer quoi que ce soit quiconque. En consquence, il a t simplement charg de reprendre ce quil lui avait t crit.

    Limportant, c'est qu'en vitant de prorer sur les menus dtails et en revenant l'anecdote dans son ensemble, nous noterons quelle a ralis le premier principe qui lenferme dans une obscurit suffisante. Dans lanecdote est ralis le second principe galement, celui de lefficacit, du moment que le combat ne s'est pas droul entre un crivain qui lutte pour une cause et le colonialisme dont les intrts se situent aux antipodes de cette lutte. Bien plus, elle se prsente en apparence comme une lutte opposant lcrivain aux mouvements nationalistes qui prtendent, paradoxalement, reprsenter eux aussi cette cause.

    Ce plan, qui transforme la nature du combat en faveur du colonialisme, est appliqu avec succs aussi bien dans le domaine de la lutte engageant les masses que dans le cas du combat men solitairement par l'individu. Lorsque les vnements et les conditions permettent une unit de lutte globale contre le colonialisme, ce dernier commencera alors la cration dunits de lutte fragmentes et dissocies. Le but vident poursuivi est dinstaurer des oppositions et de semer des rivalits entre les forces qui lui rsistent. Il en rsulte une drive de la lutte qui opposait auparavant les forces issues du peuple colonis au colonialisme vers un combat, dsormais fratricide, qui oppose les forces populaires elles-mmes, l'image de ce qui sest pass en Core, en Chine et en Inde aprs la partition du pays et, dans une certaine mesure, en Indonsie.

  • Dans l'arne du combat 51

    Un tel plan permet au colonialisme de raliser deux objectifs :premirement : lorganisation, au plan spirituel ou idologique, du champ

    sur lequel se droule la lutte contre lui ;

    deuximement : la dislocation des forces hostiles en prsence et qui sont engages dans la bataille.

    Le premier rsultat s'insre dans l'ordre des choses : une bataille qui perd son caractre d'unit globale perd forcment de son moral et de son cachet sacr aux yeux des masses. Ce constat explique ce qui se passe dans certaines batailles qui se droulent aujourd'hui sous nos yeux.

    Les nations qui ont acquis une exprience dans le domaine de la lutte politique savent que leurs moments les plus propices dans l'histoire sont ceux appels dans le jargon politique l' union sacre , l'instar de l'union institue lors de la Rvolution franaise pour faire front commun contre l'Alliance Royale*.

    Les plus grands moments de l'histoire sont toujours ceux o se constitue lunit dune lutte globale livre aux milieux hostiles, quils soient naturels ou humains.

    Lorsquun combat se prsente sous cette forme, il est plac et lev au niveau sacr de faon sublime. C'est lapoge de son niveau idologique.

    Mais ds qu'il perd ce caractre global, il dcline tout droit vers le prcipice.

    La bataille amorce son tat de dcadence et de dclin idologique ds l'instant o de petites units de combat se substituent une unit globale. Et ds que cette dchance gagne le niveau spirituel, les forces engages dans la lutte se dsagrgent et s'effacent.

    C'est l le second rsultat.

    Au cours de l'histoire de l'Islam, nous trouvons pareille illustration de la dchance spirituelle qui conduit inexorablement au dclin politique, autrement dit ce deuxime rsultat.

    Sur ce point, la bataille de Siffn a port un coup svre l'unit globale btie par le Prophte Mohammed selon un prcepte divin. Elle a, du coup,

    * A une certaine poque de cette Rvolution, lorsquune structure, connue sous le nom de Comit de salut public, a t constitue.

  • 52 La Lutte idologique

    dgrad le niveau du combat inaugur depuis la bataille de Badr. Cet affaissement idologique n'a pas tard produire des effets dsastreux dans le domaine politique... conformment au verset : " Obissez Dieu et Son Messager et ne vous livrez pas des rivalits qui vous exposeront la dfaite et la dsunion... "

    Le colonialisme applique ces donnes tacitement dans ses plans conus pour contrecarrer la lutte des peuples coloniss : il veut un combat idologique au rabais dans un premier temps en essayant de saper lunit globale, qui confre cette lutte un caractre sacr et galement, une place de haute estime morale, sachant quil ralise par une telle entreprise les objectifs politiques quil sest fixs.

    Il est tout fait naturel qu'il ait pens appliquer ce plan contre l'unit de lutte globale constitue Bandoeng.

    Il a certainement song la manire de dconsidrer cette lutte dans sa forme globalise, comment lui substituer des petites units de lutte aprs la frayeur que l'unit de lutte globale a provoque chez lui ds lors quelle a mobilis les peuples d'Afrique et dAsie runies.

    Pour atteindre le premier objectif, il lui a fallu consenti