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LA « LITTÉRATURE PANORAMIQUE » DANS LA GENÈSE DE « LA COMÉDIE HUMAINE » : BALZAC ET « LES FRANÇAIS PEINTS PAR EUX-MÊMES » Ségolène Le Men Presses Universitaires de France | L'Année balzacienne 2002/1 - n° 3 pages 73 à 100 ISSN 0084-6473 ISBN 2130533426 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-l-annee-balzacienne-2002-1-page-73.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Le Men Ségolène,« La « littérature panoramique » dans la genèse de « La Comédie humaine » : Balzac et « Les français peints par eux-mêmes » », L'Année balzacienne, 2002/1 n° 3, p. 73-100. DOI : 10.3917/balz.003.0073 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 189.100.172.120 - 26/04/2015 23h38. © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 189.100.172.120 - 26/04/2015 23h38. © Presses Universitaires de France

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Teoria Literária

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ISSN 0084-6473ISBN 2130533426

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Le Men Ségolène,« La « littérature panoramique » dans la genèse de « La Comédie humaine » : Balzac et « Les

français peints par eux-mêmes » »,

L'Année balzacienne, 2002/1 n° 3, p. 73-100. DOI : 10.3917/balz.003.0073

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LA « LITTÉRATUREPANORAMIQUE »

DANS LA GENÈSEDE « LA COMÉDIE HUMAINE » :

BALZAC ET « LES FRANÇAISPEINTS PAR EUX-MÊMES »

« Assurément, l’histoire de ce livreenfanterait le plus beau livre de cetteépoque, et elle ne serait pas la page lamoins glorieuse dans les fastes de notrenationalité ! [...] Chaque classe de lasociété a trouvé son peintre. »

Léon Curmer1.

Baudelaire a été féroce à l’encontre de Balzac, lorsqu’ildécrivit la contribution de l’écrivain au recueil collectif illus-tré Les Français peints par eux-mêmes, en parlant de la façondont un grand écrivain paie ses dettes... Au tournant desannées 1840, ce livre demeure pourtant l’un des chefs-d’œuvre du livre illustré romantique, dont l’éditeur, Curmer,s’était déjà fait connaître par l’édition illustrée de Paul et Vir-ginie, qui, parue en 1838, avait été un grand succès. Le recueillancé en quatre cent vingt-deux livraisons à partir de 1839réunissait, en huit volumes publiés de 1840 à 1842 – quatrepour Paris, et trois pour la province, outre Le Prisme distribuéen prime aux souscripteurs –, un vaste tableau de la société etdes mœurs contemporaines, représenté conjointement par le

L’Année balzacienne 2002

1. « Conclusion » des Français peints par eux-mêmes, encyclopédie morale duXIXe siècle, Paris, Curmer, 1840-1842, huit volumes (quatre pour Paris, troispour la province, et un volume supplémentaire distribué en prime aux sous-cripteurs, Le Prisme), t. VIII (Province, t. III), 1842, p. 458.

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texte et par l’image, avec l’apport de tout un aréopage degrands et petits auteurs et illustrateurs. Balzac fut l’un des pro-tagonistes essentiels de cet ambitieux projet, auquel il parti-cipa en rédigeant cinq textes. Réduire cette participation àune affaire financière, même si la question de la rémunérationétait pour lui un réel enjeu, revient à minimiser l’importanced’un livre qui, dans l’élaboration mentale de La Comédiehumaine, apparaît comme un moment important. Depuis sesdébuts littéraires, Balzac n’avait cessé de frayer avec le mondede l’édition pittoresque, et avec le milieu des gens du livre etde la presse satirique auxquels la participation des dessinateurset des caricaturistes apportait une verve originale. Ce que l’onpourrait appeler le « concept » de La Comédie humaine a mûrilentement et s’exprime pour la première fois dans la lettre àun éditeur datée de janvier 1840 conservée à la Maison deBalzac2 : c’était un projet qui devait permettre de rassembleren un seul monument littéraire l’œuvre complet de l’écrivain,« cathédrale de papier » selon la formule appropriée de Sté-phane Vachon3. Responsable de la façon dont ses romansallaient s’intégrer à l’ensemble, l’auteur assumait pleinementun rôle d’éditeur (dans le sens médiéval de l’auctor, ou anglaisde l’editor). Je voudrais ici suggérer que le moment où ce pro-jet aboutit, sous la forme d’une édition illustrée, s’opère enparfaite synchronie avec l’édition des Français peints par eux-mêmes, vendus aux souscripteurs par livraisons dès 1839, puisrepris en volumes en 1840-1842 : l’on pourrait envisager laphase d’aboutissement de la conception de La Comédiehumaine, dont le premier tome est publié en juin 1842, dansune interaction avec l’élaboration de ce livre illustré roman-tique auquel Balzac a participé – tâche que je laisserai à desbalzaciens plus chevronnés qu’à une spécialiste de l’illustra-

74 Ségolène Le Men

2. Voir Corr., t. IV, no 1698, p. 33-37. Cette lettre a été exposée à la Mai-son de Balzac dans l’exposition Souscrivez à « La Comédie humaine » ! Œuvrescomplètes de M. de Balzac. Édition de luxe et à bon marché, Paris, Paris-Musées,2002 (catalogue sous la dir. d’Yves Gagneux).

3. Les Travaux et les jours d’Honoré de Balzac, Préface de Roger Pierrot,Paris et Montréal, Presses Universitaires de Vincennes, Presses du CNRS, Pres-ses de l’Université de Montréal, 1992 (voir notamment « Construction d’unecathédrale de papier », p. 15-41).

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tion. Défendre un tel point de vue présuppose une définitionélargie de la notion de genèse, qui du manuscrit s’étend pourBalzac jusqu’à la mise en livre, et même en livre illustré.Après quelques remarques préliminaires et méthodologiques àce sujet, il s’agira de présenter la conception éditoriale desFrançais peints par eux-mêmes, puis de rappeler comment Balzaclui-même à pris part au livre.

I

POUR UNE DÉFINITION ÉLARGIE DE LA GENÈSE,DANS LE CAS DE « LA COMÉDIE HUMAINE »

L’approche génétique en littérature s’est développée à par-tir de l’étude des manuscrits et des brouillons, pour définir lesétats successifs des œuvres littéraires, depuis leur première idéejusqu’à leur mise en forme définitive, reconnue et signée parl’auteur. Pareille étude de la mise en texte exclut du champ desétudes génétiques celle de la mise en livre, qui relève del’édition et de l’histoire du livre. Dans le cas de Balzac, cettedistinction si tranchée s’estompe au profit de constants empié-tements de la mise en texte vers la mise en livre : c’est une par-ticularité d’auteur que Balzac doit probablement à son passéd’imprimeur et à son intérêt permanent pour le monde dulivre et de la typographie. Il intervient sur les placardsd’imprimeur qu’il traite comme des états de son texte ; ilrecycle dans son œuvre des textes édités sous sa plume de jour-naliste ; dans le cas de La Comédie humaine, la seule éditiondéfinitive est celle du « Furne corrigé », où les annotationsmanuscrites s’intercalent dans les pages composées et déjàpubliées, et elle a été éditée en fac-similé tant son importanceétait grande pour l’histoire de ce livre4. Dans la conclusion des

Balzac et « Les Français peints par eux-mêmes » 75

4. Sur cet exemplaire conservé dans le fonds Lovenjoul de la Bibliothèquede l’Institut, voir, de Roger Pierrot, Honoré de Balzac, Paris, Fayard, 1994,p. 430, et, ici même, « Les enseignements du “Furne corrigé” revisités »,p. 57 s.

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Français peints par eux-mêmes, l’éditeur Curmer, passant enrevue ses principaux auteurs, commence par Balzac ; ill’oppose à Janin, écrivain à la plume alerte5, et, reprenant letopos du portrait en froc de moine peint par Boulanger, il ensouligne le travail de « bénédictin » qui remet toujours enchantier son ouvrage, faisant probablement allusion à la façondont Balzac remanie ses textes jusqu’au dernier moment,« quand on – c’est-à-dire l’éditeur – croit tout terminé » :

« Si nous voulions entrer dans les détails d’exécution, il nousserait facile de dire avec quelle patience de bénédictin M. de Balzaccisèle ses portraits, combien de fois il remet sur le chantier son tra-vail, et combien de fois aussi, quand on croit tout terminé, il reprend encoreson œuvre6 pour lui faire subir les épreuves du laminoir le plus strict,ne livrant ainsi sa pensée à la lumière du jour que lorsqu’il la trouvecomplète et irréprochable. »7

Cette pratique balzacienne nous autorise à étendre lanotion de genèse jusqu’au « bon à tirer » et même, avec le« Furne corrigé », bien au-delà.

« La Comédie humaine » et le concept de livre illustré romantique.L’auteur-éditeur

Pour La Comédie humaine, cette définition étendue ad’autant plus de sens que l’œuvre consiste en l’élaboration d’unensemble qui regroupe et ordonne les romans précédemmentpubliés de l’auteur et prévoit d’y intégrer les titres à venir8.Pareil agencement est un travail d’auteur-éditeur, et se veutd’emblée, par la volonté des éditeurs qu’accepte Balzac, unprojet où l’image a un rôle à jouer : le concept de livre illustré

76 Ségolène Le Men

5. « [...] la fécondité merveilleuse de M. J. Janin étonnerait l’imagination ;nous dirions, par exemple, comment son secrétaire, entrant chez lui sans jourdésigné, passe huit heures à écrire, sous sa dictée, sur un sujet donné sans uneseule rature et à travers les conversations les plus entraînantes » (Léon Curmer,« Conclusion », FFPEM, t. VIII [Province, t. III], 1842, p. 458).

6. C’est moi qui souligne.7. Léon Curmer, « Conclusion », FFPEM, loc. cit., p. 458.8. Voir Stéphane Vachon, op. cit., et Balzac. Œuvres complètes. Le

« moment » de « La Comédie humaine », études réunies et présentées par ClaudeDuchet et Isabelle Tournier, Presses Universitaires de Vincennes, 1993.

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romantique fait partie de la genèse de La Comédie humaine9 ; ilest le « luxe » de cette édition « à bon marché » que vanterontdes affiches où une liste des illustrateurs est présente, et où, aupremier plan, une nature morte réunit les masques de théâtre àla palette du peintre, au portefeuille d’estampes et au cadred’un tableau mis à l’envers10 (PLANCHE I, fig. 1). Cette attitude

Balzac et « Les Français peints par eux-mêmes » 77

9. La Comédie humaine, coéditée par Furne, J.-J. Dubochet et Cie,J. Hetzel et Paulin, parut de 1842 à 1848 en dix-sept volumes illustrés ; les troispremiers tomes furent publiés en 1842, les tomes V à IX en 1843, X et XIen 1844, IV, XIII, XIV et XV en 1845, XII et XVI en 1846, et XVII en 1848,d’abord sans gravures, puis illustrés. Outre le portrait de Balzac, cent seize gra-vures sur bois de bout hors-texte ornaient les seize premiers volumes, et cinqgravures furent réalisées pour le volume XVII. Aucun volume ne parut sous laSeconde République, et la mort de Balzac, survenue le 18 août 1850, mit unterme à l’édition originale de l’œuvre. Toutefois, en 1855, l’année où l’Exposi-tion universelle attirait à Paris une foule cosmopolite de visiteurs, l’éditeurHoussiaux réimprima l’ensemble de ces œuvres romanesques qui présentaientaux lecteurs de nombreux aperçus de Paris, de la province et des mœurs privéeset publiques des Français ; s’ajoutaient à l’ensemble précédent les tomes XVIIIà XX avec trente-deux gravures complémentaires : vingt-cinq pour les troisnouveaux volumes, six gravures pour le tome XIII (primitivement dénuéd’illustrations), et un titre-frontispice. Le dernier tome était consacré aux Con-tes drolatiques (dont Doré donna, la même année, une édition illustrée de quatrecent vingt-cinq dessins publiée « aux bureaux de la Société générale delibrairie »). Le total général s’élève donc à cent cinquante-quatre gravures. VoirLéon Carteret, Le Trésor du bibliophile romantique et moderne, 1801-1875, Paris,Carteret, 1924-1928, 3 vol. et 1 vol. de tables, t. III (sur l’édition illustrée auXIXe siècle), p. 56 ; Gordon Nicholas Ray, The Art of the French Illustrated Book,1700 to 1914, New York, Pierpont Morgan Library, Cornell, 1982, t. II,no 230 ; Affiches romantiques illustrées accompagnées de quelques livres romantiques,catalogue de vente, Maggs Bros, no 13, 1939, no 67 [ci-après abrégé en :Maggs] ; Jules Brivois, Bibliographie des ouvrages illustrés du XIXe siècle, principale-ment des livres à gravures sur bois, Paris, Rouquette, 1883, p. 17-30 ; GeorgesVicaire, Manuel de l’amateur des Livres du XIXe siècle, Breuil-en-Vexin, Éditionsdu Vexin français, 1974 (7 vol. et un vol. de tables), t. I, col. 239 et s. ; Ségo-lène Le Men, « L’édition illustrée de La Comédie humaine », in catalogue del’exposition Une comédie inachevée : Balzac et l’illustration, Tours, Bibliothèquemunicipale, 1999, p. 4-16 ; catalogue de l’exposition Souscrivez à « La Comédiehumaine » ! Œuvres complètes de M. de Balzac, op. cit. (avec un index des graveurset illustrateurs) ; Yves Gagneux, « Les personnages de La Comédie humaine entrereprésentation et illustration » et Martine Contensou, « Anthroporama », incatalogue de l’exposition « La Comédie humaine ». Le regard de Serge Kantorowicz(Maison de Balzac), Paris, Paris-Musées, 2000.

10. Cette nature morte est placée au premier plan de l’affiche de Bertallpour la souscription à La Comédie humaine ; on retrouve la composition de Ber-tall sur les couvertures des livraisons, et dans les publicités insérées dans lesjournaux ; voir reproductions dans Souscrivez [...], op. cit., p. 7 et p. 11.

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est propre à Balzac et ne se retrouve chez aucun des grandsécrivains contemporains, pour lesquels l’édition illustrée, quireste du ressort de l’éditeur, n’intervient guère au stade del’édition originale, mais uniquement pour des rééditions. Iciencore l’attrait de la présence conjointe du texte et de l’imageet de leur élucidation mutuelle remonte loin chez Balzac : édi-teur, il a joué un rôle dans l’introduction du bois de bout dansl’édition illustrée, et a même personnellement contribué à lanaissance du livre illustré romantique11. Membre de l’équipede La Silhouette, et mêlé à la naissance et à l’histoire du journalLa Caricature12, il a personnellement été impliqué dansl’aventure du livre illustré romantique, sous la forme initiale dulivre à vignette de titre qui prévaut jusqu’en 1835 avec un« pic » en 183213, puis sous celle du livre à illustrations multi-ples, du « musée d’images » inventé par l’éditeur Dubochet etle peintre Gigoux en 1835 à l’occasion d’un Gil Blas vendu parlivraisons illustrées14. La conception de La Comédie humaineprocède directement de cette forme éditoriale, qu’avaitannoncée la tentative avortée d’un Balzac illustré dont le seultitre publié, en 1838, fut La Peau de chagrin15, comme

78 Ségolène Le Men

11. Voir mon article « Balzac et les débuts du livre illustré romantique enFrance », in Balzac imprimeur et défenseur du livre, Paris-Musées / Éditions desCendres, 1995, p. 69-79 (exposition de la Maison de Balzac, présentée en 1996au Musée de l’Imprimerie de Lyon).

12. Voir Roland Chollet, Balzac journaliste. Le tournant de 1830, Paris,Klincksieck, 1983, et Martine Contensou, catalogue de l’exposition Balzac& Philipon Associés. Grands fabricants de caricatures en tous genres, Paris, Paris-Musées, 2001 (Maison de Balzac, 26 juin - 23 septembre 2001).

13. Voir Ségolène Le Men, « La vignette romantique dans L’Artisteen 1832 », Cuadernos de filología francesa, Cáceres, 1992.

14. Voir Ségolène Le Men, « Balzac et les illustrateurs », in catalogue del’exposition Balzac et la peinture, Tours, musée des Beaux-Arts, 1999, p. 107-118.

15. Balzac illustré. La Peau de chagrin. Études sociales, H. Delloye, VictorLecou, 1838, vendu en cinquante-cinq livraisons à 50 centimes (d’après letexte de l’affiche). L’ouvrage était illustré de vignettes gravées sur acier d’aprèsJanet-Lange ; c’est peut-être le choix de cette technique qui fit l’échec du pro-jet : en effet l’illustration sur acier, gravée en creux, n’est pas, à la différence dubois, « typocompatible », et l’inclusion des vignettes supposait un deuxièmetirage, assorti d’un repérage d’emplacements, ce qui était compliqué et oné-reux. Pour l’édition des Contes du temps passé, en 1843, Curmer allait opterpour la gravure sur acier, mais en faisant graver toute la page, image et texte.Voir Carteret, op. cit., t. III, p. 41 ( « un des plus rares et des plus estimés livresillustrés du XIXe siècle » ) ; Ray, op. cit., t. II, n° 225 ; Maggs, n° 66 ; Brivois,

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l’indiquent le texte du contrat qui lie Balzac à ses éditeurs Het-zel, Paulin, Dubochet et Furne, tous quatre spécialisés dansl’édition « pittoresque », en 1841, et sa correspondance : « d’icià un mois, écrit-il par exemple le 1er juin 1841, n[ous] publie-rons mon œuvre, sous le titre de La Comédie humaine, parlivraisons, et il faudra que je corrige au moins trois fois500 feuilles d’impression compactes ». Une autre lettre, le16 juillet, revient sur l’énormité de la tâche, définit les ouvra-ges précédents a posteriori comme des « fragments » de la totalitéaboutie qu’est La Comédie humaine, et mentionne les vignettescomme une décision des éditeurs, dont Balzac a pris son parti :

« Vous raconter ma vie, chère, c’est vous raconter, vous énumé-rer mes travaux, et quels travaux ! L’édition de La Comédie humaine(tel est le titre de l’ouvrage complet dont les fragments ont composéjusqu’à présent les ouvrages que j’ai donnés) va prendre deux ans etcontient 500 feuilles d’impression compactes [...] à lire, et mes tra-vaux habituels n’en doivent pas souffrir. Mes libraires ont décidé dejoindre à chaque livraison une vignette. Cette révision générale demes œuvres, leur classement, l’achèvement des diverses portions del’édifice me donnent un surcroît de travail que moi seul connais etqui est écrasant. »16

Balzac et « Les Français peints par eux-mêmes » 79

op. cit., p. 15 (« 25 livraisons à 60 centimes, 15 F, rare en bonne condi-tion. Affiche, prospectus ») ; exposition Balzac, 1950, no 217. Ce livre s’est malvendu et une partie de l’édition fut cédée aux libraires Houdaille, Ledoux etMartinon, qui firent imprimer des titres à leur nom... En 1843, Martinon met-tait l’ouvrage en souscription en cinquante-cinq livraisons à 20 centimes(affiche). Ledoux vendait ses exemplaires brochés 10 F en 1844 et 8 F en 1845.En 1848, Ledoux, devenu propriétaire des aciers, offrait de les vendre sous letitre Balzac illustré, et une nouvelle couverture gris vert, à 10 F (Carteret).« Plus tard, une partie (soixante) devint la propriété du libraire Barraud, qui enfit tirer quelques collections, mais les épreuves sont médiocres » (Brivois). Car-teret décrit l’exemplaire de Paul Gallimard.

16. LHB, t. I, p. 531, et p. 534. Ces deux lettres sont citées dans lecatalogue Souscrivez [...], op. cit., p. 38. D’autres lettres suivent dans le mêmeton le 2 mars 1843, le 13 juin 1843 (« j’ai [...] recorrigé [le volume] de David »,LHB, t. I, p. 697), le 1er juillet 1843, le 17 juillet 1846 : Balzac se place dans lasituation de lecteur de maison d’édition face à son œuvre, et plus précisément,il adopte le rôle du « correcteur », ce qui prouve que les feuilles d’imprimerietiennent pour La Comédie humaine lieu du manuscrit qui prévalait dans l’étapeantérieure, celle des « fragments » des romans publiés séparément ou par petitsgroupes ; c’est ce qui donne lieu à la situation génétique étendue qui lui estparticulière.

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Accablé par sa tâche de relecture et de correction, Balzacsemble se glisser dans le rôle de l’éditeur, qui lit de la copie,environné de piles de manuscrits et de ballots de livres, tel quele présente le bandeau de la livraison sur l’ « éditeur » dans LesFrançais peints par eux-mêmes (PLANCHE II, fig. 2). Il ne s’est pasdésintéressé pour autant des noms d’illustrateurs qui auraientpu intervenir dans l’illustration de ses romans, même si leséditeurs n’ont pas en général donné suite à ses propositions.C’est lui qui a trouvé le pseudonyme d’Albert d’Arnoux ditBertall (1820-1882), futur illustrateur d’un de ses livres chezChlendowski17, et qui a lancé ce dessinateur en l’associant defaçon privilégiée à l’illustration de La Comédie humaine dontcelui-ci compose aussi l’affiche (PLANCHE I, fig. 1).

Ainsi convient-il de rapprocher l’édition de La Comédiehumaine, d’emblée programmée comme illustrée – comme lerappelle, le 23 avril 1842, l’annonce du feuilleton du Journal dela librairie18, qui précède l’édition du premier volume, le25 juin – des autres livres illustrés auxquels Balzac a participéd’une part, et d’autre part de toute la vogue contemporainede la littérature « physiologique », un secteur que Benjamin adéfini comme « littérature panoramique » :

« [...] quand l’écrivain s’était rendu au marché, il regardaitautour de lui comme dans un panorama. Un genre littéraire parti-culier a conservé ses premières tentatives pour s’orienter. C’est unelittérature panoramique. Ce n’est pas un hasard si le Livre des Cent-et-un, Les Français peints par eux-mêmes, Le Diable à Paris, La GrandeVille jouissent des faveurs de la capitale en même temps que lespanoramas. Ces livres sont faits d’une série d’esquisses dont le revê-tement anecdotique correspond aux figures plastiques situées aupremier plan des panoramas, tandis que la richesse de leur informa-tion joue pour ainsi dire le rôle de la vaste perspective qui sedéploie à l’arrière-plan. »19

80 Ségolène Le Men

17. Les Petites misères de la vie conjugale (voir ci-dessous, n. 27).18. No 16, notice 1972 : « La Comédie humaine. Œuvres complètes de

M. H. de Balzac. Édition de luxe à bon marché. 1re livraison in-8° de 3 feuillesplus une vignette. L’ouvrage sera publié en 12 volumes. Chaque volume, ornéde huit gravures, se composera de huit livraisons. »

19. Walter Benjamin, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capi-talisme (Francfort-sur-le-Main, 1955), préface et traduction de Jean Lacoste,Paris, Payot, 1982, p. 55.

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Balzac contribue abondamment à cette littérature panora-mique illustrée, où la position de l’auteur est, au mieux, équi-valente à celle de l’illustrateur, et, plus généralement, éclipséepar celle de l’éditeur et de l’illustrateur20 : outre Les Françaispeints par eux-mêmes (1840-1842)21, et les physiologies dont ilest l’auteur (1841), il contribue aux Scènes de la vie privée etpublique des animaux22, au Diable à Paris23, au second volume deLa Grande Ville24. Textes et illustrations, dans ces ouvrages,sont susceptibles d’être tirés à part par l’éditeur, soit après la

Balzac et « Les Français peints par eux-mêmes » 81

20. La lettre des affiches et des pages de titre signifie bien la hiérarchie desrôles entre ces différents partenaires. Tous les graveurs de l’époque collaborentà ces volumes, ainsi Brevière, Coquard, Caqué, Andrew, Best et Leloir, Tami-sier, Porret, Rouget, Guibaut pour les Scènes de la vie privée et publique desanimaux.

21. Voir Ségolène Le Men et Luce Abélès, catalogue de l’exposition « LesFrançais peints par eux-mêmes ». Panorama social du XIXe siècle, Paris, Réunion desMusées nationaux, 1993.

22. Hetzel et Paulin, 2 vol., 1841-1842. Études de mœurs contempo-raines publiées sous la direction de P.-J. Stahl avec la collaboration de MM. deBalzac, L. Baude, E. de La Bédollière, P. Bernard, J. Janin, Éd. Lemoine,Charles Nodier, George Sand. Cent livraisons à 30 centimes (ou 60 centimessur chine) annoncées par deux affiches d’après Grandville. Onze auteurs.

23. Hetzel, 2 vol., 1845-1846. Sous-titre du tome I : « Paris et les Pari-siens. Mœurs et coutumes, caractères et portraits des habitants de Paris, tableaucomplet de leur vie privée, publique, politique, artistique, littéraire, indus-trielle, etc. Texte par MM. [sic] George Sand, P.-J. Stahl, Léon Gozlan, P. Pas-cal, Frédéric Soulié, Charles Nodier, Eugène Briffault, S. Lavalette, de Balzac,Taxile Delord, Alphonse Karr, Méry, A. Juncetis, Gérard de Nerval, ArsèneHoussaye, Albert Aubert, Théophile Gautier, Octave Feuillet, Alfred de Mus-set, Frédéric Bérat. Précédé d’une histoire de Paris par Théophile Lavallée.Illustrations : Les gens de Paris, séries de gravures avec légendes, par Gavarni ;Paris comique, vignetttes par Bertall. Vues, monuments, édifices particuliers,lieux célèbres et principaux aspects de Paris par Champin, Bertrand, d’Aubigny[sic], Français. » Vingt auteurs. Vente par livraisons, affiche en deux formatsd’après Gavarni.

24. La Grande Ville. Nouveau tableau de Paris, comique, critique et philoso-phique, par H. de Balzac, Alex. Dumas, Frédéric Soulié, Eugène Briffault,Eugène de Mirecourt, Édouard Ourliac, Marc Fournier, L. Couailhac, AlbertCler, etc. Illustrations de Gavarni, Victor Adam, Daumier, d’Aubigny [sic],H. Émy, Traviès et Henri Monnier, Paris, au Bureau central des publicationsnouvelles, 1843 (Ray II, no 229 ; Carteret III, p. 278-281 ; Brivois, p. 184 ;Lachèvre, p. 192 ; et affiche : Maggs, no 136). Cinquante-deux livraisons à40 centimes annoncées par l’affiche. Onze auteurs. Le sous-titre de « nouveautableau de Paris » renvoie autant à Mercier qu’à la suite lithographique de Mar-let publiée en 1825. Dans ce livre, Balzac publie la Monographie de la presse pari-sienne.

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sortie en volume comme Paris marié25, soit avant, comme laMonographie de la presse parisienne26. Selon une habitude fami-lière à son œuvre de journaliste, Balzac saisit alors l’occasionpour retravailler un texte, le développer et en tirer un nouveaulivre illustré : tel est le cas pour les Petites misères de la vie conju-gale27, texte repris dans Paris marié puis dans Le Diable à Paris. Iltraite comme une « affaire » ce livre dont la maquette estconservée : « L’affaire de l’illustration des Petites misères est ter-minée, et j’empoche environ 7 000 F », écrit-il à Mme Hanskale 10 mars 184528.

Les grands illustrés romantiques ont en commun leurmode de publication fractionnée, celui de la vente parlivraisons qui permet une sorte de continuum de la presse aulivre, et qui rappelle aussi la récente invention du feuilleton,puis ils sont repris en volume pour les étrennes avec frontis-pice et table des matières (et, souvent, une liste des gravurespour le relieur). Ils sont liés à la vogue de la collection, quipermet de décliner et de répéter une seule et même for-mule, et d’intégrer en un seul ensemble le fonds d’éditeur,par un effet d’emboîtement du processus éditorial, de livrai-sons en tomaisons, et d’éditions en plusieurs volumes ou decollections en un réseau de livres qui renvoient les uns auxautres. Intertextualité et intericonicité fondent la cohérenceéditoriale de la librairie pittoresque même si chaque élément

82 Ségolène Le Men

25. Paris marié (Hetzel, 1846) fait partie d’un ensemble de quatre petitslivres annoncés au dos de la couverture imprimée du Diable à Paris. Ce livre apour sous-titre « Philosophie de la vie conjugale, par H. de Balzac, commentéepar Gavarni ». Il paraît en vingt livraisons à 50 centimes, annoncé par uneaffiche de Gavarni.

26. « Illustrée de scènes, croquis, charges, caricatures, portraits et grandesvignettes hors-texte, avec un tableau synoptique de l’ordre gendelettre ; extraitde La Grande Ville, nouveau tableau de Paris », Bureau central des publicationsnouvelles, 1842. Cet opuscule de quatre-vingts pages n’a pas été vendu parlivraisons et n’a donc pas fait l’objet d’une affiche de librairie.

27. Petites misères de la vie conjugale par H. de Balzac, illustrées par Bertall,Paris, Chlendowski, 1845, un volume à 15 F ou cinquante livraisons à 30 cen-times annoncées par une affiche de Bertall. Sur la genèse et l’histoire de cetexte dont les premiers avatars remontent aux articles pour La Caricature, voirSégolène Le Men, « Balzac, Gavarni, Bertall et les Petites misères de la vie conju-gale », Romantisme, no 43, 1984, p. 28-44.

28. LHB, t. II, p. 35.

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vise à se démarquer des autres : Les Français peints par eux-mêmes constituent vers 1840 le pivot éditorial et le point dedépart de ce genre de la « littérature panoramique » autourduquel gravitent d’innombrables physiologies illustrées29.Dans La Comédie humaine, Balzac, avec ses éditeurs, s’appro-prie le concept éditorial et commercial du livre illustréromantique qui combine presse et livre dans un projet illus-tré, et qui, nous le verrons, est fondé sur la promotion etl’extension du rôle de l’éditeur, pour en tirer l’œuvre d’unécrivain.

« Les Français peints par eux-mêmes », « La Comédie humaine »,les « Scènes de la vie privée et publique des animaux » :une genèse en réseau

Le propos de critique génétique est donc ici d’étudier lagenèse de l’œuvre-livre, et même de l’œuvre-livre illustré. Laméthode consiste à étendre la notion d’intertextualité àl’interrelation des images entre elles, et des livres illustrésentre eux. L’analyse matérielle de l’édition devrait ici être uti-lisée à des fins d’étude comparée, avec le recours habituel auxéléments de « paratexte » que compte l’ouvrage lui-même (lespréfaces, les tables des matières, les titres et couvertures illus-trées, les frontispices), et qui interviennent pour le lancement

Balzac et « Les Français peints par eux-mêmes » 83

29. Les physiologies illustrées, qui ne seront pas abordées ici, sont un sec-teur familier aux balzaciens, notamment grâce aux travaux de Nathalie Preiss.Voir Andrée Lhéritier, Jean Prinet, Claude Pichois, Antoinette Huon, DimitriStremooukhoff, Les Physiologies, Études de presse, nouvelle série, vol. IX, no 17,4e trim. 1957 ; James Cuno, « Philipon et Desloges éditeurs des physiologies »,Presse et Caricature, Cahiers de l’Institut d’Histoire de la Presse et de l’Opinion, Uni-versité de Tours, no 6, 1983, p. 137-160 ; Nathalie Preiss-Basset, « Les physio-logies au XIXe siècle et la mode », AB 1984, p. 157-172 ; Richard Sieburth,« Une idéologie du lisible : le phénomène des physiologies », Romantisme,no 47, 1985, p. 39-60 ; Nathalie Preiss-Basset, Les Physiologies en France auXIXe siècle. Étude littéraire et stylistique, thèse dactylographiée (dir. MadeleineAmbrière-Fargeaud, Université Paris-IV) dont l’essentiel est repris en deuxvolumes : Les Physiologies en France au XIXe siècle. Étude historique, littéraire et sty-listique, Mont-de-Marsan, Éditions InterUniversitaires, 1999 ; et De la poire auparapluie. Physiologies politiques, Paris, Champion, 1999.

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et les étapes du processus éditorial (affiches de librairie, pros-pectus illustrés, annonces, couvertures de livraisons)30.

La comparaison des éditions met en évidence au premiercoup d’œil tout ce que La Comédie humaine doit, dans sa for-mule éditoriale, aux Français peints par eux-mêmes. Bien que LesFrançais soient d’un format légèrement plus grand que LaComédie humaine, les plaques des gravures sur bois hors-texteutilisés pour les « types » des deux ouvrage sont exactement demême dimension31 ; les graveurs et un certain nombre de des-sinateurs sont communs aux deux livres, même si Bertall,jeune dessinateur moins célèbre, est destiné à être mis en avantpar Balzac ; surtout, la mise en page du « type », qui se dresseen pied, isolé, avec une légère ombre portée au sol qui suggèreun espace de référence dans la page blanche dotée parfois dequelque élément de décor, est exactement identique dans lesdeux cas32. Cette disposition caractéristique, dont Curmer,aidé par Gavarni, est l’inventeur dans Les Français et qu’ilreproduit en minuscules vignettes dans les tables de matières enimages de ses volumes (PLANCHE I, fig. 3), se retrouve immé-diatement parodiée dans les « types » animaux plantés parGrandville dans les Scènes de la vie privée et publique des animaux :illustrateur du « rentier » dans Les Français (PLANCHE IV, fig. 8),il joue avec sa propre composition pour élaborer un « mon-sieur Vautour » dans les Animaux... Le propos général des Fran-çais peints par eux-mêmes est d’offrir à la nation française unesorte d’autoportrait collectif où se succèdent « Paris » et « laprovince », et où chaque groupe pourra, dans une livraison ouune autre, se reconnaître. C’est un vaste déploiement de types

84 Ségolène Le Men

30. Dans le cas des Français peints par eux-mêmes, le prospectus estconservé, relié à l’intérieur de certains exemplaires, et les couvertures de livrai-sons portent un précieux document qui nous renseigne sur la réception immé-diate du livre qu’exploite à des fins publicitaires l’éditeur : la « correspon-dance » des Français, passionnant « courrier des lecteurs » auquel l’éditeurrépond régulièrement.

31. Certaines sont conservées dans des collections particulières, à laréserve du Département des Estampes et de la photographie de la BNF, et à laMaison de Balzac. Voir les catalogues des expositions citées ci-dessus auxnotes 2 et 9.

32. Voir mon essai dans le catalogue de l’exposition « Les Français peintspar eux-mêmes » [...], op. cit., Paris, RMN, 1993.

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sociaux, professionnels ou régionaux dont l’allure est renduepar l’image, et dont les particularités sont décrites par lesauteurs de chaque livraison. La structure de l’ouvrage estfondée sur un principe itératif, ce que souligne la reprise d’unemise en pages stable reproduite de livraison en livraison, avecun bandeau liminaire qui présente le « type » dans son milieu,une « lettrine » à l’initiale du texte, qui est souvent une naturemorte d’attributs ou un jeu d’image évocateur du « type », uneplanche en hors-texte consacrée au « type », et enfin un cul-de-lampe souvent ornemental ou allusif. On y reconnaît descatégories, comme le « débutant littéraire » ou l’ « employé »qui apparaissent également chez Balzac, mais le romancier aopéré un glissement du « type » général selon Les Français versle personnage de roman, désigné par un nom propre et indivi-dualisé par une physionomie même s’il est là pour représenterun « type ». La mise en pages adoptée pour La Comédie humaineà partir de 1842 reprend le principe sériel de la planche enhors-texte des Français (premières livraisons en 1839, premierstomes en 1840, fin du livre en 1841), en y ajoutant quelquesscènes, mais simplifie et allège le dispositif illustratif : la fré-quence des planches s’atténue, les volumes passant ; l’environ-nement ornemental des vignettes, têtes de pages, lettrines etculs-de-lampe, est abandonné.

Bientôt la publication d’un troisième livre illustré confirmele lien de parenté entre Les Français et La Comédie humaine : lesdeux ouvrages sont pastichés par les Scènes de la vie privée etpublique des animaux, de Grandville, un livre illustré publié parHetzel et Paulin, deux des coéditeurs de La Comédie humaine ;pour cet ouvrage collectif d’abord publié par livraisons, puisachevé en 1842, qui prend place à son tour dans le réseau édi-torial de la « littérature panoramique » et qui animalise les« types », Balzac donne les célèbres Peines de cœur d’une chatteanglaise. Le seul énoncé du titre, Scènes de la vie privée etpublique, indique la référence à Balzac et aux sections introdui-tes dans La Comédie humaine : Balzac intervient ainsi non seule-ment comme l’un des contributeurs de l’ouvrage, mais il cons-titue aussi l’horizon de référence du livre entier qui transpose la« comédie humaine » en une « comédie animale » conforme augoût de Grandville pour le bestiaire anthropomorphe.

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L’ouvrage joue avec l’idée naturaliste qui se trouve au cœur dela pensée sociale de Balzac, lequel rapproche les « espècessociales » des animaux classés par l’histoire naturelle, comme ille rappelle dans l’ « Avant-propos » de La Comédie humaine,auquel Hetzel a probablement participé :

« Il n’y a qu’un animal. Le créateur ne s’est servi que d’un seulet même patron pour tous les êtres organisés. L’animal est un prin-cipe qui prend sa forme extérieure, ou, pour parler plus exacte-ment, les différences de sa forme, dans les milieux où il est appeléà se développer. Les Espèces zoologiques résultent de ces diffé-rences. [...]

« Pénétré de ce système [...], je vis que, sous ce rapport, laSociété ressemblait à la Nature. La Société ne fait-elle pas del’homme, suivant les milieux où son action se déploie, autantd’hommes différents qu’il y a de variétés en zoologie ? Les différen-ces entre un soldat, un ouvrier, un administrateur, un avocat, unoisif, un savant, un homme d’État, un commerçant, un marin, unpoète, un pauvre, un prêtre, sont, quoique plus difficiles à saisir,aussi considérables que celles qui distinguent le loup, le lion, l’âne,le corbeau, le requin, le veau marin, la brebis, etc. Il a donc existé, ilexistera donc de tout temps des Espèces sociales comme il y a desEspèces zoologiques. »33

Le frontispice, par l’illustrateur Français, des Scènes de la vieprivée et publique des animaux met en scène ces similitudes del’homme à l’animal, et de Balzac à Grandville (PLANCHE I,fig. 4) : il montre Grandville dessinant ses auteurs, Balzac, Sandet Janin, qui sont mis en cabanes au Jardin des Plantes. Dans saseconde édition, ce livre illustré par Grandville prendra unnouveau titre, Les Animaux peints par eux-mêmes, ce qui fait res-sortir un autre élément de parodie éditoriale avec Les Françaispeints par eux-mêmes : ce propos existait dès la première éditiondu livre illustré par Grandville, exprimé par le frontispiceagrandi dans l’affiche de librairie : on y voit un chien colleurd’affiches en train de placarder le titre au mur (PLANCHE I, fig.5), ce qui fait écho visuellement à l’affiche pour Les Françaispeints par eux-mêmes (PLANCHE II, fig. 6), tirée du frontispice dulivre par Gavarni, qui montre un afficheur, dans la tradition de

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33. Pl., t. I, p. 8.

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mise en abyme des frontispices pour les « cris de Paris », collantson affiche en pleine rue, devant une rangée de badauds et deflâneurs. Ainsi, en réaction immédiate au lancement simultanédes Français peints par eux-mêmes et du premier tome de LaComédie humaine, un troisième livre illustré romantique met enrapport les deux titres par le jeu de la métamorphose animalepropre au bestiaire anthropomorphe de Grandville.

II

LE DISPOSITIFDES FRANÇAIS PEINTS PAR EUX-MÊMES

COMME ŒUVRE ET COMME LIVRE ILLUSTRÉ

Œuvre collective, Les Français peints par eux-mêmes adoptentl’autoportrait comme une fiction énoncée par le titre « peintspar eux-mêmes ». L’éditeur s’explique là-dessus dans la « cor-respondance des Français » qu’il imprime sur les couverturesdes livraisons : il n’est pas possible de trouver des auteurs issusde tous les groupes et professions présentés. Il s’agit donc defaire appel à des auteurs et à des illustrateurs bien sélectionnésen fonction des « types » qu’ils auront à dépeindre ; le livres’avère alors une entreprise conduite par le commanditaire destextes et des images et orientée par le dialogue entre l’éditeuret ses lecteurs que publie la « correspondance des Français » ;l’éditeur tient le rôle du directeur artistique et littéraire de lapublication34, comme l’indique, au fronton du livre, la longuedédicace du tome I remerciant trois auteurs femmes, trente-sept auteurs hommes et deux illustrateurs, Gavarni et HenriMonnier, et qui est signée l’ « éditeur reconnaissant »35. Outre

Balzac et « Les Français peints par eux-mêmes » 87

34. Cette fonction, prise en compte dans l’équipe de rédaction du journaldepuis les années 1830, ne le sera dans le livre illustré de façon explicite queplus tard, avec Philippe Burty, qui joue ce rôle d’abord dans Paris-guideen 1867, puis en 1868 dans Sonnets et eaux-fortes, livre où la dédicace lui sert àse mettre en avant, comme l’a fait Curmer dans Les Français.

35. On retrouve cette dédicace, mise à jour bien sûr, en tête de chacundes tomes.

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le fait qu’il entre lui-même dans le livre comme l’un de ses per-sonnages36, cet engagement personnel de l’éditeur dans lagenèse du livre dont il se présente comme le véritable protago-niste se manifeste aussi au terme de l’ouvrage dans la « conclu-sion » où il prend lui-même la parole pour clore « son »œuvre37. Bien que la page de titre de chaque tome ne donnepas de nom d’auteur, le livre met ainsi en perspective deuxfaçons de concevoir l’auteur, celle des nombreux enquêteurs,par la plume et le crayon, qui sont les signataires de chaquelivraison, et celle du directeur de l’ensemble, signataire de laconclusion qui est aussi l’éditeur du livre : prendre consciencede la différenciation de ces deux rôles et adopter le second,n’est-ce pas la position même que l’on retrouve chez Balzac aumoment de la conception de La Comédie humaine ?

L’introduction confiée par Curmer à Jules Janin situe leprojet global de l’ouvrage comme un « tableau » de la sociétécontemporaine appelé à servir à l’histoire des mœurs, ce quirenforce encore les rapprochements avec le dessein balzacien.

Le tableau et la comédie des mœurs contemporaines

Cette introduction place le livre dans la tradition littérairedes moralistes et cite Théophraste, La Bruyère et Molière ens’inscrivant dans leur postérité : « [...] acceptons donc toutesles méthodes dont nos devanciers se sont servis pour écrire lesCaractères de leur époque. »38 Mais les écrivains du XVIIe sièclen’ont connu que la Cour et la Ville, il reste à actualiser leur« tableau » en montrant les types de la ville moderne, depuis le« gamin de Paris » jusqu’aux employés de ministères, en pas-sant par l’artiste et par l’écrivain :

« [...] dans ce tableau sérieux, la grisette parisienne, le gamin deParis, la comédienne [...] n’obtiennent pas même un regard dumoraliste. On ne s’occupe ni de l’employé des différents ministères,ni de l’officier à la retraite, ni du savant perdu dans ses livres [...]. »39

88 Ségolène Le Men

36. Avec la livraison sur « L’éditeur » d’Élias Régnault, publiée au tome IV.37. Cet engagement apparaît aussi dans les carnets de l’éditeur, où il dresse

des listes d’auteurs et d’adresses.38. Jules Janin, « Introduction », FPPEM, t. I, p. XIV.39. Ibid., p. VI-VII.

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Il s’agit, grâce à la description, de montrer l’importance dela bourgeoisie. Après un long développement sur La Bruyèreet sur Les Caractères, l’autre référence développée par Janinrenvoie à la sphère théâtrale de la comédie et recourt à lamétaphore de la scène du monde, en utilisant le terme de« tableau » qui permet de jouer avec le champ artistique, touten rappelant la tradition des « tableaux de Paris » :

« À voir ce tableau [...], vous découvrirez que si le théâtre est àpeu près le même, les acteurs de la scène ont changé : ce quiexplique la nécessité de refaire de temps à autre ces mêmes tableauxdont le coloris s’en va si vite, aquarelles brillantes qui n’aurontjamais l’éternité d’un tableau à l’huile ; et véritablement pour lesscènes changeantes qu’elles représentent, c’est tant mieux. »40

Une telle combinaison entre mœurs, tableaux et comédie,si elle résume toute une veine littéraire diffusée dans le journalillustré depuis la fin des années 1820, ne peut qu’être mise enrapport aussi avec l’élaboration exactement contemporaine duprojet balzacien de La Comédie humaine. Un autre point misen évidence par Janin entre en résonance avec l’avant-proposde La Comédie humaine : c’est la conception du journalistecomme témoin, et comme historien par anticipation de la vieprivée d’un peuple que Janin défend en citant en conclusionun extrait du texte de La Bruyère « De la mode »41 et en s’ex-primant ainsi : « [...] nous voulons seulement rechercher dequelle façon il faut nous y prendre pour laisser quelque peu,après nous, de cette chose qu’on appelle la vie privée d’unpeuple ; car malgré nous, nous qui vivons aujourd’hui, nousserons un jour la postérité. »42 Mais c’est surtout la comédiedont le modèle s’impose en fin de compte au texte et àl’image, réunis dans le livre illustré :

« [...] de nos jours, cette science de la comédie, trop négligée authéâtre, s’est portée partout où elle a pu se porter, dans les histoires,

Balzac et « Les Français peints par eux-mêmes » 89

40. Ibid., p. VII.41. « Nos pères nous ont transmis, avec la connaissance de leurs personnes,

celles de leurs habits, de leurs coiffures, de leurs armes offensives et défensives etdes autres ornements qu’ils ont aimés pendant leur vie. Nous ne saurions recon-naître cette série de bienfaits qu’en traitant de même nos descendants » (« De lamode », Les Caractères, chap. XIII). Cette citation clôt le texte de Janin, loc. cit.,p. XVI.

42. Ibid., p. IV-V.

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dans les romans, dans les chansons, dans les tableaux surtout. Lepeintre et le dessinateur sont devenus, à toute force, de véritablesmoralistes, qui surprenaient sur le fait toute cette nation si vivante,et qui la forçaient de poser devant eux ; ils n’avaient pas encoresongé l’un l’autre à se réunir, afin de mettre en commun leur obser-vation, leur ironie, leur sang-froid et leur malice. À la fin cepen-dant, et quand chacun d’eux eut obéi à sa vocation d’observateur,ils consentirent d’un commun accord à cette grande tâche. »43

L’éditeur en position d’auteur

La conclusion où Curmer reprend la plume mérite d’êtrelonguement citée : elle se glorifie de l’aboutissement d’unelourde tâche, et reprend le procédé de la dédicace reconnais-sante qui met en évidence l’énonciateur principal, l’éditeurlui-même qui a fait le livre et qui remercie tous les autresacteurs du livre, le public, les auteurs, et les illustrateurs :

« La publication des Français est terminée. Après trois annéesd’un travail opiniâtre, l’éditeur se trouve heureux de pouvoir adres-ser ses remerciments au public bienveillant qui, pendant cette longueet pénible tâche, l’a si obligeamment soutenu, encouragé, aidé detoute manière ; aux littérateurs qui ont contribué à cette œuvre avecun empressement et une supériorité de talent que la France seulepeut produire ; aux artistes, dessinateurs et graveurs qui ont enrichi letexte de leurs charmantes et consciencieuses productions.

« Si la publication des Français s’est timidement annoncée enquarante-huit livraisons devant faire un volume, il faut s’en prendreà la variation des événements, aux chances des opérations de cettenature, à notre temps enfin où l’on bâtit trop souvent sur le sable, etoù l’on n’ose songer à édifier quoi que ce soit de durable, dansl’incertitude du lendemain. Le public a approuvé l’idée, a favorisél’exécution ; l’éditeur a élargi son cadre, et au lieu de laisser quel-ques portraits fugaces se perdre dans l’immense tourbillon quotidienqui engloutit toutes choses, il a cherché à réunir les physionomiesles plus saillantes de cette époque, pour en faire un portrait desmœurs contemporaines, amusant pour le présent, instructif pourl’avenir. »44

90 Ségolène Le Men

43. Ibid., p. XV.44. Léon Curmer, « Conclusion », FPPEM, t. VIII, p. 457. On notera

dans la dernière phrase de cette citation une étonnante similitude d’expression

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Le texte se poursuit en rappelant la genèse du livre et lemode d’intervention et de travail de ses principaux contribu-teurs, Balzac en tête des écrivains, puis Gavarni, Charlet etbien d’autres pour les illustrateurs, sans oublier les nombreuxet anonymes contributeurs que furent les correspondants :

« Dirons-nous enfin le chiffre énorme des manuscrits qui nousont été envoyés, et nous croirait-on, si nous portions à trois mille lenombre de textes lus et examinés, et parmi lesquels ont été triés lesquatre cents qui composent ce livre ; ce serait l’exacte vérité. »45

L’éditeur, après avoir rêvé d’un autre livre qui aurait puêtre l’histoire de ce livre, le récit de sa genèse46, se flatte enfindu succès de sa publication en citant toutes les traductions etimitations dont elle a fait l’objet, y compris Les Animaux peintspar eux-mêmes et « ces éphémères physiologies ».

L’introduction et la conclusion des Français montrent bienque l’ouvrage achevé, chef-d’œuvre de la littérature pano-ramique, prend son sens sous le seul point de vue qui intègre lekaléidoscope de tous les autres : celui de l’éditeur qui assembleson encyclopédie de types, à partir d’une juxtaposition de por-traits fondée sur l’effet de collection de façon à élargir le pluspossible son cadre. Curmer a souhaité endosser le rôle del’auteur-éditeur dans un grand livre illustré. Exactement aumême moment, Balzac mûrit le dessein de penser lui-mêmel’ensemble de ses livres et d’organiser le tout en une seuleœuvre, La Comédie humaine, au lieu de laisser à un quelconqueéditeur la tâche de rassembler post mortem en édition compacteses œuvres complètes, comme il l’a fait lui-même, jeune édi-teur, pour La Fontaine et pour Molière. Par un mouvementexactement parallèle et opposé à celui de la série de types deCurmer, un grand écrivain devient l’architecte-éditeur de sapropre œuvre. Ces deux livres contemporains, qui se rejoi-gnent par la recherche commune menée par Balzac et par Cur-mer de la fonction d’auteur-éditeur, représentent néanmoinsdeux pôles structurellement opposés de l’édition illustrée

Balzac et « Les Français peints par eux-mêmes » 91

avec ces mots de l’Avant-propos de La Comédie humaine, en 1842 : « Ce n’étaitpas une petite tâche que de peindre les deux ou trois mille figures saillantesd’une époque [...] » (Pl., t. 1, p. 18).

45. Ibid., p. 460.46. Voir la citation donnée ci-dessus en épigraphe.

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romantique : d’un côté, l’immense monument littéraire, qui secompose d’un seul bloc aux nombreux éléments (et auquelpeut se comparer l’œuvre de Hugo, tout particulièrementNotre-Dame de Paris, le livre-cathédrale dont la grande éditionillustrée romantique, celle de Perrotin, paraît en 1844) ; del’autre, l’énumération sans fin de la collection, et le parcoursoffert à la flânerie du spectateur-lecteur d’une longue galerie detypes sociaux. Il est probable qu’il y eut entre les deux entrepri-ses une sorte d’affrontement et de prise en considération réci-proque, qu’une chronologie croisée permettrait de mettre aujour : un indice en est peut-être le sous-titre « Encyclopédiemorale du XIXe siècle », qui n’apparaît qu’à partir du tome IVdes Français, en 1841, comme pour revendiquer le modèleencyclopédique et pour échapper à l’objection de l’énumé-ration interminable et du défaut d’unité. Ne peut-on imaginerce sous-titre ambitieux comme une réponse au défi balzaciende La Comédie humaine ? Le rapport à l’architecture se trouveposé de façon intéressante dans le frontispice qui annonce lecontenu du même tome IV où prennent place deux ensemblessur « Les détenus » et sur les « Cris de Paris », outre une livrai-son sur « Les enfants à Paris » (PLANCHE III, fig. 7) : une filletteest assise sur un socle de livres, entre lesquels se trouvent desbarreaux de prison ; lointain clin d’œil à Chardin, la scènemontre l’enfant occupée à faire tenir le fragile équilibre d’unchâteau de cartes, en utilisant des gravures de cris de la ville, quiapparaissent comme une réduction du tableau de chevalet dupeintre, présenté en arrière-plan. Le livre ne se pense pas seule-ment comme un jeu de cartes disposées sur une table à lamanière d’une série reproduisant toujours le même schéma,mais aussi comme une architecture instable avec laquelle le lec-teur peut jouer en édifiant lui-même un éphémère château decartes : tel est le message du frontispice, centré sur l’idée de lamise en images des types, sur le thème de la manipulation descartes à jouer, enfin sur le jeu de construction toujours recom-posé. Balzac au contraire garde le contrôle de l’édifice dont ilest l’architecte, et cet édifice est avant tout littéraire, même s’iladmet la présence de la vignette d’illustration, et même si sonstyle visuel est imprégné du souvenir des caricatures de Gavarniet de Grandville, de Monnier ou de Charlet.

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III

LA PARTICIPATION DE BALZACAUX FRANÇAIS PEINTS PAR EUX-MÊMES

La contribution de Balzac au livre illustré romantique, etparticulièrement aux Français peints par eux-mêmes l’exerce àune écriture de peintre, au voisinage des grands illustrateurscontemporains et selon le vœu de l’éditeur. Après l’introduc-tion de Janin, c’est la livraison de Balzac sur « L’épicier » quilance la galerie des « types » des Français et qui vient en pre-mier lieu illustrer – j’emploie à dessein ce mot dans le sensd’exemple démonstratif – le projet de Curmer. En effet, lerôle de Balzac dans ce livre est déterminant ; il est mis en évi-dence dans les tables des matières, et il apparaît dans les textesrédigés par l’écrivain, tout particulièrement la « Monographiedu rentier » qui peut se lire comme un hommage indirect àDaumier, et « La femme comme il faut », où l’hommages’adresse davantage à Gavarni. Dans tous ces textes qui leconduisent à réfléchir à la notion de « type » mise en évidencepar Curmer, Balzac s’interroge sur son propre projet, définidans l’ « Avant-propos » de La Comédie humaine.

Tables et classifications

Pour compenser la structure énumérative et disparate del’ouvrage, l’éditeur l’assortit d’une série de tables des matièrespubliées à la fin du tome VIII, qui lui permettent de mieuxfonctionner comme une encyclopédie, et qui, par les entréeschoisies pour l’indexation, constituent un riche matériau pourl’historien. C’est ainsi que six tables se succèdent, sur soixantepages paginées séparément, placées à la suite de la table desmatières en images du dernier tome, sous le titre général de« tables des matières des Français » et précédées par un « ordredes tables » qui en donne la liste : « 1o Table des articles selon

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leur ordre dans chaque volume. 2o Table alphabétique desnoms des auteurs. 3o Table alphabétique des sujets traités dansla publication. 4o Table des articles classés selon leur nature.5o Table alphabétique des noms des dessinateurs. [6o] Tabledes livraisons dans l’ordre des publications. » Il suffit d’aller àla deuxième table pour retrouver la liste des contributions deBalzac à l’ensemble, et de confronter cette liste au système derenvois de la table des sujets pour avoir une idée de la façondont Balzac se situe parmi les auteurs des Français.

Table des auteurs,entrée « Balzac »

Table desdessinateurs

Table des sujets :renvois

« L’épicier », t. I, 1840[livraison 1839],p. 1

Gavarni(total 32 types)

Voyez herboriste

« La femme comme ilfaut », t. I, 1840[livraison 1839],p. 25

Gavarni(total 32 types)

Voyez dévote, femmedu monde, grandedame de 1830,demoiselle à marier,belle-mère, lionne

« Le notaire », t. II,1840, p. 103

Gavarni(total 32 types)

[aucun renvoi]

« Monographie du ren-tier », t. III, 1841,p. 1 [à rapprocherde Physiologie durentier de Paris et deprovince], Paris, Mar-tinon, 1841, illustra-tions de Gavarni,Monnier, Daumier,Meissonier (Biblio-graphie de la France,4 septembre 1841)

Grandville(total 4 types)

Voyez le rentier céli-bataire, le chapo-lardé, le taciturne,le militaire, le col-lectionneur, le pen-sionné, le campa-gnard, l’escompteur,le dameret, le ren-tier des faubourgs,le bourgeoiscampagnard

« La femme deprovince », t. IV(Province, t. I),1842, p. 1

Gavarni(total 32 types)

[Aucun renvoi]

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Ce que ce tableau met en évidence, c’est la position cléoccupée par les textes de Balzac, puisque « L’épicier » est lalivraison liminaire du premier tome, dont un second texte, « Lafemme comme il faut », lui est également confié, et puisque« La femme de province » occupe la même situation inauguralepour la « Province ». « Monographie du rentier » apparaît entête du troisième volume. Seul « Le notaire » n’est pas placé enévidence. Pour les auteurs, il occupe une position aussi impor-tante que Gavarni, dessinateur parisien à la mode, qui estl’illustrateur majeur du livre, même si beaucoup d’autres artis-tes interviennent, et qui met en images quatre des cinq contri-butions balzaciennes. Parmi les cinq « types », dont certainssont également traités en physiologies47, on peut noter de plusla multiplicité des renvois pour deux d’entre eux, « La femmecomme il faut » et le « Rentier », bien intégrés à l’intratextua-lité de l’ouvrage, tandis que deux autres ne sont assortisd’aucun renvoi. La liste des titres fait ressortir une particularitédans le titre de la « Monographie du rentier », où Balzac a sou-ligné le caractère de pastiche scientifique de sa contribution parle terme « monographie » qui n’apparaît dans aucun autre titredu livre48. La lecture de la table des auteurs permet de situerBalzac parmi les auteurs du volume. Avec cinq livraisons bienplacées, il est le contributeur le plus éminent de ceux qui ontécrit plusieurs notices, et le seul qui relève du champ littérairepar rapport aux treize autres écrivains-journalistes et feuilleto-nistes qui ont écrit des notices plus nombreuses : Achard(onze), Bernard (sept), Debord (sept), Couailhac (huit), Gui-chardet (quinze, dont toute l’enquête sur les détenus), Janin(sept), La Bédollière (dix-huit, dont beaucoup de types de pro-vince), La Landelle (onze, dont gens de mer et colonies),Legoyt (six), Mainzer (dix-sept, dont les petits métiers de Pariset les cris de la ville), Roux (seize, dont beaucoup de textesdans Le Prisme), Soulié (six), Wey (cinq). Quelques autres écri-

Balzac et « Les Français peints par eux-mêmes » 95

47. Outre la Physiologie du rentier citée dans le tableau qui précède, Balzacpublie la Physiologie de l’employé, Lavigne, 1841 (Bibliographie de la France,21 août 1841 ; Études de presse, no 45), illustrations de Trimolet.

48. Mais Balzac revient à cette formule dans son titre « Monographie de lapresse parisienne » pour La Grande Ville, de 1843.

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vains ont été sollicités, mais s’en sont tenus à une contribution :l’écrivain-dessinateur Monnier et Nodier au tome III49, etNerval, dans Le Prisme. La table des articles classés selon leurnature est hiérarchisée en grandes rubriques, qui se trouventensuite décomposées en différents sujets : tout autant que lesséries lithographiques de Daumier et de Gavarni publiées dansLe Charivari, elle est très intéressante à comparer à l’organisa-tion de la structure de La Comédie humaine50, et propose unparcours alphabétique qui commence par « Aspect de Paris » etse termine par « Voyages », en passant par « Beaux-arts »,« Caractères divers », « Éducation, mœurs universitaires »,« Marine », « Médecine, hôpitaux », « Paupérisme », « Police »,« Professions diverses » (fourre-tout sur trois longues colonnes,où se trouve « L’épicier »), « Provinces et mœurs de provinces »(où se trouve « La femme de province »), « Théâtre » et « Tri-bunaux ». Entre « médecine » et « paupérisme » prennent placesept rubriques de « Mœurs » : administratives, coloniales, litté-raires, parisiennes (dont « Le notaire »), politiques, populaires,sociales... Ces tentatives assez malhabiles de classement n’enrappellent pas moins les subdivisions de Balzac, particulière-ment dans la série sur les mœurs qui sont « administratives »,« parisiennes », « politiques » et « de province »...

Les « types », exercice de style et d’écriture pittoresque

Les textes de Balzac pour Les Français prouvent son apti-tude à transposer en mots les images des dessinateurs qu’ilapprécie.

96 Ségolène Le Men

49. Respectivement pour « La portière », p. 83, et « Les amateurs delivres », p. 201.

50. Le rythme de publication ne répondit pas toujours à l’ordonnance desparties distinguant les Études de mœurs (I-XIII, XVII) des Études philosophiques(XIV-XVII), les premières elles-mêmes classées en Scènes de la vie privée (I-IV),Scènes de la vie de province (V-VIII), Scènes de la vie parisienne (IX-XI), Scènes de lavie parisienne et politique (XII), Scènes de la vie militaire et de la vie de campagne(XIII). Sur le parallèle de structure entre l’œuvre de Daumier et La Comédiehumaine de Balzac, voir mon étude publiée dans le catalogue Balzac et la peinture,Tours, op. cit. Voir également le catalogue de l’exposition Daumier [Ottawa,Paris, Washington, 1999-2000], Paris, Réunion des musées nationaux.

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La « Monographie du rentier » entretient avec l’écrituresavante de l’histoire naturelle un jeu qui correspond à l’illus-tration de Grandville, première contribution de celui-ci auvolume : la lettrine, une huître ouverte où apparaît un ren-tier en bonnet de coton, est suivie d’une définition du ren-tier par une parodie d’écriture naturaliste particulièrementsavoureuse (PLANCHE V, fig. 9) :

« Rentier. Anthropomorphe selon Linné51. Mammifère selonCuvier, Genre de l’Ordre des Parisiens, Famille des Actionnaires,Tribu des Ganaches, le civis inermis des anciens, découvert par l’abbéTerray, observé par Silhouette, maintenu par Turgot et Necker,définitivement établi aux dépens de producteurs de Saint-Simonpar le Grand-Livre. »52

Le texte sur « L’épicier », où l’on trouve cette formule :« l’épicier, l’épicier, toujours l’épicier », est illustré par unGavarni moins inspiré que par les types féminins, et peut selire en pensant, plus qu’à cette illustration, aux caricatures deDaumier et particulièrement à la série des Bons Bourgeois, avecun coup de patte au passage aux admirateurs de Delaroche quiplaît tant au goût des contemporains ( « Empêchez-le de seporter en foule au tableau de Jeanne Gray » ). Le procédé dela caricature écrite qu’a mis en évidence Nathalie Preiss53 estici mis en œuvre, et Balzac fait bon profit de l’exercice litté-raire de l’explication de caricatures qu’il a pratiqué commerédacteur du journal La Caricature :

« Aussi, toujours fier de sa victoire, l’épicier conduisant safemme par la ville a-t-il je ne sais quoi de fastueux qui le signale aucaricaturiste. Il sent si bien le bonheur de quitter sa boutique, sonépouse fait si rarement des toilettes, ses robes sont si bouffantes,qu’un épicier orné de son épouse tient plus de place sur la voiepublique que tout autre couple. »54

Un peu plus loin, cette phrase : « Parfois, le dimanche, ilse hasarde à faire une promenade champêtre, il s’assied à

Balzac et « Les Français peints par eux-mêmes » 97

51. « Nous tenons pour la classification du grand Linné contre celle deCuvier ; le mot anthropomorphe est une expression de génie et convient évi-demment aux mille espèces créées par l’état social » (note de Balzac).

52. FFPEM, t. III, p. 1.53. Les Physiologies en France [...], op. cit.54. « L’épicier », FPPEM, t. I, p. 6.

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l’endroit le plus poudreux des bois de Romainville, de Vin-cennes ou d’Auteuil, et s’extasie de la pureté de l’air. »55 OutreLa Promenade à Romainville, une des premières lithographiesde Daumier, cette évocation champêtre rappelle l’une desplanches du même artiste (PLANCHE VI, fig. 10). Puis lerecours aux tirets, qui accélèrent la transcription d’un dia-logue rendu avec la trivialité de ses intonations, rejointl’écriture des légendes de lithographies et le trait savoureux decelles, rares, que Daumier compose lui-même, telle cettemaxime comique digne du Dictionnaire des idées reçues : « Lecholéra, c’est une maladie dont on meurt. » Enfin le style deBalzac56 rejoint celui de Daumier par son aptitude à attirerl’attention sur un détail corporel et à camper une sorte decivilité (ou plutôt d’incivilité) du bourgeois qui perturbe lesconventions de la bienséance, par exemple par sa façon de semoucher : « [...] il met un coin de son mouchoir entre seslèvres, le relève au centre par un mouvement de balançoire,s’empoigne magistralement le nez et sonne une fanfare àrendre jaloux un cornet à piston. » Chez Daumier, le motifdu personnage qui se mouche est apparu dès les caricaturespolitiques (PLANCHE VII, fig. 11) et se poursuit par la suite. Laconclusion du texte préconise d’être indulgent pour les épi-ciers, et tout le texte est un merveilleux exercice de style surle cliché, la métaphore stéréotypée et les expressions toutesfaites. Par le recours aux images de Daumier verbalementtransposées, Balzac travaille son style ; le réalisme littéraire seforge en relation avec le réalisme du caricaturiste, dont cer-tains traits, comme la quête du petit détail d’expression, inté-resseront des écrivains naturalistes comme Flaubert ou lesGoncourt.

« La femme comme il faut » peut à son tour se lire commeun exercice de style, lié à l’art de Gavarni, et commence par lamétaphore du botaniste social qui flâne sur le pavé parisien :« Artistes, poètes, savants, flânez et admirez cette fleur de

98 Ségolène Le Men

55. Ibid.56. Voir Balzac et le style, Paris, SEDES, collection du bicentenaire dirigée

par Nicole Mozet, 1998 (notamment les articles de Jacques Neefs et d’AnnePierrot-Herschberg).

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beauté si bien cachée. »57 Passent ensuite dans le texte des sil-houettes féminines fugitives proches de celles qui émaillent lespages du livre :

« [...] doit-elle à un ange ou à un diable cette ondulation gra-cieuse qui joue dans la longue chape de soie noire, en agite la dentelleau bord, répand un baume ancien, et que je nommerais volontiers labrise de la parisienne ? Vous reconnaîtrez sur les bras, à la taille,autour du col, une science des plis qui drape la plus rétive étoffe, demanière à vous rappeler la Mnémosyne antique. Ah, comme elleentend, passez-moi cette expression, la coupe de la démarche. Exa-minez cette façon d’avancer le pied en moulant la robe avec une sidécente précision qu’elle excite chez le passant l’admiration, mêléede désir, mais comprimée par un profond respect. »

Ici, l’effet est celui d’une vignette, d’un rapide croquisglissé dans une physiologie, et par exemple dans la Physiologiede la parisienne (PLANCHE II, fig. 12). La référence picturalereprend avec l’ébauche d’un profil perdu à la manière d’uneaquarelle ou d’un lavis. Balzac dépeint« ce magique effet de profil perdu, tant affectionné par les grandspeintres, qui attire la lumière sur la joue, dessine le nez par uneligne nette, illumine le rose des narines, coupe le front à vive arête,laisse au regard sa paillette de feu, mais dirigée dans l’espace, etpique d’un trait de lumière la blanche rondeur du menton ».

Il est difficile d’être plus proche des aquarelles de Gavarnipréparatoires aux illustrations des Français (PLANCHE VIII,fig. 13).

Livre de peintre fondé sur la figure de l’autoportrait col-lectif et social, comme l’indique le titre, Les Français peints pareux-mêmes ont incité Balzac à approfondir quelques exercicesde style pour une écriture d’artiste, pour une écriture d’obser-vateur dont le modèle est l’illustration et la caricature des des-sinateurs qu’il admire tels Daumier et Gavarni. La fabrique dece livre eut lieu au moment où se forgeait l’idée de LaComédie humaine, et les projets d’ensemble des deux ouvragesméritent d’être comparés. Dans la discussion qui a suivi cet

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57. FFPEM, t. I, p. 25.

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exposé à la Maison de Balzac, Roger Pierrot se demandait sila lettre de Balzac « à un éditeur », qui contient la premièremention de « la comédie humaine » en 1840, n’aurait pas étéadressée à Curmer. On ne le saura jamais ; pourtant la ques-tion pourrait être posée au terme de cette première enquête,que les spécialistes de Balzac pourront prolonger par l’étudede la genèse croisée des Français peints par eux-mêmes et de LaComédie humaine.

Ségolène LE MEN.

Table des illustrations

Fig. 1. Bertall, affiche pour La Comédie humaine sur papier gris-bleu,46 x 30 cm, lith. Lemercier (Paris, Maison de Balzac).

Fig. 2. D’après Gavarni, tête de page de « l’éditeur » d’Elias Regnault, LesFrançais peints par eux-mêmes, Paris, Curmer, 1841, t. IV, p. 322, gra-vure sur bois de bout de Louis (collection particulière).

Fig. 3. Table des matières en images et tête de page d’après Pauquet, LesFrançais peints par eux-mêmes, Paris, Curmer, 1840, t. II, gravure surbois de bout de Stypulkowski (collection particulière).

Fig. 4. Français, frontispice des Scènes de la vie privée et publique des animaux,par Grandville, Paris, Hetzel, 1841, t. I (Paris, Maison de Balzac).

Fig. 5. Affiche d’après Grandville pour Les Animaux peints par eux-mêmes,lithographie (Paris, Musée de la publicité).

Fig. 6. Affiche d’après Gavarni pour Les Français peints par eux-mêmes, litho-graphie à la plume (collection particulière).

Fig. 7. Pauquet, frontispice pour Les Français peints par eux-mêmes, Paris, Cur-mer, 1841, t. IV, gravure sur bois de bout de Guillemot (collectionparticulière).

Fig. 8. Grandville, type pour la « Monographie du rentier » de Balzac, LesFrançais peints par eux-mêmes, Paris, Curmer, 1841, t. III, hors-texte,gravure sur bois de bout (collection particulière).

Fig. 9. Grandville, bandeau et lettrine de la « Monographie du rentier » deBalzac, Les Français peints par eux-mêmes, Paris, Curmer, 1841, t. III,p. 1, gravure sur bois de bout de Gérard (collection particulière).

Fig. 10. Daumier, Quand il y a trente degrés de chaleur, heureux le bourgeois lors-qu’il va dormir dans la forêt de St-Germain, en compagnie de sa femme et deplusieurs lézards, planche 27 de la série Les Bons Bourgeois, Le Charivari,22 avril 1847 (LD 1503, D 102).

Fig. 11. Daumier, Harlé père, La Caricature, n°135, 6 juin 1833 (LD 55).Fig. 12. D’après Alophe, Le Bout de pied de la Parisienne, vignette pour la Phy-

siologie de la vie parisienne, Paris, Aubert et Cie, Lavigne, s. d. (1841).Fig. 13. Gavarni, dessin préparatoire pour « La Femme sans nom », Les

Français peints par eux-mêmes, Paris, Curmer, 1840, t. I (collectionparticulière).

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