La Lettre Omnidroit

28
MERCREDI 03 NOVEMBRE 2010 Le point sur… La rupture conventionnelle homologuée en pratique - par V. Delage et R. Olivier P. 02 Au fil des jours Présentation ou non d'un rapport à l'AGE d'une SA modifiant ses statuts P. 05 Procédures collectives des professionnels indépendants : rejet de la QPC P. 05 Pratiques restrictives : le déséquilibre significatif aura sa QPC P. 06 Consécration de l'obligation de révélation de l'arbitre P. 07 L'âge légal de départ à la retraite passe à 62 ans P. 08 Les entreprises obligées de négocier sur le thème de la pénibilité P. 08 Comment apprécier l'obtention d'élus par un syndicat pour la désignation d'un représentant au CE ? P. 09 Il ne peut pas y avoir de harcèlement moral « indirect » P. 09 Le contrat ne peut prévoir une retenue sur salaire en cas de chiffre d'affaires insuffisant P. 11 Contrat d'entreprise international : loi applicable P. 12 L'autorisation du juge des tutelles ne purge pas l'acte de la nullité pour trouble mental P. 12 Réforme de la carte judiciaire : incidences procédurales de la suppression de certaines juridictions de l'ordre judiciaire P. 14 Exécution des peines : publication de trois nouveaux décrets P. 14 Application rétroactive de l'article 226-10 du code pénal modifié par la loi du 9 juillet 2010 P. 15 Mise en examen du témoin assisté : quel délai appliquer ? P. 16 Budget 2011 : les députés votent des hausses d'impôts supplémentaires P. 17 Contentieux du recouvrement des amendes : le jugement de Salomon du Conseil d'État P. 18 Blocage des raffineries : le juge administratif pose les limites des réquisitions P. 18 Étude en avant-première La Cour de cassation s'est-elle convertie à la théorie de l'imprévision ? - par D. Mazeaud, et T. Genicon P. 20 OMNIDROIT I Newsletter N°119 I 03.11.2010 Page I 1

Transcript of La Lettre Omnidroit

Page 1: La Lettre Omnidroit

MERCREDI 03 NOVEMBRE 2010

Le point sur…La rupture conventionnelle homologuée en pratique - par V. Delage et R. Olivier P. 02

Au fil des jours

Présentation ou non d'un rapport à l'AGE d'une SA modifiant ses statuts P. 05Procédures collectives des professionnels indépendants : rejet de la QPC P. 05Pratiques restrictives : le déséquilibre significatif aura sa QPC P. 06Consécration de l'obligation de révélation de l'arbitre P. 07

L'âge légal de départ à la retraite passe à 62 ans P. 08Les entreprises obligées de négocier sur le thème de la pénibilité P. 08Comment apprécier l'obtention d'élus par un syndicat pour la désignationd'un représentant au CE ?

P. 09

Il ne peut pas y avoir de harcèlement moral « indirect » P. 09Le contrat ne peut prévoir une retenue sur salaire en cas de chiffre d'affaires insuffisant P. 11

Contrat d'entreprise international : loi applicable P. 12L'autorisation du juge des tutelles ne purge pas l'acte de la nullité pour trouble mental P. 12Réforme de la carte judiciaire : incidences procédurales de la suppression de certainesjuridictions de l'ordre judiciaire

P. 14

Exécution des peines : publication de trois nouveaux décrets P. 14Application rétroactive de l'article 226-10 du code pénal modifié par la loi du 9 juillet 2010 P. 15Mise en examen du témoin assisté : quel délai appliquer ? P. 16

Budget 2011 : les députés votent des hausses d'impôts supplémentaires P. 17

Contentieux du recouvrement des amendes : le jugement de Salomon du Conseil d'État P. 18Blocage des raffineries : le juge administratif pose les limites des réquisitions P. 18

Étude en avant-premièreLa Cour de cassation s'est-elle convertie à la théorie de l'imprévision ? - par D. Mazeaud, et T. Genicon

P. 20

OMNIDROIT I Newsletter N°119 I 03.11.2010 Page I 1

Page 2: La Lettre Omnidroit

Le point sur…

La rupture conventionnelle homologuée en pratique

Par Vincent Delage et Rodolphe Olivier, Avocats associés, CMS Bureau Francis Lefebvre

Deux praticiens font le point sur le succès de la rupture conventionnelle homologuée, deux ans après sa création, et sur le rôle de l'avocat-conseil auprès des parties ayant recours à ce mode de rupture.

1. En 2 ans, la rupture conventionnelle créée par la loi 2008-596 du 25 juin 2008 s'est imposée dans la pratique des entreprises. Plus de 350 000 ont été homologuées depuis l'origine avec une moyenne de plus de 20 000 par mois depuis le début 2010.

Pourquoi ce succès ?

2. Ce succès répond très certainement à un besoin ou encore à une attente des parties au contrat de travail. En effet, dans la majorité des cas que nous avons pu rencontrer, le salarié est à l'initiative de la rupture car il souhaite mener à bien un projet personnel et/ou professionnel en dehors de l'entreprise sans envisager de prendre un congé sans solde ou sabbatique tout en bénéficiant d'une indemnité spécifique de rupture au régime social et fiscal favorable. Dans d'autres situations,

employeur et salarié, sans pour autant être en situation de conflit, estimant que le licenciement n'est pas envisageable et la démission non souhaitée, considèrent qu'il est préférable de rompre leurs relations contractuelles dans un cadre juridique sécurisé à la mise en œuvre simple et rapide. Sur le principe, le choix des partenaires sociaux (ANI du 11 janvier 2008) et du législateur a donc eu le mérite de permettre, par le biais de cette rupture négociée, de fluidifier le marché du travail.

En pratique, la rupture conventionnelle correspond le plus souvent à des dossiers simples ou simplifie certains dossiers potentiellement complexes (salariés protégés). Dès lors, la plupart des ruptures conventionnelles, notamment pour des départs qui tiennent plus de la démission, sont parfois d'ailleurs gérées sans recours à l'avocat, par les experts-comptables ou les responsables de personnel.

Quelle indemnisation ?

3. Assurément plus favorable que la démission, en ce qu'elle ouvre droit à une indemnité au moins égale à l'indemnité conventionnelle de licenciement assortie du même régime social et fiscal (la seule indemnité légale pour les entreprises des secteurs non représentés par les signataires patronaux -Medef, CGPME, UPA- dont l'agriculture et les professions libérales) et, le cas échéant, aux prestations de l'assurance-chômage.

En pratique, d'ailleurs, l'indemnisation va rarement au-delà de l'indemnité de licenciement même si, la rupture conventionnelle étant d'abord un accord, une négociation peut s'engager entre les parties sur le niveau d'indemnisation.

Qu'en est-il de la procédure ?

4. Simplifiée à l'extrême, la rupture conventionnelle suppose le recours à un formulaire administratif et une homologation de la direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (Direccte).

OMNIDROIT I Newsletter N°119 I 03.11.2010 Page I 2

Page 3: La Lettre Omnidroit

En pratique, près de 6 semaines sont nécessaires pour finaliser la rupture. Ce sont effectivement les délais constatés entre l'engagement de la procédure et la prise d'effet de la rupture(*). Ce délai d'attente peut parfois se combiner avec la prise de congés, lesquels permettent au salarié de préparer sa reconversion.

Notons à cet égard que, s'agissant des salariés protégés au sens du droit du licenciement, la procédure peut être plus longue et plus contraignante dans la mesure où l'administration du travail doit autoriser expressément la rupture du contrat de travail.

5. La plupart des aspects (calendrier, participants, obligation d'information, délai de rétractation...) sont bien maîtrisés par les praticiens puisque après des débuts cahotants (12 % de dossiers irrecevables et 21 % de refus d'homologation en août 2008), le taux d'irrecevabilité aujourd'hui constaté est de l'ordre de 3 % et les refus d'homologation de moins de 10 %. Bon nombre de ces refus traduisent d'ailleurs une simple maladresse éligible à une rectification ultérieure.

Sur le plan formel, le formulaire administratif est une figure imposée qui, finalement, simplifie les choses. Cela étant, force est de constater que certains dossiers conduisent les employeurs à souhaiter adjoindre au formulaire administratif un protocole particulier dans lequel les parties consentent à des obligations complémentaires non imposées par le seul formulaire de rupture.

Dès lors, sauf situation particulière où le souhait est de consigner dans le cadre de la rupture conventionnelle certaines obligations auxquelles les parties entendraient se soumettre, la pratique se limite le plus souvent au formulaire ad hoc.

Bien que la procédure soit assez simple, le praticien préconisera cependant de ne pas négliger la computation des délais (article R 1231-1 du Code du travail), de penser à mentionner dans le formulaire les droits au DIF ou la levée de la clause de non-concurrence, le cas échéant, et de ne pas oublier que la portabilité des garanties de prévoyance a vocation à s'appliquer.

En toute hypothèse, il convient de rappeler qu'à l'instar de la rupture d'un commun accord du contrat de travail, parfois utilisée avant l'intervention du dispositif de rupture conventionnelle, cette dernière ne constitue en aucun cas un protocole d'accord transactionnel.

Que reste-t-il alors à l'avocat-conseil ?

6. Dans notre pratique d'avocats spécialisés, certains clients nous confient des dossiers de rupture de toute nature, mais nous voyons des dossiers plus complexes (cas de détachés internationaux posant des problèmes fiscaux spécifiques ou de salariés relevant d'une protection particulière) ou encore assortis d'enjeux plus significatifs (cadres de haut niveau).

Ceci étant, le rôle d'un conseil est notamment d'apprécier l'opportunité de tel ou tel mode de rupture et la rupture conventionnelle n'est pas une panacée. En effet, le délai de contestation dont bénéficie le salarié suite à l'homologation de la rupture conventionnelle démontre que cette technique de rupture n'est pas exempte de risque.

La prudence pourrait donc commander de la réserver aux salariés ayant été fortement demandeurs de ce mode de rupture ou encore au salarié protégé pour lequel un indiscutable consensus existe entre ce dernier et la direction de l'entreprise quant à son départ. En effet et dans ce dernier cas, l'on peut penser que l'examen et l'autorisation donnée par l'administration du travail constituent de satisfaisantes garanties.

Par ailleurs, proposer à un salarié une rupture conventionnelle implique que n'existe aucun différend entre les parties ou encore que le poste occupé par le salarié ne soit pas menacé. Il serait en effet particulièrement imprudent d'envisager une rupture conventionnelle avec un salarié dont le poste aurait vocation à être supprimé ou encore d'accéder à une demande de rupture conventionnelle formulée par un salarié en raison d'un conflit latent ou ouvert entre les parties.

Et le contentieux ?

7. Sur 350 000 ruptures, on observe en réalité peu de situations litigieuses ou contentieuses.

Le contentieux est et restera sans doute marginal en pratique, comme nous l'avions d'ailleurs anticipé.

Cette sécurité ne procède pas d'un obstacle juridique. Rappelons qu'il ne s'agit pas d'une transaction et qu'un contentieux reste possible sur la rupture conventionnelle elle-même dans les 12 mois suivant l'homologation. Par ailleurs un contentieux est toujours possible dans les conditions de droit commun si le salarié entend remettre en cause des questions autres que cette rupture (harcèlement, discrimination, travail dissimulé, rémunérations...).

Mais, par un paradoxe inverse de celui qu'ont connu la transaction et le CNE, c'est peut-être l'absence de sécurisation juridique qui, en imposant à l'employeur et au salarié de trouver un bon compromis, fait la sécurité effective de la rupture conventionnelle.

OMNIDROIT I Newsletter N°119 I 03.11.2010 Page I 3

Page 4: La Lettre Omnidroit

8. Reste une hypothèse qui suscite parfois des volontés contentieuses de la part... des employeurs, celle du salarié qui demande et obtient une rupture conventionnelle en dissimulant sous une motivation de circonstance un projet réel (créer une entreprise concurrente, par exemple) qui aurait, s'il l'avait connu, conduit l'employeur à lui refuser son accord. Le salarié peut également vouloir privilégier une rupture conventionnelle lorsqu'il est à l'origine d'un fait fautif non encore connu de l'employeur et susceptible de conduire à son licenciement pour faute grave ou pour faute lourde (privatif de l'indemnité de licenciement et de l'indemnité de préavis) autorisant dans ce dernier cas l'employeur à rechercher sa responsabilité pécuniaire. On le voit, le vice du consentement n'est pas toujours au détriment du salarié ! Le plus souvent, l'employeur renonce cependant à initier ce contentieux. Mais cela montre qu'il peut y avoir opportunité à se constituer quelques garanties dans le cadre d'une rupture conventionnelle.

(*) Pour les salariés ne disposant d'aucune protection exorbitante au sens du droit du licenciement.

OMNIDROIT I Newsletter N°119 I 03.11.2010 Page I 4

Page 5: La Lettre Omnidroit

Au fil des jours

Présentation ou nond'un rapport à l'AGE d'une SA modifiant ses statuts

Com. 26 oct. 2010, n° 09-71.404

Le conseil d'administration d'une SA n'est pas tenu de présenter un rapport à l'assemblée générale extraordinaire (AGE) qui modifie les statuts, sauf dans les cas où la loi l'a prévu expressément.

La Cour de cassation vient, pour la première fois, de poser pour principe que l'article L 225-96 du Code de commerce, qui habilite l'assemblée générale extraordinaire d'une société anonyme à modifier toute disposition des statuts, n'impose pas que cette assemblée se prononce au vu d'un rapport du conseil d'administration. L'absence d'un tel rapport n'est donc pas de nature à entraîner l'annulation de l'assemblée.

Le Code de commerce prévoit expressément que certaines décisions extraordinaires sont prises « sur le rapport du conseil d'administration ou du directoire » : augmentation de capital (art. L 225-129, al. 1), suppression du droit préférentiel de souscription (art. L 225-135, al. 1), octroi d'options de souscription ou d'achat d'actions (art. L 225-177), attribution d'actions gratuites (art. L 225-197-1), etc. On pouvait penser que, même en dehors de ces cas, le conseil d'administration ou le directoire était tenu de soumettre un rapport à l'assemblée, ne serait-ce que pour expliquer aux actionnaires les raisons pour lesquelles il leur était demandé d'approuver telle ou telle modification des statuts. C'est la solution inverse que retient la Cour de cassation.

Procédures collectivesdes professionnels indépendants :rejet de la QPC

Com. QPC, 19 oct. 2010, n° 10-40.035

La Cour de cassation refuse de transmettre une QPC relative à la constitutionnalité des dispositions, issues de la loi du 26 juillet 2005, étendant les procédures collectives aux professionnels indépendants.

La réponse de la Cour de cassation peut sembler décevante, mais, en vérité, c'est plutôt la question qui l'était. Sur le fond, en effet, la chambre commerciale n'a, pour refuser la transmission au Conseil constitutionnel, pu statuer que sur la seule procédure de redressement judiciaire, laquelle ne pose pas vraiment de problème, puisque les dispositions relatives à la liquidation judiciaire, plus discutables sans doute, n'étaient pas applicables au litige.

Elle juge donc, et cela n'étonnera personne, selon la formule désormais consacrée, que la question « ne présente pas de caractère sérieux au regard des exigences qui s'attachent aux dispositions, règles et principes de valeur constitutionnel invoqués » (le principe d'égalité, le principe de non-rétroactivité, le droit de propriété, le droit d'obtenir un emploi, le droit à un procès juste et équitable).

La question la plus délicate paraît en effet celle de la portée de l'article L. 641-9, III, selon lequel le débiteur personne physique ne peut exercer, au cours de la liquidation judiciaire, aucune activité susceptible d'être soumise à une procédure collective, c'est-à-dire une activité de commerçant, d'artisan, d'agriculteur ou toute autre profession indépendante. Cette disposition n'a pas été conçue comme une sanction, au contraire il s'agirait d'une mesure de protection (Rép. min. n° 2059, JOAN Q, 15 janv. 2008, p. 381), visant à prévenir les effets du principe « procédure sur procédure ne vaut » qui interdit d'ouvrir une seconde procédure collective à l'égard d'une personne tant que la précédente n'a pas été clôturée, de sorte que cette personne ne pourrait pas bénéficier de la protection que lui accorde la procédure collective si elle rencontrait de graves difficultés financières dans sa nouvelle activité. Le débiteur ne peut donc exercer qu'une

OMNIDROIT I Newsletter N°119 I 03.11.2010 Page I 5

Page 6: La Lettre Omnidroit

activité salariée pendant la procédure, étant entendu que les salaires seront atteints par l'effet réel de la procédure, sous réserve de la fraction insaisissable, ce que confirme un récent arrêt de la Cour de cassation (Com. 13 avr. 2010, D. 2010. Actu. 1072).

Il est alors possible de se demander s'il ne s'agirait pas d'une véritable incapacité professionnelle, qui, dans ce cas, serait contraire au principe de nécessité des peines. La comparaison à parfois été faite, à cet égard, avec la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui avait déclaré contraire à la Constitution l'ex-article 194 de la loi n° 85-98 du 25 janvier 1985, prévoyant une incapacité d'exercer une fonction publique élective automatique en cas de liquidation judiciaire (Cons. const. 15 mars 1999, AJDA 1999. 379 ; ibid. 324, note J.-E. Schoettl ; D. 2000. Somm. 116, obs. G. Roujou de Boubée ; ibid. Somm. 199, obs. J.-C. Car ; GADPG, 6e éd. 2007, n° 47 ; RTD civ. 1999. 724, obs. N. Molfessis ; V. J.-P. Sénéchal, La réforme de la liquidation judiciaire, colloque CRAJEFE du 27 mars 2004, LPA 10 juin 2004, p. 43, spéc. p. 46). Mais, aussi, comme le soulevait la QPC déclarée irrecevable, si l'article L. 641-9, III, ne serait pas contraire au principe de liberté du travail (J. Vallansan, Difficultés des entreprises, 5e éd., Litec, 2009, p. 336).

Pratiques restrictives :le déséquilibre significatif aura sa QPC

Cass., QPC, 15 oct. 2010, n° 10-40.039

L'article L. 442-6, I, 2°, du code de commerce porte-t-il atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution, plus précisément, au principe de légalité des délits et des peines ?

C'est le tribunal de commerce de Bobigny qui, en plein cœur de l'été, avait estimé qu'il y avait lieu de poser la question de savoir si la notion de déséquilibre significatif, posée à l'article L. 442-6, I, 2°, du code de commerce, satisfaisait bien au principe de légalité des délits et des peines auquel les dispositions dont elle relève doivent se conformer (T. com. Bobigny, 13 juill. 2010, D. 2010. Actu. 1881). La Cour de cassation lui emboite le pas et estime que la question posée présente un caractère sérieux au regard de la conformité du libellé de l'interdiction énoncée aux exigences de clarté et de précision résultant du principe de légalité des délits et des peines (article 8 de la

Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789).

Si les applications de ce texte sont encore rares (V. toutefois, T. com. Lille, 6 janv. 2010, D. 2010. Jur. 1000, note Sénéchal ; RTD civ. 2010. 324, obs. Fages ; JCP E 2010, n° 5, p. 5, note Grall ; JCP 2010, n° 516, obs. Chagny ; CCC 2010, n° 71, obs. Mathey ; RJDA 2010, n° 298 ; RLC avr.-juin 2010. 43, note Béhar-Touchais ; RDLC 2010, n° 2, p. 99, obs. Chagny ; RDC 2010. 928, note Béhar-Touchais ; CEPC, avis n° 10-09 du 3 juin 2010), la doctrine s'est rapidement saisie de cette disposition (V. not. Malaurie-Vignal, La LME sanctionne le déséquilibre significatif, CCC 2008, n° 238 ; Béhar-Touchais, Le déséquilibre significatif, RLC oct.-déc. 2008. 45 ; Buy, Entre droit spécial et droit commun : l'article L. 442-6, I, 2°, LPA 17 déc. 2008 ; Pichon de Bury et Minet, Incidences de l'introduction de la notion de « déséquilibre significatif » par la LME, CCC 2008. Étude 13 ; Béhar-Touchais, Sanction du déséquilibre significatif dans les contrats entre professionnels, RDC 2009. 202).

De la généralité des termes employés et de l'imprécision de la notion résulte nécessairement une appréciation subjective de l'économie du contrat par le juge, qui voit, de ce fait, son rôle accru, au risque d'entraîner, au moins dans un premier temps, une certaine insécurité juridique quant à la manière dont le texte serait appliqué ; d'autant qu'on peut s'interroger sur le rôle que la Cour de cassation entendrait jouer à cette occasion : laisser la notion à l'appréciation souveraine des juges du fond - qui peuvent, il est vrai, saisir la CEPC en ce domaine - ou dégager des critères en contrôlant le déséquilibre significatif.

Pour l'heure, les hauts magistrats renvoient au Conseil constitutionnel qui, s'il ne déclare pas cette disposition contraire à la Constitution, donnera peut être des pistes pour cerner cette notion de « déséquilibre significatif», entre une approche civiliste empruntant à la lésion et au contrôle de proportionnalité, et une approche consumériste empruntant aux clauses abusives mais dont alors on pourrait se demander si elle ne fait pas double emploi avec les « conditions manifestement abusives » de l'article L. 442-6, I, 4° (Béhar-Touchais, Que penser de l'introduction d'une protection contre les clauses abusives dans le code de commerce ?, RDC 2009. 1258 ; Utzschneider et Lamothe, Que penser d'une règle de protection contre les clauses abusives dans le code de commerce ?, RDC 2009. 1261 ; Saint-Esteben, L'introduction par la LME d'une protection des professionnels à l'égard des clauses abusives : un faux ami du droit de la consommation, RDC 2009. 1275 ; Chagny, Le contrôle des clauses abusives par le droit de la concurrence, RDC 2009. 1642).

OMNIDROIT I Newsletter N°119 I 03.11.2010 Page I 6

Page 7: La Lettre Omnidroit

Consécration de l'obligation de révélation de l'arbitre

Civ. 1re, 20 oct. 2010, n° 09-68.997 Civ. 1re, 20 oct. 2010, n° 09-68.131

L'arbitre est tenu de révéler à l'une des parties à la convention d'arbitrage l'existence d'un courant d'affaires entre lui et l'autre partie à cette convention, afin de mettre en mesure la première d'exercer son droit de récusation.

Voici deux importants arrêts de droit de l'arbitrage qui consacrent, exactement en les mêmes termes, l'obligation qui pèse sur l'arbitre de révéler les liens pouvant exister entre lui et l'une des parties à la convention d'arbitrage. L'existence d'un tel devoir a déjà été évoqué par la Cour de cassation, parfois sous l'appellation d'obligation de transparence (Civ. 2e, 6 déc. 2001, D. 2003. Somm. 2472, obs. Clay ; RTD com. 2002. 657, obs. Loquin ; Rev. arb. 2003. 1231, note Gaillard ; V. égal. Civ. 2e, 22 nov. 2001, D. 2003. Somm. 2472, obs. Clay). Mais c'est le récent arrêt Avax de la cour d'appel de Paris qui lui a donné tout son éclat (Paris, 12 févr. 2009, D. 2009. Pan. 2959, obs. Clay ; Rev. arb. 2009. 186, note Clay ; LPA 2009, n° 144, note M. Henry), que les présents arrêts de cassation prolongent. C'est même une conception très exigeante de l'obligation de révélation qui se trouve ici consacrée par la cour régulatrice : s'il s'avère « que le caractère systématique de la désignation [comme arbitre] d'une personne donnée par les sociétés d'un même groupe, sa fréquence et sa régularité sur une longue période, dans des contrats comparables, ont créé les conditions d'un courant d'affaires entre cette personne et les sociétés du groupe parties à la procédure », « l'arbitre est [alors] tenu de révéler l'intégralité de cette situation à l'autre partie ». Il est toutefois difficile d'en mesurer la portée : est-ce uniquement en cas de « courant d'affaires » suivi que l'arbitre est tenu d'une obligation de révélation exhaustive des liens existant entre lui-même et la société partie à la convention d'arbitrage ? En cas de relation simplement épisodique, l'arbitre est-il tenu d'une obligation de révélation, et, dans l'affirmative, peut-elle n'être que partielle ? Peut-il également lui être reproché, comme l'a également admis la cour d'appel de Paris, de ne pas avoir révélé un fait… qu'il ignorait, mais simplement supputait ? La formule utilisée ouvre la porte à plusieurs interprétations possibles, mais l'exigence de sécurité juridique - dès lors que l'absence de révélation peut rejaillir sur la validité de la sentence - devrait conduire les praticiens à privilégier la thèse « maximaliste », en attendant que la Cour de cassation affine sa position. Très concrètement, les parties - à moins

que cette tâche n'incombe au centre d'arbitrage - sont invitées à exiger des arbitres pressentis qu'ils leur adressent une déclaration dans laquelle ces derniers sont tenus de porter à leur connaissance l'existence de liens antérieurs (et de décrire minutieusement la nature de ces liens, directs ou indirects ; sur l'hypothèse de liens « indirects », l'arbitre étant of counsel d'un cabinet d'avocats qui conseille régulièrement l'une des parties, V. Paris, 12 févr. 2009, préc.) avec elle, ou, si une partie est une société faisant partie d'un groupe, avec les sociétés faisant partie du même groupe, filiales et société mère. Si les parties n'ont rien trouvé à redire et que l'intéressé a été désigné comme arbitre, cette obligation de révélation qui pèse sur lui se prolonge même au-delà, tout le long de la procédure arbitrale et jusqu'à la reddition de la sentence : il doit révéler aux parties tout fait nouveau dont ils ont pu avoir connaissance (T. Clay, note sous Paris, 12 févr. 2009, préc.), afin, précisément, que la partie qui, au regard d'un tel fait, peut avoir un doute raisonnable sur l'indépendance de l'arbitre, puisse exercer en pleine connaissance de cause le droit de récusation de l'arbitre qu'il tient de l'article 1452, alinéa 2, du code de procédure civile.

La Cour de cassation confirme et prolonge l'analyse de la cour d'appel de Paris qui, en consacrant l'obligation de révélation, éclipsait en même temps l'obligation d'indépendance de l'arbitre. Ce, alors même que, jusqu'alors, la première chambre civile attache traditionnellement une importance toute particulière à l'obligation d'indépendance et d'impartialité de l'arbitre (Civ. 1re, 16 mars 1999, D. 1999. Jur. 497, note Courbe). Elle cesse donc aujourd'hui de faire référence à cette exigence centrale du droit de l'arbitrage. En réalité, on peut comprendre ce changement de perspective car, lorsque l'on parle d'obligation de révélation et d'indépendance, on ne se situe pas dans la même perspective. L'obligation de révélation créée simplement une obligation à la charge de l'arbitre, en amont, au moment de sa désignation ou en cours de procès arbitral. Cette révélation doit déboucher sur une réaction des parties à la convention d'arbitrage qui vont alors pouvoir décider de ne pas désigner l'arbitre pressenti ou, en cours d'instance, de le récuser. Du point de vue des parties, l'indépendance est une conséquence de la révélation, car c'est sur la fois des éléments qui sont portés à leur connaissance qu'ils pourront mettre en doute légitimement cette indépendance de l'arbitre et en tirer les conséquences qui s'imposent. L'indépendance est donc une notion seconde ou, si l'on préfère, « dérivée ». En revanche, si on se situe du point de vue du juge de l'annulation de la sentence, l'exigence d'indépendance de l'arbitre occupe une place centrale et relève de son pouvoir de contrôle ; si elle n'est pas remplie, cela justifie, en tant qu'elle constitue un principe directeur du procès, une cause d'annulation de la sentence, sans doute sur le fondement de l'article 1502, 5°, du code de

OMNIDROIT I Newsletter N°119 I 03.11.2010 Page I 7

Page 8: La Lettre Omnidroit

procédure civile, pour violation de l'ordre public (d'autant plus que cette indépendance est classiquement rattachée à l'idée de droit à un procès équitable, consacrée par l'art. 6, § 1er de la Conv. EDH aujourd'hui applicable en matière d'arbitrage, Civ. 1re, 6 oct. 2010, n° 09-10.530, Dalloz jurisprudence). En résumé, la première créerait une obligation sur l'arbitre, la seconde sur le juge. On pourrait imaginer que cette différence conceptuelle débouche sur des sanctions qui ne soient pas identiques : malgré tout, même en présence d'un arbitre qui ne remplit pas son obligation de révélation, c'est, encore une fois comme la cour d'appel de Paris l'a jugé, l'annulation de la sentence - ici sur le fondement de l'article 1502, 2°, pour cause de tribunal arbitral irrégulièrement composé -, qui, visiblement, est privilégiée par la Cour de cassation. Pour certains, la responsabilité de l'arbitre, en cette circonstance, serait une sanction mieux adaptée (M. Henri, note préc., n° 17).

L'âge légal de départà la retraite passe à 62 ans

Loi portant réforme des retraitesà paraître

La loi portant réforme des retraites relève progressivement à 62 ans l'âge de départ à la retraite et à 67 ans l'âge à partir duquel un assuré n'ayant pas suffisamment cotisé peut prétendre à une retraite à taux plein.

1. La loi portant réforme des retraites, définitivement adoptée le 27 octobre 2010 mais dont la publication au Journal officiel est retardée par un recours devant le Conseil constitutionnel, relève les deux bornes d'âge de la retraite : l'âge de départ et l'âge de droit automatique au taux plein.

2. Actuellement fixé à 60 ans, l'âge de départ à la retraite est porté à 62 ans pour les assurés nés à partir du 1er janvier 1956. Relevé progressivement à raison de 4 mois par classe d'âge pour les assurés nés à compter du 1er juillet 1951, cet âge reste fixé à 60 ans pour ceux qui sont nés avant cette date.

Insérée dans un nouvel article L 161-17-2 du CSS, cette mesure est applicable aux pensions prenant effet à compter du 1er juillet 2011 dans le régime général et les régimes artisans et commerçants, agricoles, professions libérales et avocats.

3. Les assurés remplissant les conditions d'un départ anticipé pour carrière pénible, dont les modalités de mise en œuvre seront fixées par décret, pourront toutefois continuer à partir dès l'âge de 60 ans (CSS art. L 351-1-4 nouveau).

De même, peuvent toujours partir de manière anticipée les assurés remplissant les conditions des dispositifs « longue carrière » et « handicapés » prévus aux articles L 351-1-1 et L 351-1-3 du CSS. En effet, ces mécanismes sont maintenus et devraient être seulement aménagés par décret.

4. Parallèlement à l'âge minimum de départ à la retraite, la loi augmente progressivement, à compter de 2016, et dans les mêmes conditions, l'âge à partir duquel un assuré, ne justifiant pas de la durée d'assurance requise, peut prétendre à une retraite à taux plein. En effet, auparavant fixé par la voie réglementaire à 65 ans, cet âge correspond désormais à l'âge légal de départ à la retraite augmenté de 5 années (CSS art. L 351-8, 1° modifié). Il s'ensuit que l'assuré né après le 1er janvier 1956 ne pourra prétendre à une retraite à taux plein qu'à l'âge de 67 ans.

5. Toutefois, certains assurés pourront, sous conditions, continuer à prétendre au taux plein dès l'âge de 65 ans. Sont concernés :

• les parents nés entre le 1er juillet 1951 et le 31 décembre 1955, ayant eu ou élevé 3 enfants et ayant interrompu ou réduit leur activité pour s'occuper de leur éducation ;

• les assurés handicapés ; • les aidants familiaux ; • les parents d'un enfant handicapé.

Les entreprises obligéesde négocier sur le thèmede la pénibilité

Loi portant réforme des retraitesà paraître

La loi portant réforme des retraites, adoptée le 27 octobre 2010, impose aux entreprises de plus de 50 salariés de négocier sur le thème de la prévention de la pénibilité lorsque leurs salariés sont soumis à certains risques professionnels

Les entreprises qui emploient au moins 50 salariés ou appartiennent à un groupe dont l'effectif est au moins égal à 50 salariés sont tenues de négocier sur le thème de la pénibilité dès lors qu'une proportion minimale de leurs salariés est exposée à des facteurs de risques professionnels, définis par un décret à paraître.

Les négociations doivent aboutir à la mise en place d'un accord d'entreprise ou de groupe, conclu pour une durée maximale de 3 ans, et abordant une

OMNIDROIT I Newsletter N°119 I 03.11.2010 Page I 8

Page 9: La Lettre Omnidroit

liste de thèmes obligatoires fixés par ce décret. Faute d'accord, un plan d'action doit être établi.

À défaut d'accord ou de plan d'action au 1er janvier 2012, l'entreprise devra s'acquitter d'une pénalité financière dont le montant est fixé au maximum à 1 % des rémunérations ou gains versés aux salariés au cours de la période au titre de laquelle elle n'est pas couverte. Ce montant peut toutefois être modulé par l'administration en fonction des efforts constatés de l'entreprise en matière de pénibilité.

Les entreprises dont l'effectif est compris entre 50 et 300 salariés, ou appartenant à un groupe dont l'effectif est compris entre 50 et 300 salariés, sont exonérées de cette pénalité si elles sont couvertes par un accord de branche conforme au contenu fixé par le décret précité.

Les entreprises pourront entamer ces négociations dès la publication des décrets d'application requis, qui ne pourront intervenir qu'après la promulgation de la loi, retardée par un recours devant le Conseil constitutionnel.

Comment apprécier l'obtention d'élus par un syndicat pour la désignation d'un représentant au CE ?

Soc. 13 oct. 2010, n° 09-60.456

Dans une entreprise d'au moins 300 salariés, la condition de désignation liée à l'obtention d'au moins deux élus peut s'apprécier au vu de la mention de l'appartenance syndicale sur la liste syndicale commune établie au premier tour des élections.

1. Dans les entreprises d'au moins trois cents salariés, un syndicat ne peut désigner un représentant au comité d'entreprise que s'il a au moins deux élus à ce comité (article L 2324-2 du Code du travail).

La présentation de listes communes de candidats a déjà suscité des difficultés d'application de ce texte. Un arrêt récent a jugé que, dans une telle hypothèse, le nombre d'élus de chaque organisation se détermine sur la base indiquée par les syndicats lors du dépôt de la liste et, à défaut, par parts égales (Cass. soc. 4 novembre 2009).

La solution résultait d'une sorte de « transposition » des dispositions de l'article L 2122-3 du Code du travail qui prévoit, s'agissant de l'audience électorale prise en compte comme critère de la

représentativité syndicale, que lorsqu'une liste commune a été établie par des organisations syndicales, la répartition des suffrages exprimés se fait sur la base indiquée par elles lors du dépôt de leur liste et, à défaut d'indication, à parts égales.

2. Le présent arrêt ajoute un autre indicateur de répartition : celui de la mention, sur la liste commune, de l'appartenance syndicale respective des candidats. Si, par exemple, une liste présentée par deux syndicats obtient quatre élus dont trois ont été expressément mentionnés comme appartenant au syndicat « A », seul ce dernier pourra désigner un représentant syndical au comité d'entreprise.

3. La solution est respectueuse de la volonté des électeurs. Mais on peut penser qu'elle ne vaut que pour l'application de l'article L 2324-2 du Code du travail et non pour celle de l'article L 2122-3 du même Code. En l'absence de mention particulière relative au partage du score électoral déterminant la représentativité syndicale , celui-ci doit continuer à se faire selon la règle d'égalité. On ne peut pas en effet déduire de la mention de l'appartenance syndicale respective des élus une volonté quelconque des syndicats colistiers de déroger au principe du partage égal des voix. S'il fallait s'aventurer sur ce terrain, il faudrait d'ailleurs s'attacher, non pas à l'appartenance syndicale des élus de la liste, mais à celle de tous les candidats de la liste, sans parler de la prise en compte (mais selon quelles modalités ?) de l'ordre dans lequel ils ont été présentés.

Il ne peut pas y avoirde harcèlement moral « indirect »

Soc. 20 oct. 2010, n° 08-19.748

Seule la victime du harcèlement peut se prévaloir d'un manquement de l'employeur à son obligation de sécurité. Les autres salariés, qui ne sont pas directement visés par ce harcèlement, ne sont pas légitimes à invoquer la carence de l'employeur.

La décision qui vient d’être rendue par la Cour de cassation tranche avec une jurisprudence qui nous avait habitués ces derniers temps à une conception très extensive et « multi-directionnelle » de l’obligation de sécurité de l’employeur. Cette obligation de sécurité, qui équivaut à un devoir de prévention quasi absolu contre tous les risques au travail (risques physiques, mais aussi risques « psychosociaux »…), cette obligation qui rend

OMNIDROIT I Newsletter N°119 I 03.11.2010 Page I 9

Page 10: La Lettre Omnidroit

l’employeur redevable d’une indemnisation à l’égard du salarié lorsque celui-ci subit des dommages corporels mais aussi des dommages d’ordre psychologique (voire même, s’agissant de la jurisprudence la plus récente, un stress dû à un simple « sentiment d’insécurité »…).

A la lecture de toutes ces décisions, on finissait par se dire que l’obligation de sécurité de l’employeur ne connaissait pas de limites. Or, un arrêt rendu le 20 octobre dernier vient de « recadrer » les contours de cette obligation patronale, tout au moins s’agissant du harcèlement moral. En effet, la Cour de cassation vient de préciser que seule la victime de ce harcèlement peut invoquer un manquement de l’employeur à son obligation de sécurité. Ce qui relativise quelque peu la portée de la responsabilité de l’employeur.

I. - A l'origine, une prise d'acte fondée sur les mauvaises conditions de travail dues à un harcèlement

A l’origine du litige, se trouve un avocat salarié, par ailleurs titulaire d’un mandat syndical (délégué syndical, délégué syndical auprès du CE, représentant syndical auprès du CHSCT) qui avait présenté sa démission en faisant état de comportements fautifs du directeur du bureau où il travaillait (en l’espèce, des agissements de harcèlement moral). Cet avocat avait ensuite agi devant les tribunaux, bien décidé à faire requalifier la rupture de son contrat en licenciement abusif.

Ce faisant, il utilisait là une « arme » classique des salariés qui se disent victimes d’un harcèlement moral : celui de la prise d’acte (par laquelle le salarié prend l’initiative de rompre le contrat de travail en reprochant à l’autre partie de n’avoir pas respecté ses obligations contractuelles et en affirmant que cette rupture lui est donc en réalité imputable). Or, l’originalité de l’affaire tient dans le fait que le salarié n’invoquait pas un harcèlement le visant directement mais les répercussions sur sa santé mentale d’un harcèlement pratiqué sur autrui.

II. - Une prise d'acte dont la Cour de cassation refuse de reconnaître la légitimité

Réponse de la Cour de cassation : la prise d’acte n’était pas justifiée car l’intéressé « n’avait pas été personnellement victime d’une dégradation de ses conditions de travail à la suite des agissements du chef de bureau subis par un autre salarié, de sorte qu’il n’était pas fondé à se prévaloir d’un manquement de l’employeur à son obligation de sécurité de résultat en matière de harcèlement moral ».

Cette décision est intéressante car elle replace l’obligation de sécurité (qui rappelons-le, a un fondement contractuel) dans sa perspective d’origine, qui est celle d’une relation contractuelle directe entre l’employeur et un salarié déterminé. Ce, d’autant plus qu’on se situe dans un contexte de harcèlement. Voici pourquoi.

III. - En premier lieu, seule la victime du harcèlement peut invoquer les manquements de l'employeur à son obligation de sécurité

L’article L. 4121-1 du code du travail pose le principe selon lequel « l’employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs ». Depuis longtemps, la jurisprudence y voit l’affirmation d’une obligation de sécurité « de résultat » pesant sur l’employeur. En 2006, cette obligation de sécurité a été étendue à la situation de harcèlement moral. L’employeur doit donc absolument « prévenir » les agissements de harcèlement dans son entreprise. Il s’agit d’une obligation absolue de prévention, puisque toute action « curative » est déjà trop tardive aux yeux des juges (Cass. soc., 21 juin 2006, n° 05-43.914, Balaguer c/ Bourlier et a. ;Cass. soc., 3 févr. 2010, n° 08-44.019, Margotin c/ Sté Stratorg).

Pour autant, la Cour de cassation précise aujourd’hui que le manquement de l’employeur à son obligation de sécurité de résultat ne peut pas être invoqué par n’importe qui. Seule la victime « directe » du harcèlement moral peut attaquer l’employeur sur le fondement de son obligation de sécurité (et donc prendre acte de la rupture du contrat de travail aux torts de celui-ci). Ceci tient à la nature particulière du harcèlement moral, qui s’inscrit avant tout dans une relation « individuelle » entre le harceleur et sa victime.

Remarque : en effet, la jurisprudence a déjà affirmé le principe selon lequel le harcèlement moral s’inscrit dans la relation particulière entre le harceleur et sa seule victime. La Cour de cassation a ainsi refusé de reconnaître la possibilité d’un harcèlement « collectif » (notamment lorsque des méthodes de management ont des répercussions sur l’ambiance de travail dans l’entreprise : v. Cass. soc., 10 nov. 2009, n° 07-45.321, Salon Vacances Loisirs c/ Marquis ; Cass. soc., 16 déc. 2009, n° 08-44.575, Guichard c/ Sté avignonnaise d’hôtellerie la Mirande). La reconnaissance d’un harcèlement moral suppose que le salarié puisse apporter des éléments « individualisés » permettant de présumer d’un harcèlement à son seul égard.

On notera qu’en l’occurrence, le fait que le salarié détienne des mandats syndicaux ne lui permet pas plus d’attaquer l’employeur sur les manquements à son obligation de sécurité. Il faut dire qu’en l’espèce, l’intéressé n’agissait pas en tant que représentant du personnel, mais en tant que simple salarié, souhaitant faire valoir un préjudice qui le touchait personnellement.

Remarque : ce salarié, en tant qu’investi de divers mandats syndicaux aurait pu éventuellement agir en justice sur le fondement de l’article L. 1154-2 du code du travail, puisque selon ce texte les organisations syndicales représentatives dans l’entreprise peuvent exercer en justice les actions relatives à un harcèlement moral en faveur d’un salarié de l’entreprise (sous réserve de justifier d’un accord écrit de l’intéressé). Mais ce n’est pas cette voie judiciaire qui avait été choisie.

OMNIDROIT I Newsletter N°119 I 03.11.2010 Page I 10

Page 11: La Lettre Omnidroit

IV. - En second lieu, le salarié doit pouvoir invoquer un préjudice direct lié aux mauvaises conditions de travail

Justement, en parlant de préjudice, et en dehors de toute considération liée au fait que le salarié n’était pas victime in personae du harcèlement moral, cette nouvelle décision de la Cour de cassation soulève une seconde problématique liée à l’obligation de sécurité de l’employeur : celle de l’indemnisation du salarié en raison de ses mauvaises conditions de travail.

Depuis peu, la jurisprudence admet que les répercussions des mauvaises conditions de travail sur la santé du salarié puissent donner lieu à une indemnisation de la part de l’employeur, sur le fondement de son obligation de sécurité (Cass. soc., 17 févr. 2010, n° 08-44.298, Sté CDF énergie c/ Charbonnier ép. Roussel). Mais là encore, la décision qui vient d’être rendue par la Cour de cassation opère un nouveau « recadrage » en refusant de reconnaître le fait que le harcèlement moral subi par un salarié puisse affecter les conditions de travail de l’ensemble du personnel du bureau à tel point que cela « nuise à leur santé mentale par le stress qu’il générait ».

La Cour de cassation n’admet une mise en cause de l’obligation de sécurité de l’employeur qu’en cas de préjudice personnel avéré (et non pas de préjudice collectif). Ce préjudice ne peut fonder une action en justice de la part du salarié que si la dégradation de ses conditions de travail a entraîné, à titre personnel, une altération de son état de santé. On notera que c’était bien le cas dans l’affaire du 17 février 2010 précitée (puisqu’en l’espèce le salarié avait fait une dépression en raison de ses mauvaises conditions de travail). En revanche, dans la présente affaire, l’avocat ne présentait pas d’éléments objectifs prouvant une altération de son état de santé et permettant de fonder une prise d’acte (ni, à notre avis, une indemnisation de la part de l’employeur, sur le fondement de son obligation de sécurité).

Le contrat ne peut prévoir une retenue sur salaireen cas de chiffre d'affaires insuffisant

Soc. 20 oct. 2010, n° 09-42.896

Retenir sur le salaire d'un VRP, en cas de mauvais chiffre d'affaires, une participation mensuelle proportionnelle au coût du véhicule mis à disposition par l'entreprise constitue une sanction pécuniaire illicite.

Selon l'article L. 1331-2 du code du travail, « les amendes ou autres sanctions pécunaires sont interdites. Toute disposition ou stipulation contraire est réputée non écrite ». S'appuyant sur cette disposition, la Cour de cassation vient de préciser que "la prohibition des sanctions pécunaires a ainsi un caractère d'ordre public auquel ne peut faire échec une disposition du contrat de travail".

Dans cette affaire, le contrat d'un VRP exclusif prévoyait qu'en cas de non-réalisation d'un certain chiffre d'affaires, le VRP serait tenu d'une participation mensuelle proportionnelle au coût du véhicule de l'entreprise mis à sa disposition.

L'employeur avait ainsi prélevé chaque mois sur la rémunération du VRP une somme fixe au titre de l'avantage en nature lié au véhicule de l'entreprise mis à disposition, au motif que son chiffre d'affaires était insuffisant.

Or, cette pratique tombe sous le coup de l'interdiction d'ordre public, énoncée par l'article L. 1331-2 du code du travail, à laquelle le contrat de travail ne peut donc déroger.

OMNIDROIT I Newsletter N°119 I 03.11.2010 Page I 11

Page 12: La Lettre Omnidroit

Contrat d'entreprise international : loi applicable

Com. 19 oct. 2010, n° 09-69.246

La Cour de cassation précise la loi applicable en matière de contrat d'entreprise international au regard de la convention de Rome du 19 juin 1980 sur la loi applicable aux obligations contractuelles.

Il est question, dans cet arrêt, de contrats d'entreprise, précisément, d'une commande, par un chantier naval français à une société néerlandaise, de ponts en bois destinés à équiper des navires en construction. La société néerlandaise a été mise en faillite sans, visiblement, avoir accompli pleinement sa prestation, si bien que la société française a refusé de payer. Elle a néanmoins été condamnée par le juge des référés français à verser une provision. Elle a alors exercé une action en indemnisation sur le fond, qui a été rejetée. Le litige comportait plusieurs aspects, parmi lesquels la question de la loi applicable : en l'absence de choix, exprès ou non, des parties, la loi néerlandaise a été déclarée applicable aux contrats d'entreprise à tous les stades de la procédure. Il en est ainsi parce que la Convention de Rome du 19 juin 1980 sur la loi applicable aux obligations contractuelles (aujourd'hui remplacée par le règlement dit « Rome I » du 17 juin 2008), ici en cause, prévoit - en réalité pose une présomption -, en son article 4, que, à défaut de choix des parties, la loi applicable au contrat est celle du pays où la partie qui doit fournir la prestation caractéristique a, au moment de la conclusion du contrat, sa résidence habituelle ou son principal établissement, à moins qu'il ne résulte de l'ensemble des circonstances que le contrat présente des liens plus étroits avec un autre pays. Le fournisseur de la prestation caractéristique, la fourniture des ponts, étant une société ayant son siège en Hollande, la loi de ce pays s'imposait, ce que contestait son cocontractant français, qui invoquait sa loi nationale, en tant que loi de lieu d'exécution du contrat.

Or, pour la Cour de cassation, dans le cas où la présomption selon laquelle le contrat présente les liens les plus étroits avec le pays où est établi le débiteur de la prestation caractéristique n'est corroborée par aucun autre facteur de rattachement, cela ne signifie pas nécessairement que la loi du pays où est établi ce débiteur doit être écartée au profit de la loi du lieu d'exécution de cette prestation. Certes, le rattachement du contrat aux Pays-Bas n'était effectivement corroboré par aucun autre facteur, puisque le contrat n'avait pas été conclu dans ce pays, ni dans la langue de celui-ci

(mais en en anglais et en français), tandis que le prix de la prestation était exprimé en euros (mais également en florins, la monnaie néerlandaise de l'époque). Toutefois, ces facteurs n'étaient eux-mêmes sans doute pas suffisants pour affirmer que le contrat présentait des liens plus étroits avec un autre pays, en l'espèce celui du créancier de la prestation caractéristique, à savoir la France, et, par conséquent, pour permettre de renverser la présomption de l'article 4.5 de la Convention de Rome au profit de la loi française.

Sous l'empire du règlement Rome I, la solution, en l'absence de choix des parties quant à la loi applicable, serait identique, mais pas pour les mêmes raisons. Les rédacteurs de ce texte, au nom de l'impératif de sécurité juridique, ont, en effet, éliminé toute recherche du pays avec lequel le contrat est censé avoir les liens les plus étroits. Ils ont préféré, pour plusieurs contrats nommés, associer à chacun d'entre eux un rattachement fixe prédéterminé (art. 4.1 ; pour une présentation, V. T. Azzi, La loi applicable à défaut de choix selon les articles 4 et 5 du règlement Rome, D. 2008. Chron. 2169). En ce qui concerne le contrat de « prestation de services », visé par le règlement, catégorie à laquelle semble se rattacher le présent contrat d'entreprise (la prestation porte ici sur un navire, donc un meuble ; si elle portait sur un immeuble, c'eût été un contrat ayant pour objet un droit réel immobilier, régi par la lex rei sitae), il « est régi par la loi du pays dans lequel le prestataire de services a sa résidence habituelle », soit également la loi néerlandaise.

L'autorisation du jugedes tutelles ne purgepas l'acte de la nullité pour trouble mental

Civ. 1re, 20 oct. 2010, n° 09-13.635

L'acte passé par un majeur protégé sur autorisation du juge des tutelles peut être attaqué sur le fondement de la nullité pour insanité d'esprit.

Par cet arrêt de rejet du 20 octobre 2010, la première chambre civile se prononce sur la sanction d'un acte passé par un majeur protégé sur autorisation spéciale du juge des tutelles. La haute juridiction énonce que « l'autorisation donnée par le juge des tutelles de vendre la résidence du majeur protégé ne fait pas obstacle à l'action en annulation, pour insanité d'esprit, de l'acte passé par celui-ci ».

OMNIDROIT I Newsletter N°119 I 03.11.2010 Page I 12

Page 13: La Lettre Omnidroit

En l'espèce, un majeur en curatelle avait été autorisé par ordonnance du juge des tutelles le 5 janvier 2005 à vendre son logement sur le fondement de l'article 490-2 ancien du code civil alors applicable. Quatre mois plus tard, soit le 6 mai 2005, une promesse synallagmatique de vente est signée. Le vendeur agit en nullité de la vente sur le fondement de l'article 489 ancien du code civil. La cour d'appel (Aix-en-Provence, 12 févr. 2009) prononce cette nullité. Le pourvoi formé par l'acquéreur prétend que l'article 489 du code civil n'est pas applicable aux actes autorisés par le juge des tutelles et, qu'en tout état de cause, la preuve de l'insanité d'esprit s'apprécie au moment où l'acte est conclu, preuve qui ne serait pas rapportée en l'espèce.

La Cour de cassation se prononce en application des dispositions issues de la loi n° 68-5 du 3 janvier 1968 puisque conformément à l'article 45-III de la loi n° 2007-308 du 5 mars 2007 portant réforme de la protection juridique des majeurs entrée en vigueur le 1er janvier 2009, l'appel et le pourvoi sont jugés selon les règles applicables lors du prononcé de la décision de première instance (V. « Réforme de la protection des majeurs : précisions de droit transitoire », Omnidroit, 14 juin 2010). Ceci dit, on verra que la solution retenue par la Cour en l'espèce devrait perdurer en application du droit nouveau.

Sur le fond, l'arrêt du 20 octobre 2010 a pour mérite de confirmer une position défendue en doctrine. Sous l'empire de la loi de 1968, la doctrine (T. Fossier et M. Bauer, Les tutelles, ESF, 2007, spéc. p. 334) estimait en effet que lorsque le juge des tutelles restituait une capacité partielle au majeur protégé sur le fondement de l'article 501 du code civil, l'acte régulièrement passé par le majeur protégé pouvait toutefois être annulé sur le fondement de l'article 489 du code civil aux termes duquel « pour faire un acte valable, il faut être sain d'esprit ».

En l'espèce, la question posée à la Cour de cassation est celle de savoir si l'autorisation judiciaire de vendre purge l'acte de nullité. En énonçant que l'autorisation judiciaire n'empêche pas d'attaquer l'acte pour insanité d'esprit au moment de l'acte, la Cour affirme implicitement que l'autorisation judiciaire ne vaut ni présomption simple ni, a fortiori, présomption irréfragable de l'aptitude à agir du majeur au moment de l'acte. L'autorisation judiciaire a simplement pour effet de restituer pour un acte particulier ici ou pour plusieurs actes de même nature ailleurs, la capacité juridique d'agir du majeur. Elle est donnée en amont de l'acte en considération de la capacité naturelle d'agir du majeur au moment où le juge statue. Elle ne préjuge cependant pas de sa capacité naturelle à agir au moment même de l'acte. En d'autres termes, le majeur protégé qui se voit autoriser à passer un acte particulier se retrouve pour l'acte donné dans la même situation que toute personne non protégée, capable juridiquement. Ainsi, si l'acte ne peut certes pas être attaqué pour contravention aux règles du

régime de protection, il peut l'être pour insanité d'esprit au moment de l'acte. C'est donc la capacité naturelle de l'intéressé qui est en cause. Le trouble mental doit exister au moment de l'acte. En l'espèce, l'intéressée, hospitalisée lors de la signature de l'acte, présentait lors de son admission une décompensation dépressive et un délire hallucinatoire et au moment de l'acte litigieux suivait un traitement comprenant treize médicaments pour la calmer. Les juges du second degré ont en conséquence souverainement apprécié que la personne protégée était insane d'esprit au moment où elle avait signé la promesse de vente.

L'autorisation judiciaire n'est donc pas un gage de sécurité des transactions. La solution commentée risque de décourager les tiers à contracter avec un majeur protégé, même autorisé à agir, la nullité pour trouble mental faisant office d'épée de Damoclès. Elle permet toutefois et à juste titre d'assurer une égalité de traitement entre tous les majeurs, non protégés et donc pleinement capables, et protégés mais spécialement capables, qui ont agi sous l'empire d'un trouble mental.

Cette solution semble devoir demeurer en application de la loi du 5 mars 2007 pour tous les actes dont la validité suppose une autorisation du juge des tutelles. En effet, l'article 465 du code civil énonce les sanctions applicables aux actes irrégulièrement passés par le majeur protégé et n'envisage pas notre hypothèse. Cela est cohérent puisque l'acte passé avec l'autorisation du juge est régulier. La sanction ne relève donc plus du droit des régimes de protection mais du droit commun de la nullité pour trouble mental fondé sur l'article 414-1 nouveau du code civil. Au-delà de l'hypothèse de l'acte autorisé par le juge, cette sanction devrait pouvoir également s'appliquer aux actes pour lesquels le majeur protégé dispose ab initio d'une capacité d'exercice pleine et entière, à savoir les actes strictement personnels de l'article 458 du code civil, à la condition moins évidente néanmoins que la technique même de la nullité soit praticable pour ce type d'actes éminemment personnels.

OMNIDROIT I Newsletter N°119 I 03.11.2010 Page I 13

Page 14: La Lettre Omnidroit

Réforme de la carte judiciaire :incidences procédurales de la suppression de certaines juridictions de l'ordre judiciaire

Décr. n° 2010-1234, 20 oct. 2010, JO 22 oct.

Un décret du 20 octobre 2010 précise les incidences de la suppression de certaines juridictions : tribunal de grande instance, tribunal d'instance, juridiction de proximité et cour d'appel.

Le décret n° 2010-1234 du 20 octobre 2010 modifiant diverses dispositions du code de l'organisation judiciaire a été publié au Journal officiel du 22 octobre. Faisant suite à la réforme de la carte judiciaire qui devait conduire à la suppression de nombreuses juridictions (V. not. Dalloz actualité, 19 févr. 2008, obs. L. Dargent), le texte a pour objet de préciser les incidences de la suppression de certaines d'entre elles: tribunal de grande instance, tribunal d'instance, juridiction de proximité et cour d'appel.

Il en résulte ainsi que lorsque l'une de ces juridictions est supprimée, toutes les procédures en cours devant la juridiction concernée à la date d'entrée en vigueur du décret de suppression sont transférées en l'état à la juridiction de même niveau dans le ressort duquel est situé le siège de la juridiction supprimée, sans qu'il y ait lieu de renouveler les actes, formalités et jugements régulièrement intervenus antérieurement à cette date, à l'exception des convocations, citations et assignations données aux parties et aux témoins qui n'auraient pas été suivies d'une comparution devant la juridiction supprimée.

Avant l'entrée en vigueur du décret de suppression de la juridiction, les convocations, citations et assignations données aux parties et aux témoins peuvent être délivrées pour une comparution devant la juridiction à laquelle les procédures seront transférées, mais à une date postérieure à celle de la suppression effective de la juridiction d'origine.

Lorsque le ressort du tribunal de grande instance supprimé est réparti entre plusieurs tribunaux de grande instance, les mesures de protection des mineurs sont directement transférées au tribunal de grande instance dans le ressort duquel le mineur a son domicile, par dérogation au principe ci-dessus.

Lorsque le ressort du tribunal d'instance supprimé est réparti entre plusieurs tribunaux d'instance :

• les procédures de saisie des rémunérations sont directement transférées au tribunal d'instance dans le ressort duquel le débiteur a son domicile ;

• les procédures devant le juge des tutelles au tribunal d'instance dans le ressort duquel le majeur à protéger ou protégé a sa résidence habituelle ou le tuteur son domicile.

Les parties ayant comparu devant la juridiction supprimée sont informées, par l'une ou l'autre des juridictions, qu'il leur appartient d'accomplir les actes de la procédure devant la juridiction auquel la procédure a été transférée.

Les archives et les minutes du greffe de la juridiction supprimée sont transférées au greffe de la juridiction dans le ressort duquel est situé le siège de la juridiction supprimée. Les frais de transfert de ces archives et minutes sont pris sur le crédit ouvert à cet effet au budget du ministère de la justice.

Exécution des peines : publication de trois nouveaux décrets

Décr. n° 2010-1276, 27 oct. 2010, JO 28 oct.

Décr. n° 2010-1277, 27 oct. 2010, JO 28 oct.

Décr. n° 2010-1278, 27 oct. 2010, JO 28 oct.

Trois décrets du 27 octobre 2010 concernant l'exécution des peines - les procédures d'aménagement des peines, la libération conditionnelle et la surveillance judiciaire, ainsi que les modalités d'exécution des fins de peines d'emprisonnement en l'absence de tout aménagement - sont publiés au

Le premier de ces textes (n° 2010-1276) précise les conditions d'application des dispositions de la loi pénitentiaire n° 2009-1436 du 24 novembre 2009 instituant des procédures simplifiées d'aménagement des peines d'emprisonnement (chap. 1er). Les dispositions du code de procédure pénale relatives à la convocation des condamnés libres à l'issue de l'audience sont modifiées pour tenir compte de la possibilité d'aménagement des peines d'emprisonnement d'une durée inférieure ou égale à deux ans (art. 2). Les conditions dans

OMNIDROIT I Newsletter N°119 I 03.11.2010 Page I 14

Page 15: La Lettre Omnidroit

lesquelles un aménagement peut être accordé sont précisées, en distinguant selon la situation de la personne : si celle-ci libre ou incarcérée (art. 3) ; le texte définit, dans le premier cas, les modalités de convocation de l'intéressé devant le juge de l'application des peines (JAP) et le service pénitentiaire d'insertion et de probation (SPIP), et indique, dans le second, les conditions dans lesquels le SPIP étudie le dossier et transmet sa proposition d'aménagement au procureur, ensuite transmise pour homologation au JAP.

Dans un chapitre 2, plusieurs autres dispositions concernant l'application des peines sont précisées, dont la modification par les services pénitentiaires des horaires d'un aménagement de peine sur autorisation du JAP (art. D. 49-21-1 nouv. ; art. 4) et les conséquences de la conversion en sursis assorti d'un travail d'intérêt général d'une peine d'emprisonnement ayant fait l'objet d'un sursis partiel avec mise à l'épreuve (art. D. 545 nouv. ; ibid.). Le texte prévoit également que le président de la chambre de l'application des peines puisse, lorsqu'il constate que cette juridiction a été saisie d'un appel manifestement irrecevable, décider qu'il n'y a pas lieu de statuer sur cet appel, par ordonnance motivée non susceptible de recours (art. D. 49-42-1 nouv. ; ibid.).

Le second décret du 27 octobre 2010 (n° 2010-1277) précise les conditions d'application de certaines dispositions relatives à la surveillance judiciaire et à la libération conditionnelle, aux fins de répondre à certaines difficultés soulevées par les praticiens et prendre en compte les modifications introduites, en ce domaine, par la loi n° 2010-242 du 10 mars 2010 tendant à amoindrir le risque de récidive criminelle (sur cette loi, V. not. Dalloz actualité, 12 mars 201033176). Il clarifie les conditions dans lesquelles une surveillance judiciaire peut être prononcée après une libération conditionnelle révoquée, ainsi que les conséquences d'un retrait partiel de réduction de peine à la suite de la violation de ses obligations par une personne placée sous surveillance judiciaire. Il précise les conditions dans lesquelles intervient l'avis de la commission pluridisciplinaire des mesures de sûreté en cas de libération conditionnelle d'un condamné à la réclusion criminelle à perpétuité ou en cas de libération conditionnelle assortie d'un placement sous surveillance électronique mobile. Il confère à l'administration pénitentiaire le pouvoir de fixer la durée du placement au Centre national d'évaluation lorsque le placement est ordonné avant une éventuelle surveillance judiciaire ou la libération conditionnelle d'un condamné à la réclusion criminelle à la perpétuité. Il permet au JAP de suspendre pour raisons médicales les obligations d'une personne sous surveillance judiciaire ou bénéficiant d'une libération conditionnelle, y compris en cas de placement sous surveillance électronique mobile. Des coordinations sont également opérées, liées notamment à l'abaissement du seuil de la surveillance judiciaire ainsi qu'à l'entrée en vigueur de la loi n° 2010-769 du 9 juillet 2010 relative aux

violences faites spécifiquement aux femmes, qui a étendu la possibilité de surveillance électronique mobile en cas de violences au sein du couples (sur cette loi, V. not. « Violences faites aux femmes », Omnidroit, 13 juill. 2010).

Le troisième décret (n° 2010-1278) détaille, dans une nouvelle section 10, insérée après l'article D. 147-30-18 du code de procédure pénale, les modalités d'exécution des fins de peines d'emprisonnement en l'absence de tout aménagement. Une nouvelle procédure allant de l'instruction des dossiers des condamnés à la mise en œuvre de la surveillance électronique de fin de peine est fixée. Celle-ci envisage notamment l'incidence d'une nouvelle peine durant cette surveillance électronique et précise l'application de ces dispositions aux mineurs. La date d'entrée en vigueur de ce texte est fixée au 1er janvier 2011. Les deux autres entrent en vigueur immédiatement.

Application rétroactivede l'article 226-10 du code pénal modifiépar la loi du 9 juillet 2010

Crim. 14 sept. 2010, n° 10-80.718

Sont applicables rétroactivement les dispositions plus favorables de l'article 226-10 du code pénal relatif à la dénonciation calomnieuse, telles qu'issues de la loi du 9 juillet 2010, en ce qu'elles restreignent l'étendue de la présomption de fausseté du fait dénoncé.

La modification de l'article 226-10 du code pénal, relatif à la dénonciation calomnieuse, à la suite de l'article 16 de la loi n° 2010-769 du 9 juillet 2010 sur les violences faites aux femmes, les violences au sein des couples et les incidences de ces dernières sur les enfants, est à l'origine d'un conflit de lois dans le temps, conflit qu'a dû résoudre la chambre criminelle, dans un arrêt du 14 septembre 2010. Les juges du fond avaient en effet appliqué l'article précité dans sa rédaction en vigueur depuis le 1er

mars 1994. Cependant, la Cour de cassation avait considéré, au contraire, qu'il était nécessaire de procéder à un nouvel examen de l'affaire sur le fondement des dispositions plus favorables issues de la loi de 2010, sur le fondement de l'article 112-1 du code pénal.

C'est qu'en effet, cet article dispose, dans son alinéa 3, que « les dispositions nouvelles s'appliquent aux

OMNIDROIT I Newsletter N°119 I 03.11.2010 Page I 15

Page 16: La Lettre Omnidroit

infractions commises avant leur entrée en vigueur et n'ayant pas donné lieu à une condamnation passée en force de chose jugée lorsqu'elles sont moins sévères que les dispositions anciennes ». C'est le principe de la rétroactivité in mitius de la loi pénale.

Or, s'agissant de la dénonciation calomnieuse, délit caractérisé lorsqu'une personne dénonce un fait qui est de nature à entraîner des sanctions judiciaires, administratives ou disciplinaires, et qu'elle sait totalement ou partiellement inexact, les nouvelles dispositions sont justement moins sévères que les dispositions anciennes : tandis que la version antérieure de l'article 226-10 du code pénal estimait que « la fausseté du fait dénoncé résulte nécessairement de la décision, devenue définitive, d'acquittement, de relaxe ou de non lieu, déclarant que la réalité du fait n'est pas établie ou que celui-ci n'est pas imputable à la personne dénoncée », la loi de 2010 a prévu que les termes « que la réalité du fait n'est pas établie » soient remplacés par les termes « que le fait n'a pas été commis », ce qui a pour effet, comme n'a pas manqué de le relever la Cour de cassation dans l'arrêt étudié, de restreindre l'étendue de la présomption de fausseté du fait dénoncé.

Une telle solution ressort clairement de la lecture des travaux préparatoires relatifs à l'article 16 de la loi du 9 juillet 2010 (Rapport n° 2293 de M. Guy Geoffroy, député, fait au nom de la commission spéciale, déposé le 10 févr. 2010 ; rapport n° 564 (2009-2010) de M. François Pillet, fait au nom de la commission des lois, déposé le 17 juin 2010 ; rapport n° 2684 de M. Guy Geoffroy, député, déposé le 28 juin 2010). En effet, il y est indiqué que les dispositions antérieures instauraient une présomption irréfragable de fausseté des faits en cas de décision juridictionnelle définitive de relaxe, d'acquittement ou de non lieu pour insuffisances de charges. Une telle présomption était donc relativement étendue. Désormais, la loi nouvelle rend les décisions prises pour insuffisance de charges insusceptibles d'engendrer cette présomption de fausseté du fait dénoncé. Dès lors, en cas de décision définitive d'acquittement, de relaxe ou de non lieu rendue pour un tel motif, le tribunal devra apprécier la pertinence des accusations portées par le dénonciateur, en vertu du dernier alinéa de l'article 226-10.

Il est à remarquer que la solution n'est pas nouvelle, mais constitue l'aboutissement d'une jurisprudence constante rendue à l'occasion des premières modifications de l'article 226-10, laquelle avait précisé qu'était plus favorable une loi qui permettait de discuter d'un élément constitutif d'une infraction relevant jusqu'alors d'une preuve irréfragable. C'est ainsi que la cour d'appel de Paris, le 23 mars 1995, avait énoncé que l'article 226-10 du code pénal contenait des dispositions plus favorables au prévenu que l'état antérieur du droit, en ce qu'il ne comptait plus le classement sans suite d'une plainte parmi les mesures valant constatation de la fausseté des circonstances décrites dans la plainte (Paris, 23

mars 1995, RSC 1996. 653, obs. Y. Mayaud ; Dr. pénal 1995. 141, obs. Véron). De même, la Cour de cassation avait déjà adopté la même solution, alors que la présomption de fausseté du fait dénoncé était liée à une ordonnance de non lieu pour insuffisance de charges (Crim. 21 janv. 1997, Bull. crim. n° 18 ; RSC 1997. 639, obs. Y. Mayaud ; Dr. pénal 1997. 74, obs. Véron).

Mise en examen du témoin assisté :quel délai appliquer ?

Crim. 22 sept. 2010, n° 10-84.917

En cas de mise en examen du témoin assisté à la fin de l'information judiciaire, le délai ouvert par l'article 175 du code de procédure pénale pour formuler des demandes d'actes ou des requêtes en nullité (un ou trois mois) se substitue à celui de l'article 113-8 (vingt jours).

La mise en examen du témoin assisté peut se produire à l'initiative du témoin assisté lui-même, ou bien à celle du magistrat instructeur, lorsque les indices réunis au cours de son instruction deviennent « graves ou concordants » (art. 80-1 c. pr. pén.). Le juge d'instruction peut aussi procéder à la mise en examen du témoin assisté par lettre, en même temps que l'envoi de l'avis de fin d'information. La lettre informe alors la personne de l'ensemble de ses droits (art. 113-8). Elle peut, notamment, demander à être entendue, le magistrat étant alors tenu de l'auditionner. Corollaire indispensable du régime de purge des nullités, la personne ainsi mise en examen bénéficie également du droit de déposer les demandes d'actes qui lui semblent utiles à sa défense, ainsi que de présenter des requêtes en nullité.

Les textes qui régissent la situation décrite sont les articles 113-8 et 175 du code de procédure pénale. Or, leur lecture combinée laisse dubitatif. On sait en effet que la loi n° 2007-291 du 5 mars 2007 a modifié l'article 175 pour prévoir au bénéfice des parties, à la fin de l'information, un délai de un mois (si une personne est incarcérée), ou trois mois (dans les autres cas) pour présenter des observations, des demandes d'actes, ou des requêtes en nullité (ce délai était auparavant fixé à vingt jours, anc. art. 175, al. 2). Mais le législateur n'a pas songé, dans le même temps, à procéder à la modification de l'article 113-8, alinéa 3, qui prévoit toujours un délai de vingt jours.

OMNIDROIT I Newsletter N°119 I 03.11.2010 Page I 16

Page 17: La Lettre Omnidroit

Dans l'affaire commentée, un prévenu, témoin assisté dans une information ouverte du chef de fourniture illégale de services d'investissement (infraction financière consistant à fournir des services d'investissement à des tiers à titre de profession habituelle sans avoir obtenu l'agrément nécessaire, art. L. 573-1 c. mon. fin.), avait donc été avisé, en application des articles 113-8 et 175 du code de procédure pénale, de sa mise en examen et de la fin de l'information, ainsi que de la durée de trois mois (art. 175) durant laquelle il pouvait formuler des demandes d'actes ou des requêtes en annulation. Il se plaignait, en substance, de l'absence d'information relative au délai de vingt jours de l'article 113-8, pour solliciter l'annulation de l'avis de mise en examen. La chambre criminelle de la Cour de cassation rejette son pourvoi : il ne pouvait se faire grief de ce que les juges n'aient « pas répondu à sa demande d'annulation de l'avis de mise en examen fondée sur le défaut de mention de la durée de vingt jours (…), dès lors que le délai ouvert par l'article 175 du code de procédure pénale [s'était] substitué à celui de vingt jours prévu par l'article 113-8 du même code ». Les hauts magistrats confirment donc l'interprétation raisonnable que l'on pouvait faire de la combinaison des deux textes : les dispositions de l'article 175 étant plus récentes, les principes généraux du droit conduisaient en effet à considérer qu'elles avaient tacitement abrogé celles de l'article 113-8 (Rép. pén. Dalloz, v° Lois et décrets, spéc. n° 116).

Pour la cohérence juridique, il serait néanmoins souhaitable que le législateur procède à l'uniformisation de ces deux textes, bien que les conversions finales du statut de témoin assisté à celui de mis en examen soit assez rares dans la pratique judiciaire (F. Saint-Pierre, Guide de la défense pénale, 5e éd., Dalloz, 2007).

Budget 2011 : les députés votent des hausses d'impôts supplémentaires

Taxation accrue des plus-values immobilières, augmentation du prélèvement social sur les revenus du capital, réduction d'ISF - investissement PME revue à la baisse... la facture s'alourdit pour les particuliers. Les entreprises sont relativement épargnées.

L'Assemblée nationale a adopté en première lecture, le 26 octobre, la première partie du projet de loi de finances pour 2011 en durcissant son volet fiscal.

Mesures frappant les particuliers

Les hausses d'impôt initialement prévues pour financer les retraites seraient aggravées :

• le taux d'imposition des plus-values immobilières qui devait passer de 16 à 17 % serait aligné sur celui frappant pour les plus-values mobilières et fixé à 19 % ; celles des plus-values immobilières qui bénéficient d'un abattement pour durée de détention seraient soumises aux prélèvements sociaux sur l'intégralité de leur montant ;

• le prélèvement social dû sur les revenus du capital serait relevé de 2 à 2,2 %, ce qui porterait le total des contributions sociales à 12,3 % (au lieu de 12,1 %) ;

• le taux d'imposition applicable aux plus-values d'acquisition des stock-options serait porté, pour leur fraction excédant 152 500 €, de 40 à 41 %.

Contre l'avis du gouvernement, les députés ont par ailleurs ramené de 75 à 50 % le taux de la réduction d'ISF accordé au titre des investissements dans les PME.

Seule mesure dissonante dans ce contexte de rigueur : le quadruplement du montant des souscriptions au capital de PME ouvrant droit à une réduction d'IR, qui porte la limite d'investissement de 50 000 € à 200 000 € pour les célibataires et de 100 000 € à 400 000 € pour les couples. Mais cette mesure, très mal accueillie par Bercy, sera sans doute annulée au Sénat.

Mesures frappant les entreprises

Les députés ont voté le report à 2014 de la suppression de l'imposition forfaitaire annuelle (IFA) due par les sociétés dont le chiffre d'affaires est supérieur à 15 millions d'euros. Les entreprises ou associations qui ont payé l'IFA en 2010 seraient

OMNIDROIT I Newsletter N°119 I 03.11.2010 Page I 17

Page 18: La Lettre Omnidroit

donc encore tenues de la payer l'année prochaine et les deux années suivantes.

Comme les plus-values privées, les plus-values immobilières professionnelles qui bénéficient d'un abattement pour durée de détention seraient soumises aux prélèvements sociaux sur l'intégralité de leur montant.

Le crédit d'impôt recherche serait légèrement corrigé afin d'en réduire le coût. Les aménagements votés concernent notamment :

• l'exclusion de l'assiette du crédit d'impôt de tout ou partie des sommes versées à des intermédiaires en rémunération de prestations de conseil ;

• la diminution du montant des dépenses de fonctionnement prises en compte ;

• l'obligation pour les entreprises de réaliser au moins 25 % des opérations de recherche en interne.

Contentieuxdu recouvrementdes amendes : le jugement de Salomon du Conseil d'État

CE 22 oct. 2010, n° 328102

Les frais liés à la constatation des contraventions au code de la route par les policiers municipaux incombent aux communes. En revanche, les régies de recettes mises en place pour l'encaissement des amendes doivent être financées par l'État.

En définissant les missions des agents de police municipale en matière de contraventions au code de la route, le législateur a implicitement mis à la charge des communes les dépenses nécessaires à ces missions, a jugé le Conseil d'État. Les communes ne peuvent donc prétendre au remboursement par l'État des dépenses liées à la constatation des contraventions au code de la route ou à la perception des amendes forfaitaires. En revanche, les frais de fonctionnement des régies de recettes doivent être à la charge de l'État.

Le Conseil d'État a ainsi partiellement annulé l'arrêt de la cour administrative d'appel de Versailles (26 mars 2009, AJDA 2009. 1484, concl. F. Beaufaÿs) qui avait condamné l'État à indemniser la commune de Versailles au titre de l'ensemble des frais liés aux amendes forfaitaires émises par ses agents de police municipale.

Après avoir rappelé les dispositions du code général des collectivités territoriales, du code de la route et du code de procédure pénale relatives aux missions des policiers municipaux, la haute juridiction considère « que les dépenses nécessaires à l'exercice des missions confiées par ces dispositions législatives à des agents communaux agissant au nom de l'État sont constituées par les frais liés à la constatation par les agents de police municipale des contraventions aux dispositions du code de la route, ainsi qu'à la perception des amendes forfaitaires résultant de ces contraventions lorsqu'elle est effectuée par les agents verbalisateurs ». Elle juge que les frais d'établissement des avis de contravention, cartes de paiement et quittances remis aux contrevenants par les agents de police municipale « constituent dès lors des dépenses nécessaires à l'exercice des missions confiées aux agents de police municipale par les dispositions législatives mentionnées ci-dessus, lesquelles ont ainsi mis ces dépenses à la charge des communes ».

En revanche, « ni l'article L. 2212-5 du code général des collectivités territoriales, ni son article L. 2212-5-1, ni aucune autre disposition législative ne met directement ou indirectement à la charge des communes les frais de fonctionnement des régies de recettes mises en place par l'État auprès des communes pour l'encaissement, par les comptables publics de l'État, des amendes pouvant résulter des procès-verbaux établis par les agents de police municipale ». Par conséquent, « la cour administrative d'appel n'a dès lors pas commis d'erreur de droit en jugeant que les frais de fonctionnement d'une telle régie de recettes de l'État, créée par un arrêté préfectoral auprès de la commune de Versailles, supportés par cette dernière et chiffrés par la cour à 272 017 €, devaient être mise à la charge de l'État ».

Blocage des raffineries :le juge administratif poseles limites des réquisitions

TA Melun, ord., 25 oct. 2010, n° 1007348 TA Melun, ord., 22 oct. 2010, n° 1007329 CE, ord., 27 oct. 2010, n° 343966

Les réquisitions de salariés de raffineries ne sont légales que si elles sont proportionnées à l'urgence de la situation.

Les pouvoirs de réquisition du préfet ne peuvent porter atteinte au droit de grève que pour faire face

OMNIDROIT I Newsletter N°119 I 03.11.2010 Page I 18

Page 19: La Lettre Omnidroit

à l'urgence et à condition que la mesure soit proportionnée à celle-ci. C'est ce que rappellent plusieurs décisions des juges administratifs rendues dans le cadre du mouvement social dans les raffineries et les dépôts de carburant.

Conditions de réquisition du personnel d'une entreprise privée

Ainsi, le juge des référés du Conseil d'État a, dans une ordonnance du 27 octobre 2010, rappelé les principes classiques en les appliquant à la situation particulière actuelle.

Il était saisi d'un appel contre l'ordonnance du juge du référé-liberté du tribunal administratif de Versailles qui avait rejeté la demande de suspension de l'arrêté du préfet des Yvelines réquisitionnant des salariés de l'établissement de Gargenville. Il a jugé tout d'abord que, si le droit de grève présente le caractère d'une liberté fondamentale, « le préfet peut légalement, sur le fondement des dispositions du 4°, de l'article L. 2215-1 du code général des collectivités territoriales, requérir les salariés en grève d'une entreprise privée dont l'activité présente une importance particulière pour le maintien de l'activité économique, la satisfaction des besoins essentiels de la population ou le fonctionnement des services publics, lorsque les perturbations résultant de la grève créent une menace pour l'ordre public ; qu'il ne peut prendre que les mesures nécessaires, imposées par l'urgence et proportionnées aux nécessités de l'ordre public ».

En l'espèce, le juge relève que le 22 octobre 2010 l'aéroport de Roissy ne disposait plus que de trois jours de carburant. Il considère « que l'incapacité de l'aéroport à alimenter les avions en carburant aérien pouvait conduire au blocage de nombreux passagers, notamment en correspondance, et menacer la sécurité aérienne en cas d'erreur de calcul des réserves d'un avion ; que par ailleurs la pénurie croissante d'essence et de gazole en Ile-de-France le 22 octobre 2010 menaçait le ravitaillement des véhicules de services publics et de services de première nécessité et créait des risques pour la sécurité routière et l'ordre public ».

Dès lors, la réquisition de l'établissement constituait une « solution nécessaire, dans l'urgence, à la prévention du risque de pénurie totale de carburant aérien à l'aéroport, en l'absence d'autres solutions disponibles et plus efficaces ». En outre, « en raison de sa situation, cet établissement représentait également une solution nécessaire à l'approvisionnement en urgence de la région Ile-de-France en essence et en gazole ».

Le juge note également que seule une fraction de l'effectif de l'établissement a été requise et juge que « la détermination de l'effectif des salariés requis n'est pas, en l'état de l'instruction, entachée d'une illégalité manifeste, alors même que les salariés requis, eu égard à leurs fonctions, représenteraient l'essentiel des salariés grévistes ». La requête est donc rejetée. Par là, le Conseil d'Etat valide le raisonnement suivi quelques jours plus tôt par plusieurs tribunaux administratifs.

Un arrêté annulé par le tribunal administratif de Melun

La nécessité de n'agir que pour répondre à l'urgence et avec des moyens proportionnés à celle-ci avait ainsi été rappelée au préfet de Seine-et-Marne par le juge des référés du tribunal administratif de Melun le 22 octobre 2010. Saisi d'un référé-liberté contre la réquisition d'employés de la raffinerie de Grandpuits, il l'avait suspendue au motif « qu'en réquisitionnant la quasi-totalité du personnel […] en vue, non seulement d'alimenter en carburants les véhicules prioritaires, mais également de fournir en produits pétroliers de toute nature l'ensemble des clients de la raffinerie, dans le but de permettre aux entreprises du département de poursuivre leurs activités, et alors, au surplus, que le représentant du préfet a déclaré à l'audience que des stations-service du département étaient déjà réservées au profit des véhicules d'urgence et de secours, l'arrêté a eu pour effet d'instaurer un service normal au sein de l'établissement et non le service minimum que requièrent les seules nécessités de l'ordre et de la sécurité publics ».

Tirant les leçons de cette ordonnance, le préfet a alors procédé à une nouvelle réquisition, laquelle a été jugée proportionnée par le même juge le 25 octobre. Celui-ci a estimé que la grève entamée le 12 octobre « compromet sérieusement l'approvisionnement en carburants des véhicules d'urgence et de secours aux personnes ». Relevant que l'arrêté visait exclusivement à assurer cet approvisionnement prioritaire, il considère « qu'il ne ressort pas de l'instruction que le préfet disposait d'autres moyens en vue d'obtenir le résultat recherché ; que seuls quatorze agents sur les cent soixante-dix environ affectés à ce site font l'objet de la présente réquisition sans qu'il soit allégué que ce nombre serait excessif par rapport aux besoins des opérations pour lesquels ils sont requis ».

OMNIDROIT I Newsletter N°119 I 03.11.2010 Page I 19

Page 20: La Lettre Omnidroit

Étude en avant-première

La Cour de cassation s'est-elle convertie à la théoriede l'imprévision ?

Par Denis Mazeaud, Professeur à l'Université Panthéon-Assas, etThomas Genicon, Professeur à l'Université de Rennes I

Com. 29 juin 2010, n° 09-67.369

Un arrêt, non publié au Bulletin, rendu par la chambre commerciale le 29 juin dernier, paraît bien admettre la théorie de l'imprévision. S'agit-il vraiment d'un revirement ? Deux lectures s'opposent, celle de Denis Mazeaud et celle de Thomas Genicon.

L'arrêt Canal « moins » ?

1. Le destin des arrêts de la Cour de cassation dépendrait-il essentiellement de la vigilance de la doctrine, dont le rôle dans la production des règles de droit serait alors sensiblement rehaussé ? C'est cette première question qu'entre beaucoup d'autres pose l'arrêt rendu le... 29 juin 2010 (soit déjà depuis plus de trois mois) par la chambre commerciale de la Cour de cassation. Cette décision, dont on pressent qu'elle va susciter des débats passionnés, était apparemment passée inaperçue. Sauf erreur, aucune plume, grande ou petite, du droit des contrats n'avait encore daigné lui accorder la moindre attention, absorbée qu'elles étaient sans doute par le commentaire de l'arrêt rendu le même jour et par la même chambre à propos des clauses limitatives de réparation(1). Grâce soit donc rendue à Thomas « Sherlock » Génicon qui a déniché cet OJNI (objet juridique non identifié) presque par hasard, et avec lequel je dialoguerai à quelques pages de distance, tant nos avis sont partagés au sujet de cet arrêt oublié.

2. Les faits de l'espèce font immédiatement penser à ceux qui avaient donné lieu au très fameux arrêt « Canal de Craponne »(2) dans lequel la Cour de cassation a énoncé sa doctrine en matière d'imprévision. Les sociétés SEC et Soffimat ont conclu en 1998, pour une durée de 12 ans, un contrat de maintenance portant sur deux moteurs d'une centrale de production de cogénération moyennant une redevance forfaitaire annuelle. Avec le temps et l'évolution des circonstances économiques, la société Soffimat a été confrontée à de très graves difficultés en raison de l'augmentation très sensible du prix des pièces de rechange dont elle doit faire l'acquisition pour réaliser les travaux de maintenance qui lui incombent contractuellement, le montant des redevances dues par la société SEC étant alors devenu ridicule. Nonobstant ce bouleversement profond de l'économie du contrat, survenu au cours de son exécution en raison d'un changement de circonstances, la société SEC a exigé en référé l'exécution scrupuleuse des engagements contractuels souscrits par son cocontractant. Vœu exaucé par le juge des référés qui a condamné ce dernier à exécuter son obligation de révision des moteurs, motif pris que celle-ci n'était pas sérieusement contestable.

3. L'arrêt confirmatif de la cour d'appel a été cassé, au visa des articles 1131 du code civil et 873, alinéa 2, du code de procédure civile, aux motifs qu’« en statuant ainsi, sans rechercher, comme elle y était invitée, si l'évolution des circonstances économiques et notamment l'augmentation du cours des matières premières et des métaux depuis 2006 et leur incidence sur celui des pièces de rechange, n'avait pas eu pour effet, compte tenu du montant de la redevance payée par la société SEC, de déséquilibrer l'économie générale du contrat tel que voulu par les parties lors de sa signature en décembre 1998 et de priver de toute contrepartie réelle l'engagement souscrit par la société Soffimat, ce qui était de nature à rendre

OMNIDROIT I Newsletter N°119 I 03.11.2010 Page I 20

Page 21: La Lettre Omnidroit

sérieusement contestable l'obligation dont la société SEC sollicitait l'exécution, la cour d'appel a privé sa décision de base légale ».

En clair et en bref, la Cour de cassation admet implicitement et potentiellement(3) avec cet arrêt la caducité du contrat pour imprévision sur le fondement de la cause, et provoque une fissure dans le « Canal de Craponne ».

La solution est pour le moins audacieuse et innovante(4), et il convient de s'arrêter sur l'explication (I) de l'arrêt avant d'émettre une quelconque appréciation (II).

I – Explication

4. Pour correctement appréhender la teneur et mieux apprécier la saveur de l'arrêt, il est opportun d'en disséquer la motivation, étant bien évidemment entendu que, dans cette perspective, on ne se situe plus au stade du juge du provisoire, mais dans l'hypothèse où un juge statuant au fond serait saisi du litige. En premier lieu, la Cour, en admettant que la disparition de la cause peut exercer une influence sur l'effectivité de l'obligation du débiteur, suggère, comme le pourvoi l'y invitait, que la disparition de la cause d'un contrat à exécution successive emporte sa caducité, seule sanction contractuelle appropriée lorsque la cause disparaît. La règle n'est pas totalement inédite, mais elle est particulièrement intéressante puisqu'elle revient sur l'adage doctrinal classique, « Cause à l'origine, cause toujours ! ». Adage en vertu duquel, d'une part, l'existence de la cause, exclusivement appréhendée comme une condition de validité, n'est contrôlée qu'au jour de la formation du contrat et, d'autre part, sa disparition lors de l'exécution du contrat n'affecte pas sa vitalité. Si l'on s'en tient au XXIe siècle et à la seule figure du contrat isolé, quelques arrêts rendus par la première chambre civile de la Cour de cassation(5) avaient déjà admis que la cause pouvait constituer autre chose qu'un instrument de contrôle objectif de la rationalité du consentement, cantonné alors au stade de la rencontre des volontés. La première chambre l'a aussi appréhendée comme une technique de contrôle de l'équilibre structurel du contrat tout au long de son exécution et l'a, par conséquent, érigée en condition de pérennité d'un contrat à exécution successive, sa disparition emportant alors la caducité de celui-ci.

5. Mais, ce qui retient surtout l'attention dans l'arrêt commenté, c'est ce qui constitue l'amont de sa motivation, en clair le fait générateur de la disparition de la cause en cours d'exécution. A cet égard, la lettre de l'arrêt ne laisse aucun doute, c'est un changement imprévisible des circonstances qui a supprimé la cause de l'engagement souscrit par le débiteur de l'obligation de révision des moteurs. C'est « l'évolution des circonstances économiques et notamment l'augmentation du coût des matières premières et des métaux » au cours de l'exécution du contrat qui a provoqué un bouleversement de son économie interne, dans la mesure où l'engagement du débiteur de l'obligation de révision s'est trouvé privé de contrepartie, au regard du montant devenu ridicule de la redevance que devait lui verser son cocontractant, laquelle avait été fixée au jour de la conclusion du contrat en contemplation de circonstances économiques radicalement différentes.

Chaque amateur de droit des contrats, fût-il tout jeune étudiant en droit des obligations, aura aisément identifié, à travers la lettre de cette motivation, l'esprit qui anime la théorie de l'imprévision. En effet, ce que suggère implicitement(6) la Cour, c'est que, parce qu'il prive de cause l'engagement d'un des contractants, le changement imprévisible de circonstances emporte la caducité du contrat à exécution successive, dont il bouleverse profondément l'économie telle qu'elle avait été façonnée par les contractants au jour de sa conclusion.

Reste maintenant à se demander ce qu'il faut penser de cet arrêt et de la caducité pour imprévision, fondée sur la disparition de la cause, qu'on peut en induire en sollicitant sa motivation.

II – Appréciation

6. L'exploitation de la théorie de l'imprévision pour libérer un contractant, victime d'un changement imprévisible de circonstances, qui rend l'exécution du contrat excessivement onéreuse, en raison du bouleversement de son économie interne nous paraît une source de progrès pour notre modèle contractuel, qui refuse depuis près de 130 ans toute ingérence du juge sur le fondement de la théorie susvisée.

On ne reviendra pas dans le détail sur les raisons qui ont conduit la Cour de cassation à un tel refus et la doctrine à l'en approuver dans sa grande majorité. Outre la défiance à l'égard de toute intervention du juge dans le contrat, ce refus est le produit du principe de liberté contractuelle qui irrigue notre droit des contrats ; puisque les contractants sont réputés être les meilleurs juges de leurs propres intérêts, il

OMNIDROIT I Newsletter N°119 I 03.11.2010 Page I 21

Page 22: La Lettre Omnidroit

convient logiquement de faire confiance à leurs capacités d'anticipation et d'adaptation, lesquelles s'expriment par l'insertion de clauses susceptibles de gérer le risque d'imprévision. Mieux, la règle héritée du « Canal de Craponne » stimulerait cette liberté en favorisant l'éclosion de clauses ayant pour objet l'adaptation du contrat au changement de circonstances(7). En définitive, la règle traditionnelle de la Cour constituerait donc un hommage à la liberté contractuelle et une œuvre de responsabilisation des contractants.

7. Aucun de ces arguments ne nous paraît propre à condamner, sous forme de principe, la remise en cause du contrat pour imprévision. On ne reviendra pas sur le bien-fondé de la défiance à l'égard du juge qui serait, via la théorie de l'imprévision, doté d'un pouvoir exceptionnel pour sauvegarder les intérêts légitimes d'un contractant victime de la fatalité. La controverse sur ce point est éternelle, d'autant qu'elle se nourrit de trop de données irrationnelles. Ensuite, il nous semble que c'est surestimer la rationalité des contractants que d'affirmer que, parce qu'ils sont les meilleurs juges de leurs propres intérêts, ils sont nécessairement capables, au jour de la conclusion de leur contrat, de gérer contractuellement le risque de changement de circonstances via des clauses appropriées. Enfin, l'argument selon lequel le refus de la révision judiciaire pour imprévision conduit à stimuler la liberté contractuelle nous semble pour le moins réversible ; on peut tout aussi bien soutenir que l'admission de la révision et de la résiliation judiciaires pour imprévision inciterait fortement les contractants à prévoir eux-mêmes le traitement du risque d'imprévision pour éviter l'intervention du juge.

Quoi qu'il en soit, l'ingérence exceptionnelle du juge en cas d'imprévision nous semble souhaitable, du moins si l'on accepte d'en finir avec l'image irréaliste du contrat conçu comme une nature morte, figure abstraite déconnectée des réalités politiques, économiques et sociales, et qu'on l'envisage comme un organisme vivant et sensible à l'environnement qui l'entoure, susceptible comme tel d'évolutions et de modifications. Le pouvoir exceptionnel du juge, lorsque le changement imprévisible de circonstances bouleverse profondément l'économie du contrat et lorsque la voie de la renégociation conventionnelle, préalable nécessaire à son intervention, a échoué, constitue, en effet, en situation de crise, la seule alternative à l'inexécution du contrat et à sa rupture, le seul remède propre soit à sauvegarder le contrat et à assurer sa pérennité, s'il se traduit par une révision, soit à préserver les intérêts légitimes du contractant que le changement imprévisible de circonstances accable quand il se solde par la cessation des effets du contrat pour l'avenir.

Autant dire qu'on peut, dans une perspective de justice contractuelle, se réjouir de cet arrêt, même si, en toute objectivité, le pas qu'il constitue vers l'admission de la théorie de l'imprévision relève plutôt du domaine de l'infiniment petit.

8. On relèvera aussi qu'en admettant implicitement la caducité d'un contrat à exécution successive pour imprévision, la Cour de cassation réussit le remarquable tour de force d'esquisser une mutation fondamentale de notre modèle contractuel en exploitant une notion traditionnelle de notre patrimoine contractuel, propre à canaliser la mise en œuvre de la théorie de l'imprévision qui acquerrait ainsi droit de cité dans le système juridique français. En effet, en appelant la cause à la rescousse, la Cour limite sensiblement le champ d'application de la théorie de l'imprévision au cas extrême, et donc fatalement assez rare, dans lequel le changement de circonstances provoque, non pas un simple déséquilibre contractuel d'ordre économique, fût-il très important, mais un déséquilibre d'ordre structurel, caractérisé par la disparition de la contrepartie contractuellement convenue. Dans la logique de la notion de cause, le déséquilibre ne peut emporter de conséquences sur le sort du contrat synallagmatique que s'il se traduit pas une absence de contrepartie, ou par une contrepartie simplement illusoire ou manifestement dérisoire. Autant dire qu'en exploitant la notion de cause comme support conceptuel de l'imprévision, plutôt que la bonne foi, contrairement à ce que nous avions prôné avec d'autres au bon vieux temps du solidarisme contractuel..., la Cour de cassation réduit sensiblement les risques inhérents à la mise en œuvre de cette théorie.

D'autant que, dans la logique de l'exploitation de la cause, l'admission de l'imprévision ne se solde que par la caducité du contrat. Ce qui rassurera ceux qui persistent à penser que le juge est l'ennemi contractuel numéro 1, et qu'il n'est même pas question de lui accorder un pouvoir exceptionnel de révision, comme il s'agirait de le faire, via l'admission franche et massive de la théorie de l'imprévision. En effet, le juge n'est ici habilité qu'à mettre fin au contrat en prononçant sa caducité. Sanction qui s'impose puisqu'elle est théoriquement la plus appropriée en cas de disparition de la cause.

9. Reste à tenter d'apprécier la portée de cet arrêt. D'emblée, ceux, sans doute très nombreux, qui lui décerneront le label peu glorieux de « petit arrêt de la jurisprudence civile », nous sembleraient malvenus de s'appuyer sur le fait qu'il statue en référé ou que la cour d'appel est, en l'occurrence, « sanctionnée » pour un simple manque de base légale. Aucun de ces arguments ne nous semble décisif. En revanche, le vice de cet arrêt, au regard de l'évaluation de sa portée et de son potentiel à être exploité dans une instance au fond, réside dans son absence de publication au Bulletin qui, a priori, interdit sinon que la doctrine s'y intéresse, du moins de lui attacher une importance quelconque, puisque pour reprendre les mots du Président Weber, sur le site de la Cour de cassation, ces arrêts « n'apportent rien à la doctrine de

OMNIDROIT I Newsletter N°119 I 03.11.2010 Page I 22

Page 23: La Lettre Omnidroit

la Cour de cassation ». Seul l'avenir nous dira si nous avons inutilement encombré les colonnes du Recueil Dalloz en nous arrêtant longuement sur un arrêt qui ne mérite même pas la citation, ou si ce petit hommage, en dépit du peu d'intérêt que lui portent ceux-là même qui l'ont conçu, était opportun. La réponse à cette question quasi existentielle nous sera probablement donnée, à l'avenir, non par la Cour de cassation mais par le législateur, si tant est que celui-ci n'attende pas encore une décennie pour opérer la réforme du droit des contrats... A cet égard, l'examen comparé des trois projets de réforme est assez édifiant, notamment si on les étudie au regard de l'arrêt commenté.

10. L’« avant-projet Catala »(8) reflète parfaitement la confiance dans la capacité des contractants à gérer le risque d'imprévision, et reflète l'idée que la liberté contractuelle est le meilleur remède au changement de circonstances survenu lors de l'exécution du contrat. Ainsi, aux termes des articles 1135-1 et 1135-2, dans les contrats à exécution successive ou échelonnée, les parties sont libres de stipuler des clauses de renégociation en cas de changement de circonstances tel que le déséquilibre contractuel prive le contrat d'intérêt pour l'un des contractants. A défaut d'une telle clause, la renégociation du contrat peut, dans ces circonstances, être ordonnée par le juge, et si celle-ci échoue, chaque contractant peut alors résilier unilatéralement le contrat dont le sort dépend, on l'a compris, de la volonté des contractants tout au long du processus. En somme, hors la liberté contractuelle, point de salut en cas de changement imprévisible de circonstances ! Cet avant-projet est donc hermétique à la théorie de l'imprévision sous toutes ses formes et en très net retrait par rapport à notre arrêt.

Dans l’« avant-projet gouvernemental »(9), la révision judiciaire pour imprévision n'est possible qu'« avec l'accord des parties ». En revanche, sans qu'il soit tenu d'obtenir le blanc seing des contractants, le juge peut « mettre fin (au contrat) à la date et aux conditions qu'il fixe ». Ce texte admet donc la cessation du contrat pour imprévision, sans que l'on sache précisément quel est le support conceptuel du pouvoir du juge, ni, par conséquent, les règles qui fixent son régime, notamment la portée, dans le temps, de sa décision de mettre fin au contrat. Raisons suffisantes pour préférer la règle suggérée par la Cour de cassation.

Reste l’« avant-projet Terré »(10) qui opère une révolution contractuelle en la matière puisqu'il admet, en cas d'échec de la renégociation conventionnelle du contrat devenu profondément déséquilibré à la suite d'un changement imprévisible de circonstances, que « le juge peut adapter le contrat en considération des attentes légitimes des parties ou y mettre fin à la date et aux conditions qu'il fixe »(11). Au regard de l'arrêt, ce texte est à la fois plus audacieux et plus imprécis. Plus audacieux, parce qu'il admet, à juste titre, la révision judiciaire pour imprévision. Plus imprécis, parce qu'il reste coi sur le support conceptuel du pouvoir du juge et sur son régime quand il décide de mettre fin au contrat victime des meurtrissures du temps.

11. Quand, par la grâce du législateur, la réforme du droit commun des contrats cessera d'être l'arlésienne du droit privé, il est permis d'espérer que la loi évoluera en matière d'imprévision et consacrera le pouvoir exceptionnel du juge, en cas d'échec de la voie de la renégociation conventionnelle, de réviser le contrat ou de prononcer sa caducité, selon la gravité des maux dont le changement imprévisible des circonstances, survenu pendant l'exécution du contrat, l'affectera.

Mazeaud Denis

Professeur à l'Université Panthéon-Assas (Paris II)

* **

Théorie de l'imprévision... ou de l'imprévoyance ?

Se peut-il qu'une souris accouche d'une montagne? Nul doute que l'arrêt rendu le 29 juin dernier par la chambre commerciale sera d'abord l'objet d'une bataille d'experts en technique de cassation(12). Simple arrêt non publié, dira-t-on d'un côté, rendu en formation restreinte, pour défaut de base légale, tranchant une simple question de procédure civile (le débat portait seulement sur la compétence du juge des référés). Oui, mais arrêt de cassation tout de même, rétorquera-t-on, dont on ne peut négliger, en toute bonne foi, le motif décisoire quand bien même il laisserait toute latitude à la cour de renvoi. Quelle formule, en effet !, si longue, si finement ciselée et aux termes si choisis... Formule qu'on ne cesse de relire sans vraiment y croire et qu'on dirait tout droit sortie du rêve le plus fou du précédent commentateur : « si l'évolution des circonstances économiques (...) n'avait pas eu pour effet (...) de déséquilibrer l'économie générale du contrat (...) et de priver de toute contrepartie réelle l'engagement (...) ». Un pavé dans la mare.

OMNIDROIT I Newsletter N°119 I 03.11.2010 Page I 23

Page 24: La Lettre Omnidroit

Vraiment, cette fois, on ne voit pas comment esquiver le coup. On pourra bien minimiser la portée de cet arrêt perdu; on ne peut, dans l'immédiat, minimiser la portée de ce qu'il dit. Car tout y est, ou presque, de la théorie de l'imprévision telle qu'on l'enseigne aux étudiants de deuxième année avant de brandir le célébrissime arrêt Canal de Craponne pour la balayer. Il n'est que la sanction de cette imprévision qui reste dans l'ombre, encore que l'on pourrait deviner une forme de neutralisation du contrat, sans qu'on sache bien si elle serait provisoire ou définitive : caducité comme le suggérait le pourvoi ? Résolution sur le mode de l'effet produit par une condition résolutoire ? mais sans effet rétroactif ? Plus subtilement, « exception d'imprévision » sur le mode de l'exception d'inexécution puisque l'arrêt est uniquement cassé pour ne pas avoir recherché si le débiteur pouvait refuser de s'exécuter (conséquence logique du fait que son obligation serait devenue sérieusement contestable) ? Et alors, cette nouvelle génération d'exception serait-elle destinée à imposer l'ouverture d'une renégociation du contrat ? Quoi qu'il en soit, de révision judiciaire des prestations, il n'est pas explicitement question et c'est au moins une consolation; la seule à dire vrai.

Car, pour le reste, ce revirement in petto nous semble très regrettable. S'il faut y voir un arrêt de provocation, sorte de ballon d'essai destiné à sonder les opinions, on se permettra de dire qu'il mérite d'être condamné. Mais on avouera partir d'un a priori défavorable sur lequel il faut s'expliquer, dans un premier temps, afin d'essayer, dans un second temps, de s'en extraire pour voir ce qui peut être sauvé, à la rigueur, de ce curieux arrêt.

I - Un dérapage avant l'heure

Contrairement à ce que considère une doctrine désormais majoritaire, il ne nous semble guère que la jurisprudence Craponne soit une vieillerie dont il faudrait se débarrasser absolument. On osera même admirer ce juge qui sait rester à sa place en refusant de jouer au justicier et qui, forcément très conscient de l'injustice faite à l'échelle de l'espèce (on se rappellera que le déséquilibre était caricatural), n'en maintient pas moins l'intransigeance d'un principe qu'il sait bon à l'échelle du système juridique tout entier. En sacrifier un, pour en sauver cent, dirait un slogan révolutionnaire... Capitant, du reste, citant Herriot, lorsqu'il parlait du « respect étroit, strict, douloureux par moment de la signature », n'avait-il pas pleinement conscience de ce sacrifice difficile mais nécessaire ?(13) Le monde peut bien s'effondrer, le contrat sera toujours là, proclame le droit français ! On parlerait aujourd'hui d'un message de politique juridique dont on mesure, moralement, l'hommage qu'il rend à la parole donnée et, économiquement, le signal rassurant qu'il envoie aux milieux d'affaires. Or, précisément, à l'heure d'une compétition économique présumée des systèmes juridiques, on rappellera à tous ceux qui voient d'abord dans le droit des contrats un instrument au service de ces milieux, que la common law - dont on a souvent tendance à penser, à tort ou à raison, qu'elle y fait figure de modèle - est toute proche de la jurisprudence Craponne... même si, par calcul et délaissant le droit comparé véritable pour le droit virtuel européen, on a souvent laissé entendre le contraire(14) ! Le droit français aurait-il alors vraiment intérêt, en ces temps de mondialisation, à proclamer que le contrat est désormais moins obligatoire et à s'écarter de la « sanctity of contract » qui « entretient la réputation d'un droit sûr, prévisible, à laquelle les common lawyers sont ouvertement attachés »(15) ? Bien sûr, il y a l'équité, le sentiment de justice élémentaire... Mais sur ce terrain, il n'est pas certain que la théorie de l'imprévision soit elle-même à l'abri de toute critique. Ainsi que l'a souligné M. Molfessis, n'y aurait-il pas quelque injustice à ne corriger que les déséquilibres les plus considérables - ce qui est le présupposé de la théorie sauf à ruiner en son entier le droit des contrats - laissant intacts les déséquilibres simplement graves(16) ? Cette « discrimination » entre les situations de plus ou moins grande détresse ne serait pas facilement tenable ; avec le risque, à terme, d'ouvrir totalement les vannes, ce que personne ne veut... Pire encore, la faculté de révision pourrait bien se transformer... en instrument d'oppression du plus faible, ce que Carbonnier avait d'ailleurs pressenti(17). Il se dit parfois qu'en ces temps difficiles, certains fournisseurs puissants, se disant dans une situation intenable, usent (abusent...) de la clause de hardship qu'ils n'ont pas manqué d'insérer comme d'une justification un peu facile pour arracher des révisions à la baisse des tarifs... mais de leurs partenaires faibles seulement, tout en se gardant bien d'agir de même avec leurs partenaires forts ! Des dangers d'instiller un climat général de « droit à » la révision... Paraphrasant le mot célèbre, on est donc bien tenté de penser, pour notre part, que le rejet de l'imprévision, aussi crucifiant soit-il, est peut-être bien le pire des systèmes... à l'exception de tous les autres.

Encore faut-il rechercher les mérites de celui qu'initie peut-être l'arrêt du 29 juin 2010. Passé le cap de la théorie de l'imprévision, il est des manières plus ou moins dangereuses de naviguer sur les mers nouvelles. Or, il n'est pas question ici de révision du contrat mais uniquement de neutralisation de l'obligation contestée sur le terrain de l'absence de cause, puisque cette obligation aurait perdu en cours de contrat « toute contrepartie réelle ». La contrepartie devenue insuffisante, même très gravement, ne suffit donc pas : il en faut une quasi-disparition. De la même façon, on le sait, qu'il ne peut être question de sanctionner l'absence partielle de cause au stade de la formation du contrat - ce serait admettre la lésion -

OMNIDROIT I Newsletter N°119 I 03.11.2010 Page I 24

Page 25: La Lettre Omnidroit

il ne peut être question de sanctionner la disparition partielle de cause lors de son exécution. On doit bien admettre qu'ainsi présentée, l'innovation est mesurée car on pourrait n'y voir que la transposition, au stade de l'exécution du contrat, d'une jurisprudence bien connue qui accepte d'assimiler la contrepartie dérisoire au défaut total de cause : c'est notamment la fameuse nullité de la vente à vil prix. Et nul n'a jamais contesté cette solution traditionnelle qui frôle la lésion sans qu'elle ait conduit, semble-t-il, à des débordements regrettables. Mais encore faudrait-il qu'il s'agisse bien de cela et la meilleure façon de le vérifier, en l'espèce comme à l'avenir (s'il y en a un), sera de se livrer honnêtement au « test » rétrospectif suivant : le contrat aurait-il été annulé pour « vil prix » s'il avait présenté, au jour de sa conclusion, la physionomie déséquilibrée qu'il a prise par la suite ? En toute logique, ce n'est qu'en cas de réponse positive que l'imprévision pourrait être consacrée techniquement sur le terrain de la cause... Faisant coïncider exactement le domaine de la nullité pour vil prix initial avec la caducité (?) pour vil prix survenu, on mesure qu'il y aurait là une façon de contenir sévèrement l'arrêt.

Seulement, il n'est pas du tout certain qu'en l'espèce, les juges auraient répondu par l'affirmative au « test » évoqué, ce qui conduit à penser que l'orientation prise est loin d'être restrictive. D'abord parce que l'idée de disparition de « toute contrepartie réelle » est mise en concurrence avec celle de « déséquilibre (de) l'économie générale du contrat », notion beaucoup plus floue, beaucoup plus ouverte et donc beaucoup plus dangereuse. Ensuite, parce que l'analyse des faits de l'espèce montre bien qu'on était très loin d'une situation dramatique « à la Craponne ». Qu'on en juge, plutôt, à la lumière du pourvoi annexé qui fait apparaître, pêle-mêle : 1°) que l'augmentation du coût des matières premières datait de 2006, soit deux ans avant que la prestation ne devienne exigible, mais que Soffimat, outre le fait que la société SEC lui avait déjà accordé en 2007, une nette révision à la baisse de la prestation due, n'a fait part de ses difficultés que quatre mois avant la date d'exigibilité, ce qui rendait plutôt « suspect » - selon le terme du juge des référés - son accablement soudain ; 2°) qu'elle était prête à s'en tenir pour quitte, à cet instant, avec une augmentation de... 12,8 % seulement, ce qui, même à supposer qu'elle cherchait simplement à limiter ses pertes, montrait peut-être que la situation n'était pas exactement intenable ; 3°) ainsi que l'avait pertinemment relevé la cour d'appel, qu'une clause avait spécialement été insérée (art. 12) pour permettre éventuellement une renégociation à raison des nouvelles circonstances économiques, mais seulement au terme de la convention si elle était reconduite : à s'en tenir à l'économie générale du contrat, justement, n'était-ce pas qu'a contrario, il prévoyait lui-même qu'aucune révision n'était envisageable avant cette date ; une sorte de « clause implicite de non-imprévision » en somme ! 4°) que d'ailleurs, la difficulté venait de l'augmentation du prix des pièces de rechange imposée par son propre fabricant alors qu'on pourrait sérieusement se demander de façon générale si le « risque-fabricant » n'est pas par nature un risque à la charge du prestataire. On soulignera à cet égard que certains droits étrangers font un tri scrupuleux parmi les causes du bouleversement pour écarter celles qui devaient naturellement demeurer à la charge du débiteur, que ce soit par exemple à raison de sa santé économique(18) ou des impératifs d'un milieu considéré(19). Sans compter qu'il pourrait bien y avoir des erreurs d'imprévision comme il est des erreurs inexcusables sur la substance : Capitant n'avait-il pas fustigé la thèse de l'imprévision en soulignant « qu'elle serait plus justement dénommée la thèse de l'imprévoyance »(20) ? 5°) que le « bouleversement » économique tenait à un triplement du coût initial ce qui, sans être monnaie courante, doit tout de même arriver. Bien sûr, on a conscience des risques de méprise qu'il y a à glisser ainsi sur le terrain d'une analyse économique pour laquelle nous n'avons aucune compétence. Mais on relèvera tout de même, encore une fois, que récemment des hausses de 400 % du coût de l'exécution n'ont pas été jugées suffisantes en droit américain pour retenir l’« impracticability »(21)...

Évidemment, la cour de renvoi restera libre d'écarter l'hypothèse d'un bouleversement économique de nature à priver Soffimat de toute contrepartie réelle - il faut le souhaiter - mais on se demande bien pourquoi la chambre commerciale a pris la peine de casser l'arrêt s'il ne lui semblait pas que le déséquilibre survenu méritait quelque considération. Aussi bien, on voit déjà s'épanouir sous nos yeux le risque majeur de la théorie de l'imprévision : celui d'un dérapage. Et il ne s'agit guère là de quelque fantasme car il faut se souvenir de cet arrêt aberrant qu'avait rendu la cour d'appel de Nancy le 26 septembre 2007(22) par lequel les juges entendaient imposer une révision de l'accord, non pas pour remédier à la ruine de l'un des contractants, mais uniquement parce que l'autre avait bénéficié après coup et contre toute attente d'un enrichissement dont les magistrats nancéens entendaient que tout le monde profite ! Autant dire, si l'on met bout à bout cette décision et l'arrêt ici commenté, qu'on peut légitimement avoir quelque inquiétude pour l'avenir puisque les dérapages ont commencé avant même que la théorie de l'imprévision ait véritablement fait son entrée dans le droit français. Et si l'on voulait se montrer terriblement cynique, on pourrait même se féliciter que l'imprévision vienne à la lumière dans des circonstances aussi peu glorieuses et aussi dangereuses : un jaloux (Nancy) et un déçu (Com. 29 juin 2010), on fait mieux comme porte-étendards des opprimés ! Finalement, la jurisprudence n'offre-t-elle pas sur un plateau et par l'exemple ce qu'il fallait démontrer ? Quand un arrêt aventureux vaut mieux qu'un long discours...

OMNIDROIT I Newsletter N°119 I 03.11.2010 Page I 25

Page 26: La Lettre Omnidroit

II - Un rattrapage par la loi ?

Au reste, ce que rappelle aussi cet arrêt un peu déplacé, c'est que le rôle naturel du juge n'est décidément pas de créer le droit, au moins lorsqu'il s'agit de règles cruciales(23). Certes, on pourra bien dire qu'il y a belle lurette que la jurisprudence est la source principale du droit des obligations mais l'ampleur d'un mal n'a jamais été un argument très convaincant pour en prôner la persistance et même l'aggravation. Et ce d'autant que, sur un point aussi sérieux, appelant un règlement très maîtrisé, la jurisprudence n'aura jamais la finesse d'approche ni la précision technique que peut avoir la loi(24). Certes, elle peut tout de même être source d'inspiration et, on l'a dit, même si elle l'a trahie en pratique, la chambre commerciale a ici ouvert une voie théorique étroite en s'appuyant sur la disparition totale de cause. Si l'on voulait absolument introduire la théorie de l'imprévision, il nous semble que ce serait la moins mauvaise façon de le faire. Mais on voudrait finir par trois précisions.

D'abord, à creuser le sillon ainsi ouvert par la chambre commerciale, on aurait plutôt intérêt à dégager une solution a minima, en faisant, en quelque sorte, un croisement entre la théorie de la frustration du droit anglais(25) et celle de la risoluzione per eccessiva onerosità sopravvenuta du droit italien(26). Pour faire vite, côté italien : une demande en résolution du contrat dès lors que la prestation de l'une des parties est « devenue excessivement onéreuse » à raison d'événements « extraordinaires et imprévisibles », mais à laquelle l'autre partie peut faire obstacle « en offrant de modifier équitablement les conditions du contrat » (art. 1467 c. civ. italien). Côté anglais : là aussi une résolution (non rétroactive, la termination) dès lors que des circonstances nouvelles et imprévisibles ont eu pour effet de modifier radicalement la nature des obligations contractuelles, mais étant entendu, on l'a dit, que l'« economic frustration » n'est pas admise. Des deux systèmes, on prendrait la sanction, c'est-à-dire la résolution, et l'on irait à mi-chemin pour les conditions. Négativement : ni l'excessive onérosité du droit italien (trop large), ni le refus total du droit anglais de prendre en compte le bouleversement de nature économique (qui est aussi la position de notre droit positif). Positivement : le déséquilibre économique (influence italienne), mais le seul déséquilibre intégral qui conduit à la ruine complète du contrat (influence anglaise). Le concept de « disparition totale de toute contrepartie réelle et sérieuse », importé tel quel – et pas au-delà – de la vente à vil prix serait alors l'instrument pertinent... à supposer qu'on y reste fidèle en pratique ! Le tout serait coiffé de cette astucieuse possibilité qu'offre le droit italien de contrer la demande en résolution par une offre de modification du contrat de la part du créancier.

Ensuite, et en prolongement, il faudrait surtout écarter la révision judiciaire(27), ce qui serait du reste en phase avec les deux droits précédemment évoqués. Si l'on veut être pragmatique, en effet, outre les doutes que l'on peut avoir sur la compétence et la légitimité du juge pour procéder à une sorte de thérapie commerciale (et dont, d'ailleurs, il ne veut pas forcément lui-même), on peut présumer qu'un contrat judiciairement révisé sera souvent voué à l'échec. On ne peut exclure en effet un sentiment de frustration de la part du « révisé » et puisque, par hypothèse, la relation contractuelle aura déjà échoué devant le tribunal, il serait bien étonnant qu'elle reprenne durablement après un passage plus ou moins long devant le juge... Il y a là quelque chose de la vérité fondamentale du contrat : imposer de l'extérieur une relation économique qui n'est pas voulue dans ses modalités essentielles par les parties est une illusion. Le droit comparé, là encore, serait éclairant qui montre que certains systèmes ayant introduit la révision judiciaire pour imprévision n'en usent pas faute d'être pertinente(28), le seul véritable remède à l'imprévision étant la révision d'un commun accord, le cas échéant sous la pression du juge. Aussi bien, s'il faut élaborer légalement un quelconque système, il doit d'abord être orienté vers une très forte incitation à « l'auto-révision ». Et, précisément, dans cette perspective, la menace d'un anéantissement du contrat est peut-être la voie la plus efficace car le message incitatif adressé au créancier est le suivant: « ou vous renégociez, ou vous perdez tout le contrat et vous trouvez contraint de vous remplacer au coût exorbitant du marché ». Autant faire alors quelque concession pour garder un contrat toujours avantageux plutôt que de le perdre entièrement et de devoir retrouver ailleurs un prix qui ne pourra vraisemblablement pas être aussi profitable que celui obtenu même après révision... C'est très certainement l'esprit du système italien, ce que Carbonnier n'avait pas manqué de souligner(29).

Enfin, il faudrait tout de même veiller à ne pas offrir au débiteur une sorte de faculté immédiate de dédit. Le risque est en effet de coupler ce droit à la résolution pour imprévision à un pouvoir de résolution unilatérale sur le modèle de la rupture unilatérale en cas d'inexécution, pouvoir dont l'introduction en droit français est envisagée. Un débordement s'ajouterait à un autre. N'était-ce pas d'ailleurs ce qui s'était passé en l'espèce ? En pratique, Soffimat a tout simplement « claqué la porte » de sa propre initiative et l'on comprend que son partenaire ait entendu obtenir son dû en référé : prima facie, force doit rester au contrat. On comprend aussi que le président du tribunal de commerce et les juges d'appel aient prononcé une lourde condamnation sous astreinte. Ce qu'on comprend moins, c'est que la chambre commerciale ait refusé de consacrer le pouvoir du juge des référés d'ordonner l'exécution forcée, ne serait-ce que dans un premier temps, au moins, et quitte à ce que la pertinence du cas d'imprévision soit discutée dans un second temps lors de l'instance au fond(30). Car, ce faisant, et contre toute attente, elle s'est rendue complice d'une

OMNIDROIT I Newsletter N°119 I 03.11.2010 Page I 26

Page 27: La Lettre Omnidroit

véritable forfaiture de la part du contractant. Josserand, dont on connaît pourtant la fibre sociale, avait décrit cela en termes choisis : « le changement même des conditions économiques ne devrait pas, en thèse générale, justifier le manquement à la parole donnée (...) ; la destruction du contrat est aussi celle de la confiance et de la sécurité juridique ; si elle se généralisait, si, sous le complaisant prétexte d'ouvrir des soupapes de sûreté afin de sauvegarder la paix sociale, on la faisait entrer dans nos mœurs, elle entraînerait le retour à un régime non-contractuel qui (...) était celui des sociétés primitives (...) ; à quoi bon contracter lorsque l'on sait que les engagements pris n'engagent pas ? Organisation et socialisation du contrat, oui ; désorganisation et anarchie contractuelle, non »(31). De cet arrêt malheureux, rendu par la chambre commerciale le 29 juin 2010, on fera peut-être une montagne. Pourvu qu'il n'en sorte qu'une souris.

Genicon Thomas

Professeur à l'Université de Rennes I

* **

(1) N° 09-11.841, D. 2010. 1832, note D. Mazeaud ; RTD civ. 2010. 555, obs. B. Fages ; JCP E 2010. 1790, obs. P. Stoffel-Munck ; LEDC, sept. 2010. 1, obs. O. Deshayes ; LPA 8 sept. 2010, note C. Grimaldi ; RDC 2010. 1220, obs. Y.-M. Laithier, et 1253, obs. O. Deshayes.(2) Civ. 6 mars 1876, GAJC, Dalloz, 2008, n° 165, obs. Y. Lequette. (3) « Implicitement et potentiellement » seulement, car il s'agit uniquement dans les développements qui vont suivre d'exploiter le potentiel de l'arrêt commenté dans l'hypothèse d'une instance au fond, étant entendu que le prononcé de la caducité d'un contrat pour disparition de la cause excède les pouvoirs du juge du provisoire. (4) Elle avait été suggérée par Me J.-D. Bretzner in Brèves réflexions sur un outil alternatif en temps de crise : la caducité (ou comment faire du neuf avec du vieux ?), RDC 2010. 487 s. (5) Civ. 1re, 12 juill. 2006, n° 04-13.204, RTD civ. 2007. 105, obs. J. Mestre et B. Fages ; RDC 2007. 253, obs. Y.-M. Laithier ; 30 oct. 2008, n° 07-17.646, D. 2008. 2937, et 2009. 747, chron. P. Chauvin et C. Creton ; RTD civ. 2009. 111, obs. J. Hauser, et 118, obs. B. Fages ; JCP 2009. II. 10000, obs. D. Houtcieff ; RDC 2009. 49, obs. D. Mazeaud ; RLDC 2008. 3283, obs. A. Cermolacce. (6) La prudence de ces termes s'explique, une fois encore, par le fait que ces développements n'ont de portée que dans la perspective d'une instance au fond, puisque, juge du provisoire, le juge des référés n'a pas le pouvoir de prononcer la caducité du contrat. (7) En ce sens, Y. Lequette, op. cit., spéc. § 5. (8) Avant-projet de réforme du droit des obligations et de la prescription, Doc. fr., 2006. Sur cet avant-projet, V., entre autres, RDC 2006/1. (9) Sur lequel, V., entre autres, RDC 2009/1. (10) Pour une réforme du droit des contrats, Dalloz, Coll. Thèmes et commentaires, 2009. Sur cet avant-projet, V. D. Mazeaud, Une nouvelle rhapsodie doctrinale pour une réforme du droit des contrats, D. 2009. 1364. (11) Art. 92, al. 3.(12) Pour une telle expertise, très minutieuse, V. les obs éclairantes de E. Savaux sur le présent arrêt, RDC 2011/1, à paraître. (13) H. Capitant, Le régime de la violation des contrats, DH 1934. 1. (14) V. rétablissant la vérité, dans toutes ses nuances, le remarquable article de Y.-M. Laithier, L'incidence de la crise économique sur le contrat dans les droits de common law, RDC 2010. 407, spéc. 424 s., ainsi que les précieuses réf. On attirera spécialement l'attention du lecteur sur les décisions citées, anglaises comme américaines, parfois récentes (2006 et 2008) qui témoignent d'une très grande sévérité, parfaitement en phase avec la jurisprudence Canal de Craponne. Adde, G.-H. Treitel et E. Peel, The Law of Contract, 12e éd., 2007, n° 19-032, p. 940 ; J. Cartwright, Contract Law, An Introduction to the English Law of Contract for the Civil Lawyer, Hart Publishing, 2007, p. 240. (15) Y.-M. Laithier, art. préc., p. 410. (16) N. Molfessis, Le principe de proportionnalité et l'exécution du contrat, LPA 30 sep. 1998, spéc. n° 26. Adde l'argumentaire serré de T. Piazzon, La sécurité juridique, préf. L. Leveneur, Defrénois, 2009, n° 289, p. 551. (17) J. Carbonnier, Droit civil, t. 4, Les obligations, PUF, 2000, n° 149, p. 287 : « (...) il n'est pas sûr que, si elle (l'imprévision) était admise chez nous, ce serait aux contractants économiquement les plus faibles qu'elle servirait le plus ». (18) Comp. J. Carbonnier, op. cit., eod loc., qui appelait de ses vœux une appréciation subjective de l'imprévision, « par rapport à la force économique globale du contractant demandeur ». (19) Sur ce que les juges de common law scrutent précisément si le contrat ne comporte pas implicitement une répartition conventionnelle des risques d'imprévision, V. Y.-M. Laithier, art. préc., p. 426. Comp. art. 6.2.1 Unidroit, qui pose que le hardship ne peut être constitué « que (si) le risque de ces événements n'a pas été assumé par la partie lésée ». (20) H. Capitant, art. préc., p. 4. (21) V. Y.-M. Laithier, loc. cit. (22) Nancy, 2e ch. com., 26 sept. 2007, n° 06-02221, D. 2008. 1120, note M. Boutonnet, et 2965, obs. S. Amrani Mekki et B. Fauvarque-Cosson ; RTD civ. 2008. 295, obs. B. Fages ; RDC 2008. 738, obs. D. Mazeaud, et 759, obs. S. Carval ; JCP 2008. II. 10091, note Lamoureux. (23) En ce sens, à propos de la consécration jurisprudentielle de la théorie de l'imprévision, V. E. Savaux, L'introduction de la révision ou de la résiliation pour imprévision – Rapport français, RDC 2010. 1057, spéc. 1066. (24) À quoi s'ajoute que l'art. 34 de la Constitution – faut-il le rappeler – donne exclusivement compétence à la loi pour « détermin[er] les principes fondamentaux (...) des obligations civiles et commerciales ». Or, il s'agit très exactement de cela puisque l'imprévision met directement en cause la portée de la force obligatoire du contrat. (25) Pour une synthèse limpide, V. J. Cartwright, op. cit., p. 236. (26) Sur laquelle, V. la pénétrante analyse de V. Roppo, Il contratto, Giuffrè, 2001, p. 1015. (27) En ce sens, V. E. Savaux, préc. note 11. (28) V. pour le droit colombien, l'art. particulièrement instructif de F. Mantilla-Espinosa, L'introduction de la révision ou de la résiliation pour imprévision - Rapport colombien, RDC 2010. 1047, spéc. 1052. (29) J. Carbonnier, op. cit., eod. loc. (30) Ce dont il pourrait résulter, in fine, que l'innovation supposée de cet arrêt soit bien davantage amplifiée – et non minimisée – par le

OMNIDROIT I Newsletter N°119 I 03.11.2010 Page I 27

Page 28: La Lettre Omnidroit

fait qu'elle ait été introduite à l'occasion d'une question de procédure (la compétence du juge des référés) ! (31) L. Josserand, Cours de droit civil positif français, Sirey, 1939, n° 405 bis, p. 228.

OMNIDROIT I Newsletter N°119 I 03.11.2010 Page I 28