La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

355
La langue nouvelle : essai de critique conservatrice / par A. Claveau Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

description

Claveau, A. 'La langue nouvelle· essai de critique conservatrice'. Librairies-Imprimeries Réunies. 1907 (355p)

Transcript of La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

Page 1: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

La langue nouvelle :essai de critique

conservatrice / par A.Claveau

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Page 2: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

Claveau, Anatole (1835-1914). La langue nouvelle : essai de critique conservatrice / par A. Claveau. 1907.

1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de laBnF.Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 : *La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source. *La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produitsélaborés ou de fourniture de service.

Cliquer ici pour accéder aux tarifs et à la licence

2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques.

3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit :

 *des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sansl'autorisation préalable du titulaire des droits. *des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèquemunicipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation.

4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle.

5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateurde vérifier la conformité de son projet avec le droit de ce pays.

6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de nonrespect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978.

7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter [email protected].

Page 3: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

DEBUT D'UNE SERIE DE DOCUMENTS

EN COULEUR

Page 4: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

FIN D'UNE SERIE DE DOCUMENTS

EN COULEUR

Page 5: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice
Page 6: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice
Page 7: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice
Page 8: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

S"

! 3 \ 'S i

Page 9: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice
Page 10: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

DAi LANGUE NOUVELLE

Page 11: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice
Page 12: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice
Page 13: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice
Page 14: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

AVANT-PROPOS

L'idée de ce livre me sollicite depuis plus de vingt

ans. Dans un volume, Contre le (lot, que l'Académiefrançaise a bien voulu honorer de son suffrage, elle sefaisait jour dès 1884; on me permettra de le rappeleret de prouver, par là, que j'ai pris le temps de laréflexion :

« Il s'esf. produit, dans ces derniers temps, disais-jealors, un phénomène littéraire qu'on n'a peut-être pasassez remarqué : nous avons créé une langue nouvelle.La vieille langue de Pascal, do Bossuet, de Racine, deVoltaire et de Chateaubriand ne nous suffisait pluspour exprimer nos idées et nos sentiments; nous enavons fabriqué une autre. Nous avons ouvert au géniefrançais une mine à peu près inépuisable de locutionset de tours qu'il n'avait jamais soupçonnés. Je voudraisdire un mot de cette révolution en employant sonpropre langage»..*

Page 15: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

VI AVANT-PROPOS

« Ce qui caractérise avant tout la langue nouvelle,c'est le triomphe de l'adjectif. Nous mettons aujour-d'hui dans la prose française autant d'épithètes quenos écoliers en mettaient autrefois dans les vers latins.Les plus forts d'entre nous en amassent des provisions,des cargaisons. Ce que nous en forgeons tous les joursest incroyable. Il faut absolument que chaque subs-tantif ait la sienne, tirée de lui-môme et, pour ainsidire, de sa propre côte. C'est ainsi que d'ècritoire ontirera écritorieuse et vachique de vache. Vous voyez d'iciquelles ressources offre le système et quelles richessesil nous promet! Le moindre mot, môme étranger, àpeine naturalisé, se double et se triple d'un ou deuxcompagnons, prôts à gonfler les vocabulaires : turf,turfeux. Il n'y a qu'à souffler dessus!

« Qui donc disait autrefois que l'adjectif était la mortde la langue? C'en est la vie; surtout quand on sait lecombiner avec d'intelligents participes. Oh ! le parti-cipe, présent et passé, voilà un trésor! En sentez-vousbien, au moins, toute la puissance et toute la beauté?Avez-vous mesuré le rôle que l'adjectif et le participejouent, et la place qu'ils tiennant dans cette savanteévolution de notre idiome national? De leur enchevêtre-ment, artistement balancé, naît une phrase envelop-pante, enlaçant dans son fourmillement grouillant etcompréhensif toutes les exquisités unies à toutes lessombreurs d'une pensée ondulcuse et d'une passioncataractante, montant et tombant tour à tour à l'ivresseou au navrement de la plénitude atteinte ou de la pos-session fuyante et inobtenuc; — et, comme on entendla poule coteodaquer après qu'elle a pondu, — ainsi la

gamme ascendante des sensations troublantes etexacerbées se résout en l'intensité d'une névrosehyperaiguë et d'une hystérie styliquo, imprimant à

Page 16: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

AVANT-I'KOl'OS vil

tout ce qui s'échappe de notre plume migrainée l'appa-rence d'une hantise cérébrale ou cardiaque, aboutis-sant, par la série scientifique des oscillations iso-chrones, à l'excrément inattendu et génial.

« Lorsque nous inéditons, la pensée indolemmentsomnolente, la tète abaissée sur le croisement de nosdeux bras aux coudes remontants, il se fait dans notrecervelle un vol de poils fendus en quatre. Entourantl'aisselle de l'aimée d'un enveloppement pudique, nousrêvons d'une littérature fantasque et clownesque; desphrases nous montent au visage en coups de sang;nous appelons dans un râle, parmi des flottementsd'écharpe, une langue exaspérée et précieuse, coque-bine et farouche, avec, dans les coins, des flexibilités

paresseuses et mignardes; aux mouvements de laquellene vienne aucune maladresse balourde; mais plutôt,

•çà et là, des mots benjamins que l'on gale sans savoirpourquoi et qui suffisent généralement pour qu'unsuccès se lève et chuchote autour de nous. Enfin noussommes, dansrallumementet le refermementsuccessifsde notre virtuosité intermittente, sans débauche d'ap-parat fébrile, plongeants et creuseurs, et perforateurset isthmeux.

« Ce n'est pas tout I Cette moelle des lions, ce paindes forts ne suffiraient pas à nos rugissements d'Ame,si nous n'avions en môme temps, à notre disposition,le clavier complet de tous les gazouillements de l'esprit.Mais personne n'ignore que nous touchons à volontéces deux pôles de l'art, hors desquels l'idée, à la foiségrotante et serpentine, ne peut éployer ses ailes,demeure, les prunelles abolies, dans un contemplementvide, tandis que les tempes auréolées du génie, qui està la fois mâle et femelle, tracent dans l'air bleui unsillon lumineux, éclairant de son ironie inconsciente

Page 17: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

Vlll AVANT -PROPOS

toutes les impuissances et tous les avortements d'enbas...

« Les vieux sont enfoncés, éteints, morts. Ils ont pumontrer quelque talent à leur époque, dans ces sièclesprimitifs de Molière et de Diderot, qui sont le moyenâge de l'art. Mais au fond, quelle misère ! Jamais laraideur dorsale de leur échine stylique n'embrassera,dans un ondoiement plié aux sensations couleuvrines,la troublante et crépusculaire complexité de la psycho-logie embryonnaire, effleurant, sans y pénétrer, lasupcrficialité perpétuellement moutonnante de l'êtrehumain... » (1).

Aux personnes qui seraient disposées à ne voir dansce galimatias qu'une parodie caricaturale, je montreraibientôt des échantillons authentiques dont il ne leurparaîtra qu'une pâle copie. En tout cas, elles s'aper-cevront que mes inquiétudes datent de loin.

Le volume que je présente aujourd'hui au publicn'est que le développement, avec pièces et preuves,de cette première et déjà ancienne protestation. C'estpourquoi on y trouvera, non sans quelque ennui peut-être, des citations longues et nombreuses, mais iné-vitables, dont je m'excuse. Jo ne puis me dissimulerque, s'il est lu, il soulèvera des objections et provo-quera même des colères. On y accuse des écrivains fran-çais d'avoir profité d'une crise où notre langue, déjàfatiguée par des polémiques violentes cl des exagéra-tions d'école, commençait à s'altérer, pour organiser

(t) Celte espèce de Jeu <lc patience a été découpé avec un soin méticuleuxdans le bagage littéraire des réformateurs. Il ne renferme pas un seul ternie,une seule locution, un seul tour de phrase qui n'en ait été scrupuleusementextrait.

Page 18: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

AYANT-PROPOS IX

contre elle une conspiration en règle, et d'avoir ainsiaccéléré ce mouvement de déformation qui est toujoursmi signe de décadence.

Un certain nombre, parmi ces conspirateurs, ne sontpas les premiers venus. Plusieurs portent un nompresque illustre dans l'histoire de notre littérature.Leurs chefs, reconnus et responsables, qui sont lesfrères de Goncourl, ont écrit des livres typiques. Ils ontété ce qu'on appelait autrefois des beaux esprits, réfor-mateurs désintéressés et convaincus, ennemis de laconvention et du poncif, sincèrement passionnés d'artet de style; curieux, trop curieux de nouveauté, portésà se singulariser pour sortir du rang, et à confondre,en matière de langage, l'originalité avec la bizarrerie.Us ont réuni autour d'eux une élite de romanciersdont les survivants obéissent encore à leur inspirationet veillent sur leur mémoire. Ils ont môme fondé, enface de l'Académie française, une seconde Académiefermée et reniée. Enfin ils ont joui d'une réputationqui s'explique par l'activité qu'ils ont déployée, leurfoi en oux-mèmes et le long succès qu'ils ont obtenu.

On s'en voudrait de ne pas leur rendre l'équitablejustice qui leur est due avant de dire en quoi ils se sonttrompés. Mais le légitime respect que l'on garde à leurnom n'interdit à personne de montrer les dangers dela route où ils ont engagé, à leur suite, de trop scrvilesimitateurs.

Il nous paraît certain qu'ils ont fait du mal à notrelangue, parce qu'ils sont partis d'un principe faux. C'estce mal, c'est la fausseté de ce principe que j'ai essayéde mettre ici en pleine lumière. Je n'ai pas l'espoir deconvaincre ceux qui ne voient pas à quel point noussommes tombés dans l'afféterie et la manière, et parquelle série de chutes le sonnet d'Oronle, après deux

Page 19: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

X AVANT-PROPOS

siècles et demi, a pris sa revanche sur Alceste etMolière; mais il ne m'a pas paru impossible d'expliquerque l'entreprise des révolutionnaires ne pourra jamaisréussir complètement parce qu'elle va contre la naturedes choses, autrement dit contre la nature des langues.Les langues peuvent avoir de petites convulsions pas-sagères, mais, une fois fixées, elles ne font pas de sautsbrusques, elles ne font pas de révolutions.

Il n'en faut pas moins craindre les accidents qui leurarrivent ou dont elles sont menacées, et c'est ainsi quej'ai été amené à étudier comment elles naissent, sedéveloppent, se fixent, s'altèrent, se corrompent etmeurent, incapables d'échapper au sort commun deschoses humaines. Les langues mortes m'ont fourni, àcet égard, des arguments et des témoignages; mais j'enai demandé aussi à la plupart des langues vivantes etj'ai relevé là des indices, des symptômes qui n'ont pasdissipé mes appréhensions. Non seulement toutes cellesqu'on parle dans le monde civilisé commencent à souf-frir d'une pénétration réciproque duc à la facilité descommunications et aux rapprochements des peuples,mais les emprunts qu'elles se font mutuellement yintroduisent, en attendant mieux, des confusions quimodifient leur physionomie primitive et originelle.

Elles voisinent trop! Les langues anciennes ont périavec les nations qui les ont parlées; les languesmodernes sont déjà victimes de cette promiscuité inter-nationale qui les défigure en les fusionnant.

Je tiens beaucoup à déclarer que je ne me fais jugeni des écoles littéraires, ni de leurs doctrines, ni deleurs querelles. Qu'elles s'intitulent, à leur gré, clas-siques, romantiques, idéalistes, réalistes, spiritualistes,matérialistes, naturalistes, naturistes, artistiques, par-nassiennes, impressionnistes,symboliques, décadentes,

Page 20: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

AVANT-PROPOS xi

déliquescentes, ou simplement raisonnables, commel'ancienne école du bon sens, je considère que ce n'estpas mon sujet. Je ne m'occupe ici que de la langue etde la manière dont ces diverses sectes se sont compor-tées avec ce magnifique instrument remis entre leursmains par dix générations de prosateurs et de poètes.

Je ne m'attache môme pas précisément au style desnovateurs, bien que la langue et le style paraissentquelquefois se confondre et qu'il devienne assez diffi-cile, en certains cas, d'établir une rigoureuse distinctionentre l'outil et l'oeuvre. Il y en a une cependant, et pourne citer, en exemple, que deux maîtres contemporains,fort dissemblables, qu'on est habitué à réunir par unbesoin d'antithèse et de contraste, Taine et Renan, ilsont chacun leur style qui leur est bien personnel;peut-on soutenir cependant qu'ils parlent une languedifférente? Non, assurément. Ils emploient les mêmesmots, les mômes tours, les mômes constructions; ilsont la môme grammaire, la môme syntaxe, grammaireet syntaxe qui sont aussi les nôtres. Ce qui leur appar-tient en propre, c'est leur style, c'est-à-dire ce qui faitqu'on est Taine ou Renan.

Il ne s'agit donc pas dans ce livre — nous ne saurionstrop le répéter, — de prendre parti entre les diversgroupes littéraires, subdivisés à l'infini, qui se disputentl'opinion. Nous avons bien nos préférences, très réflé-chies et très arrêtées, mais elles n'ont rien à faire dansune discussion qui reste en dehors de l'éternelle batailledes anciens et des modernes, puisqu'on n'a pas à com-parer les mérites respectifs de leurs ouvrages. Notretache, beaucoup plus modeste, se réduit à raconterl'histoire d'une tentative dirigée contre les principesessentiels, les lois et les habitudes de notre écriturenationale.

Page 21: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

xil AVANT-PROPOS

C'est môme, pour le dire en passant, ce qui nous afait introduire, dans cet exposé, une digression sur cequ'on a appelé la réforme de l'orthographe.

Les mécontents nous accuseront peut-ôtrc de pédan-lisme, tout au moins de purisme grammatical. Oncroira que nous réservons notre estime aux soigneuxépluchcurs qui s'appliquent d'abord à écrire correc-tement en français. Ce sera une injustice, née d'uneerreur. Sans faire fi de la correction qui n'a jamais gâtéune belle page, notre faible, au contraire, est pour lesinspirés du grand siècle, les Retz, les Sévigné, les Saint-Simon, et — ne vous récriez point — les Racine, dontle génie a pu quelquefois s'en passer.

On voit par là si nous méritons le reproche queVictor Hugo, dans son effervescence romantique, adres-sait un jour à toute la littérature française : « Lesautres nations disent : Dante, Goelhe, Shakspeare! Nous,

nous disons : Boileau! »

Non, nous ne disons pas : Roilcau! Nous no prenonsde lui, à cette heure, que ses bons conseils et sonreligieux amour d'une langue si belle, si franche et siclaire que, sauf les rares adjonctions nécessitées parleprogrès matériel et les petites radiations consacréespar le temps, on ne peut que la détériorer en la trans-formant. C'est le dépit de la voir ainsi attaquée dans sasouplesse, son élégance et sa franchise; par conséquent,c'est une intention essentiellement conservatrice quinous a suggéré cette résistance, trop tardive, à desentreprises dont on peut contester le péril, mais donton ne saurait nier la réussite au moins partielle etmomentanée.

11 semble bien aujourd'hui que la révolution radicalequ'on méditait, qu'on annonçait à grand tapage, qu'onprésentait môme comme un fait accompli, ait, non pas

Page 22: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

AVANT-PROPOS xlil

complètement échoué, mais sensiblement reculé. Sesadhérents eux-mêmes s'en aperçoivent puisque beau-coup d'entre eux renoncent en partie à leur pro-gramme et que les plus échauffés parlent et écriventmaintenant, surtout au théâtre, un français encoretropalambiqué, mais qui n'a plus rien de commun avecleurs anciens manifestes et leurs premières affiches (1).

Leur lente conversion prouve assez que nous ne nousbattons pas contre des moulins, et ce qui le démontreencore mieux, c'est que, semblable, à toutes les révo-lutions, celle-là, même interrompue ou manquée, alaissé derrière elle des traces fâcheuses, de mauvaiseshabitudes dont la langue se ressent encore et se ressen-tira peut-être toujours. Qui soutiendra, par exemple,que le besoin de grossissement et d'hyperbole qui carac-térise la littérature contemporaine, n'en soit pas direc-tement sorti? Or, c'est un fléau qui paralyse les meil-leurs écrivains, obligés d'exagérer et d'outrer, pour nepas paraître plats et se faire lire. Notre faculté premièreétait la mesure; nous l'avons perdue et nous ne laretrouverons pas.

Malgré tout, l'ennui de heurter des opinions puis-santes, des convictions sincères et de pieux souvenirs,le déplaisir plus vif encore de combattre des adversairesà demi vaincus, eût arrêté toute récrimination sur noslèvres si certains signes nouveaux, quelques pétardsmal éteints de l'ancienne explosion, ne nous eussentfait craindre que la langue, déjà entamée, ne fût encoreune fois menacée par les mêmes agresseurs.

(1) Nous sommes loin surtout de la fameuse Préface de Chérie sur laquelleJ'aurai à insister. Ce recul, ou au moins ce temps d'arrêt, est môme devenupour mol une difficulté, à mesure que J'avançais dans mon travail. Je voyaisen quelquesorte fuir devant moi l'ennemi que j'attaquais, et j'auraiseu quelquepeine a le suivre danssa retraite, s'il ne se fût retourné de temps à autre pourinterrompre la poursuite et continuer la bataille.

Page 23: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

xiv AVANT' l'KOPOS

11 n'est pas impossible qu'ils reviennent à la charge,encouragés par l'adhésion ou le silence d'aveugles etinconscients complices, et c'est pourquoi, contre unretour offensif de ce genre, il faut prendre les précau-tions usitées en pareil cas, autrement dit se tenir prêtsdans des retranchements inexpugnables. Mon livre n'ad'autre prétention que d'ùtrc un avertissement, ungarde à vous! (I).

Janvier 1907.

(1) Ce livre était commencé depuis plusieurs années, comme en témoigne lacitation précédente extraite d'un article paru en 1884, lorsque Emile Des-chancl publia le sien sur les Déformations de la langue française. Je craignisd'abord d'y rencontrer des analogies qui rendissent mon travail inutile; mais,à la lecture, je pus bientôt me convaincre que, malgré un point de contact,l'Identité apparente du sujet laissait place à des considérations nouvelles,omises volontairement par un maître auquel je suis heureux de rendre ici leplus mérité des hommages.

Page 24: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LA LANGUE NOUVELLE

frilÀflTRE PREMIER

LA' CONSPIRATION

i

État de la langue vers 1860. — Kilo était fixée depuis longtemps.— La riva-lité des écoles littérairesn'en avait pas altéré la constitution essentielle.—Les premières entreprises contre elle remontent à la seconde moitié du der-nier siècle.— Les mauvais écrivains ne doivent pas être confondus avec lesréformateurs de parti pris. — La corruption par le journalisme et surtoutpar le reportage. — Décadence de la langue. — Abdication de la critique. —Impudence de la réclame. — L'absence de toute discipline littéraire en-courage les révolutionnaireset explique leur tentative sans la justifier.

Est-il nécessaire de démontrer que, depuis près de cinquanteans, notre langue nationale s'est très sensiblement transforméeet même déformée? On la croyait fixée pour toujours dans sescaractères essentiels, tout au moins dans sa structure et sonvocabulaire, par les maîtres classiques des trois derniers siècles,au point que le temp3 lui-même ne pouvait plus rien contreelle, sinon y ajouter quelques mots nécessités par les progrèsde la science et en retrancher quelques locutions tombées endésuétude. La révolution romantique, avec tout son lyrismede pensée et de style, ne l'avait presque pas atteinte. C'étaitcomme un torrent qui, après avoir passé sur elle, en avaitlaissé intacts lés éléments principaux et à peine modifié la phy-

1

Page 25: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

a U LANGUE NUUVKLLK

sionomio. l.a langue do Chateaubriand est la mémo que colle,

de J.-J. Housseau qui est la mémo que celle de Hossuel, et cequ'il y a de vraiment original chez Victor Hugo, poète ouprosateur, ce n'est pas la langue proprement dite, mais lamanière dont il l'emploie et le parti qu'il en tire. I/ancienneterminologie suffit à sa perpétuelle antithèse.

Kilo suffit en mémo temps à tous les écrivains, auteurs dra-matiques, romanciers, historiens, critiques, journalistes, chro-niqueurs et polygraphes, pour communiquer leur pensée aupublie. Tous ont à leur service les mêmes ressources d'expres-sion et n'en réclament pas d'autres. Us se bornent à en faire uneapplication différente. Michelet écrit autrement que (îuizot, la

prose de Mérimée n'est pas plus colle de Balzac ou de GeorgeSanil cpie la prose d'Emile Augier n'est celle des Dumas père etfils. Enfin, entre les trois glandes plumes de Cousin, de Taineet de Renan, le goût hésite et les préférences se partagent;mais on convient que si chacun de ces illustres a manié l'ins-trument suivant ses facultés personnelles, tous les trois l'ontjugé bon, l'ont employé sans regret on raccommodant à leurtalent propre et n'ont pas trouvé nécessaire d'en changer.

Aussi était-il permis d'espérer qu'il avait fait ses preuves,qu'on n'en changerait plus et que, sauf les petites retouchesimposées à l'Académie française par cette mise à jour dont elleest chargée, notre langue jouissait de sa constitution définitiveet indestructible.

Nous en étions là, dormant sur nos deux oreilles, lorsque,vers le milieu du siècle dernier, un vaste complot s'est formécontre elle, si l'on peut donner ce nom à une entreprise de dé-molition hautement avouée et proclamée à son de trompe.Quelques réformateurs turbulents l'ont soumise à une revisionradicale contraire à sa nature, fatale à son génie, mortelle à sabeauté. Ils ont affiché leurs prétentions,publiéleurprogramme,donné l'exemple et fait école. Un parti, recruté parmi les dé-butants inexpérimentés, sur le mot d'ordre de quelques chefsambitieux et tapageurs, s'est efforcé de créer une langue nou-velle qui, dès l'origine,a été bizarre et qui n'a pas tardé à de-venir incompréhensible. Voici une de ses professions de foi :

« Exacerbé par l'aspect veule des sirupeux candides quel'hypnotise de la Thiase confine en des décevances idiotes

Page 26: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LA OO.NSI'inATIO.N :i

d'idéalisme, le moderniste incroyant nux futurités, cortègepar les navranccs et les lugubrités de la molécule côsmogoniquequi est notre mélancholieux habitacle, mais soumis à la normeinéluctable, s'endort dans le courant du fatum, poussé parcette forme gendarmesque vers l'autre géhenniquo où l'hommecadavre charognise dans lo cubicule atraxiquo du ricnisme... ».

Kl ce n'est pas une parodie ! C'est le chef-d'oeuvre d'une lit-térature qui s'est baptisée elle-même déliquescente.

Parlez chrétien, si vous voulez qu'on vous entende ! Qui ditcela? C'est Molière et il lo dit dans un temps assez pareil aunôtre où la préciosité des beaux-esprits menaçait de détériorercette forte langue de d'Aubigné, do Descartes et de Pascal qui,pour dépouiller un reste de rudesse et s'adoucir dans la mesuredésirable, n'avait plus besoin «pie du miel de Racine et deKénelon. Parlez chrétien !

Or, il y avait hier chez nous, et il y a encore aujourd'hui, uncertain nombre d'écrivains et surtout de romanciers qui sefont une loi de parler barbare. Ils ont inventé, pour leur usagepersonnel, un jargon qui s'enrichit tous les jours de nouvellesfantaisies et qui menace d'étoulfer sous une végétation para-site, notre vieux parler français. Elle l'envahit, elle s'en em-pare; c'est le gui dans le chêne. Ou plutôt c'est une moisissurequi le travaille et le ronge; c'est un fléau dont on aperçoitaisément les ravages, car la tache, après avoir démesuré-ment grandi, s'est peu à peu localisée dans le roman, et il suffîtd'ouvrir les yeux pour s'en convaincre.

Jusqu'aux environs de 1860, la plupart des romanciers fran-çais parlaient français, ou peu s'en faut. Ils écrivaient bien oumal; mais qu'ils s'appelassent Pixérécourt, Alexandre Dumas,Eugène Sue, Ponson du Terrail, Cherbuliez, Octave Feuillet,Gustave Aymard ou Gustave Flaubert, ils ne s'ingéniaientpas à répudier leur langue naturelle en racontant leurs histoires.Puis, brusquement, vers cette date, qu'il serait téméraire detrop préciser, mais qu'on peut donner comme très approxi-mative, la scène change. Il se produit, entre les ouvriers de laplume, comme une concurrence d'invention exclusivementmécanique. Chacun prétend remanier, perfectionner l'instru-ment primitif et c'est à qui ira le plus loin dans la complicationet la difficulté, Plusieurs, parmi les plus forts, donnent dans ce

Page 27: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

4 LA LANGUK NOUVELLE

travers et se préoccupent beaucoup moins do plaire au lecteurpar la vérité de leurs récits ou la vivacité de leurs peintures quede l'étonner par des tours de force imprévus et par des exer-cices de gymnastique littéraire.

Ils ne se rendent pas compte que les langues, arrivées à leurplein développement, ont, comme le corps humain, leur formeacquise, leur plastique inaltérable contre laquelle ne sauraientprévaloir toutes les extravagances du désossement. Croirequ'on peut leur fairesubir des expériences indéfinies et lesbriserà loisir, est une erreur où se trahit beaucoup de présomption etd'imprudence, car, sans être doué d'une clairvoyance extraor-dinaire, on mesure les résultats fâcheux, sinon irréparables,déjà obtenus par ces clowns. Leur travail consiste précisémentà martyriser la langue sous prétexte de la rajeunir. Ils opèrentsur elle comme les forains des cirques sur le corps de leursenfants.\ Que des paysans,des artisans, ou même desbourgeoisilleltrésestropient un peu la syntaxe et la grammaire, peu importe!L'incorrection ne tire pas à conséquence. Ces braves gens necherchent pas à imposer au public leurs façons vicieuses des'opprimer. Ce sont des ignorants qui n'ont pas eu le loisird'apprendre la bonne langue, mais qui ne nourrissent aucunemauvaise intention contre elle. Ils ne sont pas dangereux, ceux-là. On peut même trouver quelque chose à prendre, commeHorace le disait de Lucilius, dans leurs involontaires hérésies.Erat quod tollerc velles. Il y entre, çà et là, une certaine logiqueet elles ont parfois une saveur d'originalité qu'un esprit judi-cieux appliquerait discrètement à ce petit entretien et renou-vellement dont les langues ont besoin pour compenser leurspertes.

Le péril vient de ces intellectuels à système, de ces demi-savants qui rêvent d'établir leur renommée sur une révolutionet de donner aux hommes un nouvel organepour exprinierleurspensées. N'ayant jamais suivi, dans ses diverses phases, jus-qu'à la phase finale, le travail qui s'est opéré dans les languesmortes, ils se figurent que les vivantes obéissent,comme l'hu-manité elle-même, à la loi, d'ailleurs discutable, de la perfec-tibilité indéfinie. Quand tout démontre que leslanguesnaissent,vivent et meurent, au point qu'on peut se demander si ellesne sont pas destinées, grâce au rapprochement continu des

Page 28: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

l\ CONSPIRATION f>

peuples et aux progrès loujours croissants du cosmopolitisme,ù finir un jour dans un amalgame sans nom, ces présomptueuxont affiché l'intention do transformer la nôtre à époques fixes,

comme un arbre qui change d'écorco ou un serpent qui changede peau; ils se flattent de lui rendre pour longtemps sa sèveépuisée et sa force première; enfin, ils ont inventé — du moinsils le disent — un sérum spécial pour l'anémie dont elle souffreet dont ils promettent de la guérir. Si leur remède pouvaitagir, ils seraient en train do l'achever.

De telles entreprises sont heureusement affligées d'un vicooriginel et rédhibitoiro qui empêche, malgré le mal qu'ellesfont, de les prendre tout à fait au tragique. Après s'en êtreirrité, on réfléchit, on espère qu'elles se heurteront, en fin debataille, à des résistances naturelles contre lesquelles tous lesattentats sont impuissants.

11 no faut pas confondre leurs auteurs avec une autre caté-gorie, très nombreuse, d'écrivains : celle qui écrit mal. Celle-làcontribue aussi, pour sa part, à détruire la langue; mais aumoins n'y met-elle pas de préméditation; elle écrit mal sansle vouloir et sans le savoir. Elle va augmentant et pullulanttous les jours avec une effrayante rapidité, et c'est le journa-lisme qui en est cause. En matière de style, le journalisme secontente de peu et n'exigerabientôt plus rien. Le goût do l'ac-tualité et la rage de l'information l'ont rendu coulant sur larédaction des nouvelles qu'on lui apporte et, si l'on veut yprendre garde, on observera bien vite qu'en aucun temps lesnouvellistes ne sont plusimpunément négligés.IIs ne sodonnentplus la moindre peine pour faire à leurs articles un bout detoilette,et ce qui encourage ce laisser-aller, c'est que le lecteurne s'en plaint pas. Une partie du journal, celle qui est consacréeaux faits-divers ou à ce qu'on appelle les Échos, n'est pas trèssupérieure, pour l'arrangement de la phrase ou la dispositiondes idées aux dépêches télégraphiques. L'autre, où la critiqueet la polémique se donnent carrière, tend chaque jour davan-tage à remplacer le raisonnement par la grossièreté et à com-penser l'insuffisance des idées par la violence des mots. Laliberté de la presse, en développant cette habitude, a hâté ladécadence d'une langue dont la politesse fut proverbiale etqui d'ailleurs était exposée à subir, du progrès même de ladémocratie, des atteintes presque inévitables. Elle les a subies

Page 29: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

0 l\ LANCUK NOUVKLLE

sans so plaindre, comme un sacrifice nécessaire et dédommagé;mais il sérail puéril do fermer les yeux sur col accident.

Lorsque le journal éehappo à celle brutalité, c'est pourtomber dans la réclame, ou la faribole. Tout co qui paraitdans la presse, ou peu s'en faut, a un air de pacotille. D'hono-rables exceptions no font que confirmer la régie. La forme,

que les modernistes appelle l'écriture, est complètementnégligée Le foire vite, qui est devenu la loi du jour, aboutitnécessairement à l'incorrectiondans la platitude.

Et co n'est pas le journal seul qui est atteint. Le mauvaisstyle, avec tous ses défauts dont les principaux sont certaine-ment le décousu do la composition, l'impropriétédes termes et,par-dessus tout, l'affectation, la manière, sévit aussi bien dansle livre broché que dans la feuille volante. Combien sont-ils, àcolle heure, ceux dont on aurait le droit do dire : Voilà unécrivain ! Je ne dis pas un puriste, un pédant, encore moins

un styliste original; mais simplement un écrivain, ayant, avecla connaissanco et le respect de la langue, une certaine dexté-rité à s'en servir, un artiste modeste à qui on puisse rendre cemodeste hommage : « Il écrit bien, il sail écrire ! » En dehorsdo l'Académie française qui a conservé — en partie — lesbonnes traditions et qui a ainsi qualité, quoi qu'on en dise,

pour décerner les prix de verlu littéraire comme les autres,nommer m'en seulement une douzaine ! On no sait plus, on nodaigne plus écrire; on n'écrit plus !

Et le malheur est qu'on n'a pas l'air do s'en douter. Ceséloges excessifs, « dégoûtants » dont parle La Bruyère, étantaujourd'hui à la mode ot, par conséquent, obligatoires, lesplus chétifs autours no peuvent plus so contenter à moins, etl'habitude qu'on a prise do les en accabler semble avoir ôtéà la critique littéraire une partie do son discernement. Elles'est pervertie par ses complaisances. Aurait-elle perdu la con-naissance du bien ot du mal? Il faudra voir cola !

Qu'on puisse seulement le craindre, c'est déjà bien humiliantpour elle dans un temps que caractérise l'incontestableprogrèsou plutôt l'éclatant triomphe de la critique historique et scien-tifique. Est-il admissible que la seule critiquo littéraire soitainsi en pleine décadence ot que la conscience du beau luiéchappe, alors que sa voisine, sa rivale, affine ot développe parun travail de tous les jours, par de minutieuses études, de

Page 30: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LA CONShllATlON 7

patientes recherches ot do judicieuses comparaisons, sa eons-cienee du vrai? Kn réalité, on hésite à la croire*si déprimée,Bien que beaucoup do critiques, cités et cotés comme tels, nousprônent à chaque instant des horreurs, on se demande si vrai-ment ils sont dupes d'une illusion, s'ils ont des écailles sur les

yeux, ou si ce n'est pas plutôt par pure camaraderie ou calculintéressé que ces Philintes louent des sottises.

11 y a certainement un peu de cela dans leur affaire. Les rela-tions mondaines, plus étendues qu'autrefois, la politesse affadiedes mcours, une sorte d'association,do franc-maçonnerie formée

parce qu'on appelle le Tout-Paris, et dont les membres prati-quent l'admiration mutuelle, avec un très juste sentiment desprofits qu'ils en tirent, ont rendu fort difficile dans notre paysl'exercice do la critique loyale ot sincère. On s'épargnevolontiersentre confrères, à charge de revanche, et l'on no voit presqueplusde ces querelles passionnées,do cesnobles guerresd'écolo quimettaient autrefois aux amateurs les armes à la main (1). Leurindulgence intéressée va souvent jusqu'au défi, jusqu'au scan-dale, à tel point qu'on serait tenté de prendre leurs hyperbolespour dos ironies. Malheureusement, à ce métier, on se gâte unpeu soi-même; cette mauvaise comédie de mutualité fiagor-.neuse finit par fausser le jugement, et certains indices prouventassez que la clairvoyance do ces courtisans littéraires est sou-vent en défaut. Tout n'est pas convention ou mensongo dansleurs compliments, ils pensent quelquefois ce qu'ils disent; etalors c'est leur sincérité même qui les trahit ot les condamne.Ce n'est plus par un bas esprit de solidarité, c'est par uneerreur d'intelligence et, pour ainsi dire, par un trouble do la vueque, dans tous les ordres de production, poésie, roman, drame,comédie, chroniques et discours,on recommande des pauvretésà l'admiration do la galerie. On va jusqu'à donner des extraitsqu'on présente comme de merveilleux spécimens et qui té-moignent en même temps do l'infériorité do l'écrivain et de lacomplicité, sinon do la nullité, du critique. Si celui-ci y regar-dait do plus près, ou s'il était vraiment doué de ce tact qui dis-tingue du premier coup entre le billon et la monnaie d'or oud'argent, il no commettrait point de pareilles bévues.

(1) Il y a d'honorables exceptions; mais, a cette heure, Je ne connaisque deux vrais critiques, dans la juste et forte acception du mot, ce sontMM. Ernest Charles et Jules Bois.

Page 31: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

8 LA LANliUK NOUYELLK

Il faut bien le reconnaître et il n'est peut-être pas mal à pro-pos de le proclamer, la science de la bonne langue françaisen'appartient plus qu'à un petit nombre de privilégiés, souventméconnus. On leur en tient si peu compte que c'est générale-ment ce qu'il y a do plus français en eux, à savoir l'ampleur dela constructionet la solidité do la pbrase, dont la critique leurfait grief. On les juge lourds quand ils sont forts. La vérité estque le bien écrire se perd et s'en va.

Ce n'est pas d'aujourd'hui. Il y a plus do soixante ansqu'Alfred do Musset se plaignait en un vers éloquent, trèssouvent cité, du dépérissement, de l'usure de la langue. Il ya prés d'un siècle que Paul-Louis Courier, qui s'y connais-sait, attribuait à « la moindre femmelette » do l'âge classique,une supériorité sur les illustres do son temps. Enfin, un siècleavant lui, Fénelon, dans sa LETTRE sur les occupations deVAcadémie française, regrettait déjà un je ne sais quoi do courtqui avait caractérisé la langue; et lui-même, par l'onctueusemollesse de sa prose « un peu traînante » ne laissait pas qued'avoir sa petite part dans ce premier relâchement.

Ce n'est pas le lieu d'insister, l'objet de ce livre n'étant pas de^rechercher les pertes que la langue a faites, ni le déchet qu'ellea subi, mais de montrer les coups qu'on lui a volontairementportés.

Il semble acquis à l'histoire qu'à un certain niveau, unelangue, quelle qu'elle soit, ne peut plus que décroître, et queson plus haut degré d'ascension marque en même temps lepoint initial de son déclin. C'est un phénomène d'expérience;et comme la destinée de toute chose vivante est de vieillir et domourir, il serait étrange que cette parole animée qui rendtémoignage de la vie d'une nation échappât au sort commun.D'autres diront à quelle étape de son existence en est la languefrançaise. Il suffit ici de constater qu'elle en a déjà fait plusieurssur un plan incliné, et que si la fatalité l'y condamnait, la com-plaisante abdication de la critique a encouragé et précipitécette inévitable descente. Lorsque des conseillers autorisés nesont plus là pour avertir les écrivains et les écoles, un ventsouffle qui les mène de l'indépendanceà la fantaisie et trop sou-vent de la fantaisie à l'extravagance. C'est l'anarchie; on neconnaît plus ni frein ni règle, on s'en fait gloire, et bien loinque cette liberté absolue engendre et développe de fécondes.

Page 32: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LA CONSPIRATION 9

initiatives, on s'aperçoit très vite qu'ollo n'a en d'antre résul-tat que de faire battre la campagne aux talents ef do les jeterdans toutes sortes de faux sentiers où leur ivresse d'écolo huis-sonnière s'est répandue, sans guide, en caprices ambitieux quiont étouffé leur originalité native SDUS les plus incohérentesimaginations. La critique, autrement dit l'opposition, est né-cessaire en littérature comme on politique. C'est une idée surlaquelle, dans le cours de ce livre, au risque de rabâcher unpeu, j'aurai souvent l'occasion de revenir.

Mais toutes ces causes réunies, la fixité désormais établiod'une langue déjà vieille qui ne pouvait plus donner prise qu'àla lente altération du temps, la difficulté d'y opérer une trans-formation sensible, la nécessité de l'employer telle quelleavec ses formes acquises dont l'habitude dissimulait l'excel-lence, l'impossibilité do s'y fabriquer un outil neuf, la compa-raison décourageante avec les grands et vrais maîtres, jointeà une mauvaise envie de diminuer leur crédit et de mordrosur leur renommée, devaient piquer au jeu, là comme ailleurs,l'esprit révolutionnaire. Contre la langue française — lavieille, la bonne, la seule — les novateurs, jaloux do son passé,ont levé, comme on dit, l'étendard de la révolte; ils ont affichéhardiment la prétention do la remplacer par une langue ?wu-velle, plus belle et plus libre, plus brillante et plus souple, plusjeune, en tout cas, et parée on effet do toutes les grâces do lajeunesse. Ils ont rédigé le programme do cette heureuse méta-morphose; ils nous en ont donné, ils nous en donnent encorede temps à autre des produits variés que nous apprécieronsquand le moment sera venu, ne voulant pas souffler tropvite sur des illusions respectables.

Tout co qu'il convient de reconnaître et de retenir pourl'instant, c'est qu'il s'est véritablement ourdi une conspirationpour détrôner l'ancienne langue; que ce complot a recrutédes adhérents; qu'ils sont ou ont été nombreux et qu'ils onttravaillé avec un acharnement soutenu, avec une prémédita-tion avouée à détruire, ou du moins à mutiler et à dénaturerce glorieux héritage de nos pères. C'est à eux que ce discourss'adresse et quelques-uns, prenant les devants, y ont déjàrépondu. C'est pour eux, c'est contre eux que ce livre a étépréparé et écrit.

Qui oserait contester leur existence et leur dessein? Même

Page 33: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

10 LA LANGUE NOUVELLE

on littérature, il y a des optimistes ol dos satisfaits qui noveulent rien voir ni rien entendre, et qui affectent de sourirequand on leur parle des attaques dirigées contre la langue, etqu'elle n'a pas toujours repoussées. Ils la proclament invulné-rable, inexpugnable, lorsque l'ennemi a déjà pénétré dansla place. Lo jour où ils le verront en escalader la dernièrecitadelle, peut-être commenceront-ils à s'aviser du sort quila menace. Et pourtant que de signes précurseurs auraientdû les avertir ! Il suffit d'ouvrir un journal ou une revuepour suivre- le progrès presque quotidien du baragouin encampagne. On est sûr d'y trouver un article plus ou moinsbacbaro qui a l'air d'une, provocation et d'une bravade.Toutes nos habitudes nationales do parler et d'écrire y sontraillées et bafouées; tout y est changé, lo sons des motscommola figure dos phrases, et l'on peut affirmer qu'un Français duxviii0 siècle, non muni d'une traduction, aurait do la peineà s'y reconnaître. Co sont autant do versions à débrouiller.

Certes, les écrivains sérieux échappent à celte manie; maisils ne sont qu'une minorité déjà entamée, car on en citeraitqui ont fini par donner dans un travers où ils se sentent sou-tenus et porti-3 par l'entourage. Leur écriture se rossent doleur demi-adhésion aux nouvelles formules et c'est ainsi qu'untrès gros bataillon do la grande armée des lettres s'avanceaujourd'hui, en ordre compact, contre les doux grandes pro-vinces de notre littérature nationale, la prose et la poésie.

On sait ce qu'il a déjà fait de la poésie, des règles élémen-taires auxquelles les plus audacieux réformateurs n'ont jamaiscessé d'obéir et que le romantisme vainqueur, Victor Hugo entête, a toujours respectées. L'hiatus grimaçant, les rythmesimpossibles, les consonnances bizarres, les rimes insexuelles,les vers informes de treize et quatorze pieds sont devenus destitres d'honneur pour certains infatués et l'Académie fran-çaise a pensé découvrir parmi eux un poète (1). Quant aubesoin d'être clairs et do so faire comprendre, qui semblaitautrefois commun à tous les hommes, non seulement ils nel'éprouvent à aucun degré, mais ils manifestent visiblementle désir contraire. Plusieurs, qu'il est bien inutile de nommer,

(1) A plusieurs reprises, M. Sully-Prwlhomme les a remis très poliment aleur place d'un seul mot : « Vos vers sont de la prose. •. — Il aurait pu ajouter :

f de la mauvaiseprose ».

Page 34: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LA CONSPIRATION H

car leurs noms soul sur toutes les lèvres, seraient cruellementdésappointés et se jugeraient infidèles à la Muse qui les inspire,s'il leur arrivait par hasard de fabriquer une strophe quiparut accessible à l'intelligence moyenne des simples mortels.Ils se plaisent dans les ténèbres et écrivent tout exprès pourn'être pas entendus. 11 leur faut des commentateurs qui onteux-mêmes beaucoup do peine à s'entendre. Pindare estcertainement moins fermé aux écoliers qui commencent àtraduire le grec que ces poètes sibyllins à nos plus subtilsscoliastes. Et pour ce qui est de la clarté, leur prose vaut leursvers. Ils sont réduits à nous fournir sur leurs propres oeuvresdes gloses impénétrables, des gloses do gloses.

Quelques critiques, réputés sérieux, mais d'un dilettan-tisme subtil, les ont compris et presque loués, non sans quelqueironie. On met aujourd'hui une certaine coquetterie à toutexpliquer, même à tout admirer, ou du moins à découvrirdans les productions les plus notoirement détestables, unpoint douteux où l'on puisse accrocher un éloge. C'est lamode ! Sous la pensée plate et l'expression entortillée, lecritique se fait honneur à lui-même en croyant deviner, onsupposant, contre toute vraisemblance, une idée féconde,une vue profonde qu'il analyse et développe avec d'autantplus do sagacité qu'elle lui appartient tout entière, et quel'auteur n'y avait jamais songé. La plupart du temps, leshistoriens de la « vie littéraire » admirent et louent dans unouvrage quelque chose qui n'y était pas et qu'ils y mettent.

Page 35: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

II

Le mal s'étend. — Surabondance de livres inutiles ou médiocres. — Les ou-vrages scientifiquesou didactiqueséchappent à la contagion. — Le théâtreun moment contaminése défen.i et réagit parsa vertu propre.—Lesauteursdramatiques ont peur de s'al'éner le publie. — La langue dramatique. —Emile Augier et Dumas fils. — Alfred de Musset et Marivaux. — Lalangue de la comédie moyenne de Dancourt .1 Scribe.— Sedaine, Alexan-dre Duval et Picard. — Le théâtre romantique. — Le roman se prête atoutes les expériences et se porte aux derniers excès. — Spécimens dejargon apoealytique. — C'est la langue nouvelle.

En dépit di:ne crise de librairie que les intéressés exagèrent,il parait chaque jour beaucoup de livres qu'on peut, sansexcès de sévérité, qualifier d'inutiles. Et s'ils n'étaient qu'inu-tiles ! Mais ils sont pernicieux et nocifs, au premier chef.On les lit sur la foi d'un titre alléchant, ils circulent, ils serépandent et la contagion se propage. Ils sont fiers de payerun large tribut à la langue nouvelle et de la mettre en valeur.Une foule d'écrivains, sans jugement et surtout sans appren-tissage, à qui la signification exacte des mots et des phrases estinconnue au point qu'ils emploient indifféremment, avecl'aplomb de l'ignorance, la première expression et la premièreconstruction qui se présente à leur esprit, sont attirés par unbesoin d'imitation et de nouveauté vers ce style proclamérajeuni et baptisé moderne, Nous verrons bientôt à quoi seréduit sa soi-disant modernité; mais il saute aux yeux que sesfantaisies séduisent l'auteur en peine qui, pour se faire re-marquer, n'a pas d'autre moyen que de singer les chefs dumouvement en exécutant des cabrioles. C'est bien pour celaque les mauvais écrivains pullulent, et que la langue se cor-rompt et que la révolution gagne.

Page 36: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LA r.osspiiuTioN t.i

Notre bon sens national, notre patriotisme, littérairo ymettra ordre. Une heure viendra toujours où la réaction seproduira et où la langue débordée rentrera dans son lit. Surce résultat inévitable, l'observateur est presque sans inquié-tude. Le passé lui répond do l'avenir; on no tue que les languesmortes et, grâce au ciel, la nôtro n'en est pas là. Des signesrassurants nous garantissent sa vitalité, entretenue par unemajorité d'écrivains raisonnables et fidèles. Mais, dans cegenre do bouleversements, il y a toujours un moment difficileà passer, une crise dangereuse, dont on- redoute les effets,même quand on en espère la fin. Elle laisse surtout après elleun mauvais résidu dont on n'arrive jamais à se débarrassercomplètement. Or, le fléau a sévi, depuis tantôt un demi-siècle, avec la plus menaçante intensité, et il ne cède peu àpeu que pour devenir endémique. Parmi les volumes étalésaux vitrines des libraires, combien en rappellent la présenceet en portent les marques !

Les ouvrages didactiques, les livres d'histoire, d'économiepolitique ou sociale, en un mot les livres de science, y échap-pent encore, ou peu s'en faut. Excepté quelques ahuris, quiprétendent imprimer une nouvelle allure même à la languescientifique, généralement les auteurs qui poursuivent un bututile, se préoccupent avant tout d'être clairs, et ne se sou-cient guère de cultiver un jargon obscur, dont le premierinconvénient serait de ne pas leur rendre le service qu'ils enattendent. La gravité de leur talent et la spécialité de leursétudes les préservent assez de ce mauvais paradoxe.

C'est surtout dans la littérature d'imagination qu'il sodonne carrière, la considérant comme son champ d'expérienceset son domaine réservé. Le roman est sa propriété, sa chose.Le théâtre enflamme son ambition; il les revendique l'un etl'autre avec la même arrogance, bien qu'il ne les exploite pasavec la même facilité.

Le théâtre le gêne et le contrarie. Il eût bien voulu l'en-vahir et s'en emparer; c'eût été pour lui la plus fructueusecomme la plus retentissante des conquêtes. Il s'y est attaqué,mais il a rencontré tout de suite, dans cette tentative, desdifficultés presque insurmontables. Malgré le succès plusrapide que durable de deux ou trois scènes qui se sont fondéesavec l'intention expresse et proclamée de doter la France

Page 37: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

14 LA LANGUE NOUYKLLK

d'une langue et d'une littérature dramatiques égalementneuves, le théâtre a résisté. L'entreprise hasardeuse qui levisait n'a pas réussi et il est permis de croire, à un certaindécouragement de ses auteurs, qu'elle ne réussira jamais;qu'elle est, dans tous les cas, abandonnée pour longtemps.C'est autant de gagné ou de regagné.

Un peu de réflexion, dont malheureusement ils ne semblentguère capables, eût averti ces audacieux que c'était là uneffort vain et stérile. Le théâtre ne permet pas ces tentativessur la langue parce que c'est là surtout que, pour être entendu,il faut parler comme tout le monde parle, comme chacundes personnages qu'on met en scène doit parler. Le dialoguedramatique et, en général, le dialogue, dans toute oeuvred'imagination, exige une part de vérité au inoins relative,avec laquelle sont incompatibles les enjolivements des sty-listes agités. Qu'on puisse, qu'on doive même y avoir sonstyle à soi; qu'on s'efforce de donner à la phrase une origina-lité qui ne s'éloigne pas trop de la vraisemblance et du naturel,la chose est admissible. Qu'il y faille éviter la réalité trop cria-,fuir le ton bes et grossier, se tenir à égale distance de la con-versation vulgaire et de la parole écrite; personne n'y contre-dira. Quelques maîtres, même de nos jours, ont bien saisicelte nuance intermédiaire. Emile Augier et Alexandre Dumasfils, — pour no parler que des morts, — ont réussi par desmoyens très différents, à se l'approprier; tous les deux ont unstyle de théâtre, plus relevé chez l'un, plus Mule et parfoismême brutal chez l'autre, mais aussi facile à reconnaître quedifficile à imiter.

En remontant plus haut dans l'histoire du théâtre, on ren-contre Alfred de Musset et, avant lui, Marivaux, qui ont aussiune manière; mais elle réside bien plutôt dans un tour d'espritque dans un tour de phrase, par l'excellente raison que si l'una inventé celte comédie spéciale qu'on appelle le marivaudage,et si l'autre y a mêlé sa fantaisie, sa poésie, encore n'ont-ilspoint cherché dans l'emploi de mots nouveaux et de tour-nures insolites un sujet de curiosité et d'étonnement. Leurplume a suivi tout naturellement le mouvement de leurpensée, gracieuse ou tendre. On ne trouverait pas, avant lesnovateurs, avant les conspirateurs qui sont ici en cause, unseul autour dramatique, sauf peut-être Cyrano ou Scudéry, se

Page 38: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LA CONSPIRATION 15

peinant et so travaillant pour se faire un style de comédie quilui fût propre. La tragédie a eu le sien, quelquefois emphatiqueet pompeux, même chez Corneille; solennel et pour ainsidire royal chez Racine; énervé, mollasse chez Voltaire et sesmalheureux successeurs; mais pendant deux siècles et plus, il

ne serait venu à l'idée de personne que la comédie pût parlerune langue qui ne fût point la langue commune. On luidemandait autre chose, une intrigue amusante, une actionvive, des caractères et, en dernier lieu, une pointe de senti-ment qui en fit peu à peu la comédie larmoyante dont nousavons lire nous-mêmes le drame hourgeois, en attendant lacomédie politique et le drame social. Mais on ne lui deman-dait pas de se créer une langue à son usage et elle-même n'yprétendait pas.

Quelques-uns même ont été d'avis qu'elle n'y devait pointsonger et qu'elle eût manqué à tous ses devoirs en s'en occu-pant. Non seulement tous les représentants de la comédiemoyenne, depuis Daueourt jusqu'à Scribe, en passant parSedaine

,Alexandre Uuval et Picard, n'ont eu aucun souci de

l'élégance ou de la correction dans le discours; mais plusieursn'ont pas hésité à poser en principe que la comédie ne pou-vait qu'y perdre; que toute phrase trop façonnée lui ôtait deson naturel, qu'elle devait, autant que possible, se rapprocherde la conversation et en reproduire les sauts brusques, lesparenthèses et les réticences perpétuelles, les suppressions etles coupures, à charge pour elle d'y suppléer par la vivacitéde la mimique et de l'accent.On sait comment Scribeappliqua,en l'exagérant, cette règle fondamentale de toute l'école. Ontombe aisément d'accord aujourd'hui que, sans imiter unlaisser-aller qui va souvent chez lui jusqu'au mépris do lasyntaxe, les interlocuteurs en chair et en os qui échangentleurs pensées et leurs sentiments sur la scène, doiventau moins ne rien dire qui sente l'écriture et nous ôte, àl'instant même, l'illusion de la réplique immédiate etspontanée.

Le théâtre étant ou essayant d'être la représentation de lavie par des personnages réels, il va de soi que si ses hérosparlent, comme dans trop de pièces romantiques, une langueextraordinaire, ils cessent do paraître vruisemblablcs etnous enlèvent la confiance que nous avions plaisir à mettre

Page 39: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

16 LA LANGUE NOUVELLE

en eux. Ce ne sont plus que des êtres fictifs, des fantômestrahis par leur phraséologie spéciale; il y a entre leurs paroleset leurs actes une dissonance criante qui peut, comme chezVictor Hugo, nous remplir d'admiration pour leur lyrisme,mais qui nous laisse des doutes sur leur sincérité. Nous

ne voyons plus en eux que des comédiens et non deshommes.

Toutefois ces romantiques eux-mêmes, Alexandre Dumas etVictor Hugo, adorateurs du mot, fanatiques du panache, inven-teurs d'une poétique nouvelle, meurtriers volontaires deScaliger et d'Aristote, révolutionnaires ardents, passionnés,impitoyables, sûrs de leur droit, de leur mission, de leurtalent, de leur génie, créateurs de formes, de moules et detypes inconnus avant eux, propagateurs de dogmes litté-raires et même de catéchismes moraux, où Ilcrnani, Didier,Antony ont esquissé une nouvelle conception de la vie, veuillezremarquer qu'ils n'ont pas touché à la langue, parce qu'eneffet ils la jugeaient intangible. Ils ont hérissé leur style demétaphores et d'antithèses; Dumas a rompu avec les unités,Hugo a brisé l'alexandrin; mais ni l'un ni l'autre n'ontrien tenté contre la langue usuelle. Et Hugo lui-même s'enest servi, comme Beaumarchais, comme Marivaux, commeAlfred de Musset, comme tous nos grands écrivains etauteurs dramatiques de tous les siècles, avec une incompa-rable virtuosité; mais il ne l'a pas déformée, il ne l'a soumiseà aucune dénaturation, à aucune torture, il n'a pas méditéde mauvais coup contre elle; il s'est borné à se faire avec elle

un verbe à lui.Celte simple observation, renforcée par bon nombre

d'échecs, eût pu décourager et a découragé sans doute lesdébutants qui avaient manifesté l'intention de porter leursexpériences de linguistique sur la scène; notre théâtre s'estrefusé à devenir celui do leurs exploits. Mais ils se sont terri-blement rattrapés sur le roman. Ici la chose est plus facileet le microbe trouvait un excellent bouillon de culture.L'impression d'une histoire qu'on lit n'est pas du tout celled'une histoire qu'on joue. Comme on n'a pas les gens enface de soi et que le livre, quelles que soient ses prétentions àla réalité, ne leur prête, après tout, qu'une existence de con-vention; comme on ne les voit pas marcher, qu'on ne les

Page 40: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LA CONSPIRATION 17

entend pas parler, qu'on ne peut pas les interpeller, qu'onn'est pas exposé à les rencontrer clans la rue après la repré-sentation, le lecteur se montre moins exigeant que le specta-teur. Il ne s'impatiente pas, outre mesure, d'un travail dephrase qui ne saurait faire tort à des illusions qu'il n'a pas.Parfois, il s'y intéresse, comme à toute gageure de force ou 'd'adresse, et applaudît, en son for intérieur, au mérite do ladifficulté vaincue. Il en oublie et l'intrigue romanesque et lespassions qui s'entrechoquent et surtout les personnagesqui les éprouvent, tandis qu'au théâtre, étant forcé de lesregarder, il n'a devers lui aucun moyen de s'en distraire.C'est à eux, au contraire, de ne pas oublier qu'il est là, avide desuivre, sans arrêt, le train du drame, d'en connaître le dénoue-ment, d'en applaudir ou d'en siffler l'auteur. Allez donc, dans

un pareil moment, appeler son attention sur un détail ouvragé,sur un bijou de style !

Cette différence entre une pièce de théâtre et un roman,entre la scène et le livre, est tellement sensible, que la pièceimprimée produit un tout autre effet que la pièce repré-sentée, lleliscz-la après l'avoir vu jouer, elle a changé d'aspect,elle n'est plus la même. Souvent vous l'aimez moins, quel-quefois vous la savourez mieux. Vous vous arrêtez à do

menus incidents que vous n'aviez pas d'abord aperçus;d'autres mouvements vous échappent qui vous avaientd'abord frappé et auxquels l'optique do la scène avait donnétoute leur valeur. Vous avez quelque peine à débrouiller desentrecroisements, des mêlées de personnages, ou même desrépliques qui empruntaient leur clarté première à la dispo-sition du décor. Peu à peu vous êtes amené à accorder plusd'importance au style qu'au spectacle. Et c'est ici que nosbibeloteurs s'escriment. Le même renversement d'impres-sion se produit, en sens contraire, si vous allez voir jouer unepièce après l'avoir lue. Vous y découvrez une foule de détailsque vous n'aviez pas aperçus d'abord et que la rampe met enrelief, tandis que vous y cherchez en vain des particularitésintéressantes sur lesquelles votre esprit s'était complaisam-nient arrêté. C'est un phénomène combinéd'optique et d'acous-tique. Au théâtre on voit les choses cl on entend prononcer lesmots; à la lecture, l'oeil ne distingue que des caractèresd'imprimerie et l'oreille ne perçoit aucun son. Lo spectacle

2

Page 41: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

18 LA«LANGUE NOUVELLE

s'est immatérialisé. Ayant ainsi moins de réalité objective, il

permet aux stylistes des privautés que la scène leur interdit,il autoriso des essais, des hardiesses et surtout des dissonancesqui, à la représentation, suffiraient pour désorienter le publicot faire tomber la pièce. Cette- juste appréhension, chez lesauteurs dramatiques portés, par manie d'école, aux exer-cices de plume, a fini par préserver notre théâtre national del'amphigouri et du jargon.

Que le livre, au contraire, s'y soit livré tout entier, queles poètes contemporains l'aient cultivé avec délices, que le

roman surtout en ait subi la désastreuse influence et ait offert

un champ d'action à des expériences insensées, qu'à cetteheure encore il serve aux novateurs de magasin et d'atelier,c'est un fait assez constaté et vérifié pour braver tous lesdémentis. Alix aveugles ou aux obstinés qui essaieraient d'ycontredire, deux ou trois échantillons, en vers ou en prose,fermeraient trop aisément la bouche.

Oui ou non, est-ce de l'hébreu ou du français que cepathos apocalyptique dont on nous régale dans des son-nets qui ont fait une réputation à leurs auteurs et aux-quels les journaux ou les revues accordent une hospita-lité enthousiaste? Est-ce du français ou de l'hébreu que cescentaines de pages dans lesquelles, sous prétexte de fuir labanalité et la platitude où d'ailleurs elle tombe si souvent,cette littérature spéciale s'épanche en descriptions, ana-lyses, études et morceaux d'une physionomie si étrangeet quelquefois d'un sens si tfbscur que le commun des mortelsa besoin, non seulement d'un dictionnaire, mais d'un initia-teur et d'un truchement pour arriver à les comprendre (1)?De bonne foi, même parmi les lettrés, quel est celui qui se

(l) Dans le livre si Intéressant qu'il a écrit sur les Déformationsdelalangue/rancaise, M. Emile Dcschancl, dont j'aurai plus d'une fois l'occasion d'in-voquer l'autorité, n'a-t-fl pas dit lui-même : « Le langage actuel de tellesécoles littéraires serait-il compris de no3 écrivains du xvir» et du xvni'slêclc?On en peut douter» (page 207). Et, à la page précédente,en forme de conclusion:

La langue française à présent est comme saccagée. On dirait un excellentInstrument de musique gâté par des sauvages qui n'en connaîtraient ni l'usageni le prix ».

C'est précisément ce (pie nous cherchons à établir dans ce livre, et nousaurions certainement renoncé a le faire après un si émlnent critique, si, encoreune fois, notre travail n'eût été commencé et presque achevé longtemps avantle sien.

Page 42: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LA CONSPIRATION 19

sent capable d'expliquer du premier coup, sans hésitationni erreur, des énigmes comme celle-ci :

APPASSIONNATA

Une douceur et puis uno lenteur,Et puis un geste caressant qui descend

Sur la moiteurDe mon front,

• .C'est votre main sur ma tristesse posée.

Une musique fleurieEt puis une nostalgie inassouvie,Une musique de douleur inapaisée

Sur les fibres de mon coeur triste.C'est votre voix comme une oiselle posée.

Une lueur de diamantAu fond d'une eau froide et claire,Une améthyste qui s'éclaire

Mauve et pâleAu reflet de mes yeux pilles.C'est votre prunelle sur la mienne;

Mais votre bouche de sang et de crépusculeSur ma bouche de crépuscule et de sang,

Ah ! c'est ton âme touteSur la mienne comme un chrysanthème posée.

Colle musique se prolonge d'amiante en capriccioso, docapriccioso un'agilato, d'agitato en triste et en dolce, sur unespace de soixante-dix ou quatre-vingts vers, si l'on doit lo

nom de vers à uno fantaisie informe et obscure qui n'a rien doprosodique et pas grand'chose de poétique. Nuage pour nuage,la prose vaudrait mieux. La pièce a douze ou treize ans de date.On dira peut-être qu'elle est vieille et que l'école dont elle re-lève en a sensiblement rabattu. Voici donc des ÉLÉGIES dol'année dernière :

J'ai foulé dans les bols l'azur noir des gentianeset je n'ai pas pleuré

de ce que les fleurs d'octobre me rappelaientles amours du jeune âge.

Page 43: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

20 LA LANGUE NOUVELLE

Une enfant de seize ans qui tenait un bouquclde roses violettes,

avec une jolie et voulue maladressem'en a tout parfumé.

Et je n'ai pas souri sentant au coeur de l'âmeje ne sais quoi d'éteint

et que, dorénavant, la plus tendre des placesest auprès de mes chiens.

Ne crois pas que l'amour existe, ô jeune fille :Mais va dans le verger où l'azur pleut à verse,et regarde au coeur noir du rosier le plus vert,cette araignée d'argent qui vit seule et qui file.

Ne me console pas. Cela est inutile.Si mes rêves qui étaient ma seule fortunequittent mon seuil obscur où s'accroupit la bruine.Je saurai me résoudre et saurai ne rien dire.

Un jour, tout simplement (ne me console pas !)devant, ma porte ensoleillée je m'étendrai.On dira aux enfants qu'il faut parler plus bas.Et, délaissé de ma tristesse, je mourrai.

Les deux morceaux auxquels nous venons d'emprunterquelques extraits sont signés de deux noms illustres dans lanouvelle école. Nous ne demanderons pas à ces deux poètess'ils se moquent de nous, il nous est plus commode do croireà leur sincérité. Nous admettons môme que ces Élégies répan-dent une certaine tristesse pénétrante qui ressemble beaucoupà l'ancienne mélancolie romantique. Mais quels drôles de vers !

Pourquoi ne pas écrire tout simplement en prose, puisqu'onen tient pour la poésie prosaïque, et qu'on supprime même,avec une intention visible, les majuscules au commencementde chaque vers, pour mieux marquer que ce sont des lignes doprose sans solution do continuité, et surtout sans rime. Ellesont du succès auprès d'un certain public. Elles sollicitent lesjeunes poètes ou qui se croient tels, par un air d'originalité.Ce qui est certain, c'est que la critique consent à discutercette otonnunte'prosodie.

Passons maintenant à leur prose. En voici un très brillant

Page 44: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LA CONSPIRATION 21

spécimen. Son auteur, très connu, tout à fait classé, presquecélèbre, l'a intitulé EN ÉTHIQUE, et cette Éthique'esl encadréede deux autres indications, Psychologie de Vélileei Prolégo-mènes objectifs, qui révèlent un écrivain de culture classiqueauquel le grec et Aristote sont également familiers. Un peuplus loin, en manière do conclusion philosophique, nousrencontrons des Poralipbmènes subjectifs. En réalité, il s'agitd'une petite analyse intérieure que pratique sur soi un dilet-tante désoeuvré.

« Cependant qu'il rentrait au triste des rues nocturnes,ensonorées d'éhriélés expansives, il songeait, les tempes né-vralgiques, cette douloureuse journée de sa vie.

« Du gaz oscillait par l'ombre, symbolisant schématique-mont la dérisoire chorégraphie do ses idées. Ses idées ! Oh !

le prétentieux substantif et de fausse sonnerie ! Six heuresde jeu les avaient rendues phtisiques et elles toussaient, les

pauvres, à fendre l'âme, en l'atmosphère d'hospice do son cer-veau déprimé. Ses idées ! Les mots ont de ces aspects d'intem-pestive respectability !

« Le matin, tandis qu'aveuli de somnolence et se tiédissantau duvet, il ruminait les possibles joies du jour, à travers des

gazes do. brumes mentales, s'était imposé, précis, un volu-mineux courrier porteur de lettres créancières et de messagesammoniacaux. Quelques pattes de mouches chues do cellesde la maîtresse lui signifiaient en surplus l'imminence de désa-gréables éventualités. 11 les lui faut conjurer.

« Aussi la hâte de cette toilette maugréée, parmi le désordredes chaises et l'ironique fragilité des boutons, cependantqu'on se sent indispensable en des lieux où des tristessesattendent.

« Aussi les soies à rebours de ce chapeau douloureusementéquilibré, la peccabilité de ce linge où s'avèrent à certainsfroissis des impatiences digitales et le veuvage de telles bou-tonnières bées.

« Puis la voiture précipitamment nolisée près quelquoboulevard, mais mourante, mais ataxique et podagre, boi-teuse, bancale, équivoque, mûre pour les fourrières éternelleset les Sainte-Périne administratives.

« Enfin chez Elle. Son refus d'abord do le recevoir, indu-

Page 45: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

22 LA LANGUE NOUVELLE

ccncc de ces heures matinales, le chapelet ! Mais il cric, ils'emporte, il a d'anormales furies vocales, il menace la honno;son vocabulaire se militarise. Diantre ! on a pris peur; il estintroduit.

« Elle, c'est l'identique, celle de tous, de nous, des autres»une quelconque de sexe et voilà ! l'Inévitable enfin !

« Que signifie? Pourquoi ce papier griffonné qui développela pestilence de parfumeries interlopes? Pourquoi ces essaisde rupture? ne sait-elle pas ses adorations? Et tout l'etcuMorad'us international pour telles mésaventures.

« Réponses : manque do variété d'adorations trop peu mé-tallisées; il fait cher vivre; les bonnes sont hors de prix; on lesexporte d'Allemagne comme les lièvres, et malgré cela...Pas tout d'ailleurs, ni bijoux, ni coupé, ni minuscule hôtel.Des amours si peu lucratives ! Il vaudrait mieux travailler —aveux progressifs : quelqu'un, riche, vétusté, peu expansifphysiologiquement, enfin de maniement commode lui proposeces avantages! Elle refuserait? Pour les beaux yeux d'unpanne, d'un fils do famille à qui les banques usurières sontdésormais hermétiques ! Pas si bête (oh ! ce triomphal pas sibêle I) on n'est pas marié! on se quittera bons amis. Si levieux n'est pas d'un cerbérisme excessif, parfois peut-être àses heures de cercle, on se conjoindra ! Mais rien de formel.

« Allons, adieu ! Sage ! N'oublie pas la bonne. »

Et cela continue ainsi durant vingt-cinq pages, avec unevéritable maestria derrière laquelle on soupçonne une gageure.

Pour le commun des lecteurs les rébus que la quatrième pagede certains journaux offre, avec primo, à la sagacité desQ*ldipcsd'estaminet, sont certainement plus faciles à déchiffrer. Etcependant « ce style plus que figuré dont on fait vanité », esttout à fait à la mode dans diverses écoles. C'est la languenouvelle !

Page 46: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

CHAPITRE II

L'ATTAQUE

Le snobisme littéraire. — Le roman contemporain.— Nouveaux échantillons.— Textes et documents. — Le comble de l'excentricité.—Le manque desincérité apparaît chez les meneurs. — Leurs manifestes ne sont qu'unartifice pour se mettre en vue.— Ils les oublient ou les répudient lorsqueleur intérêt est en jeu. — Deux langues essentiellement différentes, l'an-cienne et la nouvelle, dans les mêmes bouches et sous les mêmes plumes.—Stratagème d'arrivistes.

Non seulement la révolution, moins violente mais plus péné-trante qu'à ses débuts, envahit peu à peu des provinces nou-velles, s'il est vrai que nous la voyons s'installer jusque dansla critique qui devait être pour elle lin domaine fermé et hos-tile; mais elle recrute des adhérents, des apologistes qui fontsans cesse de la propagande en sa faveur, avec une confiancebruyamment étalée dont l'impertinence impose à ceux qu'onappelle aujourd'hui des snobs (1).

Les snobs sont de prétendus amateurs, incapables do dis-cerner entre lo beau et le laid, le raisonnable et l'absurde, lepossible et l'impossible, la vérité et le mensonge, la réalité otle néant, le bien et lo mal, mais qui arborent au hasard uneopinion, la première venue, une doctrine, n'importe laquelle,et rpii la défendent ensuite avec une ferveur persuasive et con-

(l) Le mot est anglais, c'est le Livre de$ Snobs de Thacquerayqui l'a Inlro-duit chez nous vers 1855; mal? Il a perdu un peu de sa signification primitiveen passant le détroit. Entre imbécile et lui, il n'y a plus grande différence.

Page 47: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

24 LA LANGUE NOUVELLE

tagieuse. Ils n'ont pas la foi ou no sont pas sûrs de l'avoir,mais un enthousiasme de commande leur en tient lieu. Ilsprêchent et répandent par amour-propre.ce qu'ils ont accueillipar sottise, comme tous les gens intéressés à ne pas paraîtredupes; ils s'associent pour se sentir les coudes; fiers de leurnombre, ils crient plus fort que les meneurs qui les exploitent.Leur syndicat offre une précieuse ressource à tous les charla-tans qui veulent lancer une réclame; Panurge n'a pas de meil-leurs moutons.

Ce besoin de complicité littéraire ou artistique,qui les pousseà s'affilier aux coteries tapageuses,a souvent reçu satisfaction.Ils sont parvenus à bâtir ou à détruire des réputations. Ilsont créé des soleils et décrété des éclipses. Pendant une tren-taine d'années, leur corporation a exercé et étendu rapidementson influence, multiplié ses moyens d'action, développé soncommerce, vendu avantageusement ses produits; si bien qu'àcette heure, il est difficile de lire un roman qui n'en soit plusou moins infecté. La langue nouvelle pouvait espérer untriomphe prochain si, comme nous l'avons déjà indiqué, letemps et la force des choses n'avaient combattu contre elle. Sonrayonnement ac'uel, son progrès apparent la trompent évi-demment sur le peu d'avenir qui lui est réservé, sur uncommencement de décadence dont l'observateur aperçoitet note les symptômes. Elle se fie à sa fortune présente, exal-tée par tous ces faiseurs de romans, stylistes échauffés quicroient que, pour s'assurer une longue domination sur legrand public, il suffit d'un jeu de phrase ou d'une curiositéde mots. C'est une erreur; aussi la langue nouvelle a-t-elledéjà un peu vieilli.

Le roman n'est plus aujourd'hui qu'un cadre, un moule trèsélastique, où l'on peut tout mettre, môme de la science, et quise prête spontanément aux ingrédients les plus divers. Il n'enest pas moins vrai que, sur la foi de son passé, la masse deslecteurs y cherchesurtout des aventures extraordinaires et dessentiments romanesques. Depuis l'abbé Prévost jusqu'à Guyde Maupassant, tous les romanciers sans exception se sontpréoccupés de contenter ce double désir et ils en ont été récom-pensés par la faveur d'un public également reconnaissantà Mme Cottin et à Gustave Flaubert d'avoir fait Malek-Adclet Madame Bovary, « Nous avons changé tout cela », disent

Page 48: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

L'ATTAQUE 25

à présent la plupart de nos romanciers, et le fait est que, dansleurs mains, le roman est devenu méconnaissable. Qu'ils

en aient banni les événements impossibles, les crises sensation-nelles et les coups de théâtre; qu'ils y aient substitué une psy-chologie soi-disant rigoureuse et scientifique jusqu'à la plusminutieuse exactitude; qu'en un mot, ils y aient introduit unpeu plus de réalité — pas beaucoup — et qu'ils aient plusdonné à l'observation qu'au rêve; peut-être ont-ils eu raison.En tout cas, il n'y a pas sujet do s'en plaindre dans un livreoù la langue seule est en cause, et qui n'a pas à se prononcer,en dehors de cet unique souci, entre des préférences d'esthé-tique.

Eh bien, voyons la langue. Prenons un roman quelconque,

un roman d'hier. L'auteur est vivant et nous convenons unefois pour toutes qu'un critique fidèle aux anciennes coutumeset conservateur de traditions respectables ne doit nommerque les morts. Il semble même inutile de désigner le livre auxrecherches en indiquant son titre. L'intéressé s'y reconnaîtraseul et c'est ce qui importe — étant d'ailleurs bien entendu etsurabondammentconstaté que tous les extraits qu'on trouveraici (presque à chaque page, puisque ces extraits sont despreuves), ont été soigneusement revus et copiés sur le textemême; que la moindre vérification suffirait pour l'établir, etqu'ils ne sauraient donner lieu, de la part des auteurs, à aucuneréclamation. Faut-il ajouter, une fois de plus, que toutes cescitations, pour acquérir leur pleine valeur démonstrative,seront empruntées à des romanciers connus, à des romans cotés,à des écrivains d'un talent incontestable qu'on regrette de voirembarques dans cette galère de perdition, où leurs facultés,détournées de leur emploi naturel, ne peuvent que s'atrophieret déchoir.

Que dire, par exemple d'un paysage comme celui-ci :

« En vallonnements, en ondulations légères d'herbes, il s'enallait, ce parc, dévalait vers les fraîcheurs de la rivière, plusloin mousseuse dans la violence de ses rapides indigos écumesde bouillonnements blancs, calme et lent là, comme si elleétait la continuation du calme large et doux des pelouseset des futaies endormant le petit château dans leur paixverle... »

Page 49: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

26 LA LANGUE NOUVELLE

Que de mal doivent donner à leur fabricant une phrase etune description pareilles ! C'est observé, dira-l-on. — Tropobservé, trop pignochê, répondront les lecteurs qui ont hâtede voir l'action s'engager ou se développer et qui n'aiment pasqu'un auteur perde son temps à ces distractions indivi-duelles. On y sent l'exercice de plume et surtout on s'y heurteimmédiatement à un système, chose réfrigérante, s'il en fût.Nous sommes dans l'école de l'inversion : « En vallonnements,en ondulations légères, il s'en allait, ce parc, etc.. ».

N'cst-il pas permis do croire que cette construction latinen'ajoute pas au pittoresque du tableau ce qu'elle enlève aumouvement naturel de la phrase; on ne s'y habitue que par unpetit effort sur soi-même et après un instant d'hésitation.Poursuivons. Du même auteur et du même romn.n :

« Sous la lueur arlequinée, dans l'atmosphère bigarrée,hyaline, Jeanne vague lente, teintant son esprit d'évocatriecscolorations... Maintenant elle trempait ses yeux dans la dou-ceur verte d'une lame unie, et c'était un monde languissant,un monde moiré d'humidité vénéneuse, comme un mondeentrevu sous le plafond glauque des enuv, un royaume sous-marin, où l'air se riderait en ondes pâles; des vols de corbeauxun instant y nagèrent, suspendus dans un fluide, semblèrentles poissons de quelque mondial aquarium... ».

Un peu plus loin, une jeune femme vient de trouver et delire des lettres qui lui révèlent la trahison et l'abandon de sonmari :

« La lampe mourait sous les obscurs du Dôme; Jeannes'éveilla couchée, tombée sur la litière infâme des lettres.Lente, elle se souleva, posant ses paumes à terre, longue dansla ligne féline do son corps et do ses jupes, comme un animalétiré... »

« Son verbe seul pouvait, évocateur de spectres, ressusciterla honte ensevelie sous la terre et dans le temps, et cette jeunefemme alors, la veille encore insouciante et gaie, comprittout d'un coup toutes les profondeurs occultes, les puissancessurhumaines de la Parole et du Silence... ».

Page 50: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

L'ATTAQUE 27

On n'écrit pas ainsi d'instinct et de premier jet. Il faut unelongue réflexion, un long repliement sur soi-même pour enarriver à Yanimal étiré; il faut peiner, suer, se travailler horri-blement la cervelle pour rassembler ainsi en quelques phrasesla plupart des bizarreries du nouveau style. Elles n'y sont pastoutes; un certain nombre de citations sont encore néces-saires pour bien montrer de quoi sont capables, on ce genre, lesennemis do la langue française et où nous conduirait la révo-lution qu'ils révent si elle devait jamais réaliser tout son pro-gramme.

« Dans le demi-sommeil précédant le réveil, elle sentaittinter les coups sourds d'un glas mat : une impression quasiphysique d'inquiétude douloureuse, d'attente redoutée. Etcela flottait comme un nuage très vague dans le champ d'unciel de rêve. En ce redoublement profond de somme qui pré-cède parfois l'éveil complet, un coin d'intelligence demeuraitvif comme une plaie ouverte, vibrait toujours au souvenir dela réalité, était la seule cloche dans le pays mortuaire et noir,le seul appel de vie douloureuse tintant dans le silence profondde l'esprit... ».

.

Cola est encore du mC-me romancier qui n'est pas, croyez-le,un apprenti et qui jouit d'un créditlégitime auprèsdes éditeurs,c'est-à-dire du public (1). La critique pourrait aiséments'attaquer à ce qui caractérise, au premier chef, sa manière :

le goût du rare et du précieux, l'horreur de la simplicité, unbesoin et un excès de précision jusque dans les plus intimesdétails; par-dessus tout, un système d'impressionnisme qui,loin de fixer l'impression, la disperse et la fausse par un méprisabsolu de la proportion et un oubli constant de la perspective.L'égalité de lumière à tous les plans et dans tous les coins dutableau, produit un papillotage inévitable et l'effet n'y est plus,alors qu'il suffisait pour l'obtenir d'un peu plus de discré-tion dans le pinceau et d'un peu moins d'agitation chezle peintre.

(1 ) Il a fait depuis des pastiches tn\s roussis du xvn' et du xvm« siècle et 11

est maintenant chroniqueur dramatique justement apprécié dans un grandjournal du matin.

Page 51: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

28 LA LANGUE NOUVELLE

Il est à remarquer, comme un fait très significatif, que la plu-pari de ces romanciers ciseleurs qui émaillent leurs récitsd'arabesques inédites et d'enjolivures impossibles se montrentbeaucoup plus réservés, beaucoup plus sobres dans le dialogue.Ils sentent (pie s'ils l'enguirlandaient do toutes ces fanfre-luches, leurs interlocuteurs ne se comprendraient plus, et ilsont soin de les faire parler à peu près comme tout le monde.On ne saurait leur en vouloir do cette sage précaution, maiselle prouve qu'ils savent très bien à quoi s'en tenir et (pie labarbarie volontaire dont ils nous régalent quand ils parlenten leur propre nom n'est qu'une ruse; — d'autres diraientun boniment, un calcul pour attirer l'attention. Un pareil stra-tagème, une réclame littéraire aussi dangereuse pour la litté-rature elle-même ne saurait être considérée comme un gagede leur sincérité. S'ils sont aussi convaincus qu'ils en ont l'air,pourquoi ne pas appliquer le même système à la description etau dialogue? Pourquoi surtout avoir deux langages, un pourle livre qui n'en peut mais, et un autre pour le théâtre quine le supporterait pas?

C'est une contradiction très frappante, que nous avonsdéjà signalée, et nous aurons certainement l'occasion d'yinsister, lorsque les deux procédés de ces écrivains chauves-souris se livrant bataille dans le môme livre ou dans la mémopièce, le conflit s'accusera avec plus d'évidence et permettrades conclusions plus sévères.

En voici pourtant, au passage, et sans préjudice de démons-trations ultérieures plus complètes, un exemple assez carac-térisé. Il est tiré des Prolégomènes objectifs et des Parolipo-mènes subjectifs auxquels nous avens déjà emprunté quelquesarguments. On y rencontre encore oc petit essai :

« Un scrupule montait encore à sa pensée en bulle protes-tataire : « S'identifier à l'illogique pour assurer le triomphe de« la logique,n'est-ce pasdugribouillisme métaphysique?»Maisil souriait de la puérilité de l'Adversaire, aux objections tou-jours serines, malgré leur justesse d'apparence : « Ce que« réclame la logique, c'est le triomphe de l'illogique qui, pour« nous ôtreinaccessible,estpeut-être un supérieur mode d'exis-« tence. La pensée a trouvé sa fin et évolué sa légitime destinée« lorsqu'elle s'est élevée à la conception de son nécessaire décès

Page 52: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

I/ATTAQI'K '29

« et consenti à son misérable détriment l'Universel-Eterncl ».

« Et il s'ajoutait sédativement :« Ce m'est l'escompte d'une« jouissance posthume que d'aller contribuer à rétablir l'unité« du monde à qui je suis incohérent et en qui anormal et d'as-

« surer ainsi parmi autosacritlce logique le règne définitif et la

« souveraineté de l'Illogique... (pie moi-même je serai demain »,songeait-il avec quelque ironie.

« En telle tabagie proche, il enflamma un havane et se mitconsciencieusement à enfumer ses amygdales. Tantôt il fai-sait chiunler la petite vapeur blanchâtre entre ses lèvresanchées, tantôt il la canalisait rhiniquement ou, s'il vous plaît,la nasalisait. Au kiosque proche, muni de littératures vespé-rales, il avait cueilli le Temps, organe des monotonies poli-tiques, afin de confirmer en lui le goût de l'Eternel. »

Surtout n'oubliez pas qu'ici encore, pour que la citation fûtplus décisive, nous nous sommes adressé à un des chefs,à un des maîtres de la nouvelle école, linguiste éruditchez qui toutes ces bizarreries sont — ou ont été pendantquelque temps —préméditéeset volontaires; de sorte qu'on enarrive à se demander si le stupéfiant chef-d'oeuvre que nousvenons de tirer de la poussière où il dormait, et qui a dû coûterun si long travail à son auteur, n'est pas une plaisanterielittéraire de premier ordre, une énorme et abracadabranteironie.

On est vraiment tenté de le croire quand on songe qu'unelettre écrite par le héros du roman à sa mère, et dans laquelleil lui demande de l'argent pour payer une dette do jeu, échapped'un bout à l'autre à celte affectation d'excentricité. La desti-nataire est une bourgeoiseprovinciale qui ne comprendraitrienà ce tarabiscotage, et l'on voit bien que l'expéditeur le luiépargne pour s'assurer une réponse. Nous avons donc lapreuve qu'il sait et peut parler autrement, qu'il écrit mêmele vrai français, quand il le veut, avec beaucoup de distinctionet qu'en s'en écartant il cède à un parti pris, il obéit à un sys-tème. Ce costume dont il s'affuble n'est qu'un déguisement,une parade, à laquelle il renonce dès qu'il la juge inutile ounuisible, comme il l'a fait, sans aucune difficulté, dans quelquespièces do théâtre dont les plus récentes, jouées au Gymnaseet au Vaudeville, ont reçu du public un accueil favorablo

Page 53: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

30 LA LANGUE NOUVELLE

qui eût été plus fnvorablo eneoro si là singularité, bannie dustylo, no s'était réfugiée dans la pièce même et dans les manirsou les idées des principaux personnages qui s'y rencontrent.

Continuons celte petite enquête, en accumulant les docu-ments justificatifs et les pièces a conviction :

Voici des vers, ou ce qu'on veut bien appeler ainsi. Ils sontl'oeuvre d'un poète porté aux nues par les amateurs de poésiecontemporaine. Deux fois lauréat, il a été couronné par unCénacle sans mandat qui s'est conféré à lui-même le droit doclasser les nouveaux poètes, et — ce qui est plus sérieux —par l'Académio française, oui, par l'Académie- qui s'est faitgloire, en cette occasion, do renoncer à do vieux préjugésprosodiques. On va voir qu'elle a poussé l'esprit de sacrificejusqu'à la pleine et entière abnégation.

LA DETKEtfSE D'HERCULE

HEUCUI.K, à Owpltale.

O fleur do mon désir épanouie en feinine,Ton corps fut pour mes yeux la forme de l'espoir.L'espoir est mort. La force est morte. Mon vouloir,Puissant jadis, est mort. Et la détresse entameMon triste amour qui fut ma dernière beauté.Au vertige de ton respir j'avais sculptéDans le rêve de t'aimer la cariatideQui supporte sur la façade du DestinLe poids de ma vie.

OMPHALB

Je vivais de ton souffle, et je suis une morte.Et ton âme elle-même n'est pas assez fortePour ressusciter à l'amour mon âme morte,Cadavre où le regret seul encore est vivant.C'est une chaîne de mort qui lierait nos flancs.Mais le lis de ton rêve est demeuré candide :Ne va pas le flétrir sous mon haleine aride.Va, pars, las de verser l'eau sainte de l'amourEt de la vie au coeur mort-né, trop faible pourNaître à ton baiser. Va ! Vers le soleil persisteL'envol de l'aigle ayant la flèche à l'aileron !

Dresse ton sein puissant, asile des fronts tristes,Où j'aurai seule en vain caché mon triste front.

Page 54: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

1/AÎÎAQtJK 31

L'autour ilo cette DKTIIKSSK D'IIKHCI'I.K no cultivo passeulement l'héroïdo, il a aussi un goût marqué pour l'élégio,surtout quand elle prend la forme du sonnet.

Los journaux ont cité de lui une pièce qui leur a inspiré laplus vive admiration :

KOSES It ^MONTANTES

Sur lu route qui mène aux portes du tombeau— Que no fus-je lo pèlerin toujours fidèleA quelque rythme de beauté essentielle! —Je m'attardai, marcheur affamé du repos,

A respirer des fleurs pures ou sensuelles,Hoses édoses sous les frémissants rameauxDu bois sacré, trésors certains et cardinaux,El floribondes églantines des venelles.

Roses, vous m'avez dit des secrets de l'Amour.Plaise aux Grâces qu'au soir de mon jour mes mains calmesPortent avec la rose et le cube et la palme!

Ce soir viendra, foulant de son pas de veloursSur le sol défleuri mes heures pénitentes;Et j'aime maintenant les roses remontantes.

Les amis du poète ne tarissent pas d'éloges, qui paraissentsincères, sur l'incomparable mérite do ces iïoses remontantes etde cette Détresse (VHercule. Sans songer peut-être que la cau-tion est discutable, ils nous apprennent que ce nouveau nour-risson des Muses appartient à la lignée littéraire de Baudelairecl de Villiers de l'Isle-Adam. Ils ajoutent que, s'il est inconnudu grand public, il exerce une sourde influence sur l'esprit destrès jeunes gens. — « Quoi ! vous avez le front de trouver celabeau ! » C'est probablement ce qu'eût dit Molière et il eut ainsiappuyé sa réponse : « Qu'est-ce que « le vertige de ton respir? »,Et « la cariatide sculptée sur la façade du Destin », et «l'envolde l'aigle ayant la flèche à l'aileron », et « le rythme de beautéessentielle », et « les trésors cardinaux », etc., mais les précieusessont vengées. Nous sommes des dilettantes, et nous partonsde ce principe que tous les goûts sont dans la nature. Si la cen-sure s'appelle Anastasie, la critique s'appelle Philaminte.

Page 55: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

3î LA L\NGUK NOUYKU.K

C'est Pliilaminlo qui nous présente, un nutro poète, encoremoins connu que le précédent, et qui nous invite à dégusterles vers que voici :

SOUVENIR

Sous un ciel bleu saphir, sur un satin poséS'étend le vert collier, fantasque, reposé,Des Iles bataviennes tendant leurs dentellesAux frissons des vents chauds éventant de leurs ailesLes fleurs, et les parfums aux senteurs exotiques,Les plissés longs moirés des vagues asiatiques.

De lourds papillons vont cahotant dans leur volLes calices ouverts, étrangement cambrés;C'est un vibrant concert dans l'éthcr, sur le sol,D'insectes lumineux plumeusement marbrés.

Des perroquets carmins, de blancs kakatoès,Des oiseaux aux cheveux étranges, satineuxSemblent des chrysanthèmes, aux sommets d'aloès,D'ardentes floraisons aux feux vertigineux,

Les fruits gamment la quinte altière des lumières;Des eaux rouges, jaunes, des poissons, des lézards,Des algues rayonnant étoilent leurs crinièresSur un miroir sanguin poudré de nénuphars...

Vers l'inconnu rêveur qui murmurait des chantsEt des étranges mots vers les bois bruissantsTu vins, et ton regard ne quittait pas mes yeuxQui se grisaient d'amour et s'inquiétaient curieux.

Seuls nous avons frôlé des palmiers, des orchis,De pétulantes fleurs, des toits arborescents,De rampantes clartés, des émaux, des serpentsRoulant sous les mousseux tapis, sous de blancs lis,

Et parfois le strident appel de l'oiseau bleuQui insiste railleur, qui scande sa mesureSur les chants trop berceurs dés oiselets peureux,Qui unissent leurs voix en gemmes de parure,

Éveillait dans nos coeurs des extases plus folles.Dans l'air brûlant, dans des parfums, sous les clartésEn magiques faisceaux inoidant les corolles,Les calices ouvraient leurs neigeux encensoirs;

Page 56: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

I/ATTAQUK. 33

Notre ainoui* s'exaltait aux (lots dos voluptésQui valsaient accordant leurs vertiges d'un soirs..

Mais tout meurt, tout est mort dans ton coeur qui soupire,Ecoutant la chanson que mon coeur vient de te dire!

Kntin, parmi les poètes « nouveau modèle », un do ceux quidonnent le ton à l'école et qu'elle aime à glorifier, nous ofîro unrégal qui justifie sa réputation et son prestige. Kilo n'a jamaisrien fait de mieux. Les emprunts que nous venons de lui faire,et où certainement elle s'admire, présentent encore ça. et làquelque hémistiche intelligible; l'adieu au bon sens n'y est pasdéfinitif et sans retour. loi, au contraire, la rupture est assezcomplète pour expliquer l'enthousiasme des initiés et lastupeur des profanes.

Doux et épais sanglots do la vie! En la nullerumeur tic paix slellantc qu'une nuit moduleun coeur nuptial pour eux n'a pas (Coeurs élusardant l'azur muet de sanglots impollus!)chanté haut, ainsi que le Devoir qu'on exaltede fleurs, quand les lèvres amantes diraient lentque parmi le millier de ramures du mondevaste du manque aux yeux de regrets du sermentqui d'aurore en néant évagueraient par l'onde,la mémoire des mers murmure indulgemment.

11 y manque une traduction interlinéaire; mais, à cela près,c'est un des plus jolis bouquets de la poésie contemporaine,de celle-là du moins qui essayait de fleurir il y a une dizained'années.

Les Muses aiment l'alternance, passons à'la prose. Unoromancière qui écrit sous un pseudonyme masculin et à laquellela plupart des grands journaux se montrent fort hospitaliers,va très à propos nous servir d'exemple. On sent bien qu'elle nes'est pas enrôlée de parti pris clans la confrérie militante.Elle entrechoque, sans système préconçu, des passions etdes idées qui évoquent immédiatement le souvenir de GeorgeSand; mais elle n'a pu échapper à la contagion et, au lieu doparler comme Indiana ou Valentine, ses héroïnes exprimentleurs sentiments en un style moderne, qui se modernise encoredavantage lorsque l'auteur parle en son propre nom :

« Un malaise moral la tenait ployée (la Walkyrie) que ne3

Page 57: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

81 LA LANGUE NOUVKLLK

parvenait point a vaincre la strideur surnaturelle du Verbeextra-humaindes filles guerrières. En vain, elle se précipitaità leur suite dans la vertigineuse chevauchée, clamant, en sonâme cet Hojo-toho! qui semble déclancher aux profondeursde l'être on ne sait quelle porte désobstruant l'infini; soncoeur affreusement serré faisait gicler vers ses prunelles despleurs de honte... »

Le voilà bien, le « Verbe extra-humain » ! Il s'épanouit, avecla même puissance do dilatation, dans un autre morceau quinous a paru bon à reproduire, mais qui n'est pas du mêmeécrivain. La scène est assez banale : la promenade en barqued'un couple amoureux. Mais comme la description la relève !

Kl quelle admirable collection d'adjectifs !

« Une risée courut; le yawl gita sous sc3 voiles couchées,s'élevant d'un mouvement ailé au-dessus des lames longues;l'écume, le long de ses flancs fuselés, glissa en bruissementsfrais.

« Annie Lewis, l'écuyère, dit à Jacques de (lacé :

— Ilo ! 11 a de belles actions, votre bateau.« Lui sourit de ce langage équestre, heureuxdelui voir un air

amusé pour la première fois depuis leur croisière.« Devant eux un trait ondulé des côtes se gazait, d'un rose

gris, marbré de taches vertes et blanches.

« Il fit oui de la tôle. Debout, à l'avant, dans le balancementde la proue, elle apparaissait luisante et svelte, dans la soierouge d'un maillot, d'où sortait la grâce blonde de ses épauleset do ses bras. Le mouvement des lames tantôt la haussait surses jarrets souples, comme pour la lancer vers la volée d'untrapèze, tantôt abîmait le plancher mouvant de la barque,sous l'adroite pliée de ses reins. Elle hancha, délicieuse, pen-sant être sous le lustre, sentant sur elle réunis les yeux de laplage, cria : « Miousic », et déformant en clownerie gamine lapureté de sa pose, elle se laissa glisser dans l'eau.

« Aussitôt les matelots souquèrent, suivant sa nage.« Couchée dans l'enveloppement mol et violent des lames,

elle parut portée par toute l'élasticité des couches profondes,attirée avec tout l'océan par l'aspiration de la terre; ses bras

Page 58: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

L'ATTAQUE 35

en divisant devant elle les ondes semblaient dans leur mouve-ment de palme s'appuyer sur leur fuite, pendant que le ressortdes pieds, jetant le corps en avant, dressait parfois le torse de

pourpre, la cambrure de la nuque sous l'or des cheveux tordusd'un foulard rouge. »

.Nous en avons tout un recueil, une véritable anthologie donton ferait aisément deux gros volumes; nouspourrions ycueillir,

au hasard, des fleurs égales ou supérieures à celles que nousvenons de réunir dans une sorte de vitrine; mais il faut seborner et, aussi bien, notre exposition n'est pas finie; nousdevrons, plus d'une fois encore, l'offrir à l'admiration duspectateur.

11 en conviendra sans peine : la langue soi-disant françaiseque nous venons de mettre sous ses yeux est bien une languenouvelle, qui n'a aucune racine et, par conséquent, aucuneexcuse dans le passé, qui ne se rattache par aucun lien deparenté ou d'imitation à aucune époque de notre formationnationale. C'est une excroissance accidentelle, un Rambouilletnouveau, avec une ribambelle do Scudérys, de minusculesScudérys, très inférieurs à leurs ancêtres, car ceux-ci avaient,sous leur préciosité, un grand style solide qui, par certainscôtés, et surtout dans la peinture des portraits, devance quel-quefois Saint-Simon. Chez nos Scudérys dégénérés, le pré-cieux et le maniéré tombent du premier coup au jargon desdemoiselles raillées par Molière, lesquelles commandent àleurs valets de leur voiturer les commodités de la conver-sation. Nous avons le bonheur de posséder des douzaines deCathos et de Madelons en redingote.Et ces Cathos et ccsMade-lons no sont pas même sincères, c'est-à-dire folles, ce sont desarrivistes littéraires qui se donnent en spectacle sur la voiepublique pour attirer les passants.

Page 59: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice
Page 60: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

CHAPITRU III

LA RÉSISTANCE

I

La défense avait prévenu l'attaque. — Tous les grands romanciers du sièclese sont contentes de l'ancienne langue. — Tous l'ont parlée avec leur accentpersonnel. — De Chateaubriand à Flaubert.— Benjamin Constant, Scnan-cour, et Mme de Staël. — Victor Hugo, Alexandre Dumas et Eugène Sue.

— Balzac, Mérimée, Stendhal et George Sand.

Le grimoire de ces réformateurs n'a aucun rapport avec lalangue qui a suffi à tous les grands romanciers du dernier siècle

pour faire leurs chefs-d'oeuvre. Vous no trouverez rien dopareil dans René, ni dans Adolphe, ni dans Obermann, ni dansCorinne. Chateaubriand, Benjamin Constant, Senancour etMme de Staël parlent français. A côté d'eux, toute l'école dupremier empire, l'école de Fontanes, écrit un français plus queclassique. Lebrun-Pindare, Népomucène Lemercier et M. doJouy emploient, en des genres très différents, la même langue,la nôtre. Stendhal, qui fait bande à part, ne se distingue, de cechef, par aucun signe particulier. Il a ses fanatiques quimettent la Chartreuse de Parme, le Rouge et le Noir et, en gé-néral, tout ce qu'il a produit, fort au-dessus de Paul et Virginieet de Manon Lescaut. Ils célèbrent en lui une puissance depénétration psychologique sans égale. Je la juge, pour mapart, moins sûre et moins profonde qu'ils ne le disent etjj'y

Page 61: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

38 LA LANGUE NOUVELLE

crois démêler plutôt un Mat d'âme très personnel, très excep-tionnel et très peu sympathique, qu'un don spécial d'explorerle monde intérieur. Mais Stendhal parle une bonne langue, lavieille, vive, alerte, courte, et il la parle sans prétention, avec '

simplicité et bonne grâce, rachetant ainsi cette agaçantefureur de s'analyser et annoter lui-même perpétuellement.

Chateaubriand, auquel il faut toujours revenir parce qu'il adécouvert l'Amérique, n'a commis, ni dans les iXalehez, ni dansles Martyrs, ni dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem, nidans ses Mémoires (Voulre-tombe, à plus forte raison dans sespamphletspolitiques, aucun attentat contre l'idiome auquel lesfamilles françaises habituent les enfants qui viennent donaître..Dira-t-on que la langue des Natchcz n'est pas celle desMartyrs et que celle des Martyrs n'est pas celle de YItinéraire.Quelques-uns peuvent être tentés de le croire, mais c'est uneerreur profonde, une erreur capitale sur laquelle il imported'insister et que nous ne manquerons pas de relever chaquefois que nous en découvrirons quelque trace, parce que celivre a été précisément écrit pour la combattre.

Elle résulte d'une confusion qu'on fait sans cesse entre lestyle et la langue. Assurément le style de Chateaubriand n'estpas celui de M. de Jouy, et ce style lui-même varie avec lessujets auxquels il doit s'appliquer. Les images des Natchcz sontsingulières comme leurs usages. Le calumet de la paix et lavierge des dernières amours appellent tout naturellement descomparaisons du nouveau monde qui ne peuvent avoir au-cune ressemblance avec les procédés do la vieille épopéehomérique employés dans les Martyrs; mais l'instrument pourles mettre en valeur n'a pas changé, parce qu'il n'y a pas deuxlangues françaiseset que, sauf quelques mots perdus ou récem-ment annexes, sauf quelques tournuresdo phrase qui s'y sontpeu à pou installées à la place de locutions désuètes (1), lalangue française a conquis, depuis trois siècles, sonVoité etsa fixité. Nous parlons la langue do Corneille; nous la par-lons moins bien que lui; mais nous la parlons.

Prenons maintenant les romantiques, et Victor Hugo toutle premier, avec Han d^slandc, Bug-Jargal, Notre-Dame de

(I) Désuète est un des. mots favoris de3 novateurs Jaloux de montrer qu'ilsont quelque teinture de latin.

Page 62: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LA INSISTANCE 39

Paris, les Misérables, les Travailleurs de la mer, et plus parti-eulièremenl VHomme qui rit, pnreo (|u'il est venu à une date oùVictor Hugo, si impressionnable, mirait pu subir à son insu

ce qu'on appelle aujourd'hui les influences ambiantes. Peut-onlire deux pages de ces romans si divers de forme et si diffé-rents de valeur sans y reconnaître sa main? Il a une phrasequi n'appartient qu'à lui, tantôt courte et sautillante, tantôtdémesurément allongée, où la pensée elle-même s'élire et sedistend à perte de vue sous toutes ses formes, une phrase à lafois violente et ouvragée qui sent l'effort dans ses plus superbesdéveloppements.

Son antithèse et sa manière de la poser sont proverbiales;dans l'amplitude do ses contrastes, elle no va pas seulement dupotil au grand, mais du microscopique au gigantesque. Elles'ouvre comme les jambes d'un nouveau colosse de Hhodes

sous lequel passeraient des flottes de comparaisons et de méta-phores. C'est une hyperbole double qui n'admet pas de milieuentre les deux infinis. Et on la retrouve telle dans tous sesdrames en prose, Lucrèce Borgia, Angclo, Marie Tudor; elle

a une tournure et une physionomie auxquelles il est impos-sible de se tromper. A première vue, c'est du Victor Hugo, etce ne peut être que du Victor Hugo, ou d'un imitateur habilequi a été encouragé par les facilités qu'un pareil style offre à laparodie. Mais, en dehors de cette originalité purement exté-rieure, chaque phrase témoigne de son respect de la langue;c'est de cet instrument, et non d'un autre, que le poète tire lesaccents qui nous émeuvent. 11 surpasse en virtuosité la plupartdes musiciens qui en ont joué, il fait des tours de force, maissa lyre est celle do tous les lyriques sans exception. Il n'y a pasajouté une huitième corde inconnue avant lui. Elle rond davan-tage sous ses doigts, comme un piano ordinaire sous ceux deLiszt; mais voilà tout. Il n'a été qu'un merveilleux exécutant,il a même pu passer pour un orchestre à lui tout seul; mais iln'a rien innové, rien inventé, il a seulement perfectionné l'artdo varier les rythmes et d'enfler lo son.

Voilà maintenant Alexandre Dumas et Eugène Sue; l'unet l'autre ne songent même pas à se faire un style, encoremoins une langue. Celle du commun des hommes leur suffit,ils ont bien assez d'imaginer des combinaisonsromanesques oudramatiques, sans perdre leur temps à remanier la mécanique

Page 63: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

iO l\ LANCUK NÛUYELIK

usuelle; ils pétrissent un pain savoureux, mais ils le cuisent nufour banal, tant ils sont persuadés que lo goût qu'on y prendtient uniquement à leur façon de l'assaisonner et aux condi-ments qu'ils y ajoutent, (le n'est pas le lieu de juger ces douxromanciers, dont l'un fut un homme de théâtre supérieure-ment doué, et de chercher entre eux des rapprochements oudes différences. Les Mousquetaires et leur panache no sontqu'à Dumas; mais les Mystères de Paris et Moiile-Chrislo sontbien nés de la même inspiration et appropriés au même besoind'aventures extraordinaires dont le lecteur français était alorstourmenté. Eugène Sue et Alexandre Dumas, grands inven-teurs d'histoires, ont également sacrifié à ce genre d'intérêt, etse sont appliqués l'un et l'autre à satisfairclacuriosilépubliquc,sans s'attarder à des préoccupations exclusivement littéraires;ils ont ainsi obtenu tout le succès qu'ils ambitionnaient et ilsont laissé une écolo — l'école du roman exclusivement roma-nesque, qui fleurit au feuilleton des petits journaux. Leurssuccesseurs paraissent encore attacher beaucoup moins d'im-portance qu'eux-mêmes aux recherches et aux raretés do purelinguistique. Sans doute ils se disent que leur public, incapablede les sentir, n'y prête aucune espèce d'attention, cl ce n'estpas de cette pensée qu'on leur fait un crime.

La préoccupation littéraire est autrement sensible chez lestrois grands romanciers qui se disputent les deux premierstiers du derniersiècle, Balzac,George Sand et Prosper Mérimée.Balzac eut si peu une langue spéciale, une langue à lui, et parvintsi peu à s'en faire une que le jour où il voulut écrire des Contesdrolatiques, il emprunta celle de Rabelais. On sait, au con-traire, que, toute sa vie, il travailla à se faire un stylo sans yréussir. 11 eut une manière et n'eut point un style. Ce qu'onreconnaît du premier coup dans le Père Goriot comme dansla Femme abandonnée, ce n'est pas la plume qui écrit, c'estl'oeil qui observe, le cerveau qui pense, le créateur du romanmoderne. De même que Shàkspeare, malgré ses scories, de-meure le plus grand des auteurs dramatiques, de même Balzacreste peut-être le plus grand des romanciers, parce qu'il a ins-piré plusieurs générations de successeurs, dont deux au moinsl'ont égalé ou même surpassé, mais initiés et façonnés par lui.Ce qu'il a fait d'élèves est incroyable; il domino de toute sahauteur cette foisonnante lignée. 11 conserve l'honneur d'en

Page 64: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

IA RKSISTANCK 41

être lo père cl le maître, mais on ne peul pas dire qu'il soit imécrivain.

(îeorge Sand, au contraire, est un écrivain et semble même,à cotte heure, sauf un retour do la mode littéraire, n'être plusqu'un écrivain. On pont, après l'en avoir louée, condamner sonsystème, la manière dont elle construisait ses romans ot idéa-lisait ses personnages. Son Corinthien du Compagnon du Tourde France, ses forgerons de la Ville noire, sa petite Fadette etson l'Yançois-le-Champi n'ont jamais revêtu que dans sonimagination les couleurs poétiques dont elle les a peints. Nousavons substitué à ce rêve do prétendues réalités qui sont sou-vent plus grossières que nature et cet excès est encore une con-vention où disparait la vérité intermédiaire. Mais, quoi qu'onpense de cette romanesque (îeorge Sand et do son penchantirrésistible à embellir ou agrandir ses héros, il n'en est pas moinsacquis et reconnu qu'elle appartient à la grande école des sty-listes français; que nul n'a pousse plus loin l'art de conter, queles jolies fables tombaient de sa plume d'or comme les perles dola bouche des fées et, par-dessus tout, qu'elle a égalé, dans sespaysages, grands ou petits, dans ses tableaux d'ensemblecomme dans ses quadri intimes, les maîtres do la peinture con-temporaine et de la poésie antique. Telle de ces pages admi-rables fait songer en même temps à Rosa Bonheur et à Virgile,aux grands bceufs des pâturages nivernais, comme aux « bos-quets amènes » et aux ombres qui descendent, à longs plis, deshautes montagnes, lorsque le soleil commence à s'incliner surl'horizon. Elle a vu cela de ses yeux pénétrants, elle l'a sentidans son coeur, elle l'a rendu sans ajouter un mot ou un tourà la langue de Bernardin de Saint-Pierre et de Jean-JacquesRousseau.

Peu ouvert à ce genre d'impressions, Prosper Mérimée aparlé simplement celle de Voltaire. On peut lo trouver un peusec, un peu étriqué; George Sand, chez qui l'inspiration coulaitde source, estimait peut-être que cette puissante concentrationdramatique, à laquelle l'auteur de Colomba et de VEnlèvementde la redoute doit sa légitime renommée, manquait parfoisd'aise et d'abondance. Quand « il incrustait un plomb brûlantsur la réalité »; quand il «découpait à son flambeau, la silhouettehumaine », ce naturaliste égaré, par ses relations, dans l'écoleromantique,mais très vite repenti et revenu,aurait pu modérer

Page 65: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

42 LA LANGUE NOUVELLE --un peu sa violence sans en affaiblir l'effet; mais, sur la langue,il était intraitable : il se défendait de l'enrichir, par crainte dela corrompre; elle lui suffisait pleinement, telle qu'il l'avaittrouvée, et lorsque par hasard il risquait,non pas un mot nou-veau (il ne se fut jamais permis une telle licence), mais un motqui, bien qu'autorisé déjà par un assez long usage, n'avaitpas encore obtenu sa pleine patente de naturalisation, il s'enexcusait, demandait pardon de la libertégrande et ne manquaitjamais de dire : « Voilà un mauvais mot, un mot que je n'aimeguère, un mot que je n'aime pas... ». Celui de beauté piquantequ'il glissa dans la Double méprise n'y entra, faute d'autre,qu'avec celte désobligeante restriction. En matière de langue,Prosper Mérimée n'est pas seulement un conservateur, ce seraitplutôt un réactionnaire. Encore un mot qu'il n'eût jamaisemployé !

Page 66: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

II

Gustave Flaubert. — Son admiration pour Chateaubriand. — La passion dustyle poussécchezlui jusqu'à l'obsession maladive et stérile. — Ses discus-sions avec George Sand. — Sa manie de perfectionnement continu et Indé-fini n'a rien de commun avec les fantaisies des novateurs qui se réclamentde son nom et de son exemple. — Alphonse Daudet.

J'ai hâte d'arriver nu grand romancier dont se recommandepresque toute l'école moderne, Gustave Flaubert. Grand, il lefut, mais terriblement agité (1). Elle le proclame le premier, leplus illustre des stylistes et elle a raison en ce sens qu'il euttoute sa vie le tourment, la fièvre du stylo et que ses lettres entémoignent. On connaît sa correspondance avec George Sandet les curieuses confidences qu'on y rencontre sur cette préoc-cupation poussée chez lui jusqu'au malaise. George Sand quiétait, en art, la raison même, l'engageait à s'en défier, n sedétendre, à ne pas se mettre ainsi la cervelle à l'envers pourun mot, pour une consonnance; à ne pas perdre son temps —un temps toujours pris sur la pensée — n poursuivre, avec unesorte d'obstination enfantine, l'harmonieet le nombre, qui sontun don de l'oreille, mais qu'on acquiert aussi par Poxorcice etqui viennent souvent ù point à qui sait les attendre. Il n'écou-lait guère ces sages conseils; il marchait à grands pas dans soncabinet de travail, répétant tout haut, n vingt reprise*, lamoindre phrase qu'il venait d'écrire pour se rendre un compteplus exact du son qu'ello'rendait, et il no songeait pas que lelecteur, pour qui il prenait tant do peine, est beaucoup moins

(1) Comme ce grand Berlioz à qui l'on a rendu une tardive mais éclatantejustice.

Page 67: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

41 LA LANGUE NOUVELLE-

sensible que l'auditeur à ces effets d'acoustique. Transforméainsi en orateur qui essayait sur lui-même son propre discours,il recommençait indéfiniment l'opération, recopiant, modi-fiant, raturant, surchargeant, mécontent de soi, accusant sonimpuissance et s'arrêtant enfin accablé, exténué, à une der-nière version qui ne valait pas toujours la première, dégoûté etrebuté par son effort môme, comme un homme qui après avoiressayé dans un magasin une douzaine de vêtements sans entrouver un qui lui convienne, finit par endosser, de guerrelasse, le dernier qu'on lui présente* non sans en regretterd'autres qu'il a dédaignés et qui, à tout prendre, faisaientmieux son affaire.

Aux yeux de Flaubert, le grand maître du style dans lestemps modernes, était Chateaubriand. Il est certain que l'au-teur de René et de YItinéraire a manié la langue avec autantde dextérité que de force et fait de la prose française une grandemusique, qui reste originale, même après celle de lîossuet et deJean-Jacques Rousseau. Dans le concert un peu discordant oùse mêlent toutes les voix et tous les instruments du siècle,Chateaubriand apparaît comme l'organiste de la cathédrale.Il chante de haut avec noblesse, avec majesté, et sa phrase atout ensemble l'immensité du désert et la mélancolie desruines. Il a créé la prose poétique si malencontreusement imitéedepuis et, à ce titre, il reste bien le chef du choeur. Sainte-Beuve, si sévère pour lui, ne lui a pas absolument refusé celtejustice, niais il a un peu trop montré, chez le colosse, le piedd'argile de la vanité. Flaubert n'y a vu que le génie du styleet réhabilitant, restaurant ce grand artiste un instant négligé,il a fait de sa manière une étude patiente, minutieuse, qui anui à sa propre fécondité. A force de cultiver l'art de laphrase, on arrête quelquefois l'essor de l'imagination, onparalyse le vol de la pensée.

Nul plus que nous n'admire Madame Bovary et Salammbô;mais les anciens, chez qui le naturel primait toutes les autresqualités, auraient dit que ces deux romans, le second surtout,sont un peu trop visiblement travaillés. Flaubert a été victimede cette passion, de cette obsession du style, poussée jusqu'à lamanie, et son talent en a souffert. A force de piocher le style, ouce qu'il appelait ainsi, il a paru à quelques juges prévenus, enmanquer et n'être, dans cette partie si considérable de l'ccri-

Page 68: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LA UÊSISTANCE 45

vain, qu'un imitateur. Cette opinion, qui le mettait en fureur,est excessive et injuste. Flaubert possède un pittoresque bien àlui qui procède de l'observation exacte des choses vues et repro-duites dans tout leur relief. Lorsque dans le roman qui lui fit

une réputation qu'aucune autre tentative moins heureuse

ne put amoindrir, dans Madame Bovary, la plus sincère et laplus spontanée de ses oeuvres, il nous fait assister, un jour dedégel, à l'une des premières rencontres d'Emma et de sonpauvre futur mari, sur le perron de la ferme; il arrive dans ledétail à une puissance de rendu qu'aucun des réalistes con-temporains n'a surpassée ni peut-être égalée. En mêmetemps que la pensée pénètre dans l'esprit, la phrase se dessine

aux yeux et le mot sonne à l'oreille :

« Elle le reconduisait toujours jusqu'à la première marchedu perron. Lorsqu'on n'avait pas encore amené son cheval,elle restait là. On s'était dit adieu, on no parlait plus; le grandair l'entourait levant pêle-mêle les petits cheveux de sa nuque,ou secouant sur sa hanche les cordons do son tablier qui setortillaient comme des banderoles. Une fois, par un tempsde dégel, l'écorcc des arbres suintait dans la cour, la neige surles couvertures des bâtiments se fondait. Elle était sur le seuil,elle alla chercher son ombrelle; elle l'ouvrit. L'ombrelle, desoie gorge-pigeon que traversait le soleil, éclairait de reflets•mobiles la peau blanche de sa figure. Elle souriait là-dessousà la chaleur tiède, et on entendait les gouttes d'eau, une à une,tomber sur la moire tendue. »

C'est la perfection même; c'est de la broderie au plumetis,forcément un peu apprêtée et pointillée; c'est le comble dol'art. Et de même cet autre morceau, une petite peinture, enpassant, de l'hiver à la campagne :

« Vers quatre heures du matin, Charles, bien enveloppédans son manteau, se mit en route pour les Dcrtaux. Encoreendormi par la chaleur du sommeil, il se laissait bercer au trotpacifique de sa bête. Quand elle s'arrêtait d'elle-même devantces trous entourés d'épines que l'on creuse au bord des sillons,Charles, se réveillant en sursaut, se rappelait vite la jambecassée, et il tâchait do se remettre en mémoire toutes les frac-

Page 69: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

46 ' LA LANGUE NOUVELLE

turcs qu'il savait. La pluio ne tombait plus; le jour commen-çait à venir, et sur les branches des pommiers sans feuilles,des oiseaux se tenaient immobiles, hérissant leurs petitesplumes au vent froid du matin. La plate campagne s'étalait àperte de vue, et les bouquets d'arbres autour des fermes fai-saient, à intervalles éloignés, des taches d'un violet noir surcette grande surface grise, qui se perdait à l'horizon dans le tonmorne du ciel. »

11 y a chez Flaubert cent autres tableaux de la même valeur,et surtout de la même vérité, toute une galerie où la minutie deGérard Dow et de Van Ostade s'éclaire parfois de la lumièrede Rembrandt. Dans Salammbô, il affiche une certaine préten-tion à la grande toile, et ses admirateurs — parmi lesquels iln'en est pas de plus convaincu que nous, moyennant une petiteréserve — ne manquent jamais de citer celtf superbe peinturedes « lions crucifiés » qui les transporte d'enthousiasme :

« Ils marchaient dans une sorte de grand couloir, bordé pardeux chaînes de monticules rougeàtre?, quand une odeur nau-séabonde vint les frapper aux narines, et ils crurent voir auhaut d'un caroubier quelque chose d'extraordinaire : une têtede lion se dressait au-dessus des feuilles.

« Ils y coururent. C'était un lion attaché à une croix par lesquatre membres comme un criminel. Son mufle énorme lui»retombait sur la poitrine, et ses deux pattes antérieures, dis-paraissant à demi sous l'abondance de sa crinière, étaientlargement écartées comme les deux ailes d'un oiseau. Ses côtes,une à une, saillissaient sous sa peau tendue; ses jambe3 dederrière, clouées l'une contre l'autre, remontaient un peu, et dusang noir, coulant parmi ses poils, avait amassé des stalactitesau bas de sa queue qui pendait toute droite le long de la croix.Les soldats se divertirent autour; ils l'appelaient consul etcitoyen de Home et lui jetèrent des cailloux dans les yeux,pour faire envoler les moucherons...

« Cent pas plus loin, ils en virent deux autres; puis toutà coup parut une longue file de croix supportant des lions.Les uns étaient morts depuis si longtemps qu'il ne restait pluscontre le"bois que les débris do leurs squelettes; d'autres, àmoitié rongés, tordaient la gueule en faisant une horrible gri-

Page 70: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LA RÉSISTANCE M

maco; il y en avait d'énormes; l'arbre-de la croix pliait souseux, et ils se balançaient au vent tandis que sur leur tête desbandes de corbeaux tournoyaient dans l'air sans jamais s'ar-rêter. Ainsi se vengeaient les paysans carthaginois quand ilsavaient pris quelque bête féroce; ils espéraient par cet exempleterrifier les autres. Les Barbares, cessant de rire, tombèrentdans un long étonnement. « Quel est ce peuple, pensaient-ils,

« qui s'amuse à crucifier des lions? »

C'est vraiment très beau, c'est un morceau de choix, unmagnifique exercice de style tout à fait digne de figurer dansun des Recueils quasi-classiques de l'école moderne, à côté duMese/iacebé do Chateaubriand, du Lever de soleil de J.-J. Rous-seau et du Cheval de Duiïon; mais il est difficile do n'y pasrelever un peu de tension et d'effort. Cette page superbe trahitle long travail dont elle est sortie. C'est de l'art splendide,mais qui se voit.

Flaubert n'était sans doute pas fâché qu'on le vît. Il se fai-sait honneur de cultiver exclusivement l'art pour l'art. Il avaitl'amour excessif de la littérature proprement dite. Sa théorieest connue, car il l'a exposée tout au long dans ses Lettres;mais on sait aussi comment George Sand la lui reprochait :

<(J'ai déjà combattu ton hérésie favorite qui est que l'on écrit

pour vingt personnes intelligentes cl qu'on se fiche du reste.Ce n'est pas vrai, puisque l'absence de succès t'irrite ou t'af-fecte ! » L'argument est sans réplique. Pour elle, ce qui l'affecteet l'irrite, c'est uniquement que le sens du stylo se perd dansnotre pays,et que la langue nationale s'en va :« Dans cinquanteans, dit-elle a Charles Edmond, le sens du français sera touttransformé, c'est inévitable; c'est l'oeuvre du journalisme quiécrit au jour le jour et qui habitue le public à ses procédés. Jecomprends les saintes colères de Schércr. Qu'y faire? Rien.Patienter, comme en tout, et espérer qu'une bonne réactionsuccédera à une mauvaise... ».

La vérité est que Flaubert, si impressionnable, si nerveux,s'était fait une loi littéraire de Yobjectivilê, c'est-à-dire do l'in-sensibilité absolue, et qu'il s'est donné une peine atroce pourpratiquer un système directement opposé à son tempérament.11 s'est positivement usé a jouer le sang-froid et l'indifférence,à faire l'impassible, à s'isoler, à s'absenter de son oeuvre, à s'y

Page 71: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

48 LA LANGUE NOUVELLE

rendre invisible comme Dieu dans la nature, c'est sa propreexpression. Plus d'abandon sympathique l'eût sans doutemieux servi et nous y aurions gagné un ou deux chefs-d'oeuvredont sa lutte contre son instinct nous a privés. Mais l'abandon,l'émotion, c'est bourgeois, et on sait quelle horreur tout ce quiest bourgeois inspirait à Flaubert. L'idée de la France, poli-tique et littéraire, fatalement perdue par le bourgeois, lemettait dans une rage qui finit par passer chez lui à l'état chro-nique. Ceux qui l'ont approchésavent que la principale distrac-tion du créateur de M. Ilomais consistait à fabriquer et àréciterdes chapelets de phrases à la Prudhommc, une espèce decatéchisme du bon garde national, égal ou supérieur à ce qu'afait de mieux, en ce genre, le divin Monnier. Au lieu de s'entenir à cet amusement, cet homme si vraiment doué, si vrai-ment fort, s'est absorbé à chercher le style par des procédésde travail chinois ou japonais qui à la longue devaient néces-sairement l'épuiseret faire de lui, hélas ! un pignocheur do génie.

Que ses admirateurs, que ses amis et ses élèves ne s'oiîensentpoint de cette franchise nécessaire. On comprend, on respecteleur pieux attachement à celte fière et noble intelligence que lavie littéraire a déçue, qui n'a pas donné tout ce qui était enelle, tout ce qu'on avait le droit d'en attendre et qu'une sortede fatalité — sans doute la semelle de plomb dont il parle enmaint endroit — a arrêtée sur le grand chemin de l'apothéose.Mais n'y a-t-il pas dans leur zèle un peu d'excès, et servent-ilsbien habilement sa mémoire quand ils s'obstinent à nous lefaire avaler quand même et tout entier. Qu'importe, aprèstout, qu'il ait été l'homme d'un seul livre, homo ùnius libri, sice livre, puissant et générateur, est une source? A qui la fautesi l'inspiration de Flaubert qui ne fut jamais très abondante,s'était un peu desséchée à ce travail de marqueterie, à ce jeu depatience de la phrase qui finalement le tua? A qui la faute s'ilmettait trois mois, de son propre aveu, à écrire trois lignes, àéviter une répétition, une assonance? A qui la faute si, martyrd'une obsession, « il connut, les affres du style » et se consumajusqu'à la moelle dans cet enfer? A qui la faute enfin si la viemanque à ses derniers livres, si un froid mortel y règne,comme dans une salle de collections scientifiques, si le volumea un air d'herbier sec, et l'observation une apparence de véritémoisic ?

Page 72: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

> LA RÉSISTANCE 49:

La critique impartiale doit, après tout, s'arrêter avec respectdevant son oe.uvre. La vue du travail consciencieuxet prolongé,

y relevât-elle un peu d'excès et un manque d'aisance, la choquemoins que la négligence qui ne finit rien et l'orgueilleuse pa-resse, toujours contente d'elle-même, ennemie intéressée de hvperfection, qui s'en tient, même chez quelquesécrivainsréputésillustres, à d'irritants à peu près.. Flaubert reste un modèleauquel on peut appliquer ce que M. Ingres disait du dessin :,le style, même trop visiblement cherché, est la probité del'art. 11 en est mort !

D'autres que lui, parmi les romanciers contemporains,Alphonse Daudet, par exemple, ont écrit d'une façon person-nelle et originale. Plusieurs ont donné à la langue une physio-nomie doucement rajeunie et modernisée; mais ils n'en ontchangé ni le caractère, ni les grandes lignes; ils lui ont conservéses traits principaux et sa structure,primitive; ils ne l'ont nidéformée, ni défigurée. Tous ceux que nous venons de citeront un style à eux où chacun les reconnaît;tousont leur cachet,tous ont du talent; il n'en est pas un seul qu'on puisse con-fondre avec son voisin, pas un qui ne représente un type spé-cial. Dans tous les genres de littérature, dans l'histoire aussibien que dans le roman, ils sont eux-mêmes, et à première vue,pour l'oeil le moins exercé, leur signalement les dénonce.Mérimée ne ressemblepas plus àAlexandre DumasqueMichèletpe ressemble à Guizot. Et cependant tous se sont servis dumême instrument; tous ont tiré des notes différentes du mêmeclavier, à peine modifié, et plutôt compliqué que perfectionné,par les exigences de modes passagères ou de progrès douteux.,

Au contraire, les écrivains, plus nombreux que marquante,qui aspirent à fonder une langue nouvelle, qui se flattent d'yréussir, ou qui> moins ambitieux, se contentent d'appelerl'attention sur eux en défigurant l'ancienne,ont un vice rédhi-bitoire et, qu'on me passe le mot, un tatouage communs : ils se.ressemblent tous, au point que l'anthropométrie la plus minu-tieuse n'arriverait pas à les distinguer sous leur uniforme; ilsont remplacé l'originalité individuelle" par la bizarrerie collec-tive qui consiste à employer les mêmes mats rares, à ressasserles mêmes formules vides, à rechercher les mêmes tournuresextraordinaires, à endosser, au commandement, le mêmehabit rapiécé aux mêmes endroits et à répéter toujours le

V. i

Page 73: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

fco LA LANGUE NOUVELLE

même exercice, à exécuter les mêmes mouvements sous les

yeux d'un public qui n'en comprend ni l'utilité ni l'intérêt, quise rend compte que le premier venu pourrait, sans peine, enfaire autant, et qui surtout commence visiblement à s'en fati-guer.

Quand le moment viendra d'expliquer à quoi se réduit cettebanale gymnastique de plume, qui est à la portée du moindreapprenti, il nous sera très facile alors d'établir, par des exemplesempruntés à ses professeurs que ce n'est qu'une manière, uneaffectation de petits-maîtres, comme les cadenettes et lesbreloques des muscadins du Directoire; mais, en attendant,il importe de constater qu'elle est identique chez tous lesinitiés,et qu'à défaut d'autre mérite,ellea au moins un pouvoirde ralliement. C'est une enseigne, presque un symbole; sansavoir rien de mystérieux, les cérémonies d'admission et lesrites d'avancement dans la confrérie doivent être célébrés etobservés. La première condition est de construire une phrasedans laquelle on emploie d'une certaine façon la prépositionavec, interceptée par une parenthèse : « Je me donne à vousavec (dans le coeur) un grand amour de la littérature précieuseet de l'art tarabiscoté. » Cet avec est le quoi qu'on die deMolière; il en dit beaucoup plus qu'il n'est gros. Les adeptesse reconnaissent entre eux à cette marque ; ils en font unmot de passe que des écrivains plus sérieux adoptent etrépètent, tant est grand le prestige d'une mode auprès degens qui ne se sentent pas ass°z sûrs d'eux-mêmes pourrejeter des fantaisies grotesques et se contenter de leur proprecostume, consacré par le temps et par la raison.

Dans le magasin des accessoires d'usage quotidien, avec,comme beaucoup d'autres friperies du même genre, représenteun des plus vigoureux efforts de la nouvelle écriture, et il semet en avant avec une telle fréquence et un si visible plaisirqu'on voit bien qu'il est fier de figurer, en bonne place, danscette défroque. — Décrochez-moi ya, messieurs !

Page 74: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

III

La nouvelle écriture. — Les néo-modernes. — Ce que représente leur moder-nité. — Panégyrique de la langue française. — Premiers succès de la liguerévolutionnaire. — Elle a eu, elle a encore,ses théâtres, ses revues et se3journaux. — Appel à une résistance mieux organisée.

Les écrivains qui affichent pour avec un goût spécial et quien font une consommation abusive, se réclament d'abord deleur prétendue modernité, de sorte qu'en s'attaquant à leursridicules enfantillages, on semble vouloir rallumer en leurhonneur, ou du moins ù leur intention, la vieille querelle desanciens et des modernes qui couve toujours sous la cendre.Nos néo-modernes s'emparent volontiers do cette apparencepour faire croire qu'il n'y a dans l'opposition, trop rare, qu'ilsrencontrent, qu'une manifestation hostile contre toute nou-veauté et tout progrès. A les entendre, nous serions de cesennemis obstinés et butés que le seul mot de changement effa-rouche et qui, sans autre examen, se refusent à admettre leperpétuel travail intérieur accompli par les langues sur elles-mêmes. Au fond, ils savent parfaitement à quoi s'en tenir.Nous apercevons très bien, qu'en regard des pertes souventregrettables qu'elles subissent, les langues font quelquefoisdes acquisitions heureuses dont profitent les nouvelles généra-tions d'écrivains. C'est ainsi qu'on voit apparaître des motsnouveaux, comme mondial, génial, très nécessaires et trèsexpressifs (1). Quelquefois, par une reprise légitime, nous

(1) « Il y a quelques nêologismes asscî bien trouvés pour ce qu'ils veulentpeindre : « Un bon gobeur • est excellent. « Se gober »est bien spirituel, plus vifque « s'en faire accroire ». Les mots « veinard », « cercleux », « fêtard », sont ty-piques et nés des choses mêmes » (Emile Dtschanel, lea Déformations de lalingue française, p. 198).

Page 75: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

52 LA LANGUE NOUVELLE

redemandons aux étrangers des mots français qu'ils nousavaient empruntés et accommodés à leur façon, commeconfort, humour, ticket et budget dont on démêle aisémentl'origine. Mais il y a ici une équivoque à dissiper. Les anciensque nous opposons en ce moment aux néo-modernes ne sont niles classiques de l'antiquité, ni ceux de nos deux grandssiècles littéraires, le dix-septième et le dix-huitième, mais,bien au contraire, les contemporains dont quelques-unsvivent encore, en un mot tous les écrivains français modernes.La querelle est donc, si querelle il y a, entre les modernes, pro-prement et justement dits, et les ultra-modernes, les archi-modernes qui s'efforcent d'agir sur l'opinion, sur la critiquemême, très désorientée, à grand renfort de programmes etpar une bruyante surenchère de modernité.

Ce que nous défendons est tout près de nous, nous le tou-chons de la main; c'est une propriété commune et actuelle,l'héritage d'hier. Il ne s'agit plus d'Homère ou de Sophocle, deVirgile ou de Tacite. Montaigne et Ronsard, Corneille etRacine, Voltaire et Rousseau, l'antiquité, le moyen âge, laRenaissance, la littérature et la langue dites classiques, leromantisme et l'école du bon sens sont également hors duconflit. Ce que nous avons à préserver, c'est la langue de Cha-teaubriand et de Lamartine, de Victor Hugo et de Renan,d'Alfred de Musset et de Cousin, de Michelet et d'Emile Au-gier à laquelle sont restés personnellement fidèles la plupartdes vrais écrivains français, mais qui finira par s'entamer s'ilsse désintéressent aussi complètement des misères qu'on luifait. Ils sont coupables, eux aussi, coupables de pusillanimitéet do mollesse; ils ne veulent pas être troublés dans leur repos,ils abandonnent à l'ennemi le terrain du combat. L'égoïste etdangereuse politique qui consiste uniquement à ne point sefaire d'affaires, le pilatisme s'est installé peu à peu dans leuresprit. Ils y conforment leur conduite, donnant eux-mêmes,comme écrivains, le bon exemple, mais peu enclins à protester,comme accusateurs, contre ceux qui donnent le mauvais.Après nous le déluge ! L'ancienne Académie avait d'autresallures. Elle ne perdait jamais de vue le but de sa fondation etle dessein de son fondateur. Le salut de la langue était remisentre ses mains, entre bonnes mains.

Il faut se contenter du concours que la nouvelle nous upporto

Page 76: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LA RÉSISTANCE 53

et qui, tout pesé, est peut-être le meilleur. Les maîtres qu'ellecompte dans son sein défendent efficacement "par leursoeuvres le monument que nous sommes réduits à défendrepar une plaidoirie et par un panégyrique sans autre qualitépour cela qu'une conviction aussi vive qu'attristée.

Au moins, y mettons-nous tout ce que nous pouvons avoird'âme et de force. Belle et bonne langue, qui a suffi à tantd'écrivains, dont le génie et le talent l'ont désormais consacrée.Langue souple et claire, d'une telle souplesse qu'elle se plieavec une sorte de gracieuse élasticité à l'expression, «à la foisvive et forte, de toutes les pensées et de tous les sentiments;tellement claire qu'elle illumine de son rayonnement tout cequi se meut dans son orbite, au point d'être encore la languediplomatique et d'avoir été sur le point, par la séduction quecette lumière exerce, de devenir la langue universelle. Languebrève et légère, qu'un « je ne sais quoi de court » avait d'abordcaractérisée, et qui malheureusement s'alourdit chaque jourpar l'abus, chez les plus artistes, des abstractions et des plu-riels. Langue si rationnelle et si logique qu'elle paraît, dans saconstruction, être sortie du moule même du bon sens. Languepar-dessus tout éloquente, moins enchevêtrée que l'allemand,moins sèche que l'anglais, moins chantante que l'italien etmoins brutale que l'espagnol, où la parole prend d'elle-mêmeson juste accent, qui persuade ou qui entraîne; langue enfin sifacile et si douce, douce aux lèvres, douce au coeur, qu'elle trou-vera encore longtemps des défenseurs vigilants, des serviteurspassionnés, et en tout cas, ce ne sera pas notre faute si sestuteurs naturels la laissent entamer sous leurs yeux, sous leurgarde.

Ses ennemis ont pour eux l'audace et ils ont paru quelque-fois avoir le nombre. Ils forment une légion, une armée trèsmêlée, mais très entreprenante, dont les soldats recrutés dansdes groupes très divers, seraient peu redoutables si leurs chefsne les menaient à la bataille avec confiance et entrain. Elle ason programme, ses mots de passe et ses panaches de rallie-ment. Elle a ses journaux et ses revues qui ne sont pas trèsrépandus et qui ne deviendront jamais populaires, maisdont l'opiniâtreté commence à faire brèche dans des tradi-tions qu'on aurait crues inviolables. Si, pour le grand public,elle semble opérer dans une ombre assez discrète, elle a, aux

Page 77: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

54 LA LANGUE NOUVELLE

yeux des observateurs professionnels, une organisation déjàtrès avancée. Elle a ses rites et ses cérémonies, ses groupe-ments corporatifs, ses syndicats, ses clubs, ses réunions, sesfêtes. Ello a même ses costumes comme autrefois les Jeune-France, une façon à elle do porter la barbe et les cheveux, descravates et des redingotes spéciales. Elle a même des adhé-rentes qui se reconnaissent à leurs robes, à leurs coiffures, àleur physionomie où règne une béatitude de communiantes,et ce qu'elles nomment elles-mêmes un ravissement d'art.Leurs extases ne sont pas purement littéraires. La peinture etla musique — ou plutôt une peinture et une musique à elles —c'est-à-dire des écoles très exclusives et très étroites, leurprocurent les mêmes sensations. Elles ont voué un culte auxprimitifs et on sait qu'elles ne jurent que par Fra Angelico etBotticelli. Mais ici c'est aux peintres et aux musiciens à récla-mer. Il nous suffit de signaler l'invasion de ces dames dans ledomaine littéraire,le rôle spécial d'initiatrices qu'elles y jouent,la faveur que leur sexe y obtient,— nous verrons plus tard lessottises qu'elles y débitent.

Cette franc-maçonnerie évoluait d'abord autour du Théâtrelibre qui s'en est sensiblement émancipé, et qui d'ailleurs n'enacceptait et n'en exploitait que les tendances naturalistes.Aujourd'hui ello se donne plus volontiers rendez-vous au Nou-veau-Théâtre où la Société de l'OEuvre multiplie ses représen-tations. C'est là qu'on a joué cet Ubu roi, où le mot de Cam-bronne était si souvent prononcé et que certains critiques —non des moindres — avaient recommandé et prôné d'avancecomme du Shakspeare. C'est là qu'on jugea leur théâtre;mais, nous no saurions trop le répéter, ce n'est pas là qu'il fautles juger eux-mêmes. La matière dramatique se refuse à leursatteintes; ils sentent qu'ils ne peuvent pas la pétrir à leur gré,que lo public s'étonne ou se moque des manipulations qu'ils luifont subir et, sans trop de regret, ils y renoncent. Ils s'essaientplus volontiers dans le journal; mais il se montre assez réfrac-taire, lui aussi, aux excentricités inintelligibles. C'est dans lelivre et surtout dans lo roman qu'ils poursuivent le triomphedéfinitif de la révolution dont la langue a déjà tant souffert.C'est là qu'il faut les chercher, les provoquer et les confondre.Une telle besogne ne serait pas extrêmement difficile si chacunde ceux qui, dans'Jeur for intérieur/plaisantent'et condamnent

Page 78: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LA RESISTANCE 55

ces casse-cou,voulaity mettre un peu du sien.Le ridicule y suf-firait et par là, en vérité, par ce visible défaut de leur cuirassetous ces grands réformateurssont vulnérables.Leur prétentionest absurde, et leur programme ne soutiendrait même pas ladiscussion si les vrais écrivains étaient moins apathiques ets'échauffaient encore la bile pour ces choses-là. Où sont-elles,ces belles colères et ces furieuses indignations littéraires dessiècles passés ?

Page 79: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice
Page 80: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

CHAPITRE IV

LES RESPONSABILITES

I

Bien qu'irait conservé l'ancienne langue, le romantisme ouvre la porte à lanouvelle. — La théorie de l'art pour l'art. — Théophile Gautier et Théodorede Banville. — Les deux Goncourt. — Leurs premiers livres. — Le goût del'histoire anccdotique les conduit au roman. —Us se considèrent commeles créateurs du réalisme. — Leur écriture. — Leur cénacle. — Leur Journal,— Leur académie.

Les premiers symptômes d'une transformation de la languenationale se manifestèrent, nous l'avons vu, au commencementdu second empire, vers le milieu du dernier siècle. Avec ses pré-tentions à révolutionner toute notre littérature,le romantismeavait laissé la langue à peu près intacte. Nous l'avons facile-ment établi.

Cependant il a, sans le vouloir, ouvert la porte aux démo-lisseurs. Son penchant au bavardage oratoire, son verberedondant nous avaient peu à peu habitués, par un entraî-nement inévitable, à attacher presque autant d'importanceaux mots qu'aux idées, et même à parler très lyriquementou très gracieusement pour ne rien dire, ou presque rien.On sait ce que devint bientôt sa théorie de l'art pour l'artentre les mains de sectateurs qui n'étaient pas tous desThéophile Gautier ou des Théodore de Banville : une puremarqueterie bariolée, une mosaïque. Quelques-uns y appor-

Page 81: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

58 LA LANGUE NOUVELLE

tèrent une dextérité aussi délicate que malheureuse dont lesuccès relatif encouragea les expériences les plus bizarres.Bientôt la langue, fatiguée par cette espèce de culture inten-sive, se montra moins réfractaire aux mauvais germes et le ter-rain étant ainsi préparé, la révolution paraissant mûre, les ré-formateurs pouvaient venir.

Ils vinrent. Les frères de Goncourt publièrent leurs premierslivres, historiques ou anecdotiques, les Mystères des théâtres,la Lorelte, VHistoire de la société française pendant la Révo-lutionet pendant leDirectoire,Portraits intimes du XVIIIesiècle,Histoire de Marie-Antoinette, les Maîtresses de Louis XV,Sophie Arnould, les Hommes de lettres, etc.; et un romanintitulé un peu prétentieusement, En 18...

La variété de ces productions, leur nombre, les styles assezdifférents que les Goncourt y appliquèrent, révélaient chez cesdeux jeunes gens beaucoup d'activité et de curiosité, une cer-taine impatience de se faire un nom, en môme temps qu'unedifficulté à trouver leur voie, une vaste et capricieuse ambition,encore indécise et dispersée. En sept ans, de 1853 à 1860, ilss'étaient attaqués aux sujets les plus divers et avaient accu-

;mulé un bagage qui eût suffi à plusieurs existences d'artistes.Us avaient rassemblé et mis en oeuvre, dans ce genre de l'his-toire anecdotique, auquel ils auraient peut-être dû se tenir,des matériaux assez minutieusement contrôlés, et fait preuve,non seulement d'une rare capacité de travail, mais d'une éru-dition solide, encore qu'un peu tatillonne, et passionnée plusque de raison, comme celle de tous les collectionneurs, pour ledétail intime et familier. Les observateurs sagaces voyaientfort bien, dès lors, qu'ils inclineraient de ce côté un jour oul'autre, et qu'ils porteraient infailliblement le goût de la petiterecherche dans la spécialité, quelle qu'elle fût, que leur préfé-rence aurait définitivement choisie. Ils choisirent le roman etl'y portèrent.

Après Balzac toutefois, et après Flaubert. Madame Bovaryest de 1857, tandis que Soeur Philomène des Goncourt noremonte qu'à 1861.11s ont souvent épilogue sur ces dates. Ils ontexpliqué que leur prédilection pour l'étudeextérieure des types,pour la particularité essentielle où se trahit, suivant eux,tout un caractère, tout un personnage, s'était manifestée bienavant la naissance de Soeur Philomène; qu'ils l'avaient

Page 82: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LES RESPONSABILITÉS 69

érigée en doctrine dès leur premier livre, et ils sont partis de làpour se poser en créateurs du réalisme.

Cette querelle n'est pas encore vidée; mais il est bien diffi-cile d'y attacher une grande importance quand on songe quele réalisme est vieux de trois mille ans, que, dans le passé litté-raire de la France, il a fait son apparition, en prose et en vers,plusieurs siècles avant Balzac, Concourt et Flaubert; qu'il n'ad'ailleurs, comme théorie, qu'une valeur de mode et de cir-constance, le réalisme n'étant qu'un procédé dont le succès semesure au talent de l'écrivain qui l'emploie.

Laissons donc là ces questions do priorité. Il est parfaite-ment certain que, dans la suite de leurs romans, Renée Maupe-rin, Germinie Lacerteux, Manette Salomon, la Fille Elisa, etdans les drames tirés de leurs romans, les frères de Goncourtmettent sous nos yeux, avec un relief très pittoresque, desscènes et des tableaux d'une vérité, d'une crudité que lacritique de leur temps qualifia quelquefois d'indécence. Il n'estpas moins certain que, par une singulière contradiction, lamarque principale de leur style est la préciosité, la manière, uneffort quelquefois heureux pour ne pas parler comme tout lemonde, une absence complète de laisser-aller et de naturel.Cela était voulu et prémédité chez eux le jour même où ilss'élancèrent à la conquête du monde littéraire; mais c'est seu-lement l'accueil fait par le public à Germinie Lacerteux quileur inspira l'idée d'infliger à Yécriture française — autrementdit à la langue française écrite, — une métamorphose radicale.

Et comme ils en conçurent le dessein, ils en affichèrent haute-ment la prétention, dont leur Journal porte à chaque page letémoignage. Ils purent même se persuader qu'ils y avaientréussi, en voyant se grouper autour d'eux, outre des ami3comme Alphonse Daudet, Flaubert et Zola, une foule dejeunes disciples et de chauds partisans, attirés soit par uneconviction sincère, soit par un simple besoin do changement,soit enfin par le bruit que fait toujours, en se fondant, une nou-velle écolo puissamment patronnée, qui promet un peu de re-nommée à ses adeptes. On se réunissait dans ce fameux cabinetauquel les Goncourt donnèrent le nom do grenier, on inaugu-rait les soirées de Médan; une réclame un peu excessive etsavamment entretenue ne permettait pas au public d'oublierce second cénacle, aussi bruyant, aussi glorieux que celui de

Page 83: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

60 l_.LA_iLANGpEiJODVEÎ'.LJl.

1830, et le goncourtisme en sortit tout armé. Il prit bientôtles allures d'une religion littéraire, fort intolérante, qui pour-suivit de ses colères ou accabla de ses mépris les hérétiquesréfractaires à ses dogmes.

Il se crut si bien victorieux pour toujours que, vingt ans plustard, après la mort de Jules de Goncourt, son frère Edmondcrut avoir le droit de revendiquer le triomphe du goncourtismecomme un titre à leur commune immortalité. On n'a pas com-plètement oublié Chérie et. la Préface de Chérie, bien qu'unevingtaine d'années nous en séparent. Roman et préface firent,

•A leur apparition, un bruit énorme. Les fidèles battirent lagrosse caisse autour du livre et crièrent au chef-d'oeuvresans ycroire, tandis que les dissidents, trop sûrs de l'aubaine, c'est-à-dire de la revanche, se contentèrent d'élever quelques doutessur la durée de ce monument d'orgueil et d'ennui.

Page 84: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

II

Edmond seul. —r Chérie et la Préface de Chérie. — Puérilité du système. —Fabrique de néologismes. — Alourdissement de la langue.— Abus dupar-ticipe présent et de l'adjectif. — Phrase sans muscles et sans os.— Vaineattaque et malentendu volontaire. — Le style, tel que l'entend et le pra-tique l'auteur de Chérie, est la négation thème du style, une pure méca-nique, un style mort. — Ce que c'^t que le style. — Il y a autant de stylesque de vrais écrivains, mais il n'y a qu'une langue française. — Abus etdanger d'une trop abondante synonymie.

Chérieet son histoiresontégalement insupportables.L'auteurvictime de sa théorie, n'a visiblement voulu mettre dans ceroman que des choses vues et vécues; mais cette contraintequ'il s'est imposée l'a conduit à l'opposé de son but. Elle l'aforcé de juxtaposer et d'agglomérer, dans un pêle-mêle sanschoix ni discernement, les éléments les plus hétérogènes, dontla réalité est incontestable, mais dont la réunion donne au lec-teur la sensation de l'impossible. Le caractère du personnageprincipal, qui est Chérie, n'arrive pas à se dégager de ce chaoset se noie dans une pénombre irritante, à l'état de vaguesilhouette. La narration, lente et confuse, est coupée à chaqueinstant par les réflexions personnelles de l'écrivain, — ce quiest absolument contraire à l'esthétique réaliste, —et quelque-fois elle s'interrompt pour livrer passage à des considérationsphysiologiques presque grossières, en tout cas inutiles, où lamédecine peut trouve* son compte, mais où la littérature n'acertainement rien à voir. Le roman, tout à fait manqué, resteinférieur de beaucoup à l'honnête médiocrité contemporaine,et dépasse, çà et là, les bornes de la plus obscène sensualité.Quant au style, toujours très tourmenté et alambiqué, il n'apas même gardé ce que, dans un de leurs premiers livres, les

Page 85: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

èi LA LANGUE NOUVELLE

frères de Goncourt appelaient eux-mêmes « la mousse'et ledébord d'un vin de souper », l'explosion tapageuse d'un bou?chon de Champagne. Ce n'est plus qu'une collection de locu-tions et de mots recueillis, rassemblés, inventés avec un con-tentement enfantin et un entêtement sénile, au hasard de latrouvaille, par un maniaque à qui tout est bon pour grossir sagalerie, et qui presse tendrement des tessons sur son coeur.

Tantôt molle et traînante, tantôt brusque et hachée, laphrase s'allonge en ruban de queue comme l'ancienne périodeoratoire et classique, ou se brise en courtes notes, prises aupassage sur un carnet qu'on videra plus tard dans un livre etqu'on a vidées dans celui-ci. Partout le travail apparaît, et lagêne et la peine, et un mal infini qu'on se donne pour fuirl'expression naturelle et simple, pour étoffer, vaille que vaille,la pensée souvent mince, et pour imprimer à l'observationquelquefois insignifiante un tour singulier et original qui larelève.

Edmond de Goncourt ne s'en cache pas et, dans cette Pré-face de Chérie qu'il nous présente lui-même comme une sortede testament définitif, il confesse ingénument que c'est bien lerésultat qu'il poursuit, attendu que ni lui ni son frère ne sesont jamais fait une autre idée de ce qu'on appelle le style.Le morceau est curieux et mérite d'être cité parce qu'il nousrévèle tout le secret de l'école, tout le programme de la nou-velle langue :

« Quoi ! Nous, les romanciers, les ouvriers du genre litté-raire triomphant au xixc siècle, nous descendrions à parler lelangage omnibus des faits-divers!

« Non, le romancier qui a le désir de se survivre, continueraà s'efforcer de mettre dans sa prose de la poésie, continuera àvouloir un rythme et une cadence pour ses périodes) continueraà rechercher l'image peinte, continuera à courir après l'épithètorare, continuera, selon la rédaction d'un délicat styliste de cesiècle, à combiner dans une expression le trop et Yassez, conti-nuera à ne pas se refuser un tour pouvant faire de la peineaux ombres de MM. Noëlet Chapsal, mais lui paraissant appor-ter de la vie à sa phrase,continueraà ne pas rejeter un vocablecomblant un trou parmi les rares mots admis à monter dans lescarrosses de l'Académie, commettra enfin, mon Dieu, oui, un

Page 86: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LJÉS tifcSPONSABILITÉS 6$

néologisme, — et cela dans la grande indignation de critiqueignorant absolument que suer à grosses gouttes,prendre à tâche,tourner la cervelle, chercher chicane,avoir l'airconsterné,etc., etc.et presque toutes les locutions qu'ils emploient journellement,étaient d'abominables néologismes en l'année 1750.

« Hépétons-le,le jour où n'existera plus chez le lettré l'effortd'écrire personnellement, on peut êlre sûr d'avance que lereportage aura succédé en France à la littérature. Tâchonsdonc d'écrire bien, d'écrire médiocrement, d'écrire mal même,plutôt que de no pas écrire du tout; mais qu'il soit bien entenduqu'il n'existe pas un patron de style unique, ainsi que l'ensei-gnent les professeurs de Véternel beau, mais que le style de LaBruyère, le style de Bossuet, le style de Saint-Simon, le stylede Bernardin de Saint-Pierre, le style de Diderot, tout divers etdissemblables qu'ils soient, sont des styles d'égale valeur, desstyles d'écrivains parfaits... »,

Halte-là!Nous pataugeons dans le malentendu! Qui donc ajamais insinué qu'il existât un patron de style unique? Quelssont donc les professeurs de Yéternel beau qui, n'ayant pas sufaire la différence entre le style étudié de La Bruyère, parexemple, et le primesaut de Saint-Simon, ont jamais nié qu'ily eût là deux styles également dignes de l'admiration des con-naisseurs? On nous vante le style, on nous prêche le style ! LaPréface de Chérie nous répète à satiété que, s'il y a des roman-ciers sans imagination, il n'y a pas de romancier sans style.Soit ! Nous n'avions pas besoin de ce sermon, vous catéchisezdes convertis; mais do quel style parlez-vous?

Oh! on prend grand soin de nous le décrire: le plus cherché,

le plus tiré, le plus maniéré, le plus travaillé des styles ! Onnous le dit en propres termes: l'épithète rare, le mot précieux,le bijou artistement ciselé, l'orfèvrerie la plus compliquée, letourment perpétuel, la tension continue, la maladie du style,la souffrance, la torture, le désespoir, le martyre du style !

Et c'est cela, c'est cette négation même de la nature et de lavie que vous recommandez à vos élèves comme la gloire et lesalut du roman naturaliste ! Votre prétention de ne soignerque le mot et la phrase ressemble au ridicule effort d'un calli-graphe que ne se contente pas de notre écriture courante, qui

Page 87: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

64 LA LANGUE NOUVELLE

orne et enjolive ses majuscules, qui dessine des plumes de paonet des nids d'oiseaux dans des M gothiques. Qui donc peutapprécier ces arabesques bêtes? Non ! Votre style endimanché,votre style empanaché n'est pas le style; c'est la méthodeFavarger du style !

Le style lui-même ! Parbleu, à qui le dites-vous? Nous l'ai-mons et le goûtons autant que le plus enfiévré des stylistes.Croyez-vous par hasard qu'une page vraiment belle, c'est-à-dire simple, claire, vive, éloquente ou pittoresque, mais pointentortillée, nous laisse froids? Le style, c'est l'inspiration, c'estle mouvement, c'est l'entrain, c'est la verve; c'est l'art dedonner à la pensée, non seulement le mot propre, mais le tourjuste, le tour unique ! C'est le don de la couler instantanémentdans le seul moule qui lui convienne, et de la rendre ainsivivante aux yeux. Ce n'est pas le talent de vider un sujetet un vocabulaire en cinq minutes.

11 y a aussi, à côté des inspirés, quelques joailliers et sertis-

seurs de style. A côté de Michel-Ange, il y a des Cellini, mais enpetit nombre et, il faut bien l'avouer, d'un rang inférieur.Quoi qu'en dise Boileau, un sonnet sans défaut ne vaut pasun long et surtout un bon poème. Il y a une hiérarchie des

genres. Une chanson de Béranger, même parfaite, n'est pascomparable à un drame très incomplet de Victor Hugo. Uneminiature d'Isabey n'égale pas le Radeau de la Méduse.

On écrirait des volumes sur cette vieille et éternelle questiondu style où, malgré certaine ironie un peu lourde, Noël etChapsal n'ont rien à voir. Il y a plusieurs styles et, en cela,Goncourt a raison; il y a presque autant de styles que de vraisécrivains; mais ce qu'il définit dans sa Préface n'a jamais étéle style; c'est un amusement, un jeu, une gageure, un plaisirde collectionneur, le bibelot et la chinoiserie du style. Le pre-mier venu peut y prétendre : « Les kaléidoscopes de mots sansidées sont des joujoux d'enfant », dit avec raison M. Emile Des-chanel. On n'a pas un style à soi, on n'est pas propriétaire d'unstyle parce qu'on a inventé des yeux sourieurs, des souriresaffriandeurs, élogier des académiciens, allumement au lieu deflamme, bruyance au lieu de bruit, et qu'on a fait pousser à uncanards des cacardemenls terribles. Ce n'est pas du style, ou dumoins c'est du style ù la portée de tout le monde, du style quele plus méchant écrivain peut se procurer à bon marché, et

Page 88: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LES RESPONSABILITÉS- ^ 6â

même gratis. Il n'en coûte pas plus, pour s'en passer la.fan» :

taisie, que de faire une pirouette ou une culbute SUE le boule*vard. Mais cet exercice n'est point une façon normale de setenir, et la réputation d'acrobate qu'on y peut gagner ne sau-rait constituer l'originalité d'un styliste. Enfin cette coursequ'on pratique et qu'on nous recommande après l'épithèterare, le tour nouveau et le mot fabriqué, outre qu'elle est trèsfacile, ressemble trop à une papillonne littéraireet à une enfan-tine manie.

La raison que donne Goncourt pour justifier ses néologismesrévèle chez lui plus de conviction que de jugement. Il nousapprend, ou croit nous apprendre, que des locutions devenuescourantes aujourd'hui, étaient des néologismes il y a un oudeux siècles, et il en cite deux ou trois, comme suer à grossesgouttes, prendre à tâche, chercher chicane, qui, loin d'avoir unevaleur démonstrative, iraient plutôt contre sa thèse. Il y a unsiècle ou deux comme aujourd'hui, il arrivait de suer àgrosses gouttes. Le mot suer, le mot grosse, et le mot goutteexistaient déjà. On n'a rien inventé,on n'a fait aucune violenceà la langue en les réunissant,on n'a pas même créé une image,on a tout simplement exprimé, de visu, un état physique qu'ilétait absolument impossible d'exprimer autrement. Et quellehardiesse de nouveauté voyez-vous dans l'emploi de cettelocution, chercher chicane? Est-ce que chicane

• et cherchern'étaient pas depuis longtemps des mots français, et, en lesmariant, a-t-on changé leur nationalité, leur état civil?

Il n'y a, dans l'usage qu'on en fait aucune espèce de néolo-gisme; mais quel est donc le grammairien, le puriste, qui ajamais proscrit, d'une façon absolue, l'importation ou la créa-tion de mofe nouveaux? On en crée, on en importe parfoisd'excellents. C'est une nécessité à laquelle se soumettenttoutes les langues; une idée nouvelle ou un objet nouveauappellent, par la force des choses, un supplément de termino-logie. Seulement, pour ne pas surcharger la langue, il importede faire un choix judicieux entre les mots qui réclament lédroit de cité et de ne les introduire dans le dictionnaire queprogressivement, au fur et à mesure des besoins, nous dirionsvolontiers des extinciions»

Goncourt se plaint, dans une noto, que do toutes les langues,la française soit celle qui ait à son service le moins de motSê

' ' ....'• 6" .'

Page 89: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

GO .LA LANGUE NOUVELLE

Tant mieux, si avec ceux dont elle dispose elle peut exprimertoutes les idées et dessiner toutes les images! C'est bien le casde dire que pauvreté n'est pas vice et qu'encombrementn'estpas richesse. Nos grands écrivains excellent précisément, parleur façon de placer et d'entourer un mot, à en nuancer lesdiverses acceptions et ils y mettent tant do délicatesse qu'onse demande si une synonymie plus abondante leur offrirait lesmêmes ressources; en d'autres termes si, ayant sous la mainplusieurs mois au lieu d'un seul, pour rendre toute leur pensée,ils arriveraient à lui donner la môme justesse ou la même force.Un mot est pour eux une note de musique .dont ils tirenthabilement tout le parti qu'elle comporte et qu'ils varient àl'infini grâce à l'échelle des sous-gammes et des demi-tonsintermédiaires.

Quoi qu'il en soit,l'abusdu néologisme est toujours pour unelangue une affaire grave, un poids qui la fatigue bien plutôtqu'un renfort qui la soutient. Nous ferons loucher du doigt,par des exemples, les excès où les novateurs sont tombés.Mais il faut d'abord déterminerd'une manière générale l'actionque les Concourt, frères inséparables et, «uivant leur propre-expression, inséparés, ont exercée sur la littérature actuelle et,plus spécialement, sur la langue.

Page 90: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

III

Infatuation du goncourtisine. — La vanité et l'intolérance du gendelettre, néede l'orgueilleux dogmatisme des Goncourt. — Impuissance des auteurscontemporains a supporter la critique. -- Thuriféraires et bénisscurs.—Réaction nécessaire. — A quoi se réduit l'oeuvre des Goncourt. — Leurshésitations. — Leur phraséologie. — Absence complète de naturel. —Hi/.arreric voulue et cherchée. — Difficulté de distinguer entre la langue etle style qui sont cependant deux choses distinctes. — L'afféterie. — Lesprécieux ridicules. — Leurs réformes. — Résultat final.

I>a Proface do Chérie devint lotit de suite un champ de ba-taille littéraire. Edmond de Goncourt n'a pas hésité à y chiffrerde sa propre main l'actif, pour ainsi dire, de cette collaborationfraternelle et il en a fait trois parts distinctes: 1° la restaurationdo l'art industriel du xvinc siècle, principalement en ce quiconcerne le meuble; 2° l'invention du bric-à-brac japonais sifort en vogue aujourd'hui (1); et enfin 3° la Création duroman naturaliste enfanté dans le cerveau bouillant des deuxGoncourt avec Soeur Philomène et Germinie Lacerteux.

Il convient de glisser ici sur cette singularité, pour ne riendire de plus, qui consiste à se classeret à so payer ainsi d'avance,à proclamer carrément : « Voilà ce que* m'accordera la posté-rité ! Voilà ce qu'elle ne peut me refuser sans injustice !

Voilà pourquoi je suis et resterai quelqu'un ! » C'était un soinqu'on laissait autrefois à la critique contemporaine ou, mieuxencore, à la postérité elle-même; et, on vérité, il est grandtemps qu'un juge autorisé, point pédant, très libéral, mais sur-tout très libre, fort d'une réputation légitime, fort surtout doson désintéressement et de son expérience, que sais-je? un

(1) La vogue en est déjà un peu passée.

Page 91: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

68 LA LANGUE NOUVELLE

autre Sainte-Beuve, un critique enfin, cligne de sa fonction,vienne rappeler aux gens de lettres qu'on ne se sert pas ainsisoi-même, qu'il faut attendre le consentement du public, etque ceux qui avancent la main avec tant d'assurance pouranticiper sur la distribution s'exposent à se faire taper sur lesdoigts. 11 est grand temps qu'on remette à neuf les anciensinstruments destinés à cet usage. Où est-il, le critique, le bérosqui, bravant toutes les mésaventures, osera délivrer Andro-mède? Quand viendra-t-il? On l'appelle, on l'attend (1).

Il faut absolument qu'on nous rabatte un peu le caquet etqu'on nous rafraiebisse la tête. 11 faut qu'une main secourabledouebe de temps en temps notre amour-propre. Autrementl'infatualion nous abêtit et l'enflure nous lue.

Quelques-uns n'ont pas seulement écrit, ils ont posé. Ilsont créé un genre nouveau en semant autour de leurs ouvragestoutes sortes de révélations parasites. Ils ont inventé ce qu'onappelle aujourd'hui d'un nom terriblement prétentieux, desgenèses. Ils ont voulu absolument nous faire assister à l'enfan-tement de tous leurs romans cl de toutes leurs pièces. On leseût désespérés en leur rappelant qu'il est assez indifférent aupublic de savoir comment on accouche dans notre métier.Le public ne voit que l'enfant; que voulez-vous que la concep-tion et la gestation lui fassent? C'est votre plaisir ou votre dou-leur à vous, mais lui! Quel intérêt peut-il y prendre? On l'en apourtant saturé, on l'a tenu au courant mois par mois et jourpar jour. On lui a montré toutes les étapes de la grossesse ettous les progrès du foetus littéraire jusqu'à complète élabo-ration.

De là une série de livres inconvenants, ridicules, où la vanitéinconsciente se montre sous son plus désagréableaspect et quinous auraient peut-être été épargnés sans ces mauvaises habi-tudes données à la littérature par les Concourt. Est-il jamaisvenu à la pensée de Louis Racine de publier une biographieintitulée : Mon père et moi, ou à la pensée de Corneille d'écrireun opuscule avec cette affiche : Moi et mon frère. Aujour-d'hui nos Corneilles et nos Racines nous confient les plusinsignifiants détails de leur vie intime, et nous expliquent tous

(I) J'ai déjà dit qu'il cxislc; Ils sont niêiiie deux ou trois; mais on n'al>aî l'air de s'en douter.

Page 92: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LES RESPONSABILITÉS 60

leurs procédés de travail. Ils nous diraient volontiers de quelbois est fait le lit dans lequel ils couchent, et surtout quelle estla forme de l'écritoire d'où sont sortis tant de chefs-d'oeuvre.Des anciens, des classiques, deux siècles à peine passés, il fauttout rechercher, tout reconstruire, et le moindre documentnouveau, la moindroparticularité inédite sur leur vie ousurleurcouvre vous pose un homme. Ils n'ont presque pas parlé d'eux-mêmes. Les modernes, au contraire, les contemporains onttout dit d'avance, pour ne préparer aucune torture aux Sau-maises de l'avenir.

Ces éternelles confidences nous irritent. Nous no les trou-vons pas suffisamment désintéressées. Nous sentons sous ceperpétuel ressassement d'un homme par lui-même, un moioutré, un moi haïssable, qui tourne au fléau. Les écrivains onttoujours été des personnages susceptibles, et voilà qu'ilsdeviennent des personnages encombrants. C'est trop, mais àqui la faute?

A un certain public, surtout féminin, en tout cas portier» 1,

dont la curiosité se délecte aux menues informations person-nelles, dans un secret espoir de découvrir que les romancierssont d'une autre pâte que les autres hommes. Sachez, mes-dames, qu'il n'en est rien !

Il n'en a pas fallu davantage pour décourager la critiquesérieuse, qui cherche quelque chose au delà de l'anecdote etsurtout pour émoustillcr les auteurs. Ce goût que certaineslectrices ont manifesté tout haut de les voir plus qu'en pan-toufles les a violemment surexcités. Ils ont flairé commeune nouvelle espèce d'encens qui leur a tourné la tète et dèslors il leur est devenu absolument impossible de ne pas consi-dérer la plus petite objection comme une impertinence. Lopli d'un»' feuille de rose a exaspéré ces sybarites. Pour donnerquoique pointe à vos éloges, pour leur ôter toute odeur de ré-clame, aviez-vous eu l'attention délicate d'y joindre une re-marque innocente, un mot qui relevât le compliment par unsemblant de discussion, c'était plus que n'en pouvaient sup-porter nos sensitives.

Il est temps que cela finisse, car il devient absolument impos-sible de dire la vérité à un auteur, ou seulement d'insinuerqu'il y a un mot inutile, une petite tache, une imperceptiblelacune dans son sublime. La plus timide réserve mise là dans

Page 93: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

70 LA I.AKCITK NOUYKM.K

son intérêt, uniquement pour faire repoussoir, prend à sesyeux le caractère d'une abominable hypocrisie. 11 semble quovous ayez empoisonné, avec une longue préméditation, lajatte de lait que vous présentez à ses lèvres.

Il s'en suit (pie les bénissours ont remplacé les critiques etqu'on en est réduit à se demander ce qu'est devenu chez nousle jugement, cette qualité maîtresse de notre esprit, et l'indé-pendance, cette première vertu de notre caractère. II y avaitautrefois une phrase et un nom qu'on retrouve dans tous losrecueils classiques, et aussi dans toutes les polémiques litté-raires du dernier siècle. C'était la malédiction obligée contreles critiques envieux qui essaient toujours d'obscurcir lo gloiredes grands hommes, les Fréron, les Geoffroy, qu'on appelait,dans le langage du temps, des Zoïles. La jalousie des Zoïles !

La noirceur des Zoïles! Vous rappelez-vous? Eh bien, il estpermis de croire qu'un bon petit Zoïle, égaré parmi tant dethuriféraires, aurait épargné à Concourt, non seulement ladéconvenue que lui apporta sa Chérie, mais les plaisanterieshumiliantes sur la posture vraiment extraordinaire qu'il aprise en la publiant. Il faut être à la fois prophète et dieupour parler ainsi du haut d'un trépied.

Cela dit, examinons sa prétention avec équité. Tout d'abord,co n'est pas un bon signe,ce n'est pas la preuve ((d'une pleineet forte santé de l'esprit » que de s'être ainsi passionnépour lesmièvreries du jnponisme et du Louis XV. On se défie, à pre-mière vue, do réformateurs qui ont une pareille inclination, et,attardés comme ils le sont dans toute cette mignardise, on lestrouve bien peu qualifiés pour réaliser leur troisième préten-tion qui est d'inaugurer chez nous l'ère du naturalisme. On estconvaincu d'avance qu'en dépit do la plus stricte surveillancesur eux-mêmes, ils no pourront faire autrement quo do sortirde leur programme et de manquer sans cesse à leurs principes.

Et c'est bien ce qui leur est arrivé. On connaît la théoriequ'ils ont formulée à plusieurs reprises, avec l'appui d'uncertoin nombre do badauds littéraires absolument incapablesde la juger, et tout disposés à acheter chat en poche. On a puapprécier, précisément dans cette Chérie qui en est lo derniermot, ce système du roman plat, sans épisodes, sans péripéties,sans scènes, dépourvu de « ce bas amusement qui n'attire queles sots »,

Page 94: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LKS IIKSI'ONSAHILITKS 7!

Découper, au hasard, dans la vie humaine, ot spécialementdans !n partie animale de l'humanité, une trancho.saignante, etla servir telle quelle et toute crue au lecteur, sans parer aucu-nement la marchandise, voilà bien le romancier goncourliste,comme le dernier des Concourt nous l'a défini. Est-ce notrefaute si ce procédé sommaire, qui réjouit l'école, n'amuse pastout le monde et si ce roman sans queue ni tôle, cette chairinforme et pantelante nous plaît moins qu'une suite descènes logiquement graduées, avec une exposition, un déve-loppement progressif et un dénouement?

Ksl-ce' notre faute, d'autre part, si nous aimons la viandelégèrement lavée, suffisamment cuite, et même quelque, papil-lote à la côtelette? Certaines plaies, certaines scories nous ré-pugnent. La peinture du vice no nous choque pas outre mesure,mais nous n'en recherchons pas les aspects immédiatementrépulsifs. Notre délicatesse naturelle en fuit les manifestationstrop grossières et la malpropreté.

Il faut croire que d'autres les aiment, puisque les auteurs deGerminic Lacerleux, héroïne intéressante, violée dans un ra-boutai borgne sur des serviettes sales, ont trouvé prompte-mont c'es imitateurs. 'Fous les goûts, même le goût de ce natu-ralisme, sont dans la nature. Ce qu'il convient de retenir,en ce moment, c'est qu'il n'a jamais pu être absolument sin-cère, en tout cas absolument complet, chez des raffinés, amou-reux du japonais et du Boule, choses aussi artificielles que lafougère, l'herbotte et la coudrette dos idylles fiorianesques.Aussi s'évadent-ils à chaque instant de leur système pours'égarer dans ce qu'ils ont appelé la joliesse et même la jolilê.Ils adorent le joli et l'on ne voit pas bien comment le plaisirdélicat qu'il leur procure peut se concilier avec les amours doMlle Lacerteux.

La contradiction est évidente, éclatante, et elle éclate sur-tout dans leur manière d'écrire, puisque ces naturalistes ontélevé à la hauteur d'un principe l'absence dp simplicité et denaturel, cl que la moindre do leurs phrases semble gaufréecomme une collerette d'ancien régime. Prenez leurs Portraitsintimes du XVIIIe siècle. Cela ressemble à une fraise tuyautéeà la Henri III. Au reste, dans ce livre, un d^s premiers qu'ilssoumirent au jugement du public, on sent bien qu'ils ne sontpas encore définitivement fixés; ils n'ont pas trouvé ni choisi

Page 95: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

12 LA LANGUE NOUVKLI.E

leur voie, ils essaient, ils tâtonnent, ils mêlent un peu tous lesstyles dans une imitation qui sent l'apprentissage, mais aveccette tendance toujours tics marquéea la manière et à l'apprêt.D'un bout à l'autre de leur Préface, ils copient d'abord laprose de Victor Hugo dont une facile étude leur a livré tousles petits secrets. Ils procèdent sans interruption ni repos parphrases coupées, hachées, haletantes, faites parfois d'un seulmot et si visiblement poussives que,lues à haute voix,on no lesentendrait pas sans fatigue, même dans la bouche du maître.Ici les extraits et les citations s'imposent, puisque nous sommesà la source de celle langue nouvelle dont le ravage est presquedevenu endémique dans notre pays. Il serait fastidieux doles emprunter à tous les livres que les (îoncourt ont écritsdans tous les genres. Mieux vaut les prendre dans deux ou-vrages séparés par un long espace de temps, encore pluséloignés l'un de l'autre par la diversité des sujets qu'on ytraite, et qui marquent le début et la fin de l'existence litté-raire du couple réformateur; d'abord, ces Portraits intimes duXVIII0 siècle, très suggestifs sous ce rapport, et ensuite cotteChérie présentée par le frère survivant comme leur dernièreprofession do foi commune.

Il y a aussi les volumes do leur Journal, très intéressants parles indiscrétions qu'ils contiennent, plus intéressants encorepar le jour qu'ils jettent sur le problème de pure linguistiquequi nous occupe en ce moment. Certes, la familiarité d'unauto-journal autorise des hardiesses et des fantaisies excep-tionnelles; il y faut accorder quelque chose au ton et à la libertéde la conversation courante; mais quand on y rencontre, aulieu d'une plume que l'auteur laisse courir la bride sur le cou,un parti pris de sangle et de collier qui l'étrangle, on est bienobligé d'en tirer la conséquence et de remarquer que, là encore,les réformateurs obéissent à l'impérieux besoin qu'ilséprouventde refondre la langue dans un creuset à eux ou de la redresserpar des procédés orthopédiques de leur invention.

Le principal, ou du moins celui qui leur est le plus habituelet qui a été le plus imité, consiste à créer des locutions nou-velles, des tours et des mots inconnus avant eux, des dérivesimprévus et mal fjormés qui ne semblent pas toujours dans lesens, dans le courant naturel de la langue. Montaigne eût ditqu'ils la prenaient à contre-poil et à contre-fil. C'est ainsi —

Page 96: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

I-ES IlESl'ONSARlMTfiS 7:1

nous venons de le voir — que de l'adjectif joli, qui est certaine-ment très joli lui-même, et très euphonique, ils ont tiré nonseulement joliesse, mais julilé dont la barbarie no leur a passurvécu. C'est ainsi encore qu'ils ont cru trouver la pie au nidquand ils ont remplacé blond par flave — « un mari (lave » —;par-dessus tout ils ont surchargé leur phrase d'épais néolo-gismes en ment, qui sont bien la plus lourde chose du monde..Nous avions déjà cette terminaison po.ir la plupart de nosadverbes et ce n'était pas une de nos grâces; ils l'ont donnéeà un certain nombre do substantifs pondéreux qui tiennentune place énorme dans leurs livres et s'y allongent démesuré-ment, comme des baquets de marchands de vin sur la voiepublique.

C'est à ce système que nous devons « Yenfermemenl dansune chambre » — « Vcnfoncement dans un livre » — « Yallu-moment des yeux » — « Yéehevèlemenl des faunesses » — « Yenra-gemont jaloux » — « le serpentement, le jarfouillement desdoigts » — «le pene/iemenlcasseur des chapeaux » — « Yenvolc-

ment empesé » — « le ramassement dodu »; la brnyance, lamerveillosité, la vastitude, et mémo la cernure des yeux. Nousavons déjà cité cet infinitif bizarre, élogier des académiciens,qui signifie prononcer un discours do réception académique.

Force est d'en omettre beaucoup, et des plus caractéris-tiques, on maintenant toutefois — ce qui est lo point capital

— qu'il n'y a rien là de « talentueux » et qu'il est loisible àtout gratte-papier d'en faire autant.

Quelquefois la chose tourne au simple amphigouri et l'onperd son temps à dévider la phrase : « Telle était la décorationdu salon où se dressait, sur la cheminée, une garniture monu-mentale, composée d'une statuette de Diane et de deuxlampes artistiques coulées dans un métal blanc ayanl l'éclataveuglant do ce mur de couverts en alfénide exposés boulevardMontmartre.Entre ces tapisseries passées et vieillottes... parmices objets d'un art industriel au froid argenteinent des chosesde pompes funèbres...de jeunes femmes lasses, aux traits fanéset fripés, des femmes ayant en quelque sorte perdu à leur métierde porte-manteau l'animation humaine, promenaient sur leurdos mort des robes toutes vivantes et toutes lumineuses ».

On a longtemps ri, on rit encore dans l'école 4o l'immortellephrase du chapeau quisortit un jour de la plume classique de feu

Page 97: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

71 LA LANGUI-: NOLiVKLLL"

ce bon monsieur Potin. Kilo est taillée sur le même patronque celte boutique du grand couturier; elle devient cristallinen côté du portrait de Mlle Molvezin dans Chérie :

« Une force mystérieuse la poussait invinciblement et fata-lement vers l'excentrique, l'étrange, le malsain, auquel elleapportait toutefois un cachet original, porsoni! 1; car il existaitchez Suzanne Molvezin \n\o intelligence peu ordinaire et nourried'une lecture immense, la lecture de tous les livres possibles,mais elle n'avait, dans son butinage désenchanté, extrait seu-lement (pie l'amertume, les irrespects, les blasphèmes, cl quiavait doté d'un scepticisme de vieillard la toute jeune créature,se complaisant dans les théories du nihilisme, et affirmant,entre deux bâillements splénéliques de sa jolie bouche, qu'iln'y a ni bien ni mal, ni vice ni vertu. »

Mais passons. La coterie a senti peu à peu l'inconvénient decertaine phraséologie et surtout de cet enchevêtrement d'inci-dentes qui déconcertent et découragent le lecteur; elle n'en apas trop abusé et s'est réduite heureusement, de ce chef, à uneimitation modeste, surtout du vivant du maître, comme sielle avait à coeur de ne pas trop le désobliger. Kilo y a presquecomplètement renoncé depuis sa mort.

KUe a imité plus longtemps, elle imite encore celle horribleaccumulation d'adjectifs et de participes présents qui pèsecomme une montagne sur la prose des Concourt :

« Dans la presse, en ces derniers temps, s'est produite unecertaine opinion s1élevant contre l'effort d'écrire, opinion qui aamené un ébranlement dans quelques convictions mal affer-mies de notre petit monde. Quoi ! nous les romanciers, lesouvriers du genre littéraire triomphant au xix° siècle, nous re-noncerions à ce qui a été la marque do fabrique do tous lesvrais écrivains do tous les temps et de tous les pays, nousperdrions l'ambition d'avoir une langue rendant nos idées, nossensations, nos figurations des hommes et des choses, d'unefaçon distincte de celui-ci ou de celui-là, une langue personnelleune langue portant notre signature...

« Non, le romancier qui a le désir de se survivre, continuera

Page 98: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

I.KS IIKSI'ONSAIIII.ITKS 75

à no pas se refuser un lour. pouvant faire do la peine auxombres de MM. Noël et Chapsal, mais lui paraissant npporlorde la vie à sa phrase, continuera à no pas rejeter un voeablocomblant un trou parmi les rares mots admis à monter dans les

carrosses «le l'Académie, etc., etc. ».

Nous en appelons à tous les délicats qui ont le sentiment dola légèreté et de la lluidilé de notre langue, est-il possible d'ima-giner une page plus contondante, plus écrasante que ce réqui-sitoire qui a en outrel'inconvénient de frappera faux d'un boutà l'autre? Les confusions, voulues ou involontaires, y abondent.(v)ue viennent faire ici les grammairiens et leurs règles? Ladiversion opérée contre eux par (îoncourl ne saurait tromperun coil exercé, (le n'est qu'une fausse attaque. Qui donc lui ajamais reproché cette noble ambition d'avoir un style à lui,d'être, suivant sa propre expression, « un apportour de neuf »?Ce que l'on conteste, c'est qu'il ait atteint son but, et pris lesmeilleurs moyens pour l'atteindre. On ne s'étonne même pasqu'il l'ait manqué quand on voit à quel point il s'est méprissur le résultat à obtenir. Que veut-il dire avec son « effortd'écrire »? Nous voici dès le premier mot en pleine lour deIlabel. Qu'il faille écrire avec soin, c'est une recommandationinutile; mais écrire avec elïorl, peiner et suer pour accoucherd'une phrase soi-disant originale, c'est la plus désastreuse deserreurs et, pour la galerie, le plus douloureux des spectacles.

Oui, il faut que chacun fasse à son stylo une inspection dopropreté et même un bout do toilette, comme cela sopassoontrogens do bonne compagnie; mais, do propos délibéré, avec unepréméditation continue et une perpétuelle récidive, lui taillerdes costumes spéciaux, l'habiller d'étoffes imprévues, extraor-dinaires, l'affubler d'un bariolage do carnaval, ce n'est plus dol'originalité; c'est en tout cas une originalité trop facile. L'ori-ginalité, dans le stylo, est une chose tout à fait spontanée cl,pour ainsi dire, inconsciente. Cherchée, étudiée, apprêtée, ellos'évanouit ot disparaît.

Croyez-vous que les écrivains français vraiment originaux,prosateurs ou poètes, classiques ou romantiques,sosoiont donnétant de mal pour avoir un style à eux? Croyez-vous que Hetz,Mme do Sévigné, Racine, Saint-Simon, Lamartine, Michelet,tous ceux dont la plume semble vivante/tant elle a de passion

Page 99: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

70 LA LANGUE NOUVELLE

ot <lo chaleur, interne ou externe, se soient ainsi surmenés lacervelle en l'honneur du verbe imprévu ou do l'épithèto rare?Croyez-vous qu'ils nient jamais calculé à froid de petits effetsde phrases et de mots? Voilà pourtant ce que Concourt aimeet vante; autrement, on tombe, selon lui, dans la banalité dufait-divers, probablement comme Fénelon ou Voltaire dont la

prose, aussi calme chez le premier qu'elle est vive chez le se-cond, se refuse volontiers au pittoresque, et se distinguo parune absence d'images qui, si elle n'était signée, passeraitaujourd'hui pour tellement incolore que les Aventures de Télé-

maque et YHistoire de Charles XII auraient quelque peine àtrouver un éditeur.

Co qui a trompé Concourt, c'est une phrase de Joubert,qu'il a mal comprise et derrière laquelle il se retranche. Mau-vais rempart ! Lorsque, sur une adjuration pressante deJoubert, Mme do Hcaumont recommandait à Chateaubriand« de garder avec soin les singularités qui lui étaient propres », ils'agissait do singularités, do brotonneries absolument impul-sives et inaperçues do Chateaubriand lui-mêmo dans le feu del'inspiration. On conçoit que, nées ainsi sans le savoir, commedes herbes folles sur des ruines, elles donnassent pointe etsaveur au mélancolique orgueil dont elles étaient l'expres-sion. Joubert et Fontancs no les acceptaient qu'à co titre; maisla singularité préparée ot voulue, la bizarrerie faite exprès, lasimplicité et le naturel éliminés de parti pris pour faire place àla plus laborieuse étrangoté, c'est la négation même de ce dondu style où l'art le plus raffiné a peut-être moins do part que lanature et l'instinct.

De même, lorsque Joubert engage l'écrivain, même attaqué« dans les modernités do sa prose nouvelle »,à y persister et àchanter son propre ramage, il ne fournit pas la moindre excuseà Concourt qui n'a jamais ou de propre ramage et qui s'estfabriqué une voix do tête empruntée à toutes les voix d'alen-tour. Ce que veut dire ici Joubert, c'est que la fauvette et lepinson ne doivent pas chercher à imiter le rossignol, et qu'unfaux rossignol, un rossignol mécanique, reste fort au-dessousd'une vraie fauvette. Quel est donc cette voix, ce ramage, costyle que les Goncourt puissent revendiquer comme leur pro-priété? La vérité est qu'il consiste uniquement en excentricitéset en futilités négligeables. Aussi tous leurs élèves l'ont-ils, du

Page 100: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LKS nKSI'ONSARILITES 77

premier coup, imité el surpassé. Avec tous les ramages connus,en y mêlant des notes impossibles, ils se sont composé unemusique hottentoto qui n'a île réellement neuf que sa caco-phonie.

Une barbarie, qui no peut même pas se vanter d'être natu-relle, tel est le premier défaut, la tare essentielle de la langueque (ioncourt a écrite et proposée à ses successeurs comme unmodèle. Mais un vice de style plus frappant encore chez lui etd'ailleurs commun à toute l'école, c'est la prolixité, la redon-dance. Sous prétexte de pousser l'exactitudejusqu'à ladernièreprécision et de donner plus de netteté à l'image, ils emploienttrois, quatre mots el autant de métaphores, où un seul trait,bien saisi el bien rendu, suffirait. Ils reviennent sans cessesur leur esquisse primitive pour la retoucher, la compléter, et enressasser les variantes. Ils ne sont pas contents qu'ils n'aientenvisagé toutes les faces d'une idée, et épuisé toutes les figuresqu'elle comporte, tous les rapprochements qu'elle éveille. Enun mot, ils pressent le citron jusqu'à la mousse avec une telleobstination qu'il faudrait plus d'un volume de citations pourmettre en pleine lumière ce besoin de piocher et do creuser àfond l'observation la plus insignifiante et de lui imprimer, enappuyant, un relief qui la fausse. Grands faiseurs de portraits,ils s'acharnent à graver ce qui doit n'être qu'indiqué, procé-dant par petites touches ou hachures jusqu'à ce (pie le burinémoussé s'y refuse.

Etudiez, dans son fouillis, ce portrait de Mme GeolTrin :

« Un esprit élevé tout seul, naturel, net, clair, nourri de peu,mais garni par le monde de comparaisons et de réflexions; ungrand sens, des idées peu étendues, mais à leur place, toujoursprêles et comme sous la main; une tête pauvre, même petite,mais bien faite et parfaitement ordonnée, avec un jugementqui y maintenait toute chose en ligne et à son rang; une âme,ce n'était que raison cette âme ! commandant à tout cela unsystème et un plan fixe de bonheur sans exigence, fait du reposde tout l'être, et d'un certain consentement de toutes lesfacultés à la paresse et à la sagesse; une grande économie desoi-même, une grande fuite de tout effort, de toute peine, detout bruit, de toute fièvre, de toute secousse; une pratique devie constante, unie, pleine de règles, gardée et affermie do

Page 101: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

Î8 LA LAMWU NUt'YKLLK

maximes et d'axiomes; un je no suis quoi do pondéré, d'assis,do tempéré, le sourire froid el sons grâces d'un coeur égoïste,auquel il serait donné, ayant vécu, do recommencer la vie :

voilà lo fond de cette figure tle nuances et do demi-teintes... ».

Vous croyez que. c'est fini et que le robinet va se fermer; pasdu tout, il s'ouvre de nouveau à plein jet, et la fontaine coule,comme si les frères de Concourt voulaient absolument donnerun démenti aux bergers de Virgile : sal prala bibcrtuil.

« Vieille femme de bonne heure, et de goût plus que d'âge,avec la paix, le débarras et le poli de l'expérience; en tout sem-blable à la devise de son appartement : « Rien en relief »; indul-gente par tiédeur, charitable par mollesse, sachant le publicel ménageant l'opinion, clémente au monde, pardonnant à lavie pour ne point être dérangée du train pacifié et régulierde ses pensées; habile à s'effacer, à se taire, à écouler, retiréesur elle-même et poussant par derrière la causerie des autres,jouant des gens comme d'instruments,savante à en tirer le sonet l'éclair; lâche en ses opinions, ennemie née des avis forts ettranchés, aimant le milieu en tout; paisible et calme parmi lesutopies el les philosophes, et consentant à leur refonte dumonde à la condition que lo royaume de Diderot arrivât sansdérangement, sans saut et par une pente; d'une modestievaine, d'une simplicité recherchée... ».

Attendez et prenez patience, nous ne sommes pas encoreau bout; il nous reste même, quoique essoufflés, une côte àgravir.

« Singulière et rare en ses prétentions, se vantant d'igno-rance et se refusant jusqu'à l'orthographe;d'une entente admi-rable dans lo maniement des amours-propres les plus sensiblesdu monde : les grands seigneurs et les grands auteurs; amie doses amis, mais amie inquiète, timide, avare de ses pas, ménagèrede son crédit, d'un dévouement timoré, les défendant, maisavec manège, sans zèle, en se reployant, et se reculant do leurmalheur de peur d'en être toujours; d'humeur donnante bienplutôt que charitable; d'une bienfaisance d'habitude et de

Page 102: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LKS IIKSI'ONSAUILITKS 70

méthode, et non do mouvement, ni d'émotion; au roslo,n'égarant nul do ses dons,ol nourrissant ooux-làdoul la reeon-naissanoo pouvait être puhli(|uoo( rondro aux bienfaits (|iioli|iiopou d'immortalité, pensionnant l'Encyclopédie ot les encyclo-pédistes, routant des trompettes, pour tout dire... ».

Certes, le morceau est curieux; on peut tirer l'échelle, on netrouvera pas dans toute la littérature française, ancienne etmoderne, un aussi joli échantillon de rabâchage; mais que dosueurs a dû leur coûter « une tête si chèro » ! domine tout loportrait est épluché ! Et que de verbiage inutile pour nousapprendre «pie Mme (îeolïrin était une bourgeoise un peu cal-culée, tlonl la faculté principale fut le tact, on dirait aujourd'huile doigté.

Est-ce à dire qu'une page aussi artislemenl tourmentéesoit sans valeur? Ce serait sortir de la vérité et de la mesurerpie de lui refuser tout mérite; mais il est évident qu'elle res-semble beaucoup plus à la composition d'un débutant biendoue qu'à une toile do maître. Il y a là une profusion, une pro-digalité polychrome qui papillote à l'oeil sans (pie le traitsaillant se détache,et lesadmirateurs qui s'appliquent à imitercet éblouissement ne s'aperçoivent pas qu'ils font simplementdes copies dans l'atelier d'un bon élève.

Cette critique — il serait puéril do lo dissimuler— s'appliqueaussi bien au stylo qu'à la langue des Concourt; elle no portepas seulement sur leur grammaire ou leur syntaxe. En insis-tant sur ce perpétuel pléonasme, sur cet intarissable flux doparoles qui caractérise d'abord leur manière, il semble quenous sortions un peu du cadre exclusivement philologique oùdoit se renfermer cette étude. Ce n'est pas la première foisque nous côtoyonscet écueilpresqueinévitable. Comment faire?On nous accordera qu'il est fort difficile, souvent même impos-sible, quand on analyse l'oeuvre d'un styliste ou soi-disant tel,de séparer, d'isoler la phrase proprement dite du stylo dontelle constitue le principal élément et d'établir une distinctionsubtile entre sa structure et sa couleur. Style prolixe, langueprolixe, redondance du mot et redondance do l'idée, en véritéc'est à peu près la mémo chose, surtout chez des écrivains quiont inventé tout un vocabulaire à leur usage et qui ont l'habi-tude d'accabler les idées sous le poids des mots.

Page 103: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

80 L\ LANGUE NOUVELLE

Prônons un autre portrait, celui du graveur Le lias :

« Le Has était un graveur, bravo homme, et do la bonne racodes artistes du xvm° siècle.

« Sans éludes, parfois liseurs, mais sans lettres, sans usages,sans manières, formés tout seuls, poussés tout naturellementà la volonté du hasard et de leur intelligence, ils avaient unefaçon de bon sens neuve, imprévue et libre, un tour d'idéenatif, heureux et joyeux. Tout chez eux venait d'eux : leurfortune et leur esprit, un esprit auquel nul n'avait touché etqu'ils n'empruntaient à rien; un esprit rare et propre, loyal,franc, net, un esprit à la grâce de Dieu, do bonne foi et debonne source, vivant cl bien venu comme un enfant de cam-pagne. Ils pensaient délibérément, à tous risques, ne sachantse taire ni mentir, sachant rire. Ils avaient été doués d'unebelle humeur active, d'une imagination ironique et plaisante.Ils avaient reçu, naissants, le don de la comédie des ateliers,le don de cette vengeance rieuse, lutine, enfantine et méchante

— la charge — cette drôlerie entre la niche et la farce, qu'ondirait inventée par Aristophane à l'école. Ils avaient été armésde gaité. Venus de bas, de rien, du peuple, montés dans unmonde de noblesse et no s'oubliant pas, ils gardaient et défen-daient avec la gaité l'orgueil de leur pauvre naissance. Ilssauvaient leur dignité en portant leur liberté partout, en pre-nant partout leur franc-juger, leur franc parler et leur francmoquer, moquerie fière et haute, avec laquelle, affranchis dela roture, les parvenus du talent apprenaient l'égalité auxgrands comme aux riches... »

C'est toujours le même procédé, le pointillage à petits coupsdoublés, triplés, décuplés, avec une incroyable richesse desynonymie, la phrase ternaire et quaternaire, dans toute lamonotone régularité de son allure, « la phrase à trois pattes ».On a là un second spécimen de cette régularité, de cette marchemécanique, que s'est assimilée toute l'école et dont il est impos-sible de ne pas signaler la raideur dans un livre consacré àla langue nouvelle, à la langue dite moderne que parlentaujourd'hui la majorité des stylistes. Chaque membre de phrases'y avance, astiqué et compassé, comme un soldat à l'exerciceou à la parade. Et surtout, et toujours, il pivote sur trois mots,

Page 104: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LKS tlESl'ONSAMLlTES 81

là où les vieux maîtres n'en mettaient qu'un, plus exact, plusfort et plus expressif à lui tout seul que les trois autres. Lesvrais portraits sont synthétiques.

Un tel excès engendre l'afféterie. Pour vouloir tout dire, onfinit par trop dire, et par tomber dans le détail minuscule, dansl'infinimenl petit qui appelle naturellement les coquetteries etles mines. Les Concourt ont souvent gâté ainsi leurs meilleures

pages. Admirez comment une très fine peinture do l'épicurismoindifférent pratiqué par le monde où vivait Dachaumont finit

sur une pointe déplorable où toute grâce et toute naïveté dispa-raissent : « Ils regardaient de la fenêtre jouer la foi à pile ouface sans parier ». Et de même à propos d'un billet adressé parBeaumarchais à une amie infidèle : « Galant, méchant, battantle respect et l'impertinence, ce billet, l'épigramme à genouxfouettant avec des roses l'Inconstance qui rit dans les bras duPlaisir, l'amour-propre blessé se vengeant et saluant sur levrai ton du temps et d'un coeur qui sait vivre ce reçu d'uncongé d'amour, est de Beaumarchais ».

Ailleurs on nous dira, dans le même style,que l'anecdote his-torique,

« C'est Clio à son petit lever... Elle a sa cour de conteursqui écrivent au pied do son lit... Saint-Simon sort de chezelle par la porte d'où sortit le gazetier Loret... ». 1! faudraittout citer ! Ici, c'est Louis XVI qui écrit une belle et noblelettre « où il semble que la Sagesse se hâte vers la Justice »;c'est l'abbé Le Blanc, Doyen, le bailli de Mesmes, figures secon-daires, étudiées à la loupe, mises dans un relief excessif par uneaccumulation de petites louches superposées, et surtout parun abus de paillette et de vernissage; enfin c'est Dulaurens,l'auteur du Compère Mathieu, « malheureux dont la vie ne futque tourments, dont l'âme ne fut que tumulte, dont l'espritne fut qu'inquiétude... l'enfant perdu de l'Encyclopédie que lescandale a oublié de recommander à la gloire ! »

Cela signifie sans doute qu'il chercha la renommée dans lescandale et ne l'y trouva pas.

Un dernier tableau de genre pour en finir avec cette manièresi raffinée des Concourt et en comparer l'artifice à la simplicitéd'autres écrivains qui ont placé la même scène dans le même

a

Page 105: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

82 LA LANGUE NOUVELLE

cadre. 11 s'agit do cette cueillette des fleurs d'oranger qui futcélébrée, lorsque Chérie parut, comme un des plus gracieuxdécors de cet étrange roman :

« Deux Illicites montées au haut d'une double échelle, \\\\drap blanc sous elles, et chacune en main un petit panierd'école, travaillaient à la cueillette do la Heur d'oranger... Lesdeux filles de la campagne, dont on sentait le corps, libre et nu,sous une camisole blanche et un court jupon, étaient penchées,presque couchées, sur la rondeur des arbustes tondus, en unabandonnement amoureux des membres, et avec îles paresseslascives laissant voir Pallumcmont de leurs yeux brillants dansl'ombre des guissenotes : celle cage de mousseline servant decoiffure sous le soleil aux Lorraines... Dans la chaleur et l'odeurd'Orient de la journée, les deux fillettes, tout en épongeant lasueur de l'entre-deux de leurs seins, causaient en patois, —dans ce parler de caresse et de musique et de l'enfance d'unpays, — causaient de la douceur du premier baiser d'amourdonné sur la bouche... ».

Toutes les faiblesses, toutes les illusions littéraires des Con-court semblent ici réunies, alïectation déplacée de sensualitéjuvénile, peinture bigarrée à notes si discordantes que lesdeux fillettes du début, avec leur panier d'école,ne semblentpas les mêmes que les lourdes filles de la campagne qui s'épon-gent un instant après en causant patois, engorgement de laphrase, usage immodéré de Pépithète, travail ultérieur sur desnotes incomplètes ou mal prises... Que l'on compare,dans notreriche galerie nationale, deux autres cueillettes du mômegenre, celle des Confessions et celle de VA mi Fritz.Le parallèleest facile et concluant. L'avantage reste trop visiblement àJean-Jacques et — qu'on nous pardonne ce blasphème, cescandale! — à Erckmann-Cbatrian.

Il faut bien le dire : tout cet apprêt, toute celte recherche dola phrase et du mot n'est pas le signe de ce que les Goncourteux-mêmes appellent « une forte et pleine santé de l'esprit ».Ils se donnent vraiment trop de peine pour mal écrire, et lenaturel, dont l'absence n'est excusable que dans la tragédie oul'oraison funèbre, leur fait trop constamment défaut. Sila tension qu'ils s'imposent était toujours justifiée par le succès,

Page 106: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LKS KKSI'ONSAIULITÊS 83

on pourrait à la rigueur s'en accommoder on no l'imitant pas;mais non ! Leur montagne en travail n'aecouehe'souvent qued'une souris et d'une souris truquée.cn carton-pâto ou en sucre.

Dans leur monographie de l'abbé d'Olivet, on rencontre

un morceau —• tout chez eux est morceau — très curieux,très heureux, et peu s'en faut, excellent :

« Paris était devenu la maison de Philaminte. Il avait « fces

femmes savantes »'et ii avait « «les hommes «avanJLs ». Le grec etle latin régnaient, les traducteurs gouvernaient, les restilulcursde textes tlorissaient,lesannotateurspassaient grands hommes,les conseilleurs de sens hommes célèbres. Le latin était la pas-sion, il était la mode du temps. Les Minons ne se faisaient pluslire des comédies, mais du latin mis en français. La contagionpassait les mers et gagnait Londres. La princesse de Galleslisait le De nalurâ ileorum. Le monde, le beau monde était enmouvement pour une leçon, en révolution pour une correction.Il y avait des insurrections pour un contre-sens, des batailles

sur un monosyllabe, des victoires sur un mol. Il y avait descorrespondances entières sur le liane de l'abbé Guyet. 11 yavait des Mémoires,il y avait presque un concile pour le ciraircs dii'inas de Cicéron. Les attaques étaient vives, les ripostesfurieuses. Atteint d'un vers du Poenulus do Piaule,on lançaitune phrase de Monius Marcellus. On s'abordait à brûle-pour-point entre amis : « Gomment prenez-vous le lollemlum d'Hor-lensius? Et l'on se serait battu à la fin de la discussion si l'on nos'était embrassé. C'était l'âge d'or des scoliastes et aussi des

guerres do religion. Huit lettres, un beau jour, faillirentbrouiller la ville avec la ville et la cour avec la cour. Il s'agis-sait du protinus de Tirésias dans Horace. Deux sens, deuxpartis, deux généraux étaient en présence; d'Aguesseau com-mandait à la moins grosse armée. Aux Tuileries, un fataccourt, brodé des pieds à la tête, essoufflé, s'essoufflant ;

« Réjouissez-vous, monsieur, réjouissez-vous ! (Et il saute aucou de d'Aguesseau) je viens de Versailles; je vous apporte lameilleure nouvelle du monde. — Eh ! quoi donc? — M. do laLoubère se déclare pour votre sens... ».

Un peu surchargé encore, bien qu'amusant et pittoresque.Mais retenez l'aveu : « Paris était devenu la maison de Phi-

Page 107: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

81 LA LANGUE NOUVELLE

laminto ! » N'y a-t-il pas un moment, un long moment qui dureencore où la maison de Philaminte est devenue le grenier desGoncourt. On s'y enrôlait sur des formules naturalistes; onjurait de sacrifier dans à en et de se battre sur avec, séparé deson complément. Nous aurons bientôt à cataloguer ces sottises.

Les Goncourt nous rappellent, de ce môme abbé d'Olivet,

.que sa réception à l'Académie fut un événement littérairebi'c'1 parisien. Elle fut très relardée. Il y eut »nu»os sortes depourparlers et di) négociations pour obtenir qu'il se purgeâtun peu de sa bile, et consentit,pendant une heure, à décolérer:

« Le jour de son discours vint enfin et sa diatribe contre lescorrupteurs du bon goût et les détracteurs de l'antiquité lui

gagna l'admiration de Brossette et de tous les Brossetles dutemps ! »

Ce n'était pas un suffrage à dédaigner, et ceux qui s'indi-gnent, comme nous, des déformations, des tortures auxquelleson soumet notre langue, non moins que de la mort lento àlaquelle ce supplice quotidien la condamne, souhaitent qu'illeur en arrive autant. 11 y a encore des Iirosseltes dont l'appro-bation sera précieuse dans cette éternelle querelle où, sousprétexte de défendre le présent, ce qui est juste, on se vantede répudier et même d'ignorer notre glorieux passé classique.11 n'y a pas un an que l'on reprochait amèrementà la Comédie-Française de donner un jour, do temps à autre, à Racine et àiMolière.

Il n'était point si sot apparemment,ce terrible abbé d'Olivet,lorsque, sollicité en faveur de Marivaux pour un fauteuil aca-démique, il répondait : « Je ne manquerai pas de lui faire poli-tesse, mais il n'aura jamais ma voix à moins d'abjurer son dia-bolique style ! » Diabolique, ce joli style do Marivaux, qu'au-rait-il dit de celui des Goncourt?

Us ont une tournure de phrase à eux qu'ils ont empruntée,

•sans discernement, aux grands écrivains de i'âge d'or, etqui sera plus tard imitée jusqu'à l'abus par M. Emile Zola.Une seule citation en donnera une idée : « Caylus se jette à delaborieux caprices, il se précipite â mille éludes, il se pousse àdes talents divers... ». Et, à propos de Mme du Barry, un jourqu'un caprice sentimental l'avait un peu distraite de son habi-tuelle rouerie : « Ce n'est plus qu'une petite fille rangée auxhumilités de la tendresse et aux caressespieuses du billet doux ».

Page 108: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LES RESPONSABILITÉS 83

Une auIre construction qui no leur est pas moins chère, etque leur a prise également M. Emile Zola, consisto à établir unrapprochement, une sorte de comparaison ou d'analogie entredeux idées ou deux objets différents, au moyen de la prépositionde, substituée aux termes habituellement employés pour mar-quer les similitudes ou les contrastes : « Elle avait Une gailémuette d'ivrogne ».—« Elle avait le bout du nez rouge d'unvoleur de chiens anglais... ». Vous saisissez ici |e procédé danstoute sa bizarrerie; il aboutit le plus souvent à fausser, en lagénéralisant, une observation insignifiante. Les Concourtauront aperçu quelque part un Anglais, voleur de chiens,qui avait le bout du nez rouge, et ils s'empressent d'utilisercelte remarque dans une circonstance qui ne s'y prête ni doprès ni de loin. Notons, au passage, que cet esprit d'observationdont ils se montrent si fiers et qui s'impose en effet comme lapremière loi du roman réaliste, se contente à trop bon marché,sans les vérifications nécessaires. Je trouve, dans Chérie, cetteétrange affirmation : « Le nid de merle, le nid le plus mal faitde tous les nids d'oiseaux de l'univers... ». Où ont-ils vu cela?Et pourquoi calomnier ainsi le nid de merle, très supérieurcomme architecture, à beaucoup d'autres nids, notammentaux trois ou quatre brins de bouleau sur lesquels l'amoureusetourterelle se pose pour pondre et couver. Faut-il croire que lomerle sifflent*, auquel des écrivains vexés ont souvent comparéles critiques, a déplu aux Goncourt pour celte raison, et queses ironies de musicien ont nui, dans leur pensée, à ses facultésd'architecte?

Quoi qu'il en soit, cette façon d'accommoder la prépositionde paraît assez naturelleet serait fort acceptable si on usait avecmodération des ressources de brièveté et de légèreté qu'ellepeut offrir; mais les Goncourt et les successeur** nous en onttellement rebattus qu'on les reconnaît immédiatement à cosigne. Leur prose fourmille de ces comparatifs au point qu'ilest inutile d'en donner des exemples. La monotonie en a sisouvent frappé nos yeux et nos oreilles, que cette impressiondésagréable, ravivée par la lecture des romans do M. EmileZola, demeure en nous à l'état permanent et que sur ce pointla contestation est impossible. On peut admirer ce de des Gon-court, on ne peut pas le nier.

Ce n'est pas tout. Ils ont cherché des variantes au mot

Page 109: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

XG LA LANGUE NOUVELLE

comme, qui est, dans notro langue, l'instrument habituel detoutes les comparaisons : ils ont trouvé ainsi que, qui est moinsrapide et qui paraît quelquefois bizarre : « Elle était légèreainsi qu'un oiseau ». Ils emploient de la même façon l'adjectiftel, et leur école s'offre à tout propos ce plaisir enfantin. « Ilétait armé et harnaché de pied en cap, « tel un bandit ». Ils nos'aperçoiventpas que ce tel convientplutôt au.- longues compa-raisons de la poésieépique ou lyrique, dont il annonce ou résumoles pompeux développements, et que ce pauvre comme, ré-pudié par eux, est beaucoup mieux à sa place dans le discoursfamilier et la prose pédestre. Ils ont pareillement imaginé, àl'exemple du maître, de dire un rien pour un peu, et on ne leurôtera pas de l'esprit que cette substitution est une aubaine :

« 11 vient à leurs chapeaux un rien du penchement casseurqu'avaient leurs chapeaux bourgeois, du temps qu'ils étaientsous-lieutenants ». Toute cette phrase sur les vieux militairesen tenue civile esl à retenir. Le il vient, le penchement casseur,cile un rien, en font certainement une phrase type.

Parmi les petites manies inoffensivos de l'école, il faut encorerelover la substitution de l'adjectif au substantif dans des locu-tions comme celles-ci : « le doux do leur caractère, le dur de leurcoeur, nu lieu de la douceur de leur caractère, la dureté de leurcamr. Cela ne tire pas à conséquence, et si l'originalité d'unécrivain se jugeait à ces petites inventions, le plus chétifseraitoriginal à «eu de frais.

Mais voici une gaucherie plus grave pratiquée par Concourtà tout bout de champ comme on dit, et extrêmement fâcheuseen ce qu elle donne à sa phrase un air archaïque. Est-il néces-saire de répéter que toute l'école l'a accueillie et adoptée avecune sorte d'enthousiasme, qu'elle en a usé et abusé, qu'elle onabuse encore tous les jours. C'est ce tic malheureux qui laporto à substituer,en toulecirconstance.c/jà dans. Il est évidentqu'elle trouve ce changement très ingénieux; elle y voit certai-nement une do ces innovations capitales qui lui donnent ledroit de proclamer qu'elle a régénéré la langue. En, vainqueurde dans, esl un des globules du sang nouveau qu'elle lui a in-fusé : « Le canard poussait des cacardements terribles, en laterreur de l'abandon dans lequel il allait se trouver ».— « Elleavait bien aussi parfois des joies fiévreuses... a disparaître eta se perdre clans un tapage d'harmonie, en lequel elle semblait

Page 110: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LES RESPONSABILITÉS 87

plonger scs mignons coudes nigus, élevés au-dessus do sa tèteéclieveléc ». — « Le vieux maréchal la regarde profilée en sasilhouette rigide ». — « Nous allons montrer ce Louis XV en lavie tout entière d'une enfance royale... », etc., etc. C'est parmilliers que l'on compte ces petits plaisirs que se donnentConcourt et son écolo avec une importance qui éveille quelqueironie.

Mais prenez garde : ce dans si cruellement sacrifié à sonfrère, va prendre ailleurs une éclatante revanche. Employé àtort et à travers, et presque toujours détourné de son senshahituol, chargé d'une fonction qui n'a jamais été la sienne,dans est devenu un des grands chevaux de bataille du goncour-tisme. Les exemples en rempliraient des volumes, et il faut seborner, surtout en songeant que d'autres écrivains, du mômecycle, nous obligeront à revenir sur cet étrange procédé :

— « Au bout d'efforts infinis, et en s'y reprenant à plus dodix fois — la serrure était un peu détraquée — elle arriva,dans le battement presque imperceptible des petits coeursautour d'elle, elle arriva à tirer le boulon do coulisse. »

Cela signifie qu'au moment où l'héroïne se livra à cette opé-ration, tous les petits coeurs de ses compagnons battaient docuriosité autour d'elle.

A la page suivante : « Cette tristesse se dissipa dans la satis-faction de sa vanité de gamine ».

Et un pou plus loin : « Elles se soutenaient de leurs braspassés autour de la taille, dans des enlacements caressants etcoquets ».

Et presque aussitôt : « On se met à table dans le grésillementdes torches ».

Chez Concourt et chez tous les goncourtistes sans exception,la chose tourne à la scie d'atelier.

11 nous reste à noter, dans ce qu'ils appellent leur écriture,quelques fantaisies ou excentricités du même genre : « Par laporte arrivait, dans une. intonation chatte, cette demande àtour do rôle do chacune des demoiselles : « Veut-on me per-« mettre de voir un peu? » On tient ù faire entendre, au moyende cette intonation chatte, que la curiosité do ces demoisellesminaudait et miaulait. Dans le mémo roman : « Toi, tu es heu-reuse, fichnment heureuse ! » dit ù son amie une jeune fille qui se

Page 111: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

S8 LA LANGUE NOUVELLE

meurt tic la poitrine, et rien n'explique ce fichument si ce n'estune envie démesurée de tirer l'oeil.

Ailleurs ce sont des inversions tourmentées, à la manièrelatine, des suppressions de verbe qui n'ont été réussies que parle seul Michelet, parce qu'elles sont chez lui à la fois expressiveset instructives, commandées, inspirées par le mouvementmême de la phrase. Peut-on dire qu'elles aient ici ce caractèred'inspiration : « Alors donc une obstination à apprendre cesmorceaux, une lutte, un travail, où se montrait presque l'entê-tement d'une vocation ». Dans la pensée de Goncourl, « alorsdonc » remplace le verbe absent; mais il le remplace si malqu'après l'avoir vainement cherché on finit par regretter sonabsence...

Forger des mots nouveaux par un procédé qui est à la portéede tout le monde, en attachant à tous les termes simples oucomposés une queue quelconque,bruyanteet lourde;—pousserce système jusqu'à la gageure et nous vanter, par exemple, « lagrâce parmégianesque », c'est-à-dire une grâce — devinez ! —qui procède du Parmesan; — détourner de leur vrai sens quel-ques locutions usuelles et leur donner une nouvelle acceptionqui étonne et déroute le lecteur; — adopter et favoriser parune sorte de benjaminisme grammatical, certaines conjonc-tions et prépositions que l'on substitue, en toute occasion, àcelles dont l'usage est le plus répandu, pour s'offrir la satisfac-tion de ne pas parler comme on parle; — en choisir d'autresauxquelles on fait, dans le discours, une place et un rôle qu'ellesn'ont jamais eus, sans qu'aucun besoin légitime cette perpé-tuelle usurpation; — supprimer le verbe qui est comme lesoutien et l'épine dorsale de la phrase; — tomber à chaqueinstant dans une afféterie que les Goncourt n'eussent pasmanqué d'appeler cafhosique et madehnesque, en l'honneurde Cathos et de Madelon; — se réfugier dans la manière sousprétexte de fuir la vulgarité, tout sacrifier à cette convictionque « le public n'estime et ne reconnaît à la longue que ceuxqui l'ont scandalisé tout d'abord, les apporleurs de neuf, lesrévolutionnaires du livre et du tableau, les messieurs enfin qui,dans la marche et le renouvellement incessants et universelsdes choses du monde, osent contrarier l'immuabilité paresseusedo ses opinions toutes faites... », pensée radicalement fausse !

comme siSophoclo, Raphaël, Racine et Chateaubriand avaient

Page 112: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LES RESP0XSAR1UTÊS 89

eu besoin do scandaliser lo monde pour conquérir son admira-tion ; — se fatiguer la cervelle pour opérer, dans le langage, dopetits changements puérils, qui n'ont môme pas- toujours lemérite de la nouveauté, et auxquels on attache une impor-tance capitale, comme un botaniste qui croirait avoir trouvéle trèfle à quatre feuilles parce qu'il en aurait collé une qua-trième sur les trois autres; — en rêver et en faire d'autres,absolument fâcheux, qui allongent et alourdissent la phrase; —abuser de l'adjectif et du participe présent qui en sont lo poidsmort; — persuader enfin à des centaines de snobs, stylés partrois ou quatre hallucinés, qu'en mettant ce programme à exé-cution, ils ont bien mérité de la langue et de la littérature fran-çaise : voilà ce qu'ont fait les Goncourt, et ils n'ont rien fait deplus. Ils ont embrassé, en toute sincérité, des utopies et deschimères Récriture dont la futilité est le moindre défaut; ils sosont radicalement trompés.sur ce qu'ils appellent le style et,pour s'en faire un qui leur fût personnel, ils en ont été réduitsà rechercher, de parti pris, le bizarre et l'excentrique, l'am-phigouri et la barbarie.

Qu'ils aient contribué à créer la mode du roman naturaliste,c'est incontestable; mais ilsse sont servis pour obtenir ce résul-tat, d'un instrument médiocre qui a été plus nuisible qu'utileà leur doctrine littéraire. Ils ont été, eux aussi, « des impatientsd'esprit, ils se sont jetés à de laborieux caprices ». On voitbien la peine qu'ils se sont donnée, on voit surtout la torturequ'ils ont infligée à la langue,et le déchet qu'elle en a subi; onne voit pas le profit qu'elle en a tiré. Ils l'ont tourmentée etpersécutée sans l'enrichir, si bien que leur tentative,honorableseulement par sa loyauté, peut se caractériser d'un seul mot :

un immense enfantillage contagieux, une variole littéraire !

Page 113: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice
Page 114: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

CHAPITRE V

SUCCESSEURS ET IMITATEURS

I

La survivance des Ooncourt. — Apothéose démesurée. — Conséquences de laréforme. — L'Académie du Grenier. — Fanatisme et intolérance de l'école.

Morphine littéraire. — FroissemenU et dissidences. — L'hyperboleétirée en principe. — Idolâtrie, duperie et snobisme.

Telle esl l'oeuvre des frères do Concourt accomplie avec lacoopération de tous les agités qui espèrent tirer cuisse ou ailed'une révolution littéraire comme d'une révolution politique.Elle a laissé dans notre langue des traces fâcheuses qui s'effa-cent peu à peu, mais qui ne disparaîtront jamais complètement.Elle a rencontré devant elle un nombre considérable d'écri-vains neutres qui, la croyant inoffensive ou affectant de l'igno-

rer, no lui ont opposé qu'une résistance passive et ont simple-ment, pour toute protestation, continué d'écrire en français.Plusieurs ont systématiquement dédaigné ce flot toujoursmontant qui s'attaquait à la vieille digue do logique et deraison sur laquelle repose la supériorité de notre langue natio-nale. D'autres ne l'ont pas mOmc aperçu. Tous en portent au-jourd'hui la peine, car le goût public a changé et leur écritureparait quelquefois singulièrement pAle à côté de ces rutilancesauxquelles i! fallait opposer des armes un peu plus efficacesque le mépris,

Page 115: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

92 LA LANGUE NOUVELLE

L'indifférence de ceux qui avaient l'autorité nécessaire pourparler et se faire entendre ayant laissé carte blanche aux nova-teurs, ceux-ci ont assez vite recruté cette petite armée bruyanteet ambitieuse qui se recommande de leur nom et se rallie à leurpanache. Quelques-uns s'en sont détachés. Flaubert n'en ajamais fait partie. Son orgueil solitaire et railleur n'aimait pasles chapelles. Alphonse Daudet, à la veille de sa mort, n'ytenait plus que par un fil; mais le gros do la secte est restéfidèle aux fondateurs et, ainsi appuyés, les Goncourt ont pulever drapeau contre drapeau et rompre en visière — sans tropdésigner les personnes — à l'élite d'écrivains qui jouissaientde la faveur publique à côté d'eux et malgré eux. Ennemis na-turels de l'Académie française et généralement de l'esprit aca-démique, ils ont, sans s'inquiéter d'une si énorme inconsé-quence, fondé eux-mêmes une académie, l'Académie du Gre-nier.

Ils ont môme eu soin d'assurer, par testament, à celte fon-dation pieuse les ressources nécessaires pour vivre, c'est-à-direpour permettre à son comité de faire des chefs-d'oeuvre sansse préoccuper du lendemain. Des amis de la première heure quicroyaient en être haut la main, se trouvèrent, à leur grandesurprise, éliminés, supplantés par des ralliés qu'ils jugeaientmoins dignes qu'eux-mêmes de cet insigne honneur. D'autrepart, deux ou trois académiciens de la promotion initiale ontdéjà disparu et les survivants ont eu à les remplacer.

Les choix se font en famille. Cette académie séparatistevivra-t-elle? Jusqu'à présent elle vit, un peu fermée et renfer-mée; elle a eu raison, grâce à l'éloquence d'un habile avocat (1),des réclamations portées devant la justice par les héritiers dusang; le testament des Goncourt a été maintenu, et l'école toutentière, enflée de ce succès presque inespéré, se distingue tou-jours par cette humeur exclusive et jalouse qui excommunie sivolontiers les indépendants. A certaines manifestations pério-diques on a pu se rendre compte qu'elle avait toujours pousséet qu'elle poussait encore la passion jusqu'au fanatisme.Aucun fondateur de religion n'a été regretté et pleuré commeles Goncourt. Lorsque Edmond mourut, ses adeptes auraientvoulu qu'on lui fit des funérailles comme à Victor Hugo. Ils

(1) M. Pntncar6.

Page 116: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

SUCCESSEURS ET IMITATEURS 03

accablèrent d'invectives et d'outrages ceux qui hasardèrentalors contre cette apothéose démesurée la plus timide objection,et le temps même n'a pas calmé leur fureur; ils dénoncent

encore au mépris public ces hérétiques endurcis qui conti-nuent à nier — non pas certes l'existence — mais la valeur dugoncourtisme et à déplorer l'influence néfaste qu'il a exercée,qu'il exerce encore sur une partie de la littérature française.La malheureuse n'en a pas fini avec cette morphine dont cesdeux empiriques l'ont piquée pendant trente ans et qui crèveçà et là, en abcès.

Si encore on n'avait pas tenté de nous l'imposer. Si l'ons'était abstenu de nous présenter comme une découverteféconde, comme une panacée infaillible ce qui est un poisonmortel !

Quoi qu'il en soit, on a enterré Concourt avec un tel faste

que ce n'est plus un écrivain qui a disparu, c'est un soleil quis'est couché. Sa vieille domestique Pélagie en a eu sa partcomme la servante de Molière. Et la voilà bien, l'hyperbole !

Vous avez certainement entendu parler d'une maladie très dis-tinguée que les médecins appellent l'oedème de la glotte : nousl'avons tous. C'est à peine si, au milieu de ce tapage infernalqu'on fit sur la tombe du dernier des Goncourt, deux ou troisjournalistes osèrent formuler quelques réserves. Dans l'étatd'esprit où l'on vit alors les fanatiques, ce n'était pas unepetite preuve de courage. Le bras de plusieurs Ravaillacs litté-raires se leva immédiatement pour punir ces héros. N'importe !

Us n'en furent point intimidés. Ils contestèrent l'oeuvre et l'ini-tiative de ce précurseur et surtout ils déplorèrent son in-fluence, en le séparant de son école, de sa cour, de sa suite —de sa queue. En quoi ils eurent tort, car il ne l'a jamais coupéede son vivant et il en reste inséparable après sa mort. Laqueue protesta, mais à qui la faute? Elle devait bien savoir àquoi elle s'exposait. Des manifestations aussi excessives ap-pellent naturellement la contradiction. Personne ne veut pa-raître dupe d'une coterie impertinente qui prétend imposer saloi par des fureurs et des cris. Avant l'enterrement, la réactionavait commencé.

Page 117: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

Il

La juste part du fondateur. — Le dommage que ses disciples lui ont causé.Ils l'ont surfait pour se glorifier eux-mêmes. — L'écart entre l'effort dé-

f pensé et le résultat obtenu. — Prétentions insoutenables et revendicationslégitimes. — Concourt lui-même doute de son oeuvre. — Ne pas confondrela mauvaise queue du goncourtisine avec une demi-douzaine de vrais écri-vains qui ont été plutôt gênés que servis par leur fidélité au système. '

Et maintenant, si l'on se borne à soutenir que Concourt —les deux frères ne font qu'un — fut un homme de lettres dansla plus stricte acception du mot, un artiste désintéressé, letype achevé du professionnel convaincu, tout le monde y sous-crira; mais on compte beaucoup trop sur la crédulité des igno-rants et sur la complicité des clairvoyants, si l'on espère nouspersuader que cet orgueilleux manieur de plume fût unhomme de génie. Vainement on lui a décerné des honneursextraordinaires, le bon sens public, en attendant la postérité,établit les démarcations nécessaires entre les grands hommeset Concourt. Le peuple étonné remet Concourt à son plan,sensiblement au-dessous de Flaubert, de Zola et d'AlphonseDaudet.

Ses chapelains s'en rendent bien compte, cl si leur intérêtpersonnel ne les invitait à protéger sa mémoire comme ils ontdéfendu sa renommée, on se figure qu'ils abandonneraientvolontiers l'une et l'autre aux hasards de l'avenir. On en con-naît toutefois qui sont parfaitement sincères et, parconséquent,difficiles à convertir, quoique faciles à réfuter. Ils vous font,pour expliquer l'arc de triomphe élevé par leur innocence àConcourt vivant et à Concourt mort, des raisonnements aussifaibles que passsionnés où leur bonne foi éclate, garantie par

Page 118: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

mm^m'^mmk^mMmwi,mu

SUCCESSEURS Et IMITATEURS 9$

leur naïveté même. D'autres posent tout simplement pour unoidole à laquelle ils ne croient pas ou ne croient qu'é^ demi, maisqui sert d'échelle et de piédestal à leurs propres ambitions.S'ils ne sont pas tout à fait de ces mystificateurs qu'on appellefamilièrement des fumistes, leur culte se mesure au bénéficequ'ils en recueillent ou qu'ils en attendent.

Ils l'appellent tout haut grand homme, entre eux ganache I

A d'autres époques, ce petit manège ne leur eût guère réussi ;mais ils ont très bien senti où le* bât blesse leur siècle,ils ont vu de leurs yeux que l'art de se faire un nom soréduit à un habile échange de réclames, et que, depuis la mortde Sainte-Beuve, la critique des livres n'existo plus. Ils ontprôné Goncourt pour on être prônés.

Peut-ôtre lui ont-ils fait plus de mal que de bien. L'opinion,quand on lui donne le temps de réfléchir et de se reprendre,rabaisse généralement ceux qu'on a trop élevés, et elle tombequelquefois dans l'excès contraire, comme si elle voulait récu-pérer avec usure le surcroit do fortune dont ils ont joui indû-ment. Ce revirement est à. craindre pour Goncourt et, malgrél'obstination des gôncourlistcs, on entrevoit le jour où sagloire pâtira d'un déchet immérité. Ceux qui s'y intéressentferont bien, pour lui épargner ce mécompte, de la ramener peuà peu à son point légitime et à son juste niveau — qui n'est pasméprisable*

Quand on a lu tous les ouvrages de Goncourt, ses livres d'his-toire ou d'archéologieartistique, ses romans, ses pièces de théâ-tre, on reste indécis devant l'écart incontestable entre l'effortdépensé et le résultat obtenu. On garde l'impression d'un tra-vail consciencieux et pénible, souvent manqué; en un mot,on n'arrive pas à so fixer sur sa véritable valeur. Cette fureurde réclame qui sévissait à chaque publication nouvelle, ces oh !

et ces ah ! poussés des quatre coins de l'horizon, pour lamoindre page, inspiraient aux gens calmes certaines inquié-

«

tudes lorsque cette malheureuse Chérie et sa Préface révélèrenttout ce qu'il y avait de soufflé et do ballonné dans le gon-courtisme, Les écrivains d'aujourd'hui, habiles à changerlé sens des mots et la nature des sentiments, so sont^bpliqués tout spécialement, depuis un certain nombre d'an*

Page 119: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

96 LA LANGUE NOUVELLE

nées,à jeter un voile sur celle misérable vanité qui est la plaiede la littérature contemporaine. Comme beaucoup d'entre euxen sont atteints, comme elle a pris chez eux un caractèred'épilepsic, comme « ils en puent », a dit un satirique, ils ontentrepris, peut-être à leur insu, par une inspiration spontanée,de tromper le monde sur le mot et sur la chose. Du premierplumitif qui se proclame et se tambourine révolutionnaire, aulieu de railler son outrecuidance, ils vont répétant qu'il s'ap-précie, qu'il a une exacte conscience de sa vocation. Faisantun retour sur eux-mêmes et s'avisant de leur ressemblanceavec ce faquin, ils appuient son boniment et soutiennent sesfanfaronnades. C'est ainsi qu'ils laissèrent passer celte préfacede Chérie sans protester contre des récriminations inconve-nantes et des prétentions dont Corneille vieillissant et délaisséeût désavoué l'excès.

Relisez-la. C'est une page sombre, toute remplie d'uneamertume que l'auteur ne cherche plus à cacher. On yremarque un grand découragement et, pour tout dire, une sortede dépit d'avoir été supplanté par d'audacieux usurpateurs,dans la voie qu'on avait soi-même ouverte, la douleur d'unChristophe Colomb devinant qu'il.ne donnera pas son nom àl'Amérique; enfin un sic non vobis désespéré qui s'attache visi-blement à la renommée, à la chance de Vespuce-Zola.

C'est probablement à cette date que M. Emile Zola fut rayéde l'Académie des Goncourt et que, soupçonnant cette radia-tion, il désira entrer dans une autre compagnie, moins amo-vible, où l'on ne vous raie pas. Quel fut le motif de cette bizarredisgrâce? Probablement un froissement d'amour-propre, unejalousie sourde; mais voyez-vous d'ici ce distributeur degloire qui fait des académiciens avec %ses nerfs? Son greniern'est plus qu'une étroilo cabine qui s'ouvre exclusivement àdes gens de son bord, à des fidèles que la moindre tentatived'émancipationexpose à une accusation d'hérésie, à des cama-rades, surtout à des élèves.

Et quels élèves ! Quand on rencontre dans le nombre unAlphonse Daudet — si supérieur au maître — on applaudit.Mais d'autres noms vous déconcertent. On ne fait pas une Aca-démie avec du sentiment. Un des préférés fut.M. Huysmansqui depuis s'est converti au catholicisme le plus fervent, enmême temps qu'à l'écriture naturelle et au style simple. Gon-

Page 120: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

SUCCESSEURS ET IMITATEURS 9?

court vivant le renierait. Il faisait alors des portraits et destableaux de genre, des quadri, qui attiraient les regards,celui-ci notamment, tiré des Soeurs Vatard : « Il s'ouhaitait dofaire du navrement un repoussoir aux joies. Il aurait vouluétreindrc une femme accoutrée en saltimbanque riche, l'hiver,

par un ciel gris et jaune, un ciel qui va laisser tomber sa neige,dans une chambre tendue d'étoffes du Japon, pendant qu'unfamélique quelconque viderait un orgue de Barbarie des valsesattristantes dont son ventre est plein ! »

Voilà un souhait bien compliqué. Son Japon nous avertitque c'est un souhait goncourtiste. Etranges mandarins pourqui l'heure du berger ne peut sonner qu'à un cadran japonais !

Et Goncourt est leur père à tous !

Mais rendons-nous compte aussi de ce vent d'orgueil qui l'aemporté? Il n'est pas le seul, ni le dernier, ni le plus hardi, qui

se soit ainsi proposé spontanément à l'admiration publique; onl'y invitait, on l'y conviait de toutes paris. L'entourage lui atant répété qu'il était incompris et sacrifié qu'à moins d'avoirla vertu d'un saint, il devait finir par se considérer comme unevictime. N'oublions pas que d'illustres patrons ont longtempsmonté la tête aux Goncourt. Les Lettres à la princesse témoi-gnent, en maint endroit, de la faveur et de l'appui que lesauteurs d'Henriette Maréchal trouvaient dans une petiteéglise où la critique, abdiquant devant l'amitié, attribuait lachute do cette comédie aux préventions bourgeoises d'unocabale de philistins (i).

D'autres que Goncourt, avec des cautions moins solides,accusent tous les jours l'injustice ou l'indifférence de leurscontemporains. Que de grands hommes méconnus ou soi-disant tels ! Du cèdre à Physope un penchant nous pousse,lorsque la fortune trahit notre espoir, à nous plaindre de lasottise, voire de l'ingratitude des hommes. Goncourt s'enplaignit jusqu'à son dernier soupir. Il convient de passerl'éponge, une éponge sans fiel, sur cette grande blessure qui sedécouvrit un jour si ingénument.

(I) Il y avait bien un peu de cela dans 1'aITalrc; mais, depuis celte chutemémorable, l'Odéon a rcpri3 Henriette Maréchal devant une salle animée desentimentscontraires, et s'il faut reconnaître que la piècen'a pas fait scandale,il serait téméraire de prétendre qu'elle a sérieusement réussi. Le succès deGerminie Lacerteux, quoique molns^dispUté, n'$ été ni plus complet ni plusfranc. /.< <\\ \, , x

Page 121: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

08 LA LANCUK NOUVKLtE

On peut aujourd'hui parler des Concourt avec uno libertéabsolue. On a le droit de dire qu'il est tombé quelques pierres,et même plusieurs pans de mur, d'un monument dont on a tropsurfait la solidité et la hauteur. Il en restera uno velléité, unetentative, quelques pages intéressantes perdues dans l'inon-dation naturaliste. 11 en restera surtout l'honnête et puro répu-tation do deux vrais littérateurs, la noble collaborationde deux intelligences jumelles qui ont sincèrement aiméet cultivé l'art d'écrire. Malheureusement, ils l'ont altéré etcorrompu.

Sans compter que leur écolo continue à faire des siennes.Elle multiplie les défis et les bravades. Nous aurons bientôt à yrevenir dans un chapitre spécial, où l'on pourra mesurer ladistance parcourue entre lepoint dodépartet le point d'arrivée,entre Goncourt et Lombard.

Si nous avons donnéà cette étude sur Goncourt uno étenduequi peut sembler excessive, c'est précisément parce qu'il estle vrai coupable, ayant embouché le premier la trompetterévolutionnaire, alors que toutes les barrières étaient franchieset toutes les bastilles prises depuis longtemps. Il a tout boule-versé, tout disloqué. Il a dénaturé, de parti pris, la langue fran-çaise, il en a méconnu tout ensemble la noble simplicité et l'in-génieux mécanisme; il l'a égarée, dévoyée, et surtout il en afait une de ces mixtures sans nom et sans sincérité que desnégociants dépourvus do scrupules substituent dans leurs labo-ratoires au pur vin français. Tout y est truqué, fabriqué, et,l'habitude étant prise, ce mauvais commerce n'est pas près definir. Comme il a émoussé l'ancienne délicatesse de notre goût,il abuse, pour écouler avantageusement ses produits, des faci-lités que lui assure cette anesthésie intellectuelle, et le succèsqu'il obtient devient une tentation pour de nouveaux falsifi-cateurs.

En réalité, les Goncourt n'ont été que des précieux, maisdes précieux glorifiés. Lorsqu'on étudie d'un peu près Jalangue qu'ils ont écrite et recommandée, quand on réfléchit àl'idée qu'ils s'en faisaient, et surtout au petit programmequ'ils ont eu la précaution d'y joindre pour que personne nes'y méprît, on s'aperçoit assez vite que la djfîére^cp n'e$t pas,très sensible entre leur prétentieuse coquetterie et les minau-deries littéraires des deux demoiselles de qualité à qui Jodelet

Page 122: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

SUCCESSEURS ET IMITATEURS 90

et Mascarillo font si vertement la leçon. Nous en avons mul-tiplié les spécimens, nous les multiplierons encore, estimantque c'est tout notre livre et qu'il n'y a pas ni meilleur repous-soir, ni plus efficace préservatif. Mais il faut d'abord fairo achacun sa part et indiquer dans quello mesure d'autres ou-vriers ont travaillé parallèlement à la même oeuvre (1). Il enest un dont le nom se présente immédiatement à l'esprit et quela critique a d'ailleurs pris l'habitudo d'associer aux Concourtdans cette révolution encore plus grammaticale que littéraire :c'est M. fimilo Zola.

(1) Je tiens Ici à faire une exception formelle pour MM. Mirbeau, Descaves,Huysmans, et pour tout le Grenier. Ses membres ne sauraient être visés dansunlivre où la critique a la prétention d'être juste. Ce qui est vrai, c'est qu'ilsn'avalent pas besoin de s'enrôler, de s'affilier. Leurtalent les en dispensait.Onne se fait pas élève quand on est maître.

Page 123: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice
Page 124: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

CHAPITRE VI

LA CONCURRENCE

I

M. Emile Zola et sa manière. — La brutalité des Idées et des sentiments en-gendre la brutalité des mots. — Toutefois M. Emile Zola a eu pour lalangue un respect relatif que ses imitateurs n'ont pas imité. — Le grossis-sement et l'hyperbole, signes de pauvreté. — Les infiniment petits. —L'observation au microscope. — Quelques extraits. — Le .ableau duOrand-Prix dans JN'ana. — Le principal procédé de M. Emile Zola consistea changer les objets inanimés en objets vivants,

Notre travail no comporte ni une analyse des ouvrages deM. Emile Zola, ni un jugement sur le genre qu'il a choisi. Sontalent, la place qu'il a prise dans la littérature d'imagination,la direction qu'il a imprimée et la couleur qu'il a donnée auroman contemporain ; enfin l'impulsion communiquée par luiaux satellites d'importance diverse qui se sont mis à graviterdans son orbite appellent des controverses qui demeurent endehors de cette étude. D'autres diront si son action a été bien-faisante ou pernicieuse et, aussi bien, l'heure n'est pas encorevenue d'établir le bilan définitif de cette école naturaliste dontM. Emile Zola fut le chef après Goncourt, et plus que Goncourt,encore que ni l'un ni l'autre n'aient le droit de s'en proclamerles créateurs tant que vivra le nom de Balzac. Il s'agit ici toutsimplement de rechercher dans quelle mesure, ou plus exacte-

Page 125: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

103.

LA LANGUE NOUVELLE

mont Yécriture, la touche do M. tëmilo Zola a contribué à cottoadultération profondo do la languo françaiso quo nous étudionsen la déplorant.

Co n'est pas qu'il n'existo aucun rapport entro les sujetsquo traito un auteur et Pécrituro qu'il y adapte, entro lespersonnages qu'il met en scèno et ses propres habitudes dolangage; en un mot, entro les choses qu'il raconte et la façondont il aimo à les raconter. On n'imagino guôro qu'il puisse enaller autrement. L'aventuro déteint sur celui qui la narre.Quand il parle en son nom personnel et que la description ou lorécit succédant au dialogue engago sa responsabilité, il a peinoà s'abstraire de Pentourago qu'il s'est donné à lui-mêmo, do coqu'on appelle aujourd'hui l'ambianco.

C'est co qu'avait très bien saisi, il y a près d'un demi-siècle,un des écrivains les plus originaux do co temps, J.-J. Weiss,qui ne fut pas de l'Académie, qui désira en être et qui, inca-pable des précautions et des ménagements nécessaires, fittout pour n'en êtro pas. Il publia un article do rovuo intituléla Littérature brutale où il démontrait comment la brutalitédes idées et des sentiments engendre naturellement la bru-talité des mots et par qiièlle surenchère de violence là langueso perd. 11 en voulait à Dumas fils de diro : « Il a raté sa vie »,au lieu do : « Il a manqué sa vie », et, suivant les étapes suc-cessives d'une langue où l'on appelle aujourd'hui désespoir coqu'on appelait autrefois déplaisir ou ennui, il prédisait à queldegré de grossissement, voisin de la grossièreté, elle seraitamenée par des concurrents avides do se surpasser les unsles autres en réalisant la devise du légendaire Nicolet : « Doplus fort en plus fort I

»J.-J. Weiss avait raison. Dumas fils, à qui on no songe pas

assez quand on remonte aux premièresorigines du naturalisme,fut un des premiers outranciers de la languo française; maisque nous sommes loin de Dumas fils aujourd'hui j

On a bien vu quelquefois, surtout au xvitife siècle, des auteurstrès habiles à glisser sans appuyer, qui excellaient à ne pointtrop effaroucher la gaierie en offrant aux amateurs des his-toires et des scènes plus que galantes. Ëst-il nécessaire de rap-peler le Sopha, Faublas, les Égarements de Julie, et mêmeManon Lescaut, écrits dans un français très alerte, mais enmémo temps très pur et très honnête, où rien n'offense de ce

Page 126: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LA CONCUMIKNCE 103

qui, présenté moins légèrement, mirait toutes les chances dodéplaire et do choquer? Mais co ton est perdu, ot il sauto auxyeux que personne ne s'appliquo à retrouver le secret do cettegracieuse polissonnerie; l'école naturalisto so vanto do dirocrûment les choses crues ot do peindre grossièrement les spec-tacles grossiers; ce n'est plus seulement à l'esprit, c'est auxyeux qu'elle s'adresse. Ello mépriso les feuilles do vigne. Ello soprévaut d'une incongruité naturello quo rien n'arrêto ni n'of-fense. On ne s'étonnera donc pas si les libertés quo M* ÊmiloZola a prises avec la décenco Font amené peu à peu à onprendre de semblables avec la langue. Il faut cependant luirendro cetto justice qu'il s'est montré à son égard beaucoupmoins audacieux quo la plupart do ses successeurs et do sesélèves. Il n'a pas créé plus d'une douzaine do mots nouveaux.11 a simplement mis à la mode quelques tournures ou expres-sions sans importance, mais dont il a poussé l'usage jusqu'àl'abus. Cela est innocent ! Co qui l'est moins c'est d'avoirfrappé la phrase française dans sa structure même, do l'avoirsouvent disloquée et comme désossée, par la suppression duverbe ou par l'emploi excessif do l'ablatif absolu, surtout dol'avoir alourdie par une consommation oxagéréo des adjectifset des participes présents qui sont — tous les fins stylistes l'ontremarqué, — le plus pondéreux des bagages.

Nous allons passer en revue ces fêlures quo M. Émilo Zola

— dont l'originalité et la maîtrise sont ailleurs — a faites, dopropos délibéré, à notre langue nationale et montrer l'ébranle-ment qu'elle en a ressenti. Elles sont visibles aussi bien dansses premiers livres que dans les derniers; plus graves pourtantà mesure que sa réputation croissante semblait lui créer desdroits.

Tout d'abord cette affectation do violence qui est communeà toute l'école, cetto appréhension de ne jamais paraître assezfort, et cette habitude répandue partout aujourd'hui dogrossir le traita de fausser l'expression en l'exagérant.

Cette outrance que nous avons' déjà caractérisée sous sonvieux nom d'hyperbole, est la plaie de toutes les littératuresmodernes. Ello s'explique et s'excuse par l'usure des langues,par leur appauvrissement progressif, par le frottement et laconsommation journalière des mots. L'écrivain n'en trouvantplus qui soient à l'exacte mesure de sa pensée, va en chercher

Page 127: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

|(H LA LANGUE NOUVELLE

dans une échelle supérieure, il bouche les trous do son vocabu-laire avec do grosses étoupes qui deviennent bientôt l'étoflfo àla mode, une étolTo très voyante, d'une couleur criarde, au-dessous de laquelle le style no peut plus descendre sans pa-raître plat et gris.

C'est ainsi qu'on habitue le lecteur à ne plus aimer quel'excessif. Après un certain temps do ce régime, on peut êtreassuré qu'ayant perdu peu à peu le sentiment des délicatesses,il préférera toujours la force à la grâce; que la justesse, la pro-priété des termes, et même la simple élégance, l'atticisme, au-ront peu de prix à ses yeux; qu'il n'appréciera plus que lesgrands éclats, les coups do massue, comme le buveur d'oau-de-vio chez qui toute finesse de dégustation s'est émousséo, etdont le palais brûlé no trouve plus do saveur qu'au vitriol.Il semble bien que le roman français, notamment, s'achemineaujourd'hui vers l'alcoolisme et le tord-boyaux.

Il s'en corrigera sous peine de mort, car on arrive très vite aubout de cette soi-disant énergie, qui n'est qu'une ivresse, et,en réalité, une faiblesse. Il s'apercevra qu'en cédant à cettemauvaise habitude du gros mot, c'est-à-dire en employanttoujours les termes les plus violents pour peindre les objets etexprimer les sentiments, on tombe bien vite dans la parodieet la charge. La tendance du roman contemporain à étudierscientifiquement l'infini détail d'un caractère ou d'une passioncontribue à lui grossir ainsi la réalité et l'expose à subir l'in-fluence de ce môme grossissement lorsqu'il s'agit de la repro.duire. Il la reproduit telle qu'il la voit et il la voit mal, parcequ'il ne l'examine qu'au microscope ou à la loupe. Quelquefois,au contraire, il lui plaît de changer son optique et de la regarderpar le petit bout de la lorgnette, qui ne peut lui donner que defausses images. Vous avez dû voir, dans quelque jardin bour-geois, ces boules de métal, miroirs bizarres dont la sphéricitévous allonge ou vous raccourcit suivant la distance qui vous ensépare. Toutes les écoles modernes sans exception usent de cesinfidèles réflecteurs qui les jettent immédiatement hors de laproportion et de la vérité.

Les naturalistes s'extasient devant le tableau du Grand-Prix de Longchamps dans Nana : « Lorsque le soleil, sous lescoups de vent, reparaissait au bord d'un nuage, une traînéed'or courait, allumait les harnais et les panneaux vernis,

Page 128: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LA CONCURRENCE 105

incendiait les toilettes, tandis quo, dans cctto poussiôro doclarté, les cochers, très hauts sur leurs sièges, flambaient avecleurs grands fouets... »

Ainsi voilà les toilettes incendiées et les cochers qui flambent.Ce n'est plus un Grand-Prix, c'est un autodafé.

Un peu plus loin : « Une anxiété fouettait la foulo... » Motraitera-t-on do pédant si j'affirme qu'une anxiété oppresse etne fouette pas ! Pour vouloir être trop vive, l'imago est fausse.Loin de fouetter la foulo, la curiosité haletante la cloueraitplutôt sur place. On no la fouette vraiment qu'avec le péril,la peur, le sauve-qui-peut, qui lui met des ailes aux jambes.

Dans le Docteur Pascal, nous retrouvons ce môme flam-boiement si cher à M. Emile Zola : « Il était comme transfiguré(le docteur), soulevé d'une telle passion que, sous ses cheveuxblancs, dans sa barbo blanche, son beau visage flambait dojeunesse, d'une immense tendresse blessée et exaspérée. »Un écrivain ordinaire eût dit simplement rayonnait et il auraiteu raison,

Car on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens,Mais aux yeux des vieillards on voit de la lumière.

C'est Victor Hugo qui l'a dit. Chez M. Emile Zola, toutprend feu, tout flambe et flambe toujours.

Il serait facile, comme pour Concourt, do multiplier le3exemples; mais mieux vaut renvoyer aux romans do M. fêmiloZola, dont chaque page est remplie de ces excroissances méta-phoriques. Elles sont proprement son style même, très muscu-leux, mais avec dos affectations de biceps. Elles donnentl'idée d'un corps gras et charnu, mais encore plus osseux etdont, par un phénomène bizarre, les os perceraient la peau.

Un des procédés de M. Emile Zola (car chez lui tout est pro-cédé réfléchi et volontaire) consiste à animer tous les objets, àleur communiquer une sorte do vie intense et personnelle quileur permet do jouer un rôle actif dans ses romans. Cetteétrange faculté do visionnaire va chez lui quelquefois jusqu'àen faire des êtres douésd'intelligenceet de pensée. C'est surtoutaux mobiliers et aux appartements qu'il donne cette âme arti-ficielle, automatique, destinée surtout, ce semble, à vivifier saphrase elle-même. Il en tire des effets puissants, mais trop fré-

Page 129: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

106 l-A LANGLK NOUVKLLK

rjuonts pour qu'on n'y sente pas lo systèmo et In marquo dofabrique, répétée jusqu'à l'abus.

Lorsque parut Pot bouille, toute la critique en fit la remarqueet adressa un salut ironique à ce fameux escalier autour duquell'action tournait comme s'il en eût été lo personnage principal,le vrai béros. Mais co n'est pas seulement dans Pol-bonillcqu'on rencontre des escaliers et des mobiliers vivants. Fidôloà son idée quo la nature morto doit avoir sa juste interventiondans les affaires bumaines, M. Emile Zola en a mis partout. Etil les fait mouvoirpresque toujours do la même façon, au moyend'adjectifs énergiques et de verbes excitants, qui ne brillentpas d'ailleurs par la variété : « Tomber à... retomber à... coulerà;;* glisser à...»,etc. <<La salle entière vacillait, glissait à un ver-tige... » — « Cette salle si ebaudo, si bruyante, tomba d'un coupa un lourd sommeil...» — «Lo salon s'ensommeillait...». El toutcela dans l'espaco do quelques pages qui trabissent la préoc-cupation de l'écrivain, l'obsession du styliste.

Un peu plus loin, vous lirez que, sur la rue, « la façade dor-mait, bauto et noire... »; que « l'hôtel retomba à un grandsilence »; « qu'une lourd silence tombait dans l'ombre do lasalle ». Le silence a une attitude spéciale dans les romans doM. Emile Zola, il tombe toujours. Autrefois, quand on avaitbesoin de lui, on le faisait régner : iV régnait, souvent il planait;les romanciers do l'école naturaliste* à l'exemple du maître, lofont tomber, le condamnent à une chute perpétuelle. Ailleurs,c'est « une pente qui dévale jusqu'au chemin do fer »; là, « unétouffementrésineux » qui, lui aussi, tombe des branches, et cetétouffement fait concurrence à ce silence qui tombe toujours.Et la paix, soeur du silence, pareillement : « la paix souveraine »,

« la paix moite », « la paix morte »* Jalouse do son frère, elle noveut pas être en reste, elle tombe comme lui; rarement elle secontente de descendre, c'est un mouvement trop doux pourelle... « Ici tombait une mélancolie.;. » — « Cetto chambreavait comme une pitié navrée et recueillie... ». Notons, en pas-sant, que ce navrement (le mot est cher à Goncourt, à M. ÉmiloZola et à tous les zolistes) ne se concilie guère avec lo recueille-ment. Ce sont deux états d'âme fort différents et presque aussiloin l'un de l'autre que le désespoir et la méditation. A chaqueinstant les écoles contemporaines mêlent ainsi à leurs artificesd'écriture des impropriétés psychologiques dont elles ne pa-

Page 130: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LA CONCURRENCE 107

raissont mémo pas so rendre compte. On no leur on voudraitpas trop do leur oITort pour animer les choses inertes et prêtermémo aux escaliers des sentiments ou des passions en rapportavec les nôtres, si la réalité dont ils so réclament n'avait làmoins do part quo l'imagination :

Objets inanimés, avez-vous donc uno âmeQui s'attache à notre âmo et la forco d'aimer?

Lamartine so lo demandait, mais cotto imitation lamarti-nienno no laisse pas quo d'étonner chez des écrivains aussifortement épris do vérité. C'est une méthode d'écrituro qui juroavec leur programme.

Page 131: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

H

Truquage littéraire. — Machinerie et fabrique. — Tics et manies. — La joied'écrire. — L'art pour l'art. — Enfantillages de plume. — Tour laborieux

[ de la phrase. — Répétition volontaire des mêmes mots et des mêmesimages. — Portraits trop appuyés. — Encore en et dans. — Résumé dusystème.

En littérature, comme en art, tout ce qui est trop visible-ment machiné, agace ou ennuie. Une école nouvelle ne peutvivre que sur un programme et un systèmo; mais encore faut-ilqu'elle ne paraisse point trop uniformément systématique, quochacun de ses mots, que chacune de ses phrases no soient pascalculés comme un prospectus; qu'enfin elle no multiplie pasoutre mesure ses étiquettes. Autrement le lecteur s'offense doce parti pris perpétuel qui est la mort de l'inspiration et quinous montre l'écrivain, assis devant sa table de travail et sefrappant le front pour obéir à l'espèce de mandat impératifqui résulte de la profession de foi commune.

Un auteur, comme M. Zola, sans échapper complètement àcette contrainte, arrive à s'en débarrasser et surtout à dissi-muler la gêne qu'il en éprouve. Cependant il a bien, comme lesautres, ses manies et ses tics. Vérité, réalité, nature, ces grandsmots, cette triple formule quasi sacramentelle, dont il jure nene point s'écarter, laissent place, dans son style, à beaucoup depetits procédés artificiels et conventionnels, où se trahit le viceirrémédiable de toute l'école moderne, la fabrique. Étantadmis ce principe qu'il ne faut jamais prendre la plume sansavoir quelque chose à écrire, la plupart de nos stylistes con-temporains montrent trop souvent que l'écriture est pour eux

Page 132: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LA CONCURRENCE 109

un amusement,un exercico auquel ils subordonnent assez cava-lièrement la pensée. Tous, en un mot, se rattachent a cettoécolo do l'art pour l'art, qui a bien sa valeur lorsque la puis-sance créatrice d'uno littérature a diminué, mais qui no peutfleurir que dans uno époque do décadenco lorsque lo goûtdu raro a succédé à l'amour du beau.

Certaines locutions quo M. Emile Zola semblo affectionner,et qui tranchent sur lo langage courant, ont été visiblementchoisies par lui, peut-êtro après délibération dans un comitéd'amateurs. Si naturalisto qu'il soit, elles no lui sont pas venuesnaturellement comme ces trouvailles et aubaines où so recon-naissent les grands écrivains d'inspiration, les stylistes spon-tanés. Il les a inventées et lancées pour so donner uno couleuroriginale qui lo désignât du premier coup aux regards do lafoule. Elles flottent et claquent au vent do sa plume commodes casaques do jockeys, ou, si l'on préfère uno comparaisonmoins moderne, elles ressemblent à cet énorme panache blancqu'Henri IV avait attaché non seulement à son casque, mais àla tête de son cheval, pour assurer un point do ralliement à sesescadrons pendant la bataille d'Ivry. C'est uno grande enseignecalculée et disposée pour frapper la vue.

Ainsi lorsque M. Émilo Zola écrit : « Du monde entrait... »et, à quelques lignes d'intervalle : « Du monde sortait, dumondedescendait toujours...», au lieu do dire, comme les simplesmortels qui n'aspirent point à la mission de réformateurs : « ilentrait, il sortait, il descendait du monde », nous sommes bienobligés de voir qu'il attache à cette inversion pénible uno im-portance capitale; qu'elle répond, dans sa pensée, à un desprincipaux articles du programme, et qu'elle a été longtempsélaborée, pesée, étudiée, entre les principaux représentantsdo la doctrine — à moins cependant qu'il n'en soit lo seulinventeur.

Elles abondent, chez M. Emile Zola, ces façons de parlerlaborieuses, qui semblent avoir été imaginées par hainodu langage usuel et par un besoin de ne pas s'exprimercommo les simples mortels. Il veut qu'on lo distingue au cos-tume qu'il revêt, à l'écharpe qu'il porte. Mais il en a d'autresqui, pour être moins singulières, n'en attirent pas moins l'at-tention par l'abus qu'il en fait et l'incessante répétition que, dopropos délibéré, il s'en impose à lui-même pour les faire péné-

Page 133: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

iiO LA LANGUR NOUYF.I.Ltî

trer dans notro esprit. Elles reviennent constamment dans ses"descriptions do paysages comme dans ses peintures do moeurs,et qui do nous n'a souri en rencontrant, par exemple, à chaquepago de ses romans, son idiotismo favori : le coup de Jolie, le

coup de lumière, le coup de chaleur, le coup de passion, et unomultitudo d'autres coups, comme si tout, dans la vie, procédaitnécossairemont par coups, c'est-à-dire par saillies brusques etpar accès.

C'est ainsi qu'obstiné à graver dans lo souvenir du lecteurles principaux traits de ses figures, il y revient à satiété, sans yrion changer ni ajouter, avec l'intention bien marquée do vousforcer la mémoire. Il faudra, coûte que coûte, que telle physio-nomie un peu vague et fugitive vous resto devant les yeux; carvous la rencontrerez, dans ses romans, à intervalles à peu prèségaux, toujours identique à elle-même, comme uno carte pho-tographiquedont on a tiré plusieurs épreuves.Commentoublierlo mineur do Germinal « qui crache noir »? Il crache si souvent,il afficho une telle préoccupation de no pas fairo un geste ou unpas sans cracher ! Il en est do môme de « co petit louchond'Au-gustino » dans VAssommoir;elle n'y parait pas une seule fois,même dans les moments où son strabismo no présente aucuneespèce d'intérêt, sans que l'auteur ne la gratifie de son principalattribut et no l'appelle invariablement « ce petit louchond'Augustine ». Ello fait pendant à cette immuable Gervaise,figure de premier plan, qui garderait toute sa valeur quandbien même M. Émilo Zola n'insisterait pas à tout propos sur« son indolenco de blonde grasse ».

Dans Nana nous voyons sans cesse revenir les chapeaux ex-traordinaires do Mme Maloir et — ce qui est plus grave —« les fauteuils larges commo des lits et les canapés profondscomme des alcôves ». Pourquoi répéter ainsi en plusieursendroits, et comme un refrain, la phrase qui a pour objet decaractériser, par une comparaison, ces lits et ces canapés?L'auteur pense-t-il que, pour la retenir, nous avons besoinqu'on nous la serine comme l'alphabet aux enfants? Cettemanière de rabâchage n'est pas seulement d'une mauvaiseesthétiquo, elle est un peu vexante et désobligeantepour notreamour-propre.

Il y a aussi, dans cette même Nana, un certain MonsieurVenot,«un petit vieux bien propre avec des dents mauvaises»,

Page 134: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LA COXCURRRXCR îiilequel n'intervient pas uno seule fois, au cours do l'action,sans sa propreté et ses mauvaises dents. Pourquoi? Si le por-trait qu'on nous donne do lui a assez do relief, il n'est pas néces-saire do nous rafraîchir la mémoire en en multipliant les copies;si, au contraire, cette première effigie ne suîiïl pas pour queM. Venot s'empare immédiatement do notre pensée et n'-msorte plus, co n'est pas cette perpétuello récidive do mauvaisesdents et do propreté qui nous en rendra l'évocation plus sensi-ble. M. Venot est, dans lo roman, co qu'on appelait autrefois unjésuite do robo courte, un religieux intrigant qui travaille pourle compte do l'Eglise; enfin un sous-Rodin qui tiont dans samain beaucoup do fils secrets, enchevêtrés et mus par sa piousoambition. Mais lo radis noir do Rodin, uno fois montré, nous endit beaucoup plus que cette répétition monotone d'un signa-lement incolore, il devient lo symbole d'une sobriété plus néces-saire au personnage, plus expressive que la mauvaise mâchoirede ce bon M. Venot; il est resté populaire, il a môme conquisuno espèce d'immortalité. Tant il est vrai qu'Kugôno Sue a étélà plus habile artiste que M. Emile Zola. Il a trouve le typecomplet et définitif.

<

Dans le Docleur Pascal reparaissent à tout propos « la gorgomenue » et « les jambes fuselées » do Clotilde, qui était « unomince », « uno tendre », « uno soumise ». Car cette façon d'em-ployer l'épithèto sans lo substantif est encore particulière àM. Emile Zola, à toute son écolo et, aujourd'hui, à tous lesromanciers, à tous les journalistes, à tous les chroniqueurs.Elle est même tombée à co point dans le domaine public quevous entendez dire, à chaque instant, d'un homme bon, sen-sible, doucement affectueux : « C'est un tendre! » Procédévicieux, nouveauté absolument inutile et déjà banale. Tantqu'ils n'auront rien trouvé do mieux que d'ôter à l'adjectif sonappui nécessaire, et de lui donner dans la phrase un rôle per:sonnel, contraire à son emploi et même à son nom, les inven-teurs auront tort do chanter victoire. Co sont des acquisitionssans valeur.

S'il était nécessaire d'étudier à fond chacun des romans deM. Emile Zola pour montrer à quel point sa langue est tor-tueuse et, dans certaines parties, artificielle, nous no serionspoint embarrassé d'en rencontrer partout la preuve, et d'enmultiplier les exemples; mais il suffit d'en feuilleter quelques-

Page 135: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

112 LA LANGUE NOUVELLE

uns pour se rendre compte de sa manière. Nous venons de voirque son moyen principal est la répétition, et comment il en use.Il ne se borne pas à marquer une fois ses figures d'un traitvigoureux et décisif; il s'y reprend sans cesse, avec la mêmeformule imprimée, stéréotypée. C'est un expédient sûr etpresque infaillible, mais un peu monotone et pas assez dissi-mulé, dédaigné en tout cas par les grands maîtres naturalistesqui ont écrit avant M. Emile Zola, et notamment par ProsperMérimée. Celui-là aussi « incruste un plomb brûlant sur laréalité »; mais, une fois coulée, une fois clichée, il s'arrête etnous la livre telle quelle, sans retouche. La première épreuvelui suffit, irrévocable. Elle nous suffit aussi à nous. Le person-nage ainsi fixé, fut-il secondaire, nous apparaît, en chair et enos, animé d'une vie qui ne le quittera plus, noté d'un sceauindélébile qui se grave dans notre esprit et dans notre mémoirepour toujours. Tels sont les deux bandits dans Colomba, Darcydans la Double méprise, Bernard et Comminges dans la Chro-nique de Charles IX, Tamango dans la nouvelle qui porte sonnom, le colonel dans l'Enlèvement de la redoute, et tant d'autresqui, aussitôt évoqués, se lèvent et agissent.

M. Emile Zola, au contraire, accompagne toujours les siensde la même note, en leitmotiv. Il ne les réveille qu'avec unmot de passe, toujours le même. Il frappe vingt fois sur le clou

pour l'enfoncer, et quelquefois il y échoue. Ce n'est pas tout.Nous avons signalé précédemment l'affectation de l'écolemoderne à rajeunir, au préjudice do dans, et quelquefois àcontre-sens, le vieux mot en des fondateurs de la langue, Vinlatin. Cela donne à leur phrase un air volontairement archaïqueElle ressemble ainsi à une femme de notre génération qui sepromènerait dans les rues avec les coiffes pointues d'Isabeaude Bavière, ou seulement avec les toquels de Henri II. Pour-quoi, dans un livre, réunir des curiosités du vieux temps qui enfont une sorte de musée des antiques? « C'étaient de petitsbouts de femme déjà montrés en les galants arrangementsque la mode fashionablc crée pour les petites filles des riches ?»Connaissez-vous quelque chose de plus laborieux et de pluspénible que cette phrase du grand maître Concourt?

M. Emile Zola n'abuse pas aussi maladroitement de ce ende commande; mais il en use à l'occasion un peu plus que ne lecomportent nos habitudes actuelles de langage. Avant tout,

Page 136: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LA CONCURRENCE 113

s'il est permis et même désirable de surprendre le lecteur parune image hardie, une métaphore imprévue, ou un tour d'unevive et claire nouveauté, il est fâcheux de retenir son attentionsur une gaucherie ou une vieillerie. Cela ne sert qu'à le distraire,à le dérouter, à gâter l'impression générale que doit pro-duire sur lui le type qu'on lui soumet, à l'amuser auxbagatelles.

Par exemple, si M. Emile Zola fait de notre vieux en, un peudémonétisé déjà sous Henri IV, un emploi plus rare et plusjudicieux que Goncourt et ses imitateurs, il se rattrape sur cedans incorrect et immodéré où se complaît l'école moderne.Parmi ceux qui ont voué à cette préposition, à la fois utile etmodeste, un culte spécial, personne n'a déployé plus de zèle

que M. Emile Zola; personne ne l'a tournée et retournée danstous les sens avec plus de ferveur, personne ne l'a assujettie àdes usages plus bizarres et ne lui a fait dire tant de chosesextraordinaires. Elle tient une place démesurée dans tous sesromans sans exception.

— « La nuit épaisse du boulevard se piquait do feux, dansle vague d'une foule toujours en marche... ».

— « Nana sonnait aux quatre coins du vestibule sur un tonplus haut, dans un désir accru par l'attente... ».

— « Une clameur grandissait, faite du bourdonnement desvoix appelant Nana, exigeant Nana, dans un de ces coupsd'esprit bêle et de brutale sensualité qui passent sur lesfoules...».

— « Tous les spectateurs parlaient, se poussaient, se ca-saient dans l'assaut donné aux places... ».

— « Mais brusquement, dans ce malaise, les applaudisse-ments de la claque crépitèrent... ».

— « Ces quinze cents personnes entassées, noyées dansl'abaissement et le détraquement nerveux d'une fin de spec-tacle... ».

— « On entrait dans une dignité froide, dans des moeursanciennes, un âge disparu, exhalant une odeur de dévotion... ».

— « Les daines causaient avec plus d'abandon, dans lalangueur de cette fin de soirée... ».

— « Elles traînaient dus savates dans la mauvaise humourut lu fatigue d'une nuit d'embêtements... ».

«

Page 137: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

tU LA LANGUE NOIÎVELLË

— « Elles venaient dîner là, à trois francs par tête,"'dansl'étonnement jaloux des pauvres filles crottées... ».

— « La bonne enlevait des piles d'assiettes sales dansl'odeur forte de la poule au riz... ».

— « Il faisait là relativement frais dans l'écrasement torridequ'on sentait au dehors sous le coup de soleil qui incendiait lafaçade... ».

Dans ce dernier spécimen, tout est réuni, le coup, le dans etVincendie. Et tout cela, presque toujours dans le même roman,quelquefois dans la même page. Une telle accumulation té-moigne évidemment d'un dessein délibéré, d'une volontétenace qui cherche à s'imposer par la fréquence et la récidive,j'allais dire par la ritournelle. Dans chaque roman de M. EmileZola, le f/o»5 zoliste s'étale avec la même persistance, et cetteobstination, sensible à première vue, nous dispense d'échan-tillonner davantage. A quoi bon les citations et les extraitslorsque la cause est entendue et que l'écrivain lui-même seprévaut ou paraît se prévaloir de ce qu'on lui reproche? Onvoit à combien d'usages divers M. Emile Zola emploie ce petitmot dans qui n'avait jamais été à pareille fête. 11 devient chezl'auteur deGerminal une sorte de bouche-trouet d'en-cas à toutfaire; il remplace des participes/des verbes absents,des phrasesentières qu'il ne supplée d'ailleurs qu'imparfaitement; ilpourvoit à tous les besoins sans autre excuse que sa brièveté;il contribue à désarticuler la langue. Quand on nous dit que« le pâle soleil de novembre entrait, jetant des nappes jaunesoù dansaient des poussières dans la paix morte qui tombaitd'en haut », il est certain que l'ellipse est un peu forte et qu'onne voit pas très bien des poussières danser dans une paix. Etquand on nous présente « un gros chat rouge pris de somno-lence dans les odeurs enfermées et refroidies que les femmeslaissaient là chaque soir », nous nous demandons si cet appe-santissement, si cette demi-intoxication du chat rouge sousl'influence des odeurs capiteuses qu'il respire se trouvent suf-fisamment rendus par ce monotone et inévitable dans.

A côté de ce dans, il faut placer le de que M. Emile Zolaemploie, après Goncourt, d'une façon toute particulière, et quidevient monotone, quelquefois même fatigant par ce rétourperpétuel de la même forme. Lorsqu'un auteur quelconque

Page 138: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LA CONCURRENCE 115

écrit : des bras d'athlète, des yeux de vierge, non seulement il usede son droit, mais il s'empare d'une des formes les plus usuellesdu langage courant. Il n'en est plus de même si l'idée do com-paraison qu'en pareil cas la proposition de représente s'étendet se prolonge pour aboutir à une phrase laborieuse et em-barrassée.

Goncourt avait déjà -mis à la mode « les yeux éveillés desouris » et « l'enveloppement pieux et triste de mains autourd'une urne », et cent autres de aussi péniblement agencés.M. Zola a imité assez fréquemment, mais avec plus d'adresse,cette fausse posture imposée à un modeste mot qui n'y étaitpas habitué, et il n'est pas un seul de ses romans où il ne lui aitsouvent infligé ce petit supplice.

Voici une héroïne qui a « de clairs yeux d'eau de source ».Un peu plus loin, on n'entend « que des bruits perdus deprison... ».

Tel personnage a « la face comme bouillie et flambante, d'unrouge ardent de brasier ». Il savoure « la possession de son bien-être de vieux gredin, devenu ermite... ».

Ici, « les conversations s'empâtent dans un bruit glouton demâchoires... ».

C'est Gcrvaise dont le joli visage de blonde avait une trans-parence laiteuse de fine porcelaine...

— « Puis, l'heure du déjeuner qui mettait un écrasementde foule extraordinaire ».

lit si do /'Assommoir on passe à un roman beaucoupplus récent et d'un tout autre caractère, Lourdes, on y ren-contre, dès les premières pages, un double spécimen : « Seuls,ses yeux vibraient encore, des yeux d'amour inextinguible,dont la flamme éclairait son visage expirant de Christ en croix,un visage commun de paysan que la foi et la passion rondaientpar moments sublime... ».

Un peu plus loin : « la chaleur devenait terrible, une chaleurdévorante d'orage... »; pendant que « le jeune prêtre, tombé àune profonde rêverie, n'entendait plus le cantique que commeun bercement ralenti de houle... ». Et bientôt de tous ces bruits« il ne resta que le cantique berceur, des voix indistinctes desonge qui sortaient do l'invisible... ». La soeur qui préside àl'embarquement de tous les grands malades a des yeux demystère et un tablier de neige, mais il est inutile d'insister.

Page 139: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

116 LA LANGUE NOUVELLE

Tout le monde a pu se rendre compte de ce goût spécial queM. Emile Zola, après Goncourt et plus discrètement, éprouvepour cette entorse donnée à la direction naturelle de la phrasefrançaise. Lui-même ne la niait pas, il s'en glorifiait plutôtcomme d'une nouveauté originale et hardie.

Après cela, il semble peu intéressant de relever quelquesautres petites manies inoffensives et sans conséquence aux-quelles M. Emile Zola, subissant malgré sa très rétive person-nalité, l'influence de Goncourt, a cru devoir sacrifier jusqu'àla fin de sa vie. Il y en a une, bien bizarre, qui consiste à direun rien pour un peu (nous l'avons déjà signalée ailleurs), etsurtout de substituer à notre comme français, si rapide et siexpressif comme signe de comparaison, le lourd ainsi que quine vient pas plus naturellement sous la plume de celui qui écritque sur les lèvres de celui qui parle. Qu'on en juge, une seulephrase du Docteur Pascal en donnera une idée :

« Il en buvait de tels coups (d'eau-de-vie) qu'il en restaitplein, la chair baignée, imbibée ainsi qu'une éponge... ». Sibien qu'un parent l'en avertit : « Un jour, en allumant votrepipe, vous vous allumerez vous-même, ainsi qu'un bol depunch... ». Voyons, de bonne foi, n'est-ce pas notre commequi, le premier, se présente, s'impose, et, dès lors, n'est-ce pasun pur enfantillage que de le répudier?

M. Emile Zola se dédommagepar d'autres mérites et surtoutpar la puissance collective de son oeuvre, qu'on ne sauraitméconnaître sans injustice et sans parti pris. On lui pardon-nerait, on pardonnerait aux Goncourt eux-mêmes ces menuesprétentionsdont a vécu leur amour-propre, si elles n'avaientpasfait école, si elles n'avaient pas contribué, dans une certainemesure, à déformer la langue, par l'effrayante consommationqu'on en a faite après eux; si, en un mot, elles n'avaient prisracine, comme une envahissante ivraie, au milieu de notreadmirable idiome national. Nous allons voir ce qu'elles sontdevenues chez le servile troupeau des imitateurs.

Page 140: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

CHAPITRE VII

LES DISCIPLES

I

Les poètes. — Nouveaux échantillons de poésie contemporaine. — Esthètes,symbolistes et décadents. — Le massacre de l'ancienne prosodie. — Lesvers sans césure et sans élision. — Les vers sans lime.— La nouvelle mé-trique. — La prose poétique de Mlchelet. — Sa supériorité sur l'école. —L'avenir.

Toute révolution, littéraire ou autre, qui réussit ou paraîtréussir, n'est pas longue à recruter des adhérents qui espèrentprofiter du succès qu'elle obtient pour se faire, à son ombre,un semblant de notoriété et de crédit. C'est ce qui est arrivélorsque, poètes ou prosateurs, des écrivains encore ignorés ontcompris l'occasion qu'offrait à leur obscurité et à leur insuffi-sance personnelles le trouble jeté dans nos traditions par desréformateurs comme Goncourt et Zola. Ils se sont dit qu'ily avait dans ce bouleversement passager quelque chance poureux de se mettre en lumière et nous avons assisté au doublephénomène qui se produit invariablement dans les temps dedésordre, lorsque des ambitieux et des orgueilleux s'efforcentd'exploiter l'agitation et le tumulte.

Tout d'abord ils ont salué d'un long cri de joie la nouvelleécole, se sont réunis autour de son manifeste, ont arboré fié-vreusement son drapeau et ont imité, en les exagérant jusqu'à

Page 141: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

118 LA LANGUE NOUVELLE

la provocation, ses plus grossiers défauts, ses plus évidentesabsurdités. Pour éveiller l'attention publique, elle avait tiréquelques pétards, ils ont tiré des coups de canon. Ils lui ontemprunté tout ce qu'il y avait de ridicule dans son enseigne.En se réglant sur elle, c'est par les mauvais côtés qu'ils ontcopié sa ressemblance ; ils ont « toussé et craché », commeGoncourt et Zola. Us ont surtout rendu sensibles, en les pous-sant jusqu'à la caricature, certaines poses et attitudes de leursmodèles. Incapables, pour la plupart, de débiter une marchan-dise passable, ils ont vécu sur l'étiquette d'autrui, surchargéed'annonces extravagantes et do boniments fous.

Ensuite, par la force même des choses, par cette loi naturellequi veut que les auteurs d'une révolution ou d'une réforme sedivisent en sectes bientôt ennemies les unes des autres, le gon-courtisme s'est éparpillé en coteries dissidentes, en hérésiesindividuelles, dont chacune a eu ses procédés et ses formules.Nous avons vu successivement venir au monde les esthètes, lessymbolistes, les décadents, les modernistes, les naturistes, etc.,séparés entre eux par des théories subtiles dont on n'apercevaitpas très distinctement les nuances; mais tous d'accord pourmener l'assaut contre la littérature et la langue, tous démolis,seurs jurés d'un passé indigne de leur respect et condamné —ils le disaient du moins — à périr sous leurs coups.

Le plan de ce livre, la nécessité do prouver tout de suite quenous n'étions pas le jouet d'une hallucination et qu'il y avaitlà une agression à refouler, nous a obligé à donner, commeavertissement et avant-goût, quelques échantillons de leursplus audacieuses fantaisies; mais, si fastidieux qu'en soit ledéballage, il faut visiter de nouveau ce magasin pour mieuxrenseigner le public qui ne sait pas assez de quoi ils sont capa-bles et qui, sur la foi d'une critique complaisante ou com-plice, finissait par s'habituer à cette dépravation littéraire. IIn'y a pas do liberté qui tienne : on n'est pas libro d'insulterainsi deux siècles d'art splcndide et de vraie création. Il n'ya pas de dilettantismo qui, sous prétexte que tous les goûtssont dans la nature et que, par conséquent, le goût pro-prement dit n'existe pas, ait le droit de recommander àl'indulgence, quelquefois à l'admiration des hommes, des pro-duits visiblement frelatés, sophistiqués, empoisonnés. Locharlatanisme qui a présidé à leur confection saute aux yeux.

Page 142: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LES DISCIPLES Hd

Quelques-uns sont insignifiants et anodins; la plupart sontnuisibles; la corruption s'y étale avec une sorte d'effronterie.Entre les mains de nos empiriques modernes, la poésie noressemble plus à ce que tout le monde appelait encore, il ya un demi-siècle, la poésie française. La prose n'a plusaucun rapport avec celle qui a servi à tous nos prosateurs,de Montaigne à Edmond About, et de Rabelais à Renan.

Savourez ces divers morceaux, et, à tout seigneur touthonneur; celui-ci est d'un chef :

PARFUM

Des roses-thé sur l'espalierJaunes dans le gris du soirOnt l'odeur même du silence,Une odeur qui m'étreint le coeur.

Jo suis penché sur ma fenêtre,Elles s'ouvrent tout près de moi,Comme un secret qu'on va connaîtreEt qui sanglote son émoi.

C'est l'odeur de la femmo aiméeQui ne sera jamais revueEt dont la chair parfuméeAvait le ton de ces fleurs nues.

Ce parfum rôde en la nuit,Cette couleur en la nuit meurt,Et tout cela entre en moi-mêmeAvec les ténèbres que j'aime...

DÉSIR VAGUE

Que m'importe d'avoir connuDes femmes graves et voilées,Aux baisers purs comme des pensées"!Jo veux une jeune fille nue.

Les autres exaltaient mon âmeEt mon coeur fondait contre leur coeur :J'étais leur enfant malgré la chair qui pâme,

Je veux être sottement un vainqueur.

Page 143: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

120 LA LANGUE NOUVELLE

Des paroles bêtes contre des seins jeunes,Une nudité couleur d'avril et de roses,Toute la bêtise pour toute la nudité !

Une nudité comme un bateiu blanc dans du soleil !

Ah ! sensuelle ! Ah ! oui, sois-la, mon âme lourde,Mon âme qui t'en vas ruisselante de larmes,Traînant les nénufars et les roseaux de ton chagrinComme une Ophélie résignée à revivre,Hagarde, et boueuse, et mouillée,

Et que j'attends, comme un Hamlet irrésolu,Vêtu de noir, sur un rivage inconnu,De l'autre côté de ma nouvelle vie!

Ah ! ce miroitement des yeux clairs et du nu !

Lo poète ne dira pas que nous, l'avons trahi, car nous avonscité deux pièces de lui presque d'un bout à l'autre. Il ne nousen coûte même pasde reconnaître qu'il y règne une vague odeurde subtile sensualité. Mais les vers ! Ah ! les vers ! Nous enten-dons bien qu'ils sont ainsi parce que leur auteur les a voulustels; qu'il aurait cru se faire injure à lui-même en respectantla vieille prosodie; qu'il y a, dosa part,préméditationavouée etcriée. Ces vers sans rime, mêlés à d'autres vers mal rimes, nesont pas un assemblage fortuit, mais une profession de foi pro-vocante, une fanfaronnade d'écolo. Nous sommes prévenusdepuis longtemps que ces deux petits poèmes ont une forme etune couleur spéciales, d'autant plus chères aux novateursqu'ils lès ont eux-mêmes inventées et recommandées. En mêmetemps qu'on saisit là, sur le vif, la trace d'un travail long etpénible, on en sent aussi l'inanité. A quoi bon, je vous ledemande, suer ainsi pour détruire sans profit appréciable toutesles anciennes règles et substituer à la métrique, dont se sont

' contentés les plus grands poètes, des formes nouvelles quichoquent à la fois l'oreille et le bon sens? Nous pourrions,devant tant de mal inutile qu'on se donne pour étonner lesgens, contester la sincérité de cette mélancolie sans rimes;admettons qu'elle est sincère en dépit de son bizarre effortpour se rendre originale. On conçoit, à la rigueur, un certainétat d'esprit où le poète arrive au moyen d'un savant hypno-tisme pratiqué assidûment sur lui-même; est-ce une raisonpour étaler en public des veis qui no sont pas des vers? Celui

Page 144: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LES DISCIPLES 121

qui les a écrits a peut-être le don ; il no lui manque que l'ins-trument. "

,Passons à un autre. Il no faut pas qu'on puisse croire que cesont là des exceptions, de pures rêveries individuelles, sansattache avec aucun groupe littéraire :

Il est un grenadier au fond du jardin pauvrede ma maison natale. Il portait quelques fruitsamers et sauges comme les vents de l'automne.Il est des ifs aux coins des bordures de buis.Je n'ai jamais osé revoir ces coins d'enfance,Si je les revoyais, ce serait avec toi.O toi qui m'aimes tant et ne me connais pas,pour ne pas trop gémir en ce pèlerinage,il me faut un amour dont je n'ai pas souffert,une âme qui, longtemps, sur la prairie dorée,à midi, au milieu de choses bourdonnées,écoute, dans le champ de VAngélus, mourirles colombes d'azur do mes amours fanées.

Kt qu'on ne nous accuse pas de chercher uniquement nostémoignages dans un passé déjà lointain, condamné et répudiéaujourd'hui par ceux-là mêmes qui ont pu donner dans sesillusions et participer à ses plus fâcheuses entreprises. Voicid'autres vers, publiés cette année (1) dans un volume intituléBeau voyage par un poète que la jeune génération, et tous ceux,sans doute, qui se sont baptisés humanistes, ont salué d'una-nimes acclamations. Les journaux le louent à l'envie et sesrivaux lui mettent sur le front cette antique couronne de lierreà laquelle Musset voulait qu'on joignit un peu do verveine :

ÉPILOGUE

Moi qui m'en vais de trop sentir, de tout connaître,Paix à mes yeux, paix à mes.mains, paix à ma bouche,Je sens monter en moi le silence mon maître,Et l'arbre qui meurt droit n'attend plus qu'on le couche.Seigneur, vous avez fait des choses merveilleuses,Et vous avez paré toutes les solitudes

(1) Février 1904.

Page 145: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

m*

LA LANGUE NOUVELLEv ;

^Y\

De toutes vos beautés inornes "et gracieuses; " : :>\Vous avez mis aussi l'amour dans mon coeur rude,Vous fcvez mis la haine dans mon coeur tendre,Et je vous remercie, Seigneur, et je vous rends 1

Tous ces trésors, afin que pure soit ma cendre,Que je parte sans rien de vous dans mes yeux grands.L'orgueil clair que j'aimais, sa grâce,'son baiser,Je vous rends tout cela que vous m'avez donné.Je m'en vais seulement, Seigneur, me reposer,

. .Et je veux revenir ainsi que je suis né. '

Arbre, va-t'en de moi! ô feuille, je te chasse 1

Tu n'obséderas plus ma prunelle, ciel bleui.

Visage, forme, odeur, durée, amour, — efface !Efface toute femme, efface tout I Adieu.Je ne veux même pas le poids des moindres roses,Je me veux seul, entier, vide, moi seul, sans rien.

Àh ! quand je serai près de là porte de plâtre,Lorsque viendra mon tour, tranquille et de moi-mêmeJe me dévêtirai pour le moment suprême,Et je déposerai comme un bâton dans l'âtreCe fardeau de beauté, de science et d'amour,Dont vous aviez chargé mon épaule et mes yeux,Et que, par un soin tendre et miséricordieux,Vous me retirerez, Seigneur, avec le jour.Je.'ma dévêtirai de toutes vos parures; -D'un seul geste et d'un coup» elles s'écrouleront,A cet instant subit où, dans l'éclipsé obscure,Tout un vaste univers désertera mon front.Que la chaleur du souffle harmonieux du mondePour la première fois heurte à ma face close,Saris que rien ne lui cède et que rien ne lui répondeEn ce corps qui se donne à la métamorphoseDans une souveraine allégresse de vierge 1

Pour que rien rie subsiste en ces derniers miroirs,Même jusqu'au dernier point lumineux des cierges,On me revoilera mes yeux tentés de voir.Malgré le long labeur de leur fidélité,Pour que rien, rien, pas même une tache ne souilleD'un souvenir humain» encombrant, détestéL'orgueilleuse candeur que revêt ma dépouille,Et que, nu, simple et seul, je descende et reposeGomme en un flanc nouveau qui s'enfle et me recrée,Que je descende enfin dans le destin des chosesEt dans ma pureté intangible et sacrée.

Qu'en dites-vous? Un critique a recommandé la « mélan-colie souveraine » de ce morceau et sa «philosophique»sérénité »«

Page 146: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LES DISCIPLES 123

Mélancolie souveraine, soit ! Un peu vieille pourtant et usée,depuis Chateaubriand et Lamartine. Sérénité philosophique,si l'on veut; mais Alfred de Vigny avait déjà dit tout cela sanshiatus rauques, sans rimes douteuses ou absentes, et surtoutsans rompre ce rythme, cette nécessaire musique du vers, horsde laquelle il n'y a plus que de la prose, souvent plate, « hon-teuse » a dit un autre critique.

Nous arrivons au maitre des maîtres, à celui qui a mis enmouvement tous nos troubadours et bardes modernes. Il jouitauprès d'eux d'une réputation très supérieure à celle d'Alfredde Musset, il jouit même d'un certain crédit auprès do nosdilettantes contemporains qui savent certainement ce qu'envaut l'aune, mais qui se flattent en même temps de comprendreet de sentir tous les frissons. Il a prodigieusement frissonné,et des juges, même sévères, no voudraient pas soutenir que laMuse — la onzième — ne l'ait jamais visité dans les cabaretsoù se plaisait sa bohème. Il a fait quelques vers passables qu'ona proclamés exquis et dont la grâce, très relative, se détachoavec avantage au milieu du fatras environnant. On l'a honoréd'un buste au Luxembourg; on va lui élever une statue qui adéjà une longue histoire. 11 a eu l'insigne honneur d'un feuil-leton de M. Jules Lemaitre et d'un portrait en pied dans unroman de M. Anatole France. Eh bien, savourez ce fruit de saveine, six vers seulement, mais choisis. C'est un complimentadressé à un confrère qui, par bonheur, écrit autrement :

Jeunesse folle bien, extravagante au point,Tel un page, sa dame au coeur, sa dague au poing,Bondissant comme hennissant; s'il meurt tant pis!

Age d'homme pensif et,profond dont témoigne,On dirait, l'on dirait sonner à pleine poigneLa tour changée en nourrice de Saint-Sulpice.

On dira que Paul Verlaine était à moitié fou, quand il aainsi divagué en vers, et qu'il en a fait do meilleurs. Oui, certes,mais pas beaucoup, et pas souvent. Même ses Fêtes galantes, sivantées, ne soutiennent pas longtemps la lecture. Il a fabriquéquantité d'autres pièces, plus ou moins réussies, sur le modèloque nous venons de reproduire, et c'est un maitre, un chef,presque un dieu ! Quelle comédie !

Page 147: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

m LA LANGUE NOUVELLE

Rien ne serait plus facile que de grossir cette liste et de mul-tiplier les spécimens. A quelque nuance près, tous se valent, etqui en connaît un connaît tout ce stock de prétendue poésie.Il y a en outre, dans une école latérale, un certain nombred'autres poètes qui, sans pousser aussi loin l'absurdité pré-somptueuse et provocante, en subissent l'attraction et tendentvisiblement à s'en rapprocher. Ils témoignentd'un peu plus derespect pour la langue et pour la prosodie; mais ils donnent,presque au môme degré, dans le prétentieux, le maniéré, danscette fausse originalité des littératures expirantes qui, inca-pables de revivre par leur propre force, remplacent l'inventionpar le jeu des mots, la rareté des épithètes, le tour obscur etmystérieux de la pensée et de la phrase. Il ne reste rien despoètes de Byzance; mais on connaît ceux d'Alexandrie. Nous

en possédons une demi-douzaine qui procèdent directementde cette décadence semi-égyptienne. Ils ont du prestige :

LYRA

A cette lyre qui s'accordeDans les plumes de l'oiseau-lyre,A celle-là seule j'accordeDe moduler mon mol délire

C'est l'unique voix assez brève,La seule extase assez légèrePour moduler ce que mon rêveA ma cantilène suggère.

Avec cet instrument de songeJe m'efforcerai de traduireL'ombre que le dégoût prolongeSur l'espoir fatigué de luire.

Je ne dirai que des miragesEt que des choses reflétéesQui fuiront comme des oragesLe long des cordes duvetées;

Toute la chose si menueQue pas un verbe ne l'exprime,Sur le sol l'ombre de la nue,Le bruit du baiser de la rimo;

Page 148: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LES DISCIPLES 125

Toutes les choses délicatesPour qui, même encor trop, résonne,Figeant, en ses veines d'agatesLe sang des roses, l'art d'Ausone ;

Ce vers quoi les luttes des flûtesN'ont point d'assez douces spirales,Ni d'assez exquises volutes,Ni d'assez harmonieux râles ;

Ce pour quoi la faible mandoreA des sons de trop de volume,Je chanterai que je l'adoreSur la douce lyre de plume.

Au moins celui-là rime, et rime même très richement. C'estdéjà quelque chose; mais ce n'est pas tout, ce n'est presquerien. Le genre auquel appartient cette Lyra, cette lyre « deduvet et de plume » obtient du succès dans quelques salons quise piquent de littérature et où l'on gâte les poètes en lesflattant, voire dans quelques réunions académiques où l'onse vante de ilairer les talents et de les annoncer à l'uni-vers.

Qu'ils prennent garde ceux que l'entourage, les syndicatsmondains ou autres, les sociétés d'admiration mutuelle ontainsi enguirlandés avant l'heure pour quelque triolet symbo-lique ou quelque rondeau mystérieux. On leur a fait de cesfleurs prématurées une chaine qu'ils n'ont plus le courage derompre pour prendre leur vol; ils restent parqués dans un sys-tème et rivés à leurs défauts. Tant pis pour ceux qui s'y obsti-neront ! Les applaudissements de leur petit cercle no suffirontpas à les protéger contre l'indifférence publique. Quant auxautres, qui se font une gloire de s'appeler eux-mêmes déca-dents, on a pu voir, sur pièces, comment ils en usent avec lesrègles les plus élémentaires de la poésie française, et si cesprivautés qu'ils s'accordent ont eu pour effet d'émanciperleur génie.

L'admiration de la postérité serait-elle donc .acquise auxaventuriers do la plume qui font profession do mépriser tout coqui u paru nécessaire pour donner à notre vers sa forme défi-nitive, sa grâce et son harmonie, sa variété, beaucoup plus

Page 149: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

126 LA LANGUE NOUVELLE

sensible qu'on no lo croit chez les maîtres anciens, très recher-chée et caractérisée chez les modernes? Il no suffit pas, pours'assurer l'avenir, do rompre systématiquementavec des pres-criptions très élastiques, très larges, indispensables cependantpour que lo vers reste un vers et ne se confonde pas avec laprose qu'il gâte en s'y mêlant.

On se rappelle que l'Académie s'est montrée assez accom-modante sur co chapitre et qu'un jour elle a paru tentée dodonner le prix do poésie à une pièce où le vers avait, çà et là,quatorze pieds. Mais, en fin do compte, elle s'y est refusée sousl'évidente influence do cette réflexion que, si elle se trouvait enprésence d'un vrai poète, rien n'empêcherait ce favori desMuses d'enfermer sa poésie dans les moules nombreux dontnotre prosodie dispose et de rentrer sans douleur dans les ali-gnements peu sévères dont elle so contente.

Il est entendu, chez les révolutionnaires,que, pour la gloired'un versificateur orgueilleux, ce n'est point assez de violerl'ancienne loi, acceptée par les maîtres, au point do metlrosix rimes féminines de suite, de faire rimer « l'améthyste pâle »

avec des yeux également pâles; « cela change » avec des pay-sages étranges; « mantilles » avec pétillent; « éteint » avec chiens;

« sèche » avec même et avec entête (c'est la rime à la pénultième);« point » avec besoins; « douleur ». avec l'heure; « il pleut à verse »,

avec le rosier le plus vert; « fortune » avec brume, etc. Co n'estpoint assez de supprimer toute espèce de césure; de donner auxsyllabes muettes la même valeur qu'aux syllabes sonnanteset de faire le premier hémistiched'un alexandrin avec « desvoies lactées »; de faire un alexandrin complet de la façon quevoici : « Une oeuvre ténébreu—se et somptueu—se » ; decultiver, comme nous l'avons vu, le vers de treize pieds :

Tu es bien heureuseDe prendre avec tes cils les étoiles du ma | tinAvec tes cils baissés lentement sur tes pru | nelles.

Il est vrai que ces vers trop longs sont compensés par desvers trop courts et boiteux :

Quelque chose de très | grand et de très doux...Je sens qu'il ne fleuri | ra plus rien ici.

Page 150: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

Lus DISCIPLES mMais la grando prétention des novateurs est do courir après

l'hiatus pour lo braver et do négliger absolument l'élision :

Tu en as plein tes prunelles,Tu as l'air d'une petite flancéo,

Au coin du feu avec les enfants à soigner.No me console pas, cela est inutile.Si mes rêves qui étaient ma seulo fortune.Avec une jolie et voulue maladresse.Une goutte de pluie frappe une feuille sèche.Cette araignée d'argent qui vit seulo et qui file.Devant ma porto ensoleille je m'étendrai. Etc., etc.

Ces messieurs diront qu'ils récusent Boiloau et n'ont rien àfaire avec sa perruque. C'est entendu ! Qu'on puisse, en cer-tains cas, s'évader de ses formules et passer outre à ce qu'ellesont d'un peu étroit en faveur d'une liberté parfois secourableet nécessaire, personne ne songe à le nier et, dans cette mesure,la discussion reste ouverte. Il paraît admis que la licence poé-tique, — c'est le vieux mot d'autrefois — peut aller sans témé-rité excessive jusqu'à employer certaines locutions d'un usageconstant, qui reviennent incessamment sous la plume et nenuisent en rien à l'euphonie du vers, par exemple : lu es, tu as,où la première voyelle se confond? pour ainsi dire avec laseconde comme s'il s'agissait d'une diphtongue. On peut aussiplaider la cause d'une des plus douces harmonies de la langue,il y a, toute mouillée de voyelles fluides. Des conservateurstrès résolus ont, depuis longtemps, demandé grâce pour cetil y a, et les modernistes ont pris l'habitude d'en émailler leursvers. Pourtant les romantiques, si hardis, ne l'ont pas fait, etlorsque Alfred de Musset, évoquant l'ombre do Manon Lescaut,s'écrie : « Ah ! folle que tu os ! », il se raille lui-même de sonaudace.

Quoi qu'on en pense, les décadents,esthètes, symbolistes,etc.,n'ont rien ajouté à la poésie, et surtout à la prosodie française;ils ont martyrisé son vers, ils l'ont cassé, brisé, et défiguré sousprétexte de l'assouplir; ils ne lui ont donné ni plus d'énergie, niplus de douceur, ils en ont méconnu la musique, ils l'ont réduità l'état de vile prose haletante et bizarre, ils en ont fait « un jene sais quoi qui n'a plus de nom dans aucune langue », unesorte de cul-de-jatte qui se traîne à la fois sur les mains et surles pieds, un avorton, un cadavre.

Page 151: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

128 LA LANGUE NOUVELLE

11 no scmblo pas — et pourtant tout arrive, mémo en lit-térature — que ces tentatives de démembrement prosodiqueaient quelque chance do réussir; elles choquent à la fois notreoreille, nos yeux et notro bon sens. Quelques libertés néces-saires ou utiles, prises à propos par de vrais poètes, et imitées acontre-sens par des versificateurs sans discernement, n'ontrien de commun avec la cacophonie do l'hiatus redoublé, dol'alexandrin estropié et du vers sans rime. Ce sont des excep-tions assez rares, des hardiesses que l'autorité d'un grand nomne justifie pas toujours et qui ne sauraient tirer à conséquence.

On peut prévoir que certaines conditions imposées ancienne-ment nia versification française et qui n'offrent aucun avan-tage effectif paraîtront tôt ou tard trop gênantes et qu'on ces-sera de les observer. Par exemple, l'entrecroisement obliga-toire des rimes masculines et féminines, qui crée au poèto decontinuelles difficultés, le condamnent à une vigilance éner-vante et paralysent quelque fois son élan sans bénéfice appré-ciable. Les puristes ont voulu y voir une harmonie et unevariété qui, en réalité, passent inaperçues. La preuve en est quesi, par négligence, ou même de propos délibéré, quelquespoètes ont fait mine d'échapper, de temps en temps, à cettecontrainte, on ne s'en est point d'abord avisé et qu'il a fallu lespasser au crible pour remarquer chez eux la juxtaposition dotrois ou quatre rimes du même sexe. On ne leur en a jamais faitun grief sérieux, parce que la règle qu'ils ont ainsi méconnue,ou plutôt le joug qu'ils ont secoué pèse inutilement sur l'inspi-ration du poète et qu'il ne peut guère la subir sans dommagepour sa pensée. En un mot, on a jugé que le jeu n'en valaitpas le travail, et il est fort probable qu'il y aura peu de récla-mations le jour où, les barrières tombant peu à peu, on serabien résolu à s'en affranchir.

Quant au vers sans rime, ou vers blanc, il n'a aucun avenir,parce qu'il est à lui tout seul la négation de toute prosodie,sinon de toute poésie. Ce qui peut lui rester d'euphonie ne lesauvera point de son vice originel tant de fois signalé etraillé; il ressemble exactementà de la prose, il no s'en distinguepas. Dans les langues où l'accent tonique, très marqué, avertitl'oreille, où la différence entre les syllabes longues et les brèves,entre les spondées et les dactyles est sensible, et suffit à mar-quer la mesure, on peut à la rigueur se passer de la rime et,

Page 152: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LKS DISCII'LKS 129

malgré cola, on no s'en est point toujours passé; on l'a mémosubstituée quelquefois, comme dans nos admirables hymnesreligieuses, aux rythmes primitifs, à la distribution des quan-tités. Mais, pour notre vers français, la rimo est nécessaire,indispensable, elle resto le fondement même de la musiquedu vers. Hors de la rime, pas de salut! C'est à tel point que,dans une page de prose, des vers sans rimes échappés parinadvertance à un écrivain, ont l'air absolument dépaysés etnous causent plus d'étonnement que de plaisir.

Ces vers blancs se rencontrent à chaque pas chez un histo-rien qui fut en même temps un poète, Michelet, et ils donnentbien l'idée du regret que laisse à l'oreille la rimo absente. On ala sensation d'une musique inachevée qui finit court avant lacadence finale.

Les vers inconscients do Michelet sont plus poétiques etmême plus complots, sauf les hiatus et les élisions, que ceuxauxquels plusieurs écoles contemporaines donnent le nom do

vers. Ils ont surtout le mérite de n'être point prémédités. Cesont des vers qui se mêlent à la prose sans l'étouffer, desbluets, un peu trop nombreux peut-être, dans une moisson dofroment; tandis que l'étrange prosodie des novateurs va direc-tement à un simulacre de versification où le vers no brille plusque par son absence.

Ce qu'il importo de retenir, c'est que les vers do Michelet,dont beaucoup sont excellents, gâteraient certainement sonstyle si, étant rimes, la rime accusait davantage l'apparenceun peu étrange qu'ils lui donnent. Vous représentez-vous unepage de Tacite parsemée d'hexamètres virgiliens ? C'estcomme si, au rebours, Racine eût encadré des lignes sans rimedans son récit de la mort de Britannicus. Rien ne marquemieux la séparation nécessaire des deux langues; la poésie ala sienne, qui n'est pas celle do la prose. Les vrais artistessavent que, dans leur intérêt réciproque, il ne faut pas les con-fondre, et ils en évitent l'amalgame, toujours préjudiciable àl'une ou à l'autre.

Il est permis d'en conclure que les paradoxes des décadentsresteront sans effet sur la forme à peu près définitive du versfrançais et sur le développement de notre poésie nationale, sitant est, comme elle l'a prétendu dans do récents manifestesencore assez obscurs, qu'il lui reste assez de marge pour se

9

Page 153: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

180 LA IANGUÈ NOUVBÛK /ronouvolor ulilomont sans eo pordro dans los subtilités alo^an-drinos (1),

: On voudrait ôtro assuré quo'lâ proso oiTrira la mômo résis*tanco aux assauts qui l'ont déjà ébranléo ot qui la mortacont on*coro. Nous dirons, a la fin do co livro, co qu'il on faut ponsor otsi tout espoir n'ost pas pordu. En attondant, oxaminons doprès commont cos mossiours opôront, G'ost lo meilleur moyondo mosuror l'officacité ou la vanité do leur oeuvro, Lo tour dosprosatours est venu,

(1) On a vu, avec sympathie, les récents efforts de l'humanismeet lu, avecintérêt, (a Foi nouvelle du pofte (article do M. Adolphe Lacuzon dans la/tevuobleue du 16 janvier 1904). On a lu surtout et apprécié les vers de M. FcrnandGregli.

Page 154: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

II

Les prosateurs. - - Les ehronl(|iieur.s. — Les critiques. — Leur influence sur lepublic. — !.•* I•'Hures de lu langue. — Nouvelles citations. — La compli-cité des édile i ;. — Le triomphe de l'excentricité. — Le galimatias.

Nous arrivons à un chapitre qui nous parait absolumentdémonstratif. Il sera consacré tout entier à suivre, à prendresur le fait et à étaler devant les yeux qui ne s'obstineront pasà rester fermés toutes les déformations que do présomptueuxempiriques ont fait subir depuis une quarantaine d'années ùla langue française. 11 n'est pas téméraire d'affirmer qu'ils onttravaillé, de propos délibéré, à la rendre bossue, bancale etparalytique, sans même s'apercevoir du misérable aspectqu'elle prenait peu à peu sous leur main. Ils se vantent dol'avoir rajeunie, de l'avoir arrachée à la platitude qui mena-çait do l'envahir, de lui avoir refait une originalité, une virgi-nité. Originale, en elîet, elle l'est devenue, et même phénomé-nale, sous leur massage, et grimaçante, et surtout difforme, àforce de contorsions et de déhanchements. S'aulorisant del'exemple, d'ailleurs mal compris, des ^Concourt, ils lui ontinfligé tous les supplices, la question ordinaire et extraor-dinaire, avec des raffinements de cruauté dont on ne se rendpas compte quand on ne rencontre, par hasard, qu'un de sesbourreaux. Il faut les voir à l'oeuvre tous ensemble pour bienapprécier leur travail, et juger, par l'état où ils ont mis lamalheureuse-, do ce qu'ils en feraient si une révolte du bon sonspublic no la tirait immédiatement do leurs griffes.

Faut-il répéter ici, encore une foisfquc nous n'avons aucungoût à ferrailler contre des moulins et à pourfendre des chi-mères? Qu'on on juge!

Page 155: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

132 l\ UNliUK KOUVKLLB

Notre discours s'adresse à do vrais corrupteurs. 11 est tempsde dénoncer leurs méfaits, avec pièces à conviction. Nous noprendrons, parmi eux, que les gros bonnets, sans d'ailleurs lesdésigner par une étiquette; ils se reconnaîtront assez eux-mêmes dans les tableaux que nous allons leur emprunter etreproduire avec wnci méticuleuse exactitude, ou plutôt avecune scrupuleuse conscience, sans essayer, bien entendu, d'engrossir les traits par des rapprochements forcés et des conclu-sions excessives.

Voici un morceau qui nous a paru tout spécialement dignedo s'ajouter aux pages curieuses que nous avons déjà citées :

« Ah certes ! les passions l'avaient mouvementé à la façondont les ficelles stimulent les pantins à de variées gesticula-tions, lui, fanfaron d'impassibilité, impuissant admirateur deVEthique, spinoziste de cabinet cl philosophe de dortoir,discuteur cmérilo et logicien pour five o'clock qui, dans la vie,agissait comme le dernier des microcéphales ! Quelle maîtrisede lui-même, quelle autosouveraincté avait attestées la ridiculescène avec sa maîtresse? Ne lui avait-elle pas été supérieure detous points avec sa belle franchise de bêle à désirs et qui lesaboie ou qui les bêle, selon les heures? Au moins elle avait éténature et comme son unique prétention était de le rester il eûtété puéril de le lui reprocher. Tandis que lui, après tant d'heuresméditatives, consacrées à songer la sagesse, il avait succombéà l'initial et congénital vice passionnel, comme tel boucherexaspéré dont la femelle élit quelque neuve virilité.

« Tout grevé de regrets et de rétrospectifs vouloirs sains, ilétait entré dans un restaurant où point il ne fréquentait pours'épargner l'odieux inventaire do visages quotidiens. Il avaitfaim : les émotions toujours activèrent les fonctions digestives.On lui servit des nourritures nauséeuses; la genèse des saucesmargarinées eût légitimement relevé de la science chimique;les viandes plagiaient les résistances historiques et se défen-daient héroïquement contre la coalition du ruolz et do l'acier;des perdrix sans acte do décès approximatif s'étaient mé-tempsychosées en faisans. Les vins âcraient. Le servicenécessitait do spéciales aptitudes do patience.

« Le pourboire avait dû être assez élevé, en naturelle propor-tion avec l'arithmétique désinvolte de l'addition ».

Page 156: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

I.KS 1I1SUIPLKS 13:»

Ce morceau figure en loto d'une Revue déjà nommée où lesréformateurs aimaient naguère à déposer leurs "manifestes.Mlle n'est pas la seule; mais soit que le succès ne répondit pascomplètement à son attente; soit qu'elle se fatiguât elle-mêmede celte tension continue, de cet effort prolongé pour assassinerune langue très résistante, elle en a un peu rabattu dans cesdernières années. Après avoir appelé et abrité sous son dra-peau tous les extravagants spontanés et, plus particulière-ment, tous les aigrefins littéraires qui, mesurant le désarroi deslettres françaises, ont compris que, dans una pareille anarchie,l'excentricité devenait un moyen de se faire jour, cette Revuesemble aujourd'hui s'assoupir sur ses lauriers. Elle offre sou-vent l'hospitalité à des écrivains qui cherchent l'originalité ail-leurs que dans un perpétuel défi à nos habitudes de langageet, parmi ceux qui ont inventé, chez elle, celte lamentablefacétie, il en est qu'on y voit renoncer avec une intention évi-dente de bien marquer le désaveu et la rupture. Satisfaitsqu'elle leur ail mis le pied à l'élrier, ils tiennent à faire oublierle premier service qu'elle leur a rendu, comme ces financiersvéreux qui no demandent qu'un bon petit coup de début pourêtre honnêtes ensuite toute leur vie. Les noms viennent enfoule sous la plume. Celui-là même dont nous avons admirétout à l'heure la provocante et peu sincère élucubration, s'estfort amendé depuis. Il a du talent, — ce barbouillage même enest une preuve, — car il n'est pas donné à tout le monde do

composer un aussi prodigieux coq-à-1'âne.Dans le bagage do ses voisins, on ne trouve presque rien qui

en approche. Il a, suivant une expression aujourd'hui consa-crée, c décroché la timbale », et « battu le record » do l'arlequi-nade littéraire; toutefois on peut encore glaner et môme mois-sonner à côté de lui. Que dites-vous do cette petite gerbe semi-politique :

« Dites-moi, dans votre jargon que j'aime, que jo suis nonla plus délicieuse, mais, je prie Dieu, la plus nécessaire de vos« contingences ».

« J'aime également, je sons également belles, la loi et laliberté, mais quand l'une, exorbitante, m'étouffe, je fais lecoup de poing pour l'autre. Tout de même, si les individus se

Page 157: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

l:«l I.A I.ANT.l'K NOUYKI.M:

perdaient par la dispersion, j'applaudirais In vomie du logis-Inlcur. No prenez pas eol aveu pour du dilettantisme littéraire;il n'exprime que l'assurance du relatif des choses sociales.

« Un de mes amis me disait (pie, de la devise maçonnique« Liberté, égalité, fraternité », les deux premiers termes étaientcontradictoires, et le troisième superfétatif. Il voyait nol,mais sans finesse. La fraternité est, intellectuellement, le goûtde l'équilibre social qui conduit à doser comme il sied l'élémentsensitif de liberté, l'élément rationnel d'égalité...

« Excusez ce vocabulaire abstrait, que vous entendez etparlez si correctement. Je compte que nous le déposerons unprochain jour : quand? où? »

Continuons, s'il vous plaît, cette promenade à travers larevue initiatrice...

« Alors éclate cette triple contradiction : que plus en ressortl'inutilité, plus on lit; que plus on lit, moins on sait lire; quel'heure même où l'obligatoire ba-be-bi zézaie en chaquebouche est précisément celle du déni à cette appellation detoute signiliance.

« Récemment, un éditeur ayant, par hasard, à publier unlivre, interdit à l'auteur d'en écrire le titre. Commerçant bienintentionné qui comprit que, pour peu qu'elle décelât quelquechose à lire, une couverture jaune ou bleue n'appréhenderaitnul passant.

« De ce terreau surgit, tige multiflore, le périodique. Aussi,sans aller plus loin, et le chargeant des péchés-do l'universellesurproduction, lui imputerons-nous, d'un mot qui no sem-blera pas dénué d'un sens complexe, d'en être le fauteur.

« Tant il est vrai !... ici s'impose, n'est-ce pas, la plus opti-miste des épiphonèmes, et il sied d'affirmer hautement com-bien est appréciable l'état actuel d'une littérature qui nousépargne le sacrifice, à la posséder, d'un loisir qui, d'ailleurs, n'ypourrait suffire. »

•Le morceau est-intitulé : Lire* Bien qu'il soit l'oeuvre d'un

écrivain qui, comme on dit, n'a pas encore « fait son trou » etqui ne saurait prétendre à la juste réputation des deux précé-dents, la plume d'où il sort n'est pas banale. Elle jouit, dans le

Page 158: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

I.KS MSr.ll'l.KS 135

milieu spécial où ollo évolue, d'un crédit proclamé par tous lescamarades; el le fail esl qu'il eu tombe souvent îles perles :

iiQui ne s'est alangui en la délicieuse insipidité des conversa-

tions mondaines, puis, sirotant la veulerie d'un thé, émerveillédu sens pratique de ce confortable bavardis? Tâchant à ce quen'éclate point une idée, car le travail do son explosion conco-mitant à celui de l'estomac gâterait irrémédiablement celui-ci... Le mal-être des intellectuels provient évidemment de cequ'il y a d'anti-digestif dans imo solitude encline chez eux à laméditation... Je sais bien que pour qui se réclame de l'art, lepublieisme n'est que bien infime et misérable 'partie de cequ'ils dénomment les lettres. Mais vraiment, lequel d'entreceux-là, écartés quelques rares élus, passerait au crible du :

n'aurait-ce été un riche épicier? cet unique critérium que l'ona quelque honte à formuler, tant mésusent de cette appellationles bousingots qu'il y ravale... ».

Des perles ! Un écrin ! que dis-jo? Il y en a bien là toute unevitrine :

« Doués do « ces qualités rares de l'esprit » dont nos maîtresnous inculquèrent l'amusante nomenclature, et masquant àleur suffisance qu'il n'y a là que simples traits d'humanité sansnul rapport avec l'empreinte indiscernabledu sceau qui marquaquelques-uns, ils agencent consciencieusementà l'harmonie dujour des vocables colorés; mais nul doute que, renseignés sur lavaleur marchande des objets d'une autre consommation,commeils le sont sur celle d'une opinion ou d'un posture, ils eussentfait flèche des mômes qualités et disposé avec ingéniosité cetteaffriolante symétrie des zincs, étayant de prestigieuses éti-quettes lesdéductionshabilesd'uno mercanli. Notons qu'il n'estpas que de pécuniaires bénéfices, quoique au fond! et média-tement !... »

11 y aurait plaisir à prolonger la citation et à tout donner,carjamais peut-être la langue nouvelle ne s'est mieux découverteet livrée que dans ce morceau plus ou moins philosophique surla Lecture. Voilà comment écrivent les artistes qui veulent àtout prix se distinguer du commun et réaliser l'idéal que leur atracé Goncourt clans la Préface do Chérie. Malheureusement,il faut se borner et on ne peut pas faire un tombereau de toute

Page 159: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

13C LA LANGUK NOUVGLLK

cotto prose comme les balayeurs qui vident les poubelles le.

matin. Qu'il s'y rencontre, ça et la, quelque épi a glaner, à quoibon le nier? On y fait des trouvailles et on s'indigne alors quedes écrivains dévoyés emploient à un tel usage les dons qu'ilsont reçus do la nature. Je ramasse encore, au même endroit,cette pbraso merveilleuse : « Grâce à l'habitude, machinalnonchaloir, et peut-être aussi le peu d'importance que nous yattachons réellement, une fois notre religion, je dirai ingur-gitée, nous no nous étonnons plus, et à peine, en manière depudeur, hochons-nous la tête lorsqu'un trop brutal eompen-dieusement se dévêt de sa brièveté, ou quelquo autre... »

On demande un interprète. Et tout cela, dans les quarantepremières pages d'un seul et même numéro ! Que serait-co si

on feuilletait toute la collection. Quant à la dépouiller sérieu-sement, il y faudrait la vie et la patience d'un bénédictin,

Ceci, pour clore :

« Que maintenant,après constatation d'une absolue vacance,tel naïf n'aille pas — qui se sera efforcé un jour do lire quelqueactuelle production — « s'en prendre » à qui la signa, et, d'undouloureux bris do rythme, arrêter en son élan l'encensoirqu'il nous est d'agiter, éblouissant do ses fumées le vide;mais que plutôt il balance si on n'écrit plus parce qu'on ne litplus, ou l'inverse; et sache que l'insuffisance qu'il admirade découvrir provient tout uniment do ce que nos contempo-rains, désespérant de percer cet infranchissable cercle, écriventpour ne pas être lus. »

Un autre, dans une sorte de poésie en prose, dédiée à l'an-glais Oscar Wilde, qui fut condamné au hard labour, débutepar ce feu d'artifice : « Elle danse. Une pluie de fleurs l'effleure,assoupit de frais parfums purs les sonorités de l'invisibleorchestre. Elle danse. Elle est l'éternelle forme maudite etsacrée de la danse... ». — « La Laus venait d'apparaître et jene pouvais m'empêcher d'admirer, avec une certaine terreursa silhouette onduleuse et fine, encore aggravée par cette gained'écaillés sombrement bleues et luisantes, au milieu des envo-lements de gaze et des retombées de perleset de fleurs roses desautres prêtresses de Dagon. Avec son casque en diadèmeenserrant l'étroitesse de son front et cette sorte d'armure

Page 160: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LKS IUSCII'LKS 137

obscure et métallique adéquate a ses hanches, on aurait dit ungrand insecte au corselet d'émail, et je no sais quel charmemeurtrier et cruel, quelle attraction sensuellement perverseémanaient de cette prêtresse guerrière rythmant des gestes dovolupté dans l'appareil hautain d'une égorgeuse d'hommescasquée et cuirassée pour la bataille et pour la Mort. »

Du chroniqueur musical passons au chroniqueur littéraire,bien autrement entortillé :

« Les dogmatismes, surtout les nôtres, sont amusants.Plus que l'opinion do tel critique sur tel livre, il agrée savoirl'opinion de ce critique sur sa critique et sur la critique. Lesprofessions do foi sont do lecture divertissante, généralementpar l'ampleur do leur étroitesso. Toutefois, aux raccourcisd'esthétique générale, portiques abscons à l'explication dotelle chapelle, je préfère aujourd'hui, par ces temps gris, devantdes livres trop petits ou trop hauts, le principe uniformémentexcellent dont no songent point à se départir d'honnêtes judi-ciaires; envisageant la lecture comme une distraction (et c'estdénommer avec maestria ce que d'éminonts philosophespeinent à dire : un jeu absorbant et désintéressant), les clientsde la « Lecture Universelle », un sou par jour et par volume,estiment les romans que'la buraliste leur « conseille », en pro-portion inverse du temps qu'elles ont dépensé à les lire; etleur exaltation pour tel Prévost ou Duruy se confond, à la ré-flexion, avec une reconnaissance pécuniaire pour ces maîtresqui se laissent dévorer si vite. Au sou près, nous partageonsassez ces sentiments.

« Voici pourquoi. Chroniquant, ou non, do littérature,'ilnous est inévitable, par milieu, de lire, de devoir lire. Per-sonnellement, il est vrai que peu de livres me retinrent cesmois derniers, mais ceux-là sont les plus lourdsà ma consciencequi demeurent incoupés sur ma table, le remords qui s'élèvede chaque lettre de leur titre mal étouffé par un geste d'étreintequ'accompagne à mi-voix : « Pour la prochaine ». Prochaine?— Dès lors, tout in-douze lu, fini, absorbé, assimilé, qui n'estplus qu'à analyser, le bon soulagement ! »

Il y en a cinq ou six pages de ce style, et elles sont signéesd'un écrivain, qui une fois sorti du rang, s'empressa d'oublier

Page 161: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

138 l,A LAMU'K NOUVKM.K

In consigne. Les chroniques, littéraires nu autres, (ju'il donnadepuis à divers journaux sonl d'un artiste émancipé (|iiibrûle avec ostentation tout son catéchisme d'écolo. Il avaitdo l'esprit, du talent; il avait complètement renoncé auxraccourcis d'esthétique générale et aux portiques absconslorsque la mort l'a surpris (1) on pleine course et en pleinsuccès.

Voyons maintenant le chroniqueurdramatique; ils se suiventet se ressemblent. Celui-ci, grand admirateur d'Ibsen, veutmal de mort à ceux qui ne partagent pas son enthousiasme.Pour trouver grâce devant ses yeux, il faut se faire ibsénien decoeur et de plume. L'auteur qui n'imite Ibsen qu'à moitié et lecritique qui ne le glorifie qu'à demi s'exposent également à sessarcasmes. Nous n'avons pas à juger ici les ironies dont il lescrible; son droit est entier, mais s'il a le goût Scandinave, onvoudrait qu'il eût au moins la phrase française :

« Le système dramatique de M. do Cure], vaguement ibsé-nien et surtout cornélien, offre un certain intérêt... La par-faite loyauté scéniquo do M. do Curol serait louable, si cer-tains trucs do mélodrame et une écriture montépinesque no lamettaient parfois en question.

« Antoine (leDuc) l'Antoine dos grands jours. Les autres...« En troisième spectacle, le Ménage Jirésilc, do Romain

Coolus. Sganarelle ou le cocu Imaginatif. La vigoureuselogique do cette pièce a stupéfié lo public; l'écriture achevade prostrer les récalcitrants. Lorsque Brésile eut proclamé :

« Décidément, le derme do ma femme m'indiffère; les contrac-« tions spasmodiquesd'un cerveau féminin no valent pas qu'un« encéphale viril s'émeuve », il fut acquis que Coolus répugnaità l'esthétique de nos Bissons coutumiers.

« Notre cher Nestor en fut ébranlé sur sa base do principesmoraux; il allait, répétant dans les couloirs : « Jeune homme,dans trente ans, quand vous serez gâteux, vous verrez commeon revient do certaines idées ». Il'disait cela du ton d'unhomme qui, revenu de tout, a retrouvé sa Sainte-Périne, loStratfford-sur-Avon dos chroniqueurs avachis.

« 0 délicieux maître, stratège des Barbares, commandeurs

(1) Lucien Mflhlfcld. Je le nomme, parce qu'il est mort.

Page 162: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

I.KS niSt'.ll'LKS 139

dos Broyants du blanc, exquis optimiste, il était dans TordreA^s choses que telle manifestation d'art passât voire jugeoire.Tout va bien, malgré les scandales, les faillites d'honnêtetés, lesdésastres politiques, tout va bien puisque notre Nestor estpermanent et endémique.

« Hrésile n'aime pas sa femme, il le dit en maintes occasions.

« Mon Nestor, vous lisez hâtivement. 11 n'est pas questiond'amour un seul moment; il est question de juxtapositiond'épidermes, ce qui est bien différent. Car je vous crois tropélevé d'âme pour avoir pu un seul instant confondre l'amouravec cet acte, de pure formalité, n'est-ce pas? Merveilleuxchroniqueur, vous errâtes; que Hrésile dédaigne son cocuageobjectivement parce qu'il le dédaigne subjectivement, riende plus naturel. Vous seriez à sa place, vous en feriez autant.(J'affirme cela d'après l'Idée du Neslor-on-Soi.) »

Le critique dramatique qui trouve que M. do Curel parle unelangue monlépinesque,déclare, en même temps que la Lysislratude M. Maurice Donnay « produit l'effet d'une revue manquée ».Il reproche à M. Gugenheim ses pièces militaires et « ses fautesde français ». 11 se plaint qu'on «reprise M. Dumas », le Père,prodigne», une vieillerie. Il passe, avec le plus dédaigneuxsourire, devant la Petite Marquise do Meilhac et Ilalévy; ilcaractérise d'un mot grossier— le mot de Waterloo — d'autrespièces, drames, comédies ou vaudevilles, et il l'appliqueraitvolontiers à tout le présent comme à tout le passé do notrelittérature dramatique. Il salue d'une épithèto méprisantela plupart des noms qui la représentent dans ce siècle, et il nefaudrait pas trop le pousser pour lui arracher l'aveu que lethéâtre n'a pas existé en France avant la naturalisationd'Ibsen. Retenez qu'il est lui-même auteur dramatique, joué,applaudi sur divers théâtres et que, sans considérer ses spiri-tuelles petites pièces comme une révélation, sans même leurattribuer une originalité transcendante, le public y goûte ungenre d'esprit qui no s'écarte vas très sensiblement do notretradition nationale. Aussi, les personnes qui se rappellent, huitou neuf ans à peine passés, de quel air tapageur, do quellecritique violente et tranchante, il soutenait le programmerévolutionnairedes esthètes.s'étonnontun peu de celte facilitéà se plier aux moules connus et à revenir aux vieilles formes.

Page 163: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

110 LA LANGUE NOUVELLE .^Il n'est pas le seul — nous l'avons déjà remarqué à plusieurs

reprises — qui, abordant le théâtre, ait sans regret laissé à laporte le jargon inintelligible pour parler la langue courante.Les esthètes, décadents, ibséniens, naturistes, symbolistes, etc.,se rendraient un véritable service à eux-mêmes en s'y tenantdans leurs revues et dans leurs journaux, pour certaines ru-briques spéciales, notamment les études historiques, les chro-niques scientifiques ou judiciaires, les oraisons funèbres, etsurtout les faits-divers qui n'admettent guère ce style surna-turel dont nous venons de voir un si curieux étalage. Il est inu-tile d'inventer une langue spéciale pour apprendre aux popu-lations le suicide de Bernerette ou la mort de Minii. Miïïger etMusset n'y ont point songé.

Plusieurs de ces terribles esthètes, s'en rendant compte, n'ontpas soutenu leur ton primitif et leur arrogance du début s'esttrès sensiblement adoucie. Non seulement ils ont aujourd'huile dédain moins facile et l'excommunication moins prompte,mais on les surprend, à chaque instant, qui, dans leur propremanière d'opérer, se rapprochent de notre ancienne religionlittéraire et de ces prétendus hérétiques dont ils dénonçaientles pratiques avec une si impitoyable férocité. Ils se sont accou-tumés à parler et à écrire comme tous les honnêtes gens; en unmot, suivant l'expression populaire, ils ont mis beaucoup d'eaudans leur vin. Et comme gage do cette résipiscence, ils ontdonné à la politique, considérée naguère par eux comme unequantité négligeable, une bonne partie de la place qu'ils ré-servaient d'abord à la littérature, leur unique souci et leurexclusif amour. N'est-ce pas un signe éclatant que leur foilittéraire a fléchi et que leur coeur s'est ouvert à la tolérance?Un esthète qui verse dans la politique, science inférieure»était autrefois, de leur propre aveu, un esthète perdu, unrenégat, un apostat. Elle les a tentés, et par conséquent amol-lis, émoussés. Elle a entamé leur fierté, détendu leur intran-sigeance, et ce premier pas en arrière, le seul qui coûte, semblenous promettre qu'ils finiront, de guerre lasse, par rentrerdans le rang, impuissants et inoffensifs. Malheureusement,l'ardente campagne qu'ils ont menée, que plusieurs d'entreeux mènent encore, a fait à la langue un mal qui n'est pointréparé, et qu'une petite secte irréductible s'efforce de rendreirréparable.

Page 164: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LES DISCIPLES 111

Dans leurs chroniques littéraires, aujourd'hui encore, oncritique tel écrivain « qui échoue à plier des observations vécuesà de trop simples idées ». On y explique « l'éternelle immobilitéde la vision intérieure sur laquelle M... ouvre ses yeux depoète, qui voient moins qu'ils n'éclairent, qui ont des phos-phorescences dont s'illuminent les ténèbres, — rideau derrièrelequel, ayant appris les vaines apparences des choses du dehors,la conscience et la pensée jouent le drame éternel, seul réel, dola vie... ». On y recueille même, sans rancune, des observationsdiamétralement contraires à l'esthétique dont l'école se ré-clame, celle-ci, par exemple, « qu'aujourd'hui la langue et laforme littéraires tendent à se réclamerde l'anarchie ». Et nousvoilà presque d'accord !

Enfin, la langue didactique des décadents, celle qu'ilsappliquent, dans tous les ordres d'idées, au genre démonstratif,ne répudie pas complètement les facéties de leur langue poé-tique. Quoi qu'elle travaille peu à peu à s'en dépouiller, elleadme; encore des phrases comme celle-ci : « Tous les partis sedisputent le fructueux bétail qu'éperdument ils s'adonnentaussitôt à ovipuéricultiver; mais les congréganistes y sur-excellent; ils possèdent les méthodes d'abrutissement les plussouveraines, suggestion mentale,emmurementpneumatique del'intelligence sous un triple béton d'exercices de mémoirc,clc,par le moyen de quoi les lobes, mettons cérébraux, des en-couvés s'emplissent de notions littéraires » qui paraissentabsurdes à l'auteur de celte maçonnerie bétonnée.

Page 165: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

III

Les romanciers. — Invasion »lc la nouvelle langue dans le roman. — Galimatiaset pornographie. — Réclame et lançage. — Jean Lombard et Byzance. —Triomphe et chute. — Échec définitif du genre. — Basile et Sophia. —Coeurs nouveaux. — La Fauoe. — Subtilités psychologiques et autres. —Faux réalisme.

Il faut s'arrêter ici plus longtemps. Un peu épuisée par lamoisson abondante et superbe dont elle s'enrichit pendant lapremière moitié du xix° siècle; réduite, après Victor Hugo,Lamartine,Alfred de Musset, Alfred de Vigny, Leconte de Lislcet leurs imitateurs, à tomber dans les redites, les subtilités, lebyzantinisme multiforme qui caractérise toutes les décadences,la poésielyrique offraitaux entreprises delà languo nouvelle destentations auxquellesles esthètess'empressèrent de succomber.Elle devint pour eux un premier champ d'expériences où ils seprécipitèrent avec une ardeur digne d'une meilleur cause.Nous avons vu quelques-unes de leurs oeuvres les plus vantées.Le temps, un temps très court, en a déjà fait justice. Elless'en vont en ruines; elles n'existent plus qu'à l'état do curio-sités et de phénomènes; pour mieux dire, elles n'ont jamais

eu, aux yeux des connaisseurs, la moindre existence réelle, lamoindre chance de durée*On peut élever une statue à Ver-laine. Le jour approche où la postérité en manifestera uneironique surprise. Verlaine est à Villon ce que Baudelaire est aThéophile Gautier, un écho lointain, très lointain et trèsaffaibli, un pôle reflet. Ni de l'un ni do l'autre le formidablesnobisme contemporain no parviendra a faire des soleils, pasmôme do vifs rayons. Les « violons longs » n'y suffisent pas plus

Page 166: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LES DISCIPLES ii3

que la Charogne. On commence, on maint endroit, à discuterla gloire do ces deux initiateurs, ot même à en plaisanterdoucement. On les épluche, on les chiffonne. Le Cénacle quileur a succédé a enchéri sur leur commune bizarrerie. Fut-clloau moins sincère? Les nouvelles générations inclinent à y voirun penchant très prononcé «à la mystification et a la pose.Qu'il n'y ait rien do cela dans les singularités que so permettentles petits-fils de Baudelaire cl les fils de Verlaine, on aimeraità le croire; mais on craint d'en être dupe et, devant tel sonnetplus ou moins réussi, ou telles stances assez bien venues, l'ad-miration se réserve. Il est trop clair que la poésie so refuse à lalangue des esthètes. L'histoire, la critique, la science et toutesses controverses y étant décidément réfractaires, le théâtre luiétant à peu près fermé, que lui restait-il? Le roman. Kilo l'aenvahi. Elle s'en est emparée comme do son domaine propre;elle s'y est jetée, pour ainsi dire, à corps perdu. L'heure estvenue d'apprécier lo rôle qu'elle y a joué, qu'elle y joue encore,qu'elle prétend y garder, qu'elle y gardera peut-être et d'étu-dier sérieusement comment elle so comporte tous les joursdans ce refuge qu'elle a transformé en forteresse.

Kilo a su d'abord s'y entourer d'une solide et universelleréclame. Elle.a pour elle tous les éditeurs qui excellent à lancerun livre, à le faire avaler de force au public. Ils ont cru remar-quer qu'on y mordait, ils ont flatté lo goût, réel ou supposé,de leur clientèle ordinaire, et ont ainsi assuré la vogue du romangoiu'ourtisle. Ils n'en ont plus voulu d'autre, les romanciersn'en ont plus fait d'autre; les amateurs n'en ont presque plusacheté ni lu d'autres. Il serait puéril de contester qu'il y a eupreneur pour toutes ces belles histoires qui relèvent de lathéorie des Concourt. Tout ce qui tient do près ou de loin n leuracadémie, soit comme titulaire, soit comme aspirant ouadepte, tout ce qui s'autorise do leur écolo, so recommandopar cela mémo au choix dos éditeurs et à l'adhésion mouton-nière do la foule. La langue nouvelle a triomphé sur toute laligne — dans le roman.

Elle aurait tort cependant de s'en faire accroire. Il y a, danscelle conquête apparente, un Irompe-l'cjoil, ou plutôt unmalentendu facile à dissiper. L'éclatante victoire que la languenouvelle semble remporter sur co terrain du roman, champ deprédilection, où il lui plait do livrer bataille, mais le seul eu

Page 167: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

ltl LA LANGUE NOUVELLE

réalité'qui lui reste, elle ne la doit pas à ses propres armes, à sespropres forces, manifestement insuffisantes non seulementpour vaincre, mais pour vivre. Elle la doit uniquement à safidèle amie et alliée, la pornographie, autrementdit la polisson-nerie littéraire, qu'elle a su se gagner et s'attacher pour tou-jours. Ouvrez le premier roman venu — un roman de cetteécole — vous n'aurez pas besoin d'en lire trois pages pour vousassurer que la langue nouvelle et la pornographie sont insé-parables. Elles se tiennent par la main; ce sont deux soeurssiamoises, liées entre elles par une membrane adhérente, qu'onne pourrait trancher sans les tuer toutes les deux d'un seulcoup. Elles se prêtent d'ailleurs un mutuel appui. L'entor-tillement de la langue nouvelle est nécessaire à la pornographiepour s'insinuer et le prestige do la pornographie est nécessaireà la langue nouvelle pour réussir.

Nous allons passer en revue un certain nombre de livresdans lesquels leur union est évidente et leur mariage à jamaisconsommé. Un des types les plus complets du genre est unroman de Jeon Lombard intitulé lhjzancc, qui parut, sans bruit,du vivant de son auteur, passa presque inaperçu et s'enfouitassez prolondémcnt dans les ténèbres du silence et de l'oublipour (pie, Jean Lombard étant mort, l'idée vint à un éditeuringénieux, stimulé par une réclame promise d'avance, dedéterrer brusquement cette Byzance et delà présenter commeun chef-d'oeuvre posthume avec toute la pompe dont s'accom-pagnenthabituellement ces sortes de cérémonies.Les camaradesmenèrent grand tapage autour de celle-là. On put lire dans lesjournaux les plus répandus, sous des plumes éloquentes, maiscomplices, do véritables dithyrambes en l'honneur du livre etde l'auteur ainsi exhumés. La queue des Goncourt cria auprodige. Il semblait, à les entendre, que feu Jean Lombard,supérieur à tous les historiens, supérieur à l'histoire elle-même,eût subitement rendu la vie à celte agonie de la Rome orientaleet ressuscité sous nos yeux, avec une puissance magique d'évo-cation, toute la pourriture compliquée du Bas-Empire. A encroire ses admirateurs, il avait fait mieux encore, un véritablemiracle : il avait renoué, pour ainsi dire, la chaîne du temps,comblé une lacune dans l'évolutiongénérale des races humaineset retrouvé le fil conducteur de leurs destinées.

Un critique, qui est lui-môme un romancier on vedette,

Page 168: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LES D1SCIPLKS 115

appelait Byzance un livre sans pareil. Tel chapitre est « unjoyau de splendeur clans le trésor de la littérature française ». Ilest « éternel et véridique », il est « un monument de l'histoirepantelante qui se répète depuis lors, depuis douze siècles ».Le roman est « un chef-d'oeuvre de l'imagination latine »L'art de l'auteur, c'est d'avoir « transposé » les observationsfaites par lui sur le port de Marseille « à l'époque de Constan-tin V et ses aspirations dans le monde cérébral du vine siècle;c'est d'avoir compris l'essai que tentèrent alors les intelli-gences d'Orient et celles d'Occident pour, selon l'idée futurede Joseph de Maistre, fondre les philosophies religieuses desraces en une seule spiritualité humaine... ».

Et le critique, transporté d'admiration pour le génie révé-lateur de Jean Lombard, pensait ainsi : « A Byzance, l'Orientet l'Occident, l'Asie, l'Egypte et l'Europe, Isis, Bouddha et leChrist essayèrent, dix siècles, de s'unir pour une seule frater-nité trinitaire dans le culte du Saint-Esprit, du Paraclet. En ce

fcreuset où venaient atterrir les navigateurs de toutes lesnations, le miracle fut près de se révéler aux hommes...C'est un malheur infini pour l'histoire du monde que cottemagnificence n'ait pu se produire, apparaître et éblouir... ».

Voilà comme on parlait de la Byzance do Jean Lombard;voilà quelles fanfares éclatantes sonnèrent, à son exhumation,les principales trompettes do la Renommée. Ce n'était plusun roman, mais une révélation, un évangile. On s'y employasi bien que le public assourdi, étourdi, se jeta sans autreexamen sur ce livre annoncé à cor et à cri et lui fit un succèsattesté par quarante éditions. On ne souffrit mC>me plus unsemblant de rivalité à côté de lui, et les preneurs de Byzance,non contents d'en célébrer les mérites, mirent une sorted'acharnement à déprécier, et surtout à désachalander leQuo vadisPdo Sienkiowicz qui jouissait alors d'une certainofaveur, selon eux usurpée. Ils n'admettaient pas que ces deuxromans pussent vivre et prospérer à côté l'un do l'autre. Quigoûlait l'un devait nécessairement mépriser l'autre et c'étaitdéjà une assez grande honte pour Byzance que la foule imbé-cile eût pu un moment la mettre en balance avec ce piteuxQuo vadis ? Le voisinage, le contact sacrilège de Sienkiowicz,à la vitrine des libraires, déshonorait feu Lombard.

Tant do passion parut suspecta aux gens qui réfléchissent10

Page 169: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

lie LA LANGUE NOlVELLK

et on se mit à lire Byzance un peu acclamée jusque-là de con-fiance et sur parole. Heureux ceux qui purent la lire jusqu'aubout ! Plusieurs critiques, exempts de tout parti pris d'école,mais intéressés à ne pas paraître trop innocents, signalèrentdans cette merveille des tares énormes qui en amenèrentTassez prompt discrédit, et des adhésions aussi nombreusesque spontanées leur prouvèrent qu'ils avaient touché juste.Pour tout dire, la vogue de Byzance ne résista pas à l'examen ;mais, dans un temps moins ouvert à tous les genres de sno-bismes, la première phrase du livre eût suffi pour mettre engarde les vrais lecteurs. La voici :

« En halo, la couronne d'argent de Solibas doucementvirotait sur sa tête'de vainqueur hénioque hissé sur desépaules de Verts, et luisait, en l'hyanilité du crépuscule,telle qu'un symboJa de victoire, cependant que des gens lasaluaient de l'hymne Acathistos, entonné à voix pleine en desrues où agonisaient des clameurs, où flottaient des écharpesbleues et vertes, rouges et blanches, comme ce devait être àune sortie de l'Hippodrome, après une journée de courses quiavait vu les Bleus vaincus. »

Et, au troisième paragraphe du même chapitre, cette vue doÇonstantinople :

« Atténué en l'approchant crépuscule, Byzance se décou-vrait, rose encore, et des voies larges, achevées à l'extrémitéd'étroitesses de place ou coupées sur la longueur d'églises oude monastères bombés de coupoles, apparaissaient, émerveil-lantes, bariolées, bruyantes. A leur droite, les portiques del'Augustéon encadrant le Millîaire aux quatre arches,obombraient des statues, parmi lesquelles l'envol versl'Orient de Justinien à cheval, une aigrette d'or piquée aucasque et un globe mondial en une main. Au nord, c'étaientdes argentements de toits, des dorures de coupoles virgulanten un-zénith gris-verdâtre, léché par des bouts de lointainsfeuillages d'arbres, et plus au loin la croix helladique de laSainte-Sagesse impavidement radiante, prodigieuse, au-dessusde tout ».

Page 170: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

lK& PISCIPLÉS 14?

La critique, bonne fille, eût probablement laissé passertoutes ces jolies choses si on ne l'avait pas provoquée par uneexplosion d'enthousiasme. Elle en avait vu bien d'autres!Mais, cette fois, un tel feu d'artifice en l'honneur d'uneoeuvre bizarre, sinon médiocre, l'irrita, la piqua au jeu, etelle eut le courage do réagir contre cet engouement sophistiqué.Un article intitulé Byzance, dans un journal très parisien,remit les choses au point et' valut à l'auteur les encoura-gements de ces trembleurs qui ne marchent que quandquelqu'un a marché. Il était temps !

On vit alors les tares de cette Byzance, la confusion, l'obs-curité, l'obscénité, Je style, surtout le style, d'une barbarieprovocante et préméditée. On recula devant ce logogripheprolongé durant quatre cents pages en petit texte, et beau-coup plus inintelligible que la politique d'Arislote ou lesEnnêades de Plo.tin. Il parut assommant, mortel et, dansmaint chapitre, malpropre jusqu'au dégoût. Çà et là, le divinmarquis de Sade était détrôné. L'auteur avait caressé de sonpinceau le plus amoureux une héroïne, Viglinitza, sadique etintentionnellement sadique de la tôle aux pieds, mais fortinférieure, comme conception poétique ou réaliste, à la Vellédade Chateaubriand ou à la Salammbô de Flaubert.

11 fallut bien s'en apercevoir; on s'en aperçut et on rougit dos'être laissé prendre à de ridicules panégyriques qui dépas-saient, en hyperbole, tout ce que peut se permettre la pluscomplaisante oraison funèbre. Celle-là avait décidémententerré, pour la seconde fois, le malheureux Jean Lombard,digne, après tout, d'un meilleur sort. Vainement ceux quiavaient fait accueil à Byzance et surtout ceux qui avaientmonté ce coup audacieux contre le bon seii3 public, essayèrentd'en appeler, par intérêt ou amour-propre, contre cette con-damnation désormais définitive. Vainement leur protestations'arma d'un nouveau roman de Jean Lombard, l'Agonie, klaquelle ils s'efforcèrent d'organiser, comme à Byzance, untriomphe posthume. L'Agonie vaut mieux que Byzance etn'eut pas son succès. La cloche de la réclame était fêlée, lecharme était rompu.

Tou.t ce travail pour reconquérir la clientèle demeura sanseffet. Prémuni contre de nouvelles surprises, le lecteur sotint si visiblement sur ses gardes quo les mystificateurs jugèrent

Page 171: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

148 LA LANGUE NOUVELLE

à propos do lui laisser un peu do répit. Toutefois, une annéene s'était pas écoulée qu'un second roman, tout pareil au pre-mier, on pourrait dire sans exagération une seconde Byzanceparut sous ce titre : Basile et Sophia. Décidément, plusieursromanciers s'étaient rencontrés ou même entendus pour cetteexploitation livresque (1) du Bas-Empire. Ils avaient cru ydécouvrir une mine féconde qui, en somme, n'a pas donné coqu'ils en espéraient.

L'auteur de Basile et Sophia est aujourd'hui ce que, dansun français bien étrange, on appelle un écrivain notoire.A Dieu ne plaise que nous méconnaissions son activité litté-raire et son talent. Il figure, au premier rang, et certainementavec avantage, parmi les goncourtistes en vue; il a un nomqu'on salue avec respect dans les journaux. On ne signaleraitaucun critique qui ose s'en prendre à sa personnalité déjà con-sidérable, et l'école elle-même affecte de le regarder, depuisune trilogie romanesque où il s'est révélé tout entier, poète,philosophe, sociologue et styliste, comme un de ses plus glo-rieux représentants. Avant de publier lui-même Basile etSophia, il avait eu soin de rendre publique l'admiration que luiinspirait la Byzance de Jean Lombard, et, pour bien montrerqu'elle était sans réserve, il avait célébré ce roman en termesqu'on n'eût pas employés autrefois pour signaler les oeuvresmaîtresses de la littérature française. 11 eût dit volontiers :

« Beau comme Byzance l »La sincérité de cet enthousiasme éclata naturellement

lorsqu'on le vit, quelques mois après, chercher lui-même lesuccès, qui, jusqu'à présent, ne lui a jamais manqué, avec unroman puisé à la même source, né do la même inspiration,rempli des mêmes scènes et écrit, ou peu s'en faut, de la mêmeencre. C'est à croire — tant les deux livres se ressemblent —qu'ils sont sortis de la même plume fraternelle, comme lesromans des frères Margueritte. Qu'on y trouve des descrip-tions pittoresques, des tableaux, des morceaux qui se recom-mandent à l'attention du lecteur par une certaine habileté àmettre en mouvement des personnages nombreux, à animerles foules, à donner la sensation des grandes et confuses mêlées,c'est convenu, et la critique ferait preuve de parti pris on le

(1) On sait «lue livresque est un mot de l'école.

Page 172: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LES DISCIPLES 149

contestant; mais nous n'avons pas à apprécier ici ces esquissestoujours un peu brouillées dans des pénombres do second plan,où disparaît la netteté des figures. Comme certaines toilesdesgrands décorateurs qu'il faut regarderjde loin, ellessacrifientle dessin à l'effet général et au relief de l'ensemble; il est en-tendu qu'on se tiendra à distance pour les apprécier. Mais coqui est permis aux peintres ne l'est pas aux écrivains,qu'on nopeut regarder que de près et en détail, même quand un beaudésordre est chez eux un effet de l'art; si bien que dans Basileet Sophia, comme dans lhjzance, on est d'abord frappé docette écriture délibérément byzantine, c'est-à-diro bizarre ettruquée, prodigieusement artificielle, toute en efforts laborieuxet en constructions pénibles, à laquelle il parait aussi impossiblede rechercher la simplicité que de fuir l'obscénité. Quel secretrapport y a-t-il donc entre ce byzantinisme du langage et celteindécence de la pensée ou de la peinture? Il semble bien que cosoient deux corruptions à côté l'une de l'autre, nées d'unmême état d'esprit et désormais inséparables. Tant il est vraiqu'une corrélation — historiquement démontrée — existoentre la langue et les moeurs. Mais do ces deux dépravations,nous n'avons à retenir ici que la dépravation littéraire. Kiloest flagrante, elle s'étale avec orgueil dans Basile et Sophiaaussi bien que dans Byzance. Nous allons saisir sur le vif l'os-tentation qu'ello y met :

« Basile vécut là très heureusement, car Damélis, aprèssept années de veuvage, l'aima de toute sa grande bouchocharnue, de ses yeux puissants, de ses bras doux, de ses sou-venirs fougueux. Il dormait dans la chevelure fauvo et sur leslarges seins odorants... »

, .t i

i-Mi

Poursuivons. Cette veuve a des nièces et des cousines, etBasile ne peut les voir sans une vivo émotion quo l'auteurtraduit ainsi :

« La nuit, quand Damélis le serrait contre la palpitationde sa chair, il murmurait en fermant les yeux : « Aglafs,et ta boucho dure à la place de cette molle boucho abîmée pardo vieilles amours; ô Aglaïs I... Théoctista, et ta jambe ner-veuse à la placo do celte pauvre étreinte relâchée par l'abus

Page 173: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

lS6 LA LÂNtJtife N'blivfeLLE

dîi plaisir conjugal ! ô THéôctista L. À toi, Puîchérie, ce jetde vie et cette crispation de mes bras robustes, pouf quepassent au noir d'abîme tes clairs yeux pers, Pulchéfio !...Et toi, Uiéroclée, fille à la marche harmonieuse comme ilh sonde citole, que ne vibres-tu des fibres do tes jeunes flânes sbùsriiori sanglot, plutôt que cette matrone blette et soufflante,déjà tout en sueur. Car j'ai vu, lliérocléé, soiis la transparencede ta robe; et j'imagine que je presse tbh sein, non celui de là'

veuve, etc... »

Un dernier tableau vivant, entre vingt autres, encore plusexpressifs, et qu'on n'ose vraiment pas reproduire, par suited'une certaine honte qu'on éprouve à y attirer l'attention.L'empereur Michel, digne émule du Copronyme de Byzancé,livre ainsi sa propre maltresse à un goujat, dompteur de che-vaux ;

« Ne te défends pas, Eudocio : tu m'as parlé du Macédonien*(c'est le goujat) comme une femme qui cherche déjà, d'undoigt tremblant, l'agrafe de sa ceinture, afin de la détacher...Et n'est-ce pas le privilège des esprits sages do constater sansorgueil le désir que l'on provoque chez la femme, et saris dépitla certitude de la voir désirer un autre compagnon docouche... »

En retour, le dompteur de chevaux livre sa soeur Sophia au« désir » de cet empereur philosophe :

« Sophia vit disparaître le manteau de son frère et sa tii-nique noire. Soigneusement, il n'avait, de l'oeil, manifeste niapprobation, ni improbation; mais, le front vers la terre et lesépauies eblirbées, il coilservà l'allure do l'obéissance.

« Seule avec l'empereur, elle frémissait, lasse d'êtrb droitedepuis si longtemps, étouffée par l'angoisse,le désir, la peur et làjoie, l'attente. Sans rire, Michel se leva, courut à elle, la saisit,écrasa dans le baiser leurs lèvres. Sa main maîtresse, avec lesongles, déchirait les quatre robes de gaze, celle de toutescotiletirs, celle de tissu d'argent, la noire et l'hyacinthe. Sophiase laissa glisser au seuil, ferma les paupières à demi... E|lovovaitlecicl... »,

Page 174: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LÈS D'ISCÏPLES lui

11 parait que ces gentillesses ont pour'dxcusfe, dans la penséede l'auteur, la nécessité de mettre soùs nos yeux les mystères etles cérémonies du manichéisme byzantin, et les intrigués, et lesambitions qui s'en couvrirent quelquefois pour donner uneapparence religieuse à des desseins politiques; mais ni l'his-toire ni le roman n'ont besoin de pareils détails. C'est la vérité,dit-on, prise sur nature. Qu'en savez-vous? Ce ne sera jamais,quoi qu'on fasse, qu'une vérité de seconde main, devinée etinterprétée à travers des livres suspects, une version latine dugrecque et, ce qui est pire, une version d'une version. On s'au-torise de l'exemple d'un Suétone ou d'un Pétrone; maison les dépasse singulièrement. Et est-on bien sûr qu'ils n'aientjamais obéi à des préventions personnelles ou à do secrètesrancunes? Leur sincérité reste fort problématique. Admettonsqu'ils étaient bien placés pour voir, et que leur coup d'oeil rieles a point trompés, encore vivaient-ils dans un temps où lesévénements se déroulaient avec une clarté relative, ou Rome,même infâme, projetait sur le monde une lumière qui aidaitl'observateurà saisir et à peindre sa pourriture étalée au grandjour. Mais le Bas-Empire ! Mais Constantin Coproriyirib !

Mais l'empereur Michel ! Allez voir pour y croire ! Justinienlui-même est déjà terriblement obscur, et il a fallu toute l'ingé-nieuse divination d'un maître de la littérature drUmatiqùopour le remettre sur pied, vaille que vaille, et rioitè donnerune Théodora, qui est peut-être fausse, mais qui, dans l'éri-semblo, a aussi des chances pour être vraie et qui, eh tout cas,est moins conjecturale que Viglinitza ou Sophia. Où l'avez-

vous connue, votre Sophia? Où l'avez-vous rencontrée? D'où1

vient-elle? Sut* quel texte autheiitique, sur quelle figuré ana-logue son auteur l'a-t-il copiée? «M

Il répondra sans doute qu'il avait bien le droit dd là rêvertelle quelle, do l'inventer et de la fabriquer do toutes pièces;maiâ vous rappelez-vous la grande querelle de Flaubert et doSainte-Douve au sujet de Salammbô? Saintc-BeUvo étaitl'ami de Flaubert, il avait contribué plus que personne ausuccès de Madame Bovary; suivant sa propre expression, ilavait sonné le premier coup de cloche; mais, lorsque Salammbôparut, il fit ses réserves qui fâchèrent Flaubert et, insistantsur la minute psychologique où l'étreinte sttUvàgo dd Mathôcasse la chaînette de la prêtresso do Tanil, lui qui n'était pour

Page 175: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

152 LA LANGUE NOUVELLE

tant pas bégueule, il prononça le mot de sadisme. Qu'aurait-ildit de cette Viglinitza et de cette Sophia, sadiques et archi-sadiques et plus que sadiques?

Nous n'avons pas la prétention de faire ici un cours de mora-lité littéraire, mais seulement do montrer le rapport intimequi existe entre les choses qu'on écrit et l'écriture qu'on yemploie. Partant de là, il nous reste à établir que, dans Basileet Sophia, l'écriture s'adapte au roman et qu'elle est souvent,comme le roman lui-même, affectée do byzantinisme; c'estproprement notre sujet.

Pour y rentrer pleinement, il nous faut traduire en françaisquelques locutions de langue nouvelle cultivées et soignéesavec amour par l'auteur, comme autant de plantes rares.

« Aucune vie ne se décela pour l'investigation do sonregard. »

Cela veut dire que le personnage dont il est question, à cepremier chapitre du livre, no trouva-rien de vivant sous sesyeux. Et la même phrase se reproduit quelques lignes plusloin sous une autre forme : « 11 n'aperçut rien d'une évidencecorporelle ».

« — Pendu à une grosse corde, le moine semait sur Byzancoles sons de l'Angelus.

— Souvent les sonnailles du fouet agité de loin par un mes-sager do l'empereur le forcèrent de se garer contre le talus.

— Un tnidi, comme il regardait les créneaux d'une porte...

— Elles chantaient ensemble avec une tristesse puérile(une tristesse d'enfants).

— Le bassin brode d'argent au centre duquel s'érige ungrand vase d'or.

— // Vétonnait (pour : cela Vétonnait) que rien do cette taremorale n'apparût au front.

— Ces souvenirs se rangeaient subitement, accourus du dé-sordre, de la multitude et de l'oubli qui garnissent les réservesmystérieuses du cerveau.

— Elle perpétua (continua) toute une litanie. Sophia eutpeine à reconquérir sa colère.

— La pciir de s'évanouir, do mourir, l'avait obligée «se reprendre, qui haletait... (Comprenne qui pourra cctloconstruction barbare !)

Page 176: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LES DISCIPLES 153

— Sophia baigna ses ongles parmi l'eau d'une petite urne.— Quelques étoiles se situèrent définitivement au ciel

bleu.

— Une cohue de marchands arméniens dont les robess'agitaient au bout des gestes.

— Tout un rang, dans le haut, portait l'éblouissement dol'astre (du soleil) réfléchi sur les casques des soldats.

— Sacrilège ! garrulèrent les eunuques.— Milles grimaces vives murent les rides entrecroisées à

leurs visages do vieilles femmes.

— Un nuage accouru voila d'ombre le cri de la foule.

— L'or des impôts ne servirait plus à convertir l'intégritédes sénateurs.

— La cymbale fit taire les murmures, arrêter les gestesentrepris.

— Elle tira le voile bleu jusque le centre de sa face.

— Sophia, Sophia, appelait la voix d'Euphrosync, quis'éperdit... *

— L'oscillation des flots finit d'être une ombre violettotachée d'argent mousseux, pour devenir le bouillonnementinfini d'un métal terne.

— Parfois, des cloches semaient la voix du Théos sur lestumultes...

— Do l'ombre s'abattit...— Elle coucha sa face dans ses bras que soutinrent ses

genoux...— Les lances de cavalerie barraient les étoiles du firma-

ment...

— Hors do la tente, il naquit du tumulte, une trompobeugla... L'adolescent courut afin de rejoindre lo cri rauquodo la trompe.

— La fuite d'une grenouille fut écrasée par lo sabot rougode la jument.

— Les sabots des bêtes enfonçaient la mousse...— Leur rire se vanta des prouesses qui avaient dispersé

les éclaireurs ennemis.

— Au bout de la hampe, une résistance se débattit.

— Elle sentit la froide pénétration d'une arme en sa chaircontractée, pincée, qui céda tout-à-coup, qui glissa le long dola lame, l'avala, l'embrassa d'un anneau grouillant... ».

Page 177: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

hi LA LÀN'bùfc NOUVELLE

Et il y èh' a, comme celà!, dès centaines. Lé procédé s'y voità plein. C'est une imitation, certainement maladroite, du Flau-bert de Salammbô; c'est le résultat terriblement laborieuxd'une fausse conception du stylé. Qu'elle que soit l'admirationde nos byzantins modernes pour cette étrange écriture, elle estvraiment trop loin de nos habitudes, trop ennemie du naturelet elle a trop peu de relations avec l'aïeule, avec la vieille etbonnelanguefrançaise,pours'implanter, d'une façon définitive,dans notre littérature; nous avons le droit d'espérer qu'elle yséchera forcément comme ces fleurs sans racine dressées dansle sable par la main des enfants. Byzancc ! Hyzahce ! Le goûtque les deux livrés eh question témoignent pour le Bas-Empireet pour un temps aussi « coproirymc et excrémentiel » est liiibien mauvais signe; mais il nous offense moins qu'il ne nousrassure. De pareilles aberrations ne peuvent pas durer.

Dira-t-on qiie la couleur locale a ses exigences et qu'il fal-lait nécessairement être byzantin ave 1.

liyzance? Eh bien,voyons un autre roman du même auteur, non pas le dernierparu, récent néanmoins et favorablement accueilli.

Il est intitulé les Coeurs nouveaux. C'est une élude psycho-logique très raffinée, où l'on analyse minutieusement deuxcaractères, celui d'une jeune lille ultra-moderne, ValcntineCassénat, qui se pique de sécheresse et de froideur, méprise,comme autant de faiblesses, toutes les manifestations senti-mentales et pratique tous les sports avec une maestria mas-culine, — et celui d'un jeune aristocrate de trente ans, Karl deCàvànon, revenu de tous les préjugés de sa caste; revenuaussi, ù la suite d'une déception et d'une crise d'amour, detoutes les passions où le coeur opère seul, possédé néanmoinsd'Un besoin d'aimer l'humanité ingrate ou aveugle, et boit*vaincu que, dès maintenant, tout doit se résoudre bii ce inondepar le pardon et là bonté. Il fonde un phalanstère communistepour se donnera lui-même le spectacle de la solidarité etl action.Et non seulement il distribue aux pauvres, aUx déshérités, auxdéchtls, le pain du corps; lhais, en même teitips qu'il leurassure la vie matérielle, il s'applique à cultiver lbUrs aines,« pour qu'elles puissent croître dans la bbilhaissahco de labeauté ».

Il s'y prend d'une façon contestable: « Au lieu do roiri&hbes

jneptes, ils chantent ce que jb leur apprends, 16 soir; c'est uii

Page 178: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LES b'iSCIPLES té5

sonnet de Baudelaire adapte à iiri thènie de Pdrsifài». On !

ôh I II est permis de se demander si Une simple romance deLoïsa t>ugét — oui, de Loïsa Pùget — n'aurait pas plus dévertu édiicatrice; mais peu importe ! La fiôre Valehtine revientpeu à peu de ses préventions contre cet adriiiràteur de Baude-laire parsifalisé; elle comprend enfin la grandeur d'une pà:reillc pensée, et alors un amour s'éveille en elle, l'amoiir del'humanité, l'amour « social », le sens do la fraternité univer-selle :

« Des odeurs de frlicilé l'enivrôreht. Elle saisissait en soila splendeur de l'amour, non du médiocre amour dit par leslivres et la romance, mais celle du dieu lui-môme, de l'Érosqui pousse les hommes à se chérir, a s'unir en couplés, eh fa-milles, en hordes, en républiques, pour que la bonté miraculeuse,un jour, au bout des siècles, vienne à s'épanoui» sur le monderacheté de la douleur, s'étreignaht dans le môme baiser. »

Valentino fait à son tour ce rôve, et alors elle s'indigne du peude succès qu'obtient son « diseur do chimères »; elle protestecontre les grossières ironies que l'auditoire qu'il veut convertiret relever oppose à ses prédications.

Oh rencontre là, dans ces Coeurs nouveaux, quelques pagesfort belles, vraiment neuves — autant qu'une chose peut êtreneuve aujourd'hui sous le soleil — et m§mc tout à fait hors depair. Il convient rie les signaler, car un talent original s'yrévèle, et surtout de les louer, presque sans réserve, Au momentmême où l'on regrette les taches voulues qui les gâtent.

Malgré cette résistance continuelle qu'il éprouve, le « disellr

oc chiinôres » no se décourage pas. Àticun échec, aucune plai-santerie no le détourne du but qu'il s'est proposé et il se con-tente de sourire lorsque ses meilleurs aihis lui reprochent d'ôtrotin pou, « oui, un peu futur ».

Il espère né pas toujours l'être. Il se trompe. Méconnu,bafoué, accusé par ce peuple imbécile auquel il a voué sOri

intelligence et sacrifié sa forlune, il se replie sur lui-môme dansun muet désespoir et se demande si sa foi dans le progrès'démocratique n'est pas une duperie, lorsque Valentine se pré-sente à lui comme l'ange sècoUrable qui guérira la profohdbblessure de tant de déceptions accumulées,

Page 179: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

156 LA LANGUE NOUVELLE

Cette histoire a plus d'intérêt que les cinquante ou soixanteromans nouveaux dont s'enrichissent chaque mois les étalagesdes libraires; mais pourquoi la sophistiquer à plaisir par cettevilaine écriture dont le seul aspect lui enlève immédiatementune part de sa sincérité? Pourquoi nous distraire de l'émotionqu'elle nous procure par une prodigalité de néologisme adver-bial : intensément, fervemment, banalement, mêprisamment,forcenémenl, inespérément, auxquels on ajouterait volontiersdésolamment et frivolement, tant ce parti pris de fausse origi-nalité et de puériles inventions est, en effet, désolant et frivole !

Que signifient des phrases comme celles-ci :

« — Elle ne se pardonnait plus l'émotion passagère value

par les paroles du bateleur.

— Elle pensait au bateleur qui se laissait paraître...— Une chose intruse la pénétrait maintenant...

— Elle lui offrit une poignée de main camarade...

— Le landau, attelé en poste, emmena les dames, effarées,parmi la pleurnicherie grêle des grelots...

— Les stridences des sifflets jetèrent des avertissements...

— Du mystère obscurcissait les conversations tenues... ».

Admirez maintenant ce portrait du héros... : « A plusieursreprises, et dans des instants exceptionnels, elle avait sentil'âme ironique du diseur de chimères la pénétrer intimement,se mettre en connivence. Il l'avait menée par la parole jusqu'àfrémir, jusqu'à, pendant une seconde, ne s'appartenir plus,être une chose tremblante sous un souffle fort. Elle ne le par-donnait pas; elle dénigrait en soi la courte barbe florentine dol'hôte, sa moustache d'or troussée, son teint râpeux, creusépar des plissures de fatigue morale, ses cheveux plutôt noirsétalés à plat, en bandeau contre un front de race décadente, unfront ni volontaire, ni génial, mais lissé, eût-on dit, par leschoses, par les âges passés des légendes et des périodes guer-rières... ».

En regard, la psychologie de l'héroïne : « D'abord, il s'épa-nouit en elle un ravissement. Elle goûta du bonheur par lesdoigts qui percevaient la fraîcheur de la balustrade en métalsur laquelle elle s'accoudait, par ses narines frémissant ù labrise, par ses regards enfin mariés à l'infini clair.,,

Page 180: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LES DISCIPLES* 157

« Un malaise exlrêmo la saisit, le même que celui habituel-lement ressenti aux heures de solitude. Alors un cire invisible,une présence, la guettait pour,. derrière son dos, tourner endérision diabolique ses gestes, sa musique. Ou bien, à sonoreille, l'être se penchait comme prêt au murmure d'unmystère atroce, jamais dit. Et voilà que Karl lui parut certai-nement cet être même senti, mais non vu, depuis des années.Enfin il se révélait, le tourmenteur, cause de toutes les épou-vantes inexplicables de l'enfance, celui qui la poursuivaitla nuit, par les longs couloirs, et mal dissimulé dans l'ombredes bougies...

« ... Elle se comprit une petite fille sans vigueur devant lemystère des attractions universelles... »

Tels sont ces coeurs nouveaux. 11 y a beaucoup de pathos etmême de Pathmos apocalytique chez tous ces petits Saint-Jean.

Prenons un troisième romancier, non moins connu dupublic et non moins fameux dans l'école, que les deux précé-dents. 11 a emprunté aux « moeurs de théâtre » une histoirequ'il a intitulée la Fauve et qui a eu dix éditions. C'est l'aven-ture d'un jeune auteur dramatique que son nom, orné d'uneparticule, assujettit à certains préjugés de caste. 11 tombeamoureux d'une actrice à qui rien ne manque, beauté, grâce,talent, vertu, pour justifier un grand amour et mériter un longattachement. Cependant il la quitte, encore épris, pour faire,dans son monde un mariage riche,'et il s'en rapporte au tempsdu soin d'adoucir, avec ses propres remords, la douleur dol'abandonnée. On a dit que c'était un roman à clé et qu'il étaitfacile de mettre un nom sur chacun des deux personnages.Ici, peu nous importe; il s'agit simplement de savoir en quellelangue ils échangent leurs sentiments et leurs serments, si viteoubliés du héros. Leur style seul nous intéresse.

Les néologismes y abondent, c'est de r'gueur. Tous les gon-courtisles prétendent se faire leur langue à eux, comme certainsgastralgiques font leur eau de Vichy. C'est ainsi que, dès les pre-mières pages du livre, nous rencontrons un amant soupireux etcapteur qui se pique sans cesse de se résister et de se désobéir.Il cerne le mieux et l'oblige à capituler après un 'ong siège.11 s'enrage, il est en proie ù un blasemenl, il silencie tout le

Page 181: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

m LA LANGUE NOUVELLE

inonde autour de lui, il prend guerrièrement ses résolutions; ilparle d'amour intarissablement, au milieu d'indifférents quidéploient, à ses côtés, une activité usinière, sous une pluiebattante qui stille des toits, etc. Il pratique, sans en excepterune seule, toutes les petites conventions que nous avons déjàsignalées tant de fois et qui constituent le plus clair de leurpseudo-réforme : tel pour connue, parmi pour dans, nué pournuancé, à la manière de Ronsard, et cent autres gentillessesusitées parmi l'école, tel un écolier résolu à jurer béatementsur lft parole du maître et à nuer comme lui toutes les délica-tesses de la pensée.

Ce ne serait que demi-mal si elles n'émaillaient un fond destyle absolument anti-français. Mais il ne suffit pas d'accuser,il faut prouver :

« Un silence doublé du comédien aux spectateurs régna dansla salle. Les gestes, les mots, les moindres choses baignèrentdans cet extraordinaire silence. C'était comme le tissage d'unetoile d'araignée, une oeuvre compliquée et muette, forte etsubtile, d'un goût très délicat, non seulement le comptageclassique des distances, mais une sorte d'architecture desmouvements et des inflexions où les vides et les pleins, lessaillies et les retraits, s'accordaient magnétiquement à celteforce obscure qu'est un public... Et comme il relovait la tête,ses yeux rencontrèrent le visage de la jeune fille blonde,penchée, prise dans le silence comme dans un gel soudain.Une grâce plus fine que la vie s'en exhalait, telle une atmo-sphère de délices très spiritualisées, et cependant — par quelsauvage retour — il la désira tout à coup à la manière d'unebrute, rêva de prendre le corps voluptueux de l'actrice tandisqu'elle aurait ce sourire délicat et spiritualisé. »

On sent là une ambition de saisir au vol des sensationsextrêmement subtiles, ce que les. novateurs appellent desfrissons, mais ces imperceptibles émois nous échappent, ilsn'arrivent point à prendre figure devant nos yeux, tant ilssont rares ou fugitifs, et le tableau, si caressé qu'il soit dupeintre, reste forcément dans une brume à laquelle on compare,malgré soi, les jolies guipures d'un Daudet et les forts reliefsd'un Flaubert.

Page 182: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

.Lus DiscikKS ls9

Un peu plus loin, l'amant donna son coeur à l'amante « dansun abandon de chevalier Desgrieux ». Qu'est-ce. que cetabandon qu'un goncourtiste n'hésiterait pas à qualifier dedesgriolesque? Et n'est-ce pas aussi du pur Goncourt, à moinsque ce ne soit du pur Zola, imité, copié presque, cette ennemiedu couple principal, « une femme à figure aiguë de rate », unejalouse qui envie leur bonheur et calomnie leur amour.

Tournons encore quelques pages :

' u Malgré l'intérêt extraordinaire qui saillissait pour lui de lavie originale et forte où il avait trempé en ce soir, il ne putsupporter plus longtemps la présence dé la soeur d'Augusline...Une étrange émotion s'empara de lui. 11 s'avança avec la comé-dienne jusque vers le portant où elle guettait les répliques.Un charme confus venait sur le visage absorbé à la fois par laprochaine entrée en scène et par l'amour... Une comédiennemarquée, aux yeux malicieux, parmi l'abondance du kohcul,attendait son entrée... Dix minutes coulèrent. »

Est-il nécessaire de relever tous les goncourtismes dont cellepage est remplie? Jusqu'à ce venait, qui a dû être longuementdélibéré entre l'initiateur et ses adeptes ! Il est clair qu'il l'uprésenté à leur admiration et qu'ils l'ont salué eux-mêmescomme une découverte. Ce sont de ces petits plaisirs d'atelierqu'on se donne, pour une touche qui parait neuve, entre élèveset professeur; mais, lorsque par hasard le public y prend garde,celle soi-disant nouveauté l'étonné plus qu'elle ne l'enchante,comme une fausse note dans un concert.

Et c'est cela qu'on décore du beau nom d'originalité ! C'està des bagatelles de ce genre que s'attachent l'admiration et larenommée ! Incontestablement elles ne doivent leur succèsqu'à une réclame savamment organisée, à un engouementaussi ridicule que la vogue des précieuses et le style des ruelles.Elles se comportent de la même façon et elles reçoivent, enmaint endroit, le même accueil favorable qui leur serait refusési le snobisme victorieux n'avait réussi à fausser le goûtfrançaisen littérature comme en musique.

Querelle de mots, dira-t-on ! Querelle d'éplucheurs et depédants ! Non pas ! Nous prenons moins de peine pour chercheret signaler ces sottises que leurs auteurs ne mettent de soin à

Page 183: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

160 LA LANGUE NOUVELLE

les fabriquer. On voit trop bien qu'ils s'y évertuent, s'y ap-pliquent, heureux, radieux quand leur travail leur a procuréquelque aubaine comme celle-là. Ils en raffolent, ils la couvent,ils l'inscrivent au catalogue des grandes inventions de ce siècle.Ils ne se doutent pas un instant que, suivant l'expression d'unpoète qui fut souvent un admirable critique, leur pomme d'orest un simple navet qu'ils pressent tendrement sur leur coeur.Si encore d'autres coeurs ne battaient pas à l'unisson pour cenavet ! Mais hélas ! il est épidémique, et il exerce de jour enjour ses ravages, le navet !

C'est lui qui nous vaut ce grossissement des objets, et parconséquent des sensations et des images qui caractérisent aupremier chef, toute l'école et qui finira par la tuer d'hyperboleet d'enflure. Tout récemment, sous la plume d'un écrivain qui,né dans ce mauvais berceau, s'en éloigne adroitement à mesureque sa renommée grandit, on rencontrait cet aphorisme stu-péfiant, qui trahit, du premier coup, son origine : « L'excès, enrien, n'est un défaut!» Pur paradoxe,imaginéuniquementpourcontredire La Fontaine, et qui rentre bien dans cette recherched'originalité fictive à laquelle nous sacrifions aujourd'hui,tous tant que nous sommes, la justesse et la mesure ! L'excèsest un défaut en tout, l'excès est la mort des littératures et de lalangue, il les tue par l'impuissance de progresser où il ne tardepas à les réduire.

Dans la Fauve, les détails les plus vulgaires prennent uneimportance capitale, où toute vérité, toute proportion dispa-rait. On est frappé, à chaque ligne, des étranges fantaisies de

ce cerveau qui s'échauffe sur des misères et analyse passionné-ment des riens. C'est toujours cet enfant du vieux Boileau,qui, au passage de la mer Rouge, montre gravement des cail-loux à sa mère. Étudions ce portrait, c'est le portrait d'un ap-partement visité par un duc.

« Harlay n'avait point de goût personnel, mais son tapissierlui aménageait des choses délicates selon lu mode du jour. Leduc regarda ces choses avec plus de curiosité que d'émotion;elles lui parurent à la fois vaines et indicatrices de tempsnouveaux où l'on vante la lumière et la netteté autant qu'onvantait jadis la discrétion des ombres et la couleur chaude d'unnid à draperies et à lapis. 11 trouva l'espect général froid, et

Page 184: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LES DISCIPLES ICI

seulement aimable le biseau des petites vitres claires, les soiesrayées, bouquetées Louis XVI. Le reste, en vernis pâle, dos-siers palmés, velours ciselé de grandes fleurs prétentieuses,cachettes à lampes d'incandescence, lui déplut... Il arriva enfinau cabinet d'Harlay où l'on voyait une grande table d'acajouavec très peu de papiers et un encrier microscopique...»

Évidemment cette description, copiée minutieusement surnature, ne vient là que pour faire plaisir à l'ombre des Gon*court; mais elle occupe une pago entière, qui se glisse, furtive,à travers les amours de la comédienne; et ce serait miracle qu'à'cet endroit, elle pût nous intéresser. Comme le duc, nous regar-dons ces choses «avec plus de curiosité que d'émotion», et notrecuriosité, non exempte d'impatience, aimerait mieux se porterailleurs.5 Ce n'est pas ainsi que Halzac, si ami du bibelot ce-pendant, comprenait ses ameublements et son bric-à-brac. Ils'y attardait quelquefois, comme dans la Peau de chagrin,avec une complaisance un peu fatigante pour le lecteur; mais,lorsqu'il s'égarait, à perte do vue, dans ces énuméralions inter-minables, il avait encore son dessein, qui était de rendre lapeinture d'un caractère plus sensible, en plaçant bien le per-sonnage dans son milieu et dans son cadre. Il jugeait que cecadre, encore que démesuré, devenait un utile accessoire duportrait. Depuis Balzac, et surtout depuis les Concourt, on nese demande même plus si ce déballage purement matériel peutajouter quelque chose à la physionomie générale des types,on décrit pour décrire, on meuble pour meubler, on emménagepour emménager. Il en résulte un peu d'ennui, dont nousn'aurions pas à nous occuper si cet abus ne faussait l'obser-vation psychologique elle-même, en donnant beaucoup tropd'importance à des pointes d'aiguilles qui, sous l'enflure dumol et l'étendue du développement, paraissent grosses commedes barres de fer; et si cette psychologie ainsi faussée n'abou-tissait, par la relation intime de la chose et du mot, à unelangue également fausse et outrée.

Admirez ce portrait d'une ingénue de théâtre : « Petitefigure chiffonnée où tous les maux d'un sang trpp pauvre etd'une organisation surmenée étaient inscrits dans des rides,des pâleurs de cadavre, des lèvres en loques... Et cependant,

11

Page 185: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

162 LA LANGUE NOUVELLE

par la vertu d'un héroïsme surhumain, le tout s'éclaire et vitd'une vie tristo et charmante. C'est dans l'ignorance, dansl'abandon à tous les vents de l'imprévu, une fermeté extraor-dinaire, une vie caractérisée et opiniâtre dans l'unique désirde bien faire. Nullo injustice jamais; nul acte, même peudélicat. Tout est bouillant do généreux accueil, de dévoue-ment gratuit.

« En elle se trouve lo triomphe de la vie do théâtre, unecervelle montée en attitudes nobles avec l'accompagnement domots qui éveillent ces attitudes et que ces attitudes éveillent,et qui, intarissablement, trament un tissu do merveilleusesbontés sur des motifs de mirliton, sur les fades légendesd'honneur des théâtres populaires... »

Aïe ! hélas ! holà ! On sait de reste que lo groupe auquelappartient l'auteur de la Fauve trouve la prose du xvnc siècleun peu plate et molle; il semble bien que des prosateurs commeFénelon et Racine eussent trouvé celle-ci lui peu lourde, avecses mots longs d'une toise, qui ressemblent à des poutres surune charrette, ses abstractions germaniques et son perpétuelgonflement. 11 n'est pas jusqu'à ce titre, la Fauve, qui ne seressente do cette bouffissure; on se figure une lionne dévorante,et il s'agit tout simplement d'une petiteblondedocileet résignée.

C'est une prétention de l'école que de savoir peindre, iln'en est guère de moins justifiée; le mot pittoresque, lo traitunique lui échappe presque toujours; elle ne peint pas, ellon'enlève pas, d'un seul coup de pinceau, cette touche défini-tive qui fait les Saint-Simon, les Retz et les Michelet. Elloobserve à la loupe, et elle photographie. Ello marche, son appa-reil en main, dans un brouillard où manque la couleur. Autre-ment, elle n'aurait pas autant de goût pour ce style abstrait,inanimé, dont elle n'a mémo pas l'air do soupçonner la gla-ciale pesanteur; et pourtant, admirez I

« Il se montra assez sincèrement épris de forte réalité pourêtre quelqu'un.S'il est vrai qu'il fût ce quelqu'un en vertu seule-ment d'une fiction, cette fiction avait assez d'étoffe pours'organiser comme un être. Dans des circonstances heureuses,il pouvait n'en pas voir la fin. 11 eût été alors un des millosimulacres que produisent les grandes collectivités ot qui

Page 186: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LES DISGIPLKS 103

s'adaptoiit à ces collectivités, âmes qui no vont pas jusqu'ausein do la nature et trempent toutes dans des milieux inter-médiaires, comme les racines de certaines lianes trempentdans l'air ot non dans le sol : unités sociales, non pointunités humaines...

« Dans le rayonnement du succès, il eut la première impres-sion d'une personnalité bien à lui. Il fut conforme à son carac-tère de croire qu'il dédaignait les faveurs de sa naissance et dosa fortune, qu'il touchait à son rêvo : chercher on tout unovérité assise, no se soucier que du mérite propre. Et uno sem-blable conviction devenait périlleuse pour lui dans sa naïvetémême, non point dans l'ordinaire do la vie, mais pour les caspassionnés où ello engagerait cotte âmo do deuxième plan auxvoies de la nature primitive, sauvage et impérieuse, que seuls,les grands êtres peuvent aisément dominer... ».

Que dites-vous de ce style ? Et ((lie dites-vous de ce hérosde roman? En vérité, nous préférons vaille que vaille, les ro-mantiques, Anlony cl Hernani. On a beau nous prévenir quecelui-ci « s'écorche en blasphèmes à la Schopcnhauer, en cris dohaine, de mépris contre la naluro, sans se douter que tout celafût seulement la douleur de ne pas être, la sourde accumulationd'énergio qui, vers la trentaine, atteint presque tous leshommes, ot où se liquident les jeunes emportements do la foi,l'idéal vaporeux, lo rêve sans forme... » On a beau ajouter —un pou plus tard — qu'au contact d'un amour sincère « lomonde vibrant en lui, son âmo d'aristocrate était fondue »;qu'en traversant la place de la Concorde, « léger ot convulsif,il se sentait planant, soulevé au-dessus des vastes lacs de lasubslanco univorscllo où tous les êtres sont répandus... », notreesprit n'en cherche pas si long. 11 regrette l'amant d'Adèlecriant : « Je suis à toi, comme l'homme est au malheur !» Il serappelle surtout lo Mardoche do Musset qui, en semblable cir-constance, lorsque l'heure du berger a sonné pour lui, « lorsquel'amourvainqueur a couronné sa flamme»,court,vole, ne toucheplus terre pour ainsi dire, et n'inspire à son poète que cotteexclamation, suffisante dans sa simplicité : « Heureux unamoureux ! » Il plane cependant, lui aussi, au-dessus des vasteslacs de la substance univorsellc; mais, tout on planant, ilparle français.

Page 187: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

161 LA LANGUE NOUVELLE

Et nous n'insistons pas sur le crépuscule de février qui

« vivait sa dernière lueur dans l'antichambre»—nisur la co.médienne qui observait son futur amant « avec une sorte decrainte, parmi le scepticisme de sa conversation»; ni sur «lebruit des voix qui s'amplifiait dans une ardeur nouvelle »; —ni sur «ce dédoublement dénigreur» qui fâche l'auteur drama-tique, lorsqu'un spectateur insinue, à côté do lui, qu'avec sonair angélique, sa future maîtresse pourrait bien n'être qu'unecourtisane; — ni sur « une passion spiritualisée, désintéresséede trop rouges ferveurs sensuelles, amincie, évidée, travaillée endentelle d'âme, en fragilités végétales par la blondeur des che-

veux de Samy (la comédienne), son front clair, ses yeux au rireprofond et la svelte vénusté de son corps; — ni sur «l'escalierdécati »; — ni sur « le vaste appareil de la volupté qui (bientôt)s'induisit davantage »—ni sur celte « induction joyeusede leursêtres l'une par l'autre » ; — ni sur l'état de l'amant dont « toutl'être vibrait de la magnifique inquiétude passionnelle sur lerythme des pistons do la locomotive qui le ramenait » ; — ni sur« les yeux pâles comme des corolles de fièvre »; — ni sur « lachair adorable et diverse où nos désirs s'enflamment enaiguillons agiles, se répandent en nappes dormeuses »; — ni sur« le coeur qui ne se prête point »; — ni sur la satiété qui com-mence lorsque « du désir assouvi en imagination, du lendemainde la fête fictive, monte la désespérance des cendres là répan-dues sous l'herbe et sous la dalle (1) »; — ni sur « la bête irré-sistiblement ravisseuse que souhaite toute femme »; — ni sur« les morcelets du globe de la lune qui apparaissent par lestrous du feuillage »; — ni sur les réflexions de la comédienne

« retirée toute haletante en son âme, dans une sorte d'effroivaste et de puissant ravissement, à l'heure de ce rêve mi-volup-tueux, mi-angoissé, qui est voluptueux d'être irrésistible,angoissé d'être responsable »; — ni sur « les hêtres qui pous-sèrent dans les âmes (du couple enlacé), parmi des moussesétoilées »; — ni sui* l'amant jaloux du théâtre où joue sa mal-

in Lucrèce disait déjà, il y a deux mille ans, avec autant de poésie et plusde simplicité :

medio de fonte leporumtiuroit amari aliquld, quod in ipsis florlbui angil.

Et lu Hlblc a tout dit avec ses fruits délicieux qui deviennent cendre dans labouche.

Page 188: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LKS DISCIPLES 165

tresse, « comme un chien du journal que Ht son maître »; '-—

ni sur « le plaid de leur via », autrement dit leups querelles etcontroverses quotidiennes; — ni sur cette femme qui jamaisn'oublia d'aimer, « qui dormait aimante »; — ni sur l'amantqui, après une syncope, « était faible ainsi qu'un tout petit »(pour ne pas dire faible comme un enfant); —ni sur cette fai-blesse de convalescent « qui rend à la fois sa pensée lucide etses réactions obscures »; —ni sur «sa chute de volonté suave etdéchirante »; '— ni sur « les ferveurs qui succèdent aux lourdeschutes d'âme où l'on voit la fin du monde »; — ni sur ceci, nisur cela, ni sur mille autres fantaisies, rêvasseries, et inventionsvéritablement extraordinaires... Nous n'en citerons plus qu'unoseule; aux dernières les bonnes :

« La volupté seule, dans ce qu'elle a de plus délicat d'ail-leurs, suffisait à l'élever au-dessus de lui-môme, comme ilarrive qu'un verre de Champagne décèle les qualités cachéesd'un timide. Mais c'est ici la griserie des Temps, la surabon-dance exquise, la fine caresse qui soûle l'esprit avec les sens.La possession de Samy n'est que la joie des chairs tièdes etsatinées, mais c'est la chair, les formes subtiles, l'électricitéinfiniment variable de Samy. 11 y boit directement ù la sourcede vie. Comme elle touche à cette animalité primitive qui est àla fois tout notre fini et tout notre infini, il y participe à traverselle, il couvait des joies neuves, des sentiments et des penséesneuves qu'il s'efforce de réunir en système...

« Et alors ce qui n'avait été, dans les monotones ferveursd'avant la possession, qu'une métaphysique massive et obscure,devint, parmi la diversité des souvenirs voluptueux, parmi lesjoies compliquées de la minute, une philosophie pratique. »

Il y aurait quelque pédantismo à expliquer pourquoichaque ligne, chaque mot de ce morceau, pourtant très soigné,est en opposition avec la bonne langue française. L'obscuritédes formules, l'illogisme des idées, l'ambiguïté et l'impropriétédes termes y font concurrence à l'inintelligible subtilité d'uneprétendue psychologie erotique qui amène un sourire sur leslèvres du lecteur; car enfin, messieurs les psychologuesd'amour,vos savantes déductions ne peuvent résulter que d'instantanés

Page 189: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

160 LA LANGUE NOUVELLE

pris sur vous-mêmes. Et comment diable faites-vous, froids"observateurs, pour vous posséder à ce point dans ces moments-là? A moins que votre psychologie, fabriquée après coup et atête reposée, ne soit plus qu'une sorte do supposition rétros-pective, la reconstruction photographique, plus ou moinsfidèle, d'un délire dissipé...

A côté de ces raffinements do sensation, de pensée et de stylo,on relèverait sans peine dans ce roman, la Fauve, et danspresque tous les romans do l'école, des vulgarités et des iné-

' légances qu'on n'est pas d'ailleurs fâché d'y rencontrer parcequ'elles forment un contraste presque heureux et reposantavec la haute prétention environnante. La simplicité, mêmeexcessive,a du bon chez les élèves de Goncourt. 11 semble qu'ellevous remette au vert. C'est la douceur d'un régime végétarienaprès une nourriture trop épicée; le lait, ou même la camomille,après les truffes.

Page 190: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

IV

Types divers. — Un nouveau groupe. — Ils se copient et se ressemblent tousiCaricatures.

Nous n'en avons pas encore fini avec les romanciers sortisdu grenier des Goncourt. Sans les prendre tous, les uns aprèsles autres, il peut y avoir intérêt a en multiplier les diverstypes, ne fût-ce que pour montrerà quel point ils se ressemblentet se copient. C'est bien là précisément leur infirmité. Us ontfondé une espèce do mutualité littéraire, un syndicat avecbourse commune. Gens bien doués, esprits distingm homme.*de talent pour la plupart, ils ont tellement subi l'atmo-sphère étouffante de l'atelier qu'une partie de leur originalitéy a péri. Ce genre d'asphyxie est assez fréquent dans le inondedes arts et des lettres. Beaucoup de peintres en sont morts;beaucoup de poètes en ont été victimes lors de la contagionromantique; mais il a sévi tout particulièrement sur lesromanciers contemporains. Dire que qui en voit un les voittous, ce serait exagérer; plusieurs ont échappé au fléau et ne sesont livrés que sous condition, ù Stendhal, à Flaubert ou àZola. Mais la plupart des élèves de Goncourt ont accepté la ser-vitude complète, absolue, ils sont même allés au-devant, ilsont gravé sur leur collier le nom de leur maître et on les recon-naît du premier coup à cette marque.

Kn voici un nouveau groupe; on jugera s'il diffère beaucoupdes premiers. Le style, ou ce qu'il appelle ainsi, étant sa préoc"cupation dominante, nous allons prendre sur le fait tous cesmerveilleux styliste?. Nous ne saurions trop répéter, pourqu'on se rende'Jrien compte du tort que leur a fait l'école

Page 191: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

1CS LA LANGUI NOIVKLLE

qu'ils ont tous du tnlent et do la réputation. Malheureusementce crédit dont ils jouissent s'attache bien plutôt à leur écriturequi est détestable qu'à leur talent de romanciers qui est réel.

Un des plus connus et des plus vantés nous peint une joliefemmo qui extasie son amant, c'est-à-dire le me' en extase.Kilo a « des lueurs languides qui braisillont entre les cils », unebeauté « troublante et prenante » qui d'ailleurs no lut appar-tient pas en propre, car il n'est plus une seule héroïne qui no soitornée de ces deux épit hôtes, passées aujourd'huidans lo langagecourant au point d'en devenir agaçantes et banales. Elle a,en outre, « une souplesse gracile », une « sensitivilé » extraor-dinaire, un « torse lilial » un coeur « qui s'effluo »...

L'homme dont elle est aimée vante « les cernures de sesyeux », « ses lèvres serrées ainsi qu'après une longue caresse »,les « roseurs do sa chair», sa peau « qui a des matités do cire »,

« la matité liliale de sa chair », les « jumelles collines do sesseins ». Il l'aime « fervemment »; il nous raconte qu'ils ont «vécujumellement toutes les joies »; qu'elle est « appâtée de sensa-tions »; il nous la montre « prostrée dans un lit »; mais il nesemble,pas goûter « ses baisers torpides » et il craint d'être« aveuli » par cet amour qui « s'accagnardo », cherche les petitscoins, et s'excito par la « brutalité violeusc d'une caresse... »

Une autre avait « des paupières cernées entre lesquellesfluait un regard fixe »; « ses cils ondulaient ainsi que des ailes »;« elle ne se livrait que peu à pou, troublée, craintive « aveccomme l'arrière-penséo d'être trop vite conquise »; on se sen-tait « désâmé », privé d'âme en sa présence; son cou « s'éri-geait »; elle avait un « sommeil gravide », « des cernures bis-treuses », « avec, aux lèvres, un mélancolique sourire»; sa mère,qui ne la croyait capable que d'une «passionnette», rêvait des'éteindre, avec, auprès d'elle, sa petite reine. La veilleuse« rosait » ses pommettes d'artificielles couleurs; elle se plongeaitparfois dans « une hébétude bestiale », après avoir eu de cessecousses qui « désenlacent », c'est-à-dire qui désunissent lescouples enlacés; elle « s'épeurait », « s'apourait », « s'idiotisait »,se désemmaillait, ( se dépêtrait), elle rêvait à « quelque chosede paroxyste » (de suraigu), mais elle n'espérait point le trouverdans la société de « parvenants fêteurs » (parvenus fêtards).Ces désemmaillées ont des mots à elles, des locutions favorites;elles ne manquent jamais de dire « des fois », « des soirs », au

Page 192: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

I.KS DISCII'I.KS 109

lion <lo « quelquefois>>, « certains soirs ». Kilos coulent des liis-

toires « émerveillantes » pour so distinguer do colles qui nocontent que des histoires merveilleuses ; elles s'habillent,« avec, tout-à-coup, un joli rire »; elles sont généralement« fuselées ».

Dans le paysage où elles promènent leur personne, il y a dosarbres « défeuillés »; dos brèches « liminées » (bordées) do gla-ciers élincolants; les cigales « créccllont » dans les olivicis, laterre répand « à travers les violettes buées » (les buées violettes)des « odeurs florales »; on entend « la strideur d'un sifflet dolocomotive »; « un coupé attend, avec, au fond, dans l'ombre,une jolie fille... »; un homme blessé en duel agonise «avec, déjà,une écume sanguinolente aux lèvres »; l'adversaire qui l'a tuéa senti sa lame « qui s'enfonçait comme en do la terro glaisomolle et humide... ». Pourquoi pas comme dans du bourre»puisque c'est ainsi que les Français parlent?

Les Français aiment la phrase courte, ils aiment la phrase-longue; ils aiment surtout la phrase claire; c'est pourquoi,lorsqu'elle est longue, ils en surveillent la structure, ils veulentque les diverses parties en soient reliées par des articulationsnécessaires, par des charnières solides. C'est même cette phraselongue, avec ses incidentes bien proportionnées, bien ratta-chées à la charpente principale qui semble lo mieux convenir àla logique de leur esprit. Descartes, Rossuet, J.-J. Rousseauleur ont donné, sur ce point, toutes les satisfactions désirables.Mais la phrase indéfiniment prolongée, dont tous les membressont indépendants les uns des autres, sans conjonctions niligatures, comme un faisceau épars qu'on a oublié do nouer,on leur enseigne, dès lo collège, à la fuir.

Il en est deux ici, juxtaposées, comme pour se faire con-currence. Dans la première il s'agit d'une chevelure de jeunefille qui « s'épandait sur ses épaules en avalanchesde rayons...»« Et sa mère se plaisait à la peigner, à la tordre dans ses mains,n'eût laissé à aucune fe^.ue de chambre cette tâche minu-tieuse, s'interrompait quelquefoispourcouvrir Renée de baisersorgueilleux, avec une suprême béatitude, comme si son coeur,trop longtemps craintif et torturé, s'était enfin guéri des bles-sures anciennes, avait recouvré son originelle bonté, ses illu-sions perdues, l'espoir de tendresses qui ne seraient pas vaines,qui, pour la première fois, no l'abreuveraientpoint de fiel et do

Page 193: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

170 I.A LANGUE NOUVKM.R

dégoût, no l'achèveraient pas d'un choc pins nnlo encore nsubir que les autres... » Onf ! La phrase est encore plus longuequo la chevelure et il faut souffler quand on l'a finie.

l)a:-.s la seconde, les repos no sont pas mieux ménagés ot lolecteur est obligé d'aller péniblement jusqu'au bout do sa res-piration : « Rajeunie par cette apparence do bonheur, cettequiétude qui activait sa convalescence, à cause de Renée,elle élargissait lo cercle de ses relations, reparaissait dans lemonde, donnait des bals blancs et, malgré son âge, la poudrequi argentait ses bandeaux, les stigmates do tristesse incrustésdans sa chair et tels que des cicatrices, elle avait lo charmenostalgique d'une rose remontante qui s'est ouverte pâle ot ùpeine parfumée par quoique brumeuse journée d'octobre uninstant éclairée do soleil, et bientôt s'effeuillera, plaisait encore,semblait presque la grande soeur do sa fdlo ».

Kilos sont nombreuses, dans lo roman, ces phrases inter-minables, elles l'alourdissent, elles lui donnent surtout l'ap-parence d'un bibelot trop travaillé et surchargé, où l'ouvrierno so dissimule pas assez derrière l'oeuvre; mais plusieurssont poussées ot prolongées aVcc un art qu'on no méprisepoint. Kilos sont mille fois moins choquantes que toutesces affectations qui ressemblent à des florès de fort en thème,réunies pieusement dans un cahier ad hoc pour servir unjour de composition. Ici elles .boudent, et il n'en est pasune dont on nous fasse grâce; depuis le en usurpateur qui adétrôné dans, jusqu'au tel ot n Vainsi que qui ont remplacé le

comme, en passant par les violettes buées, le des fois et le dessoirs, et surtout cet avec victorieux, triomphant, qui réparaità tout bout do phrase, séparé, délivré de son complément aprèslequel il no semble pas pressé de courir : « Un coupé attendaitavec — au fond — dans l'ombre — une jeune fdlo... ».

Toutes ces grâces vous irritent ot vous glacent, parcequ'elles font partie d'un programme discuté et voté en grandecérémonie par des écrivains qui n'en sentent pas lo néant.Armés comme lo sont la plupart d'entre eux, ils avaient mieux àfaire quo d'y perdre leur temps ot leur plume. Ils n'arriventdonc pas à se rendre compte do l'ennui qui nous prend lorsquenous rencontrons ce vieux fonds de fleurs artificielles, ces gon-courtiana, dans tous leurs livres !

On en trouve même chez un de ceux que son imagination,

Page 194: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

I.KS DlStill'LKS 171

son tnlont de nnrrnlour, son ndrosso a tirer du frottement dospassions l'étincelle tragique mirait dû préserver do toulo cetterecherche de brimborions plus ou moins littéraires qui, dansun récit romanesque, no peuvent avoir d'autre effet que dodétourner l'attention ot de glacer l'émotion.

« 11 s'éveilla, souleva des paupières l'épaisso nuit tombée,hissa sur un poignet son corps lourd. Tout à l'heure il galopaitdans la lumière et maintenant il se trouvait dans les ténèbres,

...il ne se souvenait de rien sinon d'un grand choc et d'une

chute en arrière. Au bruit déchirant des mitrailleuses un énormosilence avait succédé et l'on n'entendait plus qu'au loin le bruittremblé des caissons s'éloignant sur les routes. Une affreusedouleur lui arracha un cri... il lui sembla que ce cri avait étéhappé au vol, renvoyé d'écho en écho, car il s'étendait déjà surtoute la plaine, courait à ras do terre, se dispersait en millepetites voix faibles qui se plaignaient, se répondaient, se croi-saient, s'étroignaient en sanglots ^bas ou fusaient en hurle-ments grêles... ».

C'est la peinture du champ do bataille, le soir venu, aprèsla fameuse charge des cuirassiers de Heichshoffen. On n'enpont rêver de plus dramatique; mais le peintre, par un souciexagéré do la petite observation, y a tellement accumulé lestouches que l'olTot général disparait dans ce papillotementproduit par l'opposition du bruit déchirant des mitrailleuses otdu bruit tremblé des caissons; des sanglots bas et des hurlementsgrêles, et par mille autres ingénieuses et laborieuses combi-naisons, comme ce cri, happé au vol, qui court au ras do terresur toute l'étenduo do la plaine. Lo tableau, si poignant qu'ilsoil, sent l'effort; on cherche un homme violemment ému,*

on ne trouve qu'un opérateur très appliqué qui analyse otdissèque.

Maintenant l'incendie d'un château :

« I's firent quelques pas et, dans l'échancrure du val, unefournaise tournoya sous leurs yeux. Lo château flambait d'unincendie tel que les toits d'ardoise* fondus dans la chaleurimmense n'étaient plus qu'une mer de feu. Elle déferlait envagues* larges et profondes avec des tourbillons rouges et des

Page 195: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

172 I..V LANGUE NOUVELLE

remous bruns de fumée, s'étendait comme une marée surles sables, noyait tout le pays d'un flot débordé; des écumesdo braise et des embruns d'étincelles volèrent, mouebetèrentles rives noires de la forêt, et les épicéas des pelouses s'enflam-maient, brûlèrent do proche en proche dans le grésillement doleurs barbes résineuses comme de grandes torches funèbres... ».

' Comment s'attarder à cotte description, si exacte qu'ellepuisse être, lorsqu'au moment où on nous la mot sous les yeuxune terrible partie do vie ou de mort se joue dans la nuit,entre un officier prussien de cuirassiers blancs et i\n garde-chasse français?

Cependant le château incendié s'écroule et on entend « unbruit fracassé d'effondrement »... Frappé au poitrail parle cou-teau du garde, l'alezan du Prussien « pointe avec un hennisse-ment blessé », puis «bondit en cabrades ruées»,et enfin se pré-cipite « d'un instinct de bête à l'agonie » dans un étang où ilnoie son cavalier... « Un bras blanc se tendit comme pours'accrocher au ciel, disparut aussitôt, et l'eau redevint movne,seulement moirée de grands cercles lents... »

Voici maintenant, dans une nouvelle intitulée Le 28 mars,des prisonniers français rapatriés qui reviennent d'Allemagnepar train spécial :

« A mesure que le train des rapatriés s'approchait de laville, il semblait battre d'une fièvre croissante, s'exciter danssa course, haleter avec les coeurs des prisonniers... Los tunnelssaccadèrent leur émotion; les plaques tournantes battirent,tonnantes; des quais se creusèrent, sommés do hautes maisonsaux fenêtres vivifiées de têtes penchées, et le convoi s'allongea,d'un dernier élan savonneux et mourant, dans le silence de lagare... »

Qu'est-ce que tout celapeut bien nous faire ? l/élansavonneuxvaut Yémotion saccadée; c'est-à-dire que la fausseté du systèmeet la bizarrerie du procédé éclatent ici, sans discussion possible,sans excuse, et que cette façon d'écrire gâte, dès le début, deshistoires qui font songer quelquefois à ï'énergiquo concentra-tion de Maupassant (1).

(1) J'ai déjà dit que celui qui les a écrites est aujourd'hui devenu unmaître. J'espère qu'il me pardonnera ma franchise.

Page 196: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LES DISCIPLES 173

Faut-il emprunter d'autres extraits à quelque roman dumême auteur? C'est surtout dans la description 'qu'il donnecarrière à sa fantaisie :

.« Ce fut, dans la grande- blancheur crue des aurores, une

baignade lumineuse et psychique d'une douceur infinie. Maisbientôt il se tournait vers la croisée d'où un peu de nuit filtraitdans la clarté et, l'oeil câlin, il inspecta les grisailles intérieuresde la pièce : un jour éteint, mou, y dormait, laissant, en desangles, s'épaissir des ombres, de vagues ténèbres se tasser, et ilfallut à ses regards une accoutumance nouvelle pour distinguerdans la neutralité de ces teintes, des mouvances de choses... »

11 y aurait bien d'autres remarques à faire ici; il faudraitsignaler encore ce besoin de décrire minutieusement sur notesou sur pièces, tout ce qui vous a passé sous les yeux. C'est unemanie de ces touristes anglais, qui ne manquent jamais doconsigner, jour par jour, heure par heure, sur leur calepin,les moindres particularités de leur promenade. Cela n'a d'in-térêt que pour eux et bien qu'il s'agisse, comme on dit, dechoses vues, on leur sait gré do n'en pas faire des livres. Malheu-reusement les romanciers d'aujourd'hui ne savent pas résisterà cette tentation. Il y a en eux du chasseur de papillons, quiprend indistinctement dans son fdet et met ensuite dans sacollection les plus insignifiants coléoptères.

Ailleurs, ce sont deux jeunes mariés qui, à leur réveil, vontvisiter l'écurie et la sellerie de leur château. Une grande pagesur l'écurie ! Une seconde page sur la sellerie !... « C'était, àl'intérieur, une pièce boisée, parquetée, tenue sèche l'hiverpar la chaleur d'un petit poêle en fonte, alors éteint, quidressait au milieu l'F noir de son tuyau coudé... ». Le coupleamoureux, en pleine lune de miel, a bien autre chose à faireque do s'arrêter à ce poêle en fonte, à son tuyau coudé, à sonF noir, et bien d'autres réflexions à nous communiquer. Enl'attardant ainsi à ces détails hippiques, où l'auteur étale tropvisiblement sa compétence, on refroidit beaucoup l'intérêtqu'il nous inspire. C'est une faute de composition, c'est unofaute de goût sur laquelle nous insisterions bien davantagesi notre critique ne s'adressait surtout, dans sa donnée essen-tielle, à cette longue blessure do la langue.

Page 197: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

171 L\ I.ANCUK NOUVKUK

Uno dernière citation, un pou longue, mais tellement démons-trative qu'il sera inulilo do rien ajouter a l'cblouissomont docette aveuglante palette :

« Sous la lueur arlequinéo, dans l'atmosphère bigarrée,hyaline, Jeanno vagua lente, teintant son esprit (Invocatricescolorations.

« Tout maintenant était changé dans lo mystère du pavillonsi longtemps clos; les fourrures avaient été renouvelées; lesdalles harmophanosbalayées luisaient plus claires, les verrières,lavées à grande eau, encadrées d'étoffes neuves, lustraient,d'un chatoiement de pierre précieuse, uno lumière de kaléidos-cope plus brillante, plus diversifiée et, dans leurs trans-parences plurieoloies, ce furent d'étranges paysages qui appa-rurent,

« Un — parce qu'elle regardait à travers le verre bleu d'unlosange — fut de neige. Sous de minces couches de lumièrepâle, l'habituelle vision du pays se transformait; les champs,comme sous des lueurs de lune, s'étendaient. Des bouquetsd'arbres, en masses d'azur plus foncé, plaquaient les plansobliques do leur immobilité gelée et, sous lo ciel décoloré, toutela terre semblait Pigée dans la frigidité des froids do l'éther.Des souvenirs do romans rappelèrent à Jeanne des descriptionsde plaines lunaires, et, un moment, elle eut la sensation qu'elleavait devant elle le mondo transi, la terre gercée, aux crevassesénormes, la terre des désolations immobiles, la Séléné des as-tronomes. Elle perdait pied ta planer sur les solitudes muettes,à se laisser ravir dans les tourbillons secs et froids de l'espaco,sentant son âme so glacer sous les lueurs mornes versées dansses yeux... Mais un mouvement machinal de ses pieds hausséschangeait sa vision, la mettait devant l'orangé d'un grandlis do cristal épanoui dans lo vitrail, et la nature changeaitencore Ï c'était, sous l'éclatant soleil équatorial, uno torroécrasée do lumière, des plantes énormes et grasses suant lachaleur des plaines jaunes, d'un jaune puissant ot roux de feude forge; un air brûlant, un air saturé do chaleur solaire, etdans son imagination puérile, elle croyait voir à l'horizonl'ondulation d'or du désert étendre sa large bande de sablejusqu'aux lignes violettes et dures des montagnes trèsloin... »

Page 198: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

MîS IHSCII'US 175

Non, c'est assez ! Le tabloau n'est pns fini, mais il faut goborner. A l'effet bleu, à l'effet blanc, à l'effet orangé,.succèdontl'effet vert, « un momlo languissant, un monde moiré d'humi-dité vénéneuse, commo un monde entrevu sous le plafond glau-que deseaux, un roynumo sous-marin où l'air se rideraitonondespâles, etc. »; puis l'effet rouge, « la vie sombro et robuste d'unastre en progression »; mais Jeanne rôveuso « secoua ces fais-

ceaux de lumière qui so croisaient au fond do ses prunelles etelle se mit à son piano, où « uno gavotte naquit, so cadençasous ses mains eh notes de perles, détachées, menues »; si bien(pie, sous ce flot d'impressions, qui étaient réellement do natureà lui tourner la tête, « \ui rêve composite ennuageait son esprit,un rêve généré par la grâce anormale et double de ce pavillonperdu... ».

VA notez que cette rêverie multicolore détourne absolumentle lecteur des pensées graves, de la compassion attendrie aux-quelles le convie la situation douloureuse de l'héroïne. On di-rait (pie l'écrivain ne s'y intéresse pas, ou ne s'y intéresse plus,tant il cède au besoin de montrer les qualités de styliste dont il

»\st doué et dont il fait, en les étalant mal à propos, un si regret-table usage. Croit-il vraiment être original quand il nous ditque«l'or roux de ses cheveuxtombait sur la puérilité nue do sesépaules »? Celte puérilité, dans le sens où il l'emploie, rappellevraiment do trop près d'autres bizarreries du même genre quenous avons empruntées à un autre écrivain, styliste à la modo,lui aussi, et qui, pour dire qu'une grenouille fut écrasée dans safuite (ce qui serait trop simple), nous apprend que « la fuitod'une grenouille fut écrasée ». Quiconque a un peu étudié lesmystères essentiellement puérils de la langue goncourtislosaisira immédiatement lo rapport qui existe entre cette « fuitoécrasée » et cette « puérilité nue ».

Ce sont do pâles copies, des imitations d'imitations; c'est duprocédé, ce qu'on appelle aujourd'hui du chiqué, du truc, end'autres termes la plus vaine et la plus arlifiçiello des conven-tions. Toute l'école en use et en abuse, de sorte qu'on aperçoitimmédiatement de quel atelier sort tout ce pittoresquo, etqu'au lieu de faire uno originalité à celui qui s'y oublio, il jettoà l'instant même sur tous ses écrits une couleur de poncif, enmême temps qu'il y colle une étiquette do fabrication. Aucuneimpression n'est plus désagréablo à l'amateur désintéressé qui

Page 199: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

176 LA LANGUE NOUVELLE

chorcho un invontour ot qui no trouvo qu'un copiste Aucunon'est plus fâchouso pour co copisto lui-même, trahi bientôt parl'abor danco des fac-similés qui affrontentà la mômo heuro l'ai-tentic n publique On est bien forcé do voirqu'ils so ressemblent,bien qu'ils no soient pas signés du mômo nom, et quo, portanttous la mômo marquo, ils sont tous sortis do la mômo offleino.Les rapprochements qu'on est amené a en fairo nuisent beau-coup à l'opinion qu'on en gardo et c'est un vrai malheur pources soi-disant stylistes lorsquo lo hasard vous en met doux outrois do suite entre les mains. Ils sont si bien pareils qu'on finitpar les confondro et qu'a la vingtièmo pago on no sait plusexactement auquel on a affaire. Jamais ils no so douteront do

co qu'ils y perdent, lorsquo, par la forco mômo des choses, laboutique apparaît sous l'inspiration. Évitez, messieurs, do vousmontrer ensemble; séparez-vous, si c'est possible, comme desmalfaiteurs après leur coup; l'isolement vous profite; la con-frontation vous dénonce.

C'est fini. Les prés ont assez bu. Nous no citerons plus qu'unou deux morceaux do critique, pour montrer à quel point cojargon a pénétré la langue, et le dommage qu'il lui a causédans un domaine qui semblait fermé à ses expériences, étantmoins susceptiblo que lo roman do fantaisies pittoresques etd'extravagantes nouveautés.

Un philosophe s'exprime ainsi au cours d'un chapitre do psy-chologie : « En vain je tâche do discerner ma raison d'être dansce médiocre univers, parce quo do cette connaissance se dédui-rait facilement la série des moyens qui me permettraient d'ypersévérer. Mais je luxe sans profit mes meilleures circonvolu-tions cérébrales à une analyse stérile. Je me heurte toujoursaux mêmes difficultés sans arriver à dégager do ces collisionspériodiques un enseignement sérieux... »

En mes jours de bonne humeur j'eusse comme suit formulé :

« Polygame ne puis, monogame ne daigne, àgame suis etdemeure. Mais les naturalistes intolérants m'excommunierontet me déclareront inharmonique au monde : ce qui, après tout,est bien possible...

« Plus quo possible, au réfléchir, certain. Car mon refus dejuxtaposer à la mienne uno sensibilité féminine rend peut-être

Page 200: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

I.KS DISCIPLES 177

irriîinétliablo la misère do mon actuelle situation. Ce numérairedérisoire, promis en quantité notable a tels noctambules demon cercle, où désormais le trouver, où le quérir, puisque jorepousse d'un geste que je m'efforce de no pas rendre théâtralla corbeille nuptiale où l'ont lingotté de crucifiantes et mater-nelles exigences? De quel puits l'artésianer? Sources et res-sources sont concordamment taries. »

Ce morceau, auquel nous avons déjà fait ailleurs diversemprunts, suffirait pour donner une idée de la désastreusoinfluence exercée par l'école? Il est l'oeuvre d'un universi-taire qui a écrit depuis diverses pièces de théâtre et publié desarticles où il semble tout à fait venu à résipiscence. 11

s'exprime en langage chrétien; il a nu>me un style à lui,vif et fort, qui rend suspects ses premiers essais.On se demandesi la page «pie nous venons de citer n'est pas un de cespétards dont les débutants usent quelquefois pour attirerl'attention publique sur leur nom ou, mieux encore, unede ces gageures, autrefois usitées, où l'imitation à outranceconstitue précisément la plus violente des ironies et la plusjustifiée des condamnations. Il est fort possible, étant donnéesa conversion actuelle, (pie l'ingénieux inventeur des « cru-cifiantes et maternelles exigences qui ont lingotté le numé-raire dans une corbeille nuptiale » ait été, dès l'origine, unféroce mystificateur, traîtreusement installé dans une écolodont il apercevait tous les ridicules, pour mieux les saisir ets'en moquer. Cette façon de demander l'hospitalité à l'ennemia toujours été admise dans nos moeurs littéraires. Tout strata-gème est de bonne guerre quand il s'agit de combattre lesdestructeurs de la langue. Tant pis pour les réformateurs dontun naïf orgueil bouche les yeux et à qui on ne fera jamais avouerqu'ils aient pu être les victimes d'un effronté pince-sans rire.

12

Page 201: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice
Page 202: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

CIIAPIÏHK Vil I

LE SYSTÈME

1

Caractère puéril île la reforme. — Kn quoi consiste la langue nouvelle. — Soutravail sur le verbe, les conjonctions, les prépositions et les adverbes. —ha place de l'adjectif. — L'emploi bizarre du mot avec. — Le résultatobtenu. — Langue lourde, désarticulée, sans ressort et sans vie, facilea pasticher et à parodier. — La confusion des temps. — Le néologisme etl'archaïsme.

Enlin, nous y voilà ! Nous voilà on faco du système ! On serond compte maintenant, sur preuves, do ce qu'est la languenouvelle et de ce qu'elle vaut. Ses procédés, peu variés, sontpercés à jour. Ce ne sont qu'artifices puérils dont pas un seulne mérite d'être retenu. Ce qui a toujours caractérisé la languefrançaise, même avant qu'elle fût devenue définitive, c'est sonextrême souplesseet sa merveilleuse agilité. Elloest,commeunobonne montre, tout en rouages et en ressorts dont la précisionégale la délicatesse, et qui se tendent ou détendent à volontédans la main qui en possède l'ingénieux mécanisme. Ils ontvoulu la rendre plus légère encore et n'ont rien trouvé de mieux,pour y parvenir, que de lui ôter une partie des pièces mai-tresses de son intelligente horlogerie. Qu'est-il arrivé? C'estqu'en effet, ils l'ont rendue plus légère en apparence, pluslourde en réalité, puisqu'ils ont supprimé en elle le mouvement,

Page 203: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

180 LA LANGUE NOUVELLE *

communiqué par les nerfs do transmission, autromont dit lavio mémo.

Ainsi*mutiléo, ello a perdu colto élasticité qui faisait saforco; ello est tombéo à l'état do choso inaniméo, d'inerto ma-chino; enfin, ello no marche plus. Nous venons do lu comparerà un chronomètre savamment réglé auquel des butors n'au-raient laissé quo sa valeur do métal. On peut dire encoro, aprèsco qu'ils en ont fait, qu'cllo ressomblo à une construction pro-visoire en torchis, dont les mure reposent à plat sur lo sol sansaucun support do fondation, un véritable château do cartes,bizarroment coloriées.

Plus do conjonctions, plus do verbes, plus do tenons ni dorivets pour assembler les .solives et consolider les planchers.Toute cohérence entre les diverses parties du discoure est sup-primée. Elles s'en vont au hasard, dépourvues do cetto puis-santo direction d'autrefois, qui, sans ôter à chacune sa fonc-tion propro, les faisait concourir ensemble à l'effet du tableauou à la démonstration finale. La langue nouvcllo oublio ounéglige les rapports nécessaires qu'elles ont entre elles, leurattribue à toutes la môme importance, les met toutes au mémoplan, sans souci do la proportion et do la perspective. Saphrase marche au pas, alignée comme un régiment dans lequelaucune file ne doit dépasser l'autro, mécanique et anguleuso,maigre à voir, monotono à entendre, toujours raide parcequ'elle n'a ni articulations ni charnières, toujours essouffléeparce que les organes de la respiration lui manquent. Rien n'yest laissé à l'invention, rien au caprice et à la fantaisie, sauf lafabrication do mots nouveaux, généralement bizarres et écra-sants, qui pèsent sur elle comme des montagnes. Plus de cespropositions incidentes, adroitement ajustées, qui reposentl'esprit, mais sans le distraire, et qui n'usurpent jamais laplace de l'idée principale, du fil conducteur.

La langue nouvelle a ses incidentes, elle aussi, elle n'a mêmeà peu près que cela, car l'idée principale, la phrase initiale netarde pas à s'y embarrasser dans un enchevêtrement de pa-renthèses d'égale valeur, indépendantes les unes des autres, etqui se suivent sans subordination ni lien. Ainsi soulagée de sesconjonctions, c'est-à-dire de ses raccords, ils la trouvent plusvivo et plus allègre; ils le disent, ils le croient, et à un certainpoint de vue, ils ont raison, elle est en effet plus légère, comme

Page 204: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

I.K SYSTf.MK 181

tin navire on détresse qui a jeté sa cargaison à la mer; co n'estplus qu'une langue creuse, une langue do carton. Mats ce cartonest bitumé et prodigieusement pondéreux. Il est fait surtoutd'adjectifs entassés en pyramides, et «le douloureux participesprésents. Dire, par exemple, de la langue nouvelle qu'elle estvide, Masque, gauche, poussive, etc., et chargée d( défautstrahissant son infériorité, révélant son origine, la condamnantà bientôt disparaître, c'est écrire comme on écrit aujourd'huiet c'est écrire fou mal, car c'est se priver sottement do ce<pj conjonclif qui a pour fonction spéciale do nous épargnercet assommoir. Il est inutile d'insister. Quiconque ne voit

pas, ne sent pas cela du premier coup n'est pas un artiste et nole sera jamais. Ces participes présents appartiennent de droitaux expéditionnaires do bureau, et doivent, cinq fois sur six,être abandonnés à la langue administrative qui en abuse danssa correspondance et ses rapports.

Co n'est pas tout. Il est reconnu que la langue non'ellesupprime le verbe autant qu'elle le peut et que ses descriptions,par exemple, ressemblent très souvent à de simples énuméra-lions, à des catalogues. N'eut-elle peindre un bois où des sapinset des chênes mêlent leur feuillage et leur ombre, elle s'exprimeainsi : « Un bois, des sapins, des chênes, de l'ombre, plus foncéeici, moins là... ». Et elle s'imagine tenir le record de la vitesse.De la vitesse peut-être, mais non pas do l'art et du stylo. Ellene s'aperçoit pas que cette absence du verbe, cette tendance àse passer de lui et à le remplacer par des abréviations télé-graphiques, contribue encore à plomber cette prose inertequ'on prétend neuve et qui enfonce ses phrases avec une de-moiselle de paveur. Le verbe représente l'action, il est l'actionmême et le mouvement, il est la vie. Sans lui, rien ne bouge,rien n'existe. L'éliminer, c'est tuer la langue ou tout au moinslui communiquer une insensibilité, une torpeur qui ressembleà la mort, c'est la chloroformeret l'anesthésier, sans profit, carà quoi bon, je vous le demande, supprimer ce qui anime etvivifie lorsqu'on reconnaît soi-même qu'on rechercheavant toutla vie et la couleur?

Mais nos réformateurs ne se contentent pas d'escamoter leverbe dans la mesure du possible. Lorsque par hasard ils serésignent à s'en servir, ils en changent, contre toute logique etpour leur agrément personnel, ce que la grammaire appelle les

Page 205: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

m LA LANGUE NOUVELLK

temps et les modes. C'est ainsi que, depuis une dizaine d'années(pas davantage), la coutume s'est introduit^ de traiter lesprétérits et de les confondre avec la plus iachu.s.- désinvoltureOn trouve cela nouveau et joli. C'est, qu'on nous passe le mol,du langage sélect, du style chic. Tous les jours vous lisez dans lecompte rendu de quelque représentation dramatique, qui a eulieu la veille, celte phrase quasi stéréotypée sous la plume deschroniqueurs de théâtre : « La soirée fut hello ! » Ce « fut belle »

vous a un petit air déluré et galant. Personne n'y résiste, mêmeparmi les meilleurs. Des normaliens frais éduqués donnentdans cette modo qui n'est pas un simple péché véniel, car c'esthorriblement mal parler. C'est aussi anti-français que possible.Faut-il le démontrer? Hélas ! on nous réduit «à ce rôle depédagogues !

Lorsque vous dites : « On a repris hier la Damnation deFaust, la soirée fut splcndide », non seulement vous commettezun anachronisme et vous juxtaposez deux membres de phrasequi répugnent à cet accouplement comme deux chevaux malattelés à la même voiture, mais vous faites, avec prétention,un véritable contre-sens. Il faut dire tout simplement, commeles braves gens : « La soirée a été superbe ! » La chose est plus

grave qu'elle n'en a l'air et dépasse de beaucoup le plaisirinoffensif que les réformateurscroient se procurer en changeantainsi mal à propos l'heure exacte à laquelle s'est produite unemanifestation passée. Si, en effet, pour une reprise théâtrale dela veille, on dit : « La soirée fut superbe ! » comment s'y pren-dra-t-on pour rappeler la première représentation triomphalequi a été donnée quinze, vingt, trente, ou même cent ansauparavant? On no pourra pas dire que la soirée a été magni-fique, car il serait ridicule de marquer ainsi, contre toutelogique, ladatede l'/l/(Ts/e deG\wk,om\vsHuguenotsde Mcyer-beer, ou du Mariage de Figaro. 11 faudra donc de ton le néces-sité, en évoquant ce souvenir, dire que « la soirée fut magni-fique ». Et voyez alors ce qui arrive. Pour parler d'un évé-nement dont un siècle nous sépare, vous employez le mêmeterme que pour parler d'un événement d'hier. Voilà tous lestemps confondus ! Voilà l'histoire bouleversée !

Laissons donc là cette niaiserie. Ils ont imaginé d'autresinventions plus dangereuses pour sophistiquer la langue. Quedites-vous de ces grands pluriels abstraits, les maternités, les

Page 206: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LE SYSTÈME 183

sensualités, les modernités, les disponibilités, les individualités,les défectuosités, etc., etc., qu'ils recherchent avec amour etauxquels ils paraissent attribuer une majesté particulière?M. Michel Hréal, dans sa Sémantique, en a cité de curieux : «.undynamisme modificateur\de la personnalité », « une. individualitéau-dessus de toute catégorisation », « les impériosités du désir »,

« les célestes atlentivilés ».M. Emile Deschanel en a relové beaucoup d'autres, dans ses

Déformations de la langue française, et les a jugés sévèrement :

« Telles sont, dit-il, les affectations ou les aberrations incon-scientes de quelques-uns qui s'imaginent être des inventeurslittéraires. Presque toujours c'est faute do connaître la bonnelangue qu'on en invente une mauvaise. Au lieu de mots parfaitsqui existent, on forge des expressions détestables, que rien nejustifie ni n'explique, et qui sont vraiment filles du hasard ».Ne voilà-l-il pas, ajoute M. Deschanel, « le jargon à peine intel-ligible » que prédisait Lamennais?

Nos inventeurs littéraires, très curieux de ces pluriels creux,semblent les croire nécessaires à leur phrase pour la corser etl'étoffer. Ils J'étouffent ! Ce sont des mots sans couleur et sanschaleur auxquels on peut toujours substituer des synonymeslégers et courts qui ont au moins l'avantage de no pas tenirtant de place. Quand on rencontre ces blocs sur son chemin,

on a la sensation que donnent les marteaux-pilons de l'indus-trie métallurgique, on se croit dans la galerie des Machines; etoù sont-ils ces mots rapides, ces mots ailés, les epea pteroentade la poésie hellénique? Ces abstractions creuses comme lafonte, mais massives aussi et contondantes comme elle,semblent avoir été fabriquées tout exprès pour écraser lalangue qui en est réellement aplatie et exterminée.Ellesajoutentencore, par leur configuration IULMUO, à l'uniformité de cettehorrible phrase, toujours la même, qui ressemble à une muraillefaite de moellons tous pareils, dimension et coupe, tousinvariablement rectangulaires, tous symétriquement rangésdans cotte lourde et encombrante maçonnerie.

Hion n'est plus désagréable, môme ù l'oeil. Et quo diro dol'oreille quand on la force à entendre l'épaisse musique quisort d'une pareille bâtisse? En vain la relèvent-ils de quelques

^fioritures encore pires que lo fond d'orchestro qu'elles essaientd'égayer. On n parlé quelquefois do la monotonie classiquo et

Page 207: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

184 LA LANGUE NOUVELLE

do ce moule invariable où sont coulés les vers et la prose duxvnc siècle. On cile les plaisanteries d'Alfred de Musset qui,d'ailleurs, ne se moquait plus à la fin, et s'avouait plus en-clin à imiter qu'à railler. C'est absolument injuste et d'unecritique très superficielle. La langue des grands classiquesn'est immuable que dans les grandes lignes, où il importoqu'elle le soit, et n'est inflexible, pour ainsi parler, que surles principes. Mais, une fois la règle observée, elle varie et sediversifie, dans le détail, sous les plumes très différentesqui l'ont écrite, avec une merveilleuse aisance et une incon-testable originalité. Tous les romanciers d'aujourd'hui sontle même, nous l'avons assez répété et démontré pour n'yplus revenir. Au contraire, sauf cet air de famille qui attestela race, quelle ressemblance voyez-vous entre Bossuct et Fénc-lon, Mme de Sévigné et Mme de lia Fayette, Corneille etRacine, Perrault et La Fontaine, Retz et La Rochefoucauld?Ils n'ont vraiment de commun que leur génie.

Telle est donc la physionomiegénérale do la langue nouvelle:une surface unie, une plaine morne, mais parsemée de construc-tions bizarres et de végétations parasites. Figurez-vous deskiosques chinois et des pavillons japonais en Beauce, avec dominuscules parterres capricieusement dessinés, des jardinetsmaigres, des arbustes tortus, des bassins, des rocailles, unebigarrure d'enjolivements impossibles, un fouillis do chosestourmentées, recroquevillées par une espèce de perpétuellecrispation automatique, une absence voulue, calculée, affectée,de simplicité et de naturel; une architecture tonkinoise etannamite, dressée à la diable dans un mauvais marécage.

Mais c'est là qu'ils se rattrapent. Impuissants comme con-structeurs, ils se prétendent supérieurs et inimitables commeornemanistes. Inimitables, oui; car c'est précisément dansl'absurdité du détail que triomphent ces mosaïstes. Nousavons déjà vu, nous verrons encore avec quelle facilité ilss'annexent des néologismesaussi difformes qu'inutiles et com-bien ils se peinent pour forger do vilains mots. Lorsque d'écri-tureilsont iircécrilorial, do JOYI,joliesse,de soupir, soupireur,dcviol, violeuse, de bistre, bistreux, de mat, nullité, de silence, si-lencicr, de prostration, prostré, d'âme, désâmer, do rose, roser,de maille, désemmailler, d'intense, intensément, de ferveur,ferveintnent, de forcené, forcenément, de mépris, mêprisumment,

Page 208: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LE SYSTKMK 185

do blasé, blascment, etc., etc., et mille autres pareils, ils nagentdans la joie.

On comprendra que nous nous gardions de multiplier ici lesexemples. Ceux-là sont d'une telle force qu'ils suffisent ample-ment à toutes les démonstrations. Quand on est capable defaire forcenémenl avec forcené, on est capable de tout; on estsoi-même un forcené d'écriture, acharné à frapper sur la langue

pour la briser. Les personnes à qui les élucubralions de la nou-velle école sont peu familières n'imaginent pas jusqu'où peutaller celte frénésie néologique. Il n'y a pas de mot, verbe,substantif, adjectif ou adverbe, qui ne soit condamné pareux au même traitement, et comme ces mots-là s'y offrentd'eux-mêmes, on n'en épargne aucun; la facilité encourage lesbourreaux.

La manie de l'archaïsme a moins sévi; mais elle est presqueaussi fâcheuse, et il faut vraiment avoir l'esprit un peu bis-

cornu pour s'amusera vicillirlalangue-en la repeuplantde motsanciens. De cet amusement, qui n'est pas complètement inof-fensif, quel avantage peut-on recueillir? Quand ils auront dit,avec un plaisir mal dissimulé, accoutumance pour habitude,ils seront bien avancés! 11 no leur manquera plus que la vivacitéde Montaigne ou l'ingénuité d'Amyot. La perte, la désuétudede certains mots est regrettable, mais qu'y faire? Nous nocesserons de le répéter : l'usage est roi !

Page 209: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

II

Locutions bizarres. — Fantaisie et snobisme. — Tournures laborieuses etobscures. — La préposition séparée de son complément. — Nouvellesobservations sur avec. — L'épithôte avant le substantif. — L'enflure desmots. — Les précieux ridicules. — Concurrence aux ruelles. — Le succèsdes novateurs. — Ils ont ouvert la porte au naturalisme. — Le naturalismemaniéré. — Encore la Préface de Chérie. — L'amour du mot. — Ecrireavant de penser. — L'écriture est tout.

Nos réformateurs se sont encore donné carrière sur d'autrespoints et so sont offert le régal d'inventer certaines locutionsd'un genre spécial que le snobisme du Tout-Paris a immédia-tement adoptées, répandues, vulgarisées et qui reparaissentaujourd'hui à tout propos comme autant de clichés, non seu-lement dans la conversation, mais dans le dialogue drama-tique et dans les livres. C'est ainsi que les néophytes de l'écolen'emploient plus un seul qualificatif sans y ajouter une espècede superlatif complémentaire, toujours le môme: «Oh! com-bien !» — « Etait-elle jolie? — Oh! combien! » — « Elcs-vouscontent du succès de votre pièce? — Oh! combien ! » La chosetourne à la ritournelle, pour ne pas dire à la scie.

Il y a aussi « pas très » dont on use de la même façon, avec lesadjectifs ou même les verbes, et qui semble être précisémentl'opposé, le contre-pied de «Oh! combien!» — « Etait-elleaimable?—Pas très! » — « Est-ce qu'on s'amuse à la Comédie?

— Pas très ! » Et l'on parle ainsi, même dans certaines pièces àla mode. Passons. Ces petits jeux où l'esprit parisien se croitintéressé, ne méritent même pas qu'on s'y arrête, bien que lalangue s'y déforme, comme un pied bien fait dans des soulierstrop pointus.

Page 210: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LE SYSTEME 187

Les néo-linguistesont encore une autre manie qui consiste aséparer la préposition de son complément et à lo lui refuser aumoment même où elle le réclame. Cette façon d'en useraboutit régulièrement à une phrase laborieuse et obscuro, àpeine française, grimaçante cl grotesque : « Il disait que pour[par des moyens à lui] continuer sa marche vers lo but qu'ilpoursuivait, il devait d'abord s'en ouvrir à un homme du mé-tier ». —« Ils venaient par [pour produire la terreur] mille etcentaines de mille». Ces parenthèses étranges sont assez usi-tées aujourd'hui; mais ce pour et ce par qui, comme on dit engrammaire, se gouvernent l'un l'autre, paraissent appartenir àla langue hottenlote. C'est de la pure barbarie.

Faut-il encore signaler un de leurs plus futiles enfantillages,c'est-à-dire la règle qu'ils se sont bénévolement imposée de tou-jours mettre, quoi qu'il arrive', Pépilhète avant son substantif?Honne habitude en général, mais qui peut devenir ridicule parl'abus. Victor Cousin, philosophe/absolument dépassé, maisadmirable artiste de style, ne manquait presque jamais d'ob-server celte préséance; mais il n'en faisait pas un articlo do pro-tocole. 11 n'entendait pas qu'elle fit tache dans le discours niqu'elle étonnât le lecteur par un excès de singularité. Ce n'est,pas lui qui eût écrit comme on le fait volontiers aujourd'hui :

« Pour fêter les russes marins, nous avons illuminé avec dovénitiennes lanternes ! »

11 y aurait bien autre chose à dire — ou plutôt ù répéter —sur une certaine brutalité de langage qui est propre aux réfor-mateurs et sur un air de force qu'ils se flattent d'imprimer àleur pensée par l'enflure indéfinie des mots. On y sent, à toutcoup, l'effort de la grenouille qui se gonfle en boeuf et qui crève»11 est certain que ectto enflure, souvent grossière et même ordu-rière, contribue à la déformation de la langue, en détruit lagrâce et la légèreté, et en change absolument la physionomie.Mais ce qu'il importe avant tout do signaler, c'est l'inanité, lenéant de celte tuméfaction littéraire. C'est encore un pur en-fantillage, et si ce mot revient incessamment sous notre plume,c'est qu'il caractérise exactement la puérilité d'uno tentativedont on ne parvient pas à s'expliquer lo demi-succès. Evidem-ment ils s'imaginent que ces fantaisies ont leur originalité.Kilos l'ont sons doute, mais dans lo mauvais sens du mot,puisque cotte façon d'être original est à la portée du premier

Page 211: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

188 LA LANGUE NOUVELLE

farceur venu, ot'quo, pour s'en payer la fête, ils en sont réduitsà se copier les uns les autres.

La langue des Concourt, sur les lèvres de leurs élèves, vautencore moins que ces minauderies de bouche en coeur quifirent autrefois la gloire des incomparables Arthénices. Lemoindre apprenti peut, sans se donner un tour de reins, nonpas la parodier, car elle n'est elle-même qu'une parodie, maisse l'approprier et assimiler du premier coup. Rien n'est plusfacile que d'en faire des pastiches. Voyez plutôt :

« Vers le milieu du siècle dix-neuvième, il s'est forme unintellectuel groupe qui, pour, par de neufs moyens, arriverplus vite aux escarpés sommets de la littéraire gloire, causantensemble en un grenier, asile de l'art, cultivant les mêmes sé-rieux genres, se consultant en de vcspertinals convcnticulespour s'assurer du préventif accord de leur fraternelle esthé-tique, associant leur pensée et leur effort, en l'unanime inten-tion de réformer les bourgeois procédés de l'incly te et nationalelangue française, vieillis par l'enracinement et l'endormemcntde l'accoutumance, apportant enfin chacun son concours idio-syncratique à la commune oeuvre, c'est-à-dire à la nécessaireet inéluctable démolition do la surannée écriture, ont délibéré,avec, dans l'avenir d'une désintéressée entreprise, inauguréesous la patronale invocation do maîtres parmégionesques, uneconfiance chaque jour accrue par, dans les journaux, revues etlivres, l'extraordinaire multiplication des actifs et convaincusadhérents. »

Ils ont pu constater, en effet, à un moment donné, que lavogue leur en amenait chaque jour de nouveaux et c'est alorsque, sur tous les tons, ils ont célébré leur victoire. A les en-tendre, ces fins stylistes, comme ils aimaient à s'appeler,n'avaient pas seulement galvanisé notre langue, ils avaient, enarchitecture/ajoutô un sixième ordre aux cinq autres. Aprèsl'ionique, le dorique et le corinthien, ils avaient inventé lejaponais. On ne pouvait bien saisir leur idée qu'en se mettanttout à fait à leur niveau, c'est-à-dire en se pénétrant do l'inef-fable mépris que leur inspirait et que continue à leur inspirerla platitude contemporaine. Eh quoi! pouvait-on se tenir dohonte et de colère devant ce style de concierge qui déshonoraitle roman? Eux, au contraire, ils avaient introduit, dans l'art,quelque chose de raffiné, do chantourné,de tarabiscotéqui était

Page 212: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LE SYSTÈME 180

adéquat aux moeurs et aux goûls du dix-huitième siècle et quifût devenu sa vraie langue si, par un'caprice [inexplicableautant que funeste, il n'eût préféré celle de Voltaire, de Mon-tesquieu, de Jean-Jacques Rousseau et de Buiïon. Au moinsen reste-t-il, dans leurs écrits, une trace indélébile qui, devantla postérité, rendra témoignage de leurs légitimes prétentions.

lia plus justifiée, entre tant d'autres, est d'avoir fondé l'écolenaturaliste. Encore est-elle singulièrement exagérée. Ils ontfrayé la route au naturalisme, ils ne l'ont point inventé, et, doplus, ils ont appliqué à ce qu'ils en ont pris une forme maniéréequi en est la négation môme. Le travail trop soigné du style,quel que soit ce style, est incompatible avec le vrai roman na-turaliste, qui exige, pour faire illusion, une forte dose de gros-sièreté unie à une forte dose de platitude. 11 en résulte que levéritable inventeur ou restaurateur du naturalisme en Francen'est ni Concourt, ni Flaubert, ni Zola, tous plus apprêtés quenature; c'est Cliampflcury, aujourd'hui presque oublié.

Au moins celui-là ne donnait pas dans l'énorme erreur quicaractérise vraiment l'école : l'amour du mol; du verbe,

comme elle dit..Elle attache à ce verbe une telle importancequ'elle retournerait presque le précepte classique; elle veutqu'on apprenne à écrire avant do penser, la pensée n'ayantété donnée à l'homme que pour fournir un instrument de plusà la plus belle de ses facultés, la parole.

Voilà son système, voilà son programme, et Dieu sait si elle

y est restée fidèle. Nous avons vu une nuée de jeunes écrivainss'abattre sur le roman cl y déchiqueter la langue françaiseavec la morale universelle. Son erreur est de se croire jeune;elle est très vieille; c'est l'ancienne école de l'art pour l'art,mais amplifiée et rétrécie tout à la fois; rétrécic par le peu decas qu'elle fait des idées; amplifiée par la valeur qu'elle ac-corde aux mots. L'ancien art pour Part, glorifié par ThéophiloGautier, tenait la balance pluségale entre les deux. Nousn'avonspas à choisir entre ces diverses formules. Quoi qu'elles vaillent,ces artistes auront de la peine à nous persuader que l'art tiennetout entier dans Yécriture. Le mot a certainement un pouvoird'ornementation; mais encore est-il nécessaire de lui fournirune surface solide où il puisse évoluer; il faut, comme on dit,mettre quelque chose dessous.

Page 213: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice
Page 214: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

CHAPITRE IX

L'IDÉE ET LE MOT

I

Le Labeur de la prose. — L'idée et le mot. — Interversion des rôles. — Dansla nouvelle école, le mot précède, accouche l'idée. — Sophismes et para-doxes. — La musicalité déduclive. — L'expressivité. — L'auteur seréfute lul-mOme.

Un livre a paru, il y a trois ou quatre ans, intitulé le Labeurde la prose, i[ui décrit'très minutieusement la maladie de lanou-vello école, « l'obsession du vocable », l'angoisse de l'écriture, etqui félicite hautement ceux qui en sont atteints (1). C'est uneépidémie particulière aux époques byzantines ou alexandrines,et par conséquent à la nôtre. Faute d'idées, on travaille sur lemol. Le souci du style, qui, lorsqu'il s'exaspère, lorsqu'il« s'exacerbe », disent les nouveaux stylistes, peut devenir lamort du style, est considéré et loué, dans ce livre, comme lapremière et presque la seule verlu de l'écrivain. Si quelqu'unélait tenté de nier le mal, pourtant bien visible, que nous com-battons; si l'on nous accusait de crier au loup sans nécessité etde déclamer dans le vide, nous n'aurions besoin, pour nous dé-

fi) Le Labeur de ta prose, par M. Gustave Abel, préface par Camille Lemon»Hier; Paris, 1002.

Page 215: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

.-•' ' ' ..'•.- . • •.,

' /••' -.-.-•192 LA.LANGUE NOUVELLE

fendre, que de renvoyer êêt endormeurau Labeur de làprose.Il y verrait que, non seulement on prend très au sérieux celabeur, mais qu'on l'analyse avec amour et qu'on en fait ledevoir essentiel de l'écrivain. Dans une préface due à uneplume connue et appréciée du public, toute la doctrine estexposée, car il s'agit bien d'une doctrine, d'un nouveau code àl'usage de tous ceux qui ont le goût d'écrire et qui s'en attri-buent les moyens. On leur recommandeou plutôt on leur pres-crit de se préoccuper avant tout de la phrase et du mot. J'yrelève des réflexionscomme celles-ci :

« Un mot inconnu m'éveillait à des conjectures infinies; ilvivait et palpitait en moi comme une part de ma vie, ses cor-respondances s'étendaient à tout le monde sensible...

« Les mots me révélèrent l'univers; ils eurent pour mes soifsnaïves d'inconnu toute l'émotion de la découverte de l'amouret de la vie. Je me les déclamais à moi-même dans le silence de

ma petite chambre. J'en épuisais la musicalité, inductive designifications vagues et illimitées. Rien que leur émission vio-lente ou délicate, en vibrant sur mes nerfs, me suggérait dessensations rares et subtiles. Je m'exaltais de fièvre, d'héroïsme.Ma sensibilité allait jusqu'aux larmes...

« Plus tard seulement, je songeai à les assembler en depatientes mosaïques. La prosopopée naquit, le sens laborieuxdu rythme grave, flexible, expressif, l'ardente aspiration àmoduler le mouvement de ma pensée. Ce fut un nouveau tour-ment délicieux : le mot prit dès aspects émouvants selon sa jux-taposition; il eut, comme l'individu par rapport à la société,

une vie de relation. En se sériant, il se rapprocha de sa fonctionharmonique et définitive... »

î Eh bien, il faut le dire, il faut le crier à ceux qui doutentencore du progrès du mah De pareilles théories sont le renver-sement de tout ce qu'on était habitué à croire et à enseigner,

sur la manièredont fonctionne l'intelligencedans la traductionde la pensée par l'écriture, dans l'acte complexe dont la plumeest l'instrument. Pensez d'abord, vous écrirez après. Boileaul'a dit à plusieurs reprises, en vers d'une très oxpressive clarté.Et ce n'est pas seulement parce que Boileau l'ordonne quonous plaçons dans cet ordre les deux opéra/lions inséparables

Page 216: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

L'IDÉE ET LE MOT 193

mais consécutives et non simultanées, qui composent le travailde l'écrivain ; c'estsurtoutparce qu'il nous est impossible de lesconcevoir autrement, et que leur interversion nous appa-raît comme contraire à la marche naturelle de l'esprithumain.

Dans la préface, vraiment suggestive, à laquelle nous faisonsici allusion, on en prend exactement le contrepied et on résumecet étrange bouleversement dans une formule aussi franche quefausse : « Le mot accouche l'idée ! » On se figurait jusqu'ici quec'était l'idée qui enfantait, qui « accouchait » le mot, comme lebesoin crée l'organe; mais non; n'ayez point d'idées, cela n'estpas nécessaire; ayez seulement à votre service une collectionde mots plus ou moins rares, de locutions tant bien que malaccouplées, répandez-les au hasard sur le papier, pénétrez-vousbien de leur signification respective, de leurs affinités, de leursrapports, de la position, de la couleur à leur donner, et l'idée enjaillira d'elle-même, limpide et forte ! C'est effrayant ! Vousreprésentez-vous un écrivain sérieux attelé àcetravaildebouls-rimés (car c'est bien à ce jeu de patience qu'on le convie); àdéfaut de rimes on lui donne des mots, il se les donne à lui-même et les ajuste de manière à former un semblant de pensée.On se demande avec effroi ce qui peut sortir de ce pêle-mêle :

« Le mot accouche l'idée ! » Mais ne voyez-vous pas que, sansl'idée, le mot ne viendrait pas, que c'est elle qui lui donne nais-sance, qu'il n'a pas d'existence propre, que vous proférez uneénormité et que vous discutez dans l'impossible? Votre for-mule se réfute elle-même, et vous la condamnez en la rédigeant.» Le mot accouche l'idée ! » Comment cette expression serait-elle venue sous votre plume si l'idée d'enfantement ne s'étaitd'abord présentée à votre esprit?

Cependant, l'auteur de la préface du Labeur de la proses'obstine à changer l'ordre des facteurs, et il analyse avec com-plaisance des procédés de fabrication littéraire où l'antérioritélui semble acquise au mot sur l'idée. Rien do plus curieux quecet exposé. On se convaincra, en le lisant, que nous n'avonsrien exagéré sur l'importance capitale, sur l'influence décisivedu rôle que joue le dictionnaire dans la nouvelle école. On yverra surtout que l'auteur, do son propre aveu, a contribué àfonder Yécole lexicologique ou, comme il l'appelle-lui-même,l'école de la musicalité dédudive... 0 Voltaire !

13

Page 217: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

191 LA UNGUOOUyËLLlL ^^..« Le mot accouche l'idée ; elle est à ce point tributaire de'ses

puissances que celles-ci s'étendent souvent a tout le livre et quelà constance dans la couleur et le dessin du mot finit par carac-tériser son mode intellectuel. 11 y a là une sorcellerie qu'ohtsubie les plus invincibles dominateurs. Et cette soumission auxvertus du mot s'explique par sa ductilité, son adaptation àl'idiosyncrasie individuelle, la plénitude de vie propre qui oitfait un organisme ftien n'est moins absolu; ses sons sont mul-tiples, élastiques, relatifs, régis par les complémentaires, sivariables qu'ils semblent avoir des âmes et des sexes différentsselon l'état d'esprit avec lequel on les aborde. »

« L'abondance des mots s'apparie à l'abondance de la sensa-tion vitale. Ensemble elles concourent au don d'universalitéqui est la majesté des grands écrivains» C'est par là qu'ilsembrassèrent une vaste humanité. Aucun d'eux no se localisadans un département exclusif de la psychologie ni dans là spé-cialité des formules... Quand notre coeur, dans ses battementstumultueux, se suggère participer à là vio universelle, il y aindigence à no posséder qu'un ventricule où retentisse la sensi-bilité. Tout homme est une condensation d'humanité sim-pliste et complexe; mais le poète, le romancier, le dramaturge,l'homme prédestiné a extérioriser les aspects multiples do laVie est requis de posséder.une âme s'il se peut dire ubiquitaire,îl ne pourrait la manifester sans une infinie variété do moyensexpressifs... etc., etc. »

Je me sens incapable de plonger à de pareilles profondeurs.Cette préface du Labeur de la prose estladigno soeurdel'immor*lello préface de Chérie. Les doux font la paire, et c'est par lu

que celui qui l'a écrite, comme toute l'école dont il relève,tient aux Concourt. L'auteur du livre n'a pas voulu demeurerfen reste et, dans une introduction qui lui est personnelle, il nousavertit que son but a été de « faire ressortir combien les plusgrands prosateurs endurent de fatigues et do souffrances pourproduire les oeuvres qui font au suprême degré notre émerveil-lement. Leur labeur est uno torture morale où ils aiment à sodélecter comme à une pure jouissance. Ils supportent la tyran*nie du verbe avec la soumission d'un esclave que lo maîtrefouette jusqu'au sang. Ils cherchent uno volupté intellectuelledans les affres do leur imagination affolée !»

Page 218: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LÏDKE ET LE MOT 193

Les malheureux ! En vérité, le croyez-vous?Peut-êlre ne faut-il pas prendre trop au sérieux <;es para-

doxes entortillés auxquels je me figure donnerun nom indulgentenlcsqualifiantdejuvéniles.Ilseraitimpossiblcà celui-là mêmequi les soutient de n'y pas échapper à chaque instant, dans lapratique. Si vibrants et si reluisants qu'ils soient, si habile-ment disposés qu'on les suppose, des mots tirés au hasard dansun chapeau ne sauraient fournir une page lisible. Il faut, detoute nécessité, qu'il y ait une idée dont ils soient les signes.Le mot ne sera jamais que le costume de l'idée. Isolé, réduit àlui-même, il ressemble à ces mannequins qu'on voit auxvitrines des magasins de confections.

L'auteur de la préface le sent si bien que son développementsur la vertu intrinsèque du mot finit par une sorte de démentiqu'il se donne et, pour mieux dire, par la plus llagranle descontradictions. Je vous recommande ce quoi qu'il en suit :

« Quoi qu'il en soil, l'écrivain ne saurait assez, rélléchir àcelte parole si juste do Vucqucriu : « Le style n'existe pas plus

sans l'idée, que l'idée sans le mot ». Il ne faut donc pas que nousconsacrions à la forme seule tout nuire labeur et que le soucide l'expressivité absorbe notre intelligence entière. La beautédu verbe doit servir à faire valoir l'Idée. La phrase n'est qu'unécrin, l'Idée est le bijou. C'est l'Idée surtout qui domine en sou-veraine. Son rayonnement illumine les oeuvres où éclate samajesté. C'est en elle que les rénovateurs placent leur uniqueespoir... »

A la bonne heure, mais alors-que vient faire, deux pagesavant celle-là, cette Idée accouchée par le mol?

N'insistons pas, le bon sens u vaincu; mais il ne reste pasmoins de toute celte discussion que le labeur de la prose, laprose laborieuse doit être la première préoccupation des réno-vateurs, puisque rénovateurs il y a. Tout le livre, aussi bien quela préface, esl consacré à cette démonstration. Elle nous paraitpeu probante et on peut même dire que les arguments dontelle s'uppuie vont juste à l'opposé de leur but. Elle garde pour-tant un certain intérêt, surtout a nos yeux, parce qu'elle traitede « la technique de la phrase », c'est-à-dire de l'objet spécialque nous avons nous-même en vue.

Page 219: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

II

La phrase n'est pas le style. — L'effort stérile. — George Saml et Flaubert.—ïalne et Balzac. — Un mot de Vcuillot. — L'abus do l'expressMlé.—Maupassant.— Plumes tourmentées et plumes faciles. — La justo mesuret

La technique do la phrase n'est point, à proprement parler,le style. C'est une confusion dans laquelle on tomho presquemalgré soi. Le don du style et la mécanique du discours sontdeux choses fort différentes. En s'évertuant sans cesse à per-fectionner celle-ci, on s'expose à sacrifier l'inspiration auxpetits calculs et aménagements de métier. Lo premier cha-pitre du livre dont nous parlons en ce moment est intituléPatience et Labeur, Le travail de la formo y est loué commole premier mérite de l'écrivain; on y voit le malheureuxcourbé sur sa phrase, la piochant, la retournant comme onlaboure un sol ingrat, et, au lieu de l'admirer dans cetteposture, on redoute pour lui cet absorbant effort qui laissesi peu de place à sa liberté d'esprit. Tainc a écrit ceci : « Ilfaut quinze ans à un écrivain pour apprendre à écriro, nonpas avec génie, car cela ne s^apprend pas, mais avec clarté,suito, propriété et précision. C'est qu'il est obligé de sonder etd'approfondir dix ou douze mille mots et expressions diverses,d'en noter les origines, la filiation, les alliances et de rebâtir àneuf et sur un plan original toutes ses idées et tout son esprit ».

Balzac a dit de même, et à deux reprises, et avec une sen-sible variante, qu'il fallait sept ans, puis vingt ans pour savoirle français et, par la correction de ses épreuves, par le gri-moire qu'il livrait aux imprimeurs, nous savons qu'il .n'étaitpas sûr d'être arrivé à l'apprendre.

• .

Page 220: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

I.1DÉK KT IV. MOT 197

Mais, dans loul cela, il n'est pas question do génie, il n'estpas mémo question du stylo, et In preuve c'est que. Halzac eutdu génie sons avoir jamais été le moitié absolu de la languequ'il écrivit, sans avoir eu, à proprement parler, un stylo. Sesfanatiques ont pu lui en trouver un, mais il a toujours été plusmodeste qu'eux à cet égard; il ne put jamais dompter complè-tement cette langue française, qui fut son tourment;ses manus-crits on témoignent, ce qui ne l'a pas empêché de créer \mgenre et de nous laisser une douzaine de chefs-d'oeuvre— trèsdisparates.

Cela prouve que le stylo n'est pas le génie, qu'une écritureconvenable n'est pas le stylo, et que l'effort ne suffit pas pourmonter do l'un à l'autre. C'est le grand malentendu de cettediscussion. Kcrire bien, c'est affaire «le 'métier, par conséquentenseignement de professeur et travail d'élève. Après avoir pro-filé des leçons qu'on a reçues, on devient à soi-même son maîtreet l'on se perfectionne tous les jours; mais cette étude continuene mène ni au génie ni au style, et votre labeur do la prose, s'ildevient un martyre, devient en même temps un danger; il sté-rilise l'imagination, il paralyse la plume.

On a abusé, pour prétendre qu'il suffit à tous les besoins, dequelques formules absolues et particulièrement du mot deHuffon : « I.c génie, c'est la patience ! » D'autres l'ont répétéaprès lui et notamment Cuvier; mais il suffit d'un moment doréflexion pour comprendre que, s'il est juste, on no peut en toutcas l'appliquer qu'au génie scientifique. Et encore ! Mêmedans le génie scientifique, il y a une part d'invention et dodécouverte, quelquefois même une part de hasard qui échappe

aux règles ordinaires de la déduction; il y a des hypothèses,des divinations géniales.

Flaubert lui-même s'est tenu, sur la valeur de l'opiniâtretélittéraire, dans une mesure qu'on n'eût pas attendue de lui :

« A force de courage, de travail, d'entêtement, on parvientparfois à faire bon avec une vocation ordinaire ». A la bonneheure ! Faire bon / Le résultat obtenu par le piocheur qui n'apas le don ne peut pas aller plus loin. Si l'on n'a pas reçu de lanature ce que Boileau appelle la secrète influence du ciel, il estinutile de se peiner et de se tracasser pour obtenir des facultésmédiocres qu'on a reçues en naissant quelque chose de plus

que ce : faire bon ! On se heurte à \\x\^ barrière infranchissable,

Page 221: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

198 LA I.ANGUK NOrVELLK

et surtout on tombe, comme les Concourt eux-mêmes, dans lamanie; on fait, on littérature, do petits roposoirs, comme lesenfants i\e nos compagnes lo jour do la Fête-Dieu; on fabriquado potils pâles avec du sable.

Veuillot aussi a dit un mot juste : « Ce que lu auras fait avec,beaucoup do plaisir ou beaucoup do peine, jamais no sera com-plètement mauvais. La page raturée, refaite, recopiée, est labonne; la page tracée d'un seul jet, sans points, sans virgules,sans ratures, sans orlbograplio, est l'excellente... ».

Mais personne n'a mieux parlé là-dessus que Maupassant ;

avec quelle puissance, do bon sens il se sépare de ses patrons lit-téraires, les Concourt, et de son tuteur préféré, Gustave Flau-bert ! 11 ne les regardait pas comme « les pionniers do l'artd'écrire » et, sans les nommer, il leur donnait, lui, leur élève,des conseils qui leur auraient profité, s'ils avaient été capablesde les suivre : « La langue française, dit-il, est une eau puroque les écrivains maniérés n'ont jamais pu et ne pourront ja-mais troubler. Cbaquo siècle a jeté dans eo courant limpideses modes, ses archaïsmes prétentieux et ses préciosités sansque rien TIC surnage do ces tentatives inutiles, de ces elïorlsimpuissants. »

On no saurait mieux dire; mais il est facile de voir qui colavise et où cela porte. Lo solide esprit do Maupassant s'irritaitsans doute do tout co travail imaginé par do prétondus réfor-mateurs pour torturer la langue française Un écrivain commol'auteur do Pierre et Jean ou do Bel Ami était mieux placéque personne pour en dénoncer lo néant. Reste à savoir si, à lalongue, un pareil effort, sans cesse renouvolé ot soutenu parune école qui s'y applique avec d'autant plus d'acharnementqu'elle n'a rien do mieux à nous offrir et que ses théories consti-tuent tout son avoir, ne finira pas par porter ses fruits. Noussommes témoins tous les jours do l'influence qu'ello a exercoo,qu'elle exerce encore, puisqu'il n'y a pas un roman, pas un ar-ticle do journal qui no porto la traco des difformités qu'ello ainventées et qu'ello recommando a l'admiration do badaudssans instruction, sans jugomonl ot sans grammaire. Parmi lesjeunes qu'ello a séduits et qui se sont fait do ses oripeaux uneespèce do panache, en voici un qui s'écrio : « On devrait parl'aurore, par la trompette du vent, du tonnerre, s'oxprimer ! »Comprenez si vous pouvez ! C'est du pur galimatias. Et il a du

Page 222: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

1/infiR KT LE MOT 109

succès, car il pnrlo la signature d'un écrivain à qui sosoomnradessoul parvenus a faire un semblant do réputation.

L'auteur «lu Labeur de la prose en lient évidemment; laphrase que je viens de citer fait partie de son catéchisme, Nonseulement il la trouve intelligible, mais il la donno comme unmodèle do cette expressivité, sur laquelle, il revient sans cesse,comme s'il attachait à l'expression plus d'importance qu'à lapensée. Sur la pression do l'entourage, il a cédé, lui aussi, à ceprestige, à ce vertige du mot qui, depuis l'fioole d'Alexandrie,caractérise toutes les décadences. L'expressivité, tout est là !

On lui pardonne parce qu'à force de presser sa formule, il eno eu peur, nous venons de le voir, et que, en fin do volume, sonintransigeance a désarmé. 11 a mis face à face, avec une impar-tialité relative, les inspirés et les laborieux, en nous accordantque si le travail est indispensable pour régler l'inspiration,l'inspiration est encore plus nécessaire pour féconder le travail.Bien qu'il admire avant tout les éclairs duslyle,«uncoriginalitéqui fulgure à chaque ligne », il reconnaît que « l'emploi des motspompeux no prouve pas une parfaite connaissance de lalangue »; il va mémo jusqu'à confesser que « les grands motsdécèlent les petits esprits ». Kl il complète ainsi son aveu, unpeu singulier dans sa bouche : « Los constructions baroques,les incorrections voulues, le déséquilibremont des phrasespeuvent être des modèles do batelago littéraire ou « d'écritured'artiste »; mais ils sont des défis jetés au bon goût ».

Kn réalité, il a venin simplement mettre sous nos yeux, aumoyen d'extraits caractéristiques,les deux opinions et les deuxtendances, « le conflit » entre les plumes tourmentées et lesplumes faciles, en rendant justice aux unes et aux autres,mais avec une préférence marquée pour les premières.

Ce prétendu conflit est aussi vieux que le monde; mais il nomérite pas ce nom qui implique une idée de querelle et de ba-taille. Il y aura toujours des écrivains qui souffriront plus quc#d'autres do la gestation et do l'enfantement d'une oeuvre,sans que ceux qui produisent avec moins de peine aient le droitde leur en faire un grief. C'est affaire de conformation et dotempérament. Chacun a sa manière do créer et toutes lesmanières sont bonnes, pourvu que l'ouvrage, sorti des mainsde son auteur, no pèche ni par un abus de facilité ni par unexcès do travail. Ni négligence ni torture ! La leçon donnée

Page 223: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

200 LA LANGUE NOUYELLK

par Doilcau a Racino gardo toulo sa valeur : il faut apprcndroà écriro difficilement des pages faciles; encoro lirait-on plusvolontiers un livre écrit trop couramment qu'un volumo duret pénible, qui trahit la courbature do l'écrivain. Les anciens,auxquels il y a toujours intérêt à revenir, surtout lorsquo lesmodernes extravaguont, ont encoro trouvé le mot juste :

« Foin d'un ouvrage qui sent l'huilo ! »

Page 224: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

m

Succès et réaction. — Où en sommes-nous? — Symptômes rassurants. —Réclame et pufflsme. — Désaveux et résipiscences. — La poésie seule per-siste à rompre avec toutes les anciennes règles. — La nouvelle prosodie. —Rébus, charades et mosaïques. — La décadence. — La révolution a contreelle une loi historique.— La marche naturelle des langues exclut les sautsbrusques et les transformationsrapides.

On a pu croire un moment quo la singulière révolution dontnous suivons les phases allait réussir, et qu'une languo nou-velle^ substituant à l'ancienne,changerait la physionomie do

noirelittérature.Le mouvementtendaitàso généraliser, surtoutparmi la jeunesse écrivante, et presque tous les débutants,presque tous les apprentis y déployaient une ardeur do néo-phytes qui semblait d'un bon augure pour la victoiro finalo.Soit conviction sincère, soit calcul intéressé et désir de se pro-curer des appuis et une clientèle, chacun donnait dans ce tra-vers, chacun tirait son pétard avec l'ambition de faire un peuplus de bruit que son voisin.La surenchère, en matière d'art,a toujours été le procédé des écoles naissantes. Il y eut, en cegenre, de véritables feux d'artifice qui finirent par ne plusétonner personne et même par être acceptés, sinon imitésdans des milieux littéraires qu'on aurait crus plus résistants.Enfin la mode y était, si répandue, si contagieuse, et surtoutsi mollement combattue par ceux qui auraient eu l'autoriténécessaire pour la dénoncer et la braver, que son triompheapparent inspira des craintes à ses adversaires les plus résolus.

Avait-elle vraiment quelque chance de s'imposer au goûtpublic et de bouleverser toute notre tradition nationale? Oubien n'était-ce qu'un caprice violent qui n'aurait que la durée

Page 225: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

202 LA LANCUK NOUVELLE

«l'un caprice? A y regarder do près l'observateur entrevit tout•l'abord, dans cet entraînement tumultueux, quelques sym-ptômes rassurants. Ce n'était, dans l'ensemble du monde litté-raire, qu'un groupe nombreux et bruyant, mais peu fourni, audébut, de réputation et de crédit, qui multipliait ainsi lesmanifestations et les programmes. Kn dehors les deux fonda-teurs qui lui avaient donné naissance, il manjuait, non paspeut-être de talents, mais de noms. Il ne s imposait point parla célébrité d'un chef illustre qui pût rallier toute une écoleautour d'une formule, si bien que ses provocations ressem-blaient un peu à des fantaisies individuelles ou à des rodomon-tades sans portée.

C'était mémo une faiblesse pour lui que de ne pas rencontrerd'adversaires militants chez les écrivains do renommée, et devaleur indiscutées, dont nous avons, ici même, signalé et re-gretté l'indifférence. Ils lui refusaient le bénéfice de la lutte,ils le traitaient comme un novateur sans conséquence qui neméritait pas l'honneur d'une réfutation en règle; pour toutdire, comme une quantité négligeable, et on sentait dans leursilence percer uno pointe do mépris, Aucun d'eux, en tout cas,no céda aux avances des révolutionnaires. Tous les écrivainsdignes do ce nom, tous ceux qui, dans la littératuro d'imagina-tion ou dans la littératuro didactique (par là nous entendonsla critiquo et l'histoire), avaient un stylo, ou une originalitéquelconque, ou uno valour reconnue, resteront ce qu'ils étaientet dédaignèrent les séductions d'un succès tapageur acquisaux dépens do la langue nationale. Toute l'Académie fitcomme le Virgile do Danto, elle regarda et passa. On ne cito-rait pas uno seule exception, ni parmi les vivants ni parmi lesmorts,

Quant aux générations nouvelles, pout-on diro qu'elles sesont laissé endoctrinor sans rotour? Ceux qui sont vraiment lesjeunes et qui ont déjà marqué leur placo, soit au théâtre, soitdans le roman, soit même dans le journal, où touto liberté estaccueillie, parlent et écrivent, aveo plus ou moins d'inspiration,la langue do tout le monde, et si leur personnalité s'accuse otso détache, co n'est certainement pas par lour tour dophraso,mais bien plutôt par leur lour d'esprit ot do pensée, A quoibon les nommer dons un exposé où il ne s'agit ni d'apprécierleurs oeuvres, ni do comparer Jours talents, ni d'établir une

Page 226: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

1/infiK KT LK MOT «03

échelle do proportion onlro eux et leurs dovanciors?Les nffichescl les réclames, snns compter les compliments d'uno criti(|iiopusillanime, les désignent assoz à nos regards pour qu'on n'ou-blio jamais de rondro justico o leurs efforts. Ce qu'il importede constater, au soid point de vuo du style, c'est que si l'onreconnaît, du promier coup, une scène d'fimilo Augier, unetirade de Dumas fils, une réplique de M. Sardou, et un dialoguede Meilhae ot Ilalévy, il serait assez téméraire do chercher desdifférences très sensibles dans la languo adoptée au théâtrepar les auteurs du Prince (VAurec, des Fossiles, d''Amanls, dolu lhbe rouge, do la Carrière, des Tenailles ot des Deux écoles.C'est la mémo ! C'est l'ancienne, c'est la bonne j un peu plussoignée seulement que la conversation couranto, rolovée aussi

par la façon do poser lo mot, de préparer et do lancer lo trait.Il en est do mémo des jeunes romanciers, tout nouveaux

venus, qui n'ont pas encoro subi le contact do l'écojo, ou qui

se sont dérobés spontanément n sa perniciouso influence, On

ne leur demande que d'écrire simplement et, si tant est que le

roman contemporain soit susceptible d'être rajeuni, d'en pour-suivre le rajeunissement par des procédés étrangers à la mé-thode goncourtislo. Trouvent-ils qu'elle a fait son temps? Onserait tenté do le croire en voyant que, sauf quelques menuesconcessions, ils reviennent à une sincérité relative, et que lenaturel ne leur fait plus pour. C'est déjà un progrès et uneespérance que leur domi-rononcemont a co prétentieux étalagede préciosité moderno qui constituo le plus compliqué dospédantismes, Puissent-ils l'abandonner aux imprudents quis'y sont engagés à fond, qui ne peuvent plus reculer sans pali-nodie trop voyante, et qui pourtant reculent pou a peu ens'elTorçant do dissimuler leur retraite, dovant l'effet réfrigérantque leur produit maintenant à oux-mômos cetto marotto tropaisément embrassée dans les mauvaises fréquentations de leursdébuts.

Ils sont aujourd'hui uno douzaino d'écrivains, bien doués,instruits, dont lo bon sens a répudié un puffismo dont ilsn'ont plus besoin pour percer, et qui, sans nouvelle professiondo foi, pratiquent, en toutgonro.unolittératuro sonsée,appuyéesur une écriture raisonnable. On tombe des nues quand on rap-proche co qu'ils écrivent aujourd'hui de co qu'ils ont écritnaguère et, sans leur en vouloir autromont d'uno métamor-

Page 227: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

tut LA LANflliR NOl'YEU.K

phoso si radicale, on augure favorablement, pour le bien de lalangue, des inflexions plus ou moins désintéressées qui les ontamenés à dépouiller lo vieil homme,

Seule, la poésie, ou plutôt les poètes résistent. Tous les joursils publient dans les journaux ou dans les Revues des essaisqu'un compère acclame, mais qu'on traite poliment en se bor-nant à les qualifier d'extraordinaires. C'est, à nos yeux, locomble do la divagation. Cette poésie nouvelle, qui doit fairetressaillir dans leur tombe les Hugo, les Lamartine, les Mussetet quo désavouerait, plein d'horreur, Verlaine. lui-mÎMno,s'efforce do substituer à l'étoffe qui lui manque, des broderieset des arabesques très compliquées. Elle s'ingénie à des inven-tions prosodiques phénoménales; pareille en cela à ces jardi-niers savants qui dessinent des mosaïques de fleurs et desacrostiches sur leurs parterres. Elle a imaginé des rythmesnouveaux où elle remplace lo sentiment et la pensée par delaborieusescombinaisons de sons et de couleurs, qui demeurentfermées a beaucoup d'yeux et d'oreilles. Elle martyrise larime, ce qui ne l'empêche pas de torturer la raison; elle sacrifiela mesure du vers et son ancienne harmonie à des subtilités defabrication qui nous échappent, et elle emploie ce qui lui reste,non point d'inspiration, mais do virtuosité à fixer dans descoupes et des constructions étranges, ses fameux et mysté-rieux frissons; elle met du rien dans du vide (1).

Lorsque la poésie grecque adopta pour lieu d'exil l'Egyptedes Ptolémées, elle montra encore de beaux restes aux subtilsdégustateurs d'Alexandrie, et on s'accommoderait, à la rigueur,d'une décadence qui nous donnerait des hymmes de Calli-maque. Nous n'en sommes plus, sauf résurrection improbable,à ce pis aller. La poésie française, exception faite do quelquescas isolés, cultive surtout le rébus, le mot carré et la charade.

(1) Je ne saurais méconnaître qu'il y a encore des tentatives très honorables,de bons essais. J'ai été en rapport avec plusieurs jeunes poètes dont la foi sin-cère se doublait d'un talent aussi précoce que réel. Ceux-là n'éprouvaient pasle besoin de bousculer la prosodie. Ils sentaient qu'ils avaient autre chose àfaire et ils aimaient mieux chercher des sources nouvelles que de fabriquer enprose mal rimée des vers obscurs ou boiteux. Je les ai loués et encouragésautant que je l'ai pu dans les journaux, mais sans grand espoir. Il me paraitque la poésie française a donné sa meilleure moisson et que, pour longtemps, lesol est épuisé. C'estsa pauvreté actuelle qui permet au snobisme, victorieuxsurtoute la ligne, de réserver son admiration.1 des farceurs,sous les yeuxdelacri-tique complaisante ou complice.

Page 228: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

L'IllÉE KT IV. MOT 205

Il lui faudra renoncer à ce petit jeu ou mourir. Mais elle peuts'y livrer encore longtemps sans mettre la langue en péril. Lespoètes, ou soi-disant tels, n'ont plus assez d'action sur notreidiome national pour être sérieusement responsables des dévia-tions qu'on lui imprime. C'est aux prosateurs qu'il faudraits'en prendre s'il finissait par y laisser quelque chose de sa grâceet de sa beauté.

11 y a pour les langues, comme pour l'être humain lui-même,une première période de formation, pendant laquelle on les voitchanger et se développer sous mille inlluences, jusqu'au journu, devenues adultes, elles se fixent d'une manière définitive,et passent à l'étal de langues faites. Ksl-ce à dire qu'ainsi com-plétées, elles ne subiront plus jamais aucune modification etque l'usage n'en pourra rien retrancher, n'y pourra rien intro-duire? L'expérience prouve le contraire. Tous les jours, sousl'empire de nécessités nouvelles, on crée des mots nouveauxtandis (pie d'autres tombent et s'éteignent dans une désuétudequi d'ailleurs n'est pas toujours irrévocable. Littré l'a ditavec sa grande autorité; c'est pour ainsi parler, la fatalité deslangues. Klles s'empruntent les unes aux autres une partie doleur terminologie, et cette réciprocité deviendra une habitudeà mesure que la facilité des communications confondra lesidiomes en rapprochant les peuples. Mais — et c'est là le pointà retenir — ces légères variationset altérations de surface, quece soient des diminutions ou des accroissements, des gains oudes pertes, ne touchent en rien au fond des choses, autrementdit au fait principal, à la règle générale qui partage la vie deslangues en trois âges, la formation, la maturité, la décadence,

11 nous semble impossible de no pas rappeler brièvement —et en nous référant aux études de nos grands linguistes —comment cette évolution inévitable s'est comportée chez nous.11 importe surtout d'en bien marquer les diverses étapes et dedéterminer exactement où nous en sommes aujourd'hui. C'estévidemment un travail do seconde main que nous ne préten-dons point refaire après les maîtres. Nous allons les y suivrerapidement, avec déférence et respect, mais en nous réservantd'en tirer la conclusion nécessaire, c'est-à-dire l'éclatante con-damnation de l'entreprisedesnovateurs.Le présentvas'éclairerde lui-même et se juger à la lumière du passé.

Page 229: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice
Page 230: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

CHAPlTIlti X

L'ENFANCE DE LA LANGUE

I

liii formation de l;i langue française. — Ses indécisions et ses tâtonnements.— Son évolution dure sept siècles. — Ses étapes successives. — Démar-cation* difficiles et incertaines. — La langue française n'est vraimentellc-iiiéiiie qu'au milieu du xv« siècle. — De Villehardouin à Joinvlllo etde Froissart à Commines.

La formation do notre langue nationale a été assez lente. Ellen'a guère duré moins do sept siècles, si l'on part des premierstextes où le français balbutie, et si l'on ne s'arrôto qu'aumoment ou, son évolution étant terminée, il acquiert sa stabi-lité, sa permanence— qui n'est point, répétons-le, l'immobilitéabsolue — avec Malherbe et Descartes. Long espace do tempsqui va de Louis le Débonnaire a Henri IV ! Ce n'est pas que lalangue française n'ait mérité, bien avant lé x vie siècle, lo nomdo langue natiopale. Elle y a droit déjà avec les Chansons degeste, à plus forte raison avec Villehardouin et Joinvillo» Ellea sa vie propre dès les Croisades, elle se développe dans lessanglantes ténèbres de la guerre do Gcnt ans; mais par com-bien d'étapes successives, très imparfaitement délimitées, samarche est-elle marquée de Joinville à Froissart, do Froissartà Commines et à Villon, do Villon à Marotj do Marot à Rabe-lais, do Rabelais à Amyot, d'Amyot à Montaigne, Montluc ot

Page 231: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

ï»OS LA LANGUE NOUVELLE

d'Aubigné; de Montaifjno enfin à Régnier, à Malherbe, à Cor-neille !

Ces divisions — il n'en coûto point d'en convenir — sonl unpeu arbitraires et nos savants linguistes y substitueraientprobablement une classification plus méthodique, plus précise,appuyée sur des comparaisons et des parallèles. Mais là n'estpas la question. 11 suffit ici de montrer que la formation a étélentement progressive, sans interruption comme sans secousse.

Et la gradation est souvent très difficile à marquer. Ces sa-vants eux-mêmes paraissent quelquefois embarrassés pournoter un progrès ou seulement une différence entre les diversspécimens qu'ils mettent sous nos yeux. Les dates no suffisentpas toujours à nous éclairer ni à les éclairer eux-mêmes, et celaest si vrai que si nous nous en rapportions exclusivement à cettechronologie trompeuse, nous serions exposés précisément àcommettre des anachronismes littéraires, en considérantcomme d'une langue plus moderne ce qui est, en réalité, d'unelangue plus ancienne. Cela revient à dire que tel écrivain mé-diéval qui SQmble plus rapproché de nous par la langue qu'il aparlée en est cependant plus éloigné par le temps où il a vécu.

A côté de cette première observation s'en place une seconde,à savoir que deux écrivains, séparés par un demi-siècle et plus,ont, çà et là, des façons de s'exprimer si semblables qu'onserait tenté de croire que l'évolution s'est brusquementarrêtée et qu'il ne s'est accompli aucun progrès de l'un àl'autre. Ce serait une erreur. Quand on examine de très prèsdeux morceaux, prose ou poésie, qui appartiennent à deuxcycles différents, on arrive sans trop de peine à percevoir cequi les distingue, à saisir l'écart qui existe entre leurs âgesrespectifs et ce que la langue a gagné de l'un à l'autre. Mais il

y faut certainement une vue très subtile et des lumières spé-ciales. Même quand on arrive aux époques où, décidément, lalangue s'installe et s'assied, on a quelque peine à démêler,parmi les écrivains, quels sont ceux qui sont en avance surleurs confrères. Nous verrons plus loin à quel point il est épi-neux de se prononcer entre leurs oeuvres, non sur le style, maissur la langue, et ce qu'on ferait de jugements téméraires eninsistant outre mesure sur les âges et sur les dates. Mais com-bien cette distinction est encore plus délicate à établir quandon remonte jusqu'à l'élaboration première et à la longue incu-

Page 232: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

L'KNTANCK DE LA LANGUE *)9

bation do la langue que nous parlons, quo nous écrivons aujour-d'hui et qui, malgré tant do peine quo les novateurs se donnentpour la dénaturer, est restéo immuable dans ses caractèresessentiels, telleaujourd'huiqu'elloétait hier, la môme pour tous,quels qu'ils soient, prosateurs et poètes.

Sauf les différences intrinsèques do la languo d'oïl et do lalangue d'oc, essayez donc do distinguer entro les premiersmonuments écrits de la languo romane et de prouver — ce quid'ailleurs est historiquement vrai — que le serment do Stras-bourg est plus vieux d'environ quarante ans quo la Cantilènede sainte Eulalie !

C'est encore une question entre les philologues que dodéterminer exactement à quelle époque le « roman » est devenu« lo vieux français », c'est-à-dire quel millésime il convientd'assigner à la naissance de notre languo. Y a-t-il vraiment unedate certaine où l'on puisse affirmer qu'elle commence? L'éru-dition elle-même, dans son état actuel, se contente d'approxi-mations, d'à peu près. C'est à peu près au commencement duxuc siècle, nous dit un do ses plus jeunes représentants : « Dansle roman, il y avait encore deux cas, l'un pour lo mot employécomme sujet; l'autre, pour le même mot employé comme com-plément. A partir du xuc siècle, il n'y en eut plus qu'un,comme de nos jours, et ce fut la forme employée pour le motquand il était complément qui resta la seule. Dans le romanl'article était peu employé; dans lo vieux français, il n'y eutplus de substantif sans article. Ajoutons que, dès Philippe-Auguste, et surtout sous saint Louis, lo français (dialecte dol'Ile-de-France) commença à prédominer sur tous les dialectesde la languo d'oïl (1) ».

Mais Philippe-Auguste, c'est déjà le commencement duxiu° siècle et un siècle tout entier a passé sur les premiers vagis-sements du vieux français.Avecsaint Louis, ce même xme sièclea déjà achevé plus des deux tiers de son cours, de sorte quenous voilà à cent cinquante ans de l'éclosion primitive.

Il serait bien surprenant que la nouveau-née (c'est propre-ment notre langue) n'eût pas pris quelque force dans l'inter-valle, et même révélé quelques traits de son caractère définitif.

(1) Emile Faguet, HISTOIRE DE IA UÎTÊRATCRE FRANÇAISE, depuis sonorigine jusqu'à la fin du xvi» siècle.

14

Page 233: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

210 LA LANGUE NOUVELLE

Essayez donc, malgré cela, de'suivre ses progrès dans lesChansons de gcsle, et particulièrement dans celles cjui cons-tituent le cycle carlovingien ou cycle français. Aussi bien n'enavons-nous guère que des versions très remaniées et qui nepermettent pas à notre philologie des confrontations péremp-toires. On chercherait en vain chez nos plus illustres maîtresde littérature médiévale, et notamment chez les deux Paris,l'explication rigoureuse d'un phénomène linguistique dont ledéveloppement se dérobe sans cesse à leurs regards cl surlequel leur loyauté scientifique les empêche de se pro-noncer.

Les Chansons de gcsle s'étendent sur un espace d'environquatre cents ans, du xi° siècle au x\e. Sans êlro un spé-cialiste en ces matières et sans avoir passé par l'Ecole desChartes, on relèverait aisément des différences de forme assezsensibles enlrc leur commencement et leur fin, par exempleentre la Chanson de Roland et le Combat des Trente, encore quece dernier soit généralement considéré comme un pastiche ar-chaïque dont l'auteur s'étudie à imiter la manière des ancienschansonniers. Mais ce serait peine perdue que de s'appliquer, laloupe en main, à rechercher quelques minuscules dissemblancesde langage entre celle môme Chanson de Roland et la plupartdf1* poèmes ou romans de la Table ronde qui en sont séparéspar un, deux, ou même trois siècles. On l'a fait quelquefois,

on y était encouragé par celte particularité que toutes ceschansons de geste, sauf une ou deux, sont également écritesen langue d'oïl, ce qui rendait la recherche assez facile; mais ilsemble bien qu'on no soit arrivé qu'à des résultats insignifiantset que l'auteur anonyme de la Chanson de Roland, qui reste letype de cette poésie dite carlovingicnne, ne s'exprime pasdans une langue beaucoup plus primitive que l'auteur, égale-ment inconnu, de Merlin ou les chantres naïfs de Tristan clïseull. Une remarque a été faite qu'il convient de retenir,c'est que plus l'oeuvre est ancienne, plus l'anonymat est fré-quent, parce qu'un est plus près de la légende première con-tinuée cl grossie par de nombreux collaborateurs dont aucunn'ose personnellement se l'approprier. Aussi en est-un réduità des conjectures sur la plupart des llomères du cycle français.AU contraire, ù mesure qu'on avance dans le cours des âges,les oeuvres deviennent plus personnelles, les poètes se nom-

Page 234: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

L'ENtANCK DE LA LANGUE 211

meut, et c'est ainsi que nous connaissons presque tous lesautours du cycle breton de la Table ronde, dont les principaux,Robert Wace et Chrétien de Troyes, ne sont guère postérieursque d'un siècle aux plus fameux du cycle français. Mais, àpari ce détail, qui n'est peut-être qu'une hypothèse, les pro-fanes, et même les initiés, seraient assez embarrassés de direon quoi l'instrument, c'est-à-dire la langue en formation, avarié entre Raoul de Cambrai et Pcrceval le Gallois ou, mieuxencore, entre ce Voyage de Charlcmagnc à Jérusalem et Cous-tantinoplc (cycle français), dont Gaston Paris a fait une sidocte et si intéressante élude, et ce Laneclot du Lac qui em-prunte son caractère principal aux enchantements et sorcel-leries du cycle breton. Cependant le temps a marché. Pourautant qu'on peut s'en faire une idée, un intervalle d'un sièclesépare ces deux chansons de geste; mais — et c'est encoreGaston Paris lui-même qui a soin de nous en avertir — lespremiers textes se sont perdus, les copistes les ont altérés, cl,nous fussent-ils parvenus dans leur pureté primitive, nouséprouverions encore le même embarras — d'autres exemplesle prouvent — à démêler d'un siècle à l'autre, les changementsque la langue a subis. Il serait téméraire, il serait même con-traire aux lois naturelles de soutenir qu'elle n'en a subi aucun;mais ils échappent presque complètement à noire vue, commela lente poussée des premiers bourgeons d'un arbre, parceque nous avons affaire à une langue en formation dont il estpresque impossible de mesurer, heure par heure, la végétationet la croissance. Il y a là un phénomène d'embryogénie quiappelle une autre comparaison. L'oeuf est pondu, le temps le

couve, combien lui faudra-t-il d'années pour éclore; combiende siècles pour que le nouveau coq gaulois prenne décidémenttoute son aile et tout son vol?

Les observations auxquelles donne lieu la poésie épique dumoyen âge s'appliquent également à la poésie lyrique et didac-tique du môme temps, aux sirventes, romances, pastourelles,ballades, etc.; et enfin au théâtre. Dans ces divers genres,la langue d'oc, battue sur l'épopée, fait concurrence à lalangue d'oïl et reprend môme quelquefois l'avantage. Lestroubadours valent les trouvères. Bertrand de Horn et Bernardde Ventadour

— pour ne parler que do ceux-là — n'ont rien i\envier à Thibaut de Champagne ni à Adam de la Halle. Arnaud

Page 235: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

212 LA LANGUE NOUVELLE

Daniel cl Raimbaudne sont inférieurs ni à Blondel de Nesles nià Philippe de Nanteuil.

Quant à la poésie populaire, fabliaux, contes, satires, biblesde toute nature, nombreux sont, au moyen âge, ceux qui l'ontcultivée avec succès et on retrouve la trace de leur influencedant tout ce qui constituait, en ces temps primitifs, la littéra-ture européenne. Dès lors on nous imite. C'est la France nais-sante qui donne le ton et elle reçoit, comme initiatrice, l'hom-mage des nations voisines.

Et cependant sa langue bégaie encore; elle bégaie chez tousses écrivains, elle a chez tous cette môme hésitation qui donnetant de charme au parler incomplet des enfants. Ce gracieuxmurmure n'a ni grammaire ni syntaxe; les mots même n'y ontpas toujours un sens nettement déterminé, et c'est précisé-ment cette difficulté à s'exprimer suivant des règles variableset avec des significations flottantes, qui ne permet guère declasser les poètes et les prosateurs du moyen âge.

Ils ont plus ou moins d'inspiration, plus ou moins do talent,quelques-uns môme paraissent avoir un style; mais c'est toutce qu'on en peut dire; leurs écritures, malgré les légères diffé-

rences qu'on croit y découvrir, n'ont, pour ainsi parler, pas dodate, et elles ont d'ailleius subi tant d'altérations qu'on s'ex-poserait aux plus grossières erreurs en essayant de les dater.C'est uniquement par la biographie de l'auteur que l'on est àpeu près fixé sur le temps où il a vécu, et si l'on part de cetteindication pour formuler des conclusions linguistiques tropabsolues, on est immédiatementdémentietdéroutépard'autresspécimens qui, très différents de millésime, semblent pourtant,au premier coup d'oeil, appartenir à la même époque.

En réalité, il y a dans la formation de la langue françaisetrois grandes siècles d'hésitation et d'incertitude. Les deuxauteurs du Roman de la Rose, Guillaume de Lorris qui l'a com-mencé, et Jean de Meung qui l'a achevé, sont séparés l'un del'autre par un espace de temps qui ne comprend guère moinsd'un demi-siècle; ils n'ont ni le même style ni — ce qui estplus grave — la même conception du sujet qu'ils traitent; lepremier est un conteur, le second est un érudit. On est frappé,sans être un savant, du fatras souvent indigeste que Jean deMeung a ajouté au récit élégant do Guillaume do Lorris, et dupeu de vocation qu'il avait pour continuer le poème interrompu

Page 236: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

L'ENFANCE DE LA LANGUE 213

par la mort de son prédécesseur. Mais, entre l'un et l'autre, lalangue n'a pas changé ou n'a subi que des transformationsmystérieuses, invisibles qui se dérobent à l'oeil du philologuele plus exercé. Elle est encore impersonnelle. Prenez toute lapoésie du xni° siècle, épique, lyrique, didactique ou drama-tique, liturgique ou populaire, vous n'apercevrezpoint ce tra-vail occulte qui s'accomplit peu à peu dans la langue. Tous lesRenaît anonymes — et Dieu sait qu'ils sont nombreux —emploient non seulement les mômes ruses, mais les mêmesmots, les mêmes phrases que Jean de Meung et Rutebeuf. Et sice dernier, comme l'affirment ses admirateurs, fut presque ungrand poète, on ne voit pas que son Dict d'Aristote ait à sadisposition de nouvelles ressources, do nouvelles formes. LaFontaine, qui a tant emprunté à nos vieux conteurs, a trèsfinement observé comment ils se confondent dans une espècede bloc et d'amalgame anonyme. C'est au point que si unetradition, quelquefois douteuse, n'attribuait à chacun sa part,nous serions souvent embarrassés devant cette uniformité, auinoins apparente, du français primitif, pour mettre leurs nomssur leurs ouvrages.

Et cela dure ainsi jusqu'au xivc siècle, plus longtemps encore,jusqu'au milieu du xvc. Il n'y a pas de langue française, pro-prement dite, avant Charles d'Orléans et Villon.

Voyons l'histoire, la prose. Certes, Villehardouinest un his-loiien, un Hérodote — on a dit aussi un Xénophon — dontnotre passé littéraire peut se prévaloir à juste titre. Il a déjànos qualités maîtresses, l'ordre et la clarté, qui n'excluent pastoujours chez lui la vivacité des impressions et le relief despeintures. Mais personne ne l'a jamais lu dans le texte ori-ginal, évidemment remanie et rajeuni après sa mort. Commentdès lors s'en faire une idée.exacte, et en porter un jugementsûr? Nous no connaissons pas la langue qu'il a parlée, maiscelle qu'on lui a fait parler, et elle no diffère pas sensiblementde celle de Joinville, bien qu'ils soient séparés par près d'unsiècle, et qu'il n'y ait aucun rapport entre la sobriété un pousèche de l'un et l'ingénuité quelquefois verbeuse de l'autre-Villehardouin se rapproche des grands annalistes, Joinville estun conteur.

Si l'on franchit encore un siècle, on rencontre Froissart. Lemoyen âge n'est pas fini, et l'on croirait plutôt, dans cotte

Page 237: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

314 LA LANGUE NOUVELLE

grande misère, dans cette grande « pitié » de la guerre de Centans que c'est le mon.dc qui va finir. La Chronique de Froissaitembrasso toute cotte lugubre période, et Froissart, par sacuriosité, par sa facilité à accueillir toutes les informations,d'où qu'elles viennent, et son plaisir évident à les reproduiresans choix ni critique, et aussi par l'art déjà très exercé qu'il yapporte, c'est-à-dire par l'intérêt de mise en scène qu'il saitleur donner, mérite, au premier chef, le nom de chroniqueur.On l'a souvent loué de sa sincérité. C'est une sincérité soumiseà beaucoup d'influences, et tout spécialement à l'influenceanglaise que, dans sa situation à la cour d'Angleterre, en pleineguerro de Cent ans, il ne pouvait pas ne pas subir. File estquelquefois partiale, sa sincérité; mais nous n'avons pas àinsister sur ce grief dans un chapitre où, sans rien outrer etsans tomber dans le procès de tendance, il s'agit seulementd'établir, ou plutôt de rappeler (car la contestation n'est pos-sible qu'entre savants) que le progrès de la langue n'est pastrès sensible, non seulement entre Villehardouin et Joinville,mais même entre Villehardouin cl Froissait, en passant par-dessus la tête de Joinville.

Et ce n'est.pas tout. Entre la prose de Froissart, de Guil-laume do Nangis, de Christine de Pisan, de Gerson et devingt autres, — je ne dis pas entre leurs diversgénies, —je mesens impuissant à marquer strictement des distances. Il appar-tient à des juges plus subtils de les « placer ».

Si c'est là une hérésie historique et linguistique, il seraitinjuste de l'accabler sous une réfutation trop absolue. Ceprogrès, on no le nie pas et il serait contraire à la nature deschoses de le nier;-il existe, il se poursuit lentement, maisobscurément; la formation s'achève peu à peu comme celled'une châtaigne dans sa bourre, et c'est seulement l'âgemoderno, le xvc siècle, qui en verra la maturité et qui fera larécolte.

Page 238: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

][

La dernière préparation. — Quand commence la langue française? — Charlesd'Orléans, Villon et Gringoire. — Le roman au xv° siècle. — Cominlneset l'histoire. — Variations de la langue jusqu'à la Renaissance et au delà.— .Montaigneet Rabelais. — Amyot. — Hnnsard, du Rellay et la Pléiade•— Maint. -- Nécessite d'un régulateur.

Nous voici arrivés à en curieux xvc siècle, qui, avec ses deuxfaces, regarde le passé cl l'avenir; nous louchons presque au\vi°, et l'on peut trouver que nous avons perdu de vue notreobjet en montrant à ceux qui essaient de défaire la languecombien de temps elle a mis à se faire. Il nous a paru nécessairedo prouver qu'on ne détruit pas en un jour l'ouvrage de six

ou sept siècles et (pie cette laborieuse formation do l'anciennelangue suffirait pour condamner la prétention de ceux quirêvent d'en improviser une nouvelle.

Ce n'est pas qu'au moment où l'histoire générale commenceà s'intituler moderne, cotte oeuvre si lente qui consiste, pourune langue quelconque, à atteindre son point de fixité relative,soit près d'être achevée; il y faudra encore près do deux siècles;mais au moins, à cette heure précise de notre existence natio-nale, la manière de parler et d'écrire de nos pères commence àdevenir claire et intelligente pour nous tous. M. Emile Faguotl'a très finement observé : « On ne sait pas, dit-il, quand com-mence la littérature française, on ne sait pas quand commence,scientifiquement parlant, le français moderne; pour ceschoses-là il n'y a pas et il ne peut pas y avoir de date précise;mais on sait à quel moment les auteurs français commencentà parler une langue que le Français médiocrement instruit de1900 lit très couramment, et ce moment, c'est 1450, et les pre-

Page 239: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

216 LA LANGUE NOUVELLE.

miers qui aient écrit en cette langue sont Charles d'Orléans etVillon ».

C'est la vérité même. On peut ajouter, sans exagération,que la comédie française proprement dite naît aussi à cetteépoque. Elle naît très robuste, très féconde, avec cette admi-rable farce anonyme de Maître Patelin, qui lui donne le ton etqui a engendré tant d'autres farces où triomphe notre malicetraditionnelle. Et n'oublions pas que c'est une comédie envers! Gringoire, le poète comique, le Gringoire de Notre-Damede Paris vivait dans le même temps. Il ne contractait avec labohémienne EsméraMa aucun mariage à la cruche; mais ilécrivait des soties, c'est-à-dire des pièces politiques dont s'amu-sait la foule et qui servaient quelquefois les desseins du roi.L'Homme obstiné de ce Molière officieux vise directement le

pape Jules II, ennemi du roi Louis XII.Le roman inaugurait aussi la brillante carrière qu'il a par-

couruedepuis sous mille foi mes diverses et contribuait pour sapart au progrès accéléré de la littérature et de la langue.Les Quinze foies du mariage, la Chronique du petit Jehan deSaintré et surtout les Cent Nouvelles nouvelles auxquelles, s'iln'en fut pas le seul auteur, Antoine de la Sale mit la dernièremain, perfectionnaient chez nous cet art du conteur, déjà portéen Italie à son plus haut point d'élégance et d'éclat.

Tout s'ensuit. Le théâtre se développe dans ses cadres reli-gieux et populaires, que la Renaissance détruira, au grandregret d'un certain nombre de gallicans littéraires, convaincusqu'elle a faussé chez nous le mouvement naturel des esprits enleur imprimant une déviation funeste, et qu'elle a paralysé,par cette marche rétrograde vers l'antiquité, les facultéscréatrices, l'originalité, l'invention de nos écrivains. A leursyeux, la Renaissance fut une réaction et ils emploient le moldans son sens péjoratif.

Quoi qu'il en soit, l'histoire, môme avant Connûmes quenous retrouverons dans un instant, prend alors possessiondéfinitive de son domaine. Les Grandes Chroniques de Francene sont pas seulement une sorte de mythologie historique,elles abondent en enseignements précieux. Jean de Troycs,Guillaume do Villeneuve, Alain Chartier lui-même, historien etpoète, font, pour ainsi dire, entre Frpissart et Commines lepont qui aide à passer de l'histoire anecdcîi jue à l'histoire

Page 240: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

L'ENFANCE DE LA LANGUE 217

po'itique, et rendent sensible à nos yeux la différence qu'il y aentre un Hérodote et un Thucydide.

Il n'en est pas moins vrai (tue ce xve siècle, qui est celui dosgrandes découvertes, ne semble pas apporter à la littératureet à la langue les mêmes richesses que l'âge précédent; l'une etl'autre y paraissent s'attarder et languir. Plusieurs l'ontremarqué et Michelet, entre autres, s'est étonné de cet étatstationnaire, de ce temps d'arrêt inexplicable, après cesflorissantes périodes de libre et féconde activité : « Nous novoulons pas nier, dit-il, le progrès de la langue et la formationde la prose française, curieuse formation, si lapide de Join-ville à Froissart, en trente ou quarante années, si lente deFroissart à Commines dans une période de cent cinquante ans.Dans ce temps si long, je ne vois aucun nom vraiment litté-raire, sauf Deschamps, Charles d'Orléans, et le petit chef-d'oeuvre de Patelin ».

Il n'oubliait que Villon. Ailleurs il constate que la langue,«dénouée » par Froissart, n'a pas profité tout de suite de ce pre-mier débrouillement et qu'inconsciente de sa délivrance, elle ahésité longtemps avant d'en tirer parti. Mais ce n'est là qu'uneapparence. Au xve siècle, langue et littérature sont en fusiondans le creuset où s'élabore l'amalgame nécessaire et elles ensortiront bientôt à l'état de métal solide, sinon encore définitif.

On se trompo,en effet,quandonattribueàccgrandxviesiècle,si intéressant par d'autres côtés, si vaillant, si bouillant sur-tout et si fort, l'achèvement de la langue. Jamais, au contraire,notre idiome national, encore indécis et flottant, ne parutplus près de suivre les destinées de notre religion catholiqueet de se disperser en plusieurs schismes. Malgré certaines res-semblances très superficielles, chacun des grands écrivains dutemps a non seulement son style à lui, mais sa langue propre etpersonnelle, « peculiare » dit l'un d'eux. Rabelais, Amyol,Ronsard et Montaigne parlent quatre langues très différentesdont je ne serais pas en peine d'établirla diversité si Montaigne,dans un chapitre qu'on n'a peut-être pas assez remarqué et quiest cependant des plus remarquables,n'avait constaté lui-mêmecette espèce d'anarchie :

« l'écris mon livre ù peu d'hommes, à peu d'années. Sic'eut été une matière de durée, il l'eût fallu commettre à un

Page 241: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

m LA. LANGUE NOUVELLE

langago plus forme Suivant la variation continuelle* qui asuivy le nostre jusques à cette heure, qui poult espérer que saforme présente soit en usage d'icy à cinquanlp ans? Il escoulotous les jours do nos mnins; et, depuis que jo vis, s'est altéréde moitié. Nous disô*ns qu'il est nature parfaict; autant en ditdu sien chaque siècle. le n'ay garde do l'en tenir là, tant qu'ilfuyra et s'ira difîormant comme il faict. »

Ainsi, do l'aveu de Montaigne, en un 'demi-siècle à peine,dons le feu môme des guerresdo religion, la langue avait subi destransformations considérables, plus visibles certes à son oeilqu'au nôtre, et il comprenait bien que ce ne seraient pas 1ns

dernières : « le n'ay garde de l'en tenir là ! ».Par les jugements qu'il n portés sur divers écrivains de son

temps, ce môme Montaigne, si fin dégustateur des choses litté-raires, a justifié, ou au moins expliqué l'impression qu'il eut dol'incertitude où flottait alors la langue française et du tempsqu'il lui faudrait encore pour se fixer.

A l'aurore du siècle, il rencontre Commines et ses fameuxMémoires. 11 pourrait, lui, si curieux de la forme, s'arrêter austyle de l'écrivain; mais comme s'il n'était pas sûr de l'opinionqu'il faut avoir de celte manière d'écrire déjà si ferme et sinoble, do cette plume grave et forte, moins vive et moinsalerte pourtant (pie colle de Froissart, il ne se permet pas del'apprécier, il ne s'attache qu'à la conception générale del'oeuvre et à la pensée de son auteur. A peiné risque-t-il unmot — discutable — sur « son langage doux et agréable, d'unenaïve simplicité ». Ce n'est point d'ailleurs pour le rabaisser,il voit très bien co qu'il est réellement, un moraliste politique,à peu près l'opposé de Machiavel, qu'il égalo toutefois en élo-

quence. Il l'en félicite, avec, de petites réllexions qu'on luipardonne quand, d'autre part, on se rappelle qu'il l'a comparéà Tacite.

Rien, dans celle critique littéraire à laquello les Essais fontune si grande place, n'est donné à l'étude intrinsèque do lalangue et de la syntaxe, do la grammaire et du vocabulaire.Montaigne n'apprécie jamais que le talent do l'écrivain, et l'onsait qu'il mot Amyot au premier rang des prosateurs du temps.D'autres ont dit depuis qu'Amyot avait été un des créateursdo la langue, « de la belle langue originale et pittoresque du

Page 242: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

L'ENFANCfl DE LA LANGUE 319

xvic siècle ». Racine a écrit que le « vieux style » du traducteurde Plutarque avait une grâce qu'il ne croyait pas « pouvoirêtre égalée dans notre langue moderne ». Soit ! Mais de l'aveumême de Racine, il résulte que cent ans après Amyot, cent ansaprès Montaigne, leur style, à l'un comme à l'autre, était déjàdu vieux style, démodé, dépassé. L'idée qu'on s'en faisait alors

prouve à quel point Montaigne avait raison de n'accorder àson propre langage qu'une durée relative, subordonnée à toutesles vicissitudes d'une construction provisoire, qui aura besoinde réparations considérables et dont les matériaux seront peu à

peu remplacés. Il a formulé, ça cl là, sur plusieurs de ses con-temporains ou prédécesseurs, des jugements un peu sommaires

que la postérité .a révisés.Elle bésitc encore, en ce qui concerne Ronsard, du Bellay

et toute la pléiade de la Renaissance, malgré le certificatqu'il leur a délivré; elle estime en outre qu'il a méconnuRabelais, en le rangeant d'un air assez dédaigneux dans lacatégorie des auteurs plaisants, comme s'il n'en avait pasgoûté la substanlificque moelle. Mais, soit qu'il outre l'ad-miration ou exagère la réserve, ce qu'il considère, dans unouvrage littéraire, c'est uniquement le plaisir que l'écrivain lui

procure; ce qu'il loue, c'est le causeur familier et naïf, dont laconversation échappe, par son caprice même, à des règles impé-ratives et inflexibles. Ces règles, on commence à en parler, à ensentir le besoin, on se prépare à en accepter la gêne; mais per-sonne ne les a encore tracées. Aussi est-on un pou surpris quebeaucoup do critiques modernes, Voltaire entre autres, quali-fient Montaigne d'écrivain incorrect. Comment peut-on êtreincorrect, lorsque la correction n'existe pas, faute do gram-maire, et que tout ce qui tient à ce qu'on appelait autrefois « In

discours » demeure laissé à l'arbitraire de l'écrivain? J'avoueque je n'ai jamais aperçu les incorrections de Montaigne. Lui

en reprocher, c'est supposer que la langue de son temps est unolangue faite, avec sa constitution définitive. C'est commettre,par conséquent, une grosse erreur.

Elle n'est pas plus faite chez lui que chez Amyot, Rabelaisou Ronsard; elle n'est pas faite davantage chez le poète le plusvraiment français du siècle, Clément Marot. Qu'un lent otsourd travail s'opère en elle à leur contact et à leur souffle;qu'ils aient contribué tous les quatre àleur insu,ctbiend'aulres

Page 243: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

220 LA LANGUE NOUVELLE

avec eux, do Thon, Pasquier, d'Aubigné, Montluc, Calvin lui-même, ù en préparer les fondations ou, pour employer uneexpression qui semble plus juste, à lui creuser son lit, à régula-riser son cours, et surtout à répandre son onde jaillissante enmille canaux qui portèrent partout sa fécondité et sa richesse,il n'est pas nécessaire pour en convenir d'être un partisan fana-tique de cet exubérant xvie siècle et de le mettre, de parti pris,au-dessus des trois grands siècles littéraires qui l'ont suivi.C'est un siècle d'enfantement laborieux et douloureux, aprèslequel il restait à faire vivre et grandir ce qu'il avait enfanté.Lui disparu, la haute éducation de la langue, le perfectionne-ment, l'achèvement final s'imposaient encore comme une der-nière et nécessaire besogne.

Sans nous livrer ici sur Rabelais et Marot, sur Amyot etRonsard, sur Montaigne lui-même, si attachant qu'il soit, àune étude comparative que notre travail ne comporte pas, il

nous faut au moins constater que Rabelais, plus qu'aucunécrivain, nous a donné la longue période, la période élo-quente, la période latine, dont les plis et replis gaulois sedéroulent avec une majesté véritablement cicéronienne.Il nous y o habitués et acclimatés. Cette phrase ample et ora-toire, qui est la sienne, deviendra et restera bientôt la nôtre,elle sera celle de tous les grands écrivains français sans excep-tion, jusqu'à La Bruyère, qui le premier fera des coupures, ouplutôt des coutures dans cette noble draperie. C'est au pointque la forme qui ressemble peut-être le plus à celle de Rabelais

— ne prenez pas cela pour un paradoxe — est celle de Bossuct,je dis la forme. La prose d'Amyot, moins entraînante, moinsenlevée, comme il convient à une traduction, n'est pas moinssinueuse ni moins enveloppante. Kilo embrasse aussi dans sonvaste circuit toutes les manifestations de la pensée, et ellegarde un très grand air sous son apparente bonhomie. Sa naï-veté dissimule sa capacité, sa « suffisance » comme eût dit Mon-taigne. La majesté n'est pas d'ailleurs le seul don que Rabelaiset Amyot — qu'il ne faut point séparer quand il s'agit unique-ment du progrès et de l'assiette de la langue nationale — aientfait à la prose française. Par l'exacte proportion qu'il y a chezeux entre la phrase et la pensée, par la distinction qu'ils excel-lent à maintenir, au moyen d'incidentes et de jointures habi-lement distribuées, entre l'idée principale et les points accès-

Page 244: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

.L'KNFAN'CB DE U LANGUE 221

soires, ils lui ont donné quelque chose de plus précieux encoreque l'éloquence : la justesse. Ils ont créé entre ses diversmembres la vie de relation, négligée, oubliée aujourd'hui partant d'écrivains auxquels une critique complaisante veut bientrouver du style, mais dont la phrase se présente souventcomme un phénomène, comme un monstre qui a les bras pluslongs que les jambes et la tête plus grosse que le corps. Cetteobservation, facile à vérifier, nous mènerait trop loin; il suffitde constater que, chez Rabelais comme chez Amyot, la hiérar-chie des divers éléments dont se compose le discours est stric-tement maintenue, de manière à former un tout homogène etharmonique, où l'ornement n'altèrejamais,par un empiétementprémédité, le type général du monument. L'unité est certaine-ment la qualité maîtresse de leur phrase, et non seulementl'unité matérielle et superficielle, mais l'unité intime et pro-fonde, obtenue par l'exacte appropriation et la rigoureuse con-tinuité du ton qui, comme l'écrivit 13u (Ton deux siècles pluslard, n'est que « la convenance du style à la nature du sujet ».

Rabelais, pour son compte personnel, a encore fait biend'autres choses. 11 a, un des premiers,—je n'oublie pas ses pré-curseurs des deux siècles précédents,—impriméle mouvement,insufflé la vie à la langue; il en a cimenté les fortes assiseslatines et grecques, il lui a appris à avoir de l'invention, dol'imagination, de l'audace, à exploiter concurremment les res-sources que la Renaissance classique et le jargon populairemettaient à sa portée, enfin à faire flèche de tout bois pour sesmagasins et ses arsenaux. 11 a rendu à la prose française lesmêmes services que Ronsard allait bientôt rendre à la poésie,et de meilleurs services, car notre prose a pu garder, sauf lesmots morts, tout ce que lui a apporté Rabelais, et notre poésie

a dû beaucoup éliminer de ce que lui avait légué Ronsard.Quant à Montaigne, c'est l'hommc-orchestre, il a pris tous

les tons et cultivé tous les genres, excepté pourtant la rhéto-rique qu'il n'a guère effleurée que dans deux ou trois chapitresfie commande. 11 no semble pas qu'aucun écrivain, et Rabelaislui-même, ait poussé d'un plus efficace effort, à la roue de cecoche, de cette langue qu'il déclarait tout à l'heure empêtréedans son désordre, victime de ses fantaisies, patinant sur placeau lieu d'avancer et do s'arrêter à destination, incapable dediscipline et, pour tout dire, anarchique.

Page 245: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

m LA LANGUE NOUVELLE ... \^Montaigne l'a fait démarrer sans y prétendre, par la seule

influence que son génie a exercée sur les écrivains de son temps.Libertin de style et d'esprit, comme il l'était, il eût aggravé laconfusion et légalisé le désordre si sa puissance de créationn'eût donné des ailes à la machine. Sous lui, elle courut, ellevola par-dessus les précipices qu'il redoutait pour elle et ellearriva, haletante et fumante, au terme de sa course, elle touchale but et s'y arrêta, autant qu'une langue s'arrête. Elle ne l*a

plus quitté que pour se régler elle-même, elle ne pouvait plusle quitter. Lorsque Montaigne mourut en 1592 et Amyot en1593, il ne restait plus à la langue qu'ils ont parlée qu'à sedépouiller de quelques archaïsmes pour avoir achevé cettecomplète évolutionaprèslaquelleles languesnebougentpresqueplus et s'immobilisent, tout au moins dans leur mécanismeessentiel. La nôtre en était juste au même point que le latinaprès Lucrèce. Elle avait tous ses organes, elle répondait àtous les besoins et suffisait aux siens propres; elle possédaitl'autorité que de grands noms lui avaient acquise; il ne luimanquait qu'un législateur et un code.

Page 246: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

CHAPITRE XI

MALHERBE

La langue est fixée — Klle n'a pas sérieusement change depuis trois siècles.— Échec des novateurs. — Il a produit chez eux beaucoup de défectionsplus ou moins dissimulées. —Ils ont beaucoup rabattu de leurs premièresrevendications. — L'oeuvre de Malherbe et de Vaugelas. — Berlaut etHéghier. — Législation poétique très libérale. — L'anarchie actuelle. —Snobs et poètes.

Elle les trouva! Enfin Malherbe vint! Ce cri de délivrancepoussé par un poète lettre qui, malgré ses injustices et seslacunes, fut un critique littéraire très supérieur à Montaignelui-môme, témoigne de la sûreté de son jugement. Il marquele moment précis où la langue se fixe ne varielur et n'admetplus que les légères modificationscompatibles avec la constitu-tion définitive de toutes les langues : disparition,création, alté-ration de certains mots, affaiblissement progressif de diverseslocutions qui semblent usées par un long service, changementde signification et d'emploi, retouches perpétuelles au diction-naire, dont le compte s'établit, par profits et pertes, en uneassez juste balance; mais retenez ce point : lion de plus !

La structure générale no subit aucune déviation, aucuneatteinte; le gros oeuvre reste le même, on n'y ajoute aucunemaçonnerie nouvelle^on n'en distribue pas autrement les par-ties, c'est à peine si l'on essaio d'en rajeunir la physionomie pri-mitive par quelques décors de pure façade, et qui passent trèsvite, pour faire place à d'autres parures et bigarrures do stylo

Page 247: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

221 L\ LANGUE NOUVELLE

•''gaiement superficielles et éphémères; mais lo monumentreste tel quel, avec son aspect primitif, ses lignes, ses propor-tions, ses aménagements, et tout ce qui caractérise son archi-tecture, en dépit des styles divers que lo temps et la mode y ontintroduits. La langue française, telle quo nous la parlonsaujourd'hui, est encore la langue de Malherbe. Elle est déjàvieille de trois siècles, et cependant elle n'a pas vieilli, et rienn'indique qu'elle soit disposée à vieillir. Elle a revêtu pour tou-jours sa forme classique, et elle ne la perdra plus que pourmourir, si tant est quo les langues modernes soient destinées àpérir comme les langues anciennes, par leur caducité propre,ou, ce qui paraît plus vraisemblable, à disparaître dans la con-fusion d'une future Babel.

Ce n'est pas lo changement de quelques mots, dans ces troissiècles, qui peut nous alarmer sur son avenir. Il en est peu,parmi les langues modernes, qui se soient montrées aussi réfrac-taires aux mutations; elle a fait preuve d'un tempéramenttrès conservateur, que l'Académie n'a point découragé, et,dans les néologismes que les novateurs proposent aujourd'huià notre admiration, il est visible qu'elle n'accueille quo ceuxqui sont iiécessaircs à son entretien et, qu'on nous passe le mot,à son repeuplement. Elle se tient tout juste au courant desnouvelles inventions et des nouvelles idées, et ne les désigneguère que par des expressions techniques empruntées à leurlangue spéciale. Pour le reste, pour le fond, elle demeure im-muable. Nous l'avons déjà dit et redit, nous ne saurions trople redire, car c'est là toute notre thèse, tout notre livre, etcette perpétuité relative nous apparaît comme la plus fortedesbarrières,et aussi commole plus solide des argumentscontrel'orgueilleuse prétention des réformateurs.

Tout d'abord, on ne réforme pas les langues; à peine peut-onréussir à les gâter, à les corrompre ; mais elles se réforment peuà peu elles-mêmes, par un inconscient travail intérieur; elles sefont et se défont toutes seules. Fût-il au pouvoir d'une coterierévolutionnaire d'accélérer leur décadence, on ne voit pasjusqu'à présent que cette entreprise, malgré les enrôlementsque ses racoleurs ont, à un moment, écrits sur leur liste, puissese prévaloir d'un réel progrès. Nous examinerons dans un der-nier chapitre ce qui peut lui rester de chances et s'il lui enreste; mais il saute aux yeux que beaucoup de sespremièresre-

Page 248: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

MAMIKllUK *i;t

crues l'abandonnent, (iuo son bruit diminue, que les vrais écri-vains qui ont pu être tentés par une bruyante réclame rentrenttout doucement dans le giron do la bonne langue maternelle;si bien qu'à l'heure où nous terminerons notro travail, lancéd'abord contre une armée victorieuse, nous pourrons bienn'avoir plus affaire qu'aux débris d'une armée en retraite. Nousavons le droit d'espérer que la révolution goncourtisto avor-tera. En tout cas, notre protestation actuelle trouverait sajustification dans cet échec même et garderait son utilitécontre do nouvelles tentatives. Heprenons-Ia où nous l'avonslaissée, c'est-à-dire au point précis où le français réalise enfinla permanence, la stabilité que les grands écrivains de l'âge clas-sique lui ont assurée pour longtemps, peut-être pour toujours,i'cs si qua diu morlalibus alla est. Ce n'est pas parce que le motsuffisance dont Montaigne abuse, et qui, comme nous l'avonsremarqué plus haut, signifie chez lui capacité,a\ms aujourd'huiune tout autre signification; ce n'est pas parce que Molière etI.a Fontaine ont dit ireuve au lieu de trouve pour rimer avecveuve, qu'on peut contester cette fixité. Mille exemples sem-blables ne seraient pas plus démonstratifs contre elle. On peutdire qu'elle coïncide avec l'entrée d'Henri IV à Paris.

Enfin Malherbe vint ! Et, pour être venu, Malherbe estpresque un grand homme, bon poète, excellent législateur, nonpas seulement parce qu'il fit sentir dans les vers une justecadence, mais parce qu'il sentit lui-même que la langue étaitfaite et qu'on n'en pouvait plus parler d'autre. Admirable lin-guiste, on trouverait difficilement dans ses vers ou dans saprose un mot, une locution à rayer, comme étant hors d'usage.Sa raideur, sa hauteur de style, sa métrique un peu étroite, sadoctrine littéraire trop compasséene l'empêchent pas d'être unécrivain sûr, ferme sur les principes, et surtout assez pré-voyant pour ne rien négliger ni perdre des ressources longue-ment amassées et désormais acquises. Il accorde l'instrumentet lui donne toute sa justesse, toute sa sonorité, sans rien sacri-fier des accents et nuances d'accents qu'il peut rendre. On sele représente comme un habile violoniste qui serait en mêmetemps un luthier, mesurant exactement ce que le bois qu'ilemploie peut imprimer de vibrations à l'âme qu'il y ajoute.Sans en chercher si long, c'est un législateur qui prêched'exemple, parce qu'il est arrivé juste à l'heure où chacun

15

Page 249: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

îiù U LANGUE NOUVKLLK

éprouve le besoin d'ériger les usages en lois et de rassemblerdans un code unique les règles et les coutumes éparses.

Il n'a pas fait de grammaire et c'est pourtant le premier de

nos grammairiens, parce qu'on a fait la grammaire sur lui etd'après lui, qu'on en a pris les principes dans ses ouvrages, queson vocabulaire est devenu classique,presqueobligatoire, qu'on

en a, sans autre examen, adopté tous les termes, tandis que sescontemporains et ses successeurs ont toujours bésité à fran-ciser définitivement ceux qui n'ont pas été certifiés et léga-lisés par sa signature. A ce point de vue, Malherbe est le pré-curseur et le prédécesseur immédiat de Yaugelas, dont il nofaut pas se moquer, dont Molière, quoi qu'on en dise, ne s'estpas moqué du tout, et qui d'ailleurs a suivi d'assez près son ins-pirateur Malherbe.

Aussi bien, celui-ci n'est-il pas le seul qui ait eu ce singuliermérite d'exercer, en matière de langage, une sorte de protcrtornlet de police. 11 s'en arrogea fort heureusement le droit; maisd'autres avant lui, qui n'y prétendirent point, le poète Herlaulet surtout Mathurin Régnier remplirent, sans presque y songer,le même office, tant ce nécessaire directeur et administrateurdes lettres françaises était alors attendu et désiré. La versifi-cation, chez Rcrtaut, est aussi réglée, aussi pure qu'elle le seraun siècle plus tard, et Régnier a écrit des satires littérairesdans lesquelles il observe, avec une sorte do systématiqueobéissance, toutes les prescriptions édictées par Malherbe.

Le plaisant de l'affaire, c'est qu'au moment même où il s'yconforme si rigoureusement, il reproche à Malherbe de lesavoir faites trop sévères, et d'y embarrasser, d'y emprisonnerl'esprit français comme dans un filet à mailles de fer qui l'em-pêchent de prendre son vol. Régnier a tort et se réfute lui-môme puisqu'il se plaint de cette contrainte dans une pièce oùelle ne l'a pas gêné pour déployer ses ailes. Mais Régnier n'ai-mait pas Malherbe, dont la rigidité un peu pédante offensaitsa libre humeur et contrariait son laisser-aller personnel. Il yavait entre eux incompatibilité de nature. Boileau, qui a achevéet scellé leur oeuvre, les a réconciliés devant la postérité par lacommune justice qu'il leur a rendue.

On sait de quelle maîtrise a fait preuve Malherbe, et commeil s'est montré sagace réformateur dans son redressementde lamétrique française, assez flottante et incertaine jusqu'à lui. Il

Page 250: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

MAI.1IKIIIIK 2:27

en dénonça les bizarreries el les supprima en même temps qu'illes dénonçait, en régla les coupes et les rylbmes, proscrivit lestours forcés, les inversions difformes qui en troublaient l'bar-monie ou en obscurcissaient la clarté; il imprima au vers unenoblesse d'allure à laquelle ne l'avaient point accoutumé sesprédécesseurs el qui n'eut besoin (pie de se détendre un peuaprès lui. Mètre, césure, quantité, rime, hémistiche, élisions,cadences, assonances, il ne négligea aucun détail de cette pro-sodie, réglée chez lui de toutes pièces et sur laquelle nousvivons encore aujourd'biii, avec un peu de crainte qu'on nous laebange, tant elle répond à notre sens de 1'barmonie, à la con-formation et aux exigences de notre oreille.

VA il ne faudrait pas croire, comme on se le figure assezcommunément par ouï-dire, que Malberbe ait enfermé notrepoésie dans des moules étroits qu'elle ne pouvait pas ne pasbriser. C'est le contraire qui est vrai. Kn fait, elle n'vw a briséaucun, parce qu'elle a toujours pu s'y mouvoir, tant ils étaientvariés cl élastiques, avec la plus extrême liberté. On ne con-naît pas assez ce côté de Malberbe, on ne se rend pas assezcompte des facilités que sa revision, réputée sévère, a laissées àImites les fantaisies de notre versification. 11 a essayé avec-succès presque toutes les formes; il a fait, à l'exemple de Ron-sard, dont il condamnait d'ailleurs avec raison la manie franco-grecque ou latine, des vers de neuf pieds, des vers de onzepieds. Il n'en a pas fait de quatorze, comme on se pique d'enfabriquer aujourd'hui à la barbe de l'Académie. Malgré sonpenchant à parler en vers la langue de la prose, un peu plusimagée seulement, il s'est appliqué surtout à ne sacrifier ni ledessin ni la musique du vers. Il se fût indigné s'il eût pu pré-voir qu'un jour viendrait où l'alexandrin ne garderait plus do

son ancienne eurythmie que la rime, très riche, d'une richessede parvenue, en ce sens que le rimeur attache plus d'impor-tance à la consonne d'appui qu'à la clarté de la phrase et à lapropriété du mot. Mais sa colère eût dépassé toute mesure si

on lui eût prédit quedes fantaisistes, dont plusieurs se baptisenteux-mêmesdécadents,occuperaient leurs loisirs à confectionnerdes sonnets, stances, pièces et morceaux de toute nature,applaudis dans les salons, prônésparles journaux ; des rapsodiesoù toute métrique a disparu, où chaque vers n'est qu'uneligne de prose, le plus souvent inintelligible, où, non contents

Page 251: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

22* LA LANGUE NOUVKLLK

do renoncer h l'entrecroisement obligatoire des rimes mascu-lines et féminines (ce qui, à la rigueur, peut s'admettre), noncontents de multiplier à plaisir les hiatus, do fairo rimer dessinguliers et des pluriels, et même quelquefois do supprimertoute espèce de rime, sous prétexte que la rime, a leurs yeux,n'est pas toujours la consonnance, ces poètes s'évertuent àfabriquer ce qu'on appelle des mots carrés ou en losange et pro-posent à la sagacité du lecteur do véritables charades. Ah! oui,décadents, et confesseurs et professeurs do décadence, poètesdo décrépitude, mauvaise queue d'Alexandrie et du Has-Kmpirc qu'on laisserait tranquilles à leur petit jeu, si ungroupe de mystificateurs intéressés ne leur avait créé uneclientèle de snobs.

Malgré le mépris affecté des Concourt pour la poésie, —elle est trop verte ! — ils daignent s'en occuper, ils ont rêvéde révolution, ils trouvent Racine plat et Musset pauvre, ilsportent le fer et le feu dans toute notre vieille constitutionpoétique, qui a suffi à Lamartine pour être Lamartine et àVictor Hugo pour être Victor Hugo; ils prétendent la boule-verser de fond en comble; et ils nous donnent ça cl là des spé-cimens du sort qu'ils lui préparent. Dix bons vers vaudraient,mieux !

C'est à eux comme aux prosateurs que notre discourss'adresse,avec peu d'espoir d'être entendu; c'est à eux commeaux simples romanciers, prophètes et adeptes de la « languenouvelle », que va une protestation très exposée, dans le désar-roi général, à paraître téméraire et à retomber sans écho.Quelle que soit sa destinée, elle aura du moins le mérite d'avoirprocuré quelque soulagementà son auteur. Il y a des momentsoù l'on n'écrit que pour soi.

Page 252: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

CIIAPITIiH XII

LES DEUX COURANTS

I

La Bruyère. — Déviation imprimée par lui «1 la phrase, sinon à la languefrançaise. — Sonart. — Rapidité et concision. — Suppression systématiquedes transitions et des conjonctions. — L'ancienne langue, depuis Rabe-lais, Amyot et Montaigne. — Le pittoresque chez La Bruyère. — Ce mora-liste est avant tout un homme de lettres, un artiste de plume. — La forme,avec lui, commence à primer le fond. — La Bruyère et Sénèque. — LaBruyère et Montesquieu.

Donc, à partir de Malherbe, la langue française est fixée etcomme qui dirait majeure; elle a vraiment conquis son droit etson nom de langue française. Elle prendra peu à peu plusd'aisance et plus de souplesse; son agilité naturelle finira paravoir raison d'une certaine raideur que son législateur lui acommuniquée; elle se départira, dans l'application journa-lière, des prescriptions un peu trop sévères auxquelles il l'avaitsoumise, et qui tenaient tout à la fois à la rigidité personnelledu réformateur et à celle d'un temps où l'on s'emprisonnait lecou dans une fraise empesée; en un mot, elle se dégagera touteseule de quelques liens inutiles pour s'assurer la pleine libertéde ses mouvements; mais, malgré ces légères transformationsqui s'opéreront d'elles-mêmes, par un besoin de grâce natu-relle et facile, elle ne changera plus. Sa lente élaboration est

Page 253: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

230 i\ I,AN(H:K NOUVEI.LK

finie; elle forme désormais un édifice complet, distribution etstructure, dont nos grands classiques vont poser le couronne-ment. De Malherbe à Renan, on ne parlera plus qu'une seulolangue, toujours et essentiellement la même, sauf quelque*mots, en assez petit nombre, qui naissent, meurent, ou chan-gent de signification dans le cours des siècles. Ce dernier point

n peu d'importance. 11 constitue le débit et l'actif d'un trèspetit compte courant, que les Académies sont chargées demettre au net; mais le fait capital, c'est que, depuis troissiècles, tous nos écrivains, poètes et prosateurs, écrivent, avecplus ou moins do talent, la môme langue, et que la langue deRacine, qui est celle de Malherbe, ne diffère pas de la langue doVictor Hugo, do môme que la langue do Mme do Staël, qui estcelle de Mme de Sévigné, ne diffère pas de la langue de GeorgeSand,

Pour n'être point contredit, ceci a besoin d'être expliqué;nous l'avons déjà éclairci d'un mot ; mais il n'est pas mauvaisd'insister pour qu'on ne crie pas au paradoxe : les styles diffè-rent, non la langue, parce que la langue n'est pas plus le style(pie les couleurs étalées sur la palette d'un peintre ne sont lecoloris qu'il donne à ses tableaux. Ingres et Delacroix ont faitdes tableaux très différents avec les mêmes couleurs.

11 est bien évident qu'à première vue, il n'y a aucune.compa-raison à établir entre Racine et Victor Hugo, et,' aussi bien, n'yperdrai-jo pas mon temps; mais je voudrais qu'on me montrâten quoi diffèrent les instruments dont se sont servis ce roi del'élégance classique, et ce fier capitan delacrânerieromantique.Jamais peut-être deux génies n'ont été plus dissemblables, etjamais deux génies aussi dissemblables ne se sont rapprochésdavantage par l'emploi magistral qu'ils ont su faire des res-sources que leur offrait la langue, sans chercher leurs effetsdans un bouleversement du vocabulaire et do la syntaxe.L'école romantique tout entière a un peu enflé le sens des motset outré à plaisir les images; il n'en est pas moins vrai queChateaubriand se contente, comme Bossuet, du fonds quenous ont légué les grammairiens qui ont suivi Malherbe et ne•cherche pas à grossir ce bagage, dûment recensé, et cataloguépar eux.

Ce qui est vrai et ce qu'on n'a pas assez remarqué, c'est•que cette belle unité, qui n'a pas empêché notre génie national

Page 254: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LES DEUX COURANTS «31

de so répandre en d'infinies variétés, s'est perpétuée sans alté-ration, mais sans monotonie, jusqu'au jour où elle s'est prôtéod'elle-même à une sorte do rajeunissement qui date de la fin duxvue siôele. A ce moment, sous l'influence d'un styliste dont ona peut-être exagéré la valeur, mais dont on ne peut contesterl'influence, deux courants se sont formés. La langue, ou plutôtla phrase, la période française, pareille à un grand fleuve qui,sur une partie de son cours, se partage on deux bras, a obéi adoux impulsions ot pris deux directions différentes qu'elle atoujours conservées depuis, selon la préférence de chaque écri-vain, encore que, dans ces derniers temps, l'écart soit un peumoins marqué et que les deux dérivations tendent à se réunirdans un lit commun plus étroit que la première et plus largo

que la seconde.Cet écrivain, ce styliste, c'est La Bruyère. Sa conviction,

exprimée dés la première page do son livre, que, dans ledomaine dos idées, il n'y avait plus grand'choso à découvrir,l'a porté naturellement a opérer sur les mots, sur les phrases,ot à travailler sur la langue elle-même, dont il possédait tousles secrets, pour dire autrement ce qu'on avait dit avant lui.Dans col art qui consiste à trouver des formes nouvelles, il aété un merveilleux ouvrier; il a imaginé des façons de parlerneuves, originales, volontairement courtes, où so sent la pré-méditation constante d'enfermer moins do mots que do sens.Même quand sa phrase s'étend et s'allonge, — quelquefoistoute une page durant, — le développement en est fait d'inci-dentes et presque do parenthèses indépendantes les unes lesautres et qu'il affecte do no pas rattacher entre elles par lociment des conjonctions. On lui a reproché do négliger lestransitions qui aident et invitent à passer d'une idée à l'idéequi doit logiquement la suivre; et il est certain que cette habi-tude donne quelquefois à ses observations les plus pénétrantesl'apparence des notes hétérogènes et disparates recueillies auhasard sur un carnet, et transportées ensuite telles quelles dansle volume. Il a pour tous les liens ot supports du langage lamémo indifférence systématique. Il use à peine des instrumentsqui servent à établir les rapports entre les diverses parties dudiscours. Il compte sur l'intelligence du lecteur pour y sup-pléer. Sa phrase y gagne naturellement on rapidité et on con-cision ce qu'elle y perd on logique. Tel autre moraliste, Pascal,

Page 255: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

Ï3* l\ LANGUE NOUVELLE

par exemple, n'est satisfait que quand il a donné à son raison-nement toute la rigueur mathématique, et môme toute lasymétrie rectiligne de son propre esprit. Ce besoin éclate chezlui d'une manière frappante jusque dans co classiquo morceau,où il met en balance la misère et la grandeur do l'homme, pourle relever après l'avoir humilié. 11 tient à ne sous-entendroaucun des quatre termes du théorème : « L'homme est doncmisérable, puisqu'il Vest; mais il est grand, puisqu'il le sait ! ».Jamais La Bruyère ne se serait permis cet apparent pléonasme;il préfère les ellipses,et c'est précisément cegoût.cetterecherchode la brièveté qui a fait de lui non seulement un écrivain trèspersonnel, mais le créateur d'une seconde langue très spéciale,volontairement ramassée et concentrée, à côté do la grande etabondante langue française, telle que tous les maîtres, sansexception, l'avaient écrite avant lui.

Dans tout le cours do sa formation, maissurtoutdepuis Rabe-lais, Amyot ot Montaigne, notre phrase nationale était unephrase ample et môme longue qui ne s'arrêtait sur un pointfinal qu'après avoir embrassé toutes les évolutions et marquétoutes les nuances do la pensée en donnant à chacune sa pro-portion e.racte, comme un beau vêtement fait d'une seuleétoffe, mais avec les inflexions nécessaires pour s'adapter à laforme du corps. Elle était solide, en ce sens que tous sesmembres s'accrochaient rigoureusement l'un à l'autre par desarticulations et des charnières qui en accusaient les dépen-dances réciproques et en facilitaient les mouvements. Je viensde la comparer à une étoffe élastique et souple qui se pliait,pour ainsi dire, d'elle-même à toutes les ondulations de lapensée et obéissait, sans fatigue, à tous les commandements del'esprit; mais elle n'y perdait rien de sa force. Elle ressemblaitaussi à une vaste construction, bien entendue, bien comprise,où chaque pièce s'ouvrait rationnellement, par les portes et pas-sages indispensables, sur la pièce précédente et sur la suivante,sans abus de parallélisme et de symétrie. Elle était, par-dessustout, la logique même, tant les" raisonnements en étaient stric-tement enchaînés et se déduisaientmathématiquement les unsdes autres, sans solution de continuité, sans cassure. Lesgrands avocats et les grands prédicateurs de l'âge classique latrouvèrent toute prête à devenir une phrase oratoire.

Patru, Bossuet, Bourdaloue, Massillon, le barreau et la

Page 256: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LKS UKUX COUUANTS 233

chaire n'eurent qu'à la prendre telle qu'elle était, admirable-ment agencée et distribuée. Us y ajoutèrent le souffle, l'inspi-ration, le feu sacré et en firent l'éloquence même. Lorsqu'il'lutrouve un peu flottante, « un peu traînante » chez Fénelon, oùelle rappelle, au suprême degré, l'élégance attique, Voltaire ases raisons dont la principale est certainement qu'elle ne res-semble pas à la sienne. Ce sont deux types différents, presquecontraires, et dans ce jugement de Voltaire, il entre certaine-ment, à son insu, je ne sais quelle involontaire concurrenced'école. Nous aurons, dans ce chapitre même, l'occasion defixer ce point.

La Bruyère aurait eu, sur la prose de Fénelon, une opinionanalogue à celle do Voltaire qu'il n'y aurait pas lieu de s'enétonner. Seulement, il se serait gardé de le dire, sentant bienqu'on l'eût accusé de plaider sa propre cause et d'être à la foisjuge et partie. N'était-ce pas lui qui, le premier, avait mis à lamodo cette phrase saccadée, sautillante, pittoresque au pointde solliciter et do flatter l'oeil autant que l'esprit? N'étail-copas lui qui, de propos très délibéré, pour faire du nouveau,avait substitué sa prose de respiration courte à la période dolongue haleine qui caractérise tous les écrivains de son temps,même les philosophes humoristes comme Saint-Evremond?11 n'en est pas un seul chez qui elle n'ait cette ampleur, dontmanque précisément celle de La Bruyère dans ses Portraitsles plus développés, comme ceux de Ménalque ou d'Onuphre.Ce fut, de sa part, une volonté arrêtée que de peindre à petitscoups, en touches vives et sèches, pour se distinguer et se faire

une manière à lui à côté de la manière large et harmonieuse de

ses contemporains. Il n'y a évidemment qu'une très lointaineparenté artistique entre Gérard Dow et Rubens, ce qui ne lesempêche pas d'être l'un et l'autre de grands artistes, quoique àun degré différent. La Bruyère, qui s'est tant moqué de l'ama-teur de tulipes, est luj-même un peintre hollandais.

Prenez-les tous, même dans la familiarité de leur correspon-dance la moins étudiée et de leurs lettres intimes, Racine,Mme de Sévigné, La Fontaine lui-même, quand il écrit enprose; prenez Molière et les comiques; prenez les mémoria-listes, Retz et Saint-Simon; prenez les philosophes, Descarteset Malebranche, prenez Perrault et ses Contes, partout vousretrouverez cejnême emploi de la langue, ce même outil de la

Page 257: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

2:»l I.A LAXflUK NOUVF.I.IK

pensée, cello belle phrase relativement longue, mais savam-ment articuléo, nombreuse, harmonique, dont le principalmérite est de déterminer les rapports, les valeurs des idées, etde faire a ehacuno sa juste place.

Deux hommes, deux maîtres, La Rochefoucauld et Pascal,semblent, à première vue, faire exception à cette régie; mais cen'est qu'uno apparence. On peut s'y tromper, parce que tousles deux sont des moralistes qui condensent des pensées, desmaximes pour lesquelles il y a un style spécial, et qu'ils essaienttout naturellement, pour les rendre plus pénétrantes, de leurdonner un tour vif et aiguisé, le fd et la pointe; mais, relisez-les, allez au fond, et vous verrez que, dans ce genre tout ensaillies fines et piquantes, l'un et l'autre usent encore do cettephrase ample et largo qui est, pour ainsi parler, la phrase doleur siècle. Lorsque Pascal sedétend.lorsqueLaRochefoucaulds'humanise, elle revient sous leur plume, avec son mouvementoratoire, sa naturelle éloquence, et son aisance à reproduiredans ses ingénieux replis les plus délicates sinuosités de lapensée. N'oublions pas que Pascal avait jeté sur le papierbeaucoup de notes, d'observations courantes, destinées à \mdéveloppement ultérieur, et qu'on méconnaît la grandeur deson style quand on prend son carnet pour un livre.

Comment se fait-il que La Bruyère soit le premier des pro-sateurs français qui ait ainsi modifié la prose française, etimprimé sa marque à l'outil intellectuel dont on s'était servijusqu'à son entrée dans le monde des lettres; comment expli-quer qu'il ait non seulement un stylo personnel, mais un ins-trument à lui, une plume taillée autrement que cello do sesplus illustres devanciers? C'est précisément qu'il a été le pre-mier des professionnels do la plume, un homme de lettresdans toute l'acception du mot! C'est qu'avant lui, il faut bienle dire, tous les grands écrivains sont plus préoccupés du fondque de la forme, et que la forme leur vient comme par surcroit.- Certes, les grandes compositions des orateurs et des histo-riens — j'omets les poètes, qui sont condamnés a être artistesou à ne pas être — révèlent un travail compliqué et savant,mais qui s'attache beaucoup plus à la force des raisonnements,à l'enchaînement des idées qu'à l'originalité de l'expression. Jeno voudrais pas exagérer ce point; il est trop évident quo,dans notre âge classique, dont la durée se prolonge pendant

Page 258: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LES DKUX COIUUNTS 235

près do deux cents ans, tous ceux qui so permettent d'écrireécrivent bien, avec facilité, avec goût, mais c'est chez eux undon plus qu'une étude, ils s'y appliquent a peine; cela leurtombe du ciel par une grâce spéciale, par le secours presqueinvisible d'une langue qui, arrivée a son plus liant degré doperfectionnement, leur fournil d'elle-même le tour vif et lemol juste. Us ont tous quelque chose à dire et ils le disent admi-rablement, sans grand apprêt. C'est l'heureux temps où l'onpense avant d'écrire et où l'on n'écrit —qu'ons'appelleSévignéou lîourdalouo — que pour raconter ou prouver, mais toujoursd'inspiration, et sans souci ni préoccupation do métier.

La plume n'est alors que l'humble servante do la pensée etelle y obéit sans effort, comme si elle so rendait compte durôiv, après tout subalterne, qu'elle remplit. Si je no craignaisde tomber dans le pathos des Philamintes, jo dirais que c'esttout simplement une fille de service, une femme do ehambroqui, coiffant sa maîtresse tous les matins, n'a pas besoin d'ymettre beaucoup de cérémonie, parce qu'elle sait depuislongtemps ce qui convient le mieux à l'air de son visage. Di-

sons, sans métaphore, que, pour ces privilégiés do l'âge d'or '

qui méritent presque seuls le nom de grands, l'idée est tout,l'idée domine cl commande, l'idée rencontre invariablementsa naturelle expression dans une phrase qu'on a quelquefoistrouvée lourde parce qu'elle a du muscle et qui est la légè-reté même parce qu'elle a des ailes.

Aucun écrivain n'est, h ce point do vue, meilleur témoin queRossuet, dans ses ouvrages do pure controverse, où il cherchebeaucoup moins à polir des phrases qu'à confondre et écraserson contradicteur, par exemple dans sa Lettre sur les spec-tacles. Relisez-la, elle on vaut la peine.-Mémo dans ces Pro-vinciales que Bossuot enviait à leur autour, vous no relèverezpas un aussi complot échantillon de style, sans recherche dostyle. La conviction, la passion communiquent leur éloquenceà la phrase ot la jettent, sans préparation ostensible, dans lemoule qui lui donnera tout son relief. Pour mieux dire, elle ydisparait d'abord sous l'abondance des arguments ot l'impé-tuosité de la dispute; mais, quand on l'analyse, on s'aperçoitbien vite qu'il n'en est pas de plus strictement ajustée, de plusfortement articulée où so révèle avec plus d'éclat la présenced'un art, non pas inconscient, mais invisible.

Page 259: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

236 L\ LANGUE NOUYKUK

i Démontez-la, désassemblez-la, pour ninsi dire, et vous aurezla preuve qu'elle n'omet, en les répartissanl d'ailleurs suivantleur importance respective, aucun des rapports qui constituentla marche d'une pensée dans un cerveau. Poètes et prosateurssont tous assurément de grands artistes, rompus à l'exercice dola parole écrite, mais qui subordonnent toujours à l'idée elle-même la manière de l'exprimer et qui croiraient la dénatureren la grossissant ou en la compliquant par un excès d'expres-sion. Leur principale étude consiste à réunir, dans leur ordre,tous les développements qu'elle comporte, sans aller au-delàni rester en deçà. Saut certi (Unique fines.

Avec La Rruyèro tout change, et c'est bien lui qui fait toutchanger. Je ne crois pas diminuer sa gloire, ni insulter à sarenommée, en rappelant qu'il fut le premier écrivain françaisqui cultiva l'esprit pour l'espritet l'art pour l'art (1). De l'esprit,ses contemporains en eurent, la plupart, jusqu'au bout desongles; qui en eut jamais plus que Racine? Mais aucun ne s'enfit une spécialité, aucun ne songea à le mettre en valeur par lerapprochement des mots et le jeu dés phrases; aucun nes'appliqua, comme La Bruyère, à perfectionnercette mécaniquesavante oiN tout est calculé, jusqu'aux points et aux virgules,pour attirer l'attention et fixer le regard. Il y était passémaître et il a laissé après lui toute une école qui a singulière-ment abusé, en l'imitant, de son laborieux système. Il écrivitpour écrire et, très économe do lui-même, il y réussit à souhait,sans se défaire pourtant d'une certaine raideur qui lui sied,mais que do moins habiles n'ont pu copier sans gaucherie.

11 est inutile do rappeler ici — tout le monde les sait parcoeur — tant de pages où le peintre des Caractères a poussé samanière jusqu'aux plus extrêmes raccourcis et multiplié àplaisir les saillies et les reliefs. 11 en est d'autres où il s'attachesurtout à la pureté du dessin, à la finesse du trait et où, quit-tant le pinceau pour la plume, il semble repasser sa pointe surla pierre à aiguiser c»t en fait jaillir des étincelles. Son paral-lèle, tout moral, entre Corneille et Racine, ne ressemble guèreà son joli crayon de l'amateur de tulipes et on comprendàpeinecomment le même homme qui a fait de la Cour de si piquants

(1) Je néglige à dessein les beaux esprits, concettistes et gongoristes, quifirent assaut de pointes, en prose et en vers, au commencement duxvne siècle.

Page 260: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LES DEUX COURANTS 237

tableaux, plutôt devinas que vus, a pu, dans une satire théo-logique, beaucoup moins superficielle qu'elle n'en a.l'air, etvisiblement authentique, analyser si subtilement la doctrinedu quiétisme. Mais, malgré la différence des sujets et desstyles, on reste toujours en présence du même écrivain ingé-nieux, qui ne craint pas d'afficher son savoir-faire, sa presti-gieuse dextérité, et qui ne dissimule pas le plaisir qu'il éprouveà disposer, dans un certain ordre, des mots et des phrases àlongue portée. On sent chez lui une sorte do jouissance profes-sionnelle, l'intime contentement de l'ouvrier qui se voit expertdiplômé es littérature, ayant exécuté le tour de force et achevéce que les artisans des anciennes corporations appelaient lechef-d'oeuvre.

Il y a employé des moyens nouveaux, inconnus avant lui,

une science profonde du glossaire, une virtuosité toute spécialeà s'en servir, une étude passionnée do toutes les combinaisons,de toutes les stratégies grammaticales et lexicographiquesquipeuvent augmenter le pouvoir d'un mot « mis en sa place »;enfin il s'est créé, dans la langue même, une langue à lui,expressive, énergique, originale, surtout spirituelle et visantà l'être, qu'une foule de plagiaires ont cherché en.vain à s'ap-proprier, que Chamfort a défigurée par l'abus de la sentenceet de l'apophtegme, dont Paul-Louis-Courier seul, cent cin-quante ans plus tard, a percé tous les secrets et utilisé toutes les

ressources, au grand détriment (nous le verrons bientôt dansun chapitre sur l'archaïsme en littérature) de son talent propreet do sa curieuse personnalité.

Ce qui n'est pas contestable, c'est qu'avant La Bruyère, iln'y avait qu'une manière de parler et d'écrire en français etqu'après lui, il y en a eu deux. La longue période latine, quiétait la nôtre, a cédé, non pas toute la place, mais une partie de

sa séculaire installation à la phrase brève, incisive, parfois,chez les apprentis, un peu saccadée et haletante. La Bruyèreavait inventé un genre, on a fait du La Bruyère, comme on afait du Boule après Boule, et ainsi s'est formée peu à peu cettedérivation de langage, ce second courant auquel se sont aban-donnés, suivant leur inclination naturelle, un certain nombred'écrivains illustres; il a soutenu leur barque et mené leurfortune littéraire à bon port; mais il est permis de regrettercette espèce de canalisation et de la trouver moins conforme

Page 261: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

238 LA LANGUE NOUVELLE!

à notre génie national que l'expansion primitive du grandfleuve.

Admirez comme La Bruyère, qui y pratiqua cette coupure,a peu écrit. Il a fait du rare et du précieux, de l'ornement :

maître écrivain certes, mais dans un petit cadre, ciseleur, joail-lier, celliniste. Son couvre, si remarquable qu'elle soit, se dis-tingue de celle des grands classiques, et ce n'est certes pas parl'abondance de lasource ou la franchisedujet. Ceux-cin'écriventque sous l'influence d'une pensée grave ou d'un sentiment fortqui les emporte et les soutient. Ce sont des passionnés, desinspirés chez qui l'art d'écrire naît spontanément, dans l'heu-reuse atmosphère de l'époque. La Bruyère est avant tout unlittérateur, un artiste, ce que Boileau appelait un bel esprit.

Avec son livre, le métier commence, la profession est née.Est-ce lui faire tort que de l'y met Ire au premier rang, s'il estvrai que personne après lui n'y a excellé comme lui? La cha-leur d'âme est moindre dans les Caractères que dans la plupartdes écrits du même temps, mais non pas la vivacité d'intelli-gence, ni l'acuité d'observation. Et quel goût, quelle sûretédans le choix des termes, dans l'arrangement de toutes lesparties du discours; quel talent dans une chute de phrase !

Tous ses contemporains, doués de sens critique, l'ont re-connu et constaté : « M. de la Bruyère peut passer parmi nouspour un auteur d'une manière d'écrire toute nouvelle », ditMénage. Et l'abbé Régnier, ajoute : « Par un tour fin cl singu-lier, il donnait aux paroles plus de force qu'elles n'en avaientpar elles-mêmes ». La Harpe enchérit encore : « Nul prosateurn'a imaginé plus d'expressions nouvelles, ni créé plus de tour-nures fortes ou piquantes ». Un autre loue son « énergiquebrièveté »; un autre, son style original, ses idées serrées, saphrase substantielle, « son stylo nerveux dont il n'y avait pasdo modèle avant lui ». Voilà pour la louange; mais les restric-tions n'ont pas manqué. Palissot lui reproche « un ton tropdécisif et trop dogmatique, des phrases trop coupées, un styletrop sentencieux, trop recherché, qui a égaré quelquefois ceuxqui l'on wris pour modèle, tels que Fontenelle et Duclos; en unmot, on le regarde comme le Sénôque français ».

On a souvent comparé La Bruyère à d'autres écrivains del'antiquité grecque ou latine; mais il est bien certain quel'ancêtre .dont il procôdo directement, dont il perpétue la

Page 262: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LES DEUX COURANTS- 239

ressemblance à travers les âges, c'est bien Sénèque. Jamaisrapprochement ne fut plus justifié, car, non seulement par lemouvement brusque et heurté de sa phrase, par l'importancequ'il donne à chaque mot en appuyant dessus, par la savantemais un peu grêle architecture de son discours, par ce goûtde l'antithèse qui se manifeste chez tous les écrivains lorsque,l'âge classique étant passé, la spirituelle et ingénieuse fantaisiesuccède à la grande et large simplicité, La Bruyère rappelleSénèque; mais il fait surtout penser àSénèque parce quecelui-ci

a été, avec Tacite et Juvénal, et avant eux, l'initiateurde cettorévolution inévitable que toutes les littératures mortes ontsubie, que toutes les littératures vivantes commencent àsubir, et qui se caractérise principalement par la substitutiondo l'art et de l'adresse à l'inspiration sincère et vraie. Toutesles ressources du langage étant connues, éprouvées, voire unpeu usées, on s'évertue dans toutes les branches de l'activitélittéraire, à en trouver, à en créer de nouvelles; on travailleinoins sur la pensée que sur le mol; enfin on écrit pour écrire eton compose encore des chefs-d'oeuvre recon.naissables à cesigne que tout y est calculé pour l'effet, et ([lie les plus forts, lesplus capables de se suffire à eux-mêmes sans cetto recherche,s'efforcent de frapper en même temps l'esprit et les yeux. Cephénomène s'est produit, à un certain moment, dans toutes leslangues; il marque l'heure où le vrai progrès s'arrête pour faireplace à des perfectionnementscontestables,à des combinaisonsplus ou moins bizarres, à des modes auxquelles le talent leplus avéré sacrifie sans s'en apercevoir. C'est ainsi qu'à deuxmille ans de distance, le même besoin de transformation tour-mente les générations littéraires ot .que La Bruyère est àSénèque ce que Montesquieu est à Tacite.

Je ne sache pas de lecture plus attachante que les Lettres àLucilius et les traités de Sénèque sur la Colère ou sur la Clé'

menée, si ce n'est les Caractèresde La Bruyère. Celui-ci rappellebeaucoup plus le moraliste latin que le moraliste grec qu'il s'estproposé pour modèle, mais auquel il n'a guère emprunté que letitre et la matière de son livre. Cette parenté littéraire s'ex-plique d'autant plus aisément que Sénèque et La Bruyère sontde véritables contemporains,oui, à travers les siècles, en ce sensqu'ils sont venus à peu près au même moment critique de lalangue latine et do la française, lorsqu'elles avaient toutes les

Page 263: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

210 LA LANGUE NOUVELLE

deux le même âge, lorsqu'elles avaient atteint l'une et l'autrele môme degré de maturité et de perfection, attesté par unesérie de chefs-d'oeuvre. Us représentent bien exactement lafin du siècle d'Auguste et la fin du siècle do LouisXIV.Sénèquoarrive après Cicéron, Virgile, Horace et Tito Live comme LaBruyère après Corneille, Racine, Molière, Bossuet et La Fon-taine.

C'est le temps oùleslittéralurcs, sansêtreépuisées, éprouventle besoin de se rajeunir, au moins extérieurement, par quelquenouveauté de costume ou d'ornement. Le précepteur de Néronet le précepteur des enfants de Condé, séparés par dix-septsiècles, appartiennent cependant à un même cycle dont leretour périodique, clans la suite des temps, ramène les mêmesesprits et les mêmes génies. Leur style porte la même date. Ilsont une façon analogue d'affûter leur pensée par le frottementdes mots, et d'en indiquer les nuances les plus fines par la sub-tilité des synonymes. Ils excellent à nous montrer, dans unefine antithèse, des différences presque capitales entre destermes que des écrivains moins soucieux de rigoureuse exacti-tude, employaient presque indifféremment avant eux. On doitmême reconnaître qu'à ce point de vue, ils sont d'cxo?Uenlsprofesseurs de style. Ils visent tous les deux à la saillie, pourne pas dire à la pointe; ils y consacrent la môme phrase courte,brisée, qui attire le regard et où les mots mêmes, raréfiés, nousapparaissent grossis comme dans une loupe. Ils ne sont pasd'une lignée inférieure, mais seulement d'une seconde pro-motion, d'un âge d'argent où les habiles succèdent aux forts etoù l'art, toujours grand, dissimule moins sa présence. On estétonné de rencontrer, chez Sénèque, une foule de traits queLa Bruyère imite, au moins par la façon dont il les prépare etles lance. Le styliste latin et le styliste français cheminentbras dessus, bras dessous, parla force des choses, dans ce sentierfleuri, mais un peu étroit, où la parole n'est plus seulement unmoyen d'exprimer clairement sa pensée, mais un procédéd'ornementation et de décor. C'est le jardin d'agrément, avecses savants parterres, substitué à la nourrissante moissondes grandes plaines.

Aucune des langues classiques, mortes ou vivantes, n'aéchappé à cette transformation, encore très belle quand elloest relevée, comme chez Sénèque, par la supériorité de l'esprit;

Page 264: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LES DEUX COURANTS 241

comme chez Juvénal, par la hardiesse de la satire; comme chezTacite surtout, par l'éclat de la peinture et la gravité de lapensée; comme chez notre La Bruyère enfin, par la concen-tration du tableau et l'extraordinairebrièveté du style.

« On voit trop qu'ils composent ! » disait un de ces bonscritiques de l'ancienne Université qui, habiles à démêler le fortet le faible d'un écrivain, s'appliquaient surtout à préserverleurs élèves de l'affectation et do la manière. Et n'est-il pasvrai que La Bruyère ne cesse pas un instant de composer saphysionomie littéraire comme d'autres composent leur visage,leur langage et leurs gestes? Il en convient lui-même dans sonchapitre de l'Esprit : « L'on a mis enfin dans le discours toutl'ordre et toute la netteté dont il est capable ; cela conduitinsen-siblement à y mettre de l'esprit ».

Dans un autre passage, essayant do réfuter le principal griefqu'on lui faisait de son temps, à savoir qu'il escamotait avectrop de sans-gêne la difficulté des transitions, il invitait la cri-tique à y regarder do plus près et à remarquer « une certainesuite insensible de ses réflexions ». Trop insensible assurément !

11 se fût mieux défendu en se bornant à prétendre que l'unitéde son livre tenait à la continuité de son style. Et le fait estqu'elle suffit presque à en relier les divers chapitres; mais onconviendra que ce lien même est singulièrement ouvragé. Cetesprit dont il parle avec tant de complaisance, il en a mis par-tout; il l'a semé à pleines mains, en homme convaincu qu'iln'y avait plus autre chose à faire. C'est l'idée qui le poursuit;il l'exprime dès sa première phrase : « Tout est dit et l'onvient trop tard... ». Non, l'on ne vient pas trop tard, mais l'onvient à ce moment psychologique où, pour se distinguer desgrands prédécesseurs, on est presque obligé de se faire unolangue spéciale, une langue à soi; Le mérite de LaBruyère est dol'avoir senti le premier et de s'être dirigé en conséquence. Larenommée immédiate et la gloire durable étaient au bout docette route nouvelle, qui n'était pourtant pas uno granderoute.

Le branle étant donné, les imitateurs accoururent. Nousavons déjà nommé Duclos et Fontcnelle qui poussèrent à cotteroue do la fortune littéraire. L'école do la phrase courto etincisive était fondée; les pointes — un peu moins pointues —retrouvèrent la vogue" dont elles avaient joui au commence-

10

Page 265: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

Mi LA LANGUE NOUVELLE -

mont du xvnc siècle; on en lit on proso cunimo Benscradè etVoiture en avaient fait en vers, mais avec plus de discernementet de goût.Toutefois, l'usage ne s'en répandit pas chez un assezgrand nombre d'écrivains pour laisser sa marque à celte mémo-rable époque. Au contraire, le caractère général de la proso estalors une élégante facilité, un tour alerte et vif, sans rechercheni abus du trait. Les philosophes n'ont pas de temps à perdreen saillies plus ou moins piquantes et les romanciers, commeLosage et l'abbé Prévost, estiment sans doute que l'art duconteur peut s'en passer, car, chez l'un comme chez l'autre,l'esprit et le sentiment se contentent d'un même style uni etcourant dont la chaleur latente égale presque, sans tensionni effort, le feu extérieur de Diderot. Il faudra arriver à la findu siècle pour retrouver des faiseurs de mots et de maximes,

comme Rivarol. L'honneur de La Bruyère est d'avoir fait unmaître élève ou, si on le préfère, d'avoir inspiré un émule dignede lui dans la personne de Montesquieu. L'influence du premiersur le second est visible et tangible. Elle s'exerce même quandcelui qui la subit s'efforce d'y échapper. Kilo éclate dans lesLettres persanes, dans Grandeur et Décadence des Romains, etmême dans cet Esprit des lois dont les contemporains disaientque c'était de l'esprit sur les lois. Le parallèle classique s'impo-serait ici, comme dans les discours académiques, si notreunique dessein n'était pas d'établir que La Bruyère a créé unelangue nouvelle, dont l'Instrument principal est la phrase àfacettes, un peu sèche dans sa brièveté, qui lui a survécu, qui afait son chemin dans notre histoire littéraire grâce à un certainnombre de continuateurs dont le principal fut un homme dogénie; une langue où l'expression semble tenir plus de placeque l'idée, où l'idée, en tout cas, prend les formes les plussubtiles pour jaillir en une sorte d'étincelle finale qui faitquelquefois illusion sur sa valeur; une langue enfin qui, cultivéetout spécialement aujourd'hui par les journalistes, menaceraitde devenir la nôtre, si quelques écrivains supérieurs ne nousrappelaient à propos, par le peu d'importancequ'ils lui donnentet le peu do services qu'ils lui demandent, qu'elle n'est, aprèstout, qu'un assez petit ruisseau échappé du" grand fleuve, etqu'il a fallu un La Bruyère oii un Montesquieu pour y conduirede grandes barques.

Page 266: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

Il

Voltaire. — S;i langue et son esprit. — Ce n'est ni la langue, ni l'esprit de Labruyère.— Ils ne se ressemblent que par la brièveté. — Voltaire a inventela langue du journalisme. — Ses imitateurs. — Il n'est pas dans la tra-dition. — Rousseau. — La presse et la tribune. — Dérivations diverses.

— Nécessité de revenir à la source.

Au point où noua on sommes, nous avons hâte d'aller au-devant d'une objection qu'on pourrait nous faire, et surtoutd'expliquer une omission qu'on pourrait nous reprocher danscette étude sur la seconde langue française, créée de toutespièces par La Bruyère, s'il est vrai qu'on n'en trouve aucunetrace avant lui : Et Voltaire? Si vous prétendez que la phrasecoupée de La Bruyère a été une déviation, que direz-vous doVoltaire?

Son nom en effet se présente à la pensée, et le premiermouve-ment est de se demander si La Bruyère, fondateur d'école, etgrolïeur de prose, puisqu'il on a enté une à lui sur celle de sesdevanciers, n'a pas donné naissance à un successeur plus grand

que Fontanelle, plus grand môme que Montesquieu, au génieextraordinaire dont la plume, pareille à une lumièro qui auraitdes ailes, éclaire et traverse tout un siècle. Mais, à la réflexion,cette impression se dissipe. Il est incontestable que Voltaire aautant et plus d'esprit, et plus spontané, que La Bruyère lui-même; il n'est pas moins évident qu'il parle une langue prestoet rapide, dont l'agilité est la marque distinctive, une languelégère, année d'une phrase courte, cursive, acérée, qui pique otblesse comme uno fine aiguille, une phrase do guerre qu'il s'estfabriquée lui-même pour l'usage agressif auquel il la destinait,-

Page 267: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

2ti LA LANGUE NOUVELLE ^.et.qui n'a pu être maniée, après lui, que'par un ou deux imi-tateurs.

Toutefois, il n'est pas nécessaire d'y regarder très longtempspour s'apercevoir qu'il n'a ni le même esprit ni la même phraseque La Bruyère. Entre cet archer et ce frondeur la distinctionest facile à établir : La Bruyère est un laborieux, Voltaire estun inspiré. La Bruyère grave et cisèle sur place, Voltaire,agité d'une fièvre perpétuelle, court au but qu'il poursuit,dédaigneux de tout ce qui ne sert pas ses idées, ses attaques ouses vengeances. En réalité, il n'a emprunté à La Bruyère que sabrièveté, mais en la perfectionnantpar l'aisance et en la portantainsi à sa plus haute puissance d'effet. Il n'y a rien de plusalerte, rien de plus vif et courant que la prose do Voltaire.Inventée pour le combat, le journalisme l'a trouvée toute prêle,il s'en est emparé et l'a faite sienne, moins ce qu'elle a d'inimi-table. Quelques-uns, Stendhal, par exemple, et About l'ontmaniée avec une dextérité digne de son créateur. Sous d'autresplumes elle est restée assez plate et banale, comme tous lesinstruments usuels, et il ne faut pas se dissimuler que l'absenced'images la rend un peu incolore. Elle tombe facilement auxnégligences de la conversation courante chez le nouvellistepressé qui se fait gloire de ne pas « soigner sa phrase » et de serapprocher autant que possible du style télégraphique. Lesdépêches, les informations, les réclames, les interviews, tout cequ'on appelle aujourd'hui reportage, trois pages sur quatre,peuvent sans inconvénient ignorer les ressources de l'espritvoltairien et s'en passer. La langue que Voltaire a parlée est,en réalité,unique et toute à lui; c'est un instrumentde combat,c'est une arme, fusée ou flèche, qui brûle et perce; mais, chezses successeurs les plus habiles, elle part, un peu alourdie,d'un lanceur sensiblement détendu et, à vrai dire, aucun n'acomplètement retrouvé la flèche de Voltaire.

Si grandes que soient les victoires qu'elle a remportées, simortelles les blessures qu'elle a faites, elle apparaît dans notrehistoire littéraire comme un phénomène en dehors de nos pro-cédés de polémique et de notre tradition nationale. La briè-veté, la légèreté même de la phrase voltairienne n'appartiennentqu'à Voltaire. On en chercherait vainement une trace quel-conque chez tous nos grands écrivains, chez les primitifseommochez les classiques, de Froissart à Buffon. C'est une nouvelle

Page 268: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LES DEUX COURANTS 245

dérivation, un canal relativement étroit à côté du grand fleuve,ou encore — si cette image en donne mieux l'idée -r- une greffetrès spéciale sur le vieux tronc. Candide et Zadig, et toute lacorrespondance de Voltaire pétillent d'un esprit égal à celui deMme de Sévigné, mais quelle différence do couleur ! Quellesécheresse d'arête ! Non, ce n'est pas là cette abondance fran-çaise, qui, sans jamais se tarir, semble toujours prête à donnerplus qu'on ne lui demande. C'est tout le piquant de la conver-sation familière, ce n'en est pas le libre abandon.

Et La Bruyère de même; ne voyez-vous pas, quand ilimite Montaigne, à quel point il abrège et condense, ne pre-nant, dans sa pensée, que le suc et la moelle, et toujours préoc-cupé comme un Esope qui serait venu après La Fontaine, aulieu do venir avant, de ramener l'ingénieuse verbosité do l'au-teur des Essais à sa plus simple expression, c'est-à-diré à unerigidité calculée, à une maigreur volontaire qui lui ôtc de soncharme ingénu et primesautier.

Sous ces formes fines et grêles, on no reconnaît plus la géné-reuse exubérance des fondateurs, ni leur chaleur d'Ame, ni —s'il faut le dire— lagrandeetintarissablesource où ils ont puisé.Diderot, Buffon, Rousseau en sont encore tout imprégnés.Aucun d'eux ne parle la langue de Voltaire; Rousseau la parlemoins que tout autre, et c'est une assez curieuse observationà retenir, avec les conséquences qu'elle comporte, que la con-trariété des idées et l'opposition des caractères, si marquées, siviolentes entre Voltaire et Rousseau, se manifestentjusquedansl'instrument de destruction qu'ils ont choisi. Ils représententassez bien, l'un, la presse qui commence à grandir; l'autre, latribune qui va naître. Voltaire est un journaliste, Rousseau estun orateur; mais c'est Rousseau qui est dans le courantnational.

Naturellement oratoire, et quelquefois déclamatoire, latineet romaine au premier chef, la manière de Jean-Jacques devait,comme ses idées mêmes, séduire les grands orateurs pompeuxqui ont, soit à la Constituante, soit à la Convention, vanté lesbienfaits de la liberté et célébré les vertus de la République.Mirabeau, Barnave, Vergniaud, Robespierre se la sont assi-milée, avec plus ou moins de succès, on y ajoutant leur cachetpersonnel. Tous sont nombreux et verbeux, même sous lahache. Au contraire, celle de Voltaire ne se retrouve que dans

Page 269: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

2tfi LA LANGUK NOUVELLE

quelques rares journaux du temps et notamment' dans le

Vieux Cordelier de Camille Desmoulins.Mais lorsque le feu des passions révolutionnaires s'est calmé,

lorsque la chaleur un peu factice qu'il a communiquée auxâmes cl au langage s'est réfugiée dans les documents officielset dans les proclamations militaires, il est intéressant d'obser-

ver quel parti va prendre notre langue nationale rendue «à elle-même, quelle direction elle va suivre, à quelles influences elleobéira; si elle reviendra à ses premiers penchants, si enfin sapréférence la ramènera à ses vieilles et grandes avenues ou auchemin do traverse, au raccourci que lui ont indiqué La Bruyère,Montesquieu et Voltaire. Or le doute n'est pas possible. Nonseulement notre poésie reste plus solennelle que jamais ettlonno on plein dans le pindarisme classique, ce qui n'estpas nécessairement un mérite; mais les vrais écrivains, lesvrais poètes de ce temps, Chateaubriand et Mme do Staëlretournent d'eux-mêmes à la vieille phrase, à la vieille formecompréhensive cl enveloppante, à la prose éloquente do notregénie français.

Dépouillée aujourd'hui, par le progrès naturel du temps, de

ce qu'elle avait d'un peu ambitieux et emphatique, elle a prisdécidément possession do notre littérature, et presque tous lesécrivains l'emploient, par simple habitude. Elle est supérieure

n. l'autre par son ampleur, sa souplesse et sa puissance de dila-tation, cela va sans dire; mais elle l'emporte surtout par salogique. Elle observe mieux, grâce à ses savantes construc-tions, le rapport des idées entre elles. Au lieu de les mettretoutes indistinctement en ligne sur le même plan par unejuxtaposition continue, monotone, et contraire a leur indis-pensable gradation,elle les échelonne suivant leurs dépendancesnaturelles. Sa phrase a tous ses membres joints par d'ingé-niouses.arlicuhtiôns qui lui permettent de régler son mouve-ment et do le proportionner à l'importance relative desdivers éléments qu'elle mot en oeuvre. Son unique désavantageest d'offrir à l'esprit un peu moins de facilités pour pousseret surtout pour montrer sa pointe.

Page 270: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

III

Influence prolongée de La Bruyère sur la langue actuelle. — Le mot montéen épingle. —Les Concourt procèdent de lui à leur insu, mais très direc-tement. — L'antithèse romantique relève de la même école. — Itetour.detous les bons prosateurs contemporains a la tradition nationale et à laphrase articulée. — La languo académique. — Peines perdues et excen-tricités Inutiles. — Le serpent et la lime.

Cette langue do La Bruyère, dont le principal défaut est doparaître toujours un peu apprêtée, est encore chère ù touteune école qui tombe aisément dans la préciosité, et dont lesplus spirituels représentants ont le tort do no chercher que lemot pour le monter en épingle dans leurs articles. Ils procèdentdo La Bruyère et ne s'en doutent pas; ils procèdent'plus immé-diatement de Concourt, qui procédait de La Bruyère et ilss'en vantent. La prose do Victor Hugo, tout au moins celle de

ses pièces do théâtre et de ses romans, en lient aussi. Ellecherche souvent l'émotion dans des offets de brièveté qui luidonnent l'air essoufflé et haletant. Ello brille étonnammentpar l'absence de naturel. Maniée par un virtuoso do génie, ello

a quelquefois des rencontres géniales, accompagnées de chuteslourdes. Dans les écrits intimes, qui sont souvent do simplosimpressions à peine rédigées, Victor Hugo se livre davantage,et on se félicite qu'il n'ait pas songé à y mettre la dernièremain; il les eût probablement gâtées. C'est ainsi que Choses

vues et sa Correspondance avec s'a fiancée abondent en pagescharmantes; il n'a pas eu le loisir d'en sophistiquer le charme,et nous en savourons ainsi toute la fraîcheur. Il no s'y évertueni ne s'y guinde^en réformateur; il y parle, avec une simplicitésingulièrement.méritoirechez lui, notre vieille et bonne langue,

Page 271: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

218 LA LANGUE NOUVELLE

celle qui a des prépositions pour lier les mots et des conjonc-tions pour lier les phrases : la langue usuelle, relevée de tout cequ'un homme de sa valeur a pu y mettre. Tous nos prosateurs,depuis cette seconde renaissance inaugurée par Chateaubriandsous le Consulat et au commencement du second Empire, ysont d'eux-mêmesrevenus, tous nos historiens, sans en excepterMichelet, tous nos philosophes, de Jouffroy à Taine, se sontcontentés des ressources qu'elle offre, et se sont servis du mêmeinstrument après en avoir vérifié la sûreté. Plusieurs, entreautres Cousin, l'ont amené à son plus haut point de perfection.Parmi nos contemporains plus rapprochés de nous, tous ceuxdont on peut dire sans exagération qu'ils ont su écrire, Prévost-Paradol et J.-J. Weiss, l'ont choisie pour leurs polémiques, dopréférence à l'autre,comme plus substantielle et solide, et l'onne croit rien avancer d'excessif en affirmant que l'un et l'autreont égalé, dans l'usage qu'ils en ont fait, leurs plus illustresdevanciers. D'autres, moins doués comme stylistes, et à quil'originalité semble manquer, ont su tout au moins s'approprierson élégance,et l'appliquerace genre académique dont peuventse moquer ceux qui sont incapables d'y atteindre, mais qui nelaisse guère passer une seule année sans présenter à notre admi-ration quelque beau et nouveau modèle. En prenant soin d'enélaguer ce qui lui donne, par une tradition obligatoire, uneapparence légèrement artificielle, il est bon à étudier et mêmeà imiter, non pas dans ses lieux communs et ses placages,mais dans sa juste ordonnance et son inébranlable solidité. Lalangue académique, en dépit des rieurs, est encore celle quis'adapte le mieux aux convenances de notre esprit et aux exi-gences de notre raison.Elle a le rare mérite d'observercertainesrègles élémentaires do nombre, d'harmonie, de proportion,de progression, de composition enfin, dont ne s'affranchissent,dans tous les genres de littérature, que les impuissants et lesincapables. Elle parait répondre et, en fait, elle a toujoursrépondu à nos besoins comme à nos goûts, et c'est encore elleque nous employons, sans même nous en apercevoir, dans lafamiliarité de la conversation. On peut trouver l'autre — cellede La Bruyère et de Voltaire — plus légère et plus rapide, je latrouve plus lourde parce qu'elle impose n l'intelligence unepeine inutile pour déterminer, à défaut des conjonctions ab-sentes, l'exacte subordination des idées.

Page 272: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LES DEUX COURANTS 249

Do plus, la phrase y perd, en certaines occasions où cetteperte est regrettable, le ton démonstratif et un peu oratoire,qui est chez nous de naissance. Elle y perd surtout sa chaleur,

avec sa solidité; elle y perd aussi de son éclat. Non pas qu'ilfaille regretter la vaine pompe et la ridicule majesté de ce styloemphatique que Voltaire, très dur pour un de ses confrères,appelait du galithomas. 11 serait excessif que les phrases lesplus anodines fussent construites sur le modèle de ce frontonque Bossuet a mis à l'oraison funèbre d'Henriette de France»reine d'Angleterre; mais il ne faut pas non plus, si subalterneque soit leur rôle dans le discours, qu'elles soient sautillantes etdansantes comme les petits ballons rouges des enfants. Sans

ses jointures nécessaires, la phrase française a l'air de marcherà cloche-pied, ce qui est certainement une singularité ou unedisgrâce.

Au surplus, partagée, depuis La Bruyère et Voltaire, en deuxbranches d'un môme tronc, en deux rameaux d'une même tige,quoique de sève inégale, la langue est une et fixée. On n'y tou-chera plus impunément, on n'y ajoutera rien que des motsnouveaux, on n'en retranchera rien que des termes usés, saforme est définitive, et quiconque essaiera d'y créer une troi-sième végétation, entre les deux autres, n'arrivera plus qu'àla défigurer et à la rendre grimaçante, comme les Goncourtl'ont fait, comme les débris de leur école le font à chaqueinstant, par l'absence de tout naturel et de toute vérité.Nous aurons peut-être de nouveaux génies, nous aurons sansdoute de nouveaux stylistes, mais ils sont condamnés main-tenant à se servir de l'ancien instrument. Il suffit à tous les

usages et nous avons donné des échantillons, peut-être tropnombreux, en tout cas très caractéristiques, de ce qu'on en faitlorsqu'on prétend le refaire pour le perfectionner.

Ce n'est pas en enfilant deux ou trois incidentes à la suited'avec comme tête de ligne; ce n'est pas en changeant parune ellipse devenue banale le sens et l'emploi de plutôt; ce n'est

pas en bouleversant, dans le verbe, l'ordre naturel des temps;ce n'est pas en coupant la phrase par des tirets et en surchar-geant l'adjectif de l'exclamation oh l combien ! et autres gami-neries du même genro qu'on renouvelle une langue, surtoutquand elle n'éprouve aucun besoin d'être renouvelée et que,maîtresse de toutes ses ressources, elle a en elle de quoi tra-

Page 273: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

250 LA LANGUE NOUVELLK

duirc toutes les pensées et toutes les nuances do pensées. Ilfaut voir ce que ceux qui l'ont essayé et qui l'essaient encoretous les jours, ceux qui s'intitulent créateurs lorsqu'ils ont misinvariablement et contre toute logique l'adjectif avant lesubstantif, ont fait de notre poésio et de notre prose. Nousentendons vanter leur génie, on les proclame grands et illustres,on leur tresse dos couronnes, on leur érige des bustes cl desstatues; mais cela môme prouve à quel point ils ont troublénotre bon sens et corrompu notre goût. L'audace des char-latans qui se posent en réformateurs ne rencontre plus — jem'en plaindrai toujours — les résistances nécessaires, s'il estvrai que l'Académie elle-même, conservatrice par définition etpar devoir, n'opposera désormais qu'une paresseuse indiffé-

rence aux attentats dirigés contre la langue, sa pupille natu-relle et que l'incommensurable snobisme contemporain en estcomplice. Louer des sottises devient une habitude qui no ren-contre même plus son Alcestc.

L'entreprise des frères de Concourt et do '.ours partisansserait restée inofîcnsivc, s'ils s'étaient contenté.» de se fabriquerun style à eux dont le public aurait facilement aperçu et con-damné l'effort. On aurait vu simplement, acharnés à leuropiniâtre travail, des écrivains en sueur qui se donnaient unepeine diabolique pour mal écrire. Et comme ils ont eu des de-vanciers et qu'ils auront des successeurs dans tout le cours denotre littérature, on n'y aurait pas autrement pris garde. Il y aeu de ces fier-à-bras à toute époque; mais les Concourt ontprétendu créer une nouvelle langue française; par quels moyensmauvais, dangereux, et surtout puérils, nous devions le dire etnous l'avons dit.

Us ont cru que la nôtre était usée parce que le temps et unlong usage communiquent on effet au langago, môme écrit^une apparente banalité. L'expérience semble prouver qu'à uncertain moment, tous les écrivains se ressemblent, par la fautedo locutions toutes faites qui se présentent naturellement sousleur plume, — accident peu regrettable en somme, s'il estvrai qu'il nous ramène au temps où la pensée seule comptait.Les Concourt en ont été frappés, comme Flaubert d'ailleurs, etse sont donné pour t Ache de remédier ù ce léger inconvénient detoutes les vieilles langues, qui n'a jamais empêché un écrivaind'être original, quand il estait doué pour l'être. Le malheur est

Page 274: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LES DEUX COURANTS 251

qu'ils y ont employé un procédé do rajeunissement contrenature, qui ne pouvait avoir qu'un très éphémère succès. Ils yont échoué, ils y échouent tous les jours dcns la personne deleurs continuateursde plus en plus clairsemés; mais l'opérationn'en a pas moins été fâcheuse, et la langue en gardera long-temps une sorte de torticolis. Pour tout dire, ils l'ont méthodi-quement, systématiquement martyrisée, et elle en porto lesmarques.

Nous avons protesté, nous protesterons toujours et cepen-dant, à mesure que notre besogne avance, une peur nous prendqu'on ne nous fasse dire ce que nous n'avons jamais dit. Ledanger, dans un débat de cette nature est d'exagérer sa penséepar une expression trop absolue et de paraître s'emporter audelà du juste. Nous avons très formellement reconnu que leslangues subissaient une transformation lento et continue,longtemps insensible et presque invisible, qui n'est pas toujoursun progrès,mais contre laquelle il n'y a rien à faire parce qu'ellerésulte plutôt du travaildu temps que de la volonté des hommes.I.ittré a eu raisondo le constaterdans la Préface de son Diction-naire et nul n'était plus qualifié que lui pour donner l'exactemesure de cette inévitable transformation. Retenez qu'il luifait la part très large : « Le sens esthétique qui ne fait défaut à

aucune génération d'âge en âge sollicite l'esprit a des combi-naisons qui n'aient pas encore été essayées. Les belles expres-sions, les tournures élégantes, les locutions marquées à fleur decoin, tout cela qui fut trouvé par nos devanciers s'use promp-tement ou du moins no peut pas être répété sans s'user rapide-ment et fatiguer celui qui redit et celui qui entend ».

Goncourlistes, écoutez cetto leçon du maître qui cependantvous inviteàinnover,ottenezcomptoencorodocclle-ci: «Quandune langue, et c'est le cas de la langiio française, a été écritedepuis au moins sept cents ans, son passé ne peut pas ne paspeser d'un grand poids sur son présent qui, en comparaison,est si court... En examinant do près les changements qui sesont opérés depuis le xvne siècle et, pour ainsi dire, sous nosyeux, on remarque qu'il s'en faut qu'ils aient été toujours judi-cieux et heureux... ».

Go que nous nions absolument, c'est qu'un écrivain quel-conque, poète ou prosateur,un grammairien,un linguiste, fût-ilun homme do génie, ait, à un moment donné, le pouvoir de

Page 275: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

252 LA LANGUE NOUVELLE

substituer à cette transformation latente, spontanée, incons-ciente de toutes les langues, une réforme personnelle et déli-bérée, une invention à lui, arrangée et combinée de toutespièces. Malgré l'heure favorable, ceux qu'on appelle les régu-lateurs du Parnasse, Malherbe et Boileau, n'ont rien fait etn'auraient rien pu faire de pareil. Cela ne s'improvise pas etl'erreur des Goncourt, surtout du second, a été de prétendrel'improviser. Bornée à répudier certaines banalités ou singu-larités du langage courant, leur ambition était acceptable.Encore n'eût-elle pas conquis beaucoup de terrain dans cettevoie où le réformateur est arrêté à chaque pas par l'habitude etl'usage, barrières supérieures à toutes les prescriptions etinterdictions. Mais elle a espéré davantage, elle a rêvé d'unerefonte complète, d'un emploi nouveau des diverses parties dudiscours, elle a inauguré des constructions jusqu'alors incon-nues, et elle s'est brisée à une tâche impossible, à une oeuvrefolle.

Les changements que subit une langue ressemblent auxeffets d'une fermentation inévitable, auxquels, bien loin del'en défendre, sa vétusté l'expose. Elle ne peut y échapper et cetravail intérieur ne s'arrête jamais. La difficulté est de fixer lepoint juste où il détériore la langue au lieu de l'améliorer etdevient ainsi tout à la fois un signal et un instrument de déca-dence. Il y a cependant, pour déterminer avec précision cetteheure critique, une méthode à peu près sûre. Elle consiste àétudier les ouvrages préférés du public lettré ou semi-lettré quia le droit, ou qui se l'arrogé, de porter un jugement sur leschoses de l'esprit. Si une certaine convention d'école y domine,si la forme l'emporte sur la pensée, si elle l'y remplace au pointque tout soit forme et que des bribes de pensée plus ou moinsobscure ou raffinée se démêlent péniblement à travers les fan-taisies do l'écriture; si tout y est donné à l'effet extérieur, aumot, à ce qu'ils appellent le verbe, aux petites prétentionslinguistiques, aux réformes insignifiantes, mais affichées etacclamées,vouspouvezhardimentconclure quela langue déclineet que la littérature baisse.

Est-il défendu de craindreque nous en soyonslà aujourd'hui,et qu'après une telle fécondité dans tous les genres, après tantde chefs-d'oeuvre classiques, romantiques et autres, après unsilong etsi noble enfantement,unpeu de lassitude se produise?

Page 276: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LES DEUX COURANTS 253

La moisson a été si belle ! La terre a été si remuée ! Épuisée,elle ne l'est pas, on ne nous fera pas dire qu'elle le soit; mais nesemble-t-il pas qu'elle ait besoin de quelque repos et qu'en effetelle se repose?

Le sentiment qu'ils en ont eu est peut-être ce qui a tenté lesréformateurs. Ils se sont persuadé qu'il fallait réparer fond etsurface, sur un plan arrêté, avec des moyens mécaniques et desformules écrites, autrement dit remanier par décrets ce qui nese reconstitue que de soi-même et sans ordre. Les frères deGoncourt ont pris la tête de ce mouvement et il ne leur a peut-être manqué, pour arriver à la pleine possession, à la complètemaîtrise d'eux-mêmes,que de s'arrêter moins longtemps à cesobsédantes recherches.

Page 277: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice
Page 278: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

CHAPITRE X11I

L'ARCHAÏSME

I

Le procédé des Ooncourt et de leur école pour créer des mot j. — L'archaïsmeaussi conilauin.ilile. que le néologisme. — Aussi contraire an génie deslangues. —Les collectionneurs «le motspérimés. — L'archaïsme dans l'his-toire de la langue française. — Ronsard et l'archaïsme de la Renaissance.— Il faut parler et écrire la langue de son temps. — L'archaïsme chezCorneille, Molière et La Fontaine. — Plaisir du pédant.

L'école des Concourt cl de leurs successeurs, dans son ambi-tion de renouveler la langue, a cru qu'il suffirait pour atteindrece but de changer les mots, les tours, les locutions, les construc-tions, la grammaire et la syntaxe. Elle u fait du néologismeentendu dans son sens le plus général, c'est-à-dire appliqué àtoutes les formes et a toutes les parties du discours, l'objetprincipal de son étude; elle a créé un jargon. Sous prétexte derépudier certaines banalilés du langage courant, elle esttombée dans une prétentieuse barbarie. Elle a pris indistinc-tement la plupart des verbes qui n'avaient pas leur substantifet la plupart des substantifs qui n'avaient pas leur verbe etelle leur a donné aux uns et aux autres ce complément; elle acomblé hardiment ce qu'elle considérait'comme une doublelacune. Les exemples surabondent. C'est ainsi que déjuger elle,a fait jugeoire comme de préface elle a fait préfacer,

Page 279: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

256 LA LANGUE NOUVELLE

De même, elle a fait d'indifférence indifférer, d'articlearticler, de génération générer, de bêtise bêtiser, de méthodeméthodiser, etc.i

Mais elle s'est plus particulièrement émancipée sur l'adjectifet sur l'adverbe. Tout substantif qui n'avait pas l'un, toutverbe qui n'avait pas l'autre, s'en est vu subitement enrichi.Coup sur coup nous avons été envahis par talentueux, livresque,poussinesque, montépinesque, iroubadouresque, enfermement,allumement, enragement, serpentement, ramassement, souple-ment, intensément, fervemment, méprisamment, forcené-ment, etc. Ils sont aujourd'hui légion.

Quelques adjectifs, contrairement aux habitudes gramma-ticales ont engendré leur substantif : vaste, vaslitude, merveil-leux, merveillosité, etc.

Tous ces mots nouveaux ne sont pas nécessairementmauvais. Plusieurs sont restés et resteront. Nous avons déjàrecommandé génial et mondial, qui obtiendront probablement,s'ils ne l'ont déjà obtenue, leur naturalisation académique.Mais pour un mot heureux, que de néologismes mal vcnus.quede monstres !

>Go n'es», pas d'aujourd'hui seulement que sévit cette manie

qui consiste à étirer les racines françaises dans tous les senspour en extraire des mots nouveaux. Dès l'âge classique nousrencontrons des composés comme retardement, qui est dansRacine, comme aboutissement qui est, si je ne me trompe, dansBossuet et dont on voit d'un coup d'oeil les trois étapes. Nousavions bout, un de ces monosyllabes qui sont à la fois notregrâce et notre force. La diphtongue, autrement dit le spondéedont il se compose,lui donnait la gravité nécessaire pour expri-mer, par une sorte d'onomatopée, la fin, le terme, la conclusiond'une chose, d'une action, d'une opération quelconque quis'achève après avoir commencé et continué. On en a fait toutnaturellement le verbe aboutir, puis tfaboutir, on a tiré à forcede bras aboutissement, lourd comme une montagne, n'en dé-plaise aux illustres qui l'ont employé, ou même inventé, alorsque bout ou fin, exprimant la même pensée, suffisait ample-ment à tous les besoins. Malheureusement,l'usage de ces dérou-lements en spirale s'est perpétué et aujourd'hui il sévit danstoute sa pernicieuse malice. La langue politique, la langue cou-rante et aussi, hélas ! la langue savante admettent des horreurs

Page 280: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

L'ARCHAÏSME 257

comme solutionner, aussi indigeste qu'inutile. Pourquoisolutionner' quand on a résoudre? Est-ce donc parce querésoudre a donné solution, qu'il faut que solution donne solu-tionner? Le môme phénomène s'est produit pour louange, donton a tiré louanger, comme si louer n'était pas plus court etmeilleur. « Ce sont les faits qui louent, ce sont les faits quiblâment », a dit Pascal. S'il eûtdit : «Ce sontles faits qui louan-gent », toute la légèreté de sa phrase disparaissait, tout l'équi-libre en était rompu.

On estimera peut-être que ce sont là des observations dopuriste et de pédant. Non pas ! Ce sont des regrets d'harmo-niste pour qui la langue française est tout ensemble la plusvive et la plus musicale du monde. Ses fortes constructionsl'empêchent d'être sautillante comme son vocabulaire luiinterdit d'être lourde. On a cru remplacer les unes par desphrases trop courtes, par des ponctuations multipliées quil'époumonent; on travaille à remplacer l'autre par de gros etgrands mots massifs qui arrêtent son élan et entravent samarche. Nous avons pris peu à peu — et je n'impute pascegriefaux seuls Concourt — l'habitude et le goût des interminablespluriels abstraits : les douces maternités, les délicates sensua-lités, les langues villégiatures, etc. M. Emile Deschanel a noté,d'après M. Michel Bréal, quelques échantillonscurieux de cetteprose bizarre : « Un dynamisme modificateur delà personnalité»,

« une individualité au-dessus de toute catégorisation », « une jeu-nesse qui sentimcntalise sa passionnalité », « les impêriosilés dudésir », « les célestes altentwités ». Et l'auteur des Déformations dela langue française en a recueilli d'autres : « Une idée conta-gionne les esprits. » — « La longue contemplation inactiveenglue dans le platonisme des théories. » — « La satisfaction de/... s'expansionne dans le bonheur. » — « Ce talent s'épanouiteu une superbe et opulente extériorisation. »...

Ah! les barbares! 11 n'y a pas de fardeau pareil pour unelangue qui, aussi pesamment chargée, pnrd toute son aisanceet toute son allure. Nous avons vu que l'abus toujourscroissant de l'adjectif en était la mort; mais que dire do cespondéreuses abstractions, sans corps et sans vie, qu'elle traînemaintenant derrière elle et qui la font ressembler à un cocheallemand embourbé dans une fondrière.

Un homme qui a eu le sentiment le plus délicat do cette17

Page 281: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

258 IA LANGUE NOUVKLLti

grâce « plus belle encore que la beauté »,.dont brilla si long-temps notre langue, et qui a écrit lui-même le français avecautant d'élégance que de verve, c'est encore J.-J. Weiss, tropoublié. Il s'irritait, s'indignait quand on employait devant lui

ces pluriels exsangues et inanimés comme des cadavres. 11

entendait qu'on les réservât pour la métaphysique. 11 voulaitque chaque mot, ou du moins chaque substantif, pénétré de sondevoir, représentât une substance, un objet concret que l'onpût, pour ainsi dire, toucher de la main (1).

Les nouvelles écoles — car il y en a plusieurs qui complo-tent ensemble — abusent à l'envi de ces pavés et paraissenty attacher un certain prix. Elles n'ont rien trouvé de mieux

pour remplacer ces locutions courantes qui viennent toutnaturellement aux lèvres et sous la plume lorsqu'on no se pique

pas de mettre de l'originalité dans chaque phrase et danschaque mot. Phrases d'épicier, nous disent leurs manifestes, etl'on sait que Flaubert lui-même, ce martyr du style, ne se pos-sédait plus quand il rencontrait dans un livre des métaphores,suivant lui, complètementusées, comme : « il prit les armes », ouencore : « elle fondit en larmes ». Il n'arriva jamais à se mettredans la lè'o que c'est leur usure qui les défend. La premièrefois qu'un écrivain employa cette expression : fondre enlarmes, elle dut paraître singulièrement hardie; aujourd'huielle n'est plus qu'anodine et commune, pareille en cela à unefoule d'autres qui ont peu à peu perdu leur physionomie pre-mière et qui sont tombées dans le domaine de la conversation.Elles ne sont point à dédaigner. Leur simplicité, que l'on qua-lifie de platitude, a pourtant ses avantages. Hicn loin de donnerau style une couleur vulgaire, elles lui communiquent plus defacilité; elles l'assouplissent, le détendent, je dirais volontiersle déguindent.si je ne craignais de tomberdans le défaut que jesignaleen ce moment et de justifierainci la maniedes néologues.Elles en sont le liant nécessaire, et la jolie prose alerte duxvinc siècle ne se les est jamais refusées. De notre temps, lesécrivains les plus purs, ceux qui ont exercé sur eux-mêmes la

(I) Un Jour que j'avais écrit dans un article de son Journal de Parié, enparlant d'une femme du grand siècle : > Elle s'abandonnait aux douceursde cette heureuse maternité », il se fâcha tout roiiRc : « La maternité, criait-Il,en arpentant le bureau à grands pas, la maternité, c'est un hôpital, c'est laDourbeI •

Page 282: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

L'ARCHAÏSME 259

plus rigoureusesurveillance, n'ont pas cru commettre un crimedo lèse-langage en les utilisant. Pour n'en citer qu'un çxemple,elles figurent assez fréquemment dans los romans ou dans lesétudes historiques de Prosper Mérimée. L'envie d'y substituerdes nouveautés qui sont déjà devenues des conventions a ôtéau moderne style des novateurs cette aisance do mouvementssans laquelle il n'y a point de style. Leurs moindres billets sontraides et empesés comme des cols-carcans.Ils se sont ainsi crééà eux-mêmes des obligations inutileset des servitudes gênantesoù apparaît, à première vue, toute l'inanité do leurs réformes.

En rappelant leurs artifices, dans un chapitre intituléPArchaïsme, il semble que nous ayons oublié notre sujet. Mais

ce n'est qu'une apparence; il fallait d'abord établir combienest vain et stérile le travail qu'ilsont opéré ou cru opérer sur lalangue, en la surchargeant de mots nouveaux et de tournuresnouvelles, pour montrer ensuite parallèlement cette grandeerreur des archaïques qui poursuivent le mC'ino rajeunissementpar l'emploi de mots vieillis et de tournures abandonnées. Coprocédé est aussi facticeque l'autreet aussi contraireà la naturemême des choses. Regardez comment se comportent loslangues. Elles perdent des mots, elles en gagnent et généra-lement l'acquisition compense le déchet; mais de leur imposer

un nouveau vocabulaire ou de les ramener à l'ancien, ce sontdeux besognes au-dessus des forces humaines; non point inof-fensives cependant, car elles troublent les habitudes reçues,elles prennent la place des innovations spontanées, qui sont leslégitimes, elles impriment des déviations à la marche naturellede la langue, elles retardent son développement normal.

Les archaïques sont des amateurs de curiosités, atteintsd'une manie assez semblable à celle de tous les collectionneurs;parmi les antiquaires, ils occupent une place à part, et on éta-blirait facilement un parallèle entre ces logophilcs et leursvoisins immédiats, les bibliophiles. Ils affichent la prétentionde remonter aux origines de la langue, do suivre ses diversestransformations, de reprendre, à chacune des étapes qu'elle

a parcourues, les mots qu'elle a laissés en route, de les réhabi-liter, do les ressusciter, de leur assurer une nouvelle et longueexistence. C'est une perpétuelle bataille entre eux et l'usage —qui est roi.

.Il est fort probable que leur innocente fantaisie o. de tout

Page 283: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

260 LA LANGUE NOUVELLE

temps hanté les cervelles prédisposées, et rien ne prouve queVillon n'ait rien emprunté à Rutebeuf, mais c'est la Renais-

sance et tout particulièrement son grand prêtre Ronsard quien a fait une doctrine. On sait comment il en a usé et abusé,plus excusable d'ailleurs que ceux qui sont venus après lui,puisqu'il se flattait de renouveler, de rajeunir la langue et lalittérature nationale aux sources antiques. Son archaïsmelui est spécial; il ne demande rien, ou presque rien, au moyenâge, si fécond pourtant, et si abondant en ressources. Il le fran-chit, d'un bond en arrière, pour remonter à l'antiquité grecqueet latine, grecque surtout. Il n'imite pas Rabelais, qui prend detoutes mains, sans d'ailleurs y mettre aucune préméditationdoctrinale, et s'approvisionne également à tous les greniersd'abondance, y compris les fabliaux, romans, mystères, en unmot à tous les genres cultivés par ses prédécesseurs immédiats,suivant ainsi, comme un filon précieux, la vraie veine gauloise,jamais disparue, jamais épuisée. Ronsard, lui, la dédaigne do

propos délibéré, après avoir admis toutefois qu'il y a quoiquechose à y prendre.

On peut môme croire, en lisant le Manifeste de Du Bellay,que la première idée des fondateurs de la Pléiade fut de segarder ainsi une réserve pour appuyer la révolution littérairequ'ils entreprenaient sur un reste de fonds national, par-dessuslequel viendraient s'entasser toutes les acquisitions, toutesles richesses de la Renaissance gréco-latine. Du Bellay recom-mande en effet, à plusieurs reprises, avec un grand air de con-viction, l'emploi des vieux mots français. Il entend qu'on lesréveille, qu'on les ressuscite. De son côté, Ronsard affiche unenthousiasme surprenant « pour le vieux et libre français ». 11

enjoint aux jeunes écrivains- de défendre « leur mère », lavieille langue autochtone, contre ceux qui veulent « faire ser-vante une demoiselle de bonne maison », de ne pas laisserperdre les vieux vocables « qui sont français naturel », et à ceuxqui prétendent latiniser à perte de vue, il dirait volon-tiers, comme Rabelais : « Vous êtes Limosiiis pour toutpotage ».

La plupart des critiques en ont conclu que cette grande écoleavait cherché et trouvé son berceau dans la poésie populaire dumoyen âge. Du temps même de Ronsard, on se plaisait àrépéter que,« par une industrieuse luvure, il lirait de Marol des

Page 284: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

L'ARCHAÏSME 261

limurcs d'or ». Mais, à vrai dire, on no lcsaperçoitpastrèsbien,ces limurcs tirées de Marot ou de Jean Lemaire, et il semblequ'il y ait là une complète illusion d'optique. Ce que Du Bellay,Ronsard et leurs amis exigeaient d'un poète, c'est tout simple-ment qu'il préférât le français au latin dont se servaientencore,à cette époque, beaucoup d'écrivains, et qu'il exprimât sapensée en langue vulgaire. De même que Dante, dans sonopuscule De vulgari eloquio, invitait ses compatriotes à écrireen italien, Du Bellay et Ronsard conseillaient à tous les lettrésde leur temps de s'en tenir à ce « beau parler françois », qui envalait bien un autre; mais ils en répudiaient précisément lavulgarité, ils voulaient le rehausser, le magnifier, l'élever à lahauteur de l'antiquité gréco-latine, et.l'onsaitcommentilsl'ontfaçonné et travaillé pour l'ennoblir.

Il y a, de nos jours, tout un groupe de critiques, savants etautorisés, qui ne leur pardonnent pas d'avoir ainsi rompu satradition et enchaîné sa liberté. Ils accusent la Renaissancede l'avoir trop ennobli et de lui avoir fait perdre en naturel cequ'il gagnait en éclat et en dignité. Ils sont convaincus que saflexibilité, son originalité même, en ont souffert.

Que cette critique, éprise des choses médiévales, exagère unpeu le regret qu'elle en éprouve, c'est fort possible. A supposerqu'il y ait une part de vérité dans l'accusation qu'elle poriecontre la Renaissance et qu'en effet, celle-ci ait imprimé à lalangue ce pli un peu raide dont Malherbe allait outrer encore larigidité, nous ne pouvons pas oublier que toute notre grandelittérature classique en est sortie, que c'est la Renaissance quia préparé le siècle de Louis XIV et que Boileau s'est montréingrat envers Ronsard.

Ce qu'il importe de retenir, dans cette brève analyse des ori-gines de l'archaïsme, c'est que celui de la Pléiade n'a riende commun avec la manie à laquelle on donne aujourd'huice nom. Il ne s'attarde pas à exhumer et à rajeunir de vieuxvocables, il franchit audacieusement les dix-huit siècles qui leséparent do l'antiquité pour se retremper dans cette sourceintarissable en s'y plongeant dé pied en cap. Du Bellay pousse« les nouveaux Gaulois » à imiter les exploits des anciens et às'emparer de la Grèce : « Pillez-moi les trésors de ce temple del-phique ! »; ilentendqu'àcôtédecetlepoésicdeVillon,doMarot,qu'il considère comme trop bourgeoise, trop populaire, et inca-

Page 285: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

202 LA LANGUE NOUVELLE

pablo, dans son humilité, d'aborder les grandes idées et lesgrands genres, la Renaissance crée unepoésieàpanache,lyriqueet pindarique, « aristocratique ». Cette ambition donne la clefdes premières oeuvres de Ronsard, qui, heureusement, n'a pastoujours pindarisé, et d'une certaine pompe dithyrambiquedont s'entoura l'ode française pendant deux siècles. 11 faut biendire que c'est un peu la faute des ronsardisles si les poètes pin-darisèrent aussi longtemps dans notre pays. Jean-BaptisteRousseau, Lefranc de Pompignan, et surtout Lebrun (qui mé-ritait mieux que cotte servitude littéraire) procèdent directe-ment du pindarisme.

11 faut parler et écrire la langue de son temps, sous peine deparaître maniéré et pédant, et amateur de raretés, et, commeon dit vulgairement, chercheur do petites bêtes. Tous les écri-vains que nous honorons aujourd'hui, tous ceux qui jouissentd'une renommée durable l'ont si bien compris qu'ils condam-nent, par leur exemple, ces bizarres et prétentieuses imitationsdu vieux langage. Qu'avons-nous gagné, je le demande, à direorée pour entrée, ire pour colère, cependant que pour pendantque; autant comme pour autant que, superbe pour orgueil,tirez pour fuyez, un petit pour un peu, la fourbe pour la four-berie, heur, moins logique (pic bonheur, cl une foule d'autresmots ou locutions empruntés au vieux français. Il faut lesexpliquer à ceux qui ne les comprennent pas par des notesqu'on met au bas des pages.

C'est, dit-on, un goût qui a existé de tout temps et nul n'afait un plus fréquent, on ajoute un plus heureux emploi de cesvieilleries que Corneille, La Fontaine et Molière. Heureux,c'est une question. D'abord, il n'est pas très certain qu'autemps de La Fontaine, de Molière, et surtout de Corneille, lesvieux mots fussent tombés en désuétude autant qu'ils le sontaujourd'hui. La plupart des archaïsmes relevés chez Corneilleno sont pas, à l'époque, des archaïsmes. Et, en admettantmême que l'usage de certaines formes employées par Molièreet par La Fontaine fût alors presque perdu, il faut se rappelerque les poètes ont toujours eu la permission de tout oser,lorsqu'ils y ont trouvé pour leurs vers commodité et avantage.Mais ce qu'il serait téméraire de prétendre, c'est qu'ils nienttoujours tiré bon parti do ces licences. Les défauts qu'Alceslctreuve à la veuve Célimèno me paraissent, je l'avoue, une

Page 286: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

L'ARCHAÏSME 203

fâcheuse concession à la rime. J'en dirais presque autant duvers connu :

Si j'y retombe plus, je veux bien qu'on m'affronte,

de rameuterons pour rappelons, de ma flamme divertie pourcontrariée et de vingt autres locutions dont plusieurs ont peut-être déterminé l'arrêt excessif que Roileau a rendu contre lalangue do Molière. Quant à La Fontaine, l'archaïsme étaitchez lui un goût do terroir et probablement un moyen dedonner un tour plus naïf à ses Contes et à ses Fables. 11 y faitsouvent bonne figure et l'on peut remarquer que beaucoup devieux mots qu'il a rajeunis ont gardé cette seconde jeunesse,

par exemple, noise, lie, lippée, huis, peu ou prou, bruire, liesse,reliefs,, heurt, ouïr, oyez, ehoir, génie, sapienec, pitoyable, dru,nef et combien d'autres ! 11 n'en est pas moins vrai que nousn'avons pas adopté duire pour plaire, déduit pour plaisir,lampas pour gosier, semondre pour inviter, buter pour sediriger, eetlui pour ce, drèle pour droite, etc., etc.

De sa nature, l'archaïsme déroute, déconcerte le lecteur, etcet inconvénient suffirait à le condamner, s'il n'avait d'ailleursl'inconvénient de communiquer au langage une sorte dorecherche et d'apprêt, toujours désagréable aux amateurs dunaturel. Le naturel, c'est-à-dire la nature elle-même dans savive et simple expression, voilà ce qu'il faut aimer. Que de

gens se proclament et se croient naturalistes qui, ayant observeet rendu en effet l'aspect matériel de la nature, n'ont jamais

pu donner à leur phrase la vie immatérielle, c'est-à-dire le mou-vement et la chaleur même do la pensée'.

Page 287: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

II

L'erreur des archaïstes. — Langue artificielle et fossile. — Tentative vaineet sans profit. — Les pertes des langues se réparent joutes seules. --L'archaïsme grec et latin.— L'école poétique d'Alexandrie et l'alexan-drinisine. — Cnllimaque et Apollonius de Hliodcs. —Théocrite. — Sallusle.

Tous les archaïstes, tous les archéologues de style et de lan-gage ont cédé à ces bonnes intentions dont l'enfer est pavé.Tous ont fait un faux calcul. Ils no nous ont apporté aucunerichesse nouvelle, ils n'ont rien récupéré de ce qui est perdu,rien ressuscité de ce qui est mort. Les reprises qu'ils ont faitesou cru faire ressemblent à ces fleurs naturelles qu'on a galva-nisées et transformées en fleurs artificielles. Le bain de jouvenceoù on les a mises accuse leur vétusté. En outre, les galvaniseursse sont nui à eux-mêmes, car beaucoup d'entre eux possédaientà fond la langue et en connaissaient toutes les ressources. Leurtort a été de mal employer une science qui, plus judicieusementutilisée, en eût fait, non plus des collectionneurs, mais desécrivains.

On comprend toutefois le but que poursuivent ces restaura-teurs plus curieux et plus ingénieux que clairvoyants. Il entrede la sympathie dans le regret que leur travail nous inspire.Frappés des pertes continuelles que fait une langue, ils s'effor-cent de les réparer, non plus par l'introduction de mots nou-veaux et do locutions nouvelles, mais par la conservation et,pour ainsi parler, le sauvetage de mots périmés et abolis.

La tentative en a toujours été aussi vaine que la tentationen a été fréquente et forte. Non seulementcclteexhumalion n'apas réussi, en ce sens qu'elle n'a que très rarement ramené aujour un débris présentable; mais elle a généralement donné aux

Page 288: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

L'ARCHAÏSME 2G5

ouvrages de ceux qui l'ont opérée une apparence d'herbier bo-tanique et de flore'desséchée. Il y a nombre de mots fossilesintéressants à éludier et à cataloguerpour servir à l'histoire dola langue, mais auxquels il est impossible de rendre un sem-blant de vitalité. L'effort qu'on y fait est stérile et le seulrésultat qu'on en obtient est de glacer la page où ils essaient dorevivre. Il faut en prendre son parti. Le néologisme spontané

— j'entends celui qui naît de lui-même, créé par des besoinsnouveaux qui demandent à s'exprimer — est le seul moyenefficace de boucher les fissures d'un idiome quelconque, quicommence à fuir. Il y suffit largement par la vCrtu qu'il a de sedévelopper juste en raison des nécessités nouvelles et d'ameneravec lui, par la force des choses, toutes sortes de comparaisonset de figures où l'imagination trouve son compte. Que do méta-phores la science, aujourd'hui reine incontestée de l'univers,n'a-t-elle pas introduites dans la poésie elle-même! André Clié-nier voulait qu'on fit des vers antiques « sur des pensers nou-veaux »; la vérité est que l'on commence à faire des vers nou-veaux sur des pensers modernes.

11 parait certain — nous en avons recueilli le témoignagedans l'histoire des langues — que chez toutes les nations euro-péennes, l'Angleterre, l'Allemagne, l'Espagne et surtout l'Italie,il s'est rencontré, il se rencontre encore do ces chercheurs domots qui se flattent de remettre en honneur la vieille langue ensemant çà et là. dans leurs ouvrages, de vieilles locutions aban-données, comme ces architectes savants qui s'appliquent spé-cialement à la restauration des ruines; mais ceux-ci n'ontd'autre prétention que de conserver un monument historique,et si quelque millionnaire contemporain leur commando unchâteau, ils ne pourraient sans un manque de goût, dont,aussi bien, ils no se sont pas toujours assez défendus, refaireCoucy ou Pierrefonds.

Il en est do même en littérature et en linguistique. L'impuis-sance où je suis d'en faire ici la démonstration sur toutes leslangues, m'oblige à me cantonner dans les trois langues clas-siques, deux mortes et une vivante, la grecque, la latine et lafrançaise. Les preuves y abondent de la puérilité et du néantde l'archaïsme grec, latin ou français.

L'archaïsme grec fut cher à toute l'École d'Alexandrie et àce que Virgile appelle les Muses de Sicile, Sicclides Musoe,

Page 289: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

ÎÙÙ l,A UXGl'B NOUVKU.i:

c'est-à-dire à Théoorito, à Moschus, n Bion et i\ toute leurlignée. On sait ce que fut l'Mlexandrinismc.autrementditcoquefut la poésie sous le règne des Ptoléméos : une académie dolettrés, de rhéteurs, do mythologues et do grammairiens, qui, adéfaut d'inspiration, cultivèrent, non sans habileté, l'art pourl'art. Ce qui nous a été transmis sur la grande querelle de leursdoux piincipaux chefs, Callimaquo et Apollonius de Hhodes,et ce qui nous est resté d'eux-mêmes, des Hymnes du premieret des Argonanliijiics du second, nous édifie complètement surl'esprit d'imitation qui présida à la confeetiondeloursouvrages.Imitation servile et passive ! L'un et l'autre se piquaientd'imiter Homère parce qu'ils expriment les sentiments do leurspersonnages en ayant soin do nous prévenir, comme Homère,que celui qu'ils mettent on scène les éprouve dans son cceur,en Ihumô. (l'est ce que fait (lallimnque avec affectation et réci-dive. Et l'on n'imite pas davantage l'épopée ou la tragédie hel-lénique,-comme Apollonius de Hhodes a cru le faire, en intro-duisant, dans un poème épique, un drame qui, par la recherchedu minuscule détail réaliste, rappelle d'assez près, mais enl'outrant beaucoup, la Médée d'Euripide.

Tout ceio est du pur archaïsme. Nous voyons qu'il n'a guèresurvécu à l'admiration dos contemplons et nous voyons aussiquelle place médiocre l'aloxandrinisme, en tant qu'école poé-tique, occupe dans l'histoire de la poésie universelle. La philo-sophie alexandrino mérite, même aujourd'hui, um mentionplus honorable et Plotin reste fort au-dessus do Callimaquo,tant il est vrai que l'âge do la philosophie commence lorsquel'âge de la poésie est passé.

Dans la conception, et surtout dans l'exécution de leursouvrages, les poètes lauréats d'Alexandrie s'étudient à fairode l'antiquo comme nos céramistes modernes font du vieuxRouen ou du vieux Gien. Il va sans dire que la langue qu'ilsparlent n'échappe pas à cette fantaisie, et que, par ce penchantnaturel qui force un imitateur, quel qu'il soit, à être un peu deson époque, elle combine hardiment l'archaïsme et la moder?nité. Pour opérer le triage, pour distinguer sûrement entre leséléments divers dont se compose ce mélange, il faudrait uneprofondeur de science et une délicatesse d'exégèse dont nous nosaurions nous prévaloir. C'est affaire aux hellénistes; mais cer-tains exemples que nous avons sous les yeux, dans notre propre

Page 290: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

I.'AIICIIAÏSMK 2M

littérature, fonl tout ensemble comprendre et condamner cestentatives de rajeunissement par l'archaïsme. A notre avis,elles n'ont guère que la valeur d'un amusement. I.a poésie fati-guée en a toujours éprouvé le besoin; mais le peu de soula-gement qu'elle en a ressenti inspire des doutes sur l'efficacité,du remède (I).

On en a, même en présence de ce délicieux Théocrite qui,dans l'époque la plus rafiinée qui fut jamais, el la moins pas-torale, use de tous les artifices et particulièrement de la variétédes dialectes, pour donner plus de vraisemblance à son ingé-nieuse naïveté. Poète exquis, créateur d'un genre qui a Henrisurtout dans des cours très galantes, expert dans l'art do com-muniquer un parfum sauvage à l'idylle civilisée,comme on mêle,

une Heur des champs à un bouquet de jardin royal, Théocrite asu mieux qu'aucun autre prêtera ses bergers un air d< bergerieet il a eu l'honneur d'inspirer Virgile qui ne l'a point dépassé.Mais il n'est encore, suivant moi, que le mieux doué des ar-chaïsles.

Je n'ignore pas que je me heurte ici, dépourvu d'autoritépersonnelle, à des partis pris d'admiration sans réserve; maisj'avoue que le dorianismo de Théocrite me gène et m'irritaquelquefois comme une affectation de vieillerie. Il est bien vraique ce dialecte où la voyelle a frappe sans cesse l'oreille sem-blait convenir à ses tableaux siciliens, puisque la Sicile étaitd'origine dorienne; mais je sais aussi à quel point il dépayseceux qui se sont habitués à la douce langue d'Ionio. On le pren-drait pour un patois ou du moins pour une langue régionale,commecette langueprovençale à laquelle la Mireille de Mistrala dû sa réputation cl qui, contrairement à toutes les habitudesméridionales, abuse de Yo dans les terminaisons féminines.

Je ne serais même pas étonne que, dans le temps même oùbrilla Théocrite, on lui eût un peu reproché cet emploi abusifdu dorien. Il vivait à la cour d'IIiéron, mais il a célébré aussiles Ptolémées d'Egypte avec une indiscrétion qui le met aupremier rang des poètes alexandrins, presque sur la même

(i) Nous empruntons ces idées aux savantes études de MM. Couat etJules Girard sur l'alexandrinisme. C'est, sauf erreur, la conclusion qu'ilconvient d'en tirer. Malheureusement, l'un et l'autre, contents d'avoir mis àson rang la poésie alexn.ndrine, s'arrêtent au moment de juger la languequ'elle a parlée

Page 291: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

2f,8 LA LANCUK NOUVEI.I.K

ligne que Callimaquo, et je n'ni pas ouï dire quo lo dialecte sici-lien flétrissait à Alexandrie. Je suis surtout frappé d'un versdos Si/racusaines où la petite bourgeoise Ciorgo s'exeuso deparler dorien au "milieu d'une fêle et d'une foule essentielle-ment grecques. Kilo nous avertit par là qu'on s'y exprime dansun autre dialecte et nous sentons quo c'est beaucoup moinsCîorgo quo Tbéocrite lui-même qui prend cette précautionoratoire pour échapper aux objections et aux critiques.

Enfin,sans manquer de respect à sa légitime renommée,sanscontester même la parfaite sincérité do son talent, on peut letrouver moins naïf qu'il n'affecte do l'être lorsqu'il exagèreà dessein le jargon paysan dans les dialogues de ses bergers.C'est à peine si, en face d'une réputation qui a traversé lessiècles, on ose formuler cette observation qui n'est même pas unreproche; mais no semble-t-il pas que l.i rusticité voulue duhéros do Tbéocrite dit un peu trop souvent comme le Piarrotde Molière : « Aga, quien, Charlotte, je m'en vas le conter toutfin drait comme cela est venu; car, comme dit l'autre, je les aile premier avisés, lo premier avisés je les ai. Enfin doncj'étions sur le bord do la mar, moi et le gros Lucas, et je nousamusions a batifoler avec des mottes de tarro que je nousjesqulons à la tMe; car, comme tu sais bian, le gros Lucas aimeà batifoler et moi, par fouas, je batifole itou... », etc., etc.

Une illustre romancière française, George Sand, a bien com-pris qu'il y avait un grave inconvénient, non seulement àpatoiser, mais à abuser du jargon rustique, sous prétexte defaire parler les paysans comme en effet ils parlent. Ayant con-staté que ce faux réalisme, qui ne peut jamais être qu'approxi-matif, déconcerte et fatigue,elle n'en a un peu forcé la note quodans la Petite Fadelte qui, toute charmante qu'elle est, berri-chonne plus que déraison. Au contraire, dans ses autres romansbucoliques,l'auteurdoFrançois le Champi,de Jeanne et surtoutdé la Mare au Diable, s'en tient à une juste mesure de paysan-nerie qui ravit ses lecteurs sans défigurer ses héros. Elleidéalise ceux-ci par les sentiments qu'elle leur attribue, mais

un peu aussi par le langage qu'elle leur prêté. Ils restent fran-çais sans cesser d'être berrichons et ils s'expriment à peuprès comme tous les gens de leur condition, sauf quelqueslocutions soulignées à dessein et, pour ainsi dire, excusées pardes italiques. Cela suffit. En voulant faire davantageet serrer

Page 292: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

L'AHCHAÏSMi: ÎM

de trop près un jargon qui change de province à province etquelquefois de village à village, on s'expose à devenir inin-telligible, faute d'une traduction en regard du texte.

11 existe, sur les contins de la Picardie et de l'Ile de France —do la France, comme ils disent — une population très anciennequi,contrairement au dialecte dorien,change tous les a en e ou-vert et fermé; elle prononce moulerde pour moutarde, unqueri de lerd pour un quart de lard, et l'expression lout ûl'heure garde pour elle sa signification primitive de à l'instantmême, imtnédialent.nt, sans désemparer. Un certain groupe depoètes normands et bretons ont chanté avec succès leur Nor-mandie et leur Bretagne, mais une poésie pastorale qui tien-drait compte de tous les idiotismes régionaux serait absolu-ment insupportable. La vraie naïveté, la pastorale sincère n'ena pas besoin, et la plupart des romanciers français qui ont misles paysans en scène ont eu le bon esprit de n'y point recourir.

Si maintenant du grec nous passons ^ui latin, nous rencon-trons, au premier rang des écrivains illustres, un historien quifrappe lout d'abord par son affectation d'archaïsme : c'estSallusle. Nul plus que lui n'a abusé de ce jeu de patience, cl onse demande, aujourd'hui encore, quel profit il en a retiré.A-t-il pensé que pour ressusciter cette ancienne pureté des

moeurs romaines, dont il était personnellement si éloigné, ilétait bon de reprendre les vieilles formes de la lorgne latine?A-t-il voulu sincèrement rendre à ce vieux latin son anciennecouleur, en compensation do certaines altérations qu'il luiparaissait avoir déjà subies? Ou, plus probablement, s'est-illlatté d'appeler sur soi-même, en se singularisant, l'attentiondu public lettré? C'est généralement le but que poursuivent lesfaiseurs d'archaïsme. Toujours est-il que, même en son temps,cetle fantaisie n'a point servi sa réputation et lui a rapportéplus de critiques que d'éloges. Il parait qu'il s'appliquait sur-tout à imiter la langue de Caton l'Ancien, sans doute aussi celled'Ennius, de Lucilius, ou même de Lucrèce. Le style deCaton l'allécha par le renom d'intégrité qui s'attachait àl'homme; mais, en vérité, on ne voit pas ce que ses ouvragesou lui-même y ont gagné.

A nos yeux, ce n'est plus qu'un artifice gênant, et l'incontes-table talent de Salluste aurait pu se l'épargner; mais, de sontemps, c'était déjà une affectation ridicule, comme l'eût été

Page 293: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

270 l\ MNGIE NOUVKW.K

celle d'un Romain d'alors qui so serait habillé nvoc les vieuxcostumes de la Sabine ou de rKlrurio. Il ne suffit pas de res-taurer les vieux mots pour restaurer les vieilles nueurs. Onchorehe en vain à quoi pouvait servir à Salluste ce puérildéguisement. Le début de son Culilinu, un hors-d'oeuvreoratoire, un morceau, est-il meilleur parce qu'il commenceainsi ;0miûs /«>//if/ti.9, lorsquetousses contemporains écrivaientomnes au lieu (Connus? Kl'que dire des autres locutions qu'ilaffectionne? Toutes sentent le parti pris et la recherche labo-rieuse; toutes sentent l'huile : urbis pour urbes, mcixume,liilriilinein, caussam, aplumam, mlum», verissumc, ol tous cesmots où il change 1'/ en u, cujus rei libet, pour cujuslibcl ici,suopte pour suo, etc. Voilà des trouvailles ! On pu riait mémoà Home; on se moquait de celle imitation trop exclusivementgrammaticale de Calon, de ce vocabulaire suranné, de cesextraits que Sallusle avait faits des Mémoires do son modèle.11 s'en était composé, pour son usage personnel, une sorte debréviaire, novumlî studio, disait-on alors, c'est-à-dire par unçrage insensée de faire non pas précisément du neuf, mais duvieux-neuf, comme ces ébénistes du faubourg Saint-Antoinequi nous fabriquent i\o^ bahuts Henri II et môme des fauteuilsde saint Louis et y pratiquent adroitement do fausses piqûresde vers.

Salluste en était là s'il est vrai qu'Asinius Pollion qui, sousle rapport des moeurs, ne valait pas beaucoup mieux que lui,écrivit un livre tout exprès pour railler son faux archaïsme etsa laborieuse vieillerie. En somme, cet le manie no lui a pasréussi, mémo à Rome, et elle l'a plutôt desservi devant la pos-térité.Le grammairien Lenoeus composacontro lui une savanteet violente satire, où il l'accusait de s'approprier au hasard, sansdiscrétion ni choix, les mots de Caton. A l'entendre, Sallusten'est qu'un plagiaire, « un voleur », aussi monstrueux.dans savie que dans ses écrits, et contre lequel on peut, sans être undiffamateur, accumuler les plus outrageantes épithètes. Il fautdire que ce Lenoeus était un affranchi de Pompée, très hostileaux césariens, dont fut Sallusle; mais nous ayons un témoi-gnage plus grave, celui de Cicéron lui-même qui, malmenépar l'historien de Catilina, lui rendit fève pour pois, le quali-fiant do vil parasite et do « pou d'alcôve ».

Page 294: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

m

1.05 ;irch.iï«tc$ français. — Paul-Louis Courier et Charles Nodier. — LesContes drolatiques «le Ital/ae. — 1/arehaïsme n'est qu'une des formesdu pastiche. — I.e mot de Courier. — Raffinement et artifice.— Carrel,juue de Courier. — Citations et extraits. — Charles Nodier A l'Arsenal.— Ses romans et ses contes.

Convaincu que l'archaïsme n'est, chez un écrivain do race,qu'un moyen de se faire remarquer parsaruptureavecla languede son temps et que cet ambitieux caprice n'offre pour la langueelle-même aucune ressource appréciable, j'ai hâte d'arriveraux modernes, à nos Français, et j'en prends deux, des plusautorisés, linguistes experts et 'doctes écrivains, initiés par dolongues études à tous les secrets de l'art, Paul-Louis Courier etCharles Nodier, un pur classique et un romantique déclaréqui, à la même époque, ont donné dans le même travers. On litbeaucoup le premier et on essaie quelquefois d'imiter cet imi-tateur; on lit moins le second, disséminé dans trop do livres;mais tous les deux jouissent encore de la plus légitime réputa-tion et restent classés parmi les maîtres.

Je laisse do côté Balzac dont les Contes drolatiques no sontqu'une distraction littéraire, un pastiche très réussi; et tousles fantaisistes qui, comme lui, so sont amusés, par passe-tempsà contrefaire le vieux français. Ceux-là ne sont pas des ar-chaïstes de métier, mais des parodistes plus ou moins habiles.On ne saurait confondre avec eux Paul-LouisCourieret Nodier.

Dans son Essai sur la Vie et les OEuvres de Courier, Carrel aeu raison de le présenter comme un ancien égaré dans une lit-térature do décadence et « vivant avec un passé que seul il eutle secret de reproduire ». Et Courier lui-même a eu raison do

Page 295: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

272 U LANtiUK NOIVKMK

dire que la moindre femmelette do l'âge classique écrivait, sansle savoir, un meilleur français que les illustres do son temps.Mais, c'est là précisément la condamnation de l'archaïsme. Cequi, chez cette femmelette du grand siècle était don et abandonnaturels, grâce innée et facilité instinctive, n'est plus chez sonadmirateur qu'étude et imitation, travail et recherche, un jeude patience, pour tout dire. Malgré tout l'esprit qu'un écrivainy peut déployer, on no saurait s'y plaire longtemps; ce stylefait de pièces et de morceaux, avec des lacunes inévitables où setrahit l'anachronisme, finit, presque toujours, par fatiguerle lecteur après l'avoir intéressé; on y sent comme un effortde traduction auquel on est obligé soi-même de participer, eton quitte le livre assez vite en se promettant de le reprendre lelendemain à tète reposée, pour continuer lentement l'éludequ'on en fait et les fouilles qu'on y pratique. C'est presque untravail d'érudition, où l'inspiration manque souvent, et par-fois la chaleur. Là encore, la passion du collectionneur refroiditla verve de l'écrivain, plus empressé à réunir des locutions, etdi'S tours, et des mots de l'âge précédent qu'à se pénétrer de sonvéritable esprit dans la composition du discours. 11 y a aussi enpeinture des antiquaires qui copient les primitifs.

Les compliments que Carrel adresse à Courier sur la supé-riorité qu'il déploya dans cet art spécial et tout particulière-mont sur le parti pris qu'il y apporta, ne sont pas tout à faità son avantage : « Pourquoi, dit Carrel, un grand écrivain(grand n'est pas le mot) ne serait-il pas aussi quelquefois lemeilleur commentateur de ses propres ouvrages? Courier, parexemple, l'homme de son temps qui sut le mieux l'histoire denotre langue, le seul qui ait possédé le génie particulier dochacun des âges do cette langue, quel serait aujourd'hui le cri-tique compétent à le juger sur toutes ses parties d'écrivain? »Il s'y jugeait trop bien lui-même, et c'est là ce qu'on a peut-être le droit de lui reprocher. Il était, avec trop de compé-tence, le critique, l'historien de son propre talent, il en connais-sait trop à fond les ressources et, si l'on peut ainsi parler, lesorigines; il savait, de science trop certaine, où il prenait sonbien. Cela ressort de ses propres aveux, de sa Lettre à messieursde VAcadémie, et généralement d'une certaine confiance en soiqui éclate dans tous ses ouvrages. Il se jugeait à sa valeur delinguiste hors de pair; mais il avait peut-être fort d'en donner

Page 296: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

L'ARCHAÏSME 273

la prouve dons chacune de ses phrases, et do n'en pas écrireune seule dont uno critiquo un peu experte ne découvrit et nodésignât immédiatement le modèle.

Kt Carrel lui-même on convient : « Tout ce qu'il avait pro-duit jusque-là (avant le Pamphlet des pamphlets) n'était passans déplaire à quelques lecteurs par le retour fréquent desmêmes formes, par le suranné d'expressions qui montrent larecherche et n'ajoutent pas toujours au sens, par lo maniérédo cotte naïveté villageoiso, un peu trop ingénieuse... En unmot, l'art du monde lo plus raffiné semblait embarrassé do lui-même. Ce pamphlétaire, qui no se gênait d'aucune véritépérilleuse à dire, hésitait sur un mot, sur une virgule, se mon-trait timide a toute façon do parler qui n'était pas do la languodo ses auteurs ».

Il est impossible do mieux résumer la seule objection que l'onpuisse faire au style de Paul-Louis. A quoi lui ont servi, je lodemande, tous ces décalques du grand siècle, et ces citationstrop fréquentes, quelquefois intercalées dans le texte, et cottoplace régulièrementdonnée au pronom avant le verbe : « Voilà

un fait historique peu connu que je vous veux conter. Lesmédecins m'ont pensé tuer »; et ces locutions hors d'usage :

« A Luynes, c'est toute la même chose... ». — « Bien il vit quecela ne le menait à rien ! »; et ces inversions.cesablatifsabsolus,

ces anacoluthes dont on peut certes regretter la disparition,

car lo style y suivait le mouvement même et jusqu'aux inter-ruptions de la pensée; mais il y avait déjà longtemps que notrelangue française les avait rendues comme un emprunt désavan-tageux, au latin et au grec : « Brulon et sa femme, tous deuxdans les cachots six mois entière; leurs enfants, autant de

temps, sont demeurés orphelins »; — « Cela est si clair, quMl

me semble aussitôt prouvé que dit »; — « Du temps do Mon-taigne, un vilain, son seigneur le voulant tuer, s'avisa de sedéfendre... ».

Quelquefois, la locution employée devient presque incom-préhensible : « Ceci est dit notable et vient à mon propos »;c'est-à-dire : « Cette parole est à retenir et s'applique au sujet

que je traite ». Et encore : « Tout notre argent y va, tout,jusqu'au moindre sou; jamais n'en revient à nous.rien».

C'est du français excellent; mais qui parait presque barbare.C'est de la vieille mosaïque.

18

Page 297: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

t»71 I.A I.ANC.IK .NOUYKI.I.K

La gloire de Paul-Louis Courier no lui doit rien, elle ropososur un fondement plus solide, et l'on peut mémo dire que eessavantes imitations, en déroutant un peu le lecteur habitué à lalangue moderne, le forcent à un travail do mémoire qui ne luilaisse pas toute sa bonne humeur. Un talent comme celui deCourier ne s'attarde pas à ces amusements. Des critiquessévères — trop sévères — ont osé dire qu'il y entrait toujoursun peu de chinoiserie.

Chez Nodier, l'affectation est moins apparente, plus dissi-mulée dans la trame même du style, encore assez sensible tou-tefois pour créer une ressemblance au moins extérieure entredeux hommes aussi profondément dissemblables que Nodieret Courier; ils sont frères en archaïsme.

C'est ainsi que Nodier tire du latin des mots judicieusementchoisis, mais qui, malgré son autorité, n'ont jamais pu s'accli-mater dans notre langue. 11 parle quelque part des fantaisiesd'un dériseiir sensé. Dans ses Contes de lu veillée il vous dira

:

« Bercez un peu dans vos bras les enfants qu'ils ne s'éveillent ».Il vous contera l'histoire de Simon Grandjean qui n'était pasencore venu parce qu'il achevait ses prières à la Conciergerieoù il s'élut! communié le malin, d'où il résulte que chez luicommunier signifie également recevoir et donner la commu-nion. Il assure, dans un autre passage, que « la philosophieu déchu la Providence do son influence morale sur les événe-ments do la terre ». Et il mot en scène une personne qui, « lepremier janvier, étrenno ses jeunes amies de quelques vieille-ries curieuses ».

Il serait facile de multiplier les exemples, mais il ne semblepas nécessaire, dans un livre où nous avons déjà beaucoupcité, d'en réunir un plus grand nombre, puisque personne n'ajamais contesté les tendances archaïques de Charles Nodier etque lui-même s'en faisait honneur. Sa science lexicographiqueavait contribué à les développer, et l'étude do notre vieillelangue, qui n'avait été d'abord, dans son existence aventu-reuse, qu'une diversion aux plus graves soucis, était devenuepeu à pou pour lui une vraie passion dont son style devait infail-liblement porter la marque. On sait avec quelle compétence,avec quelle sûreté il s'en entretenaitavec tous les lettrés do sontemps, dans ses soirées de l'Arsenal; on sait aussi quelle recon-naissance il lui devait, puisqu'elle avait contribué à attirer sur

Page 298: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

I/ARUHAÏSMK 37."»

lui les regards de ceux qui donnent les places tranquilles debibliothécaire. Jamais homme no fut plus appropriéque lui àla sienne. Ne nous a-t-il pas raconté la scène qu'il fit un jourà un de ses amis, bibliophile et bibliomane comme lui, lequelcependant avait laissé vendre la vitiliscltine de Hoccaee sansenchérir sur le prix, et même sans assister à la vente. L'autres'excusait de son mieux : « Que vous dirai-je? Nous avions undîner exquis, des femmes charmantes... » — « Monsieur, inter-rompit violemment Nodier, quand la vinlisellincesl à vendre,onno dîne pas ! »

On s'expliquerait malaisément qu'un tel amour du vieuxlivre, et un si tin discernement pour coter à leur valeur lestrésors des vieilles langues, étrangères ou française, n'eût pasexercé son inlluence sur récriture de Charles Nodier. On laretrouve surtout dans la conlexlure générale de sa phrase,mais plus discrète pourtant que chez Courier. L'antique y estmieux dissimulé, mieux amalgamé avec le moderne, si bienqu'à y regarder de près, Nodier, linguiste émérite, écrit uneprose sans tache, moins apprêtée que celle de Courier et encoreplus pure, si c'est possible, que celle de Mérimée.

Sans doute l'archaïsme, dont il no pouvait complètement sedéfendre, lui inspirait à lui-même et à sa délicatesse de dégus-tation littéraire, une certaine appréhension qui le garantissaitdo l'abus. Excusable chez des savants, chez des experts con-sommés comme lui, il n'est bon pour personne et conduit facile-ment ceux qui donnent dans ce travers, à de périlleuses mani-festations d'ignorance. Quoique moins fréquent, dans les nou-velles écoles, que le néologisme goncourtiste, elles feront biend'y prendre garde. II se présente souvent chez elles comme unphénomène aussi disgracieux qu'imprévu. Il y produit l'im-pression d'un morceau de sucre qu'on rencontrerait tout à

coup dans une salade de céleri à la moutarde. La Fontaine seulavait le droit de dire : « 11 soûlait passer son temps... ! » Encorene l'a-t-il dit que dans son épitapho et La Bruyère lui-même,bien qu'archaïstc à ses heures, a condamné soldait comme horsd'usage et démodé.

Page 299: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice
Page 300: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

CHAPITRE XIV

LA LITTÉRATURE BRUTALE

I

Ce que J.-J. Weiss entendait par là. — Son étude sur Flaubert, Barrière etBaudelaire. — Son article sur Alexandre Dumas fils. — L'usure de lalangue conduit au grossissement des mots et à la brutalité de l'expression.—Influence de la langue scientiflquesur lalangue dramatique.—AlexandreDumas fils, dopasse et débordé, renié par l'école réaliste dont il a été undes fondateurs.

Il y a déjà près d'un demi-siôclo qu'un écrivain de premierordre dont nous avons invoqué plusieurs fois l'autorité et quimanqua à l'Académie, J.-J. VVeiss, appliquait ce nom de lit-térature brutale à une certaine manière d'écrire, violente etdure, qui commençait alors à s'introduire dans notre littéra-ture, surtout dans notre littérature dramatique. Ceux qui cul-tivaient cette nouveauté no se contentaient pas de supprimercertains artifices de rhétorique visiblement fanés et flétris»certaines figures, périphrases, circonlocutions et réticences in-ventées par notre ancienne politesse, ils faisaient intentionnel-lement bon marché de tout ce qui était nuance, délicatesse,élégance, et de tout ce qu'on entend, en cette matière commeailleurs, par noblesse et distinction. Ces qualités essentielleset essentiellement françaises étaient môme l'objet de leurs plus

Page 301: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

278 LA LANGUR NOUVELLE

épaisses railleries. Ils no recherchaient pas seulement le motpropre, mais lo mot familier, souvent vulgaire et bas, croyantpar là donner plus de nerf à la pensée et à l'expression. Ils dé-passaient le hul, oubliant que l'excès en tout est un défaut,el ils mettaient Wciss en colère. Une étude sur Flaubert, Bar-rière et Baudelaire, complétée bientôt par un article éloquentsur Alexandre Dumas fils, montra à quel point il détestait leurbrutalité. Dirigée contre certaine outrecuidance dii réalismenaissant, son attaque venait à propos; adressées à un écrivaincomme Alexandre Dumas fils, ses critiques n'étaient pas abso-lument justes nu du moins elles appelaient, pour rester dans lamesure, quelques ménagements et adoucissements nécessaires.Peut-être eût-il fallu expliquer comment celte tendance à lagrossièreté se manifeste presque inévitablement dans les litté-ratures et les langues fatiguées, lorsque l'écrivain, gêné parl'affadissement progressif qu'elles ont subi, se préoccupe dorendre au vocabulaire général un peu de la force qu'il a perdue.On a remarqué qu'au xvuc s#clo, lo mot ennui, si souvent em-ployé par nos classiques et notamment par Racine dans sonélégiaquo tragédie de Bérénice, correspondait à peu près auxtermes dont nous nous servons aujourd'hui pour exprimer laplus vive douleur. 11 équivalait à ce que nous appelonschagrin,angoisse, désespoir. On citerait sans peine cent autres motsdont la signification s'est altérée et affaiblie, et c'est une cu-rieuse observation à enregistrer que la plupart expriment dessentiments, tout au moins des sensations, comme si la facultéde sentir s'aiguisant avec lo raffinement des moeurs, exigeait dulangage lui-même une acuité analogue et une sorte d'exaspéra-tion proportionnée à ce surcroît de sensibilité. En tout temps,d'ailleurs, il y a eu des écrivains, surtout jeunes et à leur début,romanciers, poètes, et aussi des orateurs, qui, emportés par unexcès do passion et d'ardeur, ont été entraînés à amplifier, àgrossir leur pensée, à lui donner plus de relief par une certainerudesse de l'expression et même par de hardis emprunts àl'argot populaire. Bossuet lui-même en témoigne. Sa jeune élo-quence ne se refusait d'abord aucune âpreté, aucune audace,mais à mesure qu'elle grandit, elle dépouilla sa première vio-lence. Quelle différence il y a entre ses Panégyriques et sesOraisons funèbres, entre ses premiers Sertnons et les derniers !

Il retouchait, il remaniait fiévreusement ses discours pour les

Page 302: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

U MTTgRATlI'.K MUITALK 279

amener à un degré do perfection qui no comportait plus «aucuneoutrance, même heureuse, même géniale. Il regrettait d'avoirappelé Jésus-Christ le tliv,n pewlu. Nous regrettons quelque-fois, à notre tour, qu'il ait, ça et là, un peu trop édulcoré sesmanuscrits avant l'impression définitive; mais nous admironsen même temps ces héroïques sacrifices a l'une des qualitésmaîtresses de l'esprit français, la mesure.

C'était précisément d'y manquer que J.-J. Weiss reprochaità Alexandre Dumas fils. Et il apportait à l'appui de son griefdes échantillons nombreux de cette langue cassante et tran-chante dont la substitution à la moelleuse souplesse do l'espritfrançais irritait son orthodoxie littéraire, comme uno scanda-leuse hérésie.

Il faut relire, dans ses Essais sur l'histoire de la littératurefrançaise, qui représentent sept années do sa vie (1858-1865),le réquisitoire passionné qu'il dirige on même temps contrebarrière, Flaubert, Baudelaire et Dumas fiîs. Il faut surtoutrevoir les citations qu'il emprunte au réalisme naissant et lesexpressions qu'il emploie lui-même pour justifier l'accusationqu'il lui intente. Quelle énergie! Quelle verdeur! C'était le bontemps de la critique. J.-J. Weiss reproche tout d'abord à ce réa-lisme d'être supcrlativemcnt artificiel et de s'éloigner do lanature au moment même «.ni il s'en réclame. La comédie dobarrière, comme celle de Dumas fils, ne répond qu'à des con-ventions « dont l'arrangement pénible trahit l'équerre de l'ar-chitecte plutôt qu'il no révèle la main déliée de l'artiste ». Elleméconnaît,do parti pris,« les bienséances do l'art ». Et ce n'estpas seulement la comédie, c'est toute la poétique nouvelle quibrave ainsi notre légitime aversion. « Jointe à uno conceptiondéfectueuse de la nature humaine, elle nous a donné, dansM. Barrière, des scènes qui répugnent. M. Flaubert y a ajoutédes peintures licencieuses, M. Baudelaire ne recule pas devantla gravure obscène; et ce qu'il y a de plus remarquable, ce quimontre bien l'art livré à la préoccupation dominante deschoses matérielles, les trois auteurs déploient la même habiletéplastique, la même puissance dans l'expression du geste et desattitudes du corps. Attitudes viles, chez M. Barrière, attitudesde volupté irritante chez M. Flaubert, attitudes pires encorechez M. Baudelaire, aucun des trois no s'eiïrayant de l'ignoble;mais celui-ci s'y enfonçantd'un air de triomphe... ».

Page 303: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

S80 LA LANGUE NOUVELLE .Et M. Alexandre Dumas fils n'est guère mieux traité. Le

critique en veut surtout à ce qu'il appelle sa « dureté », aux« formes raides de son discours », à « l'aridité préconçue » de

ses caractères, et surtout au langage qu'il prête, dans la pas-sion même, à ses personnages, tous entêtés de logique, tousraisonneurs. « Ce sont des rectangles », dit-il quelque part, etil se plaint de cette mathématiqueappliquée au théâtre. Elles'en tient à « la copie mécanique » des objets; elle aboutit à« une âpreté savante, concentrée et crue », elle tombe souventdans « le trivial et le baroque, la trivialité est devenue pourM. Dumas fils une seconde nature... », « un tranquilleépanouis-sement de vulgarité consciencieuse... ». La vilenie des moeurscorrespond dans la littérature, et tout particulièrement dansla comédie, à un dogmatisme absolu et sentencieux, compasséet pédantesque, à « une violence plate, à un instinct terre aterre » qui nous montre les choses et les gens par leurs plus bascôtés, et « tantôt à une peinture sans entrailles de l'homme,tantôt à une misanthropie amère portée par l'excès de la souf-france au paroxysme de l'insensibilité. Le style est à l'ave-nant, banal et plat à souhait, « hardi et fier dans sa bana-lité ».

Ceci regarde spécialement Dumas fils, bien que J.-J. Weiss

ne lui refuse pas le style et le déclare même spécialement douépour y prétendre.

Dira-t-on que, depuis bientôt cinquante ans, l'opinion géné-rale donne tort à la critique contre les fondateurs du réalisme?Qu'est-ce que cela prouve? La postérité n'a pas dit son derniermot ni prononcé son arrêt définitif. A part une pointe d'excès,il y a bien du vrai, dans ce jugement d'un contemporain. L'ef-fort accompli par le théâtre dans ce demi-siècle pour se rap-procher de la réalité n'a pas laissé que d'imprimer au dialoguedramatique, non seulement l'allure de la conversation la pluslibre, mais une certaine crudité de couleur qui caractérisegénéralement la prose d'Alexandre Dumas fils, dans ses pré-faces comme dans ses comédies. L'exactitude rectiligne de lalangue scientifique a contribué au succès de celte nouvelle ma-nière. On a fait quantité de pièces à thèse où l'auteur drama-tique, transformé en philosophe, a développé sur la scène desthéories politiques et sociales, si bien que, par une pente natu-relle, il est allé de la théorie au théorème, c'est-à-diro qu'il n

Page 304: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LA LITTERATURE BRUTALE 281

enfermé ses déductions et ses conclusions dans la formulorigide d'un calcul de géométrie ou d'une équation algé-brique.

En n'exagérant point cette remarque, on peut l'appliquersans injustice à la sécheresse relative du style de Dumas fils;mais, comme tous les novateurs, l'auteur de la. Femme de Claudea été singulièrement dépassé par d'ambitieux successeurs qui,aujourd'hui, le renient pour leur maître et le proclameraientvolontiers doucereux et fado, lui qui a engendré Bccque. Onemploie maintenant, avec une préméditation avouée, tous lesgros mots, toutes les locutions triviales devant lesquelles ilreculait. On croit donner par là une preuve de force et on nes'aperçoit pas que cette force est à la disposition du premiervenu. 11 s'est même produit, sur ce point, une véritable ému-lation de surenchère. On a mis la grossièreté au concours; onl'a poussée aussi loin qu'on a pu, sans en atteindre toutefoisl'extrême limite. C'est une matière où il est impossible de toutoser sans révolter un reste de pudeur qui veille en nous, bongré, mal gré. Et, dès lors, qu'est-ce qu'un soi-disant réalismequi est contraint de s'arrêter à moitié route, sinon une conven-tion comme toutes les conventions littéraires, une question dedose, de plus ou de moins, une vérité relative que l'on faussedès qu'on en abuse et qu'on prétend être plus naturelle que lanature elle-même, en ne lui prenant que ses scories et sesmonstres, au risque de détruire son équilibre.

Il est certain qu'Alexandre Dumas fds est un de ceux qui ontouvert la voie à l'école réaliste, dépassée bientôt par l'écolenaturaliste; et, quoiqu'il semble répudié aujourd'hui par l'unecomme par l'autre, c'est bien lui qui a enseigné à ses succes-seurs cette langue sèche et rêche, qu'ils ont si vite amenée à lagrossièreté pure et simple. Elle ne règne pas chez lui d'unemanière continue, et surtout elle y parait quelquefois com-mandée par la hardiesse du dialogue ou entraînée dans l'em-portement oratoire d'une tirade ou d'un morceau; mais c'estbien lui qui, le premier, s'en est offert l'usage et en a essayél'effet sur le public. Elle lui a réussi. On a goûté comme uneheureuse nouveautécette simplicité apparented'une conversa-tion dans laquelle les interlocuteurs 3'cfîorcent de préciser leurpensée par l'emploi des images les plus courantes et les

.plus communes, les plus brutales surtout, et où le lan-

Page 305: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

'282 ' LA LANGUE-NOUVELLE' -^.gage faubourien intervient comme un élément de force etde vérité.

C'est une tendance très caractérisée chez Dumas fils. Onsent là un goût, un besoin perpétuel d'énergie factice qui nepeut se satisfaire que dans la recherche de l'expression trivialeet du mot cru. On a raillé avec raison la fausse élégance, quedire de la brutalité calculée et voulue?

Page 306: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

II

Lc3 successeurs d'Alexandre Dumas fils. — Le théâtre naturaliste. — Lejargon canaille et poissard. — Décadence de cette langue. — Invasionde la langue scientifique dans la littérature dramatique et dans le roman.— Inconvénients de cette nouveauté. — Le Dictionnaire des arts etmétiers. — Insuffisance de cette ressource. — Quelle influence le demi-réalisme de Dumas fils a exercée sur son style. — En quoi ce style diffèrede celui des Concourt. — Le résultat final.

Il était naturel que l'habileté et le succès de Dumas fils àtransformer le langage de la comédie tentât le servum pecusdes imitateurs, et Dieu sait s'ils ont succombé à la tentation.Nous avons déjà dit qu'une prime avait été offerte à la gouja-terie. Plusieurs ont parlé, de propos délibéré, un jargon ca-naille, et ont même fabriqué un nouveau vocabulaire poissardavec des mots ignobles et des jurons, une langue insolente etimpudente qui n'a d'autre originalité que son effronterie.Cotte barbarie a eu son heure de vogue; elle commence à perdrele singulier prestige dont l'avait entourée un moment la sottisecontemporaine. Les attardés qui la cultivent encore doiventrenoncer pour toujours à l'espoir do nous l'imposer. Elle n'a enelle aucun pouvoir régénérateur.

D'autres, frappés de l'extension toute naturelle que les con-quêtes quotidiennes de la science ont donnée à la langue scien-tifique et de l'importance.que celle-ci a prise, même dans laconversation, ont cru voir là un sérieux élément de trans-formation et de richesse. Plus savants eux-mêmes, ou dumoins plus initiés aux formules expérimentales, et moinsdédaigneux de leur froide exactitude que ne l'étaient autrefoisles gens de lettres, ils essaient de se les assimiler, ils,s'en om-

Page 307: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

281 LA LANGUE NOUVELLE

parent pour leurs comparaisons et leurs métaphores. Nousavons lu des romans, nous avons vu représenter des comédiesdont l'idée première était figurée par une image professionnelleou industrielle, par un mot de métier. Et ces romans et cescomédies ont obtenu un très vif succès, ce qui prouve que sicette phraséologie nouvelle ne leur a pas profité, elle no leura pas nui non plus auprès d'un public un peu matérialisé lui-même et industrialisé.

Ce n'est pourtant point une bonne réforme.A première vue,la terminologie de la science a une rigueur qui ne convientguère à l'expression des sentiments, chose essentiellementondoyante et diverse dont elle no saurait rendre toutes les

nuances. Comment appliquer à leur incessante mobilité, àleur « éternel changement » l'immuable fixité d'un vocabulairemathématique? C'est l'absolu introduit de force dans le do-maine du relatif. Il n'y peut que fausser la pensée, en lui ôtanttoute marge pour évoluer et se mouvoir. L'expérience en a étéfaite depuis longtemps. Vers le milieu du siècle dernier, quel-ques écrivains, Maxime Ducamp, Laurent-Pichat, LouisIJlbach, inquiets du dommageinévitable, mais peu regrettable,que la disparition progressive de toute une catégorie de méta-phores et de périphrases mythologiques avaient causé à lalangue française, se proposèrent de réparer cette perte par desemprunts aux découvertes et aux inventions modernes. Ilspensèrent qu'on pouvait aussi s'adresser au Dictionnaire desarts et métiers et que la poésie elle-même ferait bien d'y puiserpour combler cette lacune. De son côté, Théophile Gautiersoutenait qu'il n'y avait pas d'étude plus profitable, et que lalangue, menacée de s'appauvrir, trouverait là toute une mine àexploiter.

Ce ne fut qu'un filon. Il donna moins qu'on ne l'avait espéréet, aujourd'hui, des ingénieurs qui, au sortir de l'Ecole poly-technique, ont bifurqué vers les lettres n'ont pas tiré grandparti, pour leur style, de leur bagage scientifique. A peine leura-t-il fourni, çà et là, quelques mots, quelques phrases, destitres de romans et de comédies où la mécanique et la minéra-logie ont laissé leur trace. La vérité est que le contraste entrela rigidité de la science et la flexibilité de la littérature s'opposeà tout empiétement trop marqué d'une langue sur l'autre etqu'on dénature ou qu'on déforme ces deux instruments égale-

Page 308: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LA LITTERATURE BRUTALE 285

ment nécessaires lorsque, par un mauvais esprit d'innovation,on s'obstine à les mêler. La botanique et une partie considé-rable de l'histoire naturelle, autrement dit le règne végétal etle règne animal, semblent offrir plus de ressources à l'écrivainen quête d'expressions et d'images; mais on on a usé dans tousles temps, on en a même abusé, en prose aussi bien qu'en poésie,et on a fait une consommation de fleurs et d'oiseaux réservéeaujourd'hui aux romances sentimentales. Il n'y a presqueplus rien à en tirer.

Au demeurant, la langue, écrite ou parlée, s'est peu enrichiodepuis un siècle, au contact do la science. Les écoles dites réa-listes et naturalistes se sont imposées à l'attention publique,bien moins par la nouveauté de leur facture que par le sujet deleurs tableaux. Sauf ces quelques mots inconvenants dont nousparlons plus haut, elles ont employé, dans leurs scènes les plusgrossières, la langue usuelle, panachée à peine de quelquesnéologismes sans conséquence, déjà défraîchis et abandonnés.

Ce n'en est pas moins Dumas fils qui a commencé le mouve-ment et donné le branle. Dans sa passion de logique, il a parlésouventune langue spéciale, toute endéduclions etsyllogismes.Moraliste plus encore qu'homme de théâtre, il n'a pas toujourséchappé à l'aphorisme impérieux et tranchant; il a même cher-ché assez souvent cette quadrature du raisonnement rectan-gulaire, si chère à Pascal, si rare chez Montaigne, qui aboutitnécessairement à l'arrangement de la phrase en pensée, onmaxime, au préjudice de la facilité et de la grâce. Plus de con-tours sinueux et estompés ! Plus de ces moelleuses ondulationsqui atténuent la raideur d'un dessin trop appuyé. Cette aisancequi était le don do l'âge classique n'a pas complètement dis-paru, mais un peu do gêne se montre. L'auteur, s'il est permisde s'exprimer ainsi, semble plus serré dans son habit, pluscompassé dans sa tournure, et on prévoit que chez les meilleursrelie application deviendra bientôt tourment et torture.

Nous serions trop heureux si on s'en fût tenu là. Celte pré-cision de Dumas fils, un peu anguleuse avec ses vives arêtes,est encore un élément de solidité et de force. Elle donne l'idéedo ces murs puissamment cimentés, au long desquels ne sedéroule aucune végétation parasite, et qu'une sévère policedéfend contre l'invasion de la ronce et du lierre. 11 y grimpeencore, malgré l'ordonnance, assez de liserons et de cléina-

Page 309: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

286 LA LANGUE NOUVELLE

tites pour réjouir l'oeil et dissimuler la configuration ùri peutrop symétrique de la bâtisse.

On est allé beaucoup plus loin, on ne s'est pas contenté destransformations spontanées que subit une langue; on en aimpose d'autres à la langue française et, en les lui imposant, onl'a sensiblement détériorée. Il est démontré, il est évident queles langues se modifient toutes seules, avec plus ou moins dorapidité, au fur et à mesure de leurs besoins; mais qu'on n'ypeut introduire, par force ou artifice, aucun élément nouveauqu'elles ne rejettent d'elles-mêmes comme incompatible avecle développement naturel de leur liberté.

Nous avons vu que le néologisme et l'archaïsmen'y peuventrien, que ce sont des expédients dont l'insuffisance saute auxyeux et qui ne donnent satisfaction qu'à la curiosité des lin-guistes. Il en est de môme do l'hyperbolisme, c'est-à-dire d'unecertaine enflure et bouffissure du mot qui ne sert qu'à l'afïaibl-ret à fausser l'idée. On s'en fatigue trèsvite comme d'une balancetrompeuse qui finirait par déprécier les balances justes, et onrépudie, pour la même raison, cette langue brutale qui s'en-canaille et se dévergonde à plaisir.A quelque pointde vue qu'onse place, on arrive à conclure qu'il faut laisser les languesaccomplir librement leur évolution. Tout ce qui va contre leurindépendance est en soi fragile et caduc. L'originalité d'unécrivain ne consiste pas plus à devancer le travail du tempsqu'à le contrarier en essayant de rajeunir ce qui a vieilli. Leslangues sont comme la nature elle-même, lentes à se mouvoir.Leur progrès, quand elles ont encore à progresser, leur marche,quand elles commencent à se fatiguer, se caractérisent par uneégale paresse, ou plutôt par une égale hésitation. Encore unefois,Naturanonjacit salins. Les langues n'en font pas non plus.

Et c'est là ce qui marque bien la différence entre la languede Dumas fils et celle des Goncourt. La première caractériseune évolution qu'un besoin de précision essentiellement mo-derne, et né du développement do l'esprit scientifique, avaitsans doute rendue inévitable. Ainsi envisagée, elle constitueencore un progrès, acheté au prix de quelques sacrifices. Laseconde, sortie brusquement du cerveau d'un hommede lettres,n'est qu'une création artificielle, contraire au mouvementnaturel, qui est très long et très insensible au début des trans-formations durables. Eh fait, elle n'a rien donné, ou bien peu

Page 310: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LA LITTÉRATURE DRUTALE 287

(le chose, car on ne peut pas considérer comme une conquêtesérieuse l'emploi perpétuel de un rien pour un peu, do pas trèspour pas beaucoup, de tel substitué à comme, de oh! combien!jeté à tout propos — entre tirets — après une épithèto quel-conque dans une phrase aussi quelconque que Pépithète elle-même; et surtout (car il faut toujours y revenir) le sort bizarrequ'on a fait à la préposition avec, en la séparant de son com-plément, en toute circonstance et coûte que coûte. Ici l'abusest flagrant, criant, et tourne à la manie (1) : « Je vous envoie,madame, mon hommage habituel, tel un fidèle serviteur, avec,pour inaugurer ce jour de l'an pluvieux — oh ! combien ! —quelques bonbons plutôt acides, dans une petite et ferméeboite. Vous dirai-jo qu'ils sont symboliques? Non, pas très; etj'y dépose aussi ce billet avec, pour vous faire rire un rien,mon coeur ! » Voilà comment se comporte aujourd'hui, dansl'école, la correspondance galante; voilà l'originalité à laquelleon prétend. Elle offre les facilités les plus séduisantes à tous lesimitateurs d'imitateurs; niais qu'elle ait rien ajouté aux res-sources dont nous disposions auparavant, c'est ce qui paraîtracontestable. Des nouveautés qui ressemblent à des jouetsd'enfants ne peuvent pas être considéréescomme une richesse.Nous avons montré que le néologisme, sauf légitimé par unbesoin évident, que l'archaïsme, nuisible à qui l'emploie, ettoujours impuissantà ressusciter ce qui est mort, ne pouvaientpas non plus être considérés commedesacquisitionsprofitables.Ne s'ensuit-il pas tout naturellement que tous ces attentatscontre la nature des choses ont laissé la langue françaisedans l'état où elle était avant qu'on ne les dirigeât contre elle,c'est-à-dire à peu près saine et sauve sous la plume de grandset illustres écrivains dont chacun a eu son style, s'est fait sonstyle, sans recourir à des procédés arbitraires et baroques?

(1) C'e3t au moins la quatrième fols que j'y reviens, sous l'empire d'unagacementdont je ne puis me défendre. Il faut bien taper trois et quatre folssur un clou pour l'enfoncer.

Page 311: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice
Page 312: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

CHAPITRE XV

LA SYNTAXE ET L'ORTHOGRAPHE

I

La réforme de l'orthographe. — Causes et prétextes. — Libertés contes-tables. — Bizarreries et incorrections. — Tolérances fâcheuses. — Lespartisans et les adversaires. — La déformation de l'orthographe aboutità une déformation de la langue. — Concessions aux illettrés et aux igno-rants.— L'orthographe et la langue, désormais fixées, ne subiront plus dechangements notables. — Elles sont au point.

Dans le mémo temps que cette manie de nouveautéssévissait,les pédagogues songèrent à d'autres réformes; réformer est siattrayant! Us s'en prirent à la syntaxe et à l'orthographe. Lesjournalistes se mirent de la partie, et la grammaire passa unmauvais quart d'heure; c'était à qui en réclamerait la simplifi-cation. Elle donnait trop de mal, elle prenait trop do temps à lajeunesse studieuse qui pâlissait sur ses difficultés. Il faut dire àla décharge des réformateurs qu'ils n'étaient pas les premiers.On aime, on France; la casuistique du langage, a dit Sainte-Beuve, et il y a quatre siècles qu'on s'y adonne. Il y a quatresiècles que certains docteurs demandent qu'on écrive commeon parle, et qu'on leur répond que ce serait la tour de Babel,parce que la prononciationvarie encore et a surtout longtempsvarié de province à province.

19

Page 313: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

i!90 LA LANGUE NOUVELLE

Ils ont. de nos jours, recommencé cette campagne avec unredoublement d'opiniâtreté. Le grelot ayant été attaché parSarcey qui, en cela, no se montra pas judicieux conservateurdela langue, chacun fit ses propositions. A l'origine, elles étaientmodestes et on aurait pu, à la rigueur, y souscrire. Il s'agissaittout simplement de rendre plus facile aux jeunes cancresl'art de parler et d'écrire correctement en français, et d'épar-gner aux autres une étude pénible, rebutante et sans grandeapparence de profit. Les réformateurs alléguaient que, danstous les examens et concours qui ouvrent les carrières libé-rales, les fautes d'orthographe prenaient aux yeux des jugesune importance excessive; qu'une simple inadvertance pou-vait causer à un candidat bien doué et suffisamment instruit undommage irréparable en le détournant de sa véritable voca-tion; qu'il ne fallait pas l'éliminer sans appel pour une étour-derie qui n'était pas toujours une preuve d'ignorance; quecertaines orthographes avaient été longtemps douteuses etcontestées; qu'elles n'étaient pas encore fixées d'une manièredéfinitive; que nos pères n'y regardaient pas de si près; qu'onpouvait être un esprit supérieur et s'égarer dans le labyrinthedes participes, etc.; qu'enfin la réforme était une rectifica-tion destinée à corriger certaines anomalies qui, dans notregrammairo nationale, déconcertent la logique et le bonsens.

Ainsi parlait Labiche lui-même, le grand Labiche, dans unepetite comédie qui s'appelle précisément la Grammaire : « Ah!ces maudits participes ! Tantôt ils s'accordent, tantôt ils nos'accordent pas... on ne sait jamais par quel bout les prendre ! »Et le héros de la pièce, réduit à fairo tenir sa correspondancepar sa fille, s'écriait avec admiration devant cette aimableenfant : « Regardez ! Voilà mon orthographe qui passe !... »

Les modifications indiquées par Sarcey et son groupe nonous choquaient donc pas outre mesure. Cependant, le vice-recteur de l'Académie do Paris, le véritable grand maître dol'Université, M. Octave Gréard, procédait à leur égard avec uneextrême prudence et, sans les rejeter de parti pris, il n'en ad-mettait qu'un fort petit nombre, universellement réclamées.Encore se bornait-il à donner un simple avis, pour le jour oùl'on voudrait absolument réformer, ou en avoir l'air. 11 n'enpassa pas moins pour acquis à la révolution grammaticale et

Page 314: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LA SYSÎAXB KT L'OliTHOORAPHE 291

les révolutionnaires, oxploitant cotte adhésion très limitée,s'autorisèrent immédiatement de son nom, qui leur apportaitforce et crédit.

D'abord les c5:osos en restèrent là. On tâtait l'opinion. LeConseil supérieur do l'instruction publique et l'Académie fran-çaise, également consultés, délibérèrent longtemps, avec labonno envio do faire quelque chose et, au mois do mars 1901,nous oûmes onfin ce bâton un pou flottant qu'on a appelé laréforme do l'orthographe Vue do près, cllo no parut pas mé-chante et ses adversaires eux-mêmes proclameront sa béni-gnité. Ils so calmèrent tout à fait quand ils surent qu'ellon'était pas obligatoire. C'est uniquement une série d'amondo-monts facultatifs, un complaisant ad libitum, un perpétuelcomme il vous plaira. L'arrêté ministériel qui la consacraits'efforçait do lui ôlor tout caractère radical. 11 n'ordonnait pasaux commis on nouveautés d'écrire à leur petite amie, commelo demandait un jour ironiquement Théophilo Gautier : « Ogus-line,je t'utan o o du fobour du Tenple!» Pour tout dire,la mon-tagne était encore une fois accouchée d'une souris.

Après avoir reconnu que son produit était à peu près inof-fensif, on lui fit toutefois quelques petites chicanes assez justi-fiées. Prenons, dans l'ordro où on nous les soumit, un certainnombre d'exemples. 11 est maintenant loisible do dire indiiïé*reminont : dos habits do femmes ou de femme. Soit ! Maisvoyez-vous d'ici La Valette s'évadant do sa prison avec dos habitsdo femmes, comme si les robes de la sienne n'y avaient passuffi. Ce pluriel a un petit air ridicule dont tous les délicatsconviendront.

•Un enterrement passe; quelqu'un cric : « Chapeau bas! »Alloz-vous, avec la permission qu'on vous donne, écrire :« Cha-peaux bas ! » Evidemment, co n'est qu'une nuance, mais sen-sible, malgré sa finesse. Pareillement, j'aurais bien do la peineà écrire que jo viens d'acheter dans une vonto deux Meis-soniers,

VAX revanche, les réformateurs ont fait preuvo do sens endécidant que, pour les mots étrangers tout à fait entrés dansnotre langue, on aurait lo droit d'appliquer la règle générale otd'écrire des exeats comme on écrit des déficits. Ils n'ont pas étémoins bien inspirés en nous autorisant à écrire : de la bonneviande, aussi bien que de bonne viande; on a abattu les arbres

Page 315: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

292 LA LAXGUK NOUVELLE

le plus exposés ou les plus exposés;— elle a l'air doux ou douce;

— je vous envoie ci-joint ou ci-jointe la pièce demandée; — ilssont sortis chacun de son côté ou de leur côté.

On citerait beaucoup d'autres libertés que l'arrêté ministé-riel octroie aux écoliers et qu'il était raisonnable, sinon néces-saire, de leur octroyer, du moment qu'on voulait leur rendrel'étude de l'orthographe moins compliquée et moins longue. Ilen est d'autres sur lesquelles il est permis de conserver quelquedoute, parce que les petites dérogations qu'elles impliquentproduisent mauvais effet à l'oeil ou à l'oreille et vont même, càet là, jusqu'à heurter la construction rationnelle de la phrase.Ainsi, dans le paragraphe qui concerne l'adjectif, cette con-cession bizarre : « Comme on dit : «se faire fort», on pourra dire:« se faire forte, forts, fortes, etc.... ». Cela parait barbare. Qu'onentende une dame, dans une promenade, dire qu'elle sefait forte do gravir celte montagne, n'en conclura-l-on pas queson instruction élémentaire a étc ru gjjgée? Se faire fort est unverbe tout d'uno pièce, malgré son apparence composite, aussibien que se vanter de, se flatter de..., et il n'y faut rien changersous peine de mutilation. Notre promeneuse féminisant le motfort comme un simple adjectif semble aussi mal parler qu'unecouturière qui dirait : « je finisc une robe pour le bal do cesoir, » sous prétexte que couturière est un substantif féminin.

Les objections de détail se pressent sous la plume. Le lende-main du jour où parut l'arrêté, un journaliste protesta contrela faculté laissée aux dames par le ministre de l'instructionpublique, le Conseil supérieur et l'Académie, d'écrire

: « je suistout à vous », ou « je suis toute à vous ». 11 a expliqué que lesdeux locutions n'avaient pas du tout le même sens, qu'il fallait,de toute nécessité, distinguer entre elles et que, pour sa part, il

se refusait à les confondre. C'est peut-être un peu subtil.Le ministre a voulu qu'on tolérât la suppression do l'apos-

trophe dans les verbes composés comme entrouvrir. 11 auraitpu stipuler également pour aujourd'hui et pour grand?mère,bien que l'apostrophe ait ici une valeur d'abréviation. Où ils'est montré le plus hardi, c'est en réglant, dans les verbes, lesrapports entre le conditionnel et le subjonctif. On sait queleurs relations ont toujours été un peu tendues et l'on cite sou-vent la phrase légendaire de ce grammairien qui disait à sesélèves : « Je voudrais que vous vous enthousiasmassiez conuno

Page 316: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LA SYNTAXE ET L'ORTHOGRAPHE 293

moi pour les belles singularités de la langue française ». Ilélas !

ils n'en auront plus l'occasion. Le ministre admet le présent dusubjonctif au lieu de l'imparfait « dans les propositions subor-données dépendant de propositions dont le verbe est au condi-tionnel présent ». Exemple : « Il faudrait qu'il vienne ou qu'ilvînt?». Était-ce bien nécessaire? Cet imparfait du subjonctif, siattaqué, si conspué, ne marquait-il pas une différence intéres-sante à maintenir entre doux idées qui no sont pas toujoursexactement semblables? Toutefois, celte simplification, depuissi longtemps réclamée, présente tant d'avantages que, là en-core, on passerait volontiers condamnation. Elle nous épargne,dflns certains verbes déjà lourds par eux-mêmes, l'emploi do

ces formes massives qui, bien que correctes, étaient banniesde la conversation et même de l'écriture, parce qu'elles expo-sent celui qui en use à se faire moquer de soi et à passer pourun cuistre.

Restent les participes. Ah! les participes, c'était la grossoaffaire ! Peut-être même était-ce la première et véritable causede cette petite guerre officielle déclarée à l'orthographe.Labiche no pourrait plus dire qu'on no sait jamais par quelbout les prendre, car, depuis trois ans, on peut les prendre —pas tous, mais un certain nombre — par le bout qu'on veut, quin'est pas toujours le bon bout.

On écrit à volonté : « Les sauvages que l'on a trouvé outrouvés, errant ou errants dans les forêts... »; — les fruits que je

me suis laissé ou laissés prendre ». C'est fort commode et lagrammaire française, qui est l'art de parler et d'écrire correc-tement en français,s'en lrouvenotablemcntsoulagée;maisc'estégal, on ne fera pas que les deux exemples ci-dessus n'aient, àpremière vue, un aspect désobligeant ; le second surtout : « lesfruits que je me suis laissés prendre ». Est-ce habitude? Est-ceroutine? La phrase ainsi écrite paraît d'une effrayante incor-rection. Ce n'est pas seulement la vieille orthographe quisouffre, c'est la logique elle-même.

II est entendu que l'intention est de faciliter aux élèves dotoutes nos écoles l'étude d'une langue que la plupart d'entreeux, occupés d'autres soins, ne seront pas tenus de bien parleret n'auront pas à bien écrire. On veut leur laisser plus do tempspour se munir de connaissances qu'on croit plus pratiques, etmieux régler ainsi l'emploi des heures consacrées à leur travail. -

Page 317: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

291 U UNCIK NOUVF.LLK

Ksl-ro un l)nn cnloiil? Ou eu peut (Imiter; mais, pourêtre justes,n'oublions pas que In rôfornin n'est (|u'uno tolérance et que lamauvaise orthographe n'est pas encore obligatoire, d'où il suit(pie nous restons libres d'observer les vieilles règles et d'écrireen français.

Heaucoup d'écrivains useront de cette faculté. On sait qu'iy a toujours moyen d'éluder certaines tournures à la fois cor-rectes et ridicules, attendu que les trois quarts du temps, ils'agit bien moins de grammaire (pie d'euphonie et qu'avec unpeu de dextérité on échappe sans accroc aux prescriptionsgrammaticales trop absolues.

Tous comptes faits, la réforme parait sage et modeste, et nosalarmes seraient à peu près dissipées si l'expérience ne nousavait appris à quel point il est dangereux de donner le premiercoup de pioche dans un vieux mur.

C'est pourquoi un peu de défiance persiste. De prévoyantslinguistes, dont la timidité est le moindre défaut, ont regrettéqu'on touchât, mémo d'une main légère, à notre ancienneorthographe. Ils considèrent que la langue y a perdu de sa phy-sionomie, dont faisaient partie certaines irrégularités, et (pie,pour minces qu'elles soient, les concessions faites sont autantde primes, sans aucun profit, à l'ignorance et à la paresse. Aleurs yeux, celte soi-disant réforme pourrait bien devenir unemésaventure préparéo à la langue française par de maladroitsamis, un petit pavé do l'ours.

Parmi les adversaires do ce premier pas — le seul, dit-on, quicoûte — il en est d'absolument irréductibles; mais ils conser-vent l'espoir que la force elle-même, fût-elle représentée parles pouvoirs publics, ne pourra rien contre la vieille grammaire.L'usage est le maître et le sera toujours. Il créera au besoin dovicloricusesineorrectioiis.Allez donc, aujourd'hui,parexemple,lui chicaner l'adjectif inlassable, qu'on rencontre à tout boutde champ, et qui est bien le plus mal formé qui se puisse ima-giner puisqu'il détruit une règle. 11 sonne à l'oreille aussi dis-gracieusement que si on disait inlégal, inlêgitime, inleltré, inli-béral, inlicite, intimité, inlogique; ou encore inmédiat, intnoral,ilinuialbe, inmérité, inmodéré, inmoilestc, inmortel; ou encoreiluéeusable, in réfniable, inréligienx, in résolu, inséparable, inré-voeablCi etc., etc. Inutile d'insister : inlassable est un énormebnrbntisliie que l'Usage, qui n'en démordra plus, a pris à son

Page 318: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LA SYNTAXK KT l/OIlTIIOfiHAPIIE 29.'>

compte. Dos mots, dos formes, dos tournures, dos locutions,dos prononciations môme disparaîtront ot soroiU remplacéspar d'autres, si l'usage le veut. Archaïsmes, néologismes, c'estlui qui en décide, c'est lui qui refuse ou accepte, c'est lui quirejette ou relient, qui conserve ou réforme, c'est lui enfin qui,comme le président d'un conseil de revision, prononce le motsacramentel : « Bon ou mauvais pour le service ! »

Il exerce un pouvoir absolu, arbitraire, sans appel ni recours,et les grammairiens, qu'on accuse, n'ont jamais fait qu'enre-gistrer ses arrêts. Lorsque l'usage avait consacré ou proscritune façon de dire ou d'écrire, ces malheureux sur lesquels unesorte de pédantismo à rebours crie haro, considéraient avecraison que sa décision avait force de loi et transformaient sescaprices en régies. Ils n'ont jamais été que les exécuteurs do seshautes oeuvres et le grand grief contre eux c'est do n'avoir pasfait de révolution contre lui.

La commission de l'Académie, devant qui le procès étaitporté, ne s'est-elle pas montrée trop accommodante? N'a-t-ollepas jugé nécessaire de faire la part du feu et do sacrifier lestentures pour sauver les gros meubles? Nous qui, dans notrefor intérieur, comparions l'Académie au général américainJackson, celui-là mémo que, dans la guerre de la Sécession, soninébranlable ténacité fit appeler Slimewall, mur de pierre,nous avons été un peu surpris quand elle a cédé. Encore faut-illui savoir gré de n'avoir cédé que pour en finir, sans convictionet à contre-coeur, co qui donne le droit d'espérer qu'elle resteun rempart contre de nouvelles et encore plus témérairesentreprises.

On se plaît à répéter que co sont les irrégularités do la syn-taxe et, par suite, les exceptions de la grammaire qui décon-certent et découragent nos écoliers. Je voudrais bien qu'on memontrât le poète, lo savant, l'ingénieur ou lo marchand decomestiblesdont elles ont entravé la carrière. Ont-ellesempêchéLamartine, Pasteur ou Potin, d'être Potin, Pasteur ou Lamar-tine? Vous voulez supprimer des bizarreries consacrées parl'usage, soit! Allez-y, braves gens, nous allons en voir debelles. Il n'y a pas deux verbes français qui so ressemblent —vous en conviendrez — comme courir et mourir; une lettrechangée et ce serait lo même mot. Il faut donc, de toute évi-dence, les apparier, les classer sous la même étiquette, et sur-

Page 319: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

290 LA LANGUK NOUVELLE

tout les soumettre l'un et l'autro au même système de conju-gaison :

Jo coursTu coursIl courtIls courent

Je moursTu moursIl mourtIls mourent.

11 faut, par la même raison, dire monru, comme on dit couru.Et,déjà,les enfants,dans la logique do leur petit cerveau, no sofont pas faute de le dire.

Il y aurait encore un autre moyen do rétablir la parité entreces deux frères jumeaux que la grammaire, esclave naturelle dol'usage, a traités d'une manière si différence; on dirait loBiennal est corl comme on dit : « Vidocq est mort » ; et lagrande Course de haies est corte, comme Bossuet dit : « Madameest morte ! »

Laissons là ces niaiseries. Lo point grave, c'est qu'on ne peuttoucher à la syntaxe et à l'orthographe, c'est-à-dire à la gram-maire, sans toucher à la langue elle-même, déjà très éprouvéeaprès la crise qu'elle a subie et qui n'est pas complètementconjurée. On a discuté, on discutera encore cette prétendueréforme. A côté des partisans, qui n'ont pas voix légitime auchapitre, et qui n'obéissent, en la prônant, qu'à un mauvaisinstinct révolutionnaire, elle a des promoteurs sincères qui lacroient tout ensemble justifiée et efficace. Tout ce qu'on leurdemande, c'est de modérer leur zèle et de rester dans la mesureoù ils se sont tenus jusqu'à présent. Il nous est impossible do nepas frémir en voyant cette pauvre vieille orthographe françaisequi, suivant nous, fait corps avec la langue elle-même, livréeainsi à tous les assauts.

A cela on nous répond que nous sommes des ignorants et desaveugles. De ce que le vocabulaire grossit de jour en jour pourfaire face à des besoins nouveaux, nos contradicteurs infèrentque la langue, elle aussi, n'est qu'un perpétuel devenir. Ils nousdemandent avec ironie si nous nous figurons, en lisant Athaliedans une édition réconte, que nous avons sous les yeux l'ortho-graphe même de Racine. Qu'ils nous fassent plus d'honneur !

Non ! Nous ne sommes pas taupes à ce point. Que les gram-maires et les orthographes se soient fixées après le fond de lalangue, et plus lentement, c'est un phénomène naturel que

Page 320: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

LA. SYNTAXE KT ï/OnTIIOf.RAPIIB 207

nous n'avons jnmnis contesté, mais qui no prouve pas du toutque la grammaire et l'orthographo no soient pas, pour ainsiparler, adultes, et n'aient pas acquis, a celte heure, ce maximumde stabilité contre lequel ne saurait prévaloir aucun décret.On no peut plus guère les modifier sans les déligurcr et lesappauvrir.

L'idée qu'on nous oppose est très claire, très simple, mais jola crois radicalement fausse. Ne voyez-vous pas, nous dit-on,que toutes les langues vivantes se renouvellent indéfiniment?Non ! elles no se renouvellent pas, ou du moins cela dépend de ladate do leur naissance. Arrivée à sa pleine maturité, à sa pleineforce, une langue y stationne un assez long temps, puis elles'altère et dépérit comme l'être humain. Comme lui, elle a sonenfance, sa jeunesse, sa virilité et sa vieillesse; comme lui, ellefinit par mourir soit des atteintes de l'âge, soit des coups quoles novateurs lui portent. Les diverses phases de son existencepeuvent embrasser un grand nombre de siècles; leur prolonga-tion dépend des destinées historiques du peuple qui la parle.On parla le grec à Alexandrie bien après les successeursd'Alexandre; était-ce donc un renouvellement de la langue doThucydide et do Sophocle? Et dira-t-on que la langue grecquen'était pas fixée avant Plotin?

Prenons un autre exemple, frappant, décisif, et sur lequeltout le monde pourra s'entendre. Le latin, ce latin qu'on étudieencore vaguement dans les lycées, il a eu, à l'origine, son flot-tement comme toutes les langues. J'admets qu'il n'était pasfixé, ou du moins qu'il ne l'était pas complètement au tempsd'Enniuset do Lucilius, même de Lucrèce; même, si vous ytenez, au temps de Cicéron et de César; même à la grandeépoque d'Auguste et de Virgile. Direz-vous qu'il ne l'était pasau deuxième siècle, après Lucain, Tacite, Pline et Juvénal? IIest si bien fixé à ce moment-là que la décadence arrive et seprécipite. Le latin ne se renouvelle plus, il meurt, à moinsqu'on ne soutienne que la langue romane était encore la languelatine.

Le français a mis environ le même temps à se fixer; mais, ilfaut en faire son deuil : c'est fini. Quelques néologismes demots ou de phrases, de bizarres tournures improvisées par desécrivains qui s'intitulent eux-mêmes décadents, no sont quedes excroissances inofîensives et des appendices sans valeur.

Page 321: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

298 I.A I.ANr.Ui: NOUVKLI.K

Noire langue a gravi pas à pas lo plalcau où elle doit so tenirsous peine do descendre, sur le versant opposé, la pente fatale.Kt j'en dirai autant do l'orthographe. Voltaire écrivait tirunpour lyran; eh bien, après? Napoléon, malgré ses origines ita-liennes et ses connaissances militaires écrivait invariablementenfanterie au lieu d'infanterie. Qu'est-ce que cela prouve?

N'exagérons rien. Ici, nous rencontrons des maîtres pourlesquels nous professons le plus absolu respect. Il est bien cer-tain quo M. Emile Deschanel, écrivant tout un livre sur lesdéformations de la langue; quo M. Octave Gréard, frappé desdifficultés do notre orthographe et cherchant à y remédier avecprudence, et seulement dans la mesure nécessaire pour épar-gner aux écoliers un cassement fie tête inutile, ont obéi l'un etl'autre à une très légitime préoccupation.

On les a écoutés, on a introduit dans la syntaxe et l'ortho-graphe, telles quo nous les tenions du dernier règlement opéréparles grammairiens, do petitesréformes quipeuvent avoir leurutilité. Il n'estassurément pas très correct dédire :«Cet hommeest plus savant que vous ne pensez ». Ce ne ne s'explique pas.M. Emile Deschanel fait remarquer qu'il vient on ne saitd'où (1). 11 faut dire : « Cet homme est plus savant que vouspensez ». On s'y essaie, sans grand succès jusqu'à présent.Il est également incontestable (pie la façon d'écrire certainsmots, do former certains pluriels, semble défectueuse, anor-male, et que les participes surtout causent — ou causaient —à la jeunesse studieuse de réels soucis. Cependant, il n'y aguère plus d'une vingtaine d'années, ces irritants, ces impre-nables participes, la jeunesse studieuse les prenait sans trop depeine comme nos difficultueuses grammaires voulaient qu'onles prit, et le travail de mémoire auquel il lui fallait se livrerpour y parvenir lui profilait comme profite, à cet âge, touteffort intellectuel. Mais enfin oh consacrait à l'orthographedesparticipes un temps précieux et il était facile de prévoir qu'ily aurait un jour une réaction contre leurs exigences. Qu'est-ilarrivé? C'est que la réaction, suivant son habitude, est alléetrop loin, qu'on ne s'est pas contenté do simplifier la règle desparticipes, que des réformateurs radicaux ont soutenu qu'il

(1) A vrai dire, on voit assez aisément d'où il vient. Il vient d'une négationtltii est dahâ l'esprit des deux interlocuteurs : Vous ne pensez pa3 cet homiîieaussi savant qu'il l'est

Page 322: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

l\ SYNTAXE KT l/OllTIIOCUAI'IIK iW

fallait coiifoi'inor l'oithographe à In prononciation; qu'ils ontobtenu en partie gain de cause, qu'il y a une tendance pares-seuse à leur faire «le nouvelles concessions et qu'ainsi, do com-plaisance en complaisance, à force de déformer l'écriture, c'est-à-dire la figure même de la langue, on aura déformé la langueelle-même au point que ceux qui l'aiment ne la reconnaîtrontplus. Ce sera un beau résultat !

Ecoutez ce même Emile Dcselianel, le moins pédant desmaîtres, qui s'écrie : « Pourquoi ne pas défendre,à notre tour, labonne langue française, honneur do nos pères? » EcoutezMichel Jîréal, qui rappelle, dans sa Sémantique, qu'un goûtnaturel portait les anciens grands lettrés français, la plupartgens du monde, à s'occuper des problèmes ou difficultés de lalangue française », pour en écarter « tout ce qui est obscur,inutile, bas, trivial... ». Enfin, croyez-en Littré, qui reconnaîtque l'usage, quand on lui permet do s'implanter, « est très sus-ceptible do céder à de mauvaises suggestions ». Et non seule-ment Littré, mais La Hruyère, mais Lamennais, qui disaitdéjà, il y a soixante-dix ans : « Les langues ont, comme lasociété, leurs maladies, et quelquefois mortelles... On no saitpresque plus le français, on ne l'écrit plus, on no le parle plus.Si la décadence continue (elle a continué), cette belle languedeviendra une espèce do jargon à peine intelligible ». Resteliossucl qui, sur celte ridicule idée, aujourd'hui en faveur,d'écrire les mots comme on les prononce, a donné son opinionet signalé, du premier coup, lo vice irrémédiable do ce qu'onappelle l'orthographe phonétique : « Il ne faut pas, dit Bossuçt,souffrir cette fausse règle d'écrire comme on prononce, parceque, en voulant instruire par là les étrangers et leur faciliter laprononciation do notre langue, on la fait méconnaître auxFrançais mêmes. Si l'on écrivait tans, chan, émais ou èmès,

anlerreman, qui donc reconnaîtrait ces mots? On ne lit paslettre à lettre; mais la figure entière du mot fait son impres-sion tout ensemble sur l'oeil et sur l'esprit ; do sorte que, quandcette figure est considérablement changée tout à coup, lesmots ont perdu les traits qui les rendent reconnaissables à lavue, cl les yeux ne sont pas contents » (1).

(1) Je n'ai pas à cacher que me trouvant ici pleinement d'accord avecM. Emile Desclianel, je lut emprunte la plupart de ses citations. Je n'en eussepoint trouve d'aussi caractéristiques.

Page 323: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

300 LA LANGUE NOUVELLE

M. fimilo fteschanel a protesté contro cotlo malheureuseorthopédio qui casso et briso sous prétexte do rectifier ot qui,en matière d'écriture, prend pour des infirmités certainesexceptions dont elle no comprend pas l'utilité, n'en aperce-vant pas l'origine.

Il nous apparaît bien qu'elle a contribué, pour sa part, à défi-

gurer notro idiome français, et qu'en tout cas, le moment étaitmal choisi, dans cette fièvre do destruction qui sévit contro luidepuis quelques années, pour offrir cetto arme nouvelle auxdémolisseurs. Toutes les raisons qu'on en a données sont faiblesà côté du grand intérêt de conservation qui s'oppose, a cetteheure, aux entreprises de ce genre. Il faut éviter les secoussesaux malades (1).

(1) Et puisque nous discutons sur la correction grammaticale, Je soutiens,malgré les puristes, et malgré M. Emile Deschanel lui-même, que cette der-nière phrase : «Il faut éviter les secousses aux malades » est plus correcte quesi j'avais dit simplement : « épargner les secousses ». Quoi qu'on en pense,dans ces sortes de locutions, épargner a un sens, éviter en a un autre.

Page 324: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

CHAPITRE: XVI

CONCLUSION

I

Résipiscence et temps d'arrêt. — L'attaque a changé d'objet. — Ce n'est plusa la langue, c'est à la littérature elle-même et à notre génie national qu'ons'en prend. — Les rebouteurs de la langue. — Jugement définitif sur le3Goncourt et leur oeuvre.— La révolution a laissé des traces ineffaçables.— La réaction. — La décadence.

La réforme do l'orthographe, bien que partielle et, sur cer-tains points, rationnelle, est venue mal à propos. Elle a encoreempiré cette maladie do modernité qui persiste si malheureuse-ment depuis un demi-siècle avec des alternatives de recrudes-cence et de rémission. Elle a surtout changé l'aspect généralet l'extérieur de notre écriture. Par là, elle a de beaucoup dé-passé son but. Mais elle devient relativement inofTensive si onla compare à cotte révolution violente et radicale que des écri-vains, peut-être convaincus, mais certainement mal inspirés,ont prêchée et poursuivie, avec plus ou moins de succès, dansces cinquante dernières années. Celle-ci a porté sur le fondmôme de notre idiome, qui en a subi une atteinte profonde,peut-être irréparable. Si puérils qu'aient été les moyens em-ployés, si bizarres que soient les résultats obtenus, la blessurereste ouverte, et c'est une tentation permanente pour tousceux qui, faute d'autre originalité, s'évertuent encore à l'élar-gir. Nous avons montré commentdeux générationssuccessives

Page 325: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

30:5 U I.ANGl K NOl'YKUE

y ont travaillé. La poésie on a soulïert encore plus que la prose.On est parvenu à déformer notre prosodie au point de la rendreméconnaissable. On présente, on recommande tous les jours ànotre admiration des vers amorphes, des phénomènes, desmonstres, qu'on appelle des vers libérés.

Cependant, il s'est produit, en ces dernières années, un tempsd'arrêt. Découragement, lassitude ou repentir, on observe quela plupart de ceux qui ont d'abord suivi le mouvement ont unetendance à revenir sur leurs pas. Ils font mieux, .ls renoncentsi complètement à leurs anciennes habitudes qu'ils semblentdésirer qu'on les oublie. On ne les retrouve guère dans leursnouveaux ouvrages; soit qu'en effet, après avoir été sincèresdans leur entreprise, ils reconnaissent aujourd'hui, avec lamême sincérité, qu'ils poursuivaient une dangereuse chimère;soit (pie, contents d'avoir appelé sur eux l'attention publique,ces nnnrehistes se résignent, en rentrant dans la grandefamille dos écrivains français, à n'y apporter que la différencedes facultés et des talents. Los exemples de cette conversionsont si nombreux que s'il nous fallait citer des noms, nousn'aurions que l'embarras du choix. Quelques-uns no sontencore (pie sur la pente du regret,- mais, chez les plus échaull'és,la contrition s'accuse et il en est fort peu qui menacent depousser l'endurcissement jusqu'à l'impénitence finale.

Il y a donc, uno halte dans la marche do l'ennemi. Peut-êtreno s'arrête-l-il que pour reprendre haleine. Ses chefs ont toutau inoins changé leur plan d'altaquo. Ce n'est plus à la languo,c'est à la littérature elle-même qu'ils en ont, c'est à la clartémême du génie français. Ils l'embrument à plaisir, ils se serventdo la langue usuelle, qu'apparemmentils trouvent excellente,pour le rabaisser dans des programmes fort inquiétants pourson avenir. En même tomps qu'on s'extasie sur les productionsgermaniques ou Scandinaves, il se fonde tous les jours quelquenouvello école qui, loin de redouter pour nous la décadence lit-térairo, la souhaite, la proclame, l'élève à la hauteurd'un rajeu-nissement et arbore son nom comme un drapeau. L'action queces tard-venus exercent et le demi-succès qu'ils obtiennent,sembleraient prouver que leur doctrine, si doctrine il y a, n'estqu'une constatation, l'enregistrement d'un fait trop réel; etque, s'ils osent se baptiser décadents, c'est justement pour semettro on complète harmonie avec la perversionlittéraire dont

Page 326: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

C.OM'.I.USION :»03

ils observent les symptômes autour d'eux. Ce sont «les témoinsqui so sont faits acteurs pour prendre part a la comédie, Nousn'avons pns à nous occuper de ceux-là dans uno étude spéciale-ment consacrée aux autres, si ce n'est pour rappeler qu'entre lacorruption do la languo et la corruption do la littérature, il y auno relation élroito do eauso a olïet, et quo les premiers sontnon seulement les introducteurs qui ouvrent la porto ouxmalandrins, mais les agents actifs qui les invitent et lesaident à piller la maison.

Les plus coupables no sont-ils pas ceux qui en ont livré lesclefs? C'est la raison qui nous anime contre ces provocateurs.Ils ont méconnu la loi fondamentale du progrés, ils n'ont riencompris au développement naturel de toutes les langues an-ciennes et modernes, Attaquer une langue quelconque par sonvocabulaire, c'est l'attaquer par sa base. Il se détériore et sorépare tout seul, et n'a que faire de ces mauvais replàtreurspour accomplir sur soi l'oeuvre automatique à laquelle il tra-vaille incessamment et que les prudentes Académiesse bornentà consacrer lorsqu'elle leur parait délinitive. A quelle penséeont-ils bien pu obéir en inventant cette espèce do couveuse arti-ficielle d'avortons bâtards? Faut-il répéter encore quo leslangues, ensemencées spontanément par les peuples, donnontleur moisson à la chaleur d'uno germination libre et continue,mais lente, que la volonté humaine et mémo lo génio humainn'ont pas lo pouvoir d'accélérer. Comme la naturo ello-mêmo,et plus encore quo la naturo elle-même, elles accouchent sansopérateurs.

Ceux que notre languo française en pleine maturité, enpleine virilité, a rencontrés sur son passage no pouvaient quo lablesser en la redressant. Et, en effet, ils l'ont estropiée sansavantage appréciable; ils ont surchargé sa beauté nativod'excroissancespareilles à des abcès, L'officier do santé Bovarysoignait ainsi son malheureux pied-bot en lui infligeant le pluscruel des supplices, et si jo prononco ce nom, en opparoncoétranger à mon sujot, c'est que les écrivains qui ont accomplicetto lamentable besogne éveillent en moj l'idée de ces rebou-teux dont la clientèle augmente après chaque bévue.

Lo créateur do Bovary, Flaubert, n'en était pas. Son élèveMaupassant n'en fut pas davantage. On sait quoi respect ilsprofessaient pour la languo, Mais, à côté do Flaubert, dans lo

Page 327: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

3(4 LA LANGUE NOUVELLE

temps même que son premier roman lui faisait une. célébrité,les Concourt préparaient cette réformo empirique dont les dé-sastreuses conséquences, bien qu'atténuées, pèsent encore surl'esprit et la plume des débutants. Etait-ce par besoin do con-currence, par rivalité littéraire? On serait tenté de le croire ense rappelant avec quelle âpreté l'un d'eux a disputé n Flaubertla priorité du réalisme.

Il nous en coûte de répéter toujours ce nom : Goncourt !

Ceux qui l'ont porté avec un honneur professionnel auquel ilest impossible de ne pas rendre justice ont bien mérité deslettres françaises, d'abord parleur talent d'écrivains et ensuitepar le labeur d'une longue carrière parcourue avec suite etdignité. Jamais on ne rappellera, sans une sorte do reconnais-sance admirative, le noble exemple qu'à ce double titre ils ontdonné. Ce serait donc méconnaître nos intentions que do voirici un réquisitoire partial et passionné contre leur couvre.Peut-être n'en ont-ils pas mesuré, au début, toute la fâcheuseportée. Peut-être même ne songeaient-ils pas tout d'abord al'ériger en doctrine. Il semble, quand on vérifie les dates, que lapremière velléité d'une semblable réformo ne se soit déve-loppée, dans leur esprit, que peu à peu, sous l'influence descontradictions et des polémiques. Elle n'a pris corps qu'asseztard, alors que l'un des deux frères avait disparu. Attaqué, lesurvivant se défendit de son mieux et c'est bien le cas de direque les coups reçus dans la bataille fortifient les convictions.Les deux Concourt n'ont certainement pas, dans cette affaire,une égale responsabilité. S'il est permis de les dédoubler aprèsleur mort, on peut affirmer que Jules y prit moins de partqu'Edmond et que celui-ci aggrava leurs idées communes enleur donnant la précision d'un programme. C'est autour de luique se groupèrent les imitateurs et surtout les flatteurs. Etcomment no pas rejeter sur lui le principal grief quand onsonge aux encouragements qu'il leur prodigua, quand on serappelle ce nouveau Cénacle où il trônait dans les dernièresannées de sa vie, au milieu des thuriféraires prosternés, commele créateur d'une nouvelle religion littéraire? Et son grenier !

Et son Académie !

Non' ! Si peu de parti pris qu'on y apporte, il faut bien carac-tériser la faute commise, et par qui et à quelle époque elle futcommise, et les longues conséquences qu'elle a eues; il faut en

Page 328: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

CONCLUSION 305

marquer le point do départ historique; il faut surtout constaterque les effets do cetto petito révolution no seront jamais abso-lument conjurés, et que, semhlablo à toutes les révolutions,elle a laisse des traces et précipité la desconte.

Aujourd'hui, il y a trévo et répit, ou plutôt halto ot station-nement;c'est entendu. Lovent a tourné. Une réaction s'est opé-rée chez les plus farouches sectateurs du nouveau régimo ot,contents d'avoir fait tout lo bruit nécessaire à leur notoriété,ils renoncent peu à peu aux manifestations tapageuses; ilsretournent do l'excentriquo au raisonnable; en un mot ils serangent et ils s'étagent, suivant leur grade, dans la foulo desécrivains qui comprennent que la langue des arrivistes ne peutplus être la langue des arrivés.

On pourrait en conclure qu'il no faut pas attacher trop d'im-portance à ces effervescences calculées et périodiques aux-quelles préside généralement quelque meneur ambitieux, suivide naïfs adeptes, naturellement destinés à donner dans tousles puffs d'art ou do littérature, et d'habiles exploiteurs em-pressés à en tirer parti.Maisil faut, aucontraire,s'en préoccuperot barrer, autant que possible, lo chemin aux manifestants,parce que leur cortège, petit ou grand, casso toujours quelquesvitres sur son passage.

C'est ainsi que la langue française souffre encore un peu decetto violento secousse. Il lui en est resté, dans la démarche,quelque chose de gaucho ot de lourd et aussi, à l'occasion, unpeu de sautillement et de cahot. Excepté chez quelques vieuxconnaisseurs, elle ne sait plus ce que c'est que le nombre, elleaccueille et emploie les termes impropres, les locutionsbizarres qu'un certain snobisme met à la mode; elle fait desefforts inouïs, accompagnés de disgracieuses grimaces, pour seles assimiler; elle se plaît aux épaisses constructions germa-niques, et surtout elle sacrifie, chez les meilleurs, la finesse dutrait à la grosseur du dessin et la justesse du ton à la violencede la couleur. Nous avons énuméré tous les vices qu'on lui ainoculés; il faut bien reconnaître qu'elle en a gardé quelqueempreinte, sans le vouloir et même à son insu; qu'elle s'estcontaminée par infiltration et qu'elle ne parviendra peut-êtreplus à rejeter complètement tous les microbes pathogènes,conjurés, aujourd'hui encore, contre ce qui lui reste de vigueuret de santé.

20

Page 329: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

H

l'armi les ennemis de la langue, il faut compter les orateurs politiques, lesavocats et les journalistes. —' Leurs improvisations perdraient à Être tropsoignées. — Le besoin d'information rapide achemine le journalismo versle style télégraphique. — Les anciens journalistes.— La bonne langue acontre elle la tribune, le barreau et la presse. — Nécessité d'une critiquesérieuse et sincère. — La réclame. — La perversion du goût. — L'ancienparterre de la Comédie-Française.— Le volapiik et l'espéranto. — Déca-dence inévitable de toutes les langues vivantes. — La langue interna-tionale.

Indépendamment de la guerre que font à la langue françaiseet des coups que lui portent ceux qui prétondent la régénéreren un tour de main et qui pratiquent sur elle, comme in animavili, les plus téméraires expériences, ello a toujours eu troisgrands ennemis naturels qui ne lui veulent pas do mal, maisqui, par leur fonction même, sont condamnés à lui en faire. Cesont les orateurs politiques, les avocats et les journalistes.Les orateurs et les avocats cesseraient d'être éloquents s'ilss'étudiaient trop à parler français; les journalistes n'ont pas letemps de s'y appliquer. Les uns et les autres s'en préoccupaientencore un peu autrefois. Nous avons connu, en petit nombre,des avocats illustres dont les plaidoiries cicéroniennes, trèsretouchées dans le cabinet, supportaient, vaille que vaille,l'impression, surtout quand elles avaient été revues et ar-rangées par quelque habilo correcteur. C'est ainsi que Berryera pu, en y perdant beaucoup, se survivre à demi dans quelquesgros volumes, dont on retrancherait encore, sans dommage,des pages entières. Jules Favro, plus heureux et aussi plusdisert, a transporté dans le livre ses élégantes ironies, aujour-

Page 330: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

CONCLUSION 307

d'hui figées. On on citerait cneoro doux ou trois dont les dis*

cours so relisent sans ennui, malgré la médiocro languo qu'ilsy parlent; mais il n'est pas contestablo quo la demi-improvi-sation do la tribuno et du barreau so contento a pou do fraisquand il s'agit du choix des oxpressions. L'avocat aurait trop afaire s'il cédait à des préoccupations do styliste Et aussi biensa languo parlée n'est pas la languo écrite. A trop so surveiller,il perdrait certainement do sa verve, et ses discours auraientl'air do morceaux plaqués, appris par coeur. Quiconque a suiviles séances du Parlement sait quo l'oroillo et l'esprit no s'ytrompent pas. * '

Lo journnlisto, lui, gagnerait certainement à so soignerdavantage. Puisqu'il écrit, il pourrait, sans inconvénient,négliger un peu moins son écriture. Mais comment y songeren face d'un papier qui, la plupart du temps, doit être noirci oncinq minutes et sur lo pouce? La presse a pris do nouvelleshabitudes et, un peu par la force des choses, elle s'est créé denouveaux besoins qui l'obligent à aller vite ot l'acheminentrapidementvers lo style télégraphique. Si elle n'en a pas encoretoute la brièveté, ello en a déjà toute l'incorrection ot toute laplatitude. Lo désir do l'information immédiato ot presque ins-tanianéo a tué chez nous lo goût de l'article élégant ot bien fait.Lo reportage ot l'interview ont pris dans le journal un déve-loppement qui so substitue peu à peu à la chronique signéedont l'auteur donnait à ses idées personnelles un certain tour.Même dans les parties littéraires, dans la critiquo théâtrale, lalutte s'est établie sur la rapidité comme pour les courses dechevaux. Cette émulation de vitesse a fini par primer toutes lesconsidérations de vérité et do justice. Lo meilleur juge est celuiqui arrivo le premier au poteau.

On conçoit aisément que, dans ces conditions,sonjugement,dépourvu de toutes les garanties d'oxamen et do réflexion quiavaient longtemps paru nécessaires, manque à la fois d'auto-rité et de style. Aussi la plupart de ces comptes rendus dra-matiques sont-ils rédigés à la diable, avec plus ou moinsd'esprit — et d'argot. Le journaliste contemporain s'est faitune langue à son usage, qui a son mérite spécial, mais dont lapureté est certainement le moindre défaut. Il s'est donné pourbut d'égaler J'impatience do notro curiosité par l'abondanceet la variété do ses nouvelles. On ne leur en veut pas trop

Page 331: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

308 LA. LANGUE NOUVELLE

d'être fausses dans le fond et barbares dans la forme, pourvuqu'il nous apporte chaque matin un bon panier de cessalades.

Autrefois, les journalistes politiques et littéraires se don-naient encore quelque peine pour procurer au lecteur un sem-blant de satisfaction intellectuelle. C'est un point que j'ai déjàtouché, mais sur lequel il est bon de revenir. Les Saint-MarcGirardin, .les Sacy, les Paul do Saint-Victor, les Prévost-Paradol, les J.-J. Weiss et tant d'autres n'écrivaient guèresans se préoccuper du livre où ils rassembleraient plus tardleurs articles, et le fait est que le jour où il leur plaisait deréunir ainsi dans un volume toutes ces feuilles volantes, elless'y adaptaient et s'y casaient d'elles-mêmes avec une aisancequi témoignait chez l'auteur d'une logique d'esprit et d'uneunité de vues, égales à la sûreté de sa plume. Elles y prenaientcorps, pour ainsi dire; de fugitives qu'elles étaient dans leurdestination première, elles se consolidaient mutuellement parleur faisceau et se reliaient assez entre elles sans autre noeudque la suite quotidienne des événements. C'est ainsi qu'on relitaujourd'hui, sans fatigue, les Souvenirs d'un journaliste, lesVariétés politiques et littéraires, Hommes et dieux, les Essais delittérature française, Quelques pages d'histoire contemporaine,les Moralistes français et une quarantaine d'autres ouvrages,où les journalistes du second Empire ont imprimé leur sceau.On les retrouve, comme livres de bibliothèque, et quand ilsvous tombent saus la main, on éprouve un plaisir attristé quiappelle des comparaisons et provoque des regrets. Cette heu-reuse tradition, entretenue parunesortede respectprofessionnel,s'est perpétuée, pour l'honneur des lettres, dans plusieursRevues, et même dans quelques rares journaux dont chacunreconnaît, à leur stylo, les rédacteurs anonymes; mais elle vachaque jour s'afîaiblissant, et combien sont-ils encore, ceuxqui peuvent se transporter ainsi du journal dans le livre, sansdéchet ni dommage?

N'en accusons personne, car c'est la presse à bon marché,encouragée par le goût public pour l'information do pacotille,qui nous a ainsi porté malheur. Une nouvelle, même douteuse,pourvu qu'on l'assaisonne de gloses absurdes et de commen-taires extravagants, obtient plus de succès qu'une page élo1

quente do littérature ou d'histoire. Et cela est si vrai qu'au-

Page 332: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

CONCLUSION 309

jourd'hui, lorsque ces beaux et sérieux articles des vieuxjournalistes nous tombent par hasard sous les yeux, l'admi-ration qu'ils nous inspirent n'est pas exempte d'étonnement.Ils ressemblent à d'anciens portraits des siècles passés; letemps y a mis sa patine et leur supériorité même contribue àleur donner un air démodé. Us ne gardent leur prix que pourles amateurs; la curiosité générale s'attache à des peinturesplus modernes.

S'il est vrai qu'il y ait décadence, ou tout au moins dépres-sion, ce n'est donc pas de ce côté qu'on peut espérer un relè-vement. Le barreau, la tribune et la presse ne sont pas néces-sairement et, dans tous les cas, n'ont pas toujours été des des-tructeurs de la langue; mais ils y introduisent, par la force deschoses, des éléments do dissolution parmi lesquels figurent, aupremier rang, la négligenceet la banalité. Les avocats, les poli-ticiens et les journalistes —sauf exception — ont créé, à leurusage, un langage courant d'où l'enflure est bannie, mais dontla simplicité manque généralement de distinction et de grâce.

C'est la rapidité de la vie, l'allure fiévreuse des moeurs,l'âpreté de la concurrence dans les professions libérales, leprogrès lui-même, en un mot (puisqu'on a l'habitude do l'ap-peler ainsi), qui ont déterminé ce relâchement progressif do lalangue. L'instruction plus répandue, la culture d'esprit plusintensive, ont multiplié les écrivains, les talents même, si l'onveut; mais la qualité no semble pas avoir répondu à la quan-tité; l'industrialisme a envahi la littérature; on s'est fait unmétier et une carrière de ce qui devrait n'être qu'une voca-tion; on s'est entendu, autant que possible, pour exploitertoutes les branches de la profession et ne pas trop s'y gêner les

uns les autres. La critique a disparu pour faire place à la ré-clame. Privé de cette surveillante,parfoisinjuste,mais toujoursutile, le discernement public a fléchi et le niveau a baissé. Il fautbien le dire, à tout risque, puisque c'est la vérité, quatre écri-vains sur cinq parlent une langue impossible, écrivent mal,n'écrivent pas, ne se doutent même pas do ce qu'on entendaitautrefois par écrire. Parmi ceux qu'on renomme, plus d'un enest là. Us no s'en apercevrontjamais, puisque personne no s'enaperçoit pour eux et que les délicats qui en souffrent n'ont pasle courage de protester. Nous sommes en présence d'unomaladie qui ne manquerait pas do médecins, mais que les

Page 333: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

310 LA LANGUE NOUVELLE

médecins no veulent plus soigner par crainte d'y perdre leurtemps et leur repos.

Le seul remède efficace était précisément cette critique,aujourd'hui morte, qui fit si heureusement son office dans lesdeux grands siècles classiques, le dix-septième et le dix-huitièir.e et qui s'exerça encore avec avantage dans les deuxpremiers tiers du dix-neuvième. Les écrivains ont beau enmédire, elle les soutient et les protège. Quelquefois injuste etenvieuse, elle ne tarde jamais à panser les blessures qu'ellefait, parce qu'elle est forcée, sous peine de perdre son crédit,de se surveiller elle-même do très près, et que l'accord loyal deslettrés qui la représentent finit toujours par triompher detoutes les cabales, do toutes les mauvaises chances et parréhabiliter les belles oeuvres un instant méconnues. Est-ce quela Phèdre de Pradon a pu tenir longtemps contre la Phèdre deRacine? Est-ce que toutes les ironies de la vieille tragédie et dela vieille poésie aux abois ont pu prévaloircontrôla prestigieusevirtuosité, contre le génie lyrique de Victor Hugo? Est-ce quela fanfaronnade romantique n'a pas dû, à un moment donné,s'incliner devant un retour inévitable au naturel et au bonsens? 11 suffit de quelques années à la critique pour relever cequ'on a trop abaissé, pour diminuer ce qu'on a trop grandi,pour tout remettre au point et donner à la postérité elle-mêmeles indications nécessaires.

Malheureusement, elle a été victime, elle aussi, de l'arri-visme contemporain et de la pusillanimité moderne; elle avoulu vivre tranquille, considérée, quelquefois'reniée, elle acraint surtout de se faire des ennemis cl elle s'est appliquée enprodiguant l'éloge à s'assurer une réciprocité de compliments,et d'hommages. Donnant, donnant ! Parmi ceux qui lui fontencore honneur et qui semblaient doués pour lui rendre sonantique énergie, il en est fort peu qui, après avoir renduquelques arrêts sévères, n'en aient montré du regret, témoignédu repentir et n'aient présenté leurs excuses comme d'uneétourderiecoupable et d'une mauvaise action. Il en est d'autres,en plus grand nombre, quisesont contentés d'exprimerdes idéesgénérales, do développer des thèses d'esthétique dans lesRevues et do donner de vagues conseils faiblement appuyésd'études et do comparaisons rétrospectives, sens ombre d'ac-tioivsurjes mauvais penchants de la littérature actuelle. Au

Page 334: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

CONCLUSION 311

lieu de s'en prendre directement aux oeuvres et à leurs auteurs,en un mot, au lieu do faire son métier, la grande critique estdevenue essayiste, c'est-à-dire que, négligeant sa fonctionpropre de monitrice, elle a discuté des idées, exposé des pro-grammes, écrit do longs articles en marge des livres qu'clloavait à juger; entre le bon et le mauvais elle est restée nor-mande, volontairement indécise, elle n'a jamais dit ni oui ninon; elle a plaidé à côté.

C'était abdiquer, c'était mourir, et mourir mal à propos,comme une douairière qui a oublié de faire son testament etqui laisse une succession très embrouillée; car elle s'en allaitjuste au moment où un certain trouble de l'art, né de la dispa-rition des règles autrefois acceptées de tout le monde, exigeaitla présence et l'intervention de ces guides surs, autorisés,sans lesquels la liberté dégénère fatalement on anarclno.

Sainlc-Hcuve en fut le type achevé ! Il est unique dans notrelittérature, il est le critique, il est la Critique elle-même, enchair et en os. VA c'est précisément une Muse nouvelle qu'onaurait dû mettre sur son monument funéraire, une Muse ou-bliée des anciens, la Muse de la Critique, avec ses attributsspéciaux qui ne sont ni la masque de la Comédie, ni le fouet dela Satire, mais plutôt la balance de la Justice, accompagnéed'une r-ctito sonnette d'avertisseur.

Lorsqu'un talent nouveau s'annonçait par quelque tenta-tive hardie, Sainte-Beuve tenait, de son propre aveu, à lesignaler. Seulement il y regardait à deux fois, car la seuleidée do passer pour un gobeur le couvrait d'une confusionrecherchée par beaucoup de nos contemporains. Ce n'estpas lui qui aurait recommandé à l'admiration des hommesun tas de ratés prétentieux que d'autres ratés encensent.H savait distinguer — chose plus rare qu'on ne pense —entreles diamants et les cailloux.

Il a piloté Flaubert. Il s'est tenu sur une certaine réserveavec les Concourt, qui étaient pourtant ses amis et les amis de

sa princesse. Il n'admettait pas (pie les relations devinssentune chaîne et jamais, sous l'empire do la plus violenteobsession,il n'eût dit ce qu'il avait résolu do ne pas dire. 11 possédait laseconde faculté maîtresse du critique, la volonté, aussi néces-saire que la clairvoyance. Pour Flaubert lui-môme, on se rap-pelle comme il en rabattit lorsque Salammbô succéda à Ma-

Page 335: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

312 LA LANGUE NOUVELLE

dame Bovary et à quel point il exaspéra Flaubert en com-parantce poèmeépiqueen prose aux MarlyrsàcChateaubriand.De même pour Stendhal. En dépit de la mode, il ne se renditjamais. Ce qui lui déplaisait chez Stendhal comme chez lesConcourt, c'était l'hypertrophie du moi. Il n'aimait pas, bienqu'il en usât pour lui-même, les notes quotidiennes, les petitspapiers, les petits cahiers, le journal publié trop tôt, le romanchez la portière.

Du i»oètc mort jeune à qui l'homme suivit,

le critique émergea, vivant, vaillant, armé de toutes pièces,et docte, et fort, et passionnément curieux, et universel. Dansle passé, après sa moisson, il no reste plus rien pour faire glane.On croit prendre un sentier détourné, visiter une ruine in-connue; tout à coup, au coin d'un buisson, derrière une brèche,un gardien se lève qui vous en révèle le mystère bu vous enraconte l'histoire. C'est lui, c'est Sainte-Beuve; il a tout vu,tout décrit, tout jugé. Il a tout abordé, tout épuisé, il a tout-pris.

Pour l'immensité de son oeuvre, comme pour la largeurd'esprit qu'il y déploya, on ne voit vraiment pas qui l'égale.Ce n'est certes point La Harpe, si piteusement démodé, bienqu'on rencontre encore, par ci par là, dans ses pédantesquesconférences, de bons jugements en assez bon style. Ce n'estpas Nisard, abandonné, à qui on reviendra quand certain Ilotaura passé. Ce n'est pas même Diderot, bouillant et fumant,dont la tête encyclopédique se rapproche pourtant de la sienne.Diderot, avec ses grands cris d'indépendance, nourrissaitencore trop do préjugés de toute nature pour n'avoir pas àenvier, comme critique, ce parfait dégagement, celte absolueliberté, cette possession et maîtrise complète de soi qui carac-térise Sainte-Beuve, — sauf quand on le lutine, car alors ilenrage, il pince et il mord. Il ne commençait jamais une que-relle le premier, mais, une fois attaqué, il rendait fève pourpois et boulet pour balle. On le savait et on no se risquait pas.Il ressemblait en cela à Girardin.

Le malheur, c'est qu'on ne voit personne à qui il ait laissé saplume. Nos moeurs littéraires, si détériorées, notre critiqueactuelle, faite de basse flagornerie ou d'imbécile violence, no

Page 336: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

CONCLUSION 313

nous permettent pas d'espérer un second Sainte-Beuve et ledéfendent assez contre toute rivalité présente ou future. Ilrestera Sainte-Beuve, indivisible et seul. Est-ce "à dire que,parmi nos contemporains, nul ne soit digne d'être nomméaprès lui. Ce serait faire tort à do légitimes renommées que doles croire forcément éclipsées par la sienne. Ce qu'il faut seule-ment retenir, c'est qu'aucun écrivain n'a été critique au mémodegré, avec la même érudition, avec la même autorité, disonsle mot, avec la même sincérité' que Sainte-Beuve. Plusieursl'ont surpassé, sur certains points, mais sans le remplacer. Aunombre des généraux qui succédèrent à Turenne et qu'onappela sa monnaie, il y en eut sans doute auxquels la natureaccorda certaines parties du général d'armée, par où ils furentégaux ou supérieurs àTurenne lui-même. Cependant, toutes cesfractions réunies no valurent jamais le lingot. C'est ce qu'onpeutdire delà monnaie de Sainte-Beuve, laquelle, au demeurant,serait peut-être l'équivalent de Sainte-Beuve lui-même si ellele voulait bien, mais qui, pour des raisons à elle connues, ne leveut pas et ne peut pas le vouloir.

La consigne est do ne pas se faire d'ennemis : « Ne marchonspas, mon maître, do peur des entorses ! » disait Sancho à donQuichotte. Ne parlons pas, de peur des ripostes, disent aujour-d'hui les'troisquarls deccux quiauraient ledroit de parler. Quevoulez-vous? Ils connaissent trop de inonde; chaque connais-sance qu'on fait vous met un bâillon et vous coud les lèvres.

11 est parfaitement certain que quatre ou cinq académicienset une dizaine do simples mortels (je me garde bien de lesnommer) déploient chaque jour dans les discussions littéraires,une science, une compétence égales à celles de Sainte-Beuve.Us ont des idées, ils ont des vues; ils ont traité à fond, l'unaprès l'autre, la plupart des questions qui nous intéressent etque le moindre incident fait naître ou renaître. Chacun d'euxa porté, dans l'exposé do ses doctrines, son tempérament per-sonnel, ceux-ci plus de force et ceux-là plus do grâce. Maisqu'est-il sorti de ce congrès permanent? Rien d'assuré, aucunerègle précise, aucune résolution ferme, pas unevraie polémique,pas même une provocation sérieuse, pas un manifeste contre lafolie qui commence à nous envahir; au contraire,une professionde tolérance, un catéchisme de complaisance professionnelle,un échange de salamalecs.

Page 337: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

314 LA LANGUE NOUVELLE

Que parlé-je même do doctrines? Il n'y en a plus, il n'y aplus de croyance littéraire. On a rejeté cette foi sincère, quiagit,ou, si on l'a encore,on la cache. L'esprit de combativité, sinécessaire, s'est réfugié chez quelques bafouilleurs. Les autresbénissent pu se taisent. Admirez comment procèdent les cri-tiques éminents dont chacun eut peut-être, à un momentdonné, l'étoffe d'un Sainte-Beuve. Quand ils ont un livre àapprécier ou, ce qui est encore plus délicat, un portrait à faire,ils se préoccupent d'abord de ne pas désobliger le modèle.Sauf une ou deux exécutions, rachetées par de prompts repen-tirs, ils émoussent le pinceau et éteignent la touche. Quelque-fois ils s'attardent volontairement au paysage et au cadre,éludant la figure et donnant à l'accessoire un développementdémesuré. Le livre ou le portrait devient sous leur plume unsimple prétexte à variations littéraires. Ils ont ainsi élargi lacritique; mais ils l'ont terriblement énervée. Ils en ont fait unchamp d'expérienceset do manifestations personnelles, commeun chimiste qui, chargé d'analyser l'eau d'une rivière, com-mencerait par y prendre des bains et, au lieu d'opérer, s'oublie-rait à do savantes évolutions de nageur. Pendant ce temps-là,ils ont permis à la rivière de nous empoisonner.

Sainte-Beuve n'avait peut-être sur eux qu'une supériorité,mais il l'avait bien : critique, il critiquait. L'amour sacré deslettres conduisait et soutenait son bras vengeur. 11 jugeait avecles précautions que la justice commande, mais avec la rigueurque la vérité exige. C'était le bon temps! Sainte-Beuve nousmanque. L'opinion publique no sait plus où se prendre et oùs'arrêter. Elle passe indifférente à côté d'oeuvres sérieuses etméritantes; elle salue avec enthousiasme des sottises prônéeset recommandées. Nous assistons chaque jour a des engoue-ments inexplicables contre lesquels personne ne proteste.

Faut-il parler plus clairement, déchirer tous les voiles?Faut-il apporter ici quelques preuves décisives, quelques cita-tions péremptoires? Non, le coeur manque dès qu'on y songe.Ce serait crier dans le désort, s'exposer, sans résultat, à deféroces représailles et attirer peut-être sur soi un discrédit ir-réparable. Tenez pour certain qu'à cette heure un critiqueloyal, honnête, convaincu et sincère serait bientôt vaincu,étouffé, terrassé, honni et banni do la corporation comme ungêneur et un fâcheux, comme un faux frère.

Page 338: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

CONCLUSION 315

Regardez ce qui se passe au théâtre, sur nos-grandes scènessubventionnées, et tout spécialement à la Comédie-Française.Elle a un passé, une tradition, tout un héritage de gloire àsoutenir et à défendre. Elle s'intitule fièrement la maison doMolière, elle est aussi celle de Corneille, do Racine, de Régnardet, sans remonter si haut, d'Emile Augier, des deux Dumas, deMcilhac, dé Pailleron (encore une fois je ne veux nommer quedes morts). Eh bien, regardez certaines pièces qu'on y joue etdites si lp succès qu'elles obtiennent ne vous cause pas quelquesurprise. Admirez surtout la langue qu'on y parle, c'est ef-frayant ! Toutes les fantaisies de l'argot boulevardior y sontadmises; toutes les vulgarités de la conversation la plus fami-lière et la plus suspecte y sont en honneur. A chaque instant,dans les pièces nouvelles, on vous sert des fanfreluches passéesà l'état de lieux communs et de clichés. On déballe toute cettefriperie conventionnelle que la Comédie-Française eût re-jetée autrefois avec dédain. L'empressement qu'elle y metprouve simplement qu'elle est devenue un théâtre comme unautre, où manque et manquera toujours désormais cette éliteintellectuelle qu'on appelait jadis le parterre, corbeille spé-ciale, fins connaisseurs, amateurs lettrés, délicats dégustateurs,bouches fines et oreilles fines, critique vivante et savante dontil fallait subir l'inspection et conquérir le suffrage pour réussirdevant le grand public. Elle existe peut-être encore, maisdésagrégée, débandée, éparse; il n'y a plus de parterre et c'estpourquoi la Comédie-Française, abandonnée à elle-même, n'estplus ce qu'elle a été, une sorte do régulateur et do métronome,qui donnait le ton et préservait la langue et la littératuredramatiques d'écarts dont elle n'a pas toujours compris l'in-convenance et le péril. La Comédie-Française,sous prétexte dosuivre le mouvement —' quel mouvement? — s'encanaille etdéroge.

On comprendra que tant do causes diverses aient contribuéà détériorer la langue; il était peut-être impossible qu'elle yéchappât,sison moment psychologiqueest arrivé; mais l'espècede complot que nous avons dénoncé et suivi dans tout le coursde ce travail en a certainement précipité l'effet et aggravél'action. Même sur une langue faite et à peu près définitive,le temps qui s'écoule exerce toujours une influence; la liste desmots vérifiés, des locutions usitées, des orthographesacceptées,

Page 339: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

316 LA LANGUE NOUVELLE

des significations reçues, so modifie toujours, dans une certainemesure, d'un siècle à l'autre. Nous avons vu comment desinscriptions nouvelles correspondent à des radiations néces-saires; on défait et on refait, on ajoute et on supprime; le voca-bulaire, la grammaire, l'orthographe et la syntaxe obéissent àla loi du changement, qui n'est pas toujours la loi du progrès.C'est une fatalité à laquelle il leur faut absolument s'assujettir.Mais quand on les pousse sur cette pente, quand des réfor-mateurs présomptueux s'efforcent d'accélérer celte naturelleévolution et d'y substituerune transformation artificielle,il estcertain que cette brusque opération, contraire au tempéramentet à la santé des langues, laisse après elle une blessure dont onvoit longtemps la cicatrice.

Nous la voyons aujourd'hui, après cette malheureuse expé-rience d'un demi-siècle, et nous voyons aussi que la plaie malfermée a toujours une tendance à se rouvrir, comme chez cesinvalides à qui les moindres variations atmosphériques rappel-lent leurs anciennes mutilations.Elle est trop profonde pour sefermer complètement. S'il faut dire toute notre pensée — etpourquoi ne pas dire ce que l'on croit être la vérité? — nousallons, sanc retour désormais possible, à une déformation totalede ce qui fut autrefois la langue française. Et ceci est à l'excusedes novateurs imprudents comme do la critique défaillante :

l'état général du monde conspire avec l'imprudence des uns etavec les défaillances de l'autre. La facilité des communicationsinternationales, en rapprochant les peuples et, par conséquent,les langues, devait nécessairement aboutir, dans un temps plusou moins long, à une combinaison d'influences réciproques et àune promiscuité continue où disparait leur marque originelle,leur signe do race. Les diversités s'atténuent, les originalités seconfondent. Cet effacement général est déjà sensible aujour-d'hui. Il le sera bien davantage lorsque l'idée de substituer àchaque idiome un jargon universel et commun à tous aura dé-cidément fait son chemin. Elle le fait peu à peu, parce qu'ellerépond à un besoin naturel de rapidité et de simplification. Aulieu do perdre un temps précieux à apprendre quatre ou cinqlangues, chaque peuple, sans renoncer complètement à lasienne, n'en apprendra qu'une qui lui permettra d'entrerimmédiatement en relations avec toute la terre. Trois moisd'études, ot on se comprendra d'un bout du monde à l'autre

Page 340: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

CONCLUSION 317

avec un bréviaire accessible au premier venu. Le besoin créeraencore une fois l'organe; on nous assure même qu'il est déjàcréé et que l'usage s'en répand chaque jour de procheen proche.Si le volapiïk n'a pas réussi, c'est peut-être qu'il n'a pas sus'y prendre; mais la pensée qui lui avait donné naissance n'enétait pas moins juste, et un autre instrument de conversationuniverselle, Yespéranto, s'apprête à recommencer l'expérience.Pour mieux dire, il l'a, depuis quelques années, reprise avecsuccès et il a obtenu des résultats extraordinaires.

Cet espéranto, qui n'est encore qu'une curiosité, finira-t-ilpar s'imposer à toutes les nations? C'est le secret do l'avenir;mais, au train dont marche cette pénétration,qui ne fera bien-tôt plus de la terre qu'une vaste promenade commerciale et in-dustrielle, une grande foire mondiale, il n'est pas défendu d'en-visager le jour assez lointain, mais peut-être inévitable, oùles langues modernes, encore vivantes aujourd'hui, ne serontplus que des langues d'académie, des langues mortes.

FIN

Page 341: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice
Page 342: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

TABLE

AVANT-PKOPOS i i . : . V

CHAPIT11E PREMIER

LA CONSPIRATION

1

État de la langue vers 1860. — Elle était fixée depuis longtemps. — Larivalité des écoles littérairesn'en avait pas altéré la constitutionessen-tielle. — Les premières entreprises contre elle remontent à la secondemoitié du dernier siècle. — Les mauvais écrivains ne doivent pas êtreconfondus avec les réformateurs de parti pris. — La corruption par lejournalisme et surtout par le reportage. — Décadence de la langue. —Abdication de la critique. — Impudcnco de la réclame. — L'absencede toute discipline littéraire encourage le3 révolutionnaireset expliqueleur tentative sans la justifier -.

II

Le mal s'étend. — Surabondance de livres Inutiles ou médiocres. — Lesouvrages scientifiques ou didactiques échappent à la contagion. —Le théâtre un moment contaminé so défend et réagit par sa vertupropre. — Les auteurs dramatiques ont peur de s'aliéner le public. —La langue dramatique. — Emile Augier et Dumas fils. — Alfred deMusset et Marivaux.— La langue de la comédie moyenno de Dancourtà Scribe. — Sedalne, Alexandre Duval et Picard. — Le théâtreromantique.— Le roman se prête à toutes le3 expériences et se porteaux derniers excès. — Spécimens do jargon apocalytlque.— C'est lalangue nouvelle 2

Page 343: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

320 TABLE

CHAPITRE II

L'ATTAQUE

Le snobisme littéraire. — Le roman contemporain. — Nouveaux échan-tillons. — Textes et documents. — Le comble de l'excentricité. —Le manque de sincérité apparaît chez les meneurs. — Leurs manifestesne sont qu'un artifice pour se mettre en vue. — Ils les oublient ou lesrépudient lorsque leur intérêt est en jeu. — Deux langues essentielle-ment différentes, l'ancienne et la nouvelle, dans les mômes bouches etsous les mômes plumes. — Stratagème d'arrivistes 23

CHAPITRE 111

LA RÉSISTANCE

I

La défense avait prévenu l'attaque. — Tous les grands romanciers dusiècle se sont contentés de l'ancienne langue. — Tous l'ont parléeavec leur accent personnel. — De Chateaubriand à Flaubert. —Benjamin Constant, Scnancour et Mme de StaCl. — Victor Hugo,Alexandre Dumas et Eugène Sue. — Balzac, Mérimée, Stendhal etGeorge .Sand 37

II

Gustave Flaubert. — Son admiration pour Chateaubriand. — La pas-sion du style poussée chez lui Jusqu'à l'obsession maladive et stérile, fëj]

— Ses discussionsavec George Sand. — Sa manie de perfectionnementcontinuet indéfinin'a rien de commun aveelej lant.aisics des novateursqui se réclament de son nom et de son exemple. — Alphonse Daudet. 43

IIILa nouvelle écriture. — Les néo-moderne3. •— Ce que représente leur

modernité. — Panégyrique de la langue française. — Premiers succèsdo la ligue révolutionnaire.— Elle a eu, elle a encore, sc3 théâtres, sesrevues et ses Journaux. — Appel a une résistance mieux organisée. . 51

CHAPITRE IV

LES RESPONSABILITÉS

I

Bien qu'il ait conservé l'anciennelangue, le romantismeouvro la porte à lanouvelle. — La théorie de l'art pour l'art. — Théophilo Gautier.etThéodore de Banville. — Les deux Concourt.— Leurs premiers livres.•*- Le goût de l'histoire anecdotlque les conduit eu roman.—Ilsse con*

Page 344: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

ÎA&LÉ,

321

9ldêrent comme les créateurs du réalisme. — Leur écriture. — Leurcénacle. — Leur journal. — Leur académie 57

H

Edmond seul. — Chérie et la Préface de Chérie. — Puérilité du système.— Fabrique de nêologismes. — Alourdissement de la langue. —

«. Abus du partlcipeprésentet de l'adjectif. — Phrasesans muscles et sansos. — Vaine attaque et malentendu volontaire. — Le style, tel quel'entend et le pratique l'auteur de Chérie, est la négation même dustyle, une pure mécanique, un style mort. — Ce que c'est que lestyle. — Il y a autant de styles que de vrais écrivains, mais il n'y aqu'une langue française..— Abu3 et danger d'une trop abondantesynonymie 61

ltlInfatuatlon du goncourtismc.— La vanité et l'into'irance du gendeletlre,

née de l'orgueilleux dogmatisme des Goncourt. — Impuissance desauteurs contemporains à supporter la critique. —• Thuriféraires etbênisseurs. — Réaction nécessaire. — A quoi se réduit l'oeuvre desGoncourt. — Leurs hésitations. — Leur phraséologie. — Absencecomplète de naturel. — Bizarrerie voulue et cherchée. — Difficultéde distinguer entre la langue et le style qui sont cependant deuxchoses distinctes.

• - L'afféterie. — Les précieux ridicules. — Leursréformes. — Résultai, final 67

CHAPITRE V

SUCCESSEURS ET IMITATEURS

1

La survivance des Goncourt. — Apothéose démesurée. — Conséquencesde la réforme. — L'Acad'.-nilc du Grenier. — Fanatisme et intolérancede l'école. — Morphine littéraire. — Froissements et dissidences. —L'hyperbole érigée en principe. — Idolâtrie, duperie et snobisme.

. . 91

II

La Juste part du fondateur. — Le dommage que ses disciples lui ont causé.— Ils l'ont surfait pour se glorifier eux-mêmes. — L'tcart entrol'effort dépensé et le résultat obtenu. — Prétentions Insoutenables etrevendications légitimes. — Goncourt lui-môme doute de son oeuvre.— Ne pas confondre la mauvaise queue du goncourtismc avec unodemi-douzaine de vrais écrivains qui ont été plutôt gênés que servispar leur infidélité au système 94

21

Page 345: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

m,

TABLE

CHAPITRE VI

LA CONCURRENCE

I

M. Emile Zola et sa manière. — La brutalité des idées et des sentimentsengendre la brutalité des mots. — Toutefois M. Emile Zola a eu pourla langue un respect relatif que ses imitateurs n'ont pas Imité. — Legrossissement et l'hyperbole, signes de pauvreté. — Les infinimentpetits. — L'observation au microscope. — Quelques extraits. — Letableau du Grand-Prix dans iYana. —Le principal procédé de M. EmileZola consiste a changer les objets inanimés en objets vivants 102

11

Truquage littéraire. — Machinerie et fabrique. — Tics et manle3. — Lajoie d'écrire. — L'art pour l'art. — Enfantillages de plume. — Tourlaborieux de la phrase. — Répétition volontaire des mêmes mots et desmêmes images. — Portraits trop appuyés. — Encore en et dans.— Résumé du système 108

CHAPITRE VII

LES DISCIPLES

I

Les poètes. — Nouveaux échantillons de poésie contemporaine. —»Esthètes, symbolistes et décadents. — Le massacre de l'anciennepro-sodie. — Les vers sans césure et sans élision. — Les vers sans rime.— La nouvelle métrique. — La prose poétique de Mlchclet. — Sasupériorité sur l'école. — L'avenir 117

,Il

Les prosateurs. — Les chroniqueurs.-* Les critiques. — Leur influencesur le public. — Les tortures de la langue. — Nouvelles citations. —La complicité des éditeurs. — Le triomphe de l'excentricité. — Legalimatias 131

IIILes romanciers. — Invasion de la nouvelle langue dans le roman. — Gali-

matias et pornographie. — Réclame et lancage. — Jean Lombard etByiance. — Triomphe et chute. — Echec définitif du genre. — ba.iileet Sophia. — Coeurs nouveaux. — La Fauve. — Subtilités psycholo-giques et autres. — Faux réalisme 142

IV

Types divers. -— Un nouveau groupe. — Ils se copient et se ressemblenttous. — Caricaturer.

. i t ......... , 167

Page 346: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

TABLE 323

CHAPITRE VIII

LE SYSTÈME

I

Caractêro puéril de la réforme. — En quoi consiste la langue nouvelle. —Son travail sur le verbe, les conjonctions, les prépositions et lesadverbes. — La place de l'adjectif. —- L'emploi bizarre du mot arec.— Le résultat obtenu. — Langue lourde, désarticulée,sans ressort etsans vie, facile .1 pasticher et a parodier. — La confusion des temps. —Le néologisme et l'archaïsme 179

II

Locutions bizarres. — Fantaisie et snobisme. — Tournures laborieuses etobscures. — La préposition séparée de son complément. — Nouvellesobservations sur avec. — L'épithète avant le substantif. — L'cnlluredes mots. — Le3 précieux ridicules. — Concurrence aux ruelles. —Le succès des novateurs. —Us ontouvert laportcau naturalisme.— Lenaturalisme maniéré. — Encore la Préface do Chérie. — L'amour dumot. — Écrire avant de penser. — L'écriture est tout 186

CHAPITRE IX

L'IDÉE ET LE MOT

1

Le labeur de la prose. — L'idée et le mot. — Interversion des rôles. —,Dans la nouvelle école, le mot précède, accouche l'idée. — Sophismes

et paradoxes. — La musicalité déductive. — L'expressivité. —j L'auteur se réfute lui-même 191

II

La phrasen'est pas le style. —: L'effort stérile. — George Sand et Flaubert.— Taine et Balzac. — Un mot de Veuillot. — L'abus de l'expressivité.— Maupassant.— Plumes tourmentées et plumes faciles. — La juste

' mesure 196

IIISuccès et réaction. — Où en sommes-nous? — Symptômes rassurants.

— Réclame et pufflsme. — Désaveux et résipiscences. — La poésie.seule persiste à rompre avec toutes les anciennes règles. — La nou-

velle prosodie. — Rébus, charades et mosaïques.— La décadence. —La révolution a contre elle une loi historique. — La marche naturelledes langues exclut les sauts brusques et les transformations rapide. .JJÔI

Page 347: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

324 TABLE

CHAPITRE X

L'ENFANCE DE LA LANGUE

I

La formation de la langue française. — Ses Indécisions et ses tâtonne-ments.— Son évolution dure sept siècles. — Ses étapes successives.— Démarcations difficiles et incertaines. — La langue française n'estvraiment elle-même qu'au milieu duxvsiècle.— De Villehardoufn àJoinville et do Froissart à Coinmines 207

II

La dernière préparation. —• Quand commence la langue française? —Charles d'Orléans, Villon et Oringoire. — Le roman au xv> siècle. —Commines et l'histoire.— Variations de la langue jusqu'à la Renais-sance et au delà. — Montaigne et Rabelais. — Amyot. — Ronsard,du Bellay et la Pléiade. — Marot. — Nécessité d'un régulateur. . . . 215

CHAPITRE XI

MALHERBE

La langue est fixée. — Elle n'a pas sérieusement changé depuis trol3siècles. — Échec des novateurs. — Il a produit chez eux beaucoup dedéfections plus ou moins dissimulées. — Ils ont beaucoup rabattu deleurs premièresrevendications.—L'oeuvrede Malherbeet de Vaugelas.— Bertautet Régnier.—Législationpoétiquetrèslibérale.— L'anar-chie actuelle. — Snobs et poètes 223

CHAPITRE XII

LES DEUX COURANTS

I

La Bruyère. — Déviation Imprimée par lui à la phrase, sinon à la languefrançaise.-— Son art.— Rapidité et concision.— Suppression systé-matique des transitionset des conjectlons,—L'anciennelangue,depuisRabelais,Amyot et Montaigne. —Le pittoresque chez La Bruyère. —Ce moraliste est avant tout un homme de lettres, un artiste de plume.— La forme, avec lui, commence à primer le fond. *— La Bruyère etSénèque. — La Bruyère et Montesquieu. ...-.,.. . 229

Page 348: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

TAULE ÎU

:u

Voltaire.—Salangue et son esprit.-—Ce n'est ni la langue.nl l'esprit deLa Bruyère. — Ils ne se ressemblent que par la brièveté. — Voltaire ainventé la languo du journalisme. — Ses Imitateurs. — 11 n'est pasdans la tradition. — Rousseau. — I

< presse et la tribune. — Dériva-tions diverses.— Nécessité de reven..* à la source 243

mInfluence prolongée de La Bruyère sur la langue actuelle. — Le mot

monté en épingle. — Les Concourt procèdent de lui a leur insu, maistrès directement. — L'antithèse romantique relève de la même école.

— Retour de tous les bons prosateurs contemporains à la traditionnationale et a la phrase articulée. — La langue académique. —Peines perdues et excentricités inutiles. — Le serpent et la lime.

. . 247

CHAPITRE XIII

L'ARCHAÏSME

I

Le procédé des Goncourt et de leur école pour créer des mots. — L'ar-chaïsme aussi condamnable que le néologisme. — Aussi contraire augénie des langues. — Les collectionneurs de mots périmés. — L'ar-chaïsme dans l'histoire de la langue française. — Ronsard et l'ar-chaïsme de la Renaissance.— Il faut parler et écrire la langue de sontemps. — L'archaïsme chez Corneille, Molière et La Fontaine. —Plaisir du pédant 255

II

L'erreur des archaïstes. — Langue artificielle et fossile. — Tentativevaine et sans profit. — Les pertes des langues se réparent toutesseules. — L'archaïsme grec et latin. — L'école poétique d'Alexandrieet l'alexandrinlsme. — Callimaquc et Apollonius de Rhodes. —Théocrite. — Salluste 264

III

Les archaïstes français. — Paul-Louis Courier et Charles Nodier. — LesContes drolatiques de Balzac. — L'archaïsme n'est qu'une des formes

du pastiche.— Le mot de Courier.— Raffinement et artifice.— Carrel,juge de Courier. — Citations et extraits. — Charles Nodier à l'Ar-senal. — Ses romans et ses contes. .,.**...._.." 271

Page 349: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

ÎÎ6 % TABLE

CHAPITRE XIV

LA LITTÉRATURE BRUTALE

I

Ce que J.-J. Welss entendait par là. — Son étude sur Flaubert, Barrièreet Baudelaire. — Son article sur Alexandre Dumas fils. — L'usure dola langue conduit au grossissementdes motset à la brutalité de l'expres-sion. — Influence de la langue scientifique sur la langue dramatique.— Alexandre Dumas fils, dépassé et débordé, renié par l'écoleréalistedont il a été un des fondateurs 277

II

Les successeurs d'Alexandre Dumas fils. — Le théâtre naturaliste. —Le jargon canaille et poissard. — Décadence de cette langue. — Inva-sion de la langue scientifique dans la littérature dramatique etdans le roman. — Inconvénients de cette nouveauté. — Le diction-naire des Arts et Métiers. — Insuffisance de cette ressource. —Quelle influence le demi-réalismède Dumas fils a exercée sur son style.— En quoi cestyle diffère de celui des Goncourt. — Le résultat final.

.283

CHAPITRE XV

LA SYNTAXE ET L'ORTHOGRAPHE

La réforme de l'orthographe. — Causes et prétextes. — Libertés contes-tables. — Bizarreries et incorrections.— Tolérances fâcheuses. — Lespartisans et les adversaires. — La déformation de l'orthographe abou-tit à une déformation de la langue. — Concessions aux illettrés et auxignorants. — L'orthographeet la langue, désormais fixées, ne sn'jirontplus de changementsnotables. — Elles sont au point 289'

CHAPITRE XVI

CONCLUSION

I

Résipiscence et temps d'arrêt. — L'attaque a changé d'objet. — Ce n'estplus à la langue, c'est à la littératureelle-mêmeet à notregénienationalqu'on s'en prend. — Les rebouteurs de la langue.— Jugement définitifsur les Goncourt et leur oeuvre.— La révolution a laissé des traces inef-façables. — La réaction.—La décadence f . 301

Page 350: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

TABLÉ Si?

II

Parmi les ennemis de la langue, il faut compter les orateurs politiques,les avocatset les Journalistes. — Leurs improvisationsperdrait n.t à êtretrop soignées. — Le besoin d'information rapide achemine lo journa-lisme vers le style télégraphique. — Les anciens Journalistes. — Labonnelangue a contre elle la tribune, le barreau et la presse. — Néce3«site d'une critique sérieuse et sincère. — La réclame. — La perver-sion du gont. — L'ancien parterre de la Comôdie-Françaiso. — Levolapuk et l'espéranto. — Décadence inévitable de toutes les languesvivantes. — La langue internationale 300

B — GÔI6. — Imprimerie MOTTEROI et MAIUINBT, 7, rue Saint-Benoît, Paris.

Page 351: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice
Page 352: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice
Page 353: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice
Page 354: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice
Page 355: La langue nouvelle· essai de critique conservatrice

ORIGINAL EN COULEUR

NP Z «-120-»