La laïcité à l'épreuve du multiculturel et du multireligieux (Jean-Claude Ricci)

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Session nationale de l’enseignement catholique sur l’enseignement du fait religieux PLURALITE RELIGIEUSE ET CITOYENNETE Eduquer à la Paix 18-22mars 2013 " La laïcité à l'épreuve du multiculturel et du multireligieux " Jean-Claude Ricci L’Etat, les institutions publiques, qu’elles soient nationales ou locales, sont d’abord destinés à permettre à des millions d’individus de vivre ensemble. Cette exigence du vivre ensemble est le sens même du politique. La Cité, polis en grec, est un lieu et une communauté de vie. Elle a ses règles de fonctionnement et ses organes de direction, ses services, etc.… Parmi les exigences impérieuses de tout pouvoir politique digne de ce nom, figure, au premier rang, celle selon laquelle la vie humaine doit y être acceptable : vivre ensemble c’est, à la fois et indissociablement, faire des efforts pour apporter quelque chose à nos partenaires et, à notre tour, recevoir du groupe ce dont nous avons besoin car nous ne pouvons pas nous le procurer nous-même. Ainsi, toute vie collective, toute vie publique, suppose un équilibre raisonnable et honnête entre ce que nous donnons et ce que nous recevons. Si, dans une société, un individu ou un groupe d’individus devait, de manière pérenne, recevoir sans jamais donner ou inversement donner sans jamais recevoir, la relation serait par trop déséquilibrée et il n’y aurait aucun intérêt pour la société à faire route avec cet individu ou ce groupe ou, pour cet individu ou pour ce groupe, à demeurer en société. Le politique doit, d’une part, déterminer le but à atteindre ainsi que les voies et moyens appropriés pour y parvenir, d’autre part, s’assurer que cela peut être atteint sans charge excessive ou déraisonnable pour l’une des composantes du pays. Parmi ces équilibres qui rendent vivables la vie commune figure celui relatif aux rapports du temporel et du spirituel. La France, en raison de son histoire et du fait qu’elle a été longtemps face à une certaine religion, a élaboré un schéma juridico-politique auquel on donne le nom désormais consacré de laïcité alors que le terme de neutralité conviendrait mieux. Mais, au fond, ce qui importe c’est plus le contenu que le contenant. A ce sujet, oserai -je dire avec Alfred de Musset : « Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse » ? Evoquer la laïcité dans le contexte propre à la France (I) et essayer de décrire les effets ainsi que la gestion d’une telle situation, notamment dans la vie des établissements scolaires (II), tels sont les objectifs assignés à mon intervention par les organisateurs de cette session nationale de l’enseignement catholique.

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Session nationale de l’enseignement catholique sur l’enseignement du fait

religieux

PLURALITE RELIGIEUSE ET CITOYENNETE

Eduquer à la Paix

18-22mars 2013

" La laïcité à l'épreuve du multiculturel et du multireligieux "

Jean-Claude Ricci

L’Etat, les institutions publiques, qu’elles soient nationales ou locales, sont

d’abord destinés à permettre à des millions d’individus de vivre ensemble. Cette

exigence du vivre ensemble est le sens même du politique. La Cité, polis en

grec, est un lieu et une communauté de vie. Elle a ses règles de fonctionnement

et ses organes de direction, ses services, etc.… Parmi les exigences impérieuses

de tout pouvoir politique digne de ce nom, figure, au premier rang, celle selon

laquelle la vie humaine doit y être acceptable : vivre ensemble c’est, à la fois et

indissociablement, faire des efforts pour apporter quelque chose à nos

partenaires et, à notre tour, recevoir du groupe ce dont nous avons besoin car

nous ne pouvons pas nous le procurer nous-même. Ainsi, toute vie collective,

toute vie publique, suppose un équilibre raisonnable et honnête entre ce que

nous donnons et ce que nous recevons. Si, dans une société, un individu ou un

groupe d’individus devait, de manière pérenne, recevoir sans jamais donner ou

inversement donner sans jamais recevoir, la relation serait par trop déséquilibrée

et il n’y aurait aucun intérêt pour la société à faire route avec cet individu ou ce

groupe ou, pour cet individu ou pour ce groupe, à demeurer en société.

Le politique doit, d’une part, déterminer le but à atteindre ainsi que les voies et

moyens appropriés pour y parvenir, d’autre part, s’assurer que cela peut être

atteint sans charge excessive ou déraisonnable pour l’une des composantes du

pays.

Parmi ces équilibres qui rendent vivables la vie commune figure celui relatif aux

rapports du temporel et du spirituel. La France, en raison de son histoire et du

fait qu’elle a été longtemps face à une certaine religion, a élaboré un schéma

juridico-politique auquel on donne le nom désormais consacré de laïcité alors

que le terme de neutralité conviendrait mieux. Mais, au fond, ce qui importe

c’est plus le contenu que le contenant. A ce sujet, oserai-je dire avec Alfred de

Musset : « Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse » ?

Evoquer la laïcité dans le contexte propre à la France (I) et essayer de décrire les

effets ainsi que la gestion d’une telle situation, notamment dans la vie des

établissements scolaires (II), tels sont les objectifs assignés à mon intervention

par les organisateurs de cette session nationale de l’enseignement catholique.

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I) La laïcité « à la française »

Nous venons, à l’instant, d’évoquer des mots « laïcité », « pluralité », qui

appellent immédiatement des précisions claires si l’on veut avancer dans notre

recherche (A). Nous nous demanderons en suite comment les faire vivre

ensemble, comment les combiner (B).

A) La laïcité, une affaire de mots et de temps

Le dossier de laïcité doit être présenté clairement si l’on ne veut le rendre

inextricable, ce qui impose, d’emblée, que soient apportées un certain nombre de

précisions, les unes touchent au sens des mots employés et à la signification des

réalités qu’ils recouvrent (a), les autres sont relatives au poids, considérable, de

l’histoire sur cette question (b).

a) Le sens des mots

Si, bien évidemment, les deux termes sont, chacun, directement intéressés par

l’autre, il s’en faut de beaucoup que leur liaison soit automatique ou constante.

Tout d’abord, la laïcité est, à la fois, une conception philosophique et une

construction juridique découlant de cette conception. La laïcité exprime un

choix. Au contraire, le multiculturel ou le multireligieux relève simplement de

l’ordre du fait, du constat non du choix. Il existe sur un territoire politique

soumis au même corps de règles juridiques et politiques plusieurs cultures et/ou

plusieurs religions.

Ensuite, il n’y a pas de rapport entre laïcité et nombre de cultures ou de religions

présentes sur un territoire donné. Il peut n’exister qu’une religion et l’Etat être

soumis au régime de laïcité. En ce cas, cette dernière traduira la volonté du

politique de se rendre indépendant du religieux. Inversement, il peut exister une

pluralité de religions dans un Etat est celui-ci ne sera pourtant pas laïque ; ce fut

le cas de la France jusqu’en 1905, c’est le cas, par exemple, aujourd’hui de la

Grande-Bretagne, de l’Irlande, de l’Espagne, de l’Italie ou de la Russie.

Egalement, le terme laïcité recèle une remarquable ambiguïté, je viens à l’instant

d’en signaler un aspect. L’objectif assigné à cette attitude juridique est

susceptible de deux lectures. Soit la laïcité vise d’abord l’indépendance de l’Etat

par rapport à la religion et elle est alors de nature très politique puisqu’elle ne

vise qu’à renforcer la puissance publique ou, a minima, à la rendre autonome,

pouvant d’ailleurs déboucher sur la prohibition de la religion ; soit la laïcité

concerne directement le statut du religieux dans la société civile et politique et

vise à interdire tout lien privilégié entre Etat et Religion. La difficulté vient de

ce que cette apparente clarté est constamment brouillée en pratique : parce qu’il

cherche son indépendance politique, l’Etat coupe tous les liens qui pourraient le

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gêner et, parmi eux, le lien religieux. Ainsi, à la fois, la laïcité peut être au

service des religions en permettant leur existence ou coexistence et elle est aussi

au service de l’Etat dont elle accroît la puissance.

Enfin, cette question de la laïcité est encore obscurcie par un aspect important

auquel on ne prête pas suffisamment attention. C’est la question de la légitimité

des gouvernants. Je parle bien de « légitimité » et non de légalité. Il ne suffit pas

qu’un gouvernement soit élu et installé selon les règles juridiques applicables

dans un Etat, encore faut-il qu’il soit légitime c’est-à-dire qu’il se comporte,

qu’il gouverne à peu près de la façon dont l’opinion pense qu’elle devrait être

gouvernée. La légitimité n’est donc pas de l’ordre du palpable, du matériel, du

tangible mais bien de l’ordre intellectuel, immatériel. La légitimité repose sur un

système de croyances : l’idée que l’on se fait de l’ordre social désirable. Un

régime politique, s’il est illégal, peut néanmoins perdurer s’il est légitime, en

revanche, sans légitimité – même s’il est parfaitement conforme au droit – il

s’effondre. Or comment se forge dans la tête des gens cette idée commune

moyenne de ce que doit être idéalement un gouvernement ? Ce sont les

habitudes, les mœurs, la distinction du bien et du mal, les sentiments de justice

et de raison, etc. A l’édification de cet ensemble, il est évident que la religion

participe beaucoup car nombre des critères que je viens de citer ont partie liée

avec les enseignements religieux. L’Etat a donc besoin d’agir conformément à

ces représentations mentales, du moins ne peut-il trop s’en écarter et, de plus, le

faire trop longtemps. C’est pourquoi, même laïque, un Etat ne peut se passer de

valeurs et, dans le cas de la laïcité, cette quête des valeurs tourne à la quadrature

du cercle car ces dernières ont souvent une origine non laïque tant il est difficile

de fonder « laïquement » une anthropologie qui tienne la route. Si l’on retire de

la morale républicaine et laïque tout ce qui est déjà dans le Décalogue et dans

l’enseignement du Christ, il ne reste pas grand chose, « peanuts » comme on dit

aujourd’hui.

C’est ici le lieu de rappeler comment la France en est venue à constituer un Etat

laïque.

b) Le poids de l’histoire

L’histoire joue en ce domaine, comme d’ailleurs en beaucoup d’autres, un rôle

capital.

La France, pour des raisons dans le détail desquelles il n’est pas nécessaire

d’entrer ici, la fille aînée de l’Eglise, a, pendant un millénaire environ, entretenu

de très étroites relations avec le Saint-Siège. Ensuite, malgré le gallicanisme des

XIVe et XVe siècles et les guerres de religion, le concordat de Bologne en 1516

puis celui de 1801, ont fixé un ensemble juridique assez invariant jusqu’en

1905. La loi du 9 décembre 1905 rompait donc, après le bref intermède de la

révolution, avec une pratique, un droit et une politique qui duraient depuis plus

de mille quatre cents ans. Cela fait assez peut face à cent ans de laïcité.

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Les variations sémantiques qu’on vient de signaler ont tout naturellement leur

retentissement ici. Si l’Etat est et se dit laïque il est aussi démocratique et il ne

lui est pas interdit, en outre, de se montrer réaliste. Tous les jours il lui est donné

de se frotter aux réalités religieuses. Ceci explique l’étonnement des étrangers

lorsqu’on leur explique en détails le régime français de laïcité.

Au départ tout est simple : « L’Etat ne reconnaît ni ne salarie aucun culte », ainsi

s’exprime la loi de 1905. A donc été créé un principe constitutionnel d’absence

de reconnaissance étatique du fait religieux. Pas question de revendiquer une

appartenance religieuse pour s’opposer à telle ou telle obligation ou,

inversement, pour prétendre tirer de là un droit. L’état religieux de chacun est

ignoré par le droit et par les décisions pris par les diverses autorités publiques.

D’où cette double conséquence que, d’une part, le religieux est renvoyé à la

sphère du privé, de l’intime et du non visible, et que, d’autre part, l’Etat doit se

tenir dans l’ignorance « juridique » du fait religieux.

Cette situation est très vite apparue intenable et ceci pour trois raisons

principales au moins. Tout d’abord, il y a un fait religieux : des rites, des

croyances, des bâtiments, des fidèles, des ministres du culte, des demandes, etc.,

etc. Aucune autorité publique ne peut feindre d’ignorer cela ne fut-ce qu’au

simple plan quantitatif. Ensuite, l’option prise en 1905 n’est que l’une des

modalités concrètes de la laïcité, celle que l’on appelle la laïcité négative. Il

existe une autre forme, la laïcité positive. Elle consiste, pour les pouvoirs

publics, à prendre en considération toutes les religions sans en privilégier

aucune, à les reconnaître sans les discriminer. Enfin, quand le législateur évoque

alors « les » religions il n’a en tête qu’un seul modèle, celui du catholicisme

romain, unitaire, centralisé, hiérarchisé, etc. Or ce modèle ne tient pas, par

exemple, pour les orthodoxes, le pullulement des branches du protestantisme, les

« nouvelles » religions, les juifs ou les musulmans, les bouddhistes ou les

hindous.

Ce dernier motif est très important. Alors que la pratique des religions

chrétiennes est très fortement intériorisée, ne donnant lieu qu’à de faibles

incidences pour les administrations, il n’en va pas de même pour d’autres

religions. Celles-ci se caractérisent par des comportements extérieurs non

seulement très visibles (circoncision, alimentation, vêtements, séparation des

sexes, etc.) mais qui se traduisent le plus souvent par des requêtes adressées aux

administrations, les obligeant ainsi à se déterminer par rapport à ces demandes.

Ceci bouleverse totalement la donne pour la puissance publique, incapable de

répondre à un défi qui la pousse hors de ses cadres mentaux et de ses repères

traditionnels. Par exemple, lorsqu’il s’agit pour elle de trouver un interlocuteur

représentant validement telle ou telle famille religieuse.

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B) Les conditions d’une laïcité originale

L’Etat n’a, longtemps, pensé la question de ses rapports avec la religion qu’à

travers l’unique prisme du catholicisme c’est-à-dire d’une religion assez

singulière (a), ce qui l’a conduit à construire un modèle juridico-politique, la

laïcité, où il y a loin de la théorie à la pratique (b).

a) La singularité du fait catholique

Depuis les origines, la question de la place de la religion dans l’Etat a été

dominée par le fait que l’Etat n’avait affaire qu’à une seule religion, fortement

structurée en une église, elle-même organisée en société internationale de

fidèles, la religion catholique. Un auteur a d’ailleurs parfaitement décrit cette

situation en écrivant en 1993 : « Le droit français concernant la liberté

religieuse, la laïcité de l’Etat et sa neutralité ne s’est déterminé et ne détermine

encore qu’en fonction de la place qu’a en France l’Eglise catholique. Même

quand il la rejette… » (Roland Drago, Laïcité, neutralité, liberté ? in Droit et

religion, Archives de philos. du droit, XXXVIII, 1993 p. 222). De là s’ensuit

que cette question a souvent été de nature presque exclusivement politique et

très accessoirement religieuse. Pourquoi ? Parce que, en même temps que du

statut d’une religion dans l’Etat, il s’agissait en réalité surtout de déterminer

l’espace de survie politique de l’Etat français. En effet, les rois de France, depuis

Clovis, ne tenaient, pour l’essentiel, leur légitimité que de la conformité de leur

pouvoir aux règles religieuses établies en ce domaine. Le droit dicté par l’Etat,

du moins dans une majorité de matières, pouvait difficilement n’être pas

conforme aux prescriptions religieuses. D’où cette volonté d’indépendance du

roi de France par rapport à l’Eglise catholique, constante depuis le XIIIe siècle,

affichée à la fin du XIVe et poursuivie incessamment depuis, notamment à

travers la Pragmatique sanction de Bourges (1438) et la Déclaration des quatre

articles rédigée par Bossuet (1682), devenue loi d’Empire sous Napoléon (17

février 1810). Ainsi, depuis sept ou huit siècles, l’Etat, en France, a

constamment lutté pour pouvoir disposer d’un réel espace de liberté et

d’autonomie, enserré qu’il était dans les mailles d’une religion qui avait alors la

double particularité d’être très fortement organisée et, sinon quasiment unique

jusqu’à la fin du XVIe siècle, du moins très largement dominante, et cela encore

plusieurs siècles après. C’est dans cette perspective qu’il convient de situer la

problématique lorsque éclate la révolution de 1789, problématique qu’aggrave

de façon exponentielle l’anticatholicisme qui avait caractérisé, en France et dans

une partie des élites européennes, le XVIIIe siècle des intellectuels et des

princes ; anticatholicisme qui allait, rampant ou au grand jour, poursuivre un

travail de sape encore jusqu’aux XIXe et XXe siècles : c’est une évidence que la

culture aujourd’hui, en France, est une culture non pas a-catholique mais

anticatholique. Cet anticatholicisme a d’ailleurs conduit l’Etat révolutionnaire à

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tenter de créer une église catholique nationale, schismatique, en rupture avec

Rome ainsi qu’à favoriser, au prétexte de l’égalité, non pas les autres religions

en tant que telles mais en tant que rivales et concurrentes du catholicisme. Il est

significatif que la première grande nationalisation opérée par la révolution est la

Constitution civile du clergé (12 juillet-24 août 1790) avant même la

confiscation des biens des nobles ou des émigrés, avant même la rédaction d’une

constitution pour la France.

De là aussi une volonté permanente de cantonner la religion à la sphère privée,

individuelle et intime, et surtout à son exclusion du champ du débat public où sa

présence pourrait menacer les bases de la légitimité de l’Etat. A cet égard,

n’oublions pas que tout au long du XIXe et au début du XXe siècle, la France

aura cherché un point d’équilibre pour son régime politique : de 1789 à 1884, en

moins d’un siècle, la France aura changé de constitution pas moins de treize

fois, soit une tous les 7 ans et elle aura connu durant ce temps six ou sept

régimes politiques différents. Dès lors, l’irruption du religieux dans le débat

politique aurait encore aggravé une instabilité politique et constitutionnelle qui

aura duré au moins 170 ans, de 1789 à 1958.

En outre, le face à face Etat/Eglise catholique n’a pas concerné que les questions

strictement religieuses ou la légitimité de l’Etat, il a infusé par mille canaux tous

les secteurs de la vie, publique comme privée : mariage, sexualité, régime de la

famille, relations entre parents et entre parents et enfants, règles de morale

collective, droit pénal, régime bancaire, lois sociales, arts et culture, patrimoine,

monuments historiques, filiation, fonction publique, déroulement des procès,

régime de la preuve, etc. C’est donc un face à face de tous les instants parce que

l’Eglise catholique a un droit, une théologie, une philosophie, une doctrine

sociale, bref, une Weltanschauung, qui lui sont propres. C’est donc en

permanence que l’Etat la rencontre et s’y confronte.

Par là, le fait religieux est aussi un fait social et un fait politique. A quoi s’ajoute

le nombre de personnes concernées peu ou prou, directement ou indirectement,

par ces enjeux de pouvoir et ces débats d’idées.

Pour toutes ces raisons, la laïcité qui a été bâtie sur ces prémisses est assez

particulière.

b) Une laïcité sui generis

Innombrables sont les traits par lesquels se démontre cette affirmation d’une

laïcité peut-être pas si laïque que cela.

Tout d’abord, les questions religieuses, voire de pure théologie, sont très

fréquentes dans les décisions des autorités publiques, par exemple devant les

tribunaux.

Une simple énumération suffira à nous en convaincre.

Quand les juges sont appelés à définir ce qu’est un « fidèle catholique », le

Conseil d’Etat depuis 1911 (17 mars 1911, abbé Hardel, p. 350 ; 8 avril 1911,

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Abbé Anselme, p. 464 ; 28 juillet 1911, Rougègre et autres, p. 908, concl.

Chardenet) et la Cour de cassation depuis 1912 (Cass. civ. 5 juin 1912, D.P.

1912.I.121, note A. Mestre) retiennent la définition même de l’Eglise

catholique : sont catholiques les personnes en communion avec le Siège

apostolique.

Voilà maintenant un pasteur protestant aumônier dans un hôpital qui se voit

retirer par l’Eglise réformée de France l’autorisation d’exercice antérieurement

accordée : il est jugée que cela oblige le directeur de l’hôpital à licencier ce

pasteur (Section 17 oct. 1980, Pont, AJDA 1980 p. 256, concl. D. Labetoulle).

Le juge s’interroge en 1963 sur le point de savoir si la nomination du Directeur

de l’Institut musulman de la mosquée de Paris est conforme, ou non, aux statuts

de la société des habous et lieux saints de l’Islam (Section, 8 novembre 1963,

min. de l’Intérieur c/ Ahmed ben Ghabrit).

Nous sommes à Marseille et deux branches du protestantisme se disputent un

local ; le Conseil d’Etat doit donc décider laquelle d’entre elles est la plus

conforme dans sa doctrine aux règles contenues dans la Confession

d’Augsbourg promulguée en 1530 sous l’autorité de l’empereur Charles Quint

(Ass. 25 juin 1943, Eglise réformée évangélique de Marseille, Sir. 1943.III.9,

concl. R. Odent).

Plus fort encore : Bernanos écrit une pièce, le « dialogue des Carmélites »,

d’après un scénario du RP Bruckberger lui-même inspiré d’un ouvrage de

l’auteur allemand Gertrude von Le Fort. Cette œuvre relate les derniers jours

d’un couvent de religieuses carmélites qui vont être massacrées par les

révolutionnaires en 1793. Le fond de l’œuvre porte sur la Grâce et l’angoisse, la

communion des saints. Une adaptation cinématographique en est faite par

Bruckberger et s’ensuit un procès car il est reproché à ce dernier de n’avoir pas

rendu de manière fidèle dans son travail le message de Bernanos. La Cour

d’appel de Paris, dans un arrêt du 19 juin 1974, s’interroge doctement et

successivement sur le point de savoir en quoi consiste le dogme de la

communion des saints, puis sur son importance dans l’œuvre de Bernanos et

enfin sur la fidélité, ou non, de l’adaptation cinématographique réalisée par

Bruckberger.

Ensuite, le juge surtout a été amené à de nombreuses reprises à donner sa

conception du principe de laïcité. Par exemple lorsqu’il s’est agir de déterminer

le caractère constitutionnel, d’une part, de la liberté de l’enseignement et donc

de l’existence d’un enseignement privé, d’autre part, de l’aide de l’Etat à cet

enseignement (CC 77-87 DC, 23 novembre 1977, Loi complémentaire à la loi n°

59-1557 du 31 décembre 1959 modifiée et relative à la liberté de

l’enseignement). A de nombreuses reprises, s’est posée la question de savoir si

elle subvention ou toute autre forme d’aide accordée à une activité, au moins en

partie de caractère religieux, était, ou non contraire au principe de laïcité. Une

commune est-elle tenue, dans ses cantines, de proposer des menus respectant les

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prescriptions de tel ou tel culte ? Un maire peut-il interdire une procession au

nom de l’ordre public ? Etc.

Les réponses sont complexes car elles sont à la fois nuancées, subtiles et au cas

par cas. En effet, les tribunaux, soucieux de ne pas être taxés d’aller dans un

sens ou dans l’autre, se refusent à des positions générales ou de principe.

Ainsi, au sujet de l’enseignement public, le Conseil d’Etat a commencé par

juger en 1912 (10 mai 1912, Abbé Bouteyre, p. 553, concl. Helbronner) que

l’obligation faite aux candidats à l’agrégation de demeurer un certain temps au

service de l’Etat rendait impossible la candidature d’un prêtre catholique à

l’agrégation, car son état ecclésiastique l’empêche d’être enseignant dans

l’enseignement public. Puis, dans un important avis rendu en 1972 (21

septembre 1972, Les grands avis du Conseil d’Etat, Dalloz 1997 p. 105, obs. J.-

P. Costa), le Conseil d’Etat a fortement réduit les exigences formulées soixante

années plus tôt car il estime désormais une telle candidature possible puisque

l’obligation de servir l’Etat peut parfaitement être satisfaite dans le cadre de

l’enseignement privé sous contrat d’association.

Le principe reste cependant la neutralité du service public. Par exemple, la

plupart des décisions actuelles en matière de port du foulard islamique donne

raison aux autorités scolaires lorsqu’elles sanctionnent ce qui est considéré

comme un insigne religieux ; il est d’ailleurs significatif de relever que le juge le

fait au moyen d’une motivation qui est stéréotypée (14 mars 1994, Mlles Yilmas,

p. 129 ; 10 mars 1995, Epoux Aoukili, p. 122 ; 27 novembre 1996, Ligue

islamique du Nord, p. 461 ; 20 octobre 1999, Epoux Aït Ahmad, AJDA 2000 p .

165, note F. de la Morena, etc.). De la même manière, une surveillante

d’externat qui porte ce voile dans le cadre du service public de l’enseignement,

et alors même qu’elle n’est pas elle-même chargée d’enseignement, viole la

laïcité du service public car, écrit le juge, cette laïcité fait obstacle à ce que les

agents d’un tel service « disposent, dans le cadre du service public, du droit de

manifester leurs croyances religieuses » (Avis, 3 mai 2002, Mlle Marteaux,

AJDA 2000 p. 602, chron. M. Guyomar et P. Collin). Le Conseil d’Etat y voit

même une faute disciplinaire qu’il incombe aux supérieurs hiérarchiques de

sanctionner.

II) Laïcité et pluralité religieuse et culturelle

Normalement, évoquer la laïcité dans le cadre d’une société multiculturelle et

multireligieuse n’a rien d’original puisque c’est précisément dans une telle

situation que se comprend le mieux la neutralité publique dans la mesure où est

recherchée la liberté de tous de confesser la religion de son choix ou le refus de

la religion. En réalité, les choses ne sont pas aussi simples et c’est précisément

cette donne, assez nouvelle pour la société française, qui va provoquer un certain

bouleversement dans les termes traditionnels du débat (A). Naturellement, ceci

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ne sera pas sans incidence sur l’un des services publics les plus sensibles au

principe de neutralité, l’école (B).

A) Vers une nouvelle laïcité ?

On constate, en effet, que sous couleur de l’emploi d’un terme inchangé, celui

de « laïcité », c’est en réalité à une grande mutation que nous sommes en train

d’assister. Il y a à cela plusieurs raisons, dont la principale semble être juridique

mais le droit, ici, ne fait que traduire un phénomène qui, en son essence, n’est

pas d’ordre juridique (a). En tout cas, c’est bien la jurisprudence –

particulièrement celle du Conseil d’Etat - qui joue ici un rôle très important (b).

a) La transformation de l’environnement juridique

Tout commence par une prise de conscience qui peut en surprendre plus d’un,

notamment dans le clan des « laïcards » ou « bouffeurs de curés » comme l’on

dit. Le principe de neutralité de l’Etat, de laïcité dans la conduite des affaires

publiques, est une invention du christianisme. Vous connaissez tous ce passage

de l’Ecriture, dans l’Evangile de Matthieu (XXII, 21), de Marc (XII, 17) et de

Luc (XX, 25), où est rapporté un épisode fameux. Des Pharisiens demandent à

Jésus s’il est permis de payer l’impôt à l’occupant romain de la Palestine. La

question est un piège : si Jésus répond positivement, il sera aisé de le faire

passer pour un « collabo » et de le discréditer aux yeux des Juifs, s’il répond

négativement, il sera suspect aux Romains et arrêté. Dans les deux cas,

Pharisiens et Hérodiens seront débarrassés d’un personnage encombrant. Jésus

commence par leur répondre : « Pourquoi me tendre un piège, hypocrites ? »,

puis il se fait apporter une pièce d’un denier et, montrant la pièce, interroge ses

interlocuteurs : « De qui cette effigie ? Et la légende ? ». Il lui est répondu :

« De César ». On connaît la suite, Jésus leur répond : « Rendez donc à César ce

qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu ». Plus radicalement, l’apôtre Jean

(XVIII, 36) met cette parole dans la bouche du Christ : « Mon Royaume n’est

pas de ce monde ». Comme le texte de la Vulgate, établi par Saint Jérôme, est en

latin, et que l’impératif du verbe rendre, rendez, se dit reddite en latin, du verbe

reddo, on appelle cela la « doctrine du Reddite ». Ce texte est capital car il

apprend deux choses : en premier lieu, la séparation de deux pouvoirs, le

pouvoir temporel qui tient aux corps et le pouvoir spirituel qui tient aux âmes ;

en second lieu et par voie de conséquence, l’existence de deux sphères

autonomes et légitimes d’action, celle du spirituel et celle du temporel. Les deux

mondes sont non seulement distincts mais font, en quelque sorte, jeu égal,

chacun dans son domaine propre de compétence. Observez bien cela : c’était la

première fois, et la dernière jusqu’à ce jour, qu’une religion reconnaissait

l’indépendance et la légitimité du politique. Ni le judaïsme, antérieur au

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christianisme, ni l’islam qui lui est postérieur n’ont une telle vision du politique.

Pas davantage, l’hindouisme, le bouddhisme, le shintoïsme, le taoïsme ou le

confucianisme, etc… De là, d’ailleurs, Saint Paul, dans sa lettre aux Romains

(XIII, 1-7), tirera l’obligation, pour le chrétien, d’obéir aux pouvoirs établis dans

une société.

Or ce n’est qu’assez récemment (aux alentours de 1989-1990 dans les milieux

socialistes par exemple) que les responsables politiques ont pris conscience que

la laïcité, d’abord conçue, en tout cas perçue, comme une machine de guerre

contre la religion, surtout contre le catholicisme, par un détour singulier de

l’histoire, en est en réalité un pur produit. Précisément, lorsqu’ont fait irruption,

de façon massive, très visible, d’autres familles religieuses, spécialement les

deux nommées plus haut, on s’est aperçu qu’elles n’adhéraient pas à cette vision

du politique. Dans un premier temps, on leur a objecté l’obligation de respecter

la laïcité et ce fut un coup d’épée dans l’eau parce que, pour ces religions, leur

imposer la laïcité de l’Etat c’était les soumettre unilatéralement à la seule vision

chrétienne du politique. L’effet obtenu fut donc inverse de celui recherché.

Stupéfaction chez certains qui s’apercevaient avoir été les propagandistes zélés

de la doctrine du Reddite…

Les pouvoirs publics ont donc été conduits à revoir leur copie.

Il est ensuite un autre phénomène, concomitant ou presque à celui que je viens

de citer mais sans rapport avec lui. Je vous prie de m’excuser mais là je vais être

obligé de faire un peu de droit. Il y a dans l’article 55 de la Constitution actuelle,

celle de 1958, un article 55 qui est capital, en droit général certes, mais aussi

pour la question dont nous sommes en train de parler. Cet article dit, brevitatis

causa, que les traités et autres actes internationaux sont supérieurs aux lois.

Cette affirmation, qui figure dans le texte depuis 1958, n’a cependant reçu son

plein effet, pour des raisons complexes, qu’à partir de 1975 pour la Cour de

cassation (Cass. mixte 24 mai 1975, Adm. Douanes c/ Cafés J. Vabre, D. 1975

p. 497, concl. A. Touffait) et de 1989 (Ass. 20 octobre 1989, Nicolo, p. 190)

pour le Conseil d’Etat. Le parlement ne peut donc pas voter de loi contraire à un

traité ou à une convention internationale ainsi qu’aux décisions prises par les

organes institués par ces mêmes traités ou conventions. Une loi ou une

disposition législative contraire à un traité est ipso facto écartée par la juridiction

– quelle qu’elle soit - devant laquelle est invoquée l’inconventionnalité du texte.

Ainsi, pour prendre un exemple qui vous est familier, les traités de l’UE

s’imposent à notre législateur national mais aussi les règlements et les directives

adoptés par les organes de l’UE institués par lesdits traités. Ainsi, la loi du 9

décembre 1905, qui n’est qu’une loi ordinaire, peut être modifiée ou abrogée ou

complétée par une loi postérieure mais surtout elle doit respecter les traités

auxquels la France a adhéré. Or, parmi ces traités il y a un très important, signé

en 1950 (auquel la France n’adhère qu’en 1974), à Rome, la CEDH que met en

œuvre une juridiction siégeant à Strasbourg, la Cour EDH. Naturellement, la

liberté de religion, celle de conscience, l’égalité entre individus, etc. figurent en

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bonne place dans cette convention. De plus, la jurisprudence de cette Cour a la

particularité de refléter la sensibilité moyenne des Etats signataires, cela pour

chaque liberté. La France, on l’a dit, avec sa laïcité, est assez singulière en

Europe et la voie moyenne de la Cour EDH pas toujours celle qu’une juridiction

française eût spontanément adoptée.

b) L’évolution de la jurisprudence

Dès 1989, en pleine querelle sur le foulard islamique, le Conseil d’Etat est

consulté par Lionel Jospin, alors ministre de l’Education nationale et rend 27

novembre 1989 un avis capital qui se fonde sur quatre pactes ou conventions

internationaux (Ass. gén. plénière, 27 nov. 1989, AJDA 1990 p. 39, note J.-P.

C.) et donne, pou la première fois, une version très souple de ce que peut ou doit

être la laïcité en milieu scolaire. Ce « virage » résulte en particulier de la

jurisprudence de la Cour EDH ; le Conseil d’Etat ne veut pas voir la France

condamnée par cette Cour à raison de sa conception plutôt rigide de la laïcité.

1 - L’apport de la CEDH

Plusieurs dispositions de la convention EDH concernent la liberté religieuse.

L’art. 9 affirme la liberté de religion, le droit de changer de religion, celui de la

manifester en public ou en privé, individuellement ou collectivement, et cela par

les moyens du culte, de l’enseignement, des pratiques et des rites. Si des

restrictions peuvent être apportées à cette liberté c’est sous la réserve de

respecter cumulativement trois conditions : la restriction doit être prévue par la

loi ou un texte de rang normatif équivalent (26 avril 1979, Sunday Times c/

Royaume-Uni), elle doit être nécessaire, c’est-à-dire complètement inévitable

dans une société démocratique, et elle ne peut poursuivre que l’un des quatre

buts suivants (sécurité publique, protection de l’ordre, santé ou morale publique,

protection des droits et libertés d’autrui). L’art. 14 de la Convention précise que

tout droit reconnu par la convention peut être exercé sans que puisse être

opposée à son bénéficiaire aucune distinction fondée, notamment, sur la

religion, fût-elle très minoritaire. Enfin, l’art. 2 du 1er protocole additionnel à la

Convention décide que « nul ne peut se voir refuser le droit à l’instruction » et

joute que l’Etat a l’obligation, dans le cadre de la fonction d’enseignement et

d’éducation qu’il assume, donc dans le cadre de l’enseignement public, de

respecter « le droit des parents d’assurer cette éducation et cet enseignement

conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques ». La Cour EDH

donne une portée extensive à ces dispositions. Ainsi, dans l’arrêt Kjeldsen et

autres du 7 déc. 1976, elle juge qu’il en résulte deux obligations pour l’Etat :

celle de respecter l’exigence de cet article 2 au sein des établissements scolaires

publics et cela y compris dans le cas où il existerait à côté de ces établissements

d’enseignement public des établissements privés ; celle d’assurer la liberté de

l’enseignement en permettant la création d’établissements d’enseignement

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privés sans que, pour autant, il soit obligatoire pour l’Etat de subventionner

l’enseignement privé. Toutefois, cette faculté négative est assortie de deux

limites : si des aides sont accordées sous quelque forme que ce soit, elles doivent

l’être dans des conditions égales pour tous à situation comparable ; de plus,

l’absence ou l’insuffisance d’aides ne doit pas contrevenir aux dispositions de

l’art. 14 précité, c’est-à-dire qu’elle ne doit pas revêtir un caractère

discriminatoire en fonction d’appartenances religieuses ou non religieuses.

En France, vous relèverez que le C.C. a jugé qu’une telle aide était obligatoire

pour permettre d’assurer l’égalité. Par ailleurs le C.E. juge que les lois de 1919

et de 1924 qui font obligation aux pouvoirs publics, en Alsace-Moselle

d’instituer un enseignement religieux dans toutes les écoles primaires publiques

et dans les collèges et lycées ne contreviennent ni au principe de laïcité instauré

postérieurement par les constitutions de 1946 et de 1958 ni à l’art. 9 de la

Convention EDH puisque les parents sont libres d’y faire assister, ou non, leurs

enfants. L’obligation ne pèse donc que sur la puissance publique.

A partir de là la Cour a édifié une véritable « doctrine » sur la liberté de religion,

on en cite quelques exemples.

Ayant à trancher dans un litige où des Témoins de Jéhovah se plaignent de

discriminations de la part de la Grèce (25 mai 1993, Kokkinakis c/ Grèce), puis

de la conciliation de la liberté de la presse avec la liberté religieuse à propos de

caricatures (20 sept. 1994, Otto Preminger institut c/ Autriche), la Cour écrit :

« La liberté de pensée, de conscience et de religion, qui se trouve consacrée par

l’article 9 de la Convention, représente l’une des assises d’une « société

démocratique » au sens de la Convention. Elle est, dans sa dimension religieuse,

l’un des éléments les plus vitaux contribuant à former l’identité des croyants et

leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées,

les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme –

chèrement conquis au cours des siècles – consubstantiel à pareille société ».

Vous l’avez entendu, la liberté religieuse est une condition d’existence de la

démocratie non une conséquence.

Enfonçant le clou, la Cour considère que la liberté de religion emporte celle de

pouvoir convaincre ceux qui n’appartiennent pas à cette religion, donc emporte

le droit au prosélytisme sans quoi la liberté de changer de religion, reconnue à

l’art. 9 de la Convention EDH, resterait lettre morte (F.-Fr. Flauss, chron.

jurispr. De la CEDH, AJDA 1994 p. 31).

En revanche, partageant sur ce point les solutions du Conseil d’Etat français

(Ass. 14 avril 1994, Consistoire central des israélites de France et autres, RDP

1996 p. 867, note C. Haguenau), la Cour ne reconnaît pas aux adeptes d’une

religion le droit d’exiger des services publics l’institution d’une dispense

d’obligation scolaire un jour déterminé de la semaine (par ex. le samedi : 27

avril 1999, Martins Casimiro et Cervirra Ferreira c. Luxembourg) ou pour

participer à des célébrations publiques officielles (fête nationale : 18 décembre

1996, Valsamis c/ Grèce et Efistastiou c/ Grèce). Pareillement, ayant à connaître

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d’une révocation d’enseignante pour cause de port du foulard islamique, la Cour

relève : « Dans ces circonstances, comment pourrait-on dénier de prime abord,

tout effet prosélytique que peut avoir le port du foulard, dès lors qu’il semble

être imposé aux femmes par une prescription coranique qui (…) est

difficilement conciliable avec le principe de l’égalité des sexes. Aussi semble-t-il

difficile de concilier le port du foulard islamique avec le message de tolérance,

de respect d’autrui et surtout d’égalité et de non-discrimination que dans une

démocratie tout enseignant doit transmettre à ses élèves ». (15 février 2001,

Mme Dahlab c/ Suisse).

Enfin, on citera une affaire qui a défrayé la chronique, celle des crucifix dans les

salles de classe des écoles publiques en Italie. La Cour juge pour juger cela non

contraire à la Convention (Grand Chambre 18 mars 2011, Lautsi c/ Italie)

« qu’en décidant de maintenir les crucifix dans les salles de classe de l’école

publique fréquentée par les enfants de la requérante, les autorités ont agi dans

les limites de ma marge d’appréciation dont dispose l’Etat dans le cadre de son

obligation de respecter, dans l’exercice des fonctions qu’il assume dans le

domaine de l’éducation et de l’enseignement, le droit des parents d’assurer

cette éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions

religieuses et philosophiques ».

Au total, la Cour se montre très libérale ce qui n’exclut pas des limites, outre

celles déjà signalées : ainsi l’adepte d’une secte ne saurait invoquer la liberté

religieuse contre l’auteur de critiques anti-sectaires (27 février 2011, Jérusalem

c/ Autriche) tout comme le fondamentaliste qui se livre à des activités politiques

sous couleur de religion (18 janvier 2001, Zaoui c/ Suisse).

Pas besoin d’être grand clerc pour mesurer toute la distance qui sépare cette

conception de celle longtemps dominante en France. On comprend aisément les

incidences que cela peut avoir sur l’idée de laïcité et sa gestion concrète. La

conception qui se dessine au fil de ces décisions montre, à la fois, un

soubassement philosophique et une analyse des faits concrets assez différents de

ceux qui guident le juge français. Ce dernier, en raison de la prééminence des

normes internationales sur le droit interne, va faire bouger très sensiblement les

lignes.

2 – L’évolution du juge administratif

L’UE a adopté la Charte des droits fondamentaux, incluse dans le traité de

Lisbonne, or celle-ci est la copie conforme de la Convention EDH, et un article

du traité fait adhérer l’UE à cette dernière convention ainsi qu’à la jurisprudence

de la Cour EDH. C’est dire qu’est désormais massive dans les normes

supérieures la part s’imposant aux autorités nationales, y compris donc en

matière de liberté religieuse. D’où de sensibles évolutions.

Le grand virage a été pris par cinq décisions rendues par la plus importante des

formations juridictionnelles au sein du Conseil d’Etat, l’assemblée du

contentieux. Celle-ci a, le 19 juillet 2011, était amenée à se prononcer sur cinq

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affaires très différentes les unes des autres et a y apportées des réponses

identiques mutatis mutandis.

La Commune de Trélazé avait financé l’achat et la restauration d’un orgue pour

son église paroissiale ; dès lors que l’orgue peut servir également pour les

célébrations liturgiques et pour certaines manifestations culturelles ainsi que

pour l’enseignement musical, il n’y a là aucune atteinte au principe de laïcité

(Ass. 19 juillet 2011, Cne de Trélazé, 308544).

Le conseil municipal de Lyon subventionne la réalisation d’un ascenseur pour

faciliter l’accès à la basilique de Fourvière des personnes à mobilité réduite ;

cette subvention n’a pas un objet principal de culte même si elle concerne un

équipement installé dans et pour un lieu de culte et même si peuvent l’emprunter

des personnes se rendant à des offices religieux. La délibération de la ville de

Lyon ne contrevient pas au principe de laïcité (Ass. 19 juillet 2011, Féd. de la

libre pensée et de l’action sociale du Rhône, 308817).

Voici maintenant que la communauté urbaine du Mans aménage des locaux

désaffectés en vue d’obtenir l’agrément sanitaire pour un abattoir local

temporaire destiné à fonctionner essentiellement pendant les trois jours de la fête

de l’Aïd-el-Kébir. Pour dire cette décision non contraire au principe de laïcité, le

C.E. écrit solennellement ceci : « Considérant (que les dispositions de la loi de

1905 qui interdisent les subventions au culte) ne font pas obstacle à ce qu'une

collectivité territoriale ou un groupement de collectivités territoriales, dans le

cadre des compétences qui lui sont dévolues par la loi ou qui sont prévues par

ses statuts, construise ou acquière un équipement ou autorise l'utilisation d'un

équipement existant, afin de permettre l'exercice de pratiques à caractère rituel

relevant du libre exercice des cultes, à condition qu'un intérêt public local,

tenant notamment à la nécessité que les cultes soient exercés dans des

conditions conformes aux impératifs de l'ordre public, en particulier de la

salubrité publique et de la santé publique, justifie une telle intervention et qu'en

outre le droit d'utiliser l'équipement soit concédé dans des conditions,

notamment tarifaires, qui respectent le principe de neutralité à l'égard des

cultes et le principe d'égalité et qui excluent toute libéralité et, par suite, toute

aide à un culte ; » (Ass. 19 juillet 2011, Communauté urbaine du Mans,

309161).

Egalement, la Ville de Montpellier décide de mettre à disposition d’une

association de franco-marocains, pour un an renouvelable, une salle polyvalente

construite par la ville. Cette décision est attaquée pour violation du principe de

laïcité. Le recours est rejeté car, note le C.E. : « (dès lors que) les dispositions

(…) du code général des collectivités territoriales (autorisent la mise de locaux

municipaux à disposition d’associations, de syndicats ou de partis politiques),

une commune, en tenant compte des nécessités qu'elles mentionnent, (peut)

autoriser, dans le respect du principe de neutralité à l'égard des cultes et du

principe d'égalité, l'utilisation d'un local qui lui appartient pour l'exercice d'un

culte par une association, dès lors que les conditions financières de cette

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autorisation excluent toute libéralité et, par suite, toute aide à un culte ; qu'une

commune ne peut rejeter une demande d'utilisation d'un tel local au seul motif

que cette demande lui est adressée par une association dans le but d'exercer un

culte ; ». (Ass. 19 juillet 2011, Cne de Montpellier, 313518).

Enfin, la commune de Montreuil-sous-Bois conclut un bail emphytéotique avec

une fédération cultuelle d’associations musulmanes de la ville par lequel est mis

à sa disposition, au prix d’un euro par an, un terrain en vue d’y édifier une

mosquée. La délibération est attaquée pour violation du principe de laïcité. Pour

rejeter ce recours, le C.E. va relever que la conclusion, aux fins d’implantation

d’édifices religieux, de baux emphytéotiques sur les propriétés des collectivités

locales a été prévue par la loi et par une ordonnance de 2006. Par suite, la loi de

1905 n’est pas opposable à une autre loi qui lui est postérieure et la contredit en

quelque sorte. La délibération est donc régulière pour autant que seront

respectées les règles applicables à la conclusion des baux emphytéotiques

administratifs, celles relatives à la neutralité des personnes publiques ainsi qu’à

l’égalité entre les cultes, enfin celles qui prohibent le financement direct des

lieux de culte (Ass. 19 juillet 2011, Mme Patricia X., 320796).

Les questions qui se posent le plus souvent concernent les collectivités locales,

on vient de le voir, au travers en particulier de l’octroi de subventions ou d’aides

diverses. Ainsi, le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne a jugé

contraire au principe de laïcité l’installation par la ville de Reims, sur la place de

la célèbre cathédrale, d’une estrade lors de la venue du Pape Jean-Paul II pour y

célébrer une messe, cela en raison de l’objectif purement religieux de

l’opération. De la même manière en va-t-il pour les « ostensions du Limousin ».

Le Conseil d’Etat relève : (15 février 2013, Assoc. Grande confrérie de Saint

Martial et autres, 347049) « 2. Considérant, en premier lieu, qu'il ressort des

pièces du dossier soumis aux juges du fond que les ostensions septennales

consistent en la présentation, dans certaines communes du Limousin, par des

membres du clergé catholique, de reliques de saints qui ont vécu dans la région

ou qui y sont particulièrement honorés ; qu'après avoir été solennellement

reconnues dans les églises, ces reliques sont portées dans les rues en

processions dans leurs châsses et offertes à la vénération des fidèles ; que les

ostensions se concluent par des eucharisties ; qu'en jugeant que de telles

cérémonies revêtent, en elles-mêmes, un caractère cultuel, alors même, d'une

part, qu'elles ont acquis un caractère traditionnel et populaire, qu'elles attirent

la population locale ainsi que de nombreux touristes et curieux, et qu'elles ont

dès lors aussi un intérêt culturel et économique, et, d'autre part, qu'en marge

des processions elles-mêmes, sont organisées des manifestations à caractère

culturel ou historique, telles que des concerts, des expositions, des conférences

ou des visites de musées, la cour administrative d'appel, qui a suffisamment

motivé son arrêt sur ce point, a exactement qualifié les faits qui lui étaient

soumis et n'a commis aucune erreur de droit ; (…) qu'il résulte de ces

dispositions que les collectivités territoriales ne peuvent apporter une aide

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quelconque à une manifestation qui participe de l'exercice d'un culte ; qu'elles

ne peuvent accorder une subvention à une association qui, sans constituer une

association cultuelle au sens du titre IV (de la loi de 1905), a des activités

cultuelles, qu'en vue de la réalisation d'un projet, d'une manifestation ou d'une

activité qui ne présente pas un caractère cultuel et n'est pas destiné au culte et à

la condition, en premier lieu, que ce projet, cette manifestation ou cette activité

présente un intérêt public local et, en second lieu, que soit garanti, notamment

par voie contractuelle, que la subvention est exclusivement affectée au

financement de ce projet, de cette manifestation ou de cette activité et n'est pas

utilisée pour financer les activités cultuelles de l'association ; que la cour a

jugé, ainsi qu'il a été dit, que les ostensions septennales ont le caractère de

cérémonies cultuelles ;». Mais il est des manières de dire non qui constituent

cependant de grandes avancées en ce domaine. C’est le cas ici : on vient de

l’entendre, des subventions sont possibles aux conditions qui viennent d’être

rappelées mais, fait nouveau et exceptionnel, le juge croit bon d’ajouter un peu

plus loin, alors que ce n’est pas vraiment utile pour résoudre le litige qui lui est

soumis : « que l'article 2 de la loi du 9 décembre 1905 ne fait pas obstacle à ce

que des subventions publiques soient attribuées à des manifestations culturelles,

alors même que, comme dans l'espèce soumise à la cour administrative d'appel

de Bordeaux, leurs organisateurs auraient par ailleurs des activités cultuelles

ou que ces manifestations se dérouleraient à l'occasion de célébrations

cultuelles ; qu'en outre, la prohibition des subventions à l'exercice même d'un

culte, lequel ne peut être assimilé à une pratique culturelle, poursuit depuis plus

d'un siècle le but légitime de garantir, compte tenu de l'histoire des rapports

entre les cultes et l'Etat en France, la neutralité des personnes publiques à

l'égard des cultes ; ». Donnons quelques exemples encore de cet assouplissement.

La région Bourgogne commet une illégalité en refusant, dans le cadre de son

plan de développement de la filière bois, de subventionner une communauté

bénédictine pour réaliser une étude de faisabilité en vue de l'installation d'une

chaufferie-bois alors que ce projet ne présentait pas un caractère cultuel et n'était

pas destiné au culte, qu’il s'inscrivait dans le cadre de l'action régionale de

promotion des énergies renouvelables et de maîtrise de la demande d'énergie, et

qu’ainsi il présentait un intérêt public régional (26 novembre 2012,

Communauté des bénédictins de l'abbaye Saint Joseph de Clairval, 344284). La

solution est la même à l’égard d’une décision de l’ADEME refusant de

subventionner l’installation d’une chaudière à bois à la chartreuse de Portes (26

nov. 2012, ADEME, 344379).

Semblablement, le C.E. estime qu’en accordant à une AEP, le Centre

universitaire catholique de Bourgogne, une subvention qui avait exclusivement

pour objet de contribuer au financement de l'extension de bâtiments destinés à

l'enseignement supérieur, la ville de Dijon n'avait pas méconnu " le principe de

laïcité de l'Etat et des collectivités publiques défini par la loi du 9 décembre

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1905 ", alors même que cette association, sans constituer une association

cultuelle, aurait eu des activités cultuelles et que ses biens seraient, susceptibles,

à terme, de devenir " la propriété de l'Eglise catholique. Par suite, lorsque la

municipalité a refusé d’honorer sa dette elle a commis une illégalité engageant

sa responsabilité. (20 juin 2012, Cne de Dijon, 342666).

A propos des lieux de culte antérieurs à 1905 qui sont propriété d’une personne

publique, ils sont grevés d’une affectation perpétuelle au culte, sauf, par

exception, lorsque des éléments architecturaux ou immobiliers peuvent en être

fonctionnellement détachés, tels la terrasse et le chemin de ronde situés sur le

toit de l’église fortifiée des Saintes-Maries-de-la-Mer ; les règles de visite et

d’ouverture de ces biens ne ressortissent pas à la compétences des autorités

affectataires (20 juin 2012, Cne des Saintes-Maries-de-la-Mer, 340648).

S’agissant d’activités non strictement religieuses organisées par des personnes

ou organismes dont le caractère cultuel est très marqué, des subventions sont

possibles pour toutes celle de ces activités non directement ou non

exclusivement cultuelles. Ainsi en va-t-il des 19e rencontres internationales

organisées dans l’esprit des rencontres d’Assise de 1986, par la Communauté

Sant’Egidio France, à Lyon. Le C.E. commence par poser un principe

important : « une association dont l'une des activités consiste en l'organisation

de prières collectives de ses membres, ouvertes ou non au public, doit être

regardée, même si elle n'est pas une " association cultuelle " au sens du titre IV

de la loi du 9 décembre 1905, comme ayant, dans cette mesure, une activité

cultuelle ; que tel n'est pas le cas, en revanche, d'une association dont des

membres, à l'occasion d'activités associatives sans lien avec le culte, décident

de se réunir, entre eux, pour prier ; que, dès lors, en jugeant que les seules

circonstances qu'une association se réclame d'une confession particulière ou

que certains de ses membres se réunissent, entre eux, en marge d'activités

organisées par elle, pour prier, ne suffisent pas à établir que cette association a

des activités cultuelles, la cour n'a pas commis d'erreur de droit ; » . Puis, le

juge en vient à l’examen précis et particulièrement minutieux des faits : « il

ressort des pièces du dossier soumis à la cour que la 19ème rencontre

internationale pour la paix a donné lieu à un ensemble de tables rondes et de

conférences consacrées, dans l'esprit des rencontres d'Assise du 27 octobre

1986, au " courage d'un humanisme de paix " et a réuni plusieurs centaines

d'invités et plusieurs milliers de participants ; (…) après avoir relevé que cette

manifestation ne comportait la célébration d'aucune cérémonie cultuelle et que

l'association organisatrice s'était bornée à prévoir un horaire libre, afin que les

fidèles des différentes confessions puissent, s'ils le souhaitaient, participer, dans

des édifices cultuels de leur choix, à des prières, la cour a jugé que, alors même

que des personnalités religieuses figuraient parmi les participants et que

certaines conférences portaient sur des thèmes en rapport avec les différentes

religions représentées, la manifestation ne présentait pas un caractère cultuel et

que la commune de Lyon avait pu, sans méconnaître les dispositions précitées

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de la loi du 9 décembre 1905, apporter un concours financier pour son

organisation ; qu'en statuant ainsi, la cour a exactement qualifié les faits qui lui

étaient soumis et n'a pas commis d'erreur de droit ; ». Enfin, le C.E. assène :

« en jugeant que la tenue à Lyon de la 19ème rencontre internationale pour la

paix, qui respectait le principe de neutralité à l'égard des cultes, était, eu égard

au nombre important des participants, notamment étrangers, et à l'intervention

au cours des tables rondes de nombreuses personnalités nationales et

internationales, positive pour " l'image de marque " et le rayonnement de la

commune de Lyon et qu'elle était de nature à contribuer utilement à la vie

économique de son territoire, et en en déduisant que l'octroi de la subvention en

litige présentait un caractère d'intérêt public communal et que la délibération

du conseil municipal du 20 juin 2005 trouvait dès lors un fondement légal dans

les dispositions précitées de l'article L. 2121-29 du code général des

collectivités territoriales, la cour a exactement qualifié les faits qui lui étaient

soumis et n'a entaché son arrêt ni de contradiction de motifs ni d'erreur de droit

; ». (4 mai 2012, Féd. de la libre pensée et d’action sociale du Rhône, 336462).

Intéressante affaire du marché Riquet à Paris dans le 19e arrondissement. (23

décembre 2011, Gilles X. et autres, 323309). Des personnes, locataires

d’emplacements sur ce marché, de confession juive, demandent une dérogation

pour ne pas être soumis, le samedi, à l’obligation d’ouverture des emplacements

tous les jours du lundi au samedi de 8h30 à 19h30. La ville de Paris refuse car

cela entraînerait la fermeture, le samedi, d’environ un tiers des commerces et la

mission de service public d’un tel marché ne pourrait être satisfaite alors surtout

que ce jour-là est celui de la plus importante fréquentation. En riposte, les

commerçants concernaient font valoir que s’ils ne respectent pas le repos du

samedi ils risquent de se voir retirer l’habilitation à vendre des produits cashers.

Le Conseil d’Etat répond : 1) un règlement de marché ne peut, par principe,

interdire des dérogations pour motif religieux, 2) encore faut-il que les

dérogations soient compatibles avec l’intérêt général et notamment l’exigence

de continuité du service public compte tenu des besoins des habitants du

quartier, 3) en l’espèce, le fait qu’une dérogation concernerait 30% des

emplacements la rend incompatible avec ces besoins publics. Le refus est donc

légal.

Incontestablement, nous pouvons dire qu’avec ces décisions, et d’autres encore,

nous revenons de loin dans la conception française de la laïcité.

B) Ecole et nouvelle laïcité

Le matériau que constitue la religion place l’enseignant et l’école en face de

plusieurs difficultés. Comment vivre la cohabitation d’élèves de confessions

différentes ? Comment gérer le quotidien vestimentaire ou autre ? De quoi

parler ? Comment en parler ? Etc.

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Certaines de ces questions concernent davantage l’administration scolaire,

d’autres l’enseignant.

a) L’administration scolaire

Nombreuses sont les occasions et situations où l’administration des

établissements est confrontée à des questions liées aux appartenances religieuses

et impliquant une gestion correcte du principe de laïcité.

Il en va ainsi :

- Au plan alimentaire, dans le cadre des cantines,

- en matière vestimentaire, par exemple lors d’activités physiques et

sportives,

- s’agissant de séparation des sexes, pour certaines activités ou pour toutes,

- concernant les rythmes scolaires (jours fériés),

- dans le domaine des relations avec les familles (détenteur de l’autorité

parentale en cas de divorce par exemple), etc.

Pour tous ces aspects, et d’autres encore, l’administration est invitée à opérer un

discernement entre, d’une part, ce qui relève de relations privées entre

l’établissement et les intéressés, d’autre part, ce qui soulève des questions de

principe, touche à un aspect symbolique fort, implique le reste de la

communauté éducative et donc revêt un caractère public. Selon le cas, la réponse

pourra ne pas être la même.

De la même manière, il conviendra de distinguer entre la demande légitimée par

telle tradition, ce qui ne veut pas dire que l’on y accédera, et celle qui relève

davantage d’un choix personnel voire d’un caprice.

Egalement, et quel que soit le cas de figure, il y a les demandes qui,

matériellement, pourraient être satisfaites et celles qui, de toutes façons, ne

peuvent pas trouver de réponse compte tenu des contraintes de tel ou tel ordre.

Salles de classe, couloirs et cours de récréation sont les hauts-lieux de la

confrontation entre élèves, entre attitudes et comportements, de discussion,

d’échanges de mots, des moments de franche camaraderie, de formation

d’amitiés aussi, mais également d’affrontements physiques ou verbaux. Il

incombe à l’administration de profiter des instants de grâce pour les exploiter et

en faire fructifier les effets, d’empêcher le surgissement des conflits t, lorsqu’ils

se produisent, de les régler au mieux.

Dans tout ce que je viens de décrire sommairement je n’évoque, bien sûr, que les

seules situations où la laïcité, la diversité culturelle, le pluralisme religieux sont

en cause.

Souvent la question du « que faire ? » appelle des réponses dont la difficulté de

formulation peut se révéler redoutable. Les réponses et les solutions ne sont pas

les mêmes, bien sûr, selon que l’on se trouve dans le cadre de l’enseignement

public ou dans celui de l’enseignement privé. Si, dans le premier cas, doit se

pratiquer une vision plus ou moins souple de la laïcité, dans le second cas, les

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choses sont différentes puisque doit être respecté par les autres et mis en valeur

par l’établissement privé son « caractère propre », ce qui ne veut pas dire que la

situation y soit plus confortable à gérer.

b) L’enseignant

L’enseignant rencontre de plusieurs manières cette confrontation de la laïcité et

du pluralisme. Soit il en fait l’objet même de tel ou tel enseignement ou

exercice pédagogique, c’est la situation la plus confortable : il s’agit de quelque

chose de prévu et d’organisé, de quelque peu normé. Soit, au détour d’un

exercice, d’une phrase, d’une réponse, à la vue d’une image, etc. est déclenchée

inopinément une interrogation à portée plus ou moins directement et plus ou

moins exclusivement religieuse, cas fréquent et d’un maniement qui peut, selon

le contexte, être malaisé ou, au contraire, constituer une aubaine. Soit, enfin, le

questionnement surgit de la vie même des élèves, leur comportement, un

propos, l’évocation de quelque chose de familial, l’annonce d’une chose qui va

avoir lieu, etc.

Sans vouloir donner de directives qui excéderaient ma compétence, il me

semble que plusieurs choses peuvent cependant être dites.

D’abord, il y a un risque : celui de traiter à peu près égalitairement tous les

cultes, de dire un peu sur chacun d’eux. Cette attitude n’est pas aussi judicieuse

qu’elle pourrait le paraître de prime abord. En droit, mais aussi en morale

élémentaire, il n’est pas juste de traiter identiquement des situations qui ne sont

pas comparables. Dans un pays, comme le nôtre, aussi imprégné de

christianisme dans les manifestations les plus diverses de l’existence, traiter de

façon équivalente, christianisme, judaïsme et islam, ne serait ni juste ni honnête.

Au reste, votre expérience vous a sans doute appris que les occasions d’évoquer

tel ou tel aspect de la première des religions citées sont les plus fréquentes.

L’art et la littérature, le vocabulaire et la musique, l’organisation des jours et

des saisons comme celle de l’espace, les monuments, les rites et les habitudes

sont là pour en témoigner. Certes, ce n’est pas parce qu’il y a cent fois plus de

chrétiens que de juifs en France qu’il faut consacrer cent plus de temps à la

première qu’à la seconde de ces spiritualités. Entre un traitement égalitaire brut

et sec et un traitement strictement proportionnel il y a place pour un juste milieu

raisonnable et honnête. Ainsi, il est peu admissible d’évoquer plus largement

l’entrée en Ramadan que l’entrée en Carême comme il serait anormal de ne

parler que de la seconde. Et l’on ne serait pas quitte de nos obligations en

faisant venir en classe un rabbin, un pasteur, un prêtre, un imam, un bonze, etc.

Ensuite, il y a une difficulté pédagogique, celle de discerner ce qu’il convient

d’enseigner en fait de religion. Existent, d’un côté, des religions fortement

ritualisées (islam, hindouisme, judaïsme par exemple), de l’autre côté, des

religions fortement intériorisées (christianisme à des degrés divers selon ses

variétés, bouddhisme). Dans le premier cas, on peut être tenté de mettre l’accent

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sur la description et sur la signification du rite (circoncision, l’Aït, Souccoth,

etc.) ce qui est facile et plus médiatique et donc d’un abord plus aisé pour des

enfants et adolescents. Ceci se fera au risque d’une simplification, qui peut être

abusive, et au détriment d’aspects, théologiques par exemple, majeurs. Au

contraire, pour les religions du second groupe, intériorisées donc, l’enseignant

est obligé d’emblée à l’abstraction, à la théorisation, à la catéchèse. C’est certes

plus difficile à faire mais surtout cela oblige l’enseignant à se situer à un niveau

de catéchèse (attention, je dis « à un niveau de » et non « faire de la

catéchèse…), ce qui l’impliquera davantage que dans le premier cas.

Enfin, parce qu’il faut bien arrêter une énumération et même un exposé, il y a la

manière d’enseigner. C’est là tout un art, difficile en vérité. Comment exposer à

des enfants un récit, biblique par exemple, (le déluge, la traversée de la mer

Rouge, la multiplication des pains, la guérison du paralytique ou la résurrection

du Christ…) sans risquer l’un des deux écueils suivants. Soit l’enseignant prend

très à cœur son récit, y entre si complètement dedans que l’enfant sera porté à y

voir une vérité puisque c’est le maître qui le dit et qu’il y croit lui-même. Soit,

par souci de distanciation et d’une certaine neutralité narrative, l’enseignant

reste très froid à l’égard du récit, voire se montre dubitatif, et il risque, cette

fois, de blesser les enfants, de susciter des réactions, parfois violentes, des

familles. Comment présenter le récit biblique de la création du monde en sept

jours ? Quel est le « bon » ton pour expliquer que le peuple juif est le peuple

« élu » devant un auditoire où il y a beaucoup de musulmans ou pour expliquer

que Jésus est le fils de Dieu, le Messie, devant un public où il y a des juifs et

des musulmans ?

La tâche est d’autant plus difficile que l’on ne peut pas espérer s’en tirer en

adoptant l’une des trois attitudes suivantes, différentes certes mais contestables :

passer sous silence les situations délicates, ou bien dire qu’il y a du bien un peu

partout car tout le monde a un peu raison, ou encore susciter le doute et

enseigner la suspicion en se fondant pour cela sur les contradictions.

C’est dire que l’enseignant confronté à un public de composition culturelle et

religieuse bigarrée, surtout à l’école publique, suppose des maîtres ayant reçu

une formation à cet effet. Des maîtres qui non seulement connaissent bien leur

sujet mais aussi, et peut-être surtout, des maîtres respectueux des valeurs

véhiculées par la religion sans renier le souci d’objectivité qui a fait la gloire de

notre enseignement.

Tout ceci suppose une pédagogie active de la tolérance entre les élèves eux-

mêmes afin qu’ils s’acceptent les uns les autres avec leurs différences, y

compris religieuses. Pour autant il ne faut pas non plus s’endormir dans le

confort mortel d’un syncrétisme médiocre.

Mesdames, messieurs, il y a 10 ans presque jour pour jour, le 20 mars 2003, je

concluais ainsi un exposé sur le thème « Enseigner le fait religieux », dans le

cadre du CRDP de Marseille, je vous prie d’excuser le fait que je me cite : « La

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France est aujourd’hui placée à un carrefour et elle n’a pas vraiment le choix de

la route : ce ne peut être que celle d’une laïcité ouverte, qui accepte de voir le

religieux jouer un rôle dans la sphère publique comme d’autres phénomènes

non politiques. Nos dirigeants doivent décider ou subir un certain retour du

religieux – car c’est bien de cela qu’il s’agit – comme constitutif du régime

démocratique. Jamais peut-être, sur ce point du moins, la distance n’aura été

aussi grande entre la République, qui ne peut encore ignorer les cultes, et la

démocratie qui, selon la Cour EDH et l’Union européenne, trouve dans la

religion, l’une de ses composantes majeures. » Dix ans après, je ne retire rien de

ce que j’écrivais alors et vous mesurez ainsi l’ampleur de l’enjeu.

Marseille, « Le Mistral »

19 mars 2013

Jean-Claude RICCI

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" La laïcité à l'épreuve du multiculturel et du multireligieux "

I) La laïcité « à la française »

A) Une affaire de mots et de temps

a) Le sens des mots

b) Le poids de l’histoire

B) Les conditions d’une laïcité originale

a) La singularité du fait catholique

b) Une laïcité sui generis

II) Laïcité et pluralité religieuse et culturelle

A) Vers une nouvelle laïcité ?

a) La transformation de l’environnement juridique

b) L’évolution de la jurisprudence

B) Ecole et nouvelle laïcité

a) Les incidences pour l’administration scolaire

b) Les incidences pour l’enseignant