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Extrait de « Ce que regarder veut dire : présence et métamorphoses », par Catherine Foliot www.passage-management.com 1 La Jeune Fille à la perle de Johannes Vermeer Regarder, c’est se détourner Johannes Vermeer, La Jeune fille à la perle, 1665-1667, Maurithuis, La Haye On n’avait jamais vu ça. Jamais personne, que ce soit des contemporains de Vermeer à Amsterdam ou à Delft, et dans toute l’Europe : en cette fin du siècle d’Or hollandais, apparaît là, en 1667, dans ce petit format, une représentation tout à fait extra-ordinaire.

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Extrait de « Ce que regarder veut dire : présence et métamorphoses », par Catherine Foliot www.passage-management.com

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La Jeune Fille à la perle de Johannes Vermeer

Regarder, c’est se détourner

Johannes Vermeer, La Jeune fille à la perle, 1665-1667,

Maurithuis, La Haye

On n’avait jamais vu ça. Jamais personne, que ce soit des contemporains de Vermeer à

Amsterdam ou à Delft, et dans toute l’Europe : en cette fin du siècle d’Or hollandais,

apparaît là, en 1667, dans ce petit format, une représentation tout à fait extra-ordinaire.

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Non, ça n’est pas à cause de ce fond si noir, d’un noir quasiment pur, car Léonard de Vinci

l’avait déjà proposé avec son Saint Jean-Baptiste. Ça n’est pas ce choix de cadrage très

particulier, de zoom dirait-on aujourd’hui, car certains peintres à la Renaissance avaient osé

ces portraits très rapprochés, encore plus même.

Le turban est bleu, d’un bleu que l’on avait l’habitude de voir pour les figures de la Vierge

Marie, faisant contraste avec le rouge de ces lèvres entrouvertes comme des portes

ouvertes à une parole proche. Mais La Jeune Fille à la Perle ne semble pas parler.

Nous sommes au seuil de la parole. Nous sommes là où ça se retourne. C’est précisément ce

retournement qui n’a jamais été vu.

Johannes Vermeer a choisi son sujet. En vingt années de création artistique, il n’a peint que

42 tableaux, dont 34 lui sont aujourd’hui attribués avec certitude. Aucun commanditaire.

C’est lui qui décide de chaque tableau, ce qui, en ces temps, est tout à fait inédit et a sans

doute contribué à le classer parmi les des plus grands artistes de l’histoire de l’art. Vermeer

travaillait très lentement, ne peignait que deux à trois tableaux par an, n’avait qu’un seul

acheteur : Pieter Claesz van Ruijvens, riche percepteur patricien de Delft. Tous ses tableaux

offrent un regard très singulier : tout se passe à l’intérieur, une laitière au travail, une femme

lisant une lettre – cette femme est enceinte, assurément sa femme, la catholique Catharina

Bolnes avec laquelle il y a eu onze enfants -, une leçon de musique, un concert, la

conversation d’une jeune fille et d’un officier à la fenêtre ... Sur le bord de cette fenêtre tant

répétée, la liseuse, le géographe, l’astronome, … ces figures nous parlent tant du monde de

l’ordinaire, que de ce qui se joue à cette époque de formidable expansion, nourrie des

découvertes de mondes tant terrestres que célestes. Alors que le monde se repense en

mouvement – Galilée, Copernic, Kepler démontrent l’héliocentrisme après 2000 ans de

croyance au géocentrisme– Vermeer pose ses fenêtres comme des arrêts du temps.

Vermeer nous livre cette première leçon : regarder suppose de s’arrêter, de se

détourner de son chemin, de ses habitudes, de la succession des temps imposés .

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Le regard demande un détournement du temps dit de l’action, de l’agir, du faire. S’arrêter

pour regarder, c’est la formidable proposition choisie par Vermeer, sans autre

commanditaire que lui-même. Ses tableaux nous apprennent l’expérience du regard : nous

sommes devant le même – le même tableau, la même image, quelque chose de fixe-, et se

disent des choses si différentes. Devant la Jeune fille à la Perle au Maurishuis à La Haye ,

après s’être étonné de la taille réelle du tableau (44 cm x 39 cm), certains vont voir au

premier coup d’œil ces lèvres entrouvertes, d’autres le turban, d’autres les yeux puis la

lumière, puis le fond noir, puis qu’elle se retourne (peu le voient, dans un premier temps),

aussi la perle bien évidemment, le col blanc est généralement décrit, mais voit-on ce

manteau ou cette robe qui a à peine de forme ?

Regarder, c’est s’arrêter, s’arrêter pour se laisser imprégner, pénétrer de ce qui vient de

l’extérieur pour le faire entrer en résonance avec ce qui est à l’intérieur. Ça n’est que parce

qu’il y a cette acceptation que le regard est possible. Il y a toujours un au delà dans ce qui

est visible à première vue, les chercheurs le savent bien : ils s’aventurent dans ce qu’on ne

voit pas.

Mais pour quoi faire ? Pourquoi cette représentation autre, différente de ses

contemporains, pourquoi ce risque pour ce peintre si doué, élu à 30 ans à la tête de la Guilde

de Saint Luc, la corporation des artistes les plus talentueux ?

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Qu’est-ce qui arrête la Jeune fille à la perle pour qu’elle se retourne ? Qu’est-ce qui la

détourne de ses taches quotidiennes ? Cette jeune fille dont on a pensé qu’elle était fille de

la maison de ce couple Vermeer, maison emplie d’enfants qui demandait une succession de

tâches bien précises tant pour l’entretien matériel que le soin à donner à cette famille

nombreuse. Elle n’a pas de nom, cette jeune fille à la perle. Vermeer choisit de peindre celle

qui n’a pas d’identité particulière. Il a choisi de la faire sujet, sujet d’un portrait, visage qui

sort de l’ombre, image consacrée à ce qu’elle est. Vermeer en la re-présentant la re-connaît :

il la reconnaît comme être vivant, existant, et singulier : consécration de son existence.

Voilà ce qui change : par le regard sur une fille sans nom apparaît une femme qui sort de

l’ombre. Se déjoue un destin voué à l’oubli, se célèbre la différence de ceux qui vivent

auprès de nous. Eloge du quotidien, de ce qui est proche mais qu’on ne regardait pas,

détournement d’une trajectoire : voilà ce que rend possible l’arrêt que demande le regard.

Espace de passage. Il est le lieu et le temps du lien, le lieu et le temps d’un changement de

regard possible, c’est à dire d’une transformation, d’une métamorphose potentielle.

Cette part de l’arrêt, de l’imprégnation nécessaire éclaire ce que porte structurellement le

regard : le lien avec le monde, les autres et soi-même. Cette part là est peut-être difficile à

accepter, pris dans nos velléités d’autonomie et d’indépendance. Elle est d’autant plus

difficile qu’elle nous renvoie à nos premiers liens, aux regards de ceux avec qui on a grandi.

La Joconde pourra nous en dire plus …