LA HAINE DE L’OCCIDENT - Fnac

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Albin Michel Jean Ziegler LA HAINE DE L’OCCIDENT

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Albin Michel

Jean Ziegler

LA HAINEDE L’OCCIDENT

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Avant-propos

J’habite une blessure sacréeJ’habite des ancêtres imaginairesJ’habite un vouloir obscurJ’habite un long silenceJ’habite une soif irrémédiableJ’habite un voyage de mille ansJ’habite une guerre de trois cents ans[…].

Aimé Césaire,«þCalendrier lagunaireþ», Moi, laminaire.

Les giboulées de mars s’abattaient sur les arbres cen-tenaires du chemin de l’Ermitage à Genève. Une finecouche de neige mouillée recouvrait les éclats rougesdes buissons de magnolias, le rose des cerisiers du Japonet les branches d’or des forsythias.

Minuit approchait, il faisait un froid polaire.Je marchais à côté d’une femme élégante, vêtue d’un

sari blanc et ocre recouvert d’un manteau de laine.C’était Sarala Fernando, l’ambassadrice du Sri Lankaauprès des Nations unies, à Genève.

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Nous sortions d’un dîner de diplomates européens,asiatiques et africains organisé à la résidence de l’ambas-sadeur d’Irlande, Paul Kavanagh. Pendant toute la soirée,nous avions débattu des mesures à prendre pour enrayerl’épouvantable génocide entrepris dès janvierþ2003 par ledictateur du Soudan, le général Omar Bachir, dans lesmassifs montagneux et les savanes du Darfour.

Les hommes, femmes et enfants massalit, four etzaghawa tombent par milliers sous les bombardements desavions Antonov et les coups de lance des milices éques-tres arabes, les Janjaweeds. Tels les cavaliers de l’Apo-calypse, ces tueurs s’abattent sur les villages africains,violant, mutilant, égorgeant femmes et jeunes filles,jetant les enfants vivants dans les brasiers des cases enfeu, égorgeant les hommes, adolescents et vieillards.

Les Janjaweeds tuent sur ordre des généraux au pou-voir à Khartoum, eux-mêmes téléguidés par les «þpen-seursþ» du Front islamique du salut.

Nous étions le mardi 20þmars 2007.Quatre jours auparavant, dans la salle XIV du Palais

des nations de Genève, la présidente de la commissiond’enquête sur le Darfour, le Prix Nobel Jody Williams,avait présenté son rapport au Conseil des droits del’homme de l’ONU.

Constat irrécusable, preuves à l’appuiþ: le génocide avaitprovoqué depuis quatre ans plus de deux cent mille morts,des centaines de milliers de mutilés et près de deux millionsde réfugiés et de personnes déplacées.

Le dîner, organisé par Paul Kavanagh et son épouse,avait pour but de préparer la rédaction d’une résolution decompromis, qui serait soumise dans la semaine aux repré-sentants des quarante-sept États membres du Conseil.

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Sur le plan international, depuis 2007, le Conseil desdroits de l’homme joue un rôle crucial. Après l’Assem-blée générale et le Conseil de sécurité, il est la troisièmeinstance la plus importante de l’ONU. Contrairement à cequi se passe au Conseil de sécurité, il n’existe pas de droitde veto au Conseil des droits de l’homme. Les grandespuissances y sont soumises à la loi de la majorité, elle-même gouvernée par une alliance entre les États membresde l’OCI (Organisation de la conférence islamique) et lesÉtats du NAM (Non-Aligned Movement, Mouvementdes non-alignés). De plus en plus – et c’est notamment lecas dans l’affaire du Darfour –, le Conseil des droits del’homme acquiert le statut d’un anti-Conseil de sécurité.

Le projet de résolution prévoyait l’ouverture, à partirdu Tchad, de corridors humanitaires pour l’achemine-ment de nourriture, d’eau et de médicaments aux victi-mes, et l’interdiction de l’espace aérien du Darfour àtout avion qui ne fût pas agréé par l’ONU.

Dans le vent glacé, Sarala Fernando avançait diffici-lement. C’est une femme d’âge mûr, aux beaux yeuxnoirs, d’une intelligence aiguë, qui, parmi les diplomatesasiatiques accrédités à Genève, jouit d’une influence etd’un prestige éclatants.

Tout à coup, au milieu du chemin, elle s’arrêta.«þWhy are they attacking us all’ the timeþ?… We are

civilised… But sometimes it is very difficult to controlourself, not to speak out…þ» («þPourquoi nous attaquent-ils sans arrêtþ?… Nous sommes des gens civilisés… Maisparfois nous avons beaucoup de peine à nous contrôler, àne pas dire clairement, ouvertement notre opinion…þ»).

Sarala Fernando maîtrisait difficilement sa colère. Laproposition, avancée par les représentants de l’Unioneuropéenne, de condamner par une résolution dure le

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régime islamiste du Soudan la mettait hors d’elle. À latable de l’ambassadeur d’Irlande, elle s’était tue. Main-tenant elle explosait.

«þAnd the Germans, what did they do not so longagoþ?þ» («þEt les Allemands, qu’ont-ils fait il n’y a pas silongtempsþ?þ»). L’allusion visait l’ambassadeur allemandMichaël Steiner qui, en ce mois de marsþ2007, présidait legroupe des ambassadeurs de l’Union européenne1.

«þEt les Anglaisþ? Vous souvenez-vous ce qu’ils ontfait aux tisserands indiensþ? Pour détruire l’industrie tex-tile de l’Inde et imposer leur monopole, ils ont coupé lesdoigts des tisserands, hommes, femmes et enfants… Etchez nous, au Sri Lanka, quand ils sont arrivés, les Anglaisont déclaré waste lands – terres sans maître – des centainesde milliers d’hectares de terres vivrières où travaillaientet vivaient nos paysans. Les paysans ont été chassés. Lafamine a exterminé des centaines de milliers de villa-geois. Les Anglais ont établi leurs plantations de thé surdes charniers remplis des cadavres de nos paysans.þ»

Dans la nuit glaciale, la surprise me saisit. Cette intel-lectuelle d’origine bouddhiste, indiscutablement culti-vée, et parfaitement informée des horreurs du Darfour,prenait donc toute condamnation par les Occidentaux dela dictature d’Omar Bachir pour une attaque insupporta-ble contre les peuples de l’hémisphère Sud.

Sarala Fernando n’est évidemment pas aveugle auxsouffrances endurées par les populations des trois pro-vinces du Soudan occidental. Comme tout être humain,elle est horrifiée par le viol à grande échelle des femmes

1. L’attaque contre cet ambassadeur allemand était particulière-ment injuste, puisque Steiner appartient à une vieille famillesocial-démocrate et antinazie bavaroise.

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africaines, par les mutilations infligées aux enfants, parl’égorgement des pères sous les yeux de leurs famillesréunies qu’accomplissent les Janjaweeds.

Elle récuse néanmoins toute forme de collaborationavec les États européens membres du Conseil des droitsde l’homme.

Ce refus a des conséquences. Pour évacuer lesblessés, enterrer dignement les morts et protéger lespopulations encore en vie, il faut mettre en œuvre unmécanisme particulier à l’ONU, qui ne peut fonction-ner qu’avec l’appui des principaux États – et doncaussi avec celui des pays du Sud. Ce mécanisme estdénommé Responsability to protect («þla responsabilitéde protégerþ»).

À New York, le 6þoctobre 2006, le Conseil de sécuritéavait voté une résolution prévoyant d’envoyer vingt milleCasques bleus chargés de mettre fin à la destruction despopulations africaines du Darfour. Or la mise en œuvre decette résolution n’était possible, en vertu de Responsabi-lity to protect, qu’avec le soutien des principaux États.Refuser de collaborer avec les Occidentaux, dans ce cas,revenait à laisser les coudées franches aux génocidaires.

Sarala Fernando est l’archétype du grand diplomateformé dans l’hémisphère Sud. Compte tenu des crimesprésents et passés commis par l’Occident, elle tientpour parfaitement indécente l’invocation des droits del’homme par un ambassadeur occidental – en quelquecirconstance que ce soit.

À New York, à Genève, la très grande majorité de sescollègues, algériens, philippins, sénégalais, égyptiens,pakistanais, bengalis, congolais, etc., pensent exacte-ment comme elle.

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Parce que leur mémoire abrite les mêmes blessuresque celles de Sarala Fernando. Eux aussi habitent «þlaplaie sacréeþ» dont parle Aimé Césaire.

La haine de l’Occident, cette passion irréductible,habite aujourd’hui une grande majorité des peuples duSud. Elle agit comme une force mobilisatrice puissante.

Cette haine n’est en aucun cas pathologique, elle ins-pire au contraire un discours structuré et rationnel. Etelle paralyse les Nations unies. Bloquant la négociationinternationale, elle laisse sans solutions des conflits et degraves problèmes qui, pourtant, engagent, à l’occasion,la survie même de l’espèce.

L’Occident, de son côté, reste sourd, aveugle etmuet face à ces manifestations identitaires, fondéessur un profond désir d’émancipation et de justiceémanant des peuples du Sud. Il ne comprend rien àcette haine.

C’est que la mémoire de l’Occident est dominatrice,imperméable au doute. Celle des peuples du Sud, unemémoire blessée. Et l’Occident ignore et la profondeuret la gravité de ces blessures.

Écoutons Régis Debrayþ: «þNe comprendra rien auXXIeþsiècle, celui qui ne saisit qu’aujourd’hui vivent côteà côte, dans le genre humain, deux espèces dont l’une nevoit pas l’autreþ: les humiliants et les humiliés. […] Ladifficulté vient de ce que les humiliants ne se voient pasen train d’humilier. Ils aiment à croiser le fer, rarementle regard des humiliés1.þ»

1. Régis Debray, Aveuglantes Lumières, Paris, Gallimard,2006, p.þ136.

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Encore Debrayþ: «þIls ont enlevé le casque. En des-sous leur tête reste coloniale.þ»

Dans leur article, «þHistoire, mémoire et mondialisa-tionþ», Bertrand Legendre et Gaídz Minassian constatent,de leur côtéþ: «þLe Sud ne quémande plus de l’aide auNord. Il exige des réparations, sinon un acte de contrition[…]. Le continent [africain] tout entier crie justice […]. LesEuropéens minimisent les ravages de l’esclavage. Ils préfè-rent exalter son abolition […], tel François Mitterrand fleu-rissant la tombe de Victor Schoelcher au Panthéon, le jourde son investiture en 1981 […]. Les descendants d’esclavesleur demandent réparation, en disant subir, aujourd’huiencore, les conséquences de ces déportations1.þ»

Ces revendications de justice, ces demandes de repen-tance se multiplient sur les trois continents.

Legendre et Minassianþ: «þLes contestations mémo-rielles, par leur diversité et leur ampleur, coïncidenttrop dans le temps pour être le fruit du hasard2.þ»

Mon livre voudrait déterrer les racines de cette haine.Il voudrait aussi explorer les voies de son dépassement.

Comment comprendre la soudaine irruption, dans lasociété planétaire contemporaine, de la haine de l’Occi-dentþ? Je vois deux explications.

La première réside dans la brusque résurgence de lamémoire blessée du Sud. Les souvenirs, pendant long-temps enfouis, des humiliations endurées durant les troissiècles de la traite et de l’occupation coloniale remontentà la lumière de la conscience. La mémoire blessée estune force historique puissante.

1. Le Monde, 27þdécembre 2007.2. Ibid.

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Je consacre la première partie de mon livre à sonexploration.

La deuxième explication tient à une contradictioninsupportable entre démographie et pouvoirþ: depuisplus de cinq cents ans, les Occidentaux dominent laplanète. Or les Blancs n’ont jamais représenté plus de23,8þ% de la population mondiale – à peine 13þ%aujourd’hui.

Du coup, aux yeux de la plupart des femmes et deshommes vivant dans l’hémisphère Sud, l’actuel ordreéconomique du monde imposé par les oligarchies ducapital financier occidental est le produit des systèmesd’oppression antérieurs, notamment de la traite et del’exploitation coloniale. Cet ordre du monde génèred’indicibles souffrances, de nouvelles humiliations pourun grand nombre d’hommes, de femmes et d’enfants duSud. Il nourrit, lui aussi, la haine de l’Occident.

La deuxième partie du livre examine les fondementsde cet ordre cannibale et ses effets sur la conscience.

Depuis des siècles, l’Occident tente de confisquer àson seul profit le mot «þhumanitéþ». Dans son magistralouvrage L’Universalisme européen. De la colonisationau droit d’ingérence, Immanuel Wallerstein reconstitueles étapes historiques de la constitution de cette «þhuma-nité ethnocentrique1þ».

L’Occident est un potentat qui s’ignore, dit-il. Sonpasse-temps favori consiste à donner des leçons demorale au monde entier. Sa mémoire est de pierre. Ellese confond avec ses intérêts économiques.

1. Immanuel Wallerstein, European Universalismþ: The Rheto-ric of Power, New York, The New Press, 2006, trad. fr. PatrickHutchinson, Paris, Demopolis, 2008.

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Son arrogance l’aveugle. Depuis longtemps, l’Occi-dent ne se rend plus compte du rejet qu’il suscite.

C’est qu’en matière de désarmement, de droits del’homme, de non-prolifération nucléaire, de justicesociale planétaire, il pratique en permanence le doublelangage.

Et le Sud répond par une méfiance viscérale. Il regardecomme un schizophrène cet Occident dont la pratiquedément constamment les valeurs qu’il proclame.

La stratégie du double langage paralyse la négociationinternationale. Elle rend impossible la défense collectivedu Sud et de l’Ouest contre les dangers mortels qui,pourtant, les menacent tous les deux.

Fondée sur plusieurs exemples récents, la troisièmepartie de cet ouvrage analyse ces dangers et les ressortsde la conduite schizophrénique de l’Occident.

La quatrième partie explore le destin symptomatiquedu Nigeria. Le pays le plus peuplé d’Afrique, et l’un desplus riches du monde, est en effet mis aujourd’hui encoupe réglée par les seigneurs occidentaux de la guerreéconomique mondiale.

Premier producteur de pétrole en Afrique et huitièmeplus important du monde, le Nigeria est gouverné depuis1965 par des juntes militaires successives. Le pays n’ajamais joui d’une souveraineté réelle. Il est à présent laproie impuissante de Shell, BP, Total, Exxon, Texaco etautres prédateurs. Et 70þ% de sa population survit dansune misère abyssale. C’est sur cette réalité-là, bien sûr,que prospère la haine de l’Occident.

En Bolivie, depuis janvier 2006, Evo MoralesAïma, un paysan aymara, est installé au palaisQuemado. C’est le premier président indien d’un pays

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d’Amérique du Sud depuis la dévastation espagnoledu XVeþsiècle.

Morales a provoqué une rupture tellurique avec l’ordredu monde, infligeant à l’Occident une défaite cruelle.C’est ainsi que la résurrection identitaire des peuplesaymara, quechua, moxo, guarani mobilise des forces decombat, de résistance et de création inouïes. Nousanalyserons, dans la cinquième partie, le rayonnementcontinental de la renaissance bolivienne. Il s’agira aussid’en prendre une mesure exacteþ: la valorisation per-manente de la politique et de la culture indigénistes,effet de la haine de l’Occident, est-elle compatible avecles principes universels du droitþ?

Prise en étau entre, d’un côté, le double langage del’Occident, et, de l’autre, la haine des peuples du Sud, lacommunauté internationale ne parvient pas à s’imposeraujourd’hui. Les Nations unies sont en ruine. Et l’absencede dialogue met la planète en danger de mort.

La Conférence mondiale pour le désarmement estainsi totalement paralysée depuis quarante-deux ans. Laprolifération d’armes nucléaires toujours plus meur-trières progresse.

En septembreþ2000, cent quatre-vingt-douze chefsd’État et de gouvernement se sont réunis à New York.Ils ont fixé les «þbuts du Millénaireþ» (Millenium goals),visant à éliminer graduellement la sous-alimentation etla faim, les épidémies et la misère extrême de 2,2þmil-liards d’êtres humains. Mais, jusqu’à ce jour, aucun pro-grès dans cette voie n’a été réalisé.

Au début de ce millénaire, sur une planète qui regorgede richesses, un enfant de moins de dix ans meurt toutesles cinq secondes. De maladie ou de faim.

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La guerre économique fait rage.L’humiliation, l’exclusion, l’angoisse du lendemain

sont le lot de centaines de millions d’êtres humains. Sur-tout dans l’hémisphère Sud. Pour eux, la Déclarationuniverselle des droits de l’homme, la Charte des Nationsunies ne sont que des paroles creuses.

Comment responsabiliser l’Occident et le contraindreà respecter ses propres valeursþ? Comment désarmer lahaine du Sudþ? Dans quelles conditions concrètes le dia-logue peut-il être amorcéþ?

Comment construire une société planétaire réconci-liée, juste, respectueuse des identités, des mémoires etdu droit à la vie de chacunþ?

Mon livre voudrait mobiliser des forces pour contri-buer à la résolution de ces questions et tenter de mettreun terme à la tragédie.