La Guerre secrète

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La Guerre secrète Guénane

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Entre le bacille (dont est atteint son mari) et les bombes (lâchées sur la ville de Lorient pendant le Seconde Guerre mondiale), les sentiments de Lucie se déclarent la guerre.

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«…Avec toi j’irai même en enfer ! »Lucie n’aime pas la réalité. Depuis l’enfance elle re-

fuse la mort de sa mère et rêve d’épouser Émilien, bien qu’il soit atteint par la tuberculose honteuse.

Ils se marient et vont vivre à Lorient, port de guerre, à la veille de la Seconde Guerre. Entre le bacille et les bombes, les sentiments de Lucie aussi se déclarent la guerre. Où l’amour peut-il trouver refuge ? Le travail, une rencontre, le refus de la réalité suffiront-ils ? La ville de Lorient ayant été détruite en 1943, l’auteur, née « en exil » au cœur de la Bretagne, en pleine guerre secrète, tente ici de percer une fenêtre.

Guénane a publié treize recueils de poèmes aux éditions Rou-gerie. Le plus récent, La Ville secrète est sorti au printemps 2011. Après Le Mot de la fin, paru en 2010, La Guerre secrète est son deuxième livre chez Apogée.

La Guerre secrèteGuénane

Éditions ApogéeISBN 978-2-84398-394-815 € TTC en France

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Guénane

La Guerre secrète

Éditions Apogée

À Lorient31 août 1666 – 14 janvier 1943

Toute ressemblance avec des personnes réelles n’est pas fortuite ; mais la vérité est étroite et l’erreur si vaste…

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Elle le savait atteint par le bacille honteux. Ses proches la mettaient en garde, avec plus ou moins de franchise ou d’élégance, mais tous lui faisaient le même grief : on n’épouse pas quelqu’un qui va mourir ; un mariage, c’est d’abord de l’espoir. Sa sœur fut la plus cruelle : « Avec un peu de chance, on sera à la noce le samedi et le lundi à l’enterrement ! » Elle recevait, depuis des années, chaque reproche, chaque insinuation comme un jet de pierres ; avec ces pierres elle se construisit un mur ; derrière ce mur, elle n’écoutait qu’elle-même.

Depuis le jour de leur communion solennelle où, côte à côte, ils avaient renouvelé les promesses du baptême, elle n’avait qu’un désir, une ambition : se marier avec Émilien ; qu’ils se disent oui entre les fleurs et les cierges, un oui de soie et de satin, au pied de Notre-Dame- du-Vœu, pour clouer un instant les lèvres venimeuses. « Domine, libera animam meam a labiis iniquis et a lingua dolosa. » Elle avait rencontré cette phrase dans le parois-sien romain, à la page marquée par les ailes déployées de l’archange Saint-Michel terrassant le dragon. Elle savait

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par cœur la prière contre les ennemis nuisibles, le psaume 19, « Seigneur, délivrez mon âme des lèvres trompeuses et de la langue perfide. »

Après cette communion, à chaque rencontre leurs regards se frôlèrent. Un jour il lui prit la main dans le petit chemin, ils furent surpris et les langues commencèrent à distiller leurs petites phrases sournoises : « Émilien n’est pas pour toi ! T’amourache pas de lui, sa famille est trop bien pour la tienne ! » Famille est pourtant un mot bien fragile. Le père fit naufrage en mer d’Irlande et son corps fut retrouvé sur une plage. La mère, orgueilleuse contre-maîtresse dans une entreprise de textiles, ne quitta pas le deuil ; elle s’aigrit, dépérit, s’éteignit de chagrin et de dépit. À dix-sept ans Émilien était orphelin, avec pour tuteur un vieil oncle distant et pingre. Il en fut si amer et bouleversé, sans l’aile protectrice de sa mère, qu’au premier hiver il fit une pleurésie. « Pauvre garçon, voilà qu’en plus il a une toux qui ne dit rien de bon ! » Il eut très vite, par la voix du peuple, « un pied dans la tombe. » « La roue ne tourne pas toujours dans le sens qu’on voudrait, et quand le malheur s’acharne, faut subir ! » Le malheur s’acharna. Bientôt le mot « primo-infection » courut la ville, et puis ce fut le mot « sana ». Mais Lucie se repliait dans sa casemate et entretenait toujours aussi fort le même désir ; à « la roue », elle imposait son sens à elle. Elle refusait, disait sa sœur, de regarder les choses en face. Elle regardait d’abord en elle-même et refusait il est vrai, depuis dix ans déjà, la mort de sa mère. Elle avait une horloge bloquée à l’intérieur, bloquée sur l’instant où sœur Joseph la fit appeler au parloir : « Ma petite fille,

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il faut être forte, ta mère est morte. Tu peux rentrer tout de suite chez toi ou attendre la fin de la classe, comme tu voudras. » Elle attendit. Elle ne comprenait rien à ces quatre mots : « TA mère est MORTE ». Cet attribut du sujet, avec cet adjectif possessif-là, était impossible. Cette phrase n’avait aucun sens, elle, première en français ne comprenait pas cette logique-là et elle aurait bien griffé Thérèse Pichon qui traversa la cour pour l’apostropher : « C’est vrai que ta mère est morte ? » « Non, ce n’est pas vrai ! » Cela ne pouvait l’être. Après le repas de midi, sa mère lui avait dit : « À tout à l’heure mon petit ange ! » Elle était sûre de la revoir. D’ailleurs, elle ne se souvenait de rien, ni de pleurs ni d’enterrement. Elle continuait de parler avec sa mère qui la soutenait contre les langues perfides. À la mort de son père, elle dut vivre chez sa sœur de sept ans son aînée ; une femme énergique, nette, droite, adroite à tenir au cordeau sa maison et maladroite à exprimer tout sentiment. Émilien l’appelait le « capo-ral-chef ». Un jour elle intercepta le propos et en profita pour claironner : « J’en connais, moi, qui ne seront pas bons pour le conseil de révision, et quelqu’un qui ne fait pas de régiment, c’est pas un homme ! » Ce qui lui valut cette réplique : « Vous, Louise, vous êtes un homme, un vrai ! » Et ils eurent tous le sourire amer, parce que Louise avait su choisir un homme d’avenir, sobre en tout, peu encombrant à la maison, un « file-doux » disaient les langues.

Lucie se renfermait et pestait contre les pécores. Quel autre homme dans cette ville aurait su lui jouer de la mandoline ? De l’accordéon oui, pour la musette, ou du

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clairon de fanfare, mais lui, Émilien était mandoliniste, il avait même une partition de Beethoven, le célèbre compositeur sourd dont sœur Eulalie leur avait parlé au chant choral et dont elle connaissait l’Hymne à la joie. Quel autre saurait, oserait lui écrire des poèmes d’amour, la prendre cinquante fois en photo le dimanche avec son Kodak ? Maintenant, il était entré « sous l’État », il suivait des cours le soir et lui avait promis d’aller vivre à Toulon, au soleil qui serait bon pour sa toux. Et aucun n’avait cette mèche blonde rebelle, sur laquelle il soufflait quand elle lui frôlait les cils. Mais il soufflait aussi de la fumée, il aimait les cigarettes américaines, les petits cigarillos et ne se reposait jamais. « Y en a qui creusent leur tombe ! » répétaient en écho les langues. Il en plaisantait pour la rassurer : « Ne t’en fais pas, j’ai un caveau de famille !… Ne t’inquiète pas, le bacille meurt à cent degrés, et s’il persiste, je me tremperai dans l’eau bouillante ! » Il prenait sa mandoline, elle posait sa tête sur ses genoux et ces instants étaient des pierres précieuses qui éteignaient toutes les sournoiseries de la vie. Plusieurs fois, il lui avait raconté comment il répondait à sa mère, fâchée par les rumeurs galantes sur son fils et cette petite orpheline : « Plus on m’empêchera de la voir et plus j’irai ! » Émilien, pour elle, avait désobéi à sa mère qu’il respectait pour-tant bien mieux que Dieu. Quand les bonnes intentions voulaient l’éloigner de ce contagieux, elle reprenait la phrase qui lui fit tant de bien tant de fois : « Plus vous m’empêcherez et plus j’irai ! »

Tout cela, elle ne pouvait l’expliquer qu’à sa mère absente mais attentive. Sa mère était la voûte de la

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casemate où elle se retranchait, une voûte en berceau, elle avait trouvé le mot dans un livre et il lui plaisait. Sa mère nichait en secret sous la voûte en berceau de sa casemate imaginaire. Sa mère seule pouvait comprendre qu’en épousant Émilien, elle épousait son nom ; un nom beau comme un trois mâts, un nom qui, précédé du prénom, faisait reculer l’horizon alors que le sien réson-nait comme un coup de trique. Depuis le jour de leur communion, elle rêvait de troquer son nom noir et sec contre le nom lumineux d’Émilien. Elle avait fini par le mettre dans la confidence et, amusé, il avait précisé : « Sais-tu que Lucie veut dire lumière ? »

Pour n’avoir besoin d’aucune autorisation, il leur fallait être patients. Ils se dévoraient dans les buissons en attendant d’avoir vingt et un ans. Aussitôt passés leurs deux anniversaires, ils entreprirent les démarches, ce que les langues appelèrent : « Se jeter tête baissée dans la mouise. » Louise, encore plus revêche de désespoir, ayant épuisé le bestiaire des passereaux évaporés et des ongu-lés obstinés, en était réduite à traiter sa sœur en breton de « tête roussie par le cidre » et de « tête de piquette ». Lucie était imperméable, parfois elle répondait en chan-tonnant un air de mandoline. Émilien lui avait affirmé qu’il avait appris à en jouer avec la chatte Trémolo, une superbe tricolore qu’il estimait excellente soprano et qui l’avait accompagné jusqu’à l’adolescence. Quand Émilien jouait, rien que pour elle, Lucie flottait dans une sorte de paix où ne parvenait aucun son de clapets.

Cette mandoline les rapprochait, les isolait, ils ne souhaitaient aucune autre présence ; elle était leur très

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gracieux témoin. Elle avait un petit ventre rebondi, orangé, en érable verni strié de très fines nervures d’ébène. Pas une fois il ne l’a prise sans se laver les mains. Sous ses doigts et le médiator, la mandoline chevrotait des barcarolles, des ariettes, imitait la grive, le rossignol ou miaulait en souvenir de Trémolo. Émilien avait des parti-tions de Vivaldi et de Paganini où fleurissaient des nuées de croches qui se traduisaient en cascades stupéfiantes et en acrobaties des doigts sur le manche. Ses doigts si longs, minces, blancs, devenaient des insectes étranges, comme les grands faucheux grêles et presque transpa-rents qui dansaient sur les herbes quand ils s’allongeaient pour ne plus entendre que la rumeur du déversoir. Parfois, elle n’aurait su dire combien de doigts il avait, tout s’emballait, son cœur, les notes, ses mains, elle était submergée. Un jour il s’arrêta net, en riant, l’attira contre lui : « Je suis fou, je sais, mais si tu me suis, tu ne feras jamais partie de ces mesquins ! » Et il reprit sa course sur le manche ; dans certaines crispations des phalanges, l’os semblait vouloir percer la peau.

La veille du mariage, lassés par la fébrilité des prépa-ratifs et l’agressivité de Louise, ils s’isolèrent avec la mandoline pour se détendre.

« – Ils me donnent tous envie de fuir, de disparaître ! dit Émilien, encore plus pâle et amaigri par toute cette agitation.

– Moi j’arrive à disparaître sans bouger, ou bien c’est eux que j’efface. »

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Il joua quelques mélodies courtes, mélancoliques, apaisantes et caressa le cou de Lucie.

« – Nous deux, nous sommes en accord, comme le sol et le do, ils sont bien distincts et pourtant ils sont unis dans le même son, ils sont ensemble, l’un dans l’autre. »

L’éclat de rire de Lucie agita ses bouclettes.« – Là, tu as ri en do majeur ! Tu peux le faire aussi en

sol, mais on ne rit pas en ré mineur et on pleure en mi mineur. »

Il exécuta quelques arpèges et puis plaqua des accords vifs et nets.

« – La vie, tu vois, c’est un peu ça, une envolée et un arrêt brutal. »

Il recommença plusieurs fois.« – Veux-tu toujours t’envoler avec moi, même si l’ar-

rêt est brutal ? »La respiration de Lucie se bloqua net avec l’accord. Le

front d’Émilien perlait, il eut une quinte, il était blême.«  – Ce n’est rien, même la musique a des quintes,

un peu de fatigue et beaucoup d’agacements, c’est tout ; mais j’attends ta réponse, le oui au maire et au curé, je m’en fous !

– Oui, Émilien, avec toi j’irai même en enfer ! »Elle était décidée, excitée, elle regardait ses doigts

galoper mais sentit aussi une petite peur courir sur le manche.

Elles étaient toutes présentes, les langues perfides, bridées dans leur box pour une heure, pour mieux se

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déchaîner ensuite, mais il sera trop tard. Qu’a-t-il de plus insupportable que les bonnes intentions, que tout ce que l’on vous décoche au nom de l’affection ou de la sympa-thie « pour votre bien » ?

En ce matin d’avril, Lucie triomphait, toute moulée de blanc. Ses seins pointaient dans le satin aux côtés d’Émilien, beau comme un prince venu d’ailleurs fatigué par le voyage, dans la basilique de leur première commu-nion. Elle était aussi brune et vivante que lui blond et phtisique, mais c’était leur messe, c’était encore le temps des envolées d’arpèges. Ce matin, avant la cérémonie, Louise réussit une dernière fois à tout noircir : « Allez vous marier, ça me débarrassera le plancher, mais je vous préviens, ne revenez pas ici en pleurant avec un poupon, je n’ai pas l’intention d’en récolter deux à la place d’une ! »

L’orgue remplaçait la mandoline, ils avaient dit oui, c’était irréversible. Mais l’instant d’avant, quand elle entendit le recteur demander à l’assistance : « si quelqu’un connaît un empêchement à la célébration de ce mariage, il est prié de le faire savoir », elle crut entendre une vague de rumeurs partir du fond, s’enrouler aux piliers, envahir la voûte, un flot où grondait la voix bourrue du « capo-ral-chef ».

Vint la communion. La lamelle sèche de l’hostie dut irriter la trachée fragile d’Émilien. Il fit ce qu’il put pour réprimer une quinte, il prit sa pochette et elle eut le temps d’apercevoir qu’il y cracha, discret, un peu de sang. Le bonheur parfois donne aussi des frissons.