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1914-1918 LA GUERRE ET L'ÉVOLUTION SOCIALE Le problème des rapports entre la guerre de 1914-18 et l'évolu- tion sociale de la France ne semble pas avoir attiré, comme i l l'aurait mérité, l'attention des observateurs. On s'est préoccupé des conséquences militaires, politiques, économiques du conflit, on n'a qu'à peine effleuré son aspect social. Il convient donc, avant d'aborder au fond cette matière délicate et encore trop peu explorée, de fournir un certain nombre de précisions sur les notions qui seront mises en œuvre. La guerre de 1914-18 présente tout d'abord cette particularité qu'elle fut une guerre « totale » : on veut dire par là qu'elle a mis en jeu l'ensemble des ressources de la Nation. Grande diffé- rence avec les conflits du XVIII e siècle, qui n'intéressaient que des fractions restreintes de la population. Différence même avec les guerres du XIX e siècle, y compris celle de 1870-71, devenues déjà nationales sans être encore totales. Une exception semble bien représentée par la guerre de Sécession, probablement la pre- mière en date des guerres totales, bien qu'elle se soit offerte comme une guerre civile. Peu importe d'ailleurs que la guerre de 14-18 ait été la première ou seulement la seconde à offrir ce caractère nouveau : à son égard, le doute n'est plus permis. Mais puisque la guerre intéresse à ce point toutes les fibres du corps national, elle aura, parmi beaucoup d'autres, des consé- quences d'ordre social. Les groupes de la nation entretiennent les uns avec les autres des rapports qui n'ont, bien entendu, rien d'uniforme et qui subissent une évolution plus ou moins rapide, plus ou moins heurtée. Des événements très divers se rencontrent de temps à autre, qui modifient l'évolution, pour la précipiter,

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LA GUERRE ET L'ÉVOLUTION SOCIALE

Le problème des rapports entre la guerre de 1914-18 et l'évolu­tion sociale de la France ne semble pas avoir attiré, comme i l l'aurait mérité, l'attention des observateurs. On s'est préoccupé des conséquences militaires, politiques, économiques du conflit, on n'a qu'à peine effleuré son aspect social.

Il convient donc, avant d'aborder au fond cette matière délicate et encore trop peu explorée, de fournir un certain nombre de précisions sur les notions qui seront mises en œuvre.

La guerre de 1914-18 présente tout d'abord cette particularité qu'elle fut une guerre « totale » : on veut dire par là qu'elle a mis en jeu l'ensemble des ressources de la Nation. Grande diffé­rence avec les conflits du XVII I e siècle, qui n'intéressaient que des fractions restreintes de la population. Différence même avec les guerres du X I X e siècle, y compris celle de 1870-71, devenues déjà nationales sans être encore totales. Une exception semble bien représentée par la guerre de Sécession, probablement la pre­mière en date des guerres totales, bien qu'elle se soit offerte comme une guerre civile.

Peu importe d'ailleurs que la guerre de 14-18 ait été la première ou seulement la seconde à offrir ce caractère nouveau : à son égard, le doute n'est plus permis.

Mais puisque la guerre intéresse à ce point toutes les fibres du corps national, elle aura, parmi beaucoup d'autres, des consé­quences d'ordre social. Les groupes de la nation entretiennent les uns avec les autres des rapports qui n'ont, bien entendu, rien d'uniforme et qui subissent une évolution plus ou moins rapide, plus ou moins heurtée. Des événements très divers se rencontrent de temps à autre, qui modifient l'évolution, pour la précipiter,

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pour la diriger dans un sens nouveau. Parmi les événements de ce genre, i l y a naturellement les guerres et celle de 1914-18 a eu en effet des conséquences sociales fort étendues, fort lointaines.

Tellement étendues, tellement lointaines, que plusieurs demeu­rent encore perceptibles aujourd'hui, après un demi-siècle. Il nous Serait impossible de les envisager toutes et nous nous occu­perons seulement des plus proches de l'événement, c'est-à-dire de celles qui peuvent se constater à la fin de 1918 ou mieux en 1919, puisque l'armistice se situe au déclin de 1918. Nous allons donc essayer de décrire l'évolution sociale survenue pendant la guerre et de faire en quelque sorte le point de la situation, au moment où cesse le conflit.

L'inflation qui s'est manifestée en France depuis 1914 n'a guère, à l'époque, attiré l'attention du grand public. Pourtant, en novem­bre 1918 — le mois de l'armistice — les prix de gros atteignent trois fois et demi leur montant de juillet 1914 et les prix de détail deux fois et demi ce même montant. La moyenne des indices pour l'année suivante 1919, sera 364 pour les prix de gros et 260 pour les prix de détail, en attendant des hausses ultérieures bien plus fortes.

Les hausses de prix ont naturellement atteint et atteindront très inégalement les particuliers. L'inflation, dès 1918, a opéré ce que les économistes modernes appellent une redistribution des revenus. Surtout, pour la juger, gardons-nous de tenir compte de connaissances que personne ne possédait alors ! Songeons que l'inflation apparaissait comme un mal assez mystérieux, dont le mécanisme restait peu compris : on préférait — dans le public comme dans les sphères gouvernementales — parler de « spécu­lation », attribuer la dépréciation de la monnaie à des forces obscures et malveillantes, se rassurer enfin en énonçant que l'Alle­magne, une fois vaincue, paierait les frais de la guerre. En somme, la France était appauvrie, mais ne s'en doutait pas. La redistri­bution des revenus s'était bien effectuée, mais (à la différence de ce qui se passe aujourd'hui dans plusieurs pays, dont le nôtre), elle n'avait rien eu d'une politique délibérée, elle ne résultait en aucune manière d'un plan quelconque. Elle s'était faite au hasard des circonstances, de telle sorte que l'appauvrissement général du pays se traduisait de la façon la plus inégale. Certaines gens avaient vu leurs revenus fortement diminués ; d'autres avaient seulement enregistré une diminution faible. Quelques-uns enfin sortaient de l'aventure avec des revenus accrus par rapport à l'avant-guerre. L'appauvrissement était donc tout à la fois mal compris et mal réparti.

Il serait facile d'épiloguer à ce propos, d'observer que l'impôt

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426 LA GUERRE ET L'ÉVOLUTION SOCIALE du sang, expression consacrée, avait été lui aussi fort mal réparti ; que la guerre avait détruit la maison de l'un, épargné celle de l'autre et permis à un troisième d'acquérir une maison somptueu­se... Mais justement, cette diversité des situations mérite d'être appréciée en fonction de l'évolution sociale, avec laquelle elle se trouve en rapports étroits.

I l va de soi qu'à propos de chaque catégorie sociale, la néces­sité s'imposera de pratiquer des divisions et subdivisions : car i l serait bien étonnant, par exemple, que le destin de tous les bourgeois ait été identique. Plus probablement, on constatera que la guerre a eu des effets différents, opposés même parfois, sur les diverses fractions de la bourgeoisie.

Considérons cette dernière classe. Ses membres ont des reve­nus par hypothèse importants. Mais la nature des revenus en question est très diverse : revenus de la propriété immobilière, revenus des capitaux mobiliers, profits enfin d'entreprises.

Commençons par les revenus d'entreprise, les plus caractéris­tiques, en tous cas ceux qui proviennent d'une richesse active, à savoir de l'industrie, de la banque ou, plus généralement, des « affaires ». Parfois aussi du commerce, tout au moins du haut commerce, puisque nous nous situons d'emblée à un niveau élevé. Or les revenus provenant de ces diverses sources ont été considé­rablement gonflés, à la fois par l'inflation déjà commençante et par cette activité plus ou moins artificielle, mais certaine qui accompagne, à l'arrière, les périodes d'hostilités. Les industries d'armement, toutes celles qui fabriquaient des approvisionnements pour l'armée, ont obtenu des bénéfices considérables, que la légis­lation fiscale pourchassera, certes, mais sans parvenir à les épui­ser. Mieux même : le perfectionnement des méthodes industrielles nécessité par l'effort de guerre, renforce la position d'hommes qui se trouvaient déjà riches avant 1914 et qui vont se trouver encore plus riches en 1918.

En vérité, tous les membres de la classe bourgeoise n'ont pas été des profiteurs de guerre. Les fortunes bourgeoises étaient formées aussi, en opposition avec la richesse « active », de pro­priétés mobilières ou immobilières, dont les revenus ont subi bien des atteintes.

Les revenus tirés de la propriété immobilière, bâtie et non bâtie, on souffert des lois concernant les baux urbains comme les baux ruraux. La France entrait alors, sans se rendre compte du danger que comportait cette attitude, dans la voie de la réglemen­tation des loyers. Adoptée en principe sans hostilité préconçue contre les propriétaires fonciers et avec le seul désir de favoriser les locataires mobilisés, cette réglementation devait se maintenir

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fort longtemps, se révéler irréversible et comporter de graves conséquences. C'est de 1914 que datent le ralentissement de la construction immobilière, la désaffection pour les placements en immeubles locatifs et, de façon plus générale, le déséquilibre entre l'offre et la demande sur le marché immobilier, que l'on traduit par le terme commode de : crise du logement.

Dans la catégorie des revenus défavorisés se rangent également les revenus de certains capitaux mobiliers, en particulier les reve­nus des fonds publics, rentes sur l'Etat français ou sur divers Etats étrangers. Eux aussi ont subi des atteintes graves, aussi bien pour des raisons tenant à la politique générale — défaillance des Etats débiteurs — que par suite de l'inflation, qui réduisait insidieusement le pouvoir d'achat des revenus.

Ainsi, le tableau comporte des teintes passablement contras­tées : enrichissement d'un côté, mais de l'autre réduction notable des revenus encaissés. S'il fallait à tout prix énoncer une proposi­tion — qui ne pourrait être que très générale ^ je dirais à peu près que les facteurs considérés en dernier lieu ont dû avoir moins d'importance que les premiers, autrement dit que les éléments favorables ont dû l'emporter sur les éléments défavorables ; que par conséquent l'ensemble de la bourgeoisie a dû voir sa situa­tion s'affermir. Du moins sa situation absolue. Car d'autres classes, en face d'elle, ont acquis des forces plus importantes encore et ce seront justement là des raisons pour que s'institue un équilibre nouveau, moins avantageux pour la bourgeoisie que celui de 1914.

Si la bourgeoisie est déjà loin de former une masse tout à fait homogène, que dire des classes moyennes ? Le pluriel même, en ce qui les concerne, a une Valeur significative. Prenons garde que les différences entre les sous-groupes, notables dès avant la guerre, vont le devenir plus encore par suite des circonstances.

Prenons d'abord le cas des rentiers et des propriétaires d'im­meubles. Ils ont des sources de revenus qui ont été examinées tout à l'heure, et l'on a vu pour quels motifs ces revenus ont décru. Seulement, voici la nouveauté qui concerne non plus la nature, mais le montant des sommes encaissées. Les rentes et les loyers recueillis, déjà d'un montant faible, vont être frappés par l'infla­tion comme par la réglementation nouvelle et i l ne va plus en rester grand'chose. L'époque ultérieure parlera, non sans cynisme, d'une « euthanasie des rentiers ». Mais, dès la fin de la guerre, le sort de bien des petites gens est devenu tragique, vieillards par exemple incapables de remonter le courant et qui croyaient leurs vieux jours assurés par le revenu de quelque maison ou de quel­que titee de rente. Le langage de l'époque a pu caractériser sans

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peine des situations de ce genre, en parlant des € nouveaux pau­vres ».

Avec autant de facilité, le même langage ordinaire a découvert les « nouveaux riches ». Ce ne sont pas, remarquons-le, les bour­geois de l'époque antérieure : ceux-là étaient riches dès avant 1914 et même si la guerre les a enrichis, elle n'a pas fait d'eux des gens nouvellement riches. Le terme, en revanche, a été appliqué aux membres des classes moyennes dont l'ascension a été favo­risée par la pénurie et par l'inflation. Petits commerçants dont les stocks se sont trouvés subitement valorisés au-delà de toute espérance, intermédiaires jusqu'alors confinés dans des trafics mé­diocres, dirigeants de petites entreprises brusquement promues par le malheur des temps à la dignité inattendue d' « usines de guerre » — toutes ces catégories étaient autrefois rangées parmi les classes moyennes. Le terme, maintenant, ne s'applique plus. Les fortunes dont i l s'agit ne sont plus du tout moyennes et le public en considère le développement avec stupeur, avec envie, avec ironie surtout. I l sourit de la jactance, de la naïveté des nouveaux riches. Le théâtre, la chanson, la caricature s'emparent très vite de ces types sociaux d'une espèce jusqu'alors inconnue.

Mais les classes moyennes comportent encore d'autres catégo­ries de personnes, pour lesquelles le critère du revenu, sans cesser de jouer, joue avec moins de netteté : i l s'agit des fonctionnaires de rang moyen, modeste ou médiocre, des journalistes, des mem­bres de l'enseignement, de bien des membres des professions judi­ciaires et médicales (mis à part les très gros avocats, les grands médecins, les plus riches parmi les notaires, etc.. Tous ces gens peuvent être différents les uns des autres, ils ont cependant en commun de tirer leur gagne-pain de leur matière grise. Appelons-les des intellectuels, sans y mettre aucune arrogance, sans y mettre non plus cette nuance de dénigrement que l'affaire Dreyfus y avait mise vers la fin du X I X e siècle.

Or les intellectuels ont parfaitement conscience d'avoir contri­bué au premier chef à construire la III e République. Us étaient fiers de leur œuvre et voilà que cette œuvre se trouve compromise. Pacifiques, sinon pacifistes, les intellectuels voient remettre en cause toutes les valeurs auxquelles ils avaient ajouté foi et ils réprouvent l'atmosphère de violence qui accompagne évidemment une guerre. Le fait même de la guerre est un désaveu de leur action passée. Leur désarroi fait d'eux des inquiets en attendant que l'inflation les transforme en mécontents. Ayant nourri beau­coup d'illusions, ils se rangent parmi les moins satisfaits.

Le tableau ainsi tracé des classes moyennes, s'il est fidèle, traduit sans aucun doute une extrême diversité : parmi les mem-

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bres de ces classes, les uns sont devenus beaucoup plus riches et songent à s'intégrer à la bourgeoisie (qui ne les accueillera qu'avec des délais raisonnables) ; les autres, devenus beaucoup plus pauvres, tendraient à se « prolétariser » si leur mode de penser, mais surtout leur mode de vie, ne les maintenait encore au-dessus du prolétariat ou plus exactement en dehors de lui. Enfin les intellectuels restent hésitants, cherchent des issues, des points d'appui, des lumières nouvelles. Ce n'est pas assez de dire que les classes moyennes ont « éclaté ». Ce qui en subsiste d'avant 1914 hésite à reconnaître sa propre nature.

Mais — et voici qui rend l'observation bien difficile — si les classes moyennes tendaient à se vider de leur contenu pour les motifs que l'on vient de dégager, elles tendaient, en un autre sens, à se reconstituer. Venues d'autres niveaux sociaux, des mil­liers de personnes affluaient vers elles : aussi bien les contremaî­tres, chefs d'atelier des usines de guerre, bénéficiant de très hauts salaires et à qui la guerre apportait une promotion économique, que les artisans des métiers nouveaux (électricité, automobile), assurés eux aussi par la guerre de gains inattendus. L'électricien, le mécanicien se mettaient comme on dit, « à leur compte ». En d'autres termes, ils renonçaient au salariat pour parvenir à l 'in­dépendance : la promotion, ici, était d'ordre social plutôt que d'ordre économique. Mais dans tous les cas, ces catégories de personnes accédaient au niveau des classes moyennes et ainsi se reformait par conséquent l'effectif qui s'était amoindri par d'autres voies.

Un pareil va-et-vient n'était peut-être pas inconnu avant 1914. Mais i l était loin d'avoir jamais atteint l'ampleur que lui don­naient en même temps la guère et l'inflation : c'est par centaines de milliers, peut-être par millions, que les individus changeaient de condition sociale. La « mobilité sociale », comme disent les sociologues contemporains, se trouvait brusquement accrue.

Dans le monde ouvrier, la transformation la plus notable a porté, non sur les effectifs, mais sur les mentalités.

Traditionnellement et depuis le début du X I X ' siècle déjà, l'ou­vrier se sentait infériorisé, dans un monde qui ne paraissait pas fait pour lui. La grande industrie, le machinisme, la concentration capitaliste, tout cela s'était combiné depuis des décennies pour ne faire de l'ouvrier qu'un rouage dans un mécanisme déshuma­nisé. Et sans doute le syndicalisme ouvrier, qui groupait un mil­lion d'adhérents dans la France de 1914, avait contribué, dans quelques cas, à racheter l'ouvrier de cette infériorité : représen­tation compensatoire, dirions-nous, mais qui n'intervenait pas

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toujours et laissait presque entier le problème de la subordination ouvrière.

Au surplus, les premiers temps de guerre rendirent encore plus pesant le sort de l'ouvrier : le respect des quelques lois sociales alors existantes sur le repos hebdomadaire, sur la durée du tra­vail, parut devoir céder devant la nécessité de faire tourner les usines de guerre au maximum de leur capacité. Réduits au silence, privés» de presque tous leurs moyens d'action, les ouvriers purent croire que la guerre ne leur serait pas plus clémente que la paix.

Puis des nouveautés apparurent ; le monde ouvrier put faire des constatations plus rassurantes : la guerre moderne, surtout si elle est « totale » exige un matériel puissant, sans cesse détruit dans les batailles et qu'il faut sans cesse renouveler. D'où les rappels nombreux, vers l'arrière, d'un personnel qui se révélait aussi indispensable dans les usines que dans les tranchées. Sur­prise ! Le travail, jusqu'alors méprisé ou tenu en piètre estime, finissait par imposer sa loi à la guerre elle-même. Les pouvoirs publics n'hésitaient pas à solliciter l'accord de la main-d'œuvre, à magnifier, presque autant que celui du front, l'effort fourni par l'arrière.

En même temps que l'ouvrier concevait un orgueil nouveau pour la tâche accomplie, les circonstances contribuaient à lui don­ner conscience de sa force. Les usines de guerre avaient regroupé par centaines, par milliers, une main-d'œuvre auparavant dispersée. Cette concentration faisait naturellement sentir aux intéressés de quel poids ils pesaient sur le destin du pays, sur l'issue de la guerre. Elle favorisait, soit dit au passage, la transmission des mots d'ordre et la diffusion de la propagande. Elle permettait enfin aux ouvriers d'obtenir quelques améliorations dans les con­ditions, fort dures, du travail dans lès usines d'armement. Sur l'initiative d'Albert Thomas, on vit naître l'institution des délé­gués d'atelier, on vit aussi apparaître des mesures relatives au salaire minimum.

Insistons sur Ce dernier point : ia formule à laquelle avaient songé quelques utopistes, faire travailler les ouvriers pour rien,, de même que les soldats combattaient sans toucher de salaire, cette formule ne fut jamais sérieusement discutée et, en tous cas, jamais appliquée. C'est au contraire à une formule de hauts salai­res que conduisit la nécessité d'intensifier l'effort de guerre. Mal­gré la hausse des prix déjà importante en 1917 ou en 1918, les revenus ouvriers ont donc augmenté, pour tous ceux du moins qui travaillaient à l'armement. Parfois même, tel ménage ouvrier se trouvait disposer de trois salaires ou plus, lorsque la femme et un enfant ou davantage étaient eux aussi employés dans les

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usines. L'on ne peut manquer alors de faire quelques comparai­sons et de mettre en parallèle le sort de ce ménage ouvrier, favo­risé de bien des façons (et par le maintien à l'arrière, et par l'abondance de ses ressources), avec le sort de cet autre ménage ouvrier, où le mari était maintenu au front, sa femme devant se contenter de maigres allocations.

De façon générale, en 1918, les salaires ouvriers ont beaucoup plus que doublé dans les usines d'armement, un peu moins que doublé dans les mines. Mais dans les sucreries, par exemple, ils n'ont augmenté que d'un quart par rapport à 1914. Le tout alors que, on se le rappelle, les prix de détail, de leur côté, ont sensi­blement plus que doublé dès la fin de 1918.

Comme on le voit, le milieu ouvrier a comporté, lui aussi, des situations bien différentes les unes des autres. Et cette différen­ciation conduit, visiblement, à des changements dans la structure même de la classe ouvrière. Dans quelle mesure les bénéficiaires de très hauts salaires vont-ils demeurer parmi les rangs de leur classe d'origine ? Un certain nombre vont monter dans l'échelle sociale et se hisser au niveau des classes moyennes, en acquérant une indépendance nouvelle. Ici encore, la mobilité sociale se révèle extrêmement forte.

Du monde rural, nous ne retiendrons qu'une partie : les notai­res des bourgs, les médecins de campagne, ont un sort qui s'ins­crit à côté de celui des classes moyennes ou même de la bour­geoisie et nous n'avons pas lieu d'en parler davantage.

Plus intéressante est évidemment la masse formée de ceux qui cultivent la terre, soit à titre de propriétaires, soit à titre de fermiers ou de métayers. Ce qui doit ici être pris en considéra­tion, c'est le fait d'exploiter, plutôt que le fait de détenir un droit de propriété. Aux exploitants, nous donnerons en bloc le nom de paysans.

Or la paysannerie, tout le monde le reconnaît, a fourni à l'ar­mée ses bataillons les plus massifs. Faute de spécialisation, les paysans ont été presque tous versés dans l'infanterie ; sans être seuls dans les tranchées, par conséquent, ils y ont été plus nom­breux que d'autres ; et c'est encore faute de spécialisation qu'ils n'ont pas été, comme bien des ouvriers d'usine, rappelés vers l'arrière. Bien entendu, les pertes, dans leurs rangs, ont été par­ticulièrement fortes.

De ce coûteux honneur, les paysans ont retiré beaucoup de fierté. Ils avaient jusqu'alors, comme les ouvriers (mais pour des raisons différentes), le sentiment d'être tenus à l'écart, d'être quel­que peu méprisés. Comme les ouvriers encore, mais toujours pour des motifs particuliers, ils vont être rachetés de cette infé-

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432 LA GUERRE ET L'ÉVOLUTION SOCIALE riorité : ils savent qu'ils versent leur sang plus que d'autres. Et le travail même qu'ils ont dû abandonner, le dur travail des champs désormais laissé aux mains de la femme, ou des vieillards ou des enfants, voici que la guerre conduit à lui rendre sa valeur traditionnelle. Le pays ne pourra survivre que s'il est nourri, au front comme à l'arrière. Et qui le nourrirrait, sinon le travail paysan ? Motif supplémentaire de fierté, d'une fierté qui contraste avec l'antique humilité, l'antique résignation des hommes courbés sur la glèbe.

A côté de ces changements dans la mentalité paysanne, la guerre en entraîne d'autres, dans les comportements. Avant 1914, le paysan ne se déplaçait guère, n'avait que peu de contacts avec d'autres milieux. Les hasards les plus divers vont le promener d'un bout à l'autre de la France, d'un centre de mobilisation aux tranchées, des tranchées dans un hôpital, sinon même d'un bout à l'autre de l'Europe : les Dardanelles, les Balkans, l'Italie, verront défiler des vignerons de Bourgogne et des maraîchers bretons. Ouverture nouvelle sur des mondes inconnus ! Et puis tous ces hommes, déracinés au sens plein du terme, découvriront aussi des modes de vie entièrement neufs.

Ainsi les contacts avec d'autres catégories sociales, avec d'au­tres horizons, avec d'autres mœurs viennent donner à la paysan­nerie des sentiments jusqu'alors non éprouvés. Quand la guerre prendra fin, le paysan refusera de ne former qu'un appoint, dans les luttes électorales en particulier. Et i l faudra bien faire un sort à cette masse jusqu'alors passive.

Au terme des observations précédentes, quelques conclusions provisoires méritent d'être indiquées : d'abord, l'existence des classes s'est poursuivie. I l y avait des classes en 1914.

Mais, i l n'est pas certain, a priori, que les relations entre les classes demeurent les mêmes qu'avant 1914. Il convient donc de rechercher si les rapports entre ces éléments ont été modifiés, et dans quelle mesure ils l'ont été.

Première observation : du fait de la guerre, les contacts entre classes sont devenus beaucoup plus nombreux.

Sans doute, diverses circonstances avaient préparé le terrain : mais lorsque la guerre survient, elle détermine un mélange de classes encore plus accusé, un brassage comme on n'en avait jamais vu. Nous avons noté que les plus sédentaires des paysans français ont effectué, bien malgré eux, des déplacements auxquels ils n'auraient pas songé d'eux-mêmes. Mais ouvriers et bourgeois,

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fonctionnaires et employés ont été entraînés dans la même bour­rasque. Ainsi se sont établis, au gré de multiples hasards, bien des contacts nouveaux et inattendus.

xSur leur résultat, i l y aurait beaucoup à dire. Il faudrait surtout s'abstenir de clichés et tenir compte des réalités. Par exemple on a souvent parlé de la fraternité des armes, et sans doute à aucun la chose a existé, derrière le mot. Elle a offert des images singu­lièrement émouvantes, à quoi ne peuvent rester insensibles les esprits les plus sceptiques, les observateurs les plus froids. Mais après cette constatation, i l faut bien aussi en ajouter une autre : si les contacts entre gens d'origines diverses ont parfois eu de magni­fiques résultats, i l est arrivé aussi que ces mêmes contacts se sont montrés singulièrement rugueux !

Le résultat a quelquefois été bon, excellent même, lorsqu'il a déterminé de touchantes amitiés entre des individus ; mais quel­quefois, i l a modifié les rapports entre classes, et c'est justement ce qu'il nous faut maintenant mettre en lumière, en montrant tour à tour comment la guerre de 1914-18 a pu accentuer les oppo­sitions anciennes entre certaines classes, mais aussi créer des possibilités d'alliances nouvelles.

L'opposition à laquelle on songe le plus souvent, dès qu'on évoque des conflits, des luttes entre des classes, est celle qui met face à face les ouvriers et les bourgeois. Bien des faits montrent qu'elle va sortir durcie, agravée, des événements de 1914-1918.

D'un côté, en effet, les ouvriers voient changer leur mentalité, à mesure que la guerre passe. Us songent de moins en moins à comparer leur situation à celle des paysans, que l'on a maintenus dans lès tranchées, alors qu'eux-même étaient ramenés dans les usines de l'arrière. Us songent au contraire de plus en plus à faire une autre comparaison, cette fois avec le sort des bourgeois, des patrons, des « nouveaux riches » — tous ces termes ne sont pas équivalents, mais peu importe — et ils s'aperçoivent alors que d'immenses fortunes sont en train de s'édifier, malgré la guerre ou plutôt grâce à la guerre. Pour leur part, ils touchent des salai­res élevés, si du moins ils travaillent dans les usines d'armement. Mais c'est peu de chose au regard des sommes qu'encaissent au­tour d'eux les industriels, les commerçants, tous les gens d'affai­res. Et puis l'inflation se développe à mesure que les années pas­sent. Lorsque les hostilités auront pris fin, on s'apercevra que la hausse des salaires n'a pas toujours suivi celle des prix, sauf sans doute dans les cas les plus favorables. Chez les ouvriers travaillant ailleurs que dans les usines d'armement, la gêne repa­raît, en un temps où l'on est moins que jamais disposé à la subir.

Car on est loin des enthousiasmes de 1914. La lassitude et.

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434 LA GUERRE ET L'ÉVOLUTION SOCIALE avec elle, la propagande, ont fait leur œuvre. Dans des milieux ouvriers toujours plus étendus se répand l'idée que la guerre, qui se poursuit sans terme prévisible, est une guerre impérialiste, une de ces guerres qui ne sauraient intéresser la classe ouvrière, puis­que la seule lutte que puisse connaître cette dernière, c'est la lutte entre classes. Des contacts internationaux ont été repris dès 1915 à Zimmerwald, dès 1916 à Kienthal. Le seul refus de passe­ports a empêché les Français de les poursuivre en 1917, à Stock­holm. Le retentissement de ces diverses conférences a été pro­fond : des mots d'ordre pacifistes, oubliés depuis longtemps, ont à nouveau circulé. Les milieux syndicalistes et socialistes leur ont donné de la résonance et surtout au cours de « l'année trouble », en 1917, les événements de Russie sont/venus apporter un aliment nouveau à la propagande révolutionnaire. Après quelques années, le cercle se trouve en quelque sorte fermé et la classe ouvrière re­vient à ses tendances antérieures. Son esprit d'opposition à l'égard de la bourgeoisie avait pu s'assoupir vers 1914 en raison des cir­constances : i l se retrouve, en 1918, plus agressif encore qu'au dé­but de la guerre.

La bourgeoisie a prêté une attention égale à la Révolution russe, mais bien entendu dans un tout autre esprit. Jusqu'alors, le socia­lisme avait paru n'être que la rêverie de quelques assembleurs de nuées, ou le thème de confuses réunions publiques. Voici que tout à coup une grande nation prétendait s'inspirer du socialisme et le traduire en actes : ce qui avait fait l'espoir des uns faisait dès lors la crainte des autres. Les menaces contre la fortune, la propriété, le capital, cessaient de représenter quelque chimère et devenaient immédiates. Dans un délai très bref, la bourgeoisie sécrétera des réactions de défense ; elle se dispose à accueillir ce que bientôt on appellera des fascismes. L'ancien conflit — on pourrait presque dire le conflit classique — se trouve donc confirmé par les événements : bourgeois et ouvriers s'opposent en 1918 (et se préparent à s'opposer) comme ils le faisaient déjà en 1914. En ce sens, i l n'y a guère de nouveauté. Tout au plus peut-on dire que le conflit, assoupi pendant quelques mois, se prépare à

'connaître un renouveau, probablement avec une violence acrue. Malgré tout, le schéma semble aggravé, prolongé, plutôt que véri­tablement renouvelé.

Pourtant i l y a, dans la situation d'après-guerre, quelque chose de neuf : c'est qu'à côté du conflit précédent, le seul en pratique qui existât en 1914, d'autres conflits se dessinent, dont l'équivalent ne se rencontrait pas alors.

Nous avons découvert les origines de plusieurs d'entre eux, quand nous avons examiné la situation des classes moyennes, ou

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plutôt les multiples situations qui se sont présentées parmi elles. Par exemple, nous savons que les intelleeteuls, désorientés par la guerre, vont assez souvent renoncer à l'attitude de modération qui avait été longtemps leur caractéristique principale. Us avaient milité par exemple dans les rangs du radicalisme : désor-

, mais, ils abandonnent le centre et seront de plus en plus nombreux à se laisser attirer par des idéologies extrêmes, celles de la droite comme celles de la gauche. La Révolution russe de 1917 représen­tera, pour plusieurs d'entre eux, le même espoir que pour les ouvriers. Eux aussi regarderont naître « cette grande lueur à l'Est » dont parle M . Jules Romains.

Sans porter aussi loin leur regard, les membres d'une autre ' classe, les paysans, manifesteront à leur tour une agressivité inat­tendue. Pour eux, i l ne s'agira plus guère d'idéologie — à quoi ils ne sont guère attentifs. Mais le paysan, ayant désormais con­science du rôle qu'il joue en défendant le pays et en assurant sa subsistance, ne veut plus être regardé de haut. Sa fierté toute neuve le rend susceptible. Très vite, d'astucieux politiques vont s'efforcer d'attirer cette clientèle électorale : n'oublions pas qu'elle représente les gros bataillons des électeurs comme de l'armée, car la France, i l y a un demi-siècle, était sensiblement moins urba­nisée qu'aujourd'hui : la population urbaine (c'est-à-dire, selon la définition légale, celle des communes de plus de 2 000 habi­tants) ne représente, en 1914, que moins de la moitié de la popu­lation totale : 44 %. En 1962, elle en forme près des deux tiers, 63 %.

On va donc représenter au paysan qu'il a des droits et qu'il doit les faire valoir ; que jusqu'alors ses intérêts ont été négligés et qu'il est temps de les soutenir. Dans tout cela, beaucoup de démagogie, sans aucun doute, et les historiens auraient beau jeu à rappeler le protectionnisme de Méline. Mais peu importe, l'es­sentiel est que la propagande ait eu son effet. Comme le remarque Augé-Laribé, le paysan de 1914 est un résigné, celui de 1918 est un mécontent. Et un mécontent qui va revendiquer, exiger, au double titre d'ancien combattant et de producteur. Les élections de 1919 montreront qu'on ne l'a pas stimulé en vain.

Pourtant, nous qui connaissons les événements ultérieurs, nous savons que la guerre a ouvert, pour l'agriculture, une phase de prospérité ; que la pénurie alimentaire se maintiendra suffisam­ment pour assurer aux agriculteurs des bénéfices importants ; ' que cette phase prospère durera encore quinze ans, jusqu'aux temps de la grande dépression. Mais i l est quelque chose de bien singulier : les paysans, si portés désormais à la revendication, devenus si agressifs, se montreront tout-à-fait incapables de créer

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un parti politique pour défendre leurs intérêts. Des syndicats agricoles, des coopératives, sans doute. Mais aucun parti digne de ce nom, comme i l s'en rencontre pourtant dans maint pays étranger. Faut-il voir là la preuve d'une incapacité foncière ? Est-ce un fait de structure ? Faut-il rendre responsables les hommes ou les institutions ? Ce qui demeure, c'est que les paysans fran­çais, même dépourvus d'une représentation politique qui leur soit propre, n'entendent plus, en 1918, être traités comme autrefois en parents pauvres. Attitude d'agressivité fort nouvelle dans cette Classe et qui la rapprocherait des ouvriers, si des obstacles fonda­mentaux ne s'y opposaient. Car la paysannerie prétend sauve­garder son indépendance et demeurer distincte du salariat. Les problèmes qui se posent par conséquent aux deux classes, s'ils ne sont pas de nature à les opposer nécessairement, restent tout de même bien distincts.

Justement, après avoir ainsi étudié la façon dont la guerre a créé ou accru des oppositions entre classes, nous devons nous demander si elle n'a pas, en sens inverse, fait naître des possibi­lités d'alliances nouvelles.

Nous l'avons vu : si les classes ont subsisté, leur contenu n'est pas resté le même au cours de la guerre. En particulier les clas­ses moyennes ont connu des changements successifs, et c'est sur­tout à leur sujet que des alliances jusqu'alors impossibles vont se dessiner.

Tel est le cas des membres des classes moyennes qui ont formé, par suite de leur brusque enrichissement, la catégorie des « nou­veaux riches ». L'élévation de leur fortune et de leurs revenus les a hissés à un niveau économique supérieur : et cela, pourrait-on dire, par définition. Mais cette ascension économique s'est-elle accompagnée d'une ascension sociale ? En d'autres termes, les nouveaux riches sont-ils devenus des bourgeois ? Ce n'est nulle­ment certain. I l est très possible que la bourgeoisie se soit défen­due contre l'intrusion des nouveaux venus, dont les manières, le genre de vie, ne lui convenaient pas. Par la suite, la situation a dû se modifier. L'argent, s'il ne fait pas tout, fait quand même bien des choses et ouvre bien des portes.

Pour ne parler donc que de l'immédiat, de ce qui se constate vers 1918 et 1919, l'enrichissement des boutiquiers et petits com­merçants a tout au moins rapproché ces derniers de la bourgeoi­sie. Si les conditions d'existence, le style de vie sont pour l'instant différents, les niveaux de revenus sont dès maintenant du même ordre. Riches depuis longtemps et enrichis de la veille vont avoir en commun des intérêts à défendre.

A cette alliance reposant sur la communauté des intérêts ré-

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pond, dans un ordre tout différent, une autre alliance reposant, elle, sur la communauté des idées. I l s'agit encore de membres des classes moyennes, de ce bloc qui n'avait jamais été cohé­rent, mais que sont venus dissocier plus encore les événements de 1914-1918. Les intellectuels, et parmi eux les fonctionnaires, ont subi avec forcé les effets de la guerre : pojnt tellement dans leurs revenus, bien que le pouvoir d'achat de ces derniers ait été réduit par l'inflation commençante. Mais bien davantage dans leurs convictions. Nous savons quel désarroi les avait atteints. Pour un assez grand nombre d'entre eux, le seul recours possible se rencontre dans les idéologies de la gauche et de l'extrême-gauche. Us n'y avaient pas toujours été insensibles, certes, mais la guerre les orienta plus nettement encore dans ce sens. Rappro­chement avec la classe ouvrière, adhésion aux formules exaltant la mission du prolétariat industriel, tout cela s'est rencontré et n'a pas manqué de provoquer quelque surprise. Çà et là, on s'est interrogé sur la sincérité de cette conversion, on s'est demandé quelle pouvait être la nature exacte du lien rattachant tel esthète, tel précieux littérateur, tel savant fort spécialisé, à une idéologie qui se veut délibérément idéologie de masse, s'affirme égalitaire et même égalitariste, condamne enfin les bases de l'ordre social pour affirmer une foi matérialiste. La réponse ne saurait être uniforme, bien entendu. Si des intérêts ont parfois joué, comme ils avaient joué lors de l'affaire Dreyfus, à la grande indignation de Charles Péguy, qui réprouvait la dégradation de la mystique en politique, i l n'est pas douteux que l'orientation de bien des intel­lectuels vers la gauche fut fréquemment sincère et désintéressée. Elle avait, en tout cas, pour résultat, d'assurer un regroupement nouveau, entre les membres de classes ou de fractions de classes jusqu'alors non point hostiles, mais tout au moins indifférentes, et gardant, comme on dit, leurs distances.

Pour toutes les raisons qui viennent d'être indiquées, le sys­tème des relations entre classes n'est plus, en 1918, ce qu'il était en 1914. Des nouveautés appréciables ont fait leur apparition.

La guerre de 1914-18 représente sans discussion possible une coupure, dans l'histoire du monde. Peu de gens songent à le nier, encore faut-il préciser.

D'abord, hélas ! le million et demi de morts qu'a enregistrés la France implique déjà que la démographie du pays est modifiée. Elle a fourni à l'Etat des motifs d'intervention dans la vie écono-

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inique et sociale. Elle lui en a également fourni les méthodes et les moyens. En particulier l'inflation a redistribué les revenus. Ce qui s'est fait alors comme par hasard et, en tous cas, de façon fort désordonnée, pourra bien, plus tard devenir systématique et se transformer en institution. On s'en apercevra dès les années 1930.

Ainsi, la guerre a remis en cause un certain équilibre entre les revenus, un autre équilibre entre- les groupements sociaux. Sous cet angle nouveau, i l apparaît que 1918 est loin de repré­senter un aboutissement. Oui, la tuerie a pris fin. On espère même qu'elle ne reprendra jamais plus... Pénibles illusions ! Ce qui est certain, c'est que la guerre n'a strictement rien réglé, du point de vue économique et social. Et non seulement elle n'a rien régléj^jïiais au contraire elle a posé une multitude de problèmes nouveaux, dont la solution se révèle bien difficile.

La suite des événements prouve en effet que les transforma­tions ne faisaient que commencer ; que d'autres, bien plus pro­fondes, allaient suivre. Les groupements sociaux, disloqués, vont chercher de nouveaux systèmes d'alliances et d'oppositions. Tout se passe comme si quelque ébranlement profond avait bouleversé les données antérieures : l'ensemble tient encore et conserve bonne apparence, mais le dérèglement de certaines pièces a donné en quelques sorte du jeu aux mécanismes sociaux.

L'intérêt d'une étude portant sur les années 1914-18 n'est donc pas seulement d'ordre historique. Certes, la guerre mérite d'être étudiée dans toutes ses manifestations et pour elle-même. Mais i l y a plus : en recherchant comment s'est poursuivie l'évolution sociale jusqu'en 1918, on assiste au déclenchement d'une série de phénomènes qui dominent encore de très haut notre société pré­sente. On dira que le changement fait l'essence des sociétés, que jamais l'équilibre entre classes n'est demeuré tout à fait stable. Sans doute. Pourtant i l arrive de temps à autre que le mouve­ment se précipite et l'on parle alors volontiers de « crise ».

Retenons le terme et l'idée : la guerre de 1914-1918 a bien cons­titué une « crise » de la société française par le nombre, l'impor­tance et la rapidité des changements intervenus.

La « crise » en question a-t-elle pris fin, même aujourd'hui, après un demi-siècle ? C'est fort douteux. On peut, en revanche, être assuré que le point de départ en est représenté^par les évé­nements que nous venons d'examiner. Ils ont donné, à révolution sociale de notre pays, une brusque et considérable accélération.

JEAN LHOMME.