La Grande Maison.m.dib

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LA GRANDE MAISON Une maison énorme et grouillante comme il s'en trouve tant dans les villes algériennes. La faim animale, la panique, la géné-rosité, la gentillesse, le bonheur d'un cadeau reçu (surtout si c'est quelque chose à manger) tissent le drame quotidien de ces existences qui, dans ce cadre sordide et tumultueux, demeurent insaisissables aux étrangers. Omar, le petit héros de ce roman, n'est pas un observateur impersonnel et froid on s'en doute. Dans la souffrance, la vio-lence - et, par là-dessous, l'amour il se hausse à la compré-hension de l'événement et de la condition des siens. Nous sommes en 1939, année décisive pour le monde moderne. Lorsque parut, en 1952, la première édition de La Grande Maison, Maurice Nadeau écrivit dans Le Mercure de France que Mohammed Dib est, de tous les romanciers nord-africains « celui qui risque de nous toucher le plus ». Le succès croissant de cette œuvre tant en France, où elle a obtenu le Grand Prix Fénéon de Littérature, qu'à l'étranger, où elle a été traduite en une vingtaine de langues, confirme ce jugement. La Grande Maison, tout comme L'Incendie, Le Métier à tisser ou Un été africain, répond bien à cette définition que donne Mohammed Dib de l'art du romancier, à notre époque : « Une œuvre ne peut avoir de valeur que dans la mesure où elle est enracinée, où elle puise sa sève dans le pays auquel on appartient, où elle nous introduit dans un monde qui est le nôtre avec ses complexités et ses déchirements.

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  • LA GRANDE MAISON

    Une maison norme et grouillante comme il s'en trouve tant dans les villes algriennes. La

    faim animale, la panique, la gn-rosit, la gentillesse, le bonheur d'un cadeau reu (surtout

    si c'est quelque chose manger) tissent le drame quotidien de ces existences qui, dans ce

    cadre sordide et tumultueux, demeurent insaisissables aux trangers.

    Omar, le petit hros de ce roman, n'est pas un observateur impersonnel et froid on s'en

    doute. Dans la souffrance, la vio-lence - et, par l-dessous, l'amour il se hausse la

    compr-hension de l'vnement et de la condition des siens. Nous sommes en 1939, anne

    dcisive pour le monde moderne.

    Lorsque parut, en 1952, la premire dition de La Grande Maison, Maurice Nadeau crivit

    dans Le Mercure de France que Mohammed Dib est, de tous les romanciers nord-africains

    celui qui risque de nous toucher le plus . Le succs croissant de cette uvre tant en

    France, o elle a obtenu le Grand Prix Fnon de Littrature, qu' l'tranger, o elle a t

    traduite en une vingtaine de langues, confirme ce jugement. La Grande Maison, tout comme

    L'Incendie, Le Mtier tisser ou Un t africain, rpond bien cette dfinition que donne

    Mohammed Dib de l'art du romancier, notre poque : Une uvre ne peut avoir de valeur

    que dans la mesure o elle est enracine, o elle puise sa sve dans le pays auquel on

    appartient, o elle nous introduit dans un monde qui est le ntre avec ses complexits et ses

    dchirements.

  • Mohammed Dib

    LA GRANDE MAISON

    ROMAN

    ditions du Seuil

  • VERSION DFINITIVE

    ISBN 2-02-028312-3

    (ISBN 2-02-000807-6, dition broche)

    (ISBN 2-02-000479-8, 1" publication poche)

    ditions du Seuil, 1952 et 1996

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    de la proprit intellectuelle.

  • -Un peu de ce que tu manges !

    Omar se planta devant Rachid Berri.

    Il n'tait pas le seul ; un faisceau de mains tendues s'tait form et chacune qumandait sa

    part. Rachid dtacha un petit bout de pain qu'il dposa dans la paume la plus proche.

    -Et moi ! Et moi !

    Les voix s'levrent en une prire ; Rachid protesta. Toutes ces mains tentrent de lui

    arracher son croton.

    -Moi ! Moi !

    -Moi, tu ne m'en as pas donn !

    -C'est Halim qui a tout pris.

    -Non, ce n'est pas moi !

    Harcel de tous cts, le gosse s'enfuit toutes jam-bes, la meute hurlante sur ses talons.

    Estimant qu'il n'y avait rien en tirer, Omar abandonna la poursuite.

    Il s'en fut ailleurs. D'autres enfants grignotaient tran-quillement leur quignon. Il louvoya

    longtemps entre les groupes. Puis, d'un trait, il fondit dans la cohue, arracha son pain un

    courtaud. Il courut ensuite se perdre au centre de l'cole, o il fut aspir par le tourbillon des

    jeux et des cris. La victime ne sut que brailler sur place.

    Il y avait des lves qu'il ranonnait, quotidienne-ment. Il exigeait d'eux sa part, et s'ils ne

    s'excutaient pas sur-le-champ ils ramassaient souvent des voles. Dociles, ceux-l

    partageaient leur goter et lui tendaient les deux moitis pour qu'il en prlevt une son

    choix.

    L'un d'eux se cachait-il pendant toute une rcration, il ne s'obstinait gure dans son forfait. Il

    venait guetter Omar soit la sortie de l'cole, soit une autre rcra-tion. Du plus loin qu'il

    l'apercevait, il commenait pleurer. Il recevait sa correction et finissait par remettre un

    goter entier Omar.

    Mais les plus russ dvoraient leur pain en classe.

    -Je n'ai rien apport aujourd'hui, disaient-ils.

    L'enfant retournait ses poches. Omar faisait main basse sur tout ce qu'il trouvait en sa

    possession.

    -Alors, tu l'as donn un autre pour le cacher ?

    -Non, je le jure.

    -Ne mens pas !

    -Je le jure.

  • -Ne viens pas me demander de te dfendre, hein !

    -Je te jure que je t'apporterai demain un gros morceau.

    D'un geste, l'enfant montrait les dimensions du pain qu'il promettait. Omar lui jetait la calotte

    par terre, la pitinait, pendant que le coupable poussait des plaintes de chien molest.

    Il protgeait ainsi ceux que les grands lves tyrannisaient ; la part qu'il prenait n'tait que

    son salaire. Ses dix ans le plaaient entre les gaillards du cours suprieur, dont la

    moustache noircissait, et les morveux du cours prparatoire. Les grands, pour se venger,

    s'attaquaient lui, mais n'obtenaient rien, Omar n'ap-portait jamais de pain. Lui et ses

    adversaires sortaient de ces combats le nez et les dents en sang, leurs sor-dides habits

    effilochs un peu plus. C'tait tout.

    A Dar-Sbitar, Omar se procurait du pain d'une autre faon. Yamina, une petite femme aux

    jolis traits, reve-nait chaque matin du march avec un plein couffin. Elle priait souvent Omar

    de lui faire de petites commissions. Il lui achetait du charbon, remplissait son seau d'eau la

    fontaine publique, lui portait le pain au four... Yamina le rcompensait son retour en lui

    donnant une tranche de pain avec un fruit ou un piment grill - de temps en temps, un

    morceau de viande ou une sardine frite. Quel-quefois, aprs djeuner ou dner, elle

    l'appelait. Quand l'enfant soulevait le rideau - l'heure du repas, chaque famille baissait le

    sien -, elle lui disait d'entrer, appor-tait un plat o elle gardait quelque chose de bon, cassait

    la miche ronde et blanche et plaait le tout devant lui.

    - Maintenant mange, mon garon.

    Elle le laissait et vaquait dans la pice. Yamina ne lui offrait que des reliefs, mais propres ;

    les plus diffi-ciles n'auraient rien trouv y redire. La veuve ne le traitait pas comme un chien

    ; et cela lui plaisait. Ne pas tre humili. Omar ne savait pas o se mettre devant tant

    d'gards. Il fallait que chaque fois Yamina le pres-st pour l'encourager toucher aux

    aliments.

    Un petit, un mioche de rien du tout, aux grands yeux noirs comme de l'anthracite, au visage

    ple et inquiet, se tenait l'cart. Omar l'observait : debout contre un pilier du prau, les

    mains derrire le dos, il ne jouait pas, celui-l. Omar fit le tour de la cour, surgit de der-rire

    un platane, et laissa tomber ses pieds ce qui lui restait d'un croton. Il fit mine de ne point

    s'en aper-cevoir et continua de courir. Arriv bonne distance, il s'arrta, et l'pia. Il le vit de

    loin fixer le bout de pain, puis s'en saisir d'un geste furtif et mordre dedans.

    L'enfant s'tait ramass sur lui-mme. Son torse exigu tait emmaillot dans une veste de

    coutil d't kaki ; ses jambes frles sortaient des tuyaux d'une trop longue culotte. Une joie

    anglique clairait ses traits : il se retourna face au pilier. Omar ne comprenait pas ce qui lui

    arrivait, sa gorge se contractait. Il courut dans la grande cour de l'cole, et sanglota.

    -C'est le djeuner ?

    Ani pluchait des cardons indignes, courts et pi-neux.

    -Oui, le djeuner.

    -A quelle heure allons-nous manger ? Il est onze heures et demie.

  • -Nous mangerons quand a sera prt.

    -Maudits soient les pre et mre de ces cardons.

    Omar s'apprta ressortir.

    -Va. Les hommes ne sont pas faits pour la maison.

    Sa mre pensait Si Salah, le propritaire, qui avait horreur des enfants de ses locataires. Il

    leur interdisait de s'amuser dans la cour ; s'il les y surprenait, il les bousculait et houspillait

    leurs parents. Ceux-ci n'avaient jamais le courage de lui rpondre ; quand ils le voyaient, ils

    se figeaient dans une attitude humilie ou se rfugiaient dans leurs chambres. En face du

    pro-pritaire ils se sentaient envahis par le respect o les jetait une crainte sans bornes. En

    l'absence de Si Salah, sa femme, vieille figure chafouine, les assaillait de ses cris d'orfraie.

    Omar dans la maison cette heure-ci, c'tait la calamit.

    Il resta.

    - Tu n'as pas honte, fille !

    Ani tenta de le saisir par un bras. Peine perdue. Il se droba. Soudain elle lana le couteau

    de cuisine avec lequel elle tailladait les cardons. L'enfant hurla ; il le retira de son pied sans

    s'arrter et se prcipita dehors, le couteau la main, suivi par les imprcations d'Ani.

  • Les yeux immenses de Veste-de-kaki exprimaient une interrogation avide de bte apeure.

    Omar y lisait l'attente, l'espoir frmissant, l'inquitude. Mais, peu peu, un sourire l'illumina.

    Deux rides dures naquirent sous les ailettes de son nez et lui tirrent le visage.

    Omar vint droit vers lui. Il mit quelque chose dans sa petite patte troite. L'enfant plongea

    ses regards dans les siens sans rien dire.

    - Ferme les yeux et ouvre la bouche, ordonna Omar.

    Confiant, Veste-de-kaki ferma les yeux et ouvrit la bouche. Omar retira sa main prestement

    du fond d'une poche et lui dposa un bonbon sur la langue. Et il disparut.

    Omar ni personne n'osait toucher, sans encourir de grands chtiments de la main des

    matres, les quelques fils de ngociants, de propritaires, de fonctionnaires qui frquentaient

    l'cole. On risquait beaucoup les attaquer : ceux-l avaient leurs courtisans parmi les

    lves et les instituteurs.

    L'un d'eux, Driss Bel Khodja, un garon bte et fier, n'exhibait chaque rcration pas

    seulement du pain, ce qui tait dj beaucoup, mais encore des gteaux et des confiseries.

    Il s'adossait un mur, ses hommes liges Autour de lui, et bfrait posment. De temps en

    temps, quelqu'un se baissait pour ramasser des miettes qui tombaient. On n'avait jamais vu

    Driss faire le geste de donner : Omar ne comprenait pas pourquoi tous l'entouraient ainsi.

    tait-ce l'obscur respect que leur inspirait un tre qui mangeait chaque jour sa faim ?

    taient-ils fascins par la puissance sacre, incarne en cet enfant mou et sot ?

    Driss avait un camarade qui se chargeait de son sac de cuir, broderies d'argent et d'or, la

    sortie de quatre heures. D'autres, quand approchait l'heure d'entrer en classe, allaient le

    chercher et lui tenaient compagnie en chemin. Ils ne se sparaient de lui que lorsque la

    cloche sonnait. C'tait qui se mettrait ses cts, qui pose-rait une main sur son paule.

    Il avait coutume d'acheter des torracos, du calentica, des piroulis, il possdait mme de

    l'argent ! Aux petits marchands qui s'installaient dans la rue noire d'coliers, un peu avant

    une heure, il prenait cinq ou six cornets de torracos, distribuait un grain chacun de ses

    compagnons. Si ceux-ci se plaignaient, ou se moquaient, il geignait plus fort qu'eux :

    - Et moi, que va-t-il me rester ? Vous voulez que je vous donne tout ?

    Chaque matin invariablement, il racontait, aprs s'tre empiffr, ce qu'il avait mang la veille.

    Et, la rcration de l'aprs-midi, son repas du jour. Il n'tait question que de quartiers de

    mouton rtis au four, de poulets, de couscous au beurre et au sucre, de gteaux aux

    amandes et au miel dont on n'avait jamais entendu les noms : cela pouvait-il tre vrai ? Il

    n'exagrait peut- tre pas, cet imbcile !... Les enfants, devant toutes les victuailles qui

    hantaient ses discours, bahis, demeu-raient l'air perdu. Et lui, rcitait toujours l'incroyable

    litanie des mets qu'il avait dgusts.

    Tous les yeux levs vers lui le scrutaient bizarrement. Quelqu'un, haletant, hasardait :

    -Tu as mang tout seul un morceau de viande grand comme a ?

    -J'ai mang un morceau de viande grand comme a.

    -Et des pruneaux ?

  • -Et des pruneaux.

    -Et de l'omelette aux pommes de terre ?

    -Et de l'omelette aux pommes de terre.

    -Et des petits pois la viande ?

    -Et des petits pois la viande.

    -Et des bananes ?

    -Et des bananes.

    Celui qui avait pos ces questions se taisait.

    Omar errait, explorant la cour ; o tait Veste-de- kaki ? Il rencontrait plusieurs de ses

    camarades, qui il se heurtait brutalement ; ceux-ci l'accrochaient au passage, le hlaient.

    Mais pas de trace de l'enfant.

    Il jura brusquement qu'il ne le reverrait plus. D'ordi-naire il l'apercevait contre le mme pilier

    du prau. Veste-de-kaki paraissait rang, il se tenait tout le temps loin des autres garons.

    La cloche qui annoncerait la fin de la rcration n'allait pas tarder carillonner. Dans la cour,

    la surex-citation atteignait dj le paroxysme. Les jeux se fai-saient plus violents, les cris

    vrillaient l'atmosphre. C'taient bien l les signes avant-coureurs des dernires minutes :

    Omar en tait averti par son instinct d'colier.

    L'vnement prit dans sa pense un sens tragique. H cherchait toujours Veste-de-kaki.

    Il parut tout coup ne tenir la vie que par de vagues attaches. Tout se fit trange autour de

    lui ; Veste-de- kaki n'tait nulle part. Qu'allait-il devenir sans Veste- de-kaki ?

    La cloche retentit. Omar se mit en rang avec ses camarades.

    Il imaginait Veste-de-kaki - chez ses parents sans doute ? - qui l'attendait, il l'imaginait assis

    devant une meda, il l'imaginait jouant dans la cour d'une grande maison...

    Le matre cingla l'air de sa fine baguette d'olivier et les lves pntrrent en file par deux

    dans la classe.

    Omar dirigea ses regards devant lui, sa bouche trem-bla. Son angoisse se prolongeait, il

    s'imagina que Veste- de-kaki tait mort.

    Mais l'instant o il refermait la porte, la silhouette grle de l'enfant traversait au trot la cour

    de l'cole.

  • A peine s'embotrent-ils dans leurs pupitres que le matre, d'une voix claironnante, annona

    :

    -Morale !

    Leon de morale. Omar en profiterait pour mastiquer le pain qui tait dans sa poche et qu'il

    n'avait pas pu donner Veste-de-kaki.

    Le matre fit quelques pas entre les tables ; le bruis-sement sourd des semelles sur le

    parquet, les coups de pied donns aux bancs, les appels, les rires, les chu-chotements

    s'vanouirent. L'accalmie envahit la salle de classe comme par enchantement : s'abstenant

    de res-pirer, les lves se mtamorphosaient en merveilleux santons. Mais en dpit de leur

    immobilit et de leur application, il flottait une joie lgre, arienne, dan-sante comme une

    lumire.

    M. Hassan, satisfait, marcha jusqu' son bureau, o il feuilleta un gros cahier. Il proclama :

    -La Patrie.

    L'indiffrence accueillit cette nouvelle. On ne com-prit pas. Le mot, camp en l'air, s'y

    balanait.

    -Qui d'entre vous sait ce que veut dire : Patrie ?

    Quelques remous troublrent le calme de la classe.

    La baguette claqua sur un des pupitres, ramenant l'ordre. Les lves cherchrent autour

    d'eux, leurs regards se promenrent entre les tables, sur les murs, travers les fentres, au

    plafond, sur la figure du matre ; il apparut avec vidence qu'elle n'tait pas l. Patrie n'tait

    pas dans la classe. Les lves se dvisagrent. Certains se plaaient hors du dbat et

    patientaient benotement.

    Brahim Bali pointa le doigt en l'air. Tiens, celui-l ! Il savait donc ? Bien sr. Il redoublait, il

    tait au cou-rant.

  • - La France est notre mre Patrie, nonna Brahim.

    Son ton nasillard tait celui que prenait tout lve pendant la lecture. Entendant cela, tous

    firent claquer leurs doigts, tous voulaient parler maintenant. Sans per-mission, ils rptrent

    l'envi la mme phrase.

    Les lvres serres, Omar ptrissait une petite boule de pain dans sa bouche. La France,

    capitale Paris. Il savait a. Les Franais qu'on aperoit en ville viennent de ce pays. Pour y

    aller ou en revenir, il faut traverser la mer, prendre le bateau... La mer : la mer

    Mditerra-ne. Jamais vu la mer, ni un bateau. Mais il sait : une trs grande tendue d'eau

    sale et une sorte de planche flottante. La France, un dessin en plusieurs couleurs.

    Comment ce pays si lointain est-il sa mre ? Sa mre est la maison, c'est Ani ; il n'en a

    pas deux. Ani n'est pas la France. Rien de commun. Omar venait de surprendre un

    mensonge. Patrie ou pas patrie, la France n'tait pas sa mre. On apprenait des mensonges

    pour viter la fameuse baguette d'olivier. C'tait a, les tu-des. Les rdactions : dcrivez

    une veille au coin du feu... Pour les mettre en train, M. Hassan leur faisait des lectures o il

    tait question d'enfants qui se pen-chent studieusement sur leurs livres. La lampe projette sa

    clart sur la table. Papa, enfonc dans un fauteuil, lit son journal et maman fait de la

    broderie. Alors Omar tait oblig de mentir. Il compltait : le feu qui flambe dans la

    chemine, le tic-tac de la pendule, la douce atmosphre du foyer pendant qu'il pleut, vente et

    fait nuit dehors. Ah ! comme on se sent bien chez soi au coin du feu ! Ainsi : la maison de

    campagne o vous passez vos vacances. Le lierre grimpe sur la faade ; le ruisseau

    gazouille dans le pr voisin. L'air est pur, quel bonheur de respirer pleins poumons ! Ainsi :

    le labou-reur. Joyeux, il pousse sa charrue en chantant, accom-pagn par les trilles de

    l'alouette. Ainsi : la cuisine. Les ranges de casseroles sont si bien astiques et si

    relui-santes qu'on peut s'y mirer. Ainsi : Nol. L'arbre de Nol qu'on plante chez soi, les fils

    d'or et d'argent, les boules multicolores, les jouets qu'on dcouvre dans ses chaussures.

    Ainsi, les gteaux de l'Ad-el-Sghir, le mouton qu'on gorge l'Ad-el-Kbir... Ainsi la vie !

    Les lves entre eux disaient : celui qui sait le mieux mentir, le mieux arranger son

    mensonge, est le meilleur de la classe.

    Omar pensait au got du pain dans sa bouche : le matre, prs de lui, rimposait l'ordre. Une

    perptuelle lutte soulevait la force anime et liquide de l'enfance contre la force statique et

    rectiligne de la discipline. M. Hassan ouvrit la leon.

    -La patrie est la terre des pres. Le pays o l'on est fix depuis plusieurs gnrations.

    Il s'tendit l-dessus, dveloppa, expliqua. Les enfants, dont les vellits d'agitation avaient

    t forte-ment endigues, enregistraient.

    -La patrie n'est pas seulement le sol sur lequel on vit, mais aussi l'ensemble de ses habitants

    et tout ce qui s'y trouve.

    Impossible de penser tout le temps au pain. Omar laisserait sa part de demain Veste-de-

    kaki. Veste-de- kaki tait-il compris dans la patrie ? Puisque le matre disait... Ce serait

    quand mme drle que Veste-de- kaki... Et sa mre, et Aoucha, et Mriem, et les habi-tants

    de Dar-Sbitar ? Comptaient-ils tous dans la patrie ? Hamid Saraj aussi ?

    -Quand de l'extrieur viennent des trangers qui prtendent devenir les matres, la patrie est

    en danger. Ces trangers sont des ennemis contre lesquels toute la population doit dfendre

  • la patrie menace. Il est alors question de guerre. Les habitants doivent dfendre la patrie au

    prix de leur existence.

    Quel tait son pays ? Omar et aim que le matre le dt, pour savoir. O taient ces

    mchants qui se dcla-raient les matres ? Quels taient les ennemis de son pays, de sa

    patrie ? Omar n'osait pas ouvrir la bouche pour poser ces questions cause du got du pain.

    -Ceux qui aiment particulirement leur patrie et agissent pour son bien, dans son intrt,

    s'appellent des patriotes.

    La voix du matre prenait des accents solennels qui faisaient rsonner la salle.

    Il allait et venait.

    M. Hassan tait-il patriote ? Hamid Saraj tait-il patriote aussi ? Comment se pouvait-il qu'ils

    le fussent tous les deux ? Le matre tait pour ainsi dire un nota-ble ; Hamid Saraj, un

    homme que la police recherchait souvent. Des deux, qui le patriote alors ? La question

    restait en suspens.

    Omar, surpris, entendit le matre parler en arabe. Lui qui le leur dfendait ! Par exemple !

    C'tait la premire fois ! Bien qu'il n'ignort pas que le matre tait musul-man - il s'appelait

    M. Hassan -, ni o il habitait, Omar n'en revenait pas. Il n'aurait mme pas su dire s'il lui tait

    possible de s'exprimer en arabe.

    D'une voix basse, o perait une violence qui intriguait :

    - a n'est pas vrai, fit-il, si on vous dit que la France est votre patrie.

    Parbleu ! Omar savait bien que c'tait encore un mensonge.

    M. Hassan se ressaisit. Mais pendant quelques minutes il parut agit. Il semblait tre sur le

    point de dire quelque chose encore. Mais quoi ? Une force plus grande que lui l'en

    empchait-elle ?

    Ainsi, il n'apprit pas aux enfants quelle tait leur patrie.

  • A onze heures, aux portes mmes de l'cole, une bagarre s'engagea coups de pierres.

    Elle se poursuivit encore sur la route qui longeait les remparts de la ville.

    Violentes, parfois sanglantes, ces rencontres duraient des journes entires. Les deux

    camps, composs de gamins de quartiers diffrents, comptaient bon nombre de tireurs hors

    ligne. Ceux du groupe d'Omar l'empor-taient par leur habilet, leur prestesse, leur tmrit.

    Ils taient les plus redouts, bien que peu nombreux. Quand on disait : les enfants de Rhiba,

    on voquait de vrais dmons que personne ne prtendait mettre la raison. Que de fois ils

    avaient poursuivi leurs adver-saires au centre mme de la ville et jusqu'au Grand Bassin en

    semant la terreur parmi les paisibles citadins !

    Par ces journes d'hiver, comme une bande de cha-cals, ils envahissaient des chantiers o

    ils arrachaient des planches qu'ils brlaient. Ils alimentaient de grands feux qu'ils

    entretenaient dans les terrains vagues et se rassemblaient autour, grands et petits, mettant

    des cris bizarres pour rompre le silence.

    Pour ses jeux, Omar ne connaissait d'autres lieux que la rue. Personne, et sa mre moins

    que quiconque, ne l'empchait, quand il se rveillait, de courir vers la rue. Ils avaient

    dmnag des dizaines de fois, mais dans chaque quartier il existait un passage au milieu

    des derbs, des lotissements en construction, que tous les enfants de l'endroit lisaient

    comme lieu de leurs bats. Omar passait l son temps libre, autant dire toute la journe ;

    dcidant souvent qu'il n'avait rien d'intres-sant faire l'cole, il rejoignait les autres

    gamins. On aurait tonn sa mre si on se ft avis de lui dire qu'il n'tait pas bien indiqu

    de laisser un enfant traner de la sorte, n'importe o, qu'il risquait de se dvoyer, d'acqurir

    des gots de vagabondage et de paresse. Qui sait ? Puisqu'il n'tait pas simplement livr

    ses seules fantaisies mais aussi l'influence de garons plus gs que lui, des garnements

    bruyants, cyniques, chapar-deurs qui infestaient ces quartiers. Leur ge, leurs poings leur

    permettaient de le dominer. Ces drles, que rien n'intimidait, erraient dans la ville en qute

    de mauvais coups tenter, de plaisanteries brutales. Ils ne perdaient jamais l'occasion de

    donner libre cours l'insolence dont se doublait leur obscure angoisse.

    Ils se montraient encore plus rudes et plus irrespec-tueux la vue des habitants honntes et

    bien mis. Ceux-ci les considraient d'un il malveillant, les traitaient de propres--rien,

    capables de tout... Mais les enfants n'en avaient cure !

    Comme des forcens, ils s'opposaient tout de suite entre eux, ds qu'ils se retrouvaient, et

    se livraient bataille. Cela se terminait la plupart du temps dans le sang. Il y en avait toujours

    qui finissaient par recevoir un caillou en plein visage ou sur le crne. Lorsque dans un camp

    le sang jaillissait, ceux du camp d'en face prenaient leurs jambes leur cou avec de grands

    cris de joie sauvage, de longs : Hou ! Hou ! de mpris, qu'ils accompagnaient d'agiles

    cabrioles. Les autres s'appro-chaient avec gne des victimes, leurs bras retombant

    gauchement le long du corps. Ils gardaient longtemps les cailloux dans les mains ; leurs

    poches en taient bourres. Ils dvisageaient les blesss et, sans mot dire, s'loignaient. Ils

    se dbarrassaient de leurs pierres et du mme coup de la mauvaise conscience qui les avait

    submergs un instant. Ils s'en allaient en proie une vive allgresse, tandis que les blesss

    fondaient bruyamment en larmes. Les plus courageux serraient les dents et se taisaient ; ils

    ne quittaient les lieux du combat qu'arms de toutes leurs pierres.

    Depuis qu'il avait eu la tempe ouverte, Omar prenait peur de ces bagarres.

  • Les tout-petits se trouvaient enrls d'office pour rcuprer sur le champ de bataille, o ils

    taient pousss de force, tous les cailloux que les adversaires se lan-aient. Les grands qui

    faisaient la guerre taient souples et adroits. Face l'ennemi, ils voyaient venir les

    pro-jectiles et les esquivaient temps. Mais les ramasseurs, continuellement baisss,

    n'avaient aucune protection. Si quelque pierre les atteignait, les ans ne s'en sou-ciaient

    pas plus que si elle avait frapp un mur.

    De ces enfants anonymes et inquiets comme Omar, on en croisait partout dans les rues,

    gambadant nu- pieds. Leurs lvres taient noires. Ils avaient des membres d'araigne, des

    yeux allums par la fivre. Beaucoup mendiaient farouchement devant les portes et sur les

    places. Les maisons de Tlemcen en taient pleines craquer, pleines aussi de leurs

    rumeurs.

  • Jeudi. Omar n'avait pas classe. Ani ne savait comment se dfaire de lui. Elle dposa au

    milieu de la pice un brasero bourr de poussire de charbon qui brlait difficilement. On

    pensait : c'en est fini du froid ; puis l'hiver faisait un brusque retour sur la ville et inci-sait l'air

    avec des millions d'artes tranchantes. A Tlemcen, quand en fvrier la temprature tombe, il

    neige srement.

    Omar appliquait sur le carreau ses pieds, qui taient de glace.

    Les jambes nues jusquaux genoux, vtus d'une mince tunique retrousse par-dessus des

    pantalons de toile, les paules serres dans un fichu en haillons, Ani grondait, prise d'une

    agitation fbrile.

    - Omar, resteras-tu tranquille ! fit-elle.

    L'enfant couvait le brasero. Il en remua le fond. Quelques braises vivotaient dans la cendre.

    Il se rtis-sait les mains, qui blanchissaient peu peu, normes comme des fruits blets, et

    les appliquait sur ses pieds. Le dallage rouge vif faisait mal voir. Omar se recro-quevilla

    devant le fourneau...

    Le brasero dfaillait dans la chambre sombre et humide. Omar ne rchauffait que ses mains

    ; ses pieds le dmangeaient irrsistiblement. Le froid, un froid immobile, lui griffait la peau.

    Il cala son menton sur ses genoux. Accroupi en chien de fusil, il amassait de la chaleur. Ses

    fesses poses sur une courte peau de mouton pele taient endolories. Il finit par somnoler,

    serr contre lui-mme, avec la pen-se lancinante qu'il n'y avait rien manger. Il ne restait

    que de vieux crotons que la tante leur avait apports. La matine, gristre, s'coulait minute

    aprs minute.

    Soudain, un frmissement lui parcourut le dos : il se rveilla, les jambes engourdies et

    pleines de fourmille-ments. Le froid pinait intolrablement. Le fourneau avait disparu : Ani

    l'avait emport.

    A l'autre extrmit de la pice, assise en tailleur, le brasero pos sur une de ses cuisses, elle

    marmonnait toute seule.

    Elle le vit ouvrir les yeux :

    -Voil tout ce que nous a laiss ton pre, ce propre- -rien : la misre ! explosa-t-elle. Il a

    cach son visage sous la terre et tous les malheurs sont retombs sur moi. Mon lot a t le

    malheur. Toute ma vie ! Il est tran-quille, dans sa tombe. Il n'a jamais pens mettre un sou

    de ct. Et vous vous tes fixs sur moi comme des sangsues. J'ai t stupide. J'aurais d

    vous lcher dans la rue et fuir sur une montagne dserte.

    Mon Dieu, qui pouvait l'arrter prsent ? Son regard noir, tourment, luisait.

    -Mon destin de malheur, murmura-t-elle.

    Omar se taisait.

    Elle en voulait srement quelqu'un. Mais qui ? Elle commena par se rpandre en

    diatribes contre des fantmes. L'enfant, devant cette colre qui montait, ne comprenait plus.

    Y avait-il quelqu'un d'autre dans la chambre ? Grand-mre, mais...

  • Grand-mre Mama tait couche derrire Omar. Ils l'avaient recueillie la veille ; son fils l'avait

    garde trois mois ; c'tait maintenant au tour d'Ani de la prendre pendant trois mois aussi.

    Grand-mre Mama tait para-lytique. Elle conservait nanmoins sa lucidit ; son regard bleu,

    net, brillait de son ancien clat : presque enjou. Pourtant, malgr le rayonnement de bont

    qui en manait, ses yeux se figeaient en une expression froide et dure certains moments.

    Son visage, un joli petit visage de vieille, rose, propre, tait encadr d'une gaze blanche. On

    devait aider Grand-mre pour tout, pour manger, se retourner, faire ses besoins...

    Omar frissonnait insensiblement. Dposant le bra-sero par terre, Ani pivota sur place et

    regarda Grand- mre :

    -Pourquoi ne te garde-t-il pas, ton fils ? Quand tu servais de domestique sa femme

    pendant des annes, tu tais intressante ! Quand tes pieds ne t'ont plus por-te, il t'a jete

    comme une ordure ? Maintenant tu n'es plus bonne rien ? C'est a ?

    Ani se dressait sur ses genoux pour lui souffler sa rancune au visage. Grand-mre essaya

    de l'apaiser :

    -Ani, ma fille. Ma petite mre ! Maudis le Malin, c'est lui qui te met ces ides en tte.

    -Puisses-tu touffer sur ta couche ! Pourquoi n'as-tu pas refus de te laisser amener ici ?

    -Que pouvais-je faire, ma petite ?

    -C'est sa femme qui t'a envoye chez moi. Lui, il lui lcherait les pieds. Elle travaille pour le

    nourrir et il passe son temps rouler dans les cafs. Fils de chien qu'il est ! Tais-toi, je ne

    veux pas t'entendre. Je ne veux pas entendre le son de ta voix ! Tais-toi ! Tais-toi ! Dieu vous

    a jets sur moi comme une vermine qui me dvore.

    Les yeux de Grand-mre suppliaient. Omar eut envie de courir vers la rue, de sortir. Il voulait

    crier ; mais le visage de sa mre s'interposa entre lui et la porte. Il s'aplatit contre terre et ne

    remua plus. Il tait prt hurler ; s'il se faisait entendre des voisins, peut-tre accourraient-ils

    et le dlivreraient-ils de l'impitoyable treinte de sa mre. Mais elle ne le toucha pas ; il resta

    couch sur le sol jusqu'au moment o, d'une voix perante, elle lui commanda :

    -Lve-toi ; viens.

    Il se redressa et s'approcha avec une lenteur calcule. D'un signe de tte, elle lui enjoignit

    de soulever Grand- mre.

    Il redressa son aeule avec Ani. Omar se demandait ce qui allait se passer. Il suivait sa

    mre avec anxit quand il s'aperut qu'elle entranait Grand-mre dehors. Grand-mre,

    affole, ne s'arrtait pas d'im-plorer :

    -Ani, Ani, ma fille !

    Ani les tirait tous les deux. Ils s'en allrent, empor-tant la vieille femme tout au long de la

    galerie, jusqu' la cuisine, o Ani, lchant prise, la laissa s'effondrer mollement sur le

    carrelage.

    Omar tremblait. Les plaintes de Grand-mre taient empreintes d'une angoisse sans nom, et

    si effrayantes qu'il ressentit le besoin de hurler son tour.

  • La cuisine de l'tage tait une grande pice aux murs noirs, pave de larges dalles

    encombres de toutes sortes d'objets ; dmunie de porte, elle tait envahie par un petit jour

    peureux. Le froid ici touchait la mort.

    Ani semblait avoir dcouvert ce qu'elle dsirait. Retirant une chaise poudreuse du milieu du

    bric--brac, elle la posa derrire Grand-mre qu'elle fit asseoir dessus ; en s'loignant, elle

    dit son fils :

    -Viens, toi.

    Ils abandonnrent la vieille dont le visage plissait. Son regard vacillait. Mourir, mourir ,

    disait-il.

    Omar hurla.

    -Tu es fou, de crier comme a ?

    Ani se jeta sur lui.

    -Tu sais ce qu'il va t'arriver, fit-elle dans un chu-chotement.

    Omar inclina la tte ; brusquement il dit :

    -Je m'en fous !

    Et il se sauva ; elle le suivit grandes enjambes. Il traversa la cour d'un seul lan et

    regagna le vestibule pour fuir dans la rue. Arrive la porte, sa mre, qui n'avait pas son

    voile, ne put aller plus loin. Elle l'acca-bla de maldictions.

    -La ferme, putain ! rpliqua-t-il.

    Il prit le large. Des passants venaient dans la ruelle : Ani se retira. Quand ils furent devant la

    maison, elle les pria travers la porte de lui ramener son fils. Mais Omar, dj loin, filait

    toute allure. En rentrant, Ani referma la porte, retirant ainsi au gamin la possibilit de revenir

    sans qu'elle en ft avertie.

  • Il tranailla dehors, le temps qu'elle pt oublier sa colre. Il retourna ensuite Dar-Sbitar. Il

    se coulait vers la chambre, quand Ami l'aperut. Aussitt, elle bondit ses trousses. Omar

    se sauva. Il se mit blasphmer.

    - Maudite ! Maudits, tes pre et mre !

    Il galopa de nouveau vers la rue. Un vent glacial balayait l'troite venelle. Il chercha un

    endroit o s'abriter. Il renonait revenir Dar-Sbitar maintenant ; mais il tait furieux d'avoir

    t mis la porte de cette manire.

    Une entre d'immeuble : il s'y faufila. Il se tapit entre le battant, qui tait pouss, et une

    poubelle. Son pied le tourmentait ; la blessure de l'autre jour, rouverte, lui faisait mal. Le vent

    s'brouait sans arrt dans cette mai-son. Qu'allait-il faire prsent ?

    Le froid lui lchait la figure. En de pareils moments, il souhaitait retrouver son pre, son pre

    qui tait mort. Mais ce qu'il dcouvrait tait intolrable : son pre ne reviendrait jamais

    auprs de lui, personne ne pouvait le ramener.

    Il n'allait pas passer toute la nuit dans la rue ! Se voir administrer une correction, ds qu'il

    apparatrait la maison, ne l'effrayait pas. Que lui importait ! on pouvait tout lui faire : il ne s'y

    opposerait pas. Il tait comme mort, rien ne lui arriverait qui l'intresst. Il ne souffrait pas ; il

    ne souffrait plus ; son cur tait de pierre. Il avait dcid d'aller s'offrir aux coups sans tenter

    de se soustraire aucun, et de voir quelles seraient les limites de sa rsistance. Il portait en

    lui un dfi ; qui, le premier, se fatiguerait, lui d'endurer ou les autres de le faire souffrir ? Or, il

    tait persuad qu'il ne lcherait pas, qu'il tiendrait jusqu'au bout.

    C'est cela : il devait rentrer, rien d'autre faire. Pourquoi fuir ?

    Mais, pourquoi ne pas se tuer ? Ne pas se jeter du haut d'une terrasse ? Il chercha autour de

    lui : personne dans le corridor. Il se roula en boule pour se faire plus petit dans son coin.

    C'tait a, c'tait a : mourir. Qui se soucierait de lui, aprs ? Un petit accident et puis on est

    tranquille. Sa mre ne le retrouverait plus. C'tait le meilleur tour qu'il pouvait imaginer de lui

    jouer.

    Un claquement de pas rsonna ses cts ; il sursauta. Dj la nuit.

    Comment tre chez soi, dans une chambre ? Et son cur qui cognait, norme... Blotti prs

    de cette pou-belle, allait-on le prendre pour un mendiant ? Mais non ! Dans cette maison de

    Franais, si on venait s'apercevoir de sa prsence, on ne le prendrait pas pour autre chose

    qu'un petit voleur. On ameuterait contre lui les locataires, le quartier mme, et tout

    Tlemcen...

    Il se glissa l'extrieur. Personne ne l'avait remar-qu. A prsent, il faut rentrer. Ce n'est

    qu'un jeu que tout cela. Sa mre n'a aucune raison de lui administrer une racle. A aucun

    moment, elle n'a eu l'ide de le faire souffrir.

    A mesure qu'il se dirigeait vers Dar-Sbitar, Omar entendait de stridents hurlements. Il

    reconnaissait cette voix. Il hta le pas. Il n'avait rien mang depuis le matin, et ses jambes

    trs faibles ne le portaient plus.

    Ces cris, c'tait sa mre, poste l'entre de Dar-Sbitar, qui les lanait.

  • -Omar ! Omar ! s'poumonait-elle.

    Des gens passaient, silencieux et indiffrents. Attar-des, fantomales dans leurs voiles

    blancs, des femmes se pressaient. Il parvint devant la maison. Ani le vit. Saisi de panique, il

    s'arrta.

    -Entre, fit-elle.

    Omar demeura immobile. Il se cramponna au mur, car il se sentait sans forces. Les

    criailleries de sa mre s'accenturent.

    -Gorha ! Quilla !

    L'image de Grand-mre tale sur le carreau de la cuisine, incapable de bouger, avec des

    lueurs d'pou-vante dans les yeux, lui revint l'esprit. tait-elle encore vivante ? Sa mre

    l'avait-elle frappe ? Il eut l'impression que tout s'croulait autour de lui. De nou-veau, il

    voulut cesser de vivre. Il pleura doucement. Les pieds nus de sa mre et le bas de sa robe

    traversrent vivement la rue. Elle tait devant lui sans son hak, mais il faisait nuit noire.

    Ani l'entrana par le bras ; ils retraversrent la ruelle et s'enfoncrent dans la maison. Ils

    n'avaient pas encore parcouru le vestibule qu'Omar s'croula.

    Sa mre le souleva. L'enfant interrogea son regard tendu qui le fixait. Elle le transporta

    jusqu' la chambre et le dposa sur sa peau de mouton. Elle l'tendit, la tte pose sur un

    bras. Omar ne bougea pas.

    La figure de sa mre s'loigna. Sur sa litire, l'enfant ne soufflait mot. Il lui semblait qu'il tait

    couch ici depuis des sicles. Lorsque le tintamarre et les bruits de voix qui lui remplissaient

    la tte s'teignirent, il se sentit abandonn, solitaire, rejet de la vie. Il entendit encore

    quelques voix toutes proches. Quel frisson le long de son corps ! Quelque chose lui disait

    qu'il allait sombrer ou disparatre. Il entrouvrit les yeux.

    Sa mre tait en train de faire ses prires ; debout, raide, elle se tint ainsi longtemps ;

    soudain, pli en deux, son corps se brisa. Elle se prosterna, face contre terre.

    Omar avait mal aux yeux ; il ne pouvait plus rien voir, n'ayant mme pas la force de tenir ses

    paupires carquilles.

    Et ses jambes frmissaient sans fin. Il commenait avoir si mal d'tre tendu. Quand

    viendrait le repos ?

  • Mars vint. Le deuxime dimanche

    de ce mois fut un jour mmorable

    pour Dar-Sbitar...

  • Rveill comme par un coup d'ailes, Omar bondit sur ses pieds. Dar-Sbitar bourdonnait. La

    rumeur rem-plissait les moindres recoins de l'norme maison, gagnait les renfoncements les

    plus sombres, cependant que des coups violents, impatients, taient assens la porte

    extrieure.

    Omar et ses deux surs sortirent de la chambre. Sans bien voir o elle plaait ses pas, tout

    ensommeille, Ani accourut vers la rampe de fer qui courait le long de la galerie. Des

    mches flottaient en broussaille au- dessus de sa tte, son foulard ne pouvait les retenir.

    -Qu'est-ce qui se passe ?

    Elle arrangea sa coiffure.

    -Mais que se passe-t-il donc ?

    C'tait un tumulte incomprhensible : les locataires s'lanaient htivement des pices, les

    uns la suite des autres, et se rassemblaient dans la cour. Des chu-chotements, de

    brusques clats de voix, des vagisse-ments de nourrissons, des frlements de pieds nus se

    rpandaient dans les galeries, la cour, les chambres : c'en tait fait du calme et de l'paisse

    tideur du matin. Les premires lueurs de l'aube pointaient. La nuit se dissipait, comme en

    cachette.

    Des coups de heurtoir, puis des coups de bottes,branlrent sans arrt la grande porte

    cloute qui demeurait close. Personne, l'intrieur, ne chercha s'en approcher. On

    s'interrogeait :

    -Qu'est-ce qu'il y a ? Qu'est-ce qui arrive, bonnes gens !

    Omar sauta dans l'escalier et disparut si prestement que sa mre n'eut pas le temps

    d'esquisser un mouve-ment.

    -Omar ! Omar ! Reviens... La fivre noire t'em-porte !

    L'enfant s'infiltra dans le groupe de femmes qui s'tait form dans la cour et stationnait

    l'entre du vestibule.

    -Chut ! Chut ! ordonna-t-on.

    -Ani, tais-toi, s'cria Zina. Bouh ! laisse-nous en-tendre ce qui se passe. Qu'est-ce que cette

    catastrophe ?

    Sans se rendre aux injonctions qui lui parvenaient de toutes parts, Ani s'obstinait vituprer

    :

    -Omar ! Quilla ! Reviens, si tu ne veux pas que je te coupe en morceaux.

    Ses menaces restrent sans effet, comme d'habitude.

    Il se fit bientt une animation anxieuse, frmissante. Les femmes se consultaient sur ce qu'il

    fallait faire. Allait-on ouvrir ou non ? L'inquitude s'emparait de chacun. A petits pas, la vieille

    Acha vint dans la cour en s'appuyant aux murs. Levant les yeux au ciel :

    -Mon Dieu, si tu veux bien accepter ma prire, pro tge-nous, implora-t-elle mi-voix.

  • Elle s'agenouilla. Ses lvres remuaient impercepti-blement.

    Les hommes avancrent de quelques pas. Ils n'all-rent pas plus loin que le seuil de chaque

    chambre. Quelques-uns s'occupaient resserrer le cordon de leur culotte bouffante. Une

    femme dcida :

    -Par Dieu, j'ouvrirai et on saura bien qui c'est !

    C'tait Sennya qui jurait ainsi : celle-l, elle n'avait peur de rien, elle faisait toujours ce qu'elle

    disait.

    -a ne peut tre que la police. Tu n'entends pas le bruit qu'ils font ? Il n'y a qu'eux pour

    s'annoncer de la sorte.

    L'homme qui jeta ces paroles haute voix se tut.

    Tout le monde pensa comme lui.

    a ne pouvait tre que la police.

    Sennya entrouvrit tout de mme la porte et passa sa tte dans l'entrebillement : c'taient

    bien des policiers - une dizaine -, masss dans la ruelle ! Sennya eut un mouvement de

    recul. Mais elle se matrisa et leur demanda ce qu'ils venaient chercher ici. Cette Sennya,

    elle avait du courage !

    -Nous n'avons ni voleurs, ni criminels, chez nous ! dit-elle. Que voulez-vous ?

    -Ce que nous voulons ! rpliqua un agent. Laisse le passage.

    La troupe de policiers s'engouffra dans le vestibule. Parmi eux, trottait un petit gros en

    costume marron clair. Il faisait attention ne pas le tacher.

    Effares, les femmes se dispersrent et disparurent en un clin d'il dans les premires

    pices qui s'taient prsentes elles. La peur leur faisait perdre la tte comme une vole

    de moineaux.

    Omar se trouva seul dans la cour. Son sang buta contre ses tempes. Des agents de police !

    Son cur voulait jaillir de sa poitrine. Clou sur place, il aurait dsir pouvoir crier : Maman

    ! Son front tait moite. Brusquement il hurla :

    -Les agents de police ! Les agents de police ! Les voil ! Les voil !

    Il pensa : Ma, je t'en supplie, je ne te referai plus de peine ; protge-moi, protge-moi,

    seulement.

    Il souhaita ardemment la prsence d'Ani prs de lui pour qu'elle le recouvrt de sa toute-

    puissance de mre, pour qu'elle levt autour de lui une muraille impossi-ble franchir. Les

    agents lui faisaient si peur ; ces agents, il les dtestait. Sa mre, o tait-elle ? O tait ce

    ciel tutlaire ? Il continua crier :

    -Les policiers ! Les policiers !

    Retrouvant d'un coup l'usage de ses jambes, il courut se terrer chez Lalla Zohra.

  • Les agents de l'ordre occupaient la cour ; ils s'adres-srent la maison :

    -N'ayez pas peur. Ne craignez pas pour vous. Nous ne sommes pas venus vous faire du

    mal. Nous n'accom-plissons que notre travail. Dans quelle chambre habite Hamid Saraj ?

    L'agent qui avait parl Sennya au dbut discourait cette fois en arabe.

    Aucune rponse. Dar-Sbitar semblait avoir t abandonne en une seconde par ses

    occupants ; on la sentait pourtant attentive.

    -Alors, vous ne savez pas ?

    L'air s'paississait mesure que se prolongeait le silence. Les policiers sentaient que Dar-

    Sbitar tait devenue brusquement ennemie. Dar-Sbitar s'enfermait dans sa crainte et dans

    son dfi. Dar-Sbitar, dont ils avaient troubl le sommeil et la paix, montrait les dents.

    Les policiers frappaient le dallage sonore de leur talon. L'cho largissait le vide qui

    s'tendait entre les gens de la maison et les hommes de l'Autorit.

    Tout coup une porte claqua avec fracas au rez-de- chausse, et la courte stature de

    Fatima apparut. Les argousins, en une charge lourde, arrivrent sur elle.

    -Ne vous donnez pas de mal, leur dit-elle. Mon frre n'est pas ici.

    Deux agents dj l'entouraient, mais cela ne parais-sait pas l'affecter ; les autres policiers

    s'taient introduits en un clin d'il dans sa chambre.

    Alors, une une, les femmes revinrent dans la cour. La vieille Acha, sans aucune

    apprhension, dclara :

    -Qu'a-t-il fait, ce garon? Nous le connaissons depuis qu'il courait dans la rue. Nous n'avons

    jamais rien eu lui reprocher. Il ne ferait pas de mal une mouche. Avec quoi ferait-il du mal

    ?

    Comprenaient-ils, ou ne comprenaient-ils pas ? Les hommes de la force publique ne

    bronchaient pas ; leurs yeux vides ne se fixaient sur rien.

    Un moi de ruche excite agitait la demeure, les femmes s'entretenaient toutes la fois ; le

    brouhaha s'enflait.

    Les policiers fouillaient la pice : ils avaient emmen Fatima l'intrieur de la chambre. En

    mme temps, des sanglots partirent du recoin sombre o Omar tait blotti. Alors l'enfant se

    souvint qu'il s'tait rfugi chez Lalla Zohra. Il ne savait pourquoi, par exemple. Mais il tait

    content. Une brave femme, Lalla Zohra ; il l'aimait bien. Son visage portait une expression de

    dou-ceur jamais vue chez d'autres ; elle ne cessait pas de sourire.

    Les pleurs continuaient. Menoune, malade, tait cou-che l, depuis que son mari l'avait

    renvoye chez sa mre. La vieille femme la veillait.

    -Rendons grces au Ciel pour ses bienfaits, pro-nona Lalla Zohra.

    Ses regards taient tourns vers la cour.

  • Menoune rptait dans ses sanglots :

    -De ma vie, ma petite mre. De ma vie.

    Ces paroles ritres sur un ton d'absolue certitude avaient fait tressaillir le cur d'Omar :

    quelque chose de dfinitif, semblait-il, venait de se dcider. Omar en eut vaguement le

    pressentiment.

    Il considra la forme tendue. Lalla Zohra assise ses cts, les jambes croises,

    embrassait de temps autre la malade, trs branle. Dans ses deux mains, elle lui

    enfermait les siennes.

    -Tu seras gurie, ma chrie. Dans un mois. Tu retourneras auprs de tes petits... Si tu es

    bien sage. Le docteur l'a dit-

    La vieille femme parlait comme un enfant.

    Omar fit effort sur lui pour demeurer tranquille. La voix de Menoune s'leva, pleine de

    tristesse.

    - Je sais trs bien que je vais mourir, ma petite mre. Je ne te reverrai plus ; je ne reverrai

    plus mes enfants, de ma vie.

    Elle baissa la voix. Elle redit De ma vie, mes enfants . Et elle se calma.

    Aprs quelques instants d'accalmie, elle se mit chantonner voix basse :

    Quand la nuit se brise

    Je porte ma tideur

    Sur les monts acrs

    Et me dvts la vue du matin

    Comme celle qui s'est leve

    Pour honorer la premire eau :

    trange est mon pays o tant De souffles se librent, Les oliviers s'agitent Alentour et moi je

    chante :

    - Terre brle et noire,

    Mre fraternelle,

    Ton enfant ne restera pas seule

    Avec le temps qui griffe le cur ;

    Entends ma voix

    Qui file dans les arbres

    Et fait mugir les bufs.

  • Brusquement, Menoune recommena pleurer. Sa mre voulut parler, mais ne put que

    secouer la tte. Elle regarda Omar, puis autour d'elle comme pour implorer aide et rconfort.

    La voix de Menoune modulait cet instant une antienne funbre qui n'tait destine qu'

    elle-mme.

    - Vous ne reverrez plus, dit-elle, plus votre mre, mes enfants.

    Le doux visage de Lalla Zohra parut fatigu ; l'enfant ressentit cette peine comme une

    parcelle d'une immense douleur.

    Le premier moment de frayeur pass, les femmes, qui avaient retenu leurs maris dans les

    chambres, s'en-hardissaient, narguant la marchausse.

    Fatima parut, l'agent qui lui serrait le bras l'ayant repousse dehors. Elle se prit pousser

    des lamenta-tions interminables et s'envoya de grandes tapes sur les cuisses. Sa plainte

    monta, vrillante, et Dar-Sbitar tout entire vibra, pntre de part en part par la maldiction

    qu'elle profra. Le cur et la raison des locataires cdrent sous la puissance de cette note

    stridente. De toute la maison, monta alors une rumeur inquitante. Cette lamentation de

    haine et de fureur annonait le malheur qui venait grandes enjambes d'entrer dans Dar-

    Sbitar.

    Les agents remuaient les papiers que Hamid avait runis chez sa sur. Ils les ramassaient

    et, pour cela, mettaient la pice sens dessus dessous.

    Fatima s'arrta de crier ; elle se plaignit doucement :

    -Bouh, bouh, que va devenir mon frre ? Que vont- ils lui faire ? Bouh, bouh, pour mon

    frre...

    Son dsespoir difficile dborder, monotone, infiniment lourd, cheminait comme un charroi

    fatigu.

    Dans sa chambre, Menoune dlirait faiblement. Depuis quelques jours, elle mlait tout. Elle

    perdait cons-cience et ignorait ce qui se passait. Elle rptait encore :

    -Je ne vous reverrai plus, mes petits.

    Son chant revint sur ses lvres, trs doux, dchirant :

    Ce matin d't est arriv

    Plus bas que le silence,

    Je me sens comme enceinte,

    Mre fraternelle,

    Les femmes dans leurs huttes

    Attendent mon cri.

    Sans se rendre certainement compte de ce qu'elle disait, elle reprit plusieurs fois :

    Mre fraternelle,

  • Les femmes dans leurs huttes

    Attendent mon cri.

    Omar, indcis, ne comprenait quelle aide il pouvait apporter. Les policiers remplissaient la

    grande demeure de leurs mouvements. Quand partiraient-ils ? Il couta encore le chant qui

    s'leva de l'obscurit de la chambre.

    Pourquoi, me dit-on, pourquoi

    Vas-tu visiter d'autres seuils

    Comme une pouse rpudie ?

    Pourquoi erres-tu avec ton cri,

    Femme, quand les souffles

    De l'aube commencent

    A circuler sur les collines ?

    Tout en haut de l'habitation, un autre cri de femme explosa ; c'tait Attyka, une pauvre

    possde, qui lan-ait ces clameurs. Il se forma un son aigu qui rsonna sans relche,

    perant le cur endolori des gens de la maison. Et l'air se mit trembler.

    - Nous ne sommes venus que pour perquisitionner, hennit le petit gros. Voil tout !

    Omar ne demandait plus un morceau de pain tremp dans l'eau de la fontaine : quand les

    plus grands mal-heurs fondent sur nous, ils nous suffisent pour tromper notre faim. Il ne

    pensait plus sa faim ; elle stait estompe, devenue lointaine, et ne veillait en lui que

    comme un vague haut-le-cur qu'il ne parvenait pas refouler.

    La tte lui tournait ; il mastiquait sa salive et l'ava-lait. Cela lui donnait une bizarre sensation

    de nause. Il ne rencontrait qu'un vide l'intrieur de lui-mme : au-dessus de ce vide, se

    balanait le souvenir de ce qu'il avait mang la veille. Mais comment, avec un dgot

    semblable, pourrait-il encore tolrer un peu de nourriture ? Cette cendre des longues heures

    o il n'avait eu aucun aliment, il n'arriverait jamais la cra-cher, la cracher entirement.

    Moi qui parle, Algrie,

    Peut-tre ne suis-je

    Que la plus banale de tes femmes

    Mais ma voix ne s'arrtera pas

    De hler plaines et montagnes ;

    Je descends de l'Aurs,

    Ouvrez vos portes

    pouses fraternelles,

  • Donnez-moi de l'eau frache,

    Du miel et du pain d'orge.

    Le chant peine flotta-t-il une fois de plus dans la pice que les policiers firent irruption. Ils

    s'immobili-srent ; ils ne distingurent d'abord rien dans la pnom-bre. Leur hsitation fut de

    courte dure, et, sans plus tarder, ils renversrent tout.

    S'approchant de Lalla Zohra et de sa fille, atterre, ils tranrent la malade, qui fut

    dcouverte jusqu' mi- jambes. Ils furetrent l'endroit o elle tait couche.

    Les sanglots de Menoune retentirent et se transfor-mrent en un appel ardent qui traversa la

    chambre bou-leverse. Ce cri de chagrin, par lequel elle et dsir expulser le mal qui lui

    rongeait la poitrine, jaillit plus puissant que le tapage et le tohu-bohu mens par les gens de

    la police. Et brusquement il redevint un chant.

    Je suis venue vous voir,

    Vous apporter le bonheur,

    A vous et vos enfants ;

    Que vos petits nouveau-ns

    Grandissent,

    Que votre bl pousse,

    Que votre pain lve aussi

    Et que rien ne vous fasse dfaut,

    Le bonheur soit avec vous.

    Les policiers interloqus interrompirent leur fouille ; ils abandonnrent la chambre et s'en

    furent de nouveau dans la cour.

    Ils avaient interdit Fatima d'entrer chez elle. Elle s'accroupit dans la cour avec ses gosses

    autour d'elle et attendit. Ils fouillrent encore dans les livres d'Hamid, s'emparrent de

    quelques volumes, de vieux journaux et de papiers. Ils en emportrent une partie et

    parpillrent le reste dans la pice et la cour. Enfin ils s'en allrent ; Fatima put rentrer dans

    sa chambre.

    La police oprait dans le quartier pour mille raisons : des jeunes gens et des hommes mrs

    furent emmens ainsi, qu'on ne revit plus.

    A Dar-Sbitar s'levaient encore les protestations vhmentes du vieux Ben Sari ; mais les

    forces de l'ordre taient parties.

    -... Je ne veux pas me soumettre la Justice, clamait-il. Ce qu'ils appellent la justice n'est

    que leur jus-tice. Elle est faite uniquement pour les protger, pour garantir leur pouvoir sur

    nous, pour nous rduire et nous mater. Aux yeux d'une telle justice, je suis toujours

    coupable. Elle m'a condamn avant mme que je sois n. Elle nous condamne sans avoir

  • besoin de notre culpabilit. Cette justice est faite contre nous, parce qu'elle n'est pas celle de

    tous les hommes. Je ne veux pas me soumettre elle... Ae, cette colre, on ne l'oubliera

    pas ! Ni la prison o des ennemis enferment nos hommes. Des larmes, des larmes, et la

    colre, crient contre votre justice... elles en auront bientt raison, elles sauront bientt en

    triompher. Je le proclame pour tous : qu'on en finisse ! Ces larmes psent lourd et c'est notre

    droit de crier, de crier pour tous les sourds... s'il en reste dans ce pays... s'il y en a qui n'ont

    pas encore compris. Vous avez compris, vous. Allons, qu'avez- vous rpondre ?...

  • Ani versa le contenu bouillant de la marmite, une soupe de ptes haches et de lgumes,

    dans un large plat en mail. Rien de plus, pas de pain ; le pain man-quait.

    -C'est tout ? s'cria Omar. Une tarechta sans pain ?

    En arrt devant la meda et le plat qui fleurait le

    piment rouge, Omar, face sa mre, Aoucha et Mriem, se dressait, les jambes cartes,

    dans l'embra-sure de la porte :

    -Et c'est tout ? rpta-t-il.

    Cette fois c'tait avec colre et dpit.

    -Il n'y a plus de pain, dit Ani. Le pain que nous a apport Lalla est fini depuis hier.

    -Comment allons-nous manger la soupe, Ma ?

    -Avec des cuillers.

    Les cuillers plongrent dans le plat : aussitt Omar s'accroupit auprs des autres.

    Ils lapaient en silence, avec une rgularit quasi mcanique, la soupe qui leur bouillantait la

    bouche. Ils l'aspiraient et ils avalaient : une sensation de bonne chaleur leur descendait

    l'intrieur du corps. C'tait bon, la soupe de l'hiver.

    -Fille, doucement.

    Aoucha sursauta.

    -Euh, moi ?

    Elle s'touffa, le visage en feu sous l'effet de la gn-reuse bouillie ; mais elle ne s'arrta pas

    pour autant de lamper avec sa cuiller.

    -Regarde Mriem, souffla-t-elle.

    -Tu ne veux pas tout manger, Mriem ? menaa alors Ani.

    -Ne te gne pas, si tu veux tout manger, ajouta Aoucha.

    Mriem, la plus jeune, redressa la tte : tous la fix-rent dans le blanc des yeux. Elle baissa

    la tte.

    Le piment de Cayenne avec lequel Ani piait la soupe leur cuisait la langue ; ils buvaient.

    Ils rebuvaient et rebuvaient encore, et le ventre leur ballonnait. C'tait pour cette raison

    qu'Ani faisait de telles tarechta.

    -C'est pour a ! recommandait leur mre.

    Bientt le peu de soupe qu'elle avait servi fut ab-sorb ; les cuillers ne raclaient plus que le

    fond du plat.

    Leur faim se rveillait prsent, excite par la nour-riture brlante qu'ils avaient ingurgite.

  • Les enfants s'arrachrent le plat qu'ils rcurrent avec acharnement. Ils recueillirent encore

    quelques gouttes de bouillie. Force leur tait d'avoir recours l'eau pour se remplir

    l'estomac. Penchs sur le grand seau qui tait pos ct d'Ani, ils achevrent de se

    rassasier.

    Ani leur avait demand :

    -Mouchez-vous, les gosses, avant.

    Tout de suite, ils s'cartrent de la meda et ramp-rent, chacun vers un coin. L'un suivant

    l'autre, ils s'allongrent sur le sol ; le silence se rpandit dans la pice.

    Assise sur une peau de mouton, Ani tendait ses jambes devant elle.

    Plusieurs minutes s'coulrent ainsi ; se dtachant d'une contemplation sans objet, elle pria

    Aoucha d'enlever vite cette meda.

    -Toujours moi. Je me souhaite la mort. Peut-tre aprs serai-je tranquille !

    A son tour, elle ordonna Mriem de l'aider dbarrasser.

    Empoignant toutes deux la meda, les filles s'loi-gnrent vers la cuisine, la petite reculons,

    Aoucha la poussant devant elle.

    A cette heure-l les locataires se renfermaient chez eux : Dar-Sbitar se reposait. C'tait

    l'heure de la sieste. En ces premiers jours de mars, on se serait presque cru en t. Dans la

    chambre chacun se verrouillait sur une pense personnelle. Il faut que nous ayons le ventre

    bien creux, songeait Ani.

    Ils s'taient tous couchs sans s'tre regards. Figures de chien ! Figures de mauvais

    augure ! pensaient- ils. Figures, figures de lune ! Sans s'tre regards.

    Les autres jours, o ils savaient qu'il n'y avait rien manger, sans demander d'explication, ils

    s'allon-geaient sur une couverture, une peau de mouton, par terre, ou mme le dallage, et

    observaient un silence obstin. Le moment du repas, ils feignaient de l'ignorer. Parfois

    Mriem pleurait un peu.

    Le reste de la journe, ils taient moins sombres. Seulement quand se rapprochait l'heure de

    manger, leur unique proccupation rapparaissait : alors Mriem et Omar interrompaient

    leurs jeux, arboraient des mines farouches.

    Jadis Ani parvenait les calmer avec un stratagme : ils taient encore des bambins.

    A condition qu'elle et un peu de charbon, le soir, elle faisait chauffer la marmite et la laissait

    bouillir.

    Aux enfants qui attendaient patiemment, elle disait de temps en temps :

    -Un peu de calme.

    Ils poussaient de profonds soupirs rsigns ; le temps passait.

    -Petits, a sera prt dans un instant.

  • Un assoupissement invincible les terrassait, fondant du plomb sur leurs paupires. Ils

    s'endormaient, som-braient dans le sommeil, leur patience ne durant jamais longtemps.

    Dans la marmite, il n'y avait que de l'eau qui chauffait.

    Zoulikha, qui habitait en bas, s'y prenait elle aussi de la mme faon avec ses enfants,

    quatre moutards tenant peine en quilibre sur leurs pattes molles. Le pain faisait aussi

    frquemment dfaut chez elle que chez Ani.

    -Que voulez-vous de moi ? criait-elle. Pauvre de moi ! Vous tes ma honte. O irai-je vous

    chercher ce pain ?

    Elle prenait alors une poigne de haricots secs qu'elle semait toute vole dans la chambre.

    Se jetant sur le sol, les marmots les cherchaient et ds qu'ils dcou-vraient un des grains

    blancs parpills, ils se mettaient le grignoter. Les petits se calmaient et la mre avait la

    paix pour un moment.

    -Alors ? vous avez djeun ?... s'enquit la voisine qui se posta sur la marche de l'entre.

    -Ae ! Ne disons pas, Zina ma chre, que nous avons djeun. Disons seulement que nous

    avons tromp la faim, rpliqua Ani. Nous souhaiterions, bien sr ; nous souhaiterions...

    Ani parut s'abmer dans une grande rflexion. tait-ce aprs les paroles de la femme ?

    -Nous passons notre temps tromper la faim, reprit- elle.

    Silencieusement, elle rit.

    -La faim djoue, n'est-ce pas ? Ce que nous faisons tous les jours, commenta la femme.

    Elle voulait sans doute dire qu'elle en avait l'habitude aussi.

    -Nous souhaiterions quelque chose de plus copieux cette heure, poursuivit Ani, qui ne prit

    pas garde ce que disait Zina. J'en conviens... Nous n'arrivons mme pas avoir des fves

    ou des petits pois. Ils ne cotent presque rien en ce moment.

    -Qui ne voudrait pas en avoir ? reconnut l'autre.

    La femme reprit :

    -Mon fils Hamadi travaille. Mais a n'est pas plus facile, la vrit.

    -a, petite sur, dit Ani, c'est moi qui suis le travailleur de la famille. Ae ! qu'est-ce que je

    n'ai pas vu ! Qu'est-ce que je n'ai pas vu !

    Cette voisine se montrait toujours crmonieuse et polie ; avec Ani, elle tait encline plus

    de dfrence encore.

    -Et moi, dit-elle. Je n'ai rien vu ?...

    Zina se prit d'abord parler sur un ton de confidence. Mais elle s'interrompit. Elle hsitait.

    Non point qu'elle et fini de parler : elle regardait Ani et ses gosses et voyait qu'ils avaient

    leur content de misre.

  • -Ils sont trois hommes, mes fils. Les femmes, trois aussi : moi et mes deux filles. Et il n'y a

    qu'un seul qui apporte manger. Mme avec la force qu'il a, mon deuxime ne peut pas

    faire vivre cinq autres personnes. Mais ceux qui ne travaillent pas tiennent tout de mme

    manger !

    Elle n'tait pas enchante, Zina, de les avoir acca-bls. Ces paroles superflues, elle et

    souhait ne les avoir pas prononces. Elle et voulu que quelqu'un l'arrtt, elle ne le

    pouvait pas d'elle-mme.

    -Pardonne-moi... protesta Ani.

    Elle essaya de paratre aussi polie que la femme.

    -Moi, si j'tais toi, je ne parlerais pas comme a.

    Les enfants couchs sur le sol ne desserraient pas les dents, n'esquissaient pas un seul

    geste. Ils coutaient discrtement. Aoucha se souleva un peu, considra les deux femmes,

    et reprit sa position.

    -Comme on voudra, rtorqua la voisine. En fin de compte, a revient au mme.

    -C'est que moi, s'excusa Ani, je ne dissimule pas ma pense. Je dis ce que j'ai dans le

    cur. Je crois devoir te dire que tu es un peu injuste.

    -J'ai pour toi l'admiration la plus grande, approuva la voisine. Travailleuse telle que je te

    connais, tu dois tre l'orgueil de ta famille, et sa providence. L'orgueil de ceux qui vivent avec

    toi... Qui vivent de ton travail... J'ai de l'admiration !...

    -Oui, c'est moi qui travaille pour tous ici. Tu les vois de tes yeux ? L'ane pissait sur elle

    quand leur pre me les a laisss.

    Elle se retourna, les montra d'un geste de la main : Omar eut l'impression que c'tait la

    merveille du monde qu'elle dcouvrait la vue de la voisine. Ani, l'auteur et le matre de

    cette uvre, se redressa, ses regards brillaient d'un rel sentiment d'orgueil. Elle sourit

    modestement.

    -Je dis que je travaille pour eux, ajouta Ani. C'est sr. Je me fatigue, je me tracasse, je me

    casse la tte- Mais c'est leur bien. Le bien qui leur est d. Il arrive jusqu' eux, leur bouche

    mme. Personne ne pourra le leur ter.

    Les crotes de pain rassis que leur donnait tante Hasna, taient-elles dues aussi ? Omar

    retourna la ques-tion en tous sens et ne sut que rpondre. Il fallait le croire : sinon, comment

    expliquer que Lalla, d'elle- mme, en allant tous les jeudis au cimetire, poussait jusqu'ici

    pour leur apporter ces vieux crotons cassants ?

    Dfrente, Zina coutait.

    -C'est pour a que je disais que tu es un peu injuste. Toi et tes enfants, vous mangez ce qui

    vous est d.

    -J'en conviens, acquiesa la bonne femme. Mais que de fois on oublie ces choses.

    -a veut dire qu'on perd espoir.

  • Les enfants se sentaient vaguement fiers de leur mre.

    -C'est moi qui travaille, rappela encore Ani. Et c'est mon sang que j'use ce travail. Mais

    c'est d.

    -Je ne mets pas en doute. Ne l'ai-je pas toujours dit ? Tu es une femme courageuse.

    Travailleuse. Tu ptris toi-mme ton pain, roule ton couscous, et lave ton linge. Et tu sues

    pour faire vivre tes enfants.

    Un temps ; Zina reprit :

    -Mais je ne crois pas que nous, mme en nous tuant la tche...

    Ani se leva. Elle ramassa sa peau de mouton et se plaa auprs de la voisine, coude

    coude.

    -Nous n'y parviendrons jamais. Nous ne sommes pas assez forts ce jeu-l, conclut la

    femme.

    -C'est... Comment tu as dit ? interrogea Ani.

    -Le sou est trop haut accroch, pour nous, pauvres. Quand nous peinerons nous rompre

    les os, nous n'y arriverons pas. Et si nous ne travaillons pas... Pour man-ger, attends demain

    : voil ce qu'on te dit, toujours demain. Et demain n'arrive jamais.

    -Juste, dit Ani.

    Elle fit des efforts visibles pour rflchir. Elle ne par-venait pas encore remuer ses ides.

    -C'est ce qu'il faut savoir ! s'exclama-t-elle.

    -Mon dfunt mari le disait, expliqua la voisine. Il essayait de le faire comprendre aux autres.

    Rsultat : il a t jet en prison. Tant et tant de fois.

    -Parce qu'il disait a ?

    -Pas plus.

    -On ne met pas un homme en prison parce qu'il prononce une parole juste !

    -Pourquoi, dis-moi, ce matin, ces envoys du mal-heur ont fait leur apparition chez nous ?

    N'est-ce pas pour emmener Hamid Saraj ?

    -Comme un flau du ciel, jura Ani. Maudits soient-ils tous, et maudit celui qui les a envoys !

    -Hamid est un coupeur de routes ?

    Ani ne trouvait rien dire.

    -Il n'y a plus de dshonneur aller en prison main-tenant, expliqua Zina. Si on y jette cet

    homme, ce sera une fiert pour ceux qui iront aprs lui.

    -Zina, ma petite sur !

    -La vrit, par Dieu !

  • -Celui qui m'a effraye, moi, c'est le petit gros.

    -C'tait le commissaire. Tu as remarqu ? Il avait des yeux dont les btes n'auraient pas

    voulu.

    L'incrdulit toila les traits d'Ani, qui eut l'air d'une petite fille cet instant.

    -Nous voyons ce que nos hommes endurent ! mit- elle tout bas.

    -Mon mari tait comme Hamid. Hamid a d dire des choses ! convint la voisine.

    Certainement beaucoup de choses.

    Ce fut au tour de Zina de paratre fire. Cependant elle demeura songeuse. Ani aurait voulu

    en profiter pour revenir son premier sujet de conversation. Elle n'oubliait pas, elle non plus,

    sa fiert.

    Mais les deux femmes se mirent penser ensemble Hamid. Qu'allait-il advenir de lui

    prsent que les autorits taient venues le chercher ?

    Les premiers temps, personne ne s'tait aperu de la prsence de cet homme, jeune encore,

    nouvellement install dans la maison. Son arrive avait t discrte. Personne ne l'entendait

    parler. Il ne manifestait son existence que d'une manire trs rserve. Cela fut considr

    comme un degr pouss de bonne ducation. C'tait tout de mme chose rare. Il gardait le

    silence, et vraiment personne ne prtait attention lui. Mais quand on apprit qu'il venait de

    Turquie, tous les regards convergrent vers lui, chacun s'tonnant de ne l'avoir pas

    remarqu auparavant.

    Hamid Saraj portait bien ses trente ans et, en dpit de la simplicit que lui confrait son air

    naf et dbon-naire, il n'tait pas ncessaire d'tre fin observateur pour deviner en lui un

    homme qui avait beaucoup vu et, comme on dit, beaucoup vcu. Son maintien tait paisible

    et ferme, exempt toutefois de sans-gne. Il par-lait d'une voix basse, agrable, un peu

    tranante. Petit de taille, il tait nanmoins trapu.

    On se serait attendu de sa part des rflexes rapides, une parole prompte et facile. Mais il

    tait surprenant de voir sa dmarche lente, ses gestes lourds et puis-sants, d'entendre sa

    voix discrte. Sa vie, pour ceux qui l'approchaient, paraissait pleine de secrets. Tout jeune

    encore, g de cinq ans, il avait t emmen en Turquie, lors de la grande migration qui fit

    fuir tant de gens de chez nous pendant la guerre de 14, quand l'enrlement devint

    obligatoire. En Turquie, quinze ans, Hamid disparut et Dieu seul sait o il alla se fourrer.

    Absent pendant plusieurs annes, il ne donna de nouvelles ni ses parents, ni son unique

    sur, reste en Algrie. Et sa famille rentra de Turquie sans tre informe sur son sort.

    Un beau jour, il rapparut. La police surveilla ses alles et venues.

    Le plus tonnant, c'tait l'expression de ses yeux verts, trs clairs, qui semblaient voir plus

    avant dans les gens et les choses. Et quand il parlait, sa voix nette fixait les paroles que son

    curieux regard semblait lire dans le lointain... Des rides sillonnaient dj son large visage. Il

    perdait ses cheveux et cela lui faisait un front incroyablement haut.

    Il tait rare de ne pas dcouvrir dans les poches de son large paletot, vieux et gris, des livres

    brochs dont la couverture et les pages se dtachaient, mais qu'il ne laissait jamais perdre.

    C'est lui qui avait prt Omar ce livre qui s'intitulait Les Montagnes et les Hommes ; l'enfant

  • l'avait dchiffr patiemment, page aprs page, sans se dcourager ; il lui avait fallu quatre

    mois pour en venir bout.

    Au dbut les voisines questionnaient :

    - O a-t-il appris lire ?

    Et elles pouffaient de rire. Fatima, sa sur, rpliquait :

    -Il a appris tout seul. Si vous ne voulez pas me croire, venez voir !

    Elles s'approchaient du seuil de la chambre : les plus curieuses glissaient leur tte par

    l'chancrure du rideau qui masquait la porte, puis se retiraient vivement, confuses. C'est la

    nuit que Hamid lisait, la lueur d'une petite ampoule. La nuit tait un moment de rpit.

    L'atmosphre de surexcitation de Dar-Sbitar flchissait ds huit heures du soir. On attendait

    ce moment pour respirer.

    En ce temps-l, les femmes allaient souvent pier Hamid. Il tait toujours en train de lire.

    Elles s'en retournaient en courant, avec des mouvements de vola-tiles effarouchs, dans un

    grand froissement de robes.

    -Oui, c'est vrai !

    -Nous l'avons vu de nos propres yeux.

    Elles riaient. Point de scepticisme cette fois. Elles riaient tout simplement parce qu'elles

    trouvaient bizarre qu'un homme lt des livres. Pourquoi lui seul, parmi tous les hommes

    qu'elles connaissaient ? Ces pais bouquins aux pages incalculables, couvertes de signes

    en rangs serrs, noirs, petits, comment pouvait-on y comprendre quelque chose ?

    -Il est drle, ton frre, dit une des femmes Fatima. Il n'est pas comme nos hommes. Et

    pourquoi ? Il veut peut-tre devenir un savant...

    Elles s'esclaffaient de plus belle.

    Mais elles tmoignrent Hamid plus de respect encore, un respect nouveau, qu'elles ne

    comprenaient pas elles-mmes, qui s'ajoutait celui qu'elles devaient de naissance tout

    homme. Elles regardrent dsormais Hamid comme celui qui serait en possession d'une

    force inconnue. La considration dont il jouissait leurs yeux grandit dans une proportion

    presque inimaginable.

    Leurs maris le salurent avec plus de respect aussi. Tant il est vrai que chez nous la science

    bnficie d'une grande vnration, si grande que parfois elle se laisse facilement abuser par

    de faux savants, comme par de mauvais prophtes.

    Hamid, lui, ne remarquait rien de tout cela. Comme il n'avait pas davantage remarqu, les

    premiers jours, la curiosit des femmes.

    Jusque-l les habitants de Dar-Sbitar ne lui prtaient qu'une attention vague et amuse, qui -

    il faut le recon-natre l'avantage de ces simples gens - ne fut jamais irrvrencieuse. De

    mmoire de locataire, leur curio-sit, et certes ils n'en manquaient point, n'avait t

    malveillante.

  • Mais si une question les proccupait, lorsqu'ils en venaient parler de Hamid, c'tait de

    savoir pourquoi il lisait tant. A cette question, ils ne purent jamais don-ner une rponse

    satisfaisante.

    -Bien sr ! Il tait comme Hamid Saraj, poursuivit Zina.

    Elle ne permit pas Ani de placer un mot. Elle parlait sans interruption ; et son insu, elle

    venait de faire un bel accroc la dignit d'Ani.

    -Tout comme Hamid, rpta encore la femme. Ren-trer, sortir, ne s'apercevoir de rien, c'est

    tout ce qu'il savait faire. Il ne connaissait pas de repos.

    Son visage s'assombrit. Peu peu une colre sourde s'y alluma mais elle rsistait mal sa

    fatigue.

    -Comme lui, notre homme ne mangeait pas, ne dor-mait pas. Il ne vivait que pour ses

    runions ; il ne vivait pas, tant il pensait a. Nous restions des jours et des semaines sans

    le voir la maison. Nous ne pouvions rien lui dire. Il ne parlait pas beaucoup, il parlait de

    moins en moins. Nous n'avions pas le courage de lui dire qu'il n'y avait pas de pain. Il

    souffrait. Des fois, il se mettait parler. C'tait comme de l'eau dans un lit de pierres sches.

    Il parlait, parlait. Nous ne compre-nions pas toujours. Qu'est-ce que nous sommes ? Une

    pauvre femme, sans plus ? Nous n'avons pas t instruites et prpare connatre. De ses

    rendez-vous mys-trieux, il revenait chang. Il portait une ide qui le tourmentait. Des jours,

    nous dcouvrions une expres-sion de triomphe dans ses yeux. C'tait effrayant. Il avait ses

    moments ; il ne se retenait plus. Nous les avons eus, grondait-il. Ils ont t obligs de

    cder. Quelle victoire ? disions-nous. Il n'expliquait pas ; il n'ajoutait plus un mot. Il se

    plongeait dans ses rflexions. Nous avions cru au dbut qu'il buvait ou frquentait. Qu'est-ce

    que nous nous imaginions ? Mais non ! Nous aurions prfr a, la vrit ! ces

    discus-sions dans les fonds des boutiques, les cafs, les maisons des quartiers loigns.

    Puis nous emes peur pour lui. La police commenait enquter sur son compte. Mais nous

    n'osions pas ouvrir la bouche. Et que lui dire, Ani ma sur ? Il voyait bien que nous

    dprissions de faim ? Il comprenait beaucoup de cho-ses. Beaucoup trop. C'est lui qui

    montrait aux autres le chemin. Les gens venaient solliciter ses conseils. Mais pour ce qui

    tait de lui, il tait plong dans le noir. Il disait : Ces runions, ces alles et venues, ces

    longues absences, c'est pour une vie meilleure. Si c'tait pour a, pouvions-nous

    l'empcher de faire ce qu'il disait ? Surtout que c'tait pour changer la vie des pauvres gens

    et les rendre heureux. Eh ! a le rendait furieux quand nous lui disions qu'il se jetait

    beaucoup trop dans ces affaires. Mais lui, il voulait retourner le monde, s'il en avait eu la

    force... ou se crever... ou nous ne savions quoi encore... Pauvre femme, nous ne

    comprenions rien ces choses-l. Nous laissions faire et nous nous tai-sions. Quand les

    enfants commenaient pleurer parce qu'ils jenaient depuis la veille, petite sur, nous

    pen-sions devenir folle. Ceux que tu vois grands aujourd'hui n'taient que de la mouture

    d'orge. Et o donner de la tte ? On avait tout vendu, on ne possdait plus rien...

    Puis il est parti. Quand il est mort, il ne nous avait pas laiss de quoi dner la premire nuit.

    Zina finit par s'exprimer avec un accent de gravit dans la voix qui, par-del les rumeurs

    d'une peine ina-paise, fit natre une trange srnit dans la pice.

  • -Ce n'est certainement pas parce qu'il n'tait pas fort, ni capable, que mon mari n'avait pas

    de travail. Mais il avait des ides qui lui couraient dans la tte.

    -Bien sr, que c'est pour a.

    Ani l'avait coute en silence tout ce temps-l.

    -Il tait capable et fort, je ne doute pas, dclara- t-elle.

    -Il avait ses ides. Mais il n'y avait rien dire contre lui. Il voulait marcher selon ses ides,

    mais il a toujours march honnte et digne. Il n'y avait rien lui repro-cher.

    -Donc ce n'tait pas de sa faute, dit Ani, qui se tut de nouveau.

    -Oui, reprit Zina. Justement, qui a dit que c'tait de sa faute ?

    Et de qui tait-ce la faute ?

    -Tu le demandes ? dit la veuve.

    -Oui, de qui est-ce la faute ?

    Les deux femmes ne purent faire disparatre ni luder la question qu'elles venaient de se

    poser malgr elles.

    Ani replia son bras sous sa tte et, n'y tenant plus, s'tendit sur le pas mme de la chambre,

    l'endroit o elle causait avec la voisine. Elle regarda le plafond, perplexe.

    La femme se leva pour partir. Ani haussa lgrement les paules et dclara la veuve :

    -Va savoir de qui c'est la faute !

    La voisine lui tourna le dos et s'en alla en hochant la tte.

  • Depuis que les forces de police avaient perquisitionn, aucun autre incident nouveau ne

    troubla l'existence de la grande maison. Hamid Saraj tait convoqu frquemment au

    commissariat, c'tait dsormais un fait coutumier.

    Lentement le printemps arriva. Il libra les premires feuilles, frles et frmissantes, de la

    vigne dont la ramure emmle coiffait la cour.

    A Dar-Sbitar mme, une pre douceur se glissa, invisible, entre les vieux murs gris, et vint se

    rfugier au cur des locataires. Certes, cette joie, les gens de Dar-Sbitar ne l'identi-firent

    pas tout de suite. Mais c'tait cela, le printemps. D'abord peu de chose. Puis a lve comme

    une quantit merveilleuse de pain.

    Et la blancheur touffante d'aot remplaa la flambe du printemps.

    Omar connut alors les grandes vacances : trois mois sans approcher l'cole.

  • Dar-Sbitar tenait du bourg. Ses dimensions, qui taient trs tendues, faisaient qu'on ne

    pouvait jamais se prononcer avec exactitude sur le nombre de loca-taires qu'elle abritait.

    Quand la ville fut ventre, on avait amnag des voies modernes et les difices neufs

    repoussrent en arrire ces btisses d'antan disposes en dsordre et si troitement serres

    qu'elles composaient un seul cur : l'ancienne ville. Dar-Sbitar, entre des ruelles qui

    serpentaient pareilles des lianes, n'en paraissait tre qu'un fragment.

    Grande et vieille, elle tait destine des locataires qu'un souci majeur d'conomie dominait

    ; aprs une faade disproportionne, donnant sur la ruelle, c'tait la galerie d'entre, large et

    sombre : elle s'enfonait plus bas que la chausse, et, faisant un coude qui pr-servait les

    femmes de la vue des passants, dbouchait ensuite dans une cour l'antique dont le centre

    tait occup par un bassin. A l'intrieur, on distinguait des ornements de grande taille sur les

    murs : des cra-miques bleues fond blanc. Une colonnade de pierre grise supportait, sur

    un ct de la cour, les larges galeries du premier tage.

    Ani et ses enfants logeaient, comme tout le monde ici, les uns sur les autres. Dar-Sbitar

    tait pleine comme une ruche. La famille avait dmnag de maison en maison, plusieurs

    fois ; c'tait toujours dans une demeure comme celle-l qu'ils chouaient, et dans une seule

    pice.

    Les jeudis matin, tante Hasna venait les voir ; elle entrait en mme temps que Mansouria, la

    petite cou-sine. Tous appelaient celle-ci la petite cousine. Elle arri-vait comme a, chez les

    uns comme chez les autres : on la faisait asseoir. Elle mangeait ce qu'il y avait.

    Quant Grand-mre, ses trois mois chez Ani taient passs depuis longtemps dj. Grand-

    mre, partir de ce moment, fut abandonne Ani pour de bon. Ses filles et son fils avaient

    refus de la reprendre. Lorsque tait venu le moment de l'emmener, ils avaient dclar qu'il

    tait imprudent de dmnager continuellement la pauvre vieille. Elle n'avait plus de force, et

    n'en avait pas pour longtemps vivre. Il tait plus simple qu'on l'entretnt chez Ani, du

    moment qu'elle y tait, si on voulait avoir piti d'elle. Ils lui apporteraient manger,

    s'occuperaient d'elle, la nettoieraient.

    - Elle ne manquera de rien, tu verras, disaient-ils Ani. Tout comme si elle tait chez nous.

    Elle ne te gnera pas et tu n'auras rien dpenser pour elle.

    C'est ce qu'ils disaient. Mais compter du jour o Grand-mre se trouva dfinitivement

    ancre chez Ani, elle s'ajouta aux trois bouches que celle-ci avait nourrir.

    Quelquefois l'une ou l'autre de ses filles venait. Elles pleuraient les trois quarts du temps, se

    lamentaient sur cette triste vie ; la fin, elles s'en allaient sans avoir rien fait. Ani les cinglait

    de paroles qui leur dchiraient le cur. Elle leur faisait honte, devant toutes les femmes.

    Ses deux surs ne savaient comment la retenir ; elles frmissaient et tentaient de la calmer.

    -Bouh ! Bouh ! Tais-toi, ya Ani. Les voisines entendent tout.

    -Je le dis justement pour qu'elles entendent.

    Et elle criait plus fort.

  • Cela n'arrangeait gure les choses : et sans doute Ani le comprenait-elle, mais de se

    disputer ainsi la soulageait un peu. Elle ne les vit plus revenir, au bout de quelque temps.

    Quant au frre, c'tait plus simple : il ne mit jamais les pieds chez elle.

    Omar continuait d'aller l'cole franco-arabe, manquant assez rgulirement les classes et

    recevant pour cette raison, sur les paumes, les jarrets, le dos, la baguette du matre ; elle

    cinglait comme pas une.

    L'aube, ce jour-l, le surprit moiti endormi : la clart frache et neuve s'infiltrait dans la

    grande mai-son ; cours, pices, escaliers, galeries formaient un sys-tme trange et

    compliqu, plein de rumeurs peine la lumire surgissait-elle. A l'tage d'en haut, une porte

    fut pousse avec bruit et le calme se reforma. Une minute, deux minutes... Le silence dura

    jusqu' l'ins-tant o brusquement on secoua le portail d'entre qui tenait par le bas un

    cadre de bois mal scell au mur. La porte grina ; finalement, elle cda. Renvoye toute

    vole, elle claqua en branlant les profondeurs de la maison.

    Moulay Ali sortait le premier. Il tait serre-freins sur les trains de marchandises de la ligne

    Tlemcen-Oujda. Aprs qu'il eut donn le signal, d'autres pas isols mar-telrent le dallage de

    la cour ; des voix furent touffes. A partir de ce moment, la porte extrieure s'ouvrit et se

    referma sans arrt. Ils furent plusieurs quitter la vaste demeure. Yamina bent Snouci allait

    Socq-el- Ghezel vendre ses deux livres de laine, files la veille. Sa fille, Amaria, et Saliha

    bent Nedjar partirent aussi de la maison. Elles travaillaient dans des manufactures de tapis ;

    cinq ou six gars montrent la filature de la Ppinire.

    Le sommeil de Dar-Sbitar fut fendu coups de hache et le jour s'installa pauvrement dans la

    chair des gens. Les femmes auraient voulu rester couches, avec leurs jambes dans quel

    tat !

    De toutes parts fusrent des appels, des cris d'en-fants ; les conversations commenaient,

    les bruits d'eau, les premires imprcations.

    Omar et aim que le sommeil se prolonget. Il vou-lait dormir. Et il croyait qu'il dormait. Les

    coins les plus obscurs de la chambre, o la nuit se pelotonnait toujours, tressaillaient

    doucement ; dans une vieille odeur de fume lourde et cre les corps abandonnaient le

    sommeil en geignant. Il tait trop tard pour dormir sans crainte. Le jour se tenait en faction

    devant chaque porte.

    Dans la chambre, Omar fut surpris d'entendre la voix de sa mre ; celle-ci s'entretenait tout

    bas avec une voisine, sans doute.

    Elle parlait sans arrt. Ce murmure monotone sem-blait ne point devoir finir. Son ton tait

    grave. Les paroles qu'Ani prononait paraissaient venir d'un lieu trs loign, d'un autre

    temps. Les mots n'avaient pas grande importance. Il n'y avait que cette espce de plainte

    entte, qu'on et pu prendre pour une prire, qui devenait obsdante et ne cessait de

    poursuivre Omar et de le torturer dans la somnolence o il se laissait aller.

    Ani se tut et un silence sans fissure s'amoncela dans la chambre. Omar ne se rendormirait

    plus. Il restait les yeux grands ouverts dans le noir.

    De la cour, un soleil allgre vint bousculer la pnom-bre. Une odeur de caf flottait dans l'air

    frais du matin. La femme tait l, assise au fond de la pice ! tait-ce une illusion ? Omar la

  • croyait partie. Avait-il rv ? Ani parlait sans une pause. Encore tourdi par le som-meil,

    l'enfant se redressa. H vit les deux formes vagues plonges dans la demi-nuit qui rgnait

    dans la chambre, pendant que le grand jour clatait au-dehors.

    Ani resserrait le foulard qui recouvrait sa tte. Le henn allumait ses cheveux qui eussent d

    tre gris. Devant elle, brillait un plateau de cuivre jaune, avec quelques tasses de faence.

    Du ct d'Omar, des cou-vertures rejetes, une grande pice de coton gris, des peaux de

    mouton taient en dsordre : elles portaient encore les empreintes des corps qui y avaient

    dormi.

    Aprs une seconde d'interruption provoque par le mouvement de l'enfant, elles se remirent

    converser toutes les deux ensemble. Omar comprit qu'il tait question du mariage de sa

    cousine. Zina s'inclina vers Ani et lui dit quelque chose qui la troubla. Les deux femmes

    s'taient tues. Omar n'y comprenait rien. Elles eurent un lger dplacement de tte de son

    ct.

    Tout coup, Ani s'cria :

    -Je ne serai tranquille que lorsque je saurai.

    -Je te dirai tout.

    Elles parlaient de sa cousine, Omar en tait de plus en plus certain.

    -On pense, continua la femme, que personne n'a rien vu. On l'a vue. Mourad a voulu la tuer

    et il l'a blesse. Chienne ! Chienne !

    Zina se retourna pour cracher : tfou !

    -Tu en es sre ? demanda Ani. J'ai entendu dire a. Mais je n'ai rien voulu croire. Quand

    une femme ouvre les yeux, c'est pour regarder un seul homme. Son mari.

    Une jeune fille, il faut lever un bon mur entre elle et le monde.

    Ani avait l'air sincrement chagrine. Avec tout ce qu'on lui disait ! Elle ne devait pas

    paratre afflige devant la voisine, pensait-elle. Omar regardait les deux femmes, assises. Il

    continuait les surveiller sans vri-table intention. Il devinait qu'une maladie accablait sa

    cousine, en son corps ou en son me, et qu'elle devait cote que cote chercher la

    rmission de ses maux.

    Il se leva et s'en fut vers le seuil. Sa mre le happa au passage :

    -O vas-tu ? s'enquit-elle.

    -Aux cabinets.

    Ani se remit chuchoter passionnment avec l'autre femme, qui tait la veuve dont la

    chambre tait contigu la leur.

    Omar descendit dans la cour.

    Les cabinets se trouvaient dans la cuisine commune. Devant la porte, aussitt une femme se

    posta, attendant qu'Omar sortt. Jamais tranquille. Un seul trou pour tout le monde ! C'tait

  • incroyable. Omar se mit mditer, chassant de sa pense la femme qui montait la garde, le

    visage contract. En sortant, il se cogna elle :

    -Toi, lui lana-t-elle, il faut t'attendre des demi- journes.

    -Va chier dans la rue, si tu n'aimes pas attendre.

    -Omar ! Omar ! gronda Aoucha qui arrivait dans la cuisine.

    -Tte de juif ! murmura la femme.

    Elle s'engouffra dans les ca