La force des formes. Vidéo et télévision - core.ac.uk · aisément reconnaissable dans son...

18
Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : [email protected] Article « La force des formes. Vidéo et télévision » René Payant Études françaises, vol. 22, n° 3, 1986, p. 83-99. Pour citer cet article, utiliser l'information suivante : URI: http://id.erudit.org/iderudit/036903ar DOI: 10.7202/036903ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Document téléchargé le 12 février 2017 02:10

Transcript of La force des formes. Vidéo et télévision - core.ac.uk · aisément reconnaissable dans son...

Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à

Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents

scientifiques depuis 1998.

Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : [email protected]

Article

« La force des formes. Vidéo et télévision » René PayantÉtudes françaises, vol. 22, n° 3, 1986, p. 83-99.

Pour citer cet article, utiliser l'information suivante :

URI: http://id.erudit.org/iderudit/036903ar

DOI: 10.7202/036903ar

Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir.

Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique

d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/

Document téléchargé le 12 février 2017 02:10

La force des formes.Vidéo et télévision

RENE PAYANT

L'automne 1986 aura été marqué d'un coup d'éclat télévisuel :Lance et compte, réalisé par Jean-Claude Lord et diffusé le mardi soir surles ondes de Radio-Canada. Dès les premières émissions cette télésériea conquis un public considérable. En treize semaines, elle aura réussià mobiliser hebdomadairement plus de deux millions de spectateurs,rejoignant ainsi les hauts sommets des cotes d'écoute atteints parexemple après plusieurs années par le Temps d'une paix. Le succès de Lanceet compte a été instantané, fulgurant, et la télésérie est rapidement devenuethe talk of the town. Contre cet enthousiasme généralisé, quelques voixse sont élevées pour s'opposer au contenu de rémission et réclamer unecensure. L'opposition concernait principalement l'usage répété de juronset les scènes d'amour jugées crues et surtout trop fréquentes. Quelquesminutes ont alors été coupées ici et là dans certaines émissions (d'ailleursdifféremment dans les versions française et anglaise, comme quoi lestabous culturels marquent des spécificités irréductibles). Radio-Canadaa sans aucun doute fait preuve de trop de mollesse en souscrivant, mêmed'une façon minime, à la pression des opposants qui révélait lapersistance d'un puritanisme teinté de bigoterie. L'argument majeurdes opposants était l'horaire de diffusion : prime time où est visé le plusvaste public possible (enfants compris !). Ce petit accrochage deviendravite une simple anecdote absorbée par le succès exceptionnel de la série.

Lance et compte a cependant soulevé aussi d'abondantes discussionssur une autre question qui, elle, mérite qu'on s'y attarde plus

Études françaises, 22,3, 1987

84 Études françaises, 22,3

sérieusement car elle apparaît au croisement des problèmes desémantique, d'esthétique et d'éthique : la télésérie met-elle enreprésentation la vérité quant au milieu du hockey ? Et comme corollaireà cette première question, celle-ci : si oui, puisque l'image apparaîtsouvent négative, est-il bon de diffuser masse-médiatiquement un telcontenu? Le débat s'est principalement limité à cette perspective,rejoignant alors un débat, celui-là survenu à la suite de l'imprévu succèsde presse et de box-office du film le Déclin de l'empire américain de DenysArcand (montée en flèche vertigineuse qui a commencé à Cannes àpartir du 1er prix gagné durant la prestigieuse Quinzaine desréalisateurs). Question généralisée : sommes-nous vraiment tels que lefilm nous représente? Autrement dit, l'image est-elle juste dans safonction représentative? Les réponses fusent et s'entrechoquent; maisqu'elles viennent de spécialistes (sociologues, féministes, etc.) ou del'opinion publique, elles ratent cependant l'élément principalement encause et rendent ainsi le débat trivial. En ignorant la question esthétique,c'est-à-dire en faisant l'économie du travail de fiction et deformation enjeu dans ces productions, les commentaires les soumettent à uneévaluation dont les critères sont impertinents car ils limitent les œuvresà une dimension illustrative qui ne correspond ni à leur visée ni à leurlogique. Si une fonction critique s'exerce quant au contenu référentielproposé, elle ne s'exerce que par voie indirecte et à partir d'opérationsde symbolisation et non pas selon la formule du reportage (comme dansle journalisme d'opinion) ou du documentaire (comme dans lejournalisme d'enquête qui vise à révéler des situations, voire à lesdénoncer). La question est donc celle du statut du réfèrent dans lesoeuvres de création.

AMBIGUÏTÉ ET COMPLEXITÉ DU RÉFÈRENTAprès une période intensive, parfois même jusqu'à l'obsession,

de déconstruction du récit et de la représentation, d'opacification dusignifiant des divers systèmes d'expression, d'une autoréférentialitémettant en scène la spécificité des systèmes et des médias, le retour du«contenu référentiel», c'est-à-dire d'un certain degré de figuration, n'estpas à comprendre comme la représentation directe et univoque de la«réalité». Ce serait renouer ainsi avec une idéologie de la photographiequi répond à une demande de réalisme en stabilisant un réfèrentaisément reconnaissable dans son lexique et sa syntaxe, en alimentantla croyance qu'il y a du réel et qu'il est représentable1. Faut-il rappelerqu'aujourd'hui même la science propose ses contenus (autrefois jugéscomme des vérités objectives, ou du moins espérées telles) comme desinterprétations résultant des outils et des méthodes employés ainsi que du

1. Sur la photographie comme paradigme de l'idéologie du réalisme, cf. Jean-François Lyotard, «Réponse à la question : qu'est-ce que le postmoderne?», Critique,n° 419, avril 1982, p. 257-367.

La force des formes. Vidéo et télévision 85

niveau d'observation choisi. La figuration et les sens des objets décritset analysés changent dès que des modifications sont apportées quitouchent les outils, les méthodes ou le point de vue2. Contrairementau texte dont le signifiant établit d'emblée une distance avec lereprésenté, les arts de l'image entraînent cependant un autre type deréception car ils sont automatiquement évalués à partir de leurdimension iconique. Cette première lecture, qui pourtant ne concerneque le régime lexical, est rapidement déplacée et imposée à la narrationqui tombe alors sous le coup de l'évaluation analogique. Autrementdit, les choses sont-elles et s'enchaînent-elles comme dans la «vraie vie» ?Dès lors ce qui est évalué et soumis à la discussion est totalementretranché du système d'expression qui pourtant le crée, puis jugé selonle seul critère de la ressemblance (et même pas de la vraisemblance quiest, comme le disait déjà Aristote dans sa Poétique, le lieu même du poèteen sa fonction expressive et persuasive3).

Le succès de Lance et compte n'est pas dû à la «vérité» qu'il dépeintou à la révélation qu'il opère quant aux coulisses du sport national desQuébécois, même si le contenu de la télésérie renvoie par ricochet àl'histoire de ce sport et à certaines de ses stars. Qu'un des auteurs soitun professionnel du journalisme sportif qui a versé au scénario desanecdotes puisées dans l'histoire des équipes ne change rien à la questionprincipale, car c'est le traitement de cette matière première qui importe.Le traitement narratif mais aussi le traitement plastique. Comme nousle verrons, c'est d'ailleurs la nature du traitement plastique qui donnesa force à la narration. Notre hypothèse est la suivante : le succès deLance et compte n'est pas dû à sa thématique la plus voyante, le hockey,mais à une chimie complexe qui articule cette thématique à descomposantes plus déterminantes. On en donnera pour preuve le faitqu'une grande partie des spectateurs ne s'intéressent pas ou pasvraiment au hockey et qu'il n'est pas requis de connaître les règles dujeu pour comprendre l'histoire Cela ne signifie pas que le hockey n'estqu'un accessoire de la trame narrative. Il importe dans le contenugénéral par le genre de situations qu'il permet de créer mais il est àconsidérer littéralement comme pré-texte Le choix d'une tellethématique a sans aucun doute été bien pesé et on a certes misé sur

2 Voir, entre autres, Henri Atlan, le Cristal et la fumée, Pans, Seuil, 1979,et les formulations plus récentes des mêmes thèses dans A tort et a raison, Pans, Seuil,1986

3 «De ce que nous avons dit, il ressort clairement que le rôle du poète estde dire non pas ce qui a heu réellement, mais ce qui pourrait avoir heu dans l'ordredu vraisemblable et du nécessaire Car la différence entre le chroniqueur et le poètene vient pas de ce que l'un s'expnme en vers et l'autre en prose [ ] , mais la différenceest que l'un dit ce qui a eu heu, l'autre ce qui pourrait avoir heu, c'est pour cetteraison que la poésie est plus philosophique et plus noble que la chronique la poésietraite plutôt du général, la chronique du particulier» (la Poétique, 51a36 sq TraductionRoselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Pans, Seuil, 1980, p 65)

86 Études françaises, 22,3

sa valeur aperitive. Mais il ne suffit pas de capter le regard du spectateur,il faut ensuite alimenter son attention et soutenir son intérêt.

Dans le contexte homogène et majoritairement soporifique destéléromans, Lance et compte a d'abord l'avantage de présenter un milieuinédit qui sort les personnages de la cuisine où les confinent la paresseou la carence imaginative et certaines conditions économiques deproduction. C'est là que pour certains, déjà, le bât blesse car la chambredes joueurs et la chambre à coucher entraînent une crudité de langageet une franchise d'action qui sont refusées non pas parce qu'on lesdécouvre comme réalité insoupçonnée (quand même!), mais parcequ'on ne souffre pas que cela nous soit montré. Et principalement quecela soit montré dans ce contexte, c'est-à-dire dans la grille horaire destéléromans4. À la limite, un tel contenu, on le tolère dans des films.Étant donné l'heure de diffusion, on brandit la présence des enfantsparmi les spectateurs (enfants qui servent toujours de boucs émissairesà ceux qui n'avouent pas leur puritanisme et leur pudibonderie). Lachambre des joueurs et la chambre à coucher exposent trop de corpsqui suent, jurent, éclatent, s'affrontent, s'enlacent ou jouissent. Tropde corps, athlétiques et au demeurant fort séduisants, qui s'agitent sousla pression des tensions, des passions, des pulsions. Car justement iln'est pas question que de hockey dans cette histoire, mais bel et biende la complexité des relations humaines, de l'ambiguïté des idéaux, descontradictions que recèlent les systèmes de valeurs, etc. Le milieu duhockey n'est alors en effet qu'un milieu où font relief des situationspsychologiques et des interrogations socioculturelles. Un milieu qui meten évidence la variété des êtres et leur instabilité. On a surtout reprochéaux personnages leurs débordements langagiers et leurs changementsfréquents de partenaires. Au lieu de lire en ces manifestations le tragiquede la réalité essentielle et existentielle des individus, et l'éclatement d'uneconception du sujet monolithique et fixe, on n'y a vu que dépravation.C'est là le signe d'une bien courte vue et d'une explicite étroitessed'esprit.

DÉCENTRAGES ET INCOMPATIBILITÉS

La promotion publicitaire de Lance et compte a été faite à partirde Pierre Lambert, le personnage principal de l'histoire. Mais le défilédes émissions montre cependant que Marc Gagnon n'est pas unpersonnage secondaire mais en quelque sorte Y alter ego de Lambert et,à la fois, son opposant. D'ailleurs, même s'il reste effectivement lepersonnage principal, Lambert n'est pas le personnage qui déterminetout dans l'histoire comme, par exemple, l'imposante Rosanna Saint-Cyr dans le Temps d'une paix. Au contraire, dans Lance et compte, le récit

4. Le but de ce commentaire n'étant pas l'analyse poussée de cette télésérieou de sa réception, je me contente de glaner sans indication de référence dansl'ensemble des observations publiées ou orales.

La force des formes. Vidéo et télévision 87

progresse par un déplacement constant du relief dramatique, par unemodulation des instances de la diégèse qui décentre et recentre sanscesse le récit, tout en déplaçant constamment le point d'intérêt. Il s'agitde la succession de microsituations et de microrécits qui,d'enchaînements en circonvolutions, présentent les hésitations et lescirculations des sujets pour en indéfinir la construction et en varierl'impact afin que l'arrêt sur (l'image d') une identité stable resteproblématique. Le centrage et la focalisation éclatent en une suite depropositions narratives qui fragmentent l'unité générale et multiplientles histoires. Les variations dans la modalisation contribuent aussi àaugmenter les opérations de prédication et à confronter les motifs quise rassemblent plus ou moins en séquences distinctes et bien délimitées.La polarisation qui caractérise le récit traditionnel et permet de dégagerle système de valeurs que gère le texte est ici remplacée par desdéplacements permanents qui empêchent la possibilité d'unehomologation certaine des situations. Cette dynamique du récit {deshistoires) s'incarne dans la nature et le fonctionnement des personnages.L'instabilité des positions (un joueur peut être retourné à son équipejunior, rappelé, échangé...), les déplacements géographiques, la diversitédes adversaires, le conflit entre les exigences professionnelles et la vieprivée, entre les ambitions et la réalité, les revirements de situations,les changements d'enjeux, de valeurs, l'ambiguïté des gratificationsnarcissiques, les mensonges stratégiques entraînent une circulation descorps et une modification des états psychologiques qui placent chaqueêtre au sein d'un nomadisme généralisé, et inquiet, où la dynamiquedes affinités et des frictions oblige à des réajustements fréquents etinventifs. On doit souligner ici comment les situations dramatiques sontsouvent apaisées, mais toujours temporairement, par l'inventionhumoristique (par exemple le strip-tease, les cadeaux de Noël, les visagesmaquillés de noir, etc.). L'humour vient suspendre les tensions ettémoigne de la mobilité et de la versatilité des personnages qui ne sontpas figés dans des rôles.

Un microrécit pourrait être pris comme la figure emblématiquede toute la série : la boutique de produits artisanaux que met sur piedla mère d'origine russe de Pierre Lambert. Fondée sur la rencontre dediverses communautés ethniques, cette boutique est un projet qui a tôtavorté, car l'idéal a été rapidement confronté au principe de réalité(économique). Symboliquement il signifie l'impossibilité du lieu de co-existence harmonieuse des cultures différentes (voir la réaction decertains membres lors de la dissolution du groupe). On doit soulignerla multiethnicité, et partant le multiculturalisme, qui caractérise lacomposition de cette panoplie de personnages. Les contraintes de lacoproduction l'ont certes imposée mais le récit, au lieu de la souffrir,a su l'intégrer narrativement, mais aussi symboliquement car ellereprésente les difficultés de la coprésence d'individus, de la créationd'une communauté, de la socialite même. Au lieu de proposer une

88 Études françaises, 22,3

harmonie idéale et idéalisée, Lance et compte met en scène les tensions,les incompatibilités qui entraînent diverses confrontations : erreursd'interprétation, jugements emportés, machisme, racisme... où lesmodalités du être-ensemble sont nécessairement à inventer et variables.

On a dit de Lance et compte que son succès est en grande partiedû au fait que la télésérie a été produite à la manière d'un film, avecun budget qui a permis d'abondants tournages extérieurs et qui a parconséquent permis de sortir des espaces statiques et répétitifs de lagrande majorité des téléromans. Je crois que cela n'est que la moitiéde l'explication. La production filmique n'entraîne pasautomatiquement les qualités que l'on retrouve dans Lance et compte. Cesqualités ressortissent plutôt à la stylistique choisie qu'à des effetsnécessairement inhérents à la nature du médium. Quoique ceux-ci nesont pas non plus à négliger. Par exemple, les scènes de hockey n'auraientpas été possibles telles quelles en studio. La mobilité de la caméra etla traversée de toute la patinoire ont permis des plans inouïs, desséquences captivantes, qui le sont justement parce qu'ils ou elles neressemblent pas à ceux et celles que présente habituellement la Soiréedu hockey. Ces plans et séquences impliquent un point de vue«anormal», artificiel, puisque la caméra n'est plus limitée à la périphériede la patinoire et aux vues en plongée à partir des passerelles. Elle estsur la glace même, suivant s'il le faut les joueurs eux-mêmes dans uneproximité que ne permettent pas les meilleurs zooms. Autrement dit,le tournage n'est pas contraint par la réalité de la partie en cours. Iln'a pas à diffuser une partie qui se déroule, qui est imprévisible et quinécessite non seulement une dextérité des cameramen mais aussil'intelligence de l'aiguilleur. Au contraire, le tournage est ici scénarisé,c'est-à-dire accompli selon une partie construite de segments que l'ona préparés en vue de la production de certains effets parmi lesquelsil faut compter l'effet de réel. Renversant la logique de la diffusion endirect d'une partie, le tournage de fiction invente une partie qui donneà la caméra le rôle principal, qui lui permet de suivre les joueurs surleur terrain, selon les principes de la prise de vue objective ou subjective.Autrement dit, la matière thématique et la nature des actions sontpréparées et traitées en vue de la production d'un certain type d'imageset d'un certain type de séquences. Bref, plutôt que d'une représentationau sens strict, il s'agit d'une fabrication de la référence. Comme l'apertinemment souligné Catherine Kerbrat-Orecchioni, tout texte«réfère» de manière variable, c'est-à-dire renvoie à un monde(préconstruit, ou construit par le texte lui-même5). Entre le signifié etle réfèrent, insiste-t-elle, la relation est d'absolue solidarité. L'effet de

5. Catherine Kerbrat-Orecchioni, «Le texte littéraire : non-référence, auto-référence, ou référence fictionnelle», Texte, n° 1, 1982, p. 27-49. Dans Lance et compte,la fabrication de la référence est même thématisée au sein de l'histoire par lesjournalistes qui diffusent différentes versions des événements ou des opinions dontle spectateur a été aussi témoin. D'autre part, le statut fictionnel de la référence

La force des formes. Vidéo et télévision 89

réel du réfèrent fictionnel est par conséquent à verser à la dimensiontropique du texte (le paraître discursif et Y être discursif sont alors endécalage) et non seulement à lire du point de vue topique (sémantiquedes lieux, au sens aristotélicien). Donc, fabrication de la référence dontla dynamique habille ici la thématique d'atouts irrésistibles. C'est pourquoije disais plus haut que la dimension filmique n'est que la moitié de lacause du succès : la conception filmique qui caractérise Lance et compteemprunte sa dynamique à la rhétorique de la vidéo, et plusspécifiquement à l'esprit des vidéoclips.

ÉLOGE DU VIDÉOCLIP

II ne fait nul doute qu'une analyse du phénomène des vidéoclipsne peut faire l'économie de l'idéologie qu'ils servent et alimentent ausein du système capitaliste en excitant à la consommation. D'autre part,le commentaire sociopolitique ne rend pas nécessairement justice àtoutes les composantes du vidéoclip, principalement à la nature et aufonctionnement des images qu'il déverse devant le spectateur. Levidéoclip tire sa force d'attraction et ses effets captivants de la façond'être des images et de leur façon d'être-ensemble. Le vidéoclip exploiteet expérimente toutes les possibilités offertes par les nouvellestechnologies : des différents truqueurs d'images à l'image de synthèseet à l'image numérique. On l'a dit et répété : la simulation y a préséancesur le simulacre6. Cela concerne la logique de l'image, mais il y a aussisa plastique et son organisation syntaxique. Les consommateurs devidéoclips s'ouvrent à des expériences inédites d'espaces et de temps.Leurs attentes et leurs intérêts rendent insipides les autre productionsvisuelles qui ignorent les avantages des nouvelles technologies. Il estpermis de penser que le vidéoclip a modifié le regard et les habitudesde réception des images. Plusieurs productions visuelles s'hybridentaujourd'hui de ses formes et de sa stylistique.

Il est de bon ton dans le milieu de la «vidéo d'art» de dédaignerle vidéoclip. L'histoire de la vidéo n'est pas monolithique7 et il estimportant d'en souligner les ambiguïtés et les contradictions. La vidéod'art8 est certes internationalement diffusée, mais dans un réseau

devient paradoxal lorsque les noms des équipes adverses sont puisés dans la Liguenationale de hockey, ou encore lorsque les commentateurs sportifs sont ceux de laSoirée du hockey II faut justement voir dans ce mélange un travail rhétorique pouraccentuer l'effet de réel

6 Voir Jean Baudnllard, Simulacres et simulation, Pans, Galilée, 1981, etPhilippe Quéau, Éloge de la simulation, Seyssel, Éditions du Champ Vallon, 1986

7 Voir l'histoire de la vidéo de neuf pays différents dans Vidéo, sous la directionde René Payant, Montréal, Artextes, 1986 Cet ouvrage contient aussi les actes ducolloque organisé par Vidéo 84 sur la description de la vidéo

8 Celle que promeut par exemple Jean-Paul Fargier (OM va la vidéo ?, numérohors série des Cahiers du cinéma, Éditions de l'Étoile, 1986) et Dominique Belloir ( VidéoArt Explorations, numéro hors série des Cahiers du cinéma, Éditions de l'Étoile, 1981)

90 Études françaises, 22,3

extrêmement étroit dont, par exemple, les festivals sont une importantecomposante. Le discours de spécialistes s'y installe, les mots de la tribuaugmentent. La viabilité des productions, qui par ailleurs entraînentdes coûts de réalisation de plus en plus élevés, ne pourra être assuréequ'avec la télédiffusion. Une telle solution ne va pas sans problèmescar la production vxdéographique s'est largement développée (et avecraison) en regard d'une critique, souvent radicale, de la télévision. Lacommunauté du médium ne saurait réduire les confrontationsidéologiques. Toutefois, la vidéo n'a pas attendu la vidéo d'art pours'insérer dans le contenu des images télévisuelles. Nous touchons làencore à un paradoxe : l'utilisation, débridée et inventive, de la vidéoet des nouvelles images s'est massivement développée dans les ouvertureset clôtures d'émissions (avec, cependant, les contraintes du génériquequi doit transmettre des informations syndicalement contrôlées), dansdifférents jingles et, surtout, dans la publicité. Autrement dit, en marge,dans les interstices de la programmation. À la télévision, l'imagepublicitaire est incontestablement la plus imaginative, la plusaudacieuse, dans ses thèmes mais principalement dans sa stylistique.Les bonnes trouvailles ne tardent pas à être reprises par d'autrescommanditaires, rivaux ou pas. Qu'il suffise de penser aux empruntsfaits à l'annonce de Pepsi («Le goût avant tout») où le liquide promutraverse l'écran à l'horizontal et est associé à divers motifs (flèches, etc.).D'autre part, il faut souligner aussi dans cette même publicité, la rapiditéde l'enchaînement des images, l'hétérogénéité de ces mêmes images etl'ingéniosité des raccords qui font glisser l'image dans un hors-champconvoqué, non pour sa participation à une quelconque narration, maispour les échos formels, chromatiques, qu'il permet d'établir au-delàde l'iconographie. La courte séquence publicitaire enchaîne ainsi unesérie de flashes visuels en accélérant la succession des images. Dès lors,l'image vaut davantage des points de vue thématique et formel quecomme composante d'une narration. Autrement dit, la dimensionidéographique a préséance sur la diégèse. Que cette stylistique soit auservice d'une rhétorique «perverse» qui vise à construire unconsommateur, nous ne l'ignorons pas et nous n'y souscrivons pas, maisil reste néanmoins que, à travers cet appel à la consommation, unnouveau type d'images compose une partie de notre panorama visuel,une partie qui augmente progressivement, dont on n'a pas encore bienévalué les effets sur la tradition des images et sur les habitudes deréception, et qu'il est de mauvaise foi de ranger automatiquement dansla catégorie gadget technologique. Il n'est pas extravagant de reconnaîtreici l'impact généré par la diffusion et la consommation massive desvidéoclips. Il ne serait pas insensé de croire que le vidéoclip constituele paradigme actuel de bon nombre d'images (pas seulementtélévisuelles).

En observant récemment le fonctionnement de la télévisionaméricaine, Jean Baudrillard soulignait la fréquence des messages

La force des formes. Vidéo et télévision 91

publicitaires qui interrompent brutalement la diffusion des émissions.Il voit là le signe de la pauvreté esthétique des programmes quicontinuent à être construits à partir des concepts traditionnels de latélévision et selon l'idéologie «réaliste» du cinéma. Il est en effet étonnantde constater que la télévision intègre d'une manière rarissime lesnouvelles technologies de l'image dans la production de ce qui constituele corps de la programmation. On s'attendrait logiquement à trouverles expérimentations de ce genre dans les émissions pour enfants ouencore dans les émissions de variétés (la réception des enfants étantmoins contrainte et plus imaginative et le music-hall étant friandd'extravagances visuelles). Nenni ; et le petit ronron imagique continuesans que la magie des nouvelles images soit intelligemment utilisée poursecouer les esprits et bouleverser l'apathie du regard qui résulte du défilésans relief des images.

HYBRIDATION VS RETENUE

Cependant, pointent ici et là quelques cas qui rompent cettemonotonie généralisée. Ils ne sont pas sans défauts mais méritent d'êtresoulignés pour leur audace. Je verserais à ce dossier des expérimentationset des innovations le Défi mondial réalisé par Daniel Bertolino et DanielCreuzot (diffusé l'an dernier sur les ondes de Radio-Canada), qui estune version visuelle du célèbre essai de Jean-Jacques Servan-Schreiber.Je ne m'arrêterai pas ici sur le contenu de ces cinq émissions d'uneheure chacune, mais plutôt sur le traitement de l'image qu'elles ontprésenté aux spectateurs. Disposant des appareils sophistiqués du StudioPerry de Morin Heights, les «traiteurs» s'en sont donné à cœur joie.Souvent excessivement9 car les possibilités techniques semblent parfoisavoir été utilisées pour elles-mêmes plutôt qu'en accord avec la logiquedu produit à construire. C'est d'ailleurs la logique du produit qui estici en cause, car le Défi mondial n'appelait pas d'emblée un tel traitement.Maquiller un produit traditionnel de nouvelle technologie n'est pas sanseffet, par exemple sans effet de modernité (ou de postmodernité, commeon voudra), mais l'usage des techniques de pointe ne saurait à lui seulassurer la qualité du produit.

Les produits Via le Monde ont tourné pendant plusieurs annéesdans divers pays le matériel qui allait étoffer visuellement le texte ditpar Peter Ustinov. Restait à trouver la forme visuelle qui permettraitd'utiliser le maximum des informations recueillies (dimensionquantitative) et aussi de les utiliser au maximum (dimensionqualitative). On a donc exploité l'usage des images dans l'image : imageglobale divisée en damier, incrustation de médaillons, etc. Puis on autilisé le rétrécissement ou l'expansion des plans, le basculement, levirevoltement, le pivotement, le rabattement vertical et horizontal, etc.

9. Surtout dans les premières heures. Par la suite, l'usage s'est modéré etapparut mieux justifié.

92 Études françaises, 22,3

De telle sorte que l'image ne fut que rarement homogène et plutôtmorcelée en représentations de divers lieux et temps. La cohésion etla cohérence de l'ensemble étaient assurées par la priorité accordée aucommentaire verbal, même si l'image du commentateur subissait elleaussi des manipulations qui le douaient d'une étonnante capacitéd'ubiquité. La mixité des lieux et des temps, l'accélération destransitions, l'hétérogénéité de l'iconographie, les ruptures abruptes decontenu, ce sont là quelques traits de composition fréquemment utilisésdans la production vidéoclippique. L'abondance des images, leursuccession effrénée, leur métamorphose constante fondent une bonnepart de la fascination qu'elle exerce et du vertige qu'elle produit.

Une telle stylistique est-elle pertinente au genre documentaireauquel ressortit vraisemblablement le Défi mondial? Peut-elle appartenirà la rhétorique du documentaire pour assurer d'une certaine réceptionde ses informations (objectives)? N'entraîne-t-elle pas une réceptionqui trivialise le contenu par ses allures (!'entertainment visuel? Il estprématuré de répondre à de telles questions, étant donné la brièvetéde nos analyses, mais nous pouvons, à partir d'elles, en formulerd'autres. Quels sont les enjeux (sémantiques, esthétiques, éthiques) del'hybridation qui déstabilise les traits définissant les genres? Quels ensont les effets (sémantiques, esthétiques, éthiques)? S'agit-il d'uneuniformisation qui banalise les contenus, d'une homologation quedétermine un paradigme dominant par sa valeur symbolique, ou d'unedramatisation qui révèle que toute transmission d'informations glisseaisément du régime de la propagation à celui de la propagande ? Quoiqu'il en soit, les prouesses visuelles du Défi mondial bouleversentcertainement les critères habituels du genre documentaire qui,normalement, dénie les processus d'énonciation à la faveur d'un contenuprésenté comme «réel», «objectif», «vrai». Le Défi mondial court-circuiteune telle prétention. On connaît les pressions exercées sur le genre (voirses antécédents dans l'idéalisme du cinéma-vérité et dans l'utopie ducinéma-œil de Vertov) par le documentaire-fiction qui «invente» auniveau de la matière pour transmettre un «contenu de vérité». (Ce seraitpeut-être là un des effets du Déclin de l'empire américain dont le réfèrenta soulevé le débat qu'on a dit). Mais le Défi mondial va plus loin, ens'attaquant aux formes mêmes du genre, au risque de le faire éclaterou de le subsumer sous une catégorie qui est son opposé idéologique,le divertissement. La diversité des moyens visuels n'est pasnécessairement productrice de diversion ; elle peut rendre justice auxcontenus qu'elle élabore.

Durant l'été 1986, Radio-Canada a diffusé pendant une douzainede semaines l'émission Télé-clip préparée par 1 'ACPiW en collaborationavec l'ONF. Une demi-heure de vidéoclips, réalisés par de jeunesvidéastes en herbe ou amateurs et présentés sous forme de concours.Tous les participants ont eu à se soumettre à un certain nombre decontraintes : quelques jours de tournage avec le matériel fourni par les

La force des formes. Vidéo et télévision 93

organismes qui supervisent le concours, un temps limité et plutôt courtpour le montage, les frais afférents aux déplacements, accessoires,costumes, maquillage à la charge des équipes et, surtout, une chansonquébécoise, choisie au hasard, que doit «servir» le vidéoclip.L'imagination y trouverait son compte si l'on souscrit à l'opinion quiveut que les contraintes et la pénurie des moyens excitent l'invention.Dans la majorité des cas, on doit reconnaître que les vidéastes n'ontpas manqué de génie. Pendant toute la série, on a vu défiler desvidéoclips qui attestent de leur savoir du genre, qui empruntent à sestemps forts et à certains de ses lieux communs, mais qui cherchent aussià éviter les sentiers trop battus en faisant preuve d'invention, en prenantdes libertés qui démontrent que le genre n'est pas nécessairementsclérosé en un répertoire de formules. Cependant, cette sérieprometteuse a vite tourné à la catastrophe à cause des membres dujury qui, chaque semaine, commentaient les productions et distribuaientdes points afin de déterminer un lauréat10. Pourtant spécialistes del'image, du film et de la vidéo, ils ont fait preuve d'une alarmanteétroitesse d'esprit et d'un anachronisme décevant. Un vote populaireaurait révélé que la doxa quant au genre est bien plus ouverte, et bienplus au fait. Je ne chicane pas ici le choix du gagnant, mais je regrettele contenu des commentaires reconduits semaine après semaine.

Le reproche principal, sur lequel se greffaient de petitesremarques (quelquefois désobligeantes) de même acabit, concernaitl'absence de narration, le non-respect du thème et la non-motivationdes images. Les «Je n'ai rien compris», «Je ne comprends pas ce queça donne, ce que ça veut dire», «La narration n'est pas respectée», «IIn'y a pas de suite logique», «On ne comprend pas l'histoire», «C'estmal tourné, mal éclairé», etc., ont été repris tout au long de la série,et sont vite devenus un leitmotiv qui pesait comme une plaintelancinante dans les commentaires des trois juges. Une telle demandede réalisme inquiète. Comme d'aucuns l'ont déjà remarqué, laproduction vidéo-graphique en général s'est lentement déplacée de latrame au drame, de la déconstruction des images à la construction derécits-fictions. Mais ce n'est pas pour produire de petits films, car lavidéo narre à sa manière, avec la nature spécifique de ses images. Quele vidéo-clip se transforme, qu'il ne se cantonne pas dans la stylistiquede ses premières versions, cela est aussi évident. Mais qu'il doive êtreréglé par une demande de réalisme descriptif et narratif, cela devientsymptomatique et commande qu'il retienne les élans qui l'ont fondé.D'autre part, on est en droit de se demander comment l'image peutêtre «fidèle» à des chansons dont le contenu narratif est souventincertain, voire improbable, dont les motifs sont instables et parfois

10. Le jury était composé de Marc Carpentier, Anne Dandurand et AndréGagnon.

94 Études françaises, 22,3

nombreux, et dans lesquelles on peut dire, ajuste titre, que c'est lamusique qui importe.

RETOUR AU VIDÉO(CLIP)

La musique importe justement dans l'image vidéoclippique sesexigences. Le choix des images et des enchaînements est absolumentdéterminé en vue d'elle, pour lui donner d'autres dimensions, pouren déplacer et en amplifier les effets. En quelque sorte, le vidéoclipreste de l'ordre de la mimesis, mais ce qu'il imite c'est la dynamiquede la musique elle-même. La composition des images doit luiressembler, l'exacerber, sans qu'elles doivent nécessairement puiserleur iconographie dans le texte de la chanson. Le jeu des associationsy trouve un terrain propice à son expansion. C'est pourquoi, parexemple, le dernier vidéoclip de Michel Lemieux (aussi réalisé au StudioPerry) a des affinités avec les images électroniquement composées deMiguel Raymond, les images désynchronisées de Louis-Paul Lemieux,ou les étranges narrations de Monty Cantsin, c'est-à-dire avec la vidéopratiquée par des artistes, vidéo que les membres du jury de Télé-clipparaissent abhorrer et qu'ils regrettent voir teinter la productionvidéoclippique.

Le vidéoclip ne vise pas la représentation d'une chanson, maisla promotion d'un disque; c'est pourquoi il s'élabore à partir de lamusique, en élevant, pourrait-on dire, sa rythmique à une secondepuissance. Dans le vidéoclip, les images ne valent pas pour elles-mêmes ;le vidéoclip c'est de la rythmique au carré où la pulsion scopique estbranchée sur la musique. Cela rend le vidéoclip contagieux car il invitele spectateur-auditeur à une réception qui n'isole pas un sens enatrophiant ou anesthésiant les autres. Le vidéoclip articule l'œil àl'oreille, à une oreille qui est sollicitée non par les effets du Logos maisplutôt par les charmes du son lui-même. Le corps ainsi convoqué n'estpas seulement un réceptacle passif. Il n'est pas rare de le voir s'ébranler,danser, en symbiose avec la musique qu'il entend, avec le rythme quile pénètre, et le transforme.

On sait, au moins depuis les observations d'Aristote, combienla musique est un art privilégié à cause de son immatérialité. Elle nes'avance pas vers Je corps comme un objet qu'il confronte mais letraverse tout entier. Autrement dit, la musique unit le corps à sonenvironnement, le fait intimement communiquer avec l'atmosphèrequi l'entoure. Question de milieu, d'ambiance. Les Romantiques ontcherché à marquer leur production de ses effets : ut pictura musica.D'autre part, on sait combien la danse est aussi un art qui donne aucorps toute son expressivité. Le danseur nietzschéen nous rappelle quedans la danse le corps, libéré des contraintes et de la logique du Logos,renoue avec la dimension dionysiaque que l'histoire a en luiprogressivement ankylosée. Ce serait donc injustement évaluer le

La force des formes. Vidéo et télévision 95

vidéoclip que de ne pas prendre en considération sa composantemusicale. Comme production audiovisuelle, le vidéoclip semble ainsirenverser le rapport habituel qui existe entre le son et l'image. Dansle passage du cinéma muet au parlant, le son (voix, bruits et musique)est ajouté comme un complément qui vient parfaire le réalisme. Lamusique peut ne pas jouer descriptivement mais elle participe à larhétorique de l'expression, en accord avec le contenu des images etde l'histoire racontée. Le cinéma postmoderne (par exemple, lesderniers films de Snow, ceux de Duras, de Ruiz) problématise cetterelation «classique» du son à l'image, alors que le cinéma de lamodernité avait concentré son interrogation sur l'image. Dans levidéoclip, parce que la musique est première, c'est l'image qui s'accordeau son.

Nous avons suggéré plus haut que le succès de Lance et compte étaitdû, en partie du moins, au fait qu'il soit tourné comme un film marquépar l'esthétique du vidéoclip. En donnant à la musique un rôleimportant, Lance et compte joue une carte irrésistible. La trame musicalen'en est pas un accessoire, ou un ornement comme dans Miami Vice(c'est-à-dire aussi superficielle que les beaux atours des héros aux alluresde mannequins), mais un des éléments qui président à la nature desimages et à la rythmique de leurs divers enchaînements11. Dèsl'ouverture du générique, c'est sur un enthousiasme «Go, Go, Go!» queles images se succèdent à toute vitesse, au rythme d'une musiquetrépidante. L'amorce est réussie, le spectateur est ainsi engagé dansla frénésie qui caractérise par la suite les joueurs, et dans le tourbillondes histoires qui se dérouleront en boucles et entrelacs inattendus. Ladernière demi-heure de la dernière émission est aussi de ce point devue exemplaire. Elle condense quatre parties éliminatoires qui mènent,en prolongation (notez au passage: retirement du temps, le retardementdu terme espéré, le suspense produit, et le gain de jouissance procurépar le contenu donné en supplément), les joueurs à la victoire. Lesfragments de parties sont entrecoupés de scènes qui concernentdavantage la vie privée des joueurs, des scènes aux effets dramatiquesétudiés avec soin et qui deviennent paradigmatiques de toutes leshistoires que le récit a communiquées principalement sous le mode dela syncope. Donc des scènes qui entraînent des ruptures de ton, desmodalisations hétérogènes et le décentrage des actions et despersonnages, tout en maintenant la captation émotive du spectateur.Cela est incontestablement vidéoclippique...

L'IMAGE SANS FIN

Si on a ici abondamment insisté sur le vidéoclip, c'est d'abordparce qu'il semble aujourd'hui une référence incontournable, mais

11. Il semble que la version française de la bande-son a été modifiée parceque le texte des chansons était le plus souvent en anglais.

96 Études françaises, 22,3

aussi parce que sa stylistique et ses images explicitement fabriquées,artificielles, propose au spectateur un nouveau régime d'images quine sont plus à évaluer pour leur conformité au «réel». Mais c'estencore parce que cette stylistique colore maintenant d'autres typesde production (télévisuelle, filmique, picturale, théâtrale, voireromanesque). Qu'on se rappelle simplement ici l'artificialitéséduisante du fascinant Diva de Jean-Jacques Beinex où une intriguepolicière, menée à la manière des plus classiques films de gangsters,était articulée à une histoire d'amour fondée sur une passion pourune voix qui résistait à sa diffusion masse-médiatique. Le vidéoclip,ce n'est pas l'image de la réalité mais la réalité de l'image. Del'image accordée à la musique, motivée par elle. Autrement dit,une image qui se forme du temps, dans le temps. Plutôt que dedistinguer et d'opposer les arts de l'espace et ceux du temps, commel'a suggéré Lessing dans son Laocoon, le vidéoclip permet leurréunion inédite.

Si la musique a trouvé dans la vidéo un partenaire chéri, c'estque l'image vidéographique c'est déjà du temps. Nam June Paikinsiste depuis longtemps: la vidéo ce n'est pas de l'espace mais dutemps. De son côté, le vidéaste Hervé Nisic dit que «fixer» le mondeen vidéo, cela veut dire faire vibrer. Faire vibrer le monde en imagesmais aussi faire vibrer le spectateur. L'image vidéographique n'esten réalité qu'une presque-image; une construction continue (Gestaltungplus que Gestalt) qui demande un effort perceptif. La raison nousdit que la forme est dans les objets, et que leur configuration estreproductible, mais un sentiment vague nous dit qu'ils sont coloréset ainsi aussi fuyants et insaisissables que la forme du corpshystérique. L'image vidéographique bouleverse l'histoire et lalogique de la représentation. Devant elle, les yeux sont exposés àdes milliards de micro-changements d'intensité lumineuse, à lavibration constante de la texture tramée, à une luminosité quiémerge de l'intérieur du tube cathodique de telle sorte que lespulsations, enregistrées par l'appareil physiologique et psychique,ne suscitent plus tout à fait le réflexe habituel de reconnaissancedes formes12. Comme un flot de forces plus que de formes, le fluxdes informations visuelles traverse l'appareil perceptif sansnécessairement subir une fixation schématique occasionnée par lesréflexes habituels de reconnaissance. L'identité globale de l'objetlaisse place à une série de micro-identifications, locales et instables.Ainsi, l'information ne se mesure sans doute plus, ou pas toute,sémantiquement mais affectivement, ... pragmatiquement.

12. Pour un développement plus détaillé des effets de la composition matériellede l'image vidéographique, René Payant, «La frénésie de l'image. Vers une esthétiqueselon la vidéo», Revue d'esthétique, «Vidéo-vidéo», n° 10, nouvelle série, 1986, p. 17 à 23.

La force des formes. Vidéo et télévision 97

Paul Vinho dit que nous assistons aujourd'hui à la crise de l'entier,c'est-à-dire à la crise d'un espace substantiel, homogène, définissable,hérité de la géométrie grecque, au profit d'un espace accidenté,hétérogène, où les parties redeviennent essentielles13 Atomisation,désintégration des figures, des repères visibles qui favorisent toutes lesmigrations, toutes les transfigurations L'image vidéographique est parnature fragmentaire, fractale Elle est toujours improbable, indécidable,car elle est toujours déjà d'autres images L'image vidéographique estdès lors marquée de défaillance car le flot des points lumineux fait glisserune image dans l'autre Dans le déferlement des points lumineux, iln'y a pas défilé d'images (comme dans la suite des photogrammes quicomposent la bande filmique) mais formation-disparition d'imagesParce que c'est là le temps qui est, l'image y est à la fois en défaut eten excès14 L'image vidéographique serait donc du côté du phantasmeAutre dispositif pour l'énergie libidinale Puisque l'image reste fragile,au seuil des identifications, souvent un peu «famélique», l'énergieprésentée n'est pas solidement ancrée, mais plutôt flottante, créant ainsiun certain attrait pour le regard car l'image reste animée de la fébrilitéde la matière électronique Ecriture débridée du monde, vidéomorphoseplus que vidéographie, la vidéo bouleverse ainsi la traditionnelle logiquede la représentation et donne une idée de la formation des imagesmentales telles que les décrit aujourd'hui la nouvelle neurobiologie15

Autrement dit, l'image vidéographique serait une bonne approximationde l'image mentale Pour comprendre la nature de la communicationqui s'y produit, il faudrait, comme le suggère depuis longtemps MichelSerres, fréquenter à nouveau Epicure, et prendre en compte l'impactdes technologies nouvelles

II n'est pas question de souscrire inconditionnellement à latechnoculture ou de prétendre que la technologie est la réponse à lacrise des valeurs qui assuraient jusqu'à maintenant la sociétéL'ordinateur ne change pas automatiquement l'ordinaire La ratiotechnologique a fait suffisamment de ravages pour inquiéter Reste queles «nouvelles images» transforment notre rapport au temps, à l'espaceet aux objets Lyotard a défini la condition postmoderne par la pertedes grands récits de légitimation, de leurs contenus mais aussi de leur

13 Le Telejournal de Radio-Canada exploite l'usage du médaillon donnantainsi à lire simultanément deux images II arrive même que le médaillon, qui s'offrecomme une fenêtre ouverte sur un autre monde (celui dont on parle dans la premièreimage), empiète sur l'épaule du lecteur de nouvelles, créant un étrange paradoxespatial Une variable récente de la télécommande permet au spectateur d'inséreren médaillon une deuxième émission et de déplacer l'image incrustée selon le centred'intérêt de la première image, la permutation des deux images est aussi possibleIllusion de réception interactive '

14 Gilles Deleuze, l'Image temps, Pans Minuit, 1985 Ce qu'il dit à la findu present cinématographique est ici applicable

15 Jean-Pierre Changeux, l'Homme neuronal, Pans, Fayard, «Pluriel», 1983

98 Études françaises, 22,3

structure II n'a pas dit par la disparition du récit Le récit est toujoursfabuleux La «narrai ion» en images vidéographiques, ou dans certainsfilms16, pourrait sans doute nous aider à entrevoir de nouvellesmodalités de Y être-ensemble et un nouveau statut des liaisons, pour définirde nouvelles formes de socialite «Articulation de particularités», commele disait déjà Marx, cohésion fragile et instable qui ne présente pas lesformes assurées d'une construction, d'un organisme, d'une totalitéhomogènes La frénésie et le poudroiement de l'image vidéographiqueen donnerait une idee L'image vidéographique ne vaut cependant pascomme modèle, mais comme une possibilité qui, établissant des lieuxde confluences avec d'autres systèmes iconiques, crée des interférenceset des turbulences qui ébranlent les fondements des topographies quenous ont léguées la logique traditionnelle de la représentation et la loides genres

16 René Payant, «Le postmodernisme selon le cinéma», dans Cinema etpostmodernisme, sous la direction de Michel Larouche, Montréal, Guernica (à paraître)

Photo Kira Perov, Chott-el-Djend, Tunisie, mai 1979