La Force Bouleversante de La Priere

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  • Cte Bernard C. Bieler de Bhem

    La Force bouleversante de la prire

    150 prires et mditations pour le XXIe sicle

    ditions TrajectoirE

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    ternel

    De ton ciel, Pour l'amour de Jsus accueille nos Prires.

    Nous voulons clbrer tes conseils magnifiques, Et toutes les faveurs

    Dont l'Esprit de lumire, Par ta grce, bon Pre !

    Remplis nos curs.

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    Nous sommes les enfants des Saints, et nous attendons la vie future que Dieu

    doit donner .

    Avant-propos de la premire partie

    n gnral, lorsque le croyant prie, il ne se pose pas de questions sur la nature de l'acte qu'il accomplit, sur les besoins profonds qui l'y poussent, sur ses effets en lui ou autour de lui. Il est tout engag dans cet acte, au mme titre

    que nous sommes engags dans une conversation avec un suprieur ou un ami. C'est sous l'aspect d'une relation de personne personne que cet acte se prsente

    lui, sous la forme d'un rapport entre un tre fragile, limit, phmre et l'tre parfait, infini, subsistant. Si on l'interroge sur les effets de sa prire, il rpondra gnralement qu'elle lui fait du bien, le console et le fortifie et il ajoutera peut-tre que son objet est souvent exauc. Cependant ce sont l des dclarations bien vagues et l'acte orant a pris dans les diverses civilisations une place assez importante pour qu'on rflchisse davantage sa signification et sa nature.

    Si paradoxale que la chose paraisse, cette rflexion ne doit pas tre ncessairement l'apanage du croyant. L'argument de l'exprience n'est mme pas ici dcisif, car un incroyant peut avoir, lui aussi, une exprience orante. Il peut s'tre engag dans la prire sans croire l'existence d'un Dieu personnel ou d'autres forces cosmiques individualises. Il peut tre anim par un souci d'exprience, par un got de l'exploration, par la curiosit ou le dsir de voir ce qui arrivera .

    Dans tous ces cas, il se produit videmment quelque chose, et nous ne savons pas si ce qui advient est diffrent de la prire lorsqu'elle mane du cur d'un croyant.

    J'avouerais qu'au moment o j'ai commenc de prier, je ne possdais pas la foi en un

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    Dieu personnel. J'avais seulement le souci de retrouver en moi et autour de moi un tat d'unit que j'avais perdu et je voulais exprimenter dans quelle mesure la rptition rythme de certains mots et de certaines formules, accompagne au besoin de la formation d'images mentales, pouvait favoriser un tel tat unificateur ou avoir d'autres consquences que je ne souponnais pas.

    Cte Bernard C. Bieler de Bhem s'adresse tous ceux qui, dans ce monde difficile ou nous vivons, veulent retrouver les droits que Dieu a accords chacun de ses enfants : sant, amour, aisance financire. Ces droits sont notre porte pourvu que nous ne demandions que ce qui nous est raisonnablement accessible.

    Tout peut changer dans la vie, selon que l'on croit ou que l'on ne croit pas la puissance de la prire . Cette parole est profondment vraie, faite l Vtre pour toujours, car nous sommes les rachets de l'ternel. Lui-mme a pay notre ranon ; et nous marchons ensemble vers la sainte Cit, vers ce Tabernacle de Dieu, avec les hommes, o nous, son peuple, nous habiterons toujours avec lui.

    Nous tions esclaves, et nous sommes affranchis. Le joug et le bton de l'exacteur ont t mis en pice ; la douleur et le gmissement se sont loigns ; nous avons obtenu la joie et l'allgresse ; nous en sommes couronns, et un chant de triomphe a t mis en nos bouches.

    C'est l'ternel et immuable amour de Dieu qui en est le sujet inpuisable. Ce sont les gratuits du Pre, le sacrifice du Fils, la vie et les consolations de l'Esprit-Saint, que nous clbrons avec confiance ; et nos cantiques s'unissent au Chant nouveau dont la sublime harmonie remplit la demeure des saints glorifis.

    C'est ainsi qu'enseigne de Dieu, et dans la communion de notre bien-aim Sauveur, notre foi fait clater les transports que l'Esprit d'adoption produit en nos mes. C'est ainsi que notre bonne, joyeuse et vive esprance exprime avec actions de grces son attente assure de la glorieuse immortalit. C'est encore ainsi que notre amour pour Jsus, lequel nous aime quoique nous ne l'ayons pas vu, manifeste avec abondance ses tendres et puissantes treintes, et notre dsir de voir, de saisir et de possder l'accomplissement de cette vie ternelle, dont nous avons reu le gage, et dont nous portons le sceau.

    Aussi l'Esprit du Fils de Dieu, que le Pre a rpandu dans nos curs renouvels, nous incite-t-il soulager les peines et les fatigues de notre marche, en cette terrestre valle de Baca que traversent les tribus du Seigneur, pour se prsenter en Sion, devant lui. Notre force est en la joie de l'ternel. C'est lui qui aplanit notre route, et qui fait jaillir des sources nombreuses et rafrachissantes du sol aride que nous parcourons. Lui-mme tend l'ombre du rocher, et nous envoie les brises qui abaisseront le hle du milieu du jour ; et c'est encore lui qui nous prpare et nous multiplie les bndictions et les dlivrances que nous avons la consolation de clbrer

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    dans nos psaumes et nos hymnes.

    Il est vrai, Frres bien-aims, que cette joie de l'ternel, qui nous soutient, ne donne pas en tout temps notre cur les mmes tressaillements, et n'clate pas toujours en transports. Notre sentier, constamment sr et dirig vers notre patrie, n'est cependant pas toute heure galement facile et lumineux.

    Alors cessent les champs joyeux, et les soupirs, les plaintes et les larmes s'lvent et se rpandent en prsence de l'ternel. Alors l'enfant de Dieu, abattu et froiss, verse dans le sein de son Pre ses ennuis et ses regrets ; et son me afflige panche en celle de son Sauveur, toujours compatissant, les douleurs de son repentir. Mais alors aussi, l'Esprit d'adoption, le Consolateur, se fait sentir au fidle prouv, et tmoigne ce rachet de Christ, que son Pre l'aime pour toujours, et qu'il ne visite ainsi son enfant, que pour le rendre plus heureux, en le rendant plus saint.

    Nos chants deviennent alors des prires, des cris, des supplications. Leurs accents ne sont plus ceux de l'allgresse, mais ils ont encore les sons et l'harmonie de la paix de Dieu qui est au-dessus de tout entendement. Leurs notes sont plaintives, et la harpe d'Isral gmit, moiti dtendue : mais c'est encore dans le sanctuaire, c'est autour de l'autel, c'est dans le lieu trs saint, c'est auprs de l'arche et du propitiatoire que l'glise rpand ses pleurs et si ses cantiques ont moins d'clat, ils n'en ont pas moins de vie ; s'ils sont ralentis, ce n'est que parce qu'en les prononant, elle implore et coute la rponse de son Roi, dans la force et la fidlit, duquel elle l'attend avec assurance.

    Oh que bienheureux est le peuple qui sait ainsi ce qu'est le cri de rjouissance, et qui marche la clart de la face de l'ternel ! Ils s'gaieront tout le jour en son Nom, et se glorifieront de sa justice, parce qu'il est la gloire de leur force. Ils aiment ce Nom magnifique : c'est pourquoi ils tressailliront d'allgresse en lui ; car l'ternel leur a donn sa joie. Leur me le loue avec des lvres joyeuses ; et bnies du Seigneur, qui fait resplendir sur eux sa lumire, ils se joignent aux cieux et la terre pour chanter la louange du Dieu Fort, qui les rjouit dans sa maison et son sanctuaire, o ils l'invoquent avec foi.

    Enfants de Sion ! C'est nous qu'appartient cet hritage : le monde n'y a point de part. Qu'il rpte son chant de mort devant ses impures idoles que nous faisons retentir en prsence du Trs-Haut ; car notre Dieu est au ciel ; il s'appelle l'ternel, et nous le connaissons. Jsus, notre bien-aim Jsus, nous l'a manifest. Il nous conduit lui, il nous introduira dans sa demeure ; et dj le regard de sa face, qu'il a lev sur nous, a mis plus de joie en nos curs, que les enfants de ce sicle n'en peuvent ressentir lorsqu'ils amassent leur froment et leur meilleur vin.

    Rjouissons-nous donc humblement et saintement au Seigneur, nous, Rachets de Christ, qui avons reu l'onction de rjouissance, que notre Prince possde en

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    plnitude. Servons notre Dieu avec allgresse et chant de triomphe. Entrons en ses portes avec actions de grces, et dans ses parvis avec louanges. Clbrons-le ; bnissons ensemble son Nom ! Car l'ternel est bon : sa gratuit demeure toujours, et sa fidlit d'ge en ge

    Cte Bernard C. de Bhem

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    PREMIRE PARTIE

    Rflexions sur la prire.

    L'acte orant

    Ses causes et ses effets

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    ternel ! De ton ciel, pour l'amour de Jsus accueille nos Prires. Nous voulons clbrer tes

    conseils magnifiques, et toutes les faveurs dont l'Esprit de lumire, par ta grce, bon Pre ! Remplis nos curs.

    L'acte orant ettre sa prire ct de sa vie, ft-ce mme tout juste ct, c'est placer le ferment ct de la pte et pousser la clef tout juste ct de la serrure. Notre vie chrtienne doit tre priante. C'est donc que, malgr sa banalit

    d'aspect et son peu de relief extrieur, elle est susceptible d'tre divine. La solennit conventionnelle, par cela mme qu'elle est voulue et fixe d'avance, jette

    sur notre pit une ombre froide et comme une sorte de mensonge impalpable. Pour n'avoir pas os tre vis--vis de Dieu tels que Dieu les a faits, plusieurs se sont privs de connatre la vie d'oraison, qui s'alimente de franchise lumineuse. Le scrupule d'tre corrects a ravag en eux le bonheur d'tre vrais. Ils n'ont pas eu la sainte audace de se fier au 15rel et Dieu qui en est le matre, et ils ne sont proccups surtout de ne pas manquer aux prescriptions d'un formulaire minutieux et sans grce.

    Aujourd'hui la pratique de la communion frquente, amenant les chrtiens vers le Dieu de chaque jour, dissout lentement, dans les consciences, les prjugs majestueux. Le Dieu de chaque jour se mle donc aux vnements quotidiens, cette foule trs pdestre de petits tracas ou de minces ennuis ; il s'y mle comme jadis aux enfants poussireux de Nazareth, la plbe anonyme de Galile, ces milliers de ruraux trs ordinaires, sur lesquels il semait la nouvelle de ses Batitudes.

    Pourquoi notre prire ne consisterait-elle pas sanctifier par une coopration de plus en plus consciente et de plus en plus calme la grce muette, cette existence que Dieu nous donne et qu'il nous faut aimer, divinement ?

    On dit : quand je m'agenouille devant Dieu, je congdie tout le reste... et quand je parle mon Seigneur, vite je supprime les trois quarts de mon vocabulaire habituel ; je cherche des mots plus rares et j'vite de nommer des choses vulgaires ; je fais semblant d'tre autre, je n'ose pas lui dire que j'ai mal la tte cause du vent du Nord ou que mes

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    pieds de plerin lass brlent douloureusement dans mes souliers trop troits.

    Pourquoi ces timidits paennes ? Et faut-il dissimuler, faire semblant, devant la Vrit substantielle ? Est-ce qu'au festin de Cana il n'a pas rpar une imprvoyance qui n'tait gure tragique ? Est-ce qu'il ne recommandait pas, trs simplement, Jare de faire dner la jeune enfant, peine ressuscit ? Est-ce qu'il ne regrettait pas que, reu chez Simon le Pharisien, on et nglig de lui donner, avec l'accolade hospitalire, de l'eau pour ses pieds et des parfums pour ses cheveux... ?

    Alors, si dans les Prires qui composent ce livre, vous dcouvrez des mots et des choses trs humbles, ne vous en scandalisez pas comme d'un manque de respect, et ne les chassez pas comme on chasse des intrus. Ces ralits humbles et quotidiennes sont chez elles dans la maison du Pre, o notre fiert et nos airs de courtisans gourms, et nos purismes classiques, et nos ddains premptoires sont seuls dplacs et ridicules. Le Dieu du Ciel et de la Terre ; le Verbe crateur de tout ce qui est, soutenant tout par la vertu de sa puissance ; le Pre, le Fils et l'Esprit n'ont rien rejet de ce qu'ils ont fait et nous rconcilier avec tout le rel, c'est le premier et dernier de nos devoirs.

    C'est au nom de la Sainte Trinit que l'on marque d'une croix la pointe de son couteau la miche de pain avant de le couper ; et c'est encore au nom des trois personnes, et aprs s'tre sign, que le chrtien boit un verre d'eau ou mange une brioche. Et si nos oreilles sont froisses d'entendre que Dieu se mle nos gestes de petites fourmis phmres, c'est une preuve vidente que nous n'avons pas encore compris ce que nous sommes ni saisi la signification de notre vie.

    Je n'ai pas cru qu'il ft ncessaire de donner ces prires de toutes les heures une ossature didactique, ni de les disposer en prludes, points, affections et colloques. Je n'ai pas mme voulu assigner leur succession un ordre bien dfini. Les heures, dans la vie des hommes, n'obissent pas des lois absolues, et les vertus ne nous deviennent pas ncessaires une une suivant la hirarchie savante de la Secunda Secundae. Le lecteur bienveillant remarquera d'ailleurs que dans ces pages le mouvement de la pense n'est pas simple aventure, et que les sentiments ne se confondent pas dans une anarchie sans contrle. Ce qu'on a dsir et ce qu'on n'a gure russi sans doute faire c'est aplanir les chemins de l'Esprit, de cet Esprit qui reste le matre souverain de ses dmarches et que nul ne peut enchaner par des mthodes rigoureuses. Montrer que Dieu est proche Dominus enim prope est c'est continuer la besogne des aptres, et commenter le message ternel.

    Les textes de la Sainte criture ne sont utiliss dans ces pages que comme les auxiliaires de la pit. Bellarmin disait jadis, dans une formule trs nette, que l'criture devrait tre comprise par l'esprit qui l'avait inspire, c'est--dire par l'Esprit-Saint. -Omnis Scriptura eo spiritu dbet intelligi quo scripta est, id est Spiritu Sancto. Il est sans doute permis de glaner dans les pages du texte sacr, ou dans les feuillets du missel, des invitations rflchir et des encouragements prier. Les Saints Pres n'ont pas fait autrement, et l'glise catholique nous propose de la mme manire des allusions et des

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    adaptations dans ses Introts et dans ses Antiennes. Les enfants ont le droit de parler la langue de leur mre. Ils ont mme le droit de penser que, sous les termes inspirs, Dieu a cach pour eux des lumires et des leons, et, sous rserve des dcisions infaillibles, ils peuvent dcouvrir dans la Sainte criture ces consolations apaisantes que l'auteur, aprs tant d'autres, les engage rechercher, et que l'Esprit, Pre des Pauvres, leur a prpares dans le secret.

    L'acte orant constitue-t-il une rgression ? On peut se demander au pralable si le besoin d'exprimenter en cette voie n'est pas la

    traduction logique de pulsions infantiles ou archaques inconscientes et si le fait d'y rpondre ne constitue pas une rgression. Il arrive, en effet, que des personnes ayant abandonn toute croyance religieuse et n'admettant qu'une attitude de vie rationnelle se prennent formuler des invocations ou des prires en cas de danger pressant, au moment d'un accident ou au cours d'une maladie, ou encore l'heure de la mort. D'une manire gnrale, il semble que l'on puisse tablir un rapport entre le besoin de prier et l'angoisse, que celle-ci soit provoque par un danger extrieur ou par des sentiments de culpabilit, conscients ou inconscients. En de tels cas, ce besoin peut tre ressenti comme une humiliation, un affaiblissement du centre conscient et un dbordement des eaux primitives. C'est ainsi que des rationalistes minents mirent en garde leurs amis et la postrit contre l'attitude religieuse qui pourrait tre la leur au moment de la mort, attitude qu'ils redoutaient comme un effondrement de leur lucidit et un retour victorieux du primitif en eux.

    Il va sans dire que cette mfiance du rationaliste l'gard d'une impulsion religieuse qui s'impose lui, en quelque sorte du dehors et sa conscience dfendante, trouve des justifications solides et dignes d'estime. La voie de la culture, de mme que celle de la spiritualit authentique, est celle de la lucidit et de la matrise de soi, et, par consquent, celle de l'largissement et de l'approfondissement de la conscience. Mais, prcisment, cette voie ne peut tre parcourue avec authenticit que dans la mesure o l'on s'efforce d'extraire les pulsations inconscientes de leur chaos tnbreux et de les intgrer dans la lumire d'une conscience plus vaste. son terme idal, elle devrait correspondre une reprise en tutelle de toutes les fonctions physiologiques et psychiques, qui demeurent en nous l'tat de rflexe non contrl. La ngation et le refoulement du besoin religieux n'ont gure plus de sens que la ngation et le refoulement du besoin sexuel. Ces deux sortes d'impulsions, pour tre matrises, doivent au pralable tre reconnues pour ce qu'elles sont vraiment et leur fonction doit tre situe d'une manire exacte dans la totalit de l'conomie psychique.

    Le rflexe orant dont j'ai parl se prsente comme la forme la plus fruste et la plus grossire d'une activit religieuse dont la gamme est trs tendue. Mais c'est aussi en raison de son caractre lmentaire que ce rflexe mrite une considration plus

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    attentive. Qu'on puisse y trouver des rsidus infantiles, que la prire elle-mme ne soit en ces sortes de cas que la rsurgence des formules naves introjectes dans le petit ge par les ducateurs, cela ne signifie en aucune manire qu'ils puissent se rduire ces rsidus ou ces formules. Ceux-ci ne sont que la forme donne par l'ducation un besoin qui lui est antrieur et un rflexe beaucoup plus lmentaire. Dans chaque civilisation, cette forme varie selon les croyances et les traditions particulires, et elle peut mme, en certaines circonstances, tre celle de superstitions condamnes par les religions constitues.

    Mais une raction partout semblable se constate sous les formes traditionnelles issues de l'ducation : l'on tente d'chapper au danger par une brusque saisie de l'inconnu, par un refuge en quelque chose qui excde la conscience ordinaire, par un appel et un recours des forces qui sont prouves par cette conscience comme trangres. Il importe donc de faire une distinction entre la forme prise par l'activit orante au cours de l'ducation et le besoin fondamental se trouvant sa base, entre le rflexe conditionn et le rflexe inn. Si le premier peut tre considr comme infantile, et trait comme tel, il n'en est pas de mme pour le second, qui ne pourrait tre ni qu'en refusant galement les schmes formatifs de la nature humaine.

    Il est vrai qu'au-del des contenus infantiles de la prire, l'on pourra dcouvrir d'autres contenus ou mme en tant que rsidus archaques ancestraux. Outre que tout le problme de l'hrdit psychique est ainsi pos, il faut encore se demander dans quelle mesure l'individu, qui a dj tant de peine se librer de ses pulsions infantiles, possde sans se dtruire la capacit de se librer des pulsions archaques et ancestrales. En toute hypothse, les partisans d'une telle libration devraient indiquer par quels moyens, par quelle ascse ou par quelle thrapeutique, un tel dracinement est possible. Et alors encore, les pulsions archaques et ancestrales ne feraient que reporter l'chelle des ges culturels et de l'espce elle-mme le problme que les pulsions infantiles posent l'chelle de l'individu. Dans un cas comme dans l'autre, un rflexe lmentaire aurait donn naissance aux formes orantes particulires aux diverses civilisations, sous la seule pression des ducateurs ou galement par voie d'hrdit psychique. En somme, si l'on peut considrer comme un rflexe infantile le fait qu'en cas de danger je ragis par une invocation du genre : Bon Jsus, sauvez-moi ! parce que telle est la formule par laquelle mes ducateurs m'ont appris rpondre l'angoisse, je ne puis envisager de la mme manire le besoin inn qui me pousse une telle rponse, dont la nature serait diffrente chez des individus appartenant d'autres poques ou d'autres civilisations.

    Ce qui importe est donc le besoin inn et ce qu'il signifie. Or si, comme je le disais plus haut, il correspond un recours des forces qui paraissent trangres la conscience ordinaire, il faut souligner que cette conscience ordinaire est trs limite et que l'identification opre avec elle est tout fait arbitraire. Dans la ralit, nous savons que cette conscience sparative ne saisit que les processus les plus superficiels de notre tre, savoir cette personnalit de surface par laquelle un comportement pratique nous est

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    facilit dans l'univers extrieur. Mais un grand nombre d'autres processus, inconscients par rapport ce centre particulier de conscience, quoique trs conscients sans doute leur manire, et en quelque sorte de leur point de vue, demeurent agissants en nous, sinon dterminants. Ces processus, loin de se limiter cette entit abstraite que l'on nomme individu, relient prcisment le complexe personnel ce qui le conditionne et l'environne et, par consquent, la ralit cosmique dans laquelle il est inclus.

    Cependant, nos images spatiales sont trs insuffisantes pour suggrer ce qui se passe en ralit. Car il faudrait dire que si, un certain point de vue, l'individu n'est qu'un point infime dans l'ocan de substance cosmique qui le presse de toutes parts, il est non moins vrai qu' un autre point de vue, l'univers entier se trouve en lui. Le corps visible n'est, en effet, que le symbole ou le signe algbrique d'une raction infinie, dont l'ultime racine ne peut tre situe en un point dtermin du temps et de l'espace, et rejoint la cause initiale du dploiement universel.

    Cet aspect de la psych ne peut tre compris sans doute que si l'on fait appel au langage de la physique nouvelle et si l'on admet que les processus psychiques les plus subtils appartiennent au monde de l'infiniment petit. De mme que les corpuscules lmentaires dont les atomes sont constitus et qui forment la trame subtile du corps visible ne peuvent tre dcrits par nos naves images spatio-temporelles, de mme les processus psychiques chappent toute imagerie de ce genre. La psych, comme ces corpuscules, doit tre considre plutt comme des nuages, au contour trs flou, dont la densit va dcroissant du centre vers la priphrie. L'une et les autres, tout en tant localiss en un endroit dtermin, emplissent cependant l'univers entier, dont les vnements se produisent l'intrieur d'eux.

    Cette vue de la psych et de ses processus inconnus de la conscience permet de comprendre que le rflexe orant, ou rponse religieuse l'angoisse, peut n'tre rien d'autre, psychologiquement parlant, qu'un recours et un appel de la partie fragmentaire de l'tre identifie par la conscience sa totalit inconnue, en laquelle elle pressent juste titre une force considrable, qu'il n'est pas exagr de considrer comme cosmique ou divine. Par ce rflexe, le Moi conscient en danger s'agripperait sa propre totalit psychique, l'me dans laquelle il est inclus et, par-del celle-ci, l'Esprit lui-mme, la racine divine et ternelle de sa forme passagre. Il semble ds lors qu'au lieu d'ignorer une raction aussi lmentaire et aussi fondamentale ou de s'en pouvanter, l'individu devrait s'efforcer de l'intgrer sa vie consciente et de tenter une identification croissante de la conscience avec l'ensemble des processus qui la conditionnent et dbouchent en elle.

    Si mon raisonnement est exact, le rflexe orant devrait alors tre considr comme le signe de ce que la conscience personnelle est ignorante de ses dimensions les plus ultimes, de ses forces les plus secrtes et de ce qu'il lui appartient d'intgrer les unes et d'utiliser les autres. Qu'il se produise le plus souvent l'heure de l'angoisse, dans la faiblesse ou la maladie, pour rpondre un danger ou un sentiment de culpabilit, indique prcisment que la conscience ordinaire ne suffit plus pour faire face ce qui se

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    produit en de telles circonstances. Au lieu de mpriser la prire parce qu'elle est surtout le fait des faibles, des malades ou des vieillards, l'on devrait s'merveiller plutt de ce qu'elle confre une force admirable l o les possibilits de la conscience ordinaire sont dfaillantes. Si les puissances ultimes de l'tre humain sont ainsi actualises l o la faiblesse est manifeste, les forts pourraient se demander quel rayonnement serait le leur s'ils consentaient, en pleine lucidit, multiplier, par elles, les forces dj considrables d'une nature extrieure encore intacte.

    L'acte orant comme actualisation des rflexes infantiles et archaques.

    Il est donc faux de considrer comme une rgression le consentement au besoin de prier, c'est--dire au besoin qu'prouve le Moi conscient de se raccrocher une totalit indfinie et de s'inclure en elle. Il y a l un rflexe inn, auquel il n'est pas plus rgressif de s'abandonner qu'il ne l'est de consentir au besoin de manger, de boire ou d'aimer. On ne peut parler de rgression que dans les cas o l'individu consent un comportement qui n'est plus adapt au stade normal de son volution, lorsqu'il rpond aux stimulations de la vie extrieure par des ractions qui, tout en ayant t adaptes dans le petit ge, ne prsentent plus d'efficacit chez l'adulte, ou n'obtiennent qu'une efficacit moindre. Mais il existe certains types de stimulation et certains types de rponse qui ne sont pas particuliers un stade dtermin de la vie humaine et correspondent en elle des constantes. Il en est ainsi pour les rflexes inns, parmi lesquels je range le rflexe orant, comme rponse type l'angoisse.

    Cependant, le rflexe inn dont je parle ne se prsente encore qu' la manire d'une hypothse fconde, d'une haute probabilit. C'est en considrant l'universalit du rflexe orant que je conclus son caractre inn, aprs l'avoir dpouill des formes particulires labores par les diverses civilisations. Ce dpouillement est encore une uvre de l'esprit car, dans la pratique, le besoin de prier se prsente toujours sous une de ces formes particulires, associ des croyances propres un temps et une poque, c'est--dire comme un rflexe conditionn. Pour qu'il en soit autrement, il faudrait qu'une technique spciale parvienne liminer ou isoler ce que l'ducation a associ au rflexe inn, ou encore que l'on arrive, par des mthodes appropries, connatre la raction interne du bb l'angoisse. Si la psychanalyse peut, dans une certaine mesure, faire prendre conscience de l'apport des parents ou des ducateurs, il n'est pas encore certain que l'on arriverait alors voir fonctionner dans sa puret le rflexe inn, tout au moins si l'on considre celui-ci comme une rponse universelle de l'espce une stimulation donne. C'est que, mme en de tels cas, nous nous trouverions en prsence de ce qu'une civilisation particulire a transmis l'individu par voie d'hrdit ; nous nous trouverions en

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    prsence de l'inconscient collectif en lui. C'est ici que la mfiance ou la rpulsion du rationaliste envers la prire reprennent leur valeur car l'on peut considrer que s'il n'y a rien de dgradant ou de rgressif s'abandonner un rflexe inn, il peut y avoir une grave rduction de libert dans l'abandon aux forces infantiles et archaques individuelles ou collectives. Cet abandon peut tre conu comme une forme d'alination, comme une rsignation, d'inadmissibles pesanteurs, comme une soumission dgradante au pass. Et, de fait, il pourrait n'tre rien d'autre qu'une forme de conservatisme spirituel, une renonciation aux exigences de l'avenir, une automatisation de l'tre.

    Il n'en demeure pas moins que nous ne pouvons pas escamoter le pass. En le niant, nous le chassons seulement du champ de la conscience ou cartons toute chance de l'y voir accder jamais, mais il n'en continue pas moins d'exister et d'agir en nous. C'est prcisment alors qu'il est dangereux. Car l'alination ne consiste pas prendre conscience de ses pesanteurs et faire leur part, elle rside trs exactement dans le refus ou l'impossibilit de cette prise de conscience et dans l'action inconnue et non contrle des forces infantiles et archaques sur un Moi crisp qui ne prtend s'identifier qu' ce que sa raison voit et explique. La libert qu'il nous est donn d'atteindre ne correspond gure une volatilisation du pass et de tout ce qui conditionne l'individu, mais seulement l'tablissement de la conscience en une altitude qui lui permet de voir avec lucidit ses pesanteurs, d'agir sur elles, de les intgrer et, par l, de les rendre moins dangereuses. Au reste, nous aurions tort de considrer le pass comme une sorte de bloc inerte, qui serait attach la conscience comme le boulet la jambe du forat. C'est par une illusion de notre Moi spar, par les exigences d'un comportement limit et fragmentaire que nous dcoupons la ralit indivisible en ses tronons distincts du pass, du prsent et du futur. D'une certaine manire, le pass, lui aussi, est prsent, comme l'est d'ailleurs le futur. Mais tandis que l'un est prsent en des zones de l'tre qui n'ont pas encore t parcourues, l'autre est prsent en des rgions qui, dans les circonstances ordinaires, ne peuvent plus tre rejointes. Notre conscience n'est qu'une petite lanterne clairant la seule partie de la route o nous posons nos pas, tandis que tout ce qui est derrire ou en avant d'elle demeure dans l'obscurit. Ce que nous appelons le prsent n'est qu'une faille ou une fente imperceptible par o se dverse le prsent rel, dont le pass et le futur font partie. C'est pourquoi nous avons toujours le sentiment que le pass et le futur agissent dans le prsent et le dterminent, le premier par une sorte de pousse obscure et le second par un appel indfini. Tous ceux qui ont tudi l'Inconnu psychologique, et notamment les rves, ont pu constater que les rsidus infantiles et archaques sont loin de s'y manifester comme de simples rptitions mcaniques. Quelle que soit l'importance de ces dernires, ces rsidus sont constamment au travail en des ensembles originaux qui, leur manire, tentent d'laborer un nouveau comportement, sont dj ce comportement dans sa phase d'essai. Le pass est en nous titre de mouvement obscur la recherche d'un but. Il est insparable de l'avenir vers lequel nous marchons et qui, quels que soient les projets de la conscience, est toujours diffrent de ce que veut celle-ci et perceptible seulement par

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    l'intuition, en des circonstances exceptionnelles. Le pass est la matire de notre avenir, au mme titre que la racine est celle de la fleur et il est impossible de n'envisager que l'avenir tout en se dracinant du pass ; il existe une continuit de l'un l'autre. De sorte qu' vouloir se librer de son pass (au sens de n'en point tenir compte), on se librerait aussi de son avenir, on se dboussolerait compltement. Ce qui ne signifie pas qu'il ne faille avoir que les yeux fixs sur lui, ce qui est le propre de l'esprit ractionnaire ; le pass, lui aussi, ne peut tre compris qu'en fonction de l'avenir qui l'appelle et l'accomplit. La conscience la plus large est celle qui saisit les diverses dimensions du temps comme une totalit indestructible et articule.

    Ces considrations taient ncessaires pour comprendre que les formes traditionnelles de la prire ne sont pas des comportements rgressifs, dans la mesure o la conscience en accueille librement les contenus. Cette prire est la forme prise, dans une civilisation dtermine, par le besoin inn de rponse l'angoisse. ce titre, elle actualise en nous les types de rponse labors par les gnrations aux problmes poss par certaines situations. En l'utilisant, nous faisons l'conomie de la recherche individuelle pour la solution de ces problmes et nous librons nos forces personnelles pour des tches nouvelles que l'avenir pose l'individu et l'humanit. Nous bnficions de la force acquise des rponses donnes par des millions d'hommes des stimulations particulires, nous laissons ces rponses se reproduire en nous comme des mouvements adquats qui nous facilitent l'expansion de la conscience vers l'avenir.

    Dans quelle mesure nous pouvons isoler et reconnatre dans la prire traditionnelle ce qui appartient l'me collective d'une civilisation dtermine, la chose est difficile dire, car l'enseignement religieux rejoint et recouvre sans doute ce qui appartient l'me collective. Cette recherche aurait cependant la chance d'aboutir des rsultats fconds si elle pouvait avoir pour objet les rves des enfants ou la pense religieuse inconsciente de personnes non croyantes leves dans un milieu compltement agnostique. Ce qui apparatrait en ces rves purils ou chez ces personnes pourrait tre considr, en effet, comme la part de la tradition assimile par l'inconscient collectif.

    Les rponses ancestrales actualises par la prire traditionnelle, si elles peuvent tre considres comme le pass agissant en nous, ne peuvent cependant tre assimiles de simples pesanteurs sur lesquelles la conscience aurait tablir son contrle.

    Je viens de le dire, elles nous paraissent plutt une base dynamique pour des dveloppements ultrieurs, un point de dpart favorable la libration des forces individuelles en vue des tches qui lui sont propres. Ces rponses, en effet, ne peuvent tre confondues avec certains processus ngatifs transmis par hrdit, processus qui alourdissent la vie individuelle ou la sparent de l'environnement. Ces processus ngatifs se manifestent gnralement titre de prdispositions morbides et d'insuffisances constitutionnelles et ils peuvent affecter aussi bien la sant physique que l'intgrit psychique. Mais il s'agit ici, au contraire, de processus constructeurs ou rorganisateurs

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    qui visent sans cesse compenser les insuffisances, pallier aux dangers des prdispositions morbides, remdier la peur ou l'angoisse, brider des instincts dangereux, relier la conscience spare ce qui l'environne, l'largir et la transcender dans une conscience plus vaste et plus accueillante. Lorsque nous employons, par exemple, le mot Dieu , nous actualisons les millions de rponses positives faites aux stimulations les plus difficiles de l'humanit, depuis l'aube de la civilisation. Car, quel que soit le contenu mtaphysique de ce mot, il correspond historiquement et psychologiquement l'effort le plus intense accompli par les gnrations antrieures pour s'lever et se relier ce qui les dpasse, pour atteindre leur unit intrieure et l'unit avec tout ce qui vit. Le caractre monosyllabique de ce mot en fait d'ailleurs un vritable rflexe d'unification, qui produit ses effets par son seul nonc et sa seule rptition. Chaque fois que les hommes ont lutt contre la faiblesse, la maladie ou la mort, chaque fois qu'ils ont voulu vaincre les processus destructeurs qui les menaaient, chaque fois qu'ils se sont efforcs de transcender leur gosme et d'embrasser jusqu' leurs ennemis dans le mouvement de compassion ou d'amour, ils ont associ leur effort au terme Dieu . C'est pourquoi galement, et en vertu de la loi de l'association des ides, chaque fois que nous prononons ce mot, nous appelons en nous la force qui lui a t associe au cours des temps, nous renouons une chane de rflexes positifs immmoriaux, nous faisons affleurer les ondes bnfiques qui se sont droules jusqu' nous travers les innombrables gnrations de nos parents et de nos anctres.

    De ce point de vue, Dieu possde une existence psychologique en nous et dans l'humanit, en tant que somme d'efforts accomplis par les gnrations successives pour s'lever et s'unifier l'existant. Cette prsence psychologique de Dieu ne peut tre confondue, videmment, avec son existence ontologique, mais elle en est sans doute un aspect particulier, en ce sens que, pour le croyant, le Divin est ncessairement l o on l'invoque. C'est d'une manire analogue que l'on peut parler d'une prsence du Christ dans l'me occidentale, ou de celle de Krishna dans l'me indienne, ou de celle du Bouddha dans l'me chinoise ou tibtaine. Pour chacune de ces civilisations, les noms en question jouent le rle de catalyseur ou de signal pour des rponses d'un type particulier dont ils conomisent l'individu l'effort original d'laboration et d'inutiles essais. Ce sont prcisment ces rponses qu'actualise la prire traditionnelle et c'est de leur force que nous nous privons en partie lorsque nous renonons elle. Je dis bien : en partie, car, malgr tout, ces rponses existent en nous et y agissent d'une certaine manire mais prcisment alors de cette manire qui est inconnue de la conscience, comme une rsistance parfois inadquate ou une pousse non identifie pour ce qu'elle est.

    En les accueillant librement, en les multipliant par une action volontaire, nous dveloppons une sorte de capital de rponses correctes aux stimulations extrieures ou aux dangers intrieurs. Et si la force de l'tre est ainsi accrue aux heures d'intgrit et de lucidit par l'automatisation favorable qui s'opre en lui, cette possibilit de rponses correctes devient particulirement prcieuse lorsque ces heures disparaissent ou risquent

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    de disparatre et que la conscience est menace de submersion par les forces auxquelles elle ne parvient plus faire face. l'instant de l'agonie notamment, la conscience possde rarement la force ncessaire au contrle de l'tre et son orientation dcisive : elle ne peut que regarder le conflit ou le droulement de la multitude de rflexes positifs et ngatifs qui se dclenchent l'approche des suprmes prils. L'tre est alors emport par la puissance dynamique de son pass, comme une barque l'est au fil de l'eau lorsque le pilote s'est endormi ou, bless, ne peut plus utiliser ses rames. Selon que l'emportent en ce crpuscule les rflexes positifs ou ngatifs, l'tre aborde la mort dans la paix ou dans la terreur. Et, sans doute, est-ce galement d'eux que dpend sa manire de prendre conscience de cette dimension des choses que dvoile la mort et dans laquelle on peut entrer du pied droit comme du pied gauche, selon ce qu'on est l'heure du dernier rle.

    Il est possible ainsi de comprendre comment la pratique frquente de la prire traditionnelle, en actualisant et en multipliant les possibilits de rponses favorables au danger, est capable de sauver l'individu l'heure de la mort en l'orientant d'une manire quasi automatique, et par la puissance mme de son pass, vers les rgions de la paix et de la srnit ainsi que vers un accueil tranquille de l'inconnu. En ce sens, nous pouvons avoir une ide de ce que sera notre agonie par la manire dont se produit notre endormissement. la fin de la journe, avant que le sommeil ne nous envahisse tout fait, la conscience, encore veille, n'a plus cependant la capacit de contrler ses impressions et elle assiste, passive, la libration des automatismes. Elle peut tre alors emporte dans une confusion angoisse, dans une incohrence affolante ou, au contraire, reposer avec calme dans une sorte de silence lumineux qui la baigne de toutes parts. C'est ainsi qu'il lui est susceptible d'avoir un avant-got de ce qui prsage sa perte ou son salut.

    L'acte orant comme mergence de l'tre profond La prire traditionnelle a pris, dans toutes les civilisations, une forme verbale et

    rythmique qui a fait l'objet de thories souvent audacieuses. Que ce soit en Occident, aux Indes, dans l'Islam ou en Extrme-Orient, nous retrouvons la psalmodie comme forme collective de la prire et une sorte ou l'autre de chapelet comme forme efficiente de la prire individuelle. De prime abord, il apparat que l'important dans ces pratiques n'est pas le contenu intellectuel ou dogmatique. Dans chaque civilisation, ce contenu est diffrent et la prire produit des effets analogues. L'essentiel est d'une part une aspiration gnrale vers le Divin qui, selon la religion particulire, s'identifie une croyance dogmatique ou intellectuelle dtermine, d'autre part, un lment rythmique et vibratoire partout identique. Tant dans la psalmodie que dans le chapelet, il se manifeste une tendance modeler le rythme verbal sur le rythme respiratoire. Je n'insisterai pas sur l'importance et la signification gnrale du rythme dans la vie humaine et dans la vie universelle, importance et signification bien connues et que de nombreuses tudes ont

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    mises en valeur. Je ne m'tendrai pas davantage sur l'aspect moins familier de la prire verbale, celui du ton. Qu'il suffise de dire que les effets psychologiques d'une rcitation verbale sont diffrents, non seulement selon le rythme adapt, mais aussi selon le ton. Mon exprience permet de suggrer que les tons graves, bas, agissent avant tout sur les zones infrieures du psychisme, sur la partie instinctive de l'tre, sur tout ce qui, en lui, se rapporte au pass et au souvenir, de sorte que la prire articule de cette manire se rvle particulirement efficiente dans les cas de maladie, de dpression physique ou mentale, de vertige sensuel ou sentimental ; elle pntre dans les zones obscures de l'tre en les apaisant. En revanche, les tons levs ou aigus paraissent davantage en rapport avec ce qui, dans le psychisme, n'est pas dvoil la connaissance et concerne son devenir. La prire aux tons levs est un marteau frappant aux portes de l'avenir. Elle tend rejoindre les zones suprieures du psychisme, zones que l'tre n'a pas encore parcourues mais qui existent comme sa possibilit la meilleure ; elle aiguise l'intuition qui dchire le voile les cachant la conscience ordinaire.

    Il est vrai qu'en parlant ainsi des effets de la prire, selon le ton sur lequel elle est module, je devance quelque peu mon sujet, puisque je n'ai pas encore expliqu comment de tels effets peuvent tre observs. Cependant, il n'y a rien de tel en pareils cas que de se livrer l'exprience. Et celle-ci est significative. Si l'on rcite des psaumes ou un chapelet pendant un temps suffisamment long, par exemple une heure ou deux, l'on peut constater comme premier effet de cette pratique une tendance l'endormissement. La constatation de cette tendance a fait dire certains esprits superficiels que la prire n'est qu'une forme d'hypnose. Cependant, cette conclusion est prmature, car l'hypnose se caractrise par un effondrement de la conscience et une impossibilit de mettre en uvre les processus centraux de nature volontaire. Dans la prire, il n'y a rien de tel et nous verrons, au contraire, que lorsqu'elle est correctement conduite, elle aboutit une lvation du niveau de conscience et un affinement des perceptions. La prire ne provoque l'hypnose que dans les cas o l'individu ne s'est pas encore veill une vritable conscience personnelle et vit dans un monde crpusculaire qui constitue tout son horizon. Car ce qui, par elle, s'endort vraiment est cette partie superficielle de l'tre, essentiellement instinctive, quoique tourne vers le monde extrieur et sensible ses stimulations les plus immdiates et les plus grossires. Le sommeil atteint alors l'tre de surface dans lequel nous vivons habituellement, dont les ractions bruyantes occupent le plus souvent notre champ de conscience et qui nous voile l'tre profond, sensible des stimulations plus lointaines, plus dlicates et plus subtiles. C'est cet tre profond que la prire fait merger et venir l'avant-plan, grce l'endormissement de l'tre de surface. Il est donc clair que plus est forte la sensation de sommeil, plus aussi est manifeste le signe que l'on vit ordinairement la superficie de soi et que l'on est ignorant de ses dimensions ultimes. Les individus qui trouvent le plus endormante" la prire verbale et rythme sont aussi ceux dont l'ducation est la moins volue, dont la conscience est la plus crpusculaire, dont l'alination l'immdiat est la plus violente. En revanche, ceux qui ont atteint dj un

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    certain degr de maturit intrieure n'prouvent cette tendance l'endormissement que sous sa forme la plus bnigne, la manire d'un engourdissement ou d'un apaisement de la partie superficielle de l'tre qui leur permet de s'identifier au plus tt avec l'tre profond.

    Qu'est-ce que l'tre profond ? C'est, assurment, la partie de nous qui excde le complexe de l'ego, le dterminisme et le relie l'universel. Psychologiquement, c'est l'affleurement la conscience des processus dont je vous ai parl au dbut de cet ouvrage et qui constituent l'me enfantine et l'me collective, c'est la divination par cette conscience des zones les plus lumineuses de l'tre vers lesquelles elle est appele ; c'est, au-del de cette perception croissante du pass et de l'avenir, la saisie d'une ralit indiffrencie, dans laquelle tout le reste est contenu titre d'talement possible dans le temps et dans l'espace ; ontologiquement, c'est l'identification de l'tre avec son principe ultime d'identit, avec son Soi le plus profond qui rejoint le Soi cosmique, le Divin en nous et dans le monde. C'est cet indiffrenci que la prire fait merger toujours plus, rejetant de la conscience et endormant les processus les plus grossiers et les plus immdiats qui nous alinent pour nous faire atteindre, travers des processus plus vastes et plus subtils, la rgion indfinie o l'existence pure rejoint la connaissance pure et la jouissance pure.

    Cette mergence de l'tre profond, qui est prouve par l'individu orant comme une ralit subjective indiscutable, trouve une confirmation curieuse dans un phnomne qui fait gnralement suite la tendance l'endormissement dont je viens de parler. Il s'agit de l'lvation de la temprature du corps. Cette lvation de temprature est d'autant plus intressante qu'elle n'est pas produite par une excitation extrieure, ni mme, au sens habituel, par une excitation intrieure, puisqu'elle concide au contraire, avec un apaisement des zones de l'tre o cette excitation, gnralement, se produit. Ce n'est pas, en effet, un souci particulier, ou une ide particulire, ou un sentiment dtermin qui animent ce moment le psychisme et agissent par son intermdiaire sur le corps. Il s'agit plutt d'une aspiration vague et indiffrencie (tout au moins lorsque la prire n'a pas pour objet une demande prcise), d'une activation des processus centraux, du noyau mme de l'tre. Cette lvation de temprature peut tre assez considrable pour tre remarque sans instruments. Elle peut obliger l'individu orant enlever des vtements ncessaires au dbut de la prire. Elle permet d'effectuer toute autre activit mentale. Certes, je ne possde pas encore d'observations statistiques sur ce phnomne que chacun peut cependant constater. Mais ces observations seraient faciles obtenir, pour autant qu'un nombre suffisant de sujets consente se faire observer au cours des diffrentes phases de l'activit orante. Si l'on rflchit au fait que l'lvation de la temprature correspond une augmentation de la vitesse du mouvement molculaire, et qu'elle est produite par un processus central l'exclusion de toute excitation extrieure, nous devons en conclure que la prire est un phnomne qui met en mouvement quelque chose se trouvant dans le monde de l'infiniment petit, ce mouvement entranant lui-mme

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    l'acclration de toute nbuleuse humaine.

    L'lvation de la temprature n'est que le signe extrieur et grossier d'une agitation molculaire et atomique qui se produisant aux confins de l'nergie par une rotation plus vive et, tout en rejetant par sa vitesse accrue les corpuscules gravitant habituellement son orbite, prendrait une importance accrue dans l'conomie humaine. Cette acclration du noyau nergtique, dont l'lvation de temprature serait la manifestation grossire, correspondrait, sur le plan de la physique humaine, ce que j'ai dcrit, sur le plan psychologique, comme une mergence de l'tre profond.

    L'lvation de temprature permet de comprendre comment la prire peut provoquer la modification des perceptions sensorielles et, d'une manire gnrale, transformer la relation de l'individu avec le monde et la reprsentation qu'il s'en fait. Cette relation et cette reprsentation ne sont, en effet, que le rsultat d'une situation sensorielle particulire, une saisie partielle de la ralit environnante par l'organisation sensorielle en un tat dtermin de son volution. Mais toute transformation a des correspondances dans sa perception et sa reprsentation du monde. C'est pourquoi l'mergence de l'tre profond permet de saisir des qualits de l'univers qui demeurent trangres la conscience ordinaire et qui, plus proches de la nature du noyau mme de l'existence, sont galement plus loignes de la vision cristallise de cette existence dans les catgories dformatrices du temps et de l'espace. Je ne m'tendrai pas ici sur les perceptions et les qualits nouvelles susceptibles d'tre saisies par la conscience orante , il suffit, pour l'instant, de dmontrer la ralit de la transformation opre par la prire dans le sujet. Cette transformation est encore manifeste dans l'effet qu'elle produit sur le systme nerveux et plus particulirement, sur le systme sympathique. Les modifications apportes au systme nerveux par la prire n'ont pas encore fait l'objet ma connaissance, d'observations exprimentales. Cependant, celles-ci ne seraient pas impossibles et offriraient mme aux chercheurs un champ fcond d'explorations. L'exprience subjective indique sans conteste que la prire est susceptible de dclencher des ondes nerveuses dont le point de dpart parat se trouver dans la rgion du cervelet tandis que le parcours en aboutirait aux terminaisons nerveuses priphriques aprs tre pass par la colonne vertbrale. En attendant qu'il soit possible de photographier les ondes radiatives mises par la volont et le cerveau ou, mieux encore, de cinmatographier l'influx nerveux, la ralit de ce dernier peut, dans le cas qui nous occupe, tre dcele par un rflexe facilement observable, je veux dire : le rflexe pilo-moteur. Celui-ci, couramment appel chair de poule , consiste en une contraction, tantt localise, tantt gnralise, des muscles recteurs des poils, contraction provoque elle-mme par l'innervation de l'orthosympathique.

    Le rflexe pilo-moteur a t tudi surtout du point de vue pathologique et l'on a soulign qu'il est produit le plus souvent par des stimulations extrieures, telles que le froid, la peur, le crissement de certains objets..., mais aussi par des sensations esthtiques ou affectives. Toutefois, l'on a reconnu qu'il peut encore tre provoqu par des

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    excitations centrales, c'est--dire par la reprsentation imaginaire des stimulations extrieures qui sont habituellement son origine. Le rflexe pilo-moteur est ainsi un rflexe encphalique et un rflexe sympathique et il est caractristique que la prire puisse le dclencher, sur toute la surface du corps, sans qu'une reprsentation imaginaire soit ncessaire cet effet. Une motion particulire, lie une demande prcise ou une ide dtermine, n'est pas davantage ncessaire puisque nous avons constat que le rflexe en question se produisait encore lorsque l'tre, cartant systmatiquement toute image, toute pense ou tout sentiment objectif, cherche seulement obtenir une saisie pure de sa ralit indiffrencie. Dans cet acte qui est prouv subjectivement comme une identification de l'tre avec lui-mme, comme un vide plein, une mise en prsence du Moi devant le Soi ou une treinte de l'tre en son ultime nudit, le rflexe pilo-moteur est contenu tel le signe extrieur de l'motion indiffrencie ou de l'motion sans objet qui est atteinte l. Certes, dans la prire ordinaire, on ne peut parler d'une manire rigoureuse d'une motion indiffrencie ou sans objet, mais la remarque que je viens de faire n'en tait pas moins opportune car la prire opre un loignement progressif de ce qui provoque habituellement l'motion pour aboutir cette motion indiffrencie que provoque elle-mme une stimulation indiffrencie. Nous arrivons ainsi, par d'autres voies, des conclusions analogues celles de mes observations prcdentes.

    Dans le domaine nerveux et affectif, lui aussi, la prire met en uvre les processus centraux les plus subtils et les moins diffrencis et les prolonge, travers la colonne sympathique et la moelle dorso-lombaire, jusqu'aux terminaisons nerveuses dont le rflexe pilo-moteur montre l'innervation. Cet influx nerveux est lui-mme transmis par une dcharge d'adrnaline, dont on connat les effets. De sorte que nous voyons un acte volontaire, verbal et rythmique tel que la prire provoquer d'une manire constante et progressive des modifications nerveuses que seules des stimulations extrieures et pisodiques parviennent dterminer en d'autres circonstances. Ces modifications paraissent avoir quelque rapport avec celle produite par la musique (tout au moins une certaine musique), cette diffrence qu'elles correspondent ici un processus volontaire et interne.

    Peut-tre pourrai-je suggrer encore qu'elles ne sont pas trangres certains effets des thrapeutiques de choc qui oprent une dissolution des structures superficielles du psychisme pour le ramener sa ralit indiffrencie. Mais, tandis qu'en de telles thrapeutiques, il s'agit de procds mcaniques d'o la conscience et la volont sont absentes, la prire aboutirait, au contraire, une lente reconqute de l'indiffrenci par la volont et dans la pleine lucidit de la conscience. En toute hypothse, les transformations nerveuses opres par la prire, et prouves subjectivement comme une augmentation de force et de joie, doivent tre considres comme une rorganisation ou un affermissement de l'quilibre sympathique. C'est ce qui explique qu'en certains cas de psychasthnie constitutionnelle ou de troubles neurovgtatifs, la prire puisse avoir des effets qui font penser ceux des injections d'extraits glandulaires ou des thrapeutiques

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    de choc. En revanche, lorsque la sant est intacte, elle renforce la tonicit de l'organisme et lui confre des capacits de perception inaccoutumes ou des forces pour les tches inhabituelles.

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    La prire est-elle exauce ? La prire est-elle exauce ? Il ne fait pas de doute que nous arrivons ici ce qu'il y a de

    plus problmatique et de moins comprhensible dans l'acte orant. Pour le croyant, cette question n'offre gure de difficults et elle est mme sans objet. Car il s'adresse un tiers personnel, omniscient et tout-puissant, qui coute la prire ainsi que le ferait un tre humain, l'accueille ou la rejette et met en uvre une volont omnipotente. Il est vrai que, mme alors, la volont de Dieu se heurte la libert de ceux dont l'action est ncessaire la ralisation du vu mis et trouve ainsi ses limites dans les lois qu'elle a fixes elle-mme sa cration. Mais de telles considrations se situent sur le plan thologique et ne nous apprennent pas grand-chose dans le domaine psychophysiologique o nous nous entendons nous situer.

    Peut-tre conviendrait-il ce propos de faire une distinction entre la prire visant une transformation dans le sujet et celle s'efforant d'obtenir en faveur du sujet une modification des circonstances extrieures qui le concerne. Si je prie pour obtenir la sant morale ou physique, je puis comprendre le processus par lequel cette prire sera exauce, car je sais par ce qui a t dit plus haut comment l'acte orant actualise les forces caches et les libre. Il se produit un appel de la conscience ordinaire la totalit psychique dans laquelle elle est incluse, du complexe de l'ego au soi qui le conditionne et l'enveloppe. Ce processus a quelque rapport avec l'autosuggestion, en ce sens que l'esprit conoit de lui-mme une image qui est diffrente de celle de son tre apparent, mais qui correspond une des ses potentialits. Cette image qui est dj une ralit en mouvement opre son uvre dans la totalit de l'tre, modifiant progressivement ce dernier selon ses schmes formatifs et selon une force dcroissante depuis les zones du psychisme pur jusqu' l'organique proprement dit. Il faut bien voir, en effet, qu' l'intrieur du sujet, il existe des rgions de plus forte rsistance et que la conscience physique est gnralement la dernire sortir de son inertie et rpondre aux excitations internes de nature leve. Et cette rsistance ne parat pouvoir tre vaincue que dans la mesure o l'image mentale de la transformation souhaite a t labore avec une extrme prcision. La vivacit et l'intensit de l'image du dsir sont le truchement psychologique par lequel la prire opre ses modifications. C'est par la descente de cette image dans les zones inconnues de la psych et par l'action de celles-ci que le rsultat s'obtient. Mais l'on voit ainsi combien l'acte orant requiert une technique difficile pour arriver reproduire d'une manire consciente et volontaire ce qui, dans certains cas, s'opre d'une manire inconsciente et involontaire. L'efficacit de la prire est soumise des conditions psychologiques particulires : ce sont notamment la dfinition claire, la formulation prcise et la reprsentation correcte de son objet.

    Ces conditions sont-elles galement oprantes lorsque le sujet cherche obtenir une modification des circonstances extrieures qui le concernent ? Certes, aucune dmonstration, au sens scientifique de cette expression, ne peut tre apporte ici. Nul tableau statistique ne serait mme convaincant, car nous nous trouverions toujours en

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    prsence de phnomnes dont la causalit n'est ni vidente ni ncessaire. L'on pourrait toujours arguer de concidences en cas de russite, de mme que l'argument de la libert d'autrui pourrait toujours tre voqu en cas d'chec. Cependant, il n'est pas vrai non plus que nous nous trouvions ici dans le seul domaine de la foi. La conviction qui nat spontanment chez le sujet orant, et d'aprs laquelle il s'tablit un rapport entre lui et le monde extrieur dont il demande la modification, cette conviction mrite qu'on s'y arrte un peu. Certains n'y verront qu'un rsidu de la pense magique. Mais ce n'est pas l une explication, car il faudrait se demander si la pense magique n'est pas le vestige ou la caricature d'une ralit gigantesque dont l'humanit a perdu la conscience exacte et le maniement. Il s'agit de savoir si la croyance du primitif ou de l'enfant en la toute-puissance de la pense n'est pas le souvenir confus, un niveau trs bas de conscience, de l'existence d'un psychisme universel et de la possibilit d'une saisie gnrale de tout par tout. Mais laissons pour l'instant cette hypothse dont l'vocation n'tait ncessaire qu'aux fins de montrer la fragilit des arguments relatifs la pense magique. Revenons plutt la conviction du sujet orant et ce qui peut la constituer dans le mcanisme de la psych, tel que nous le connaissons. L'image du dsir qui se forme dans la prire efficace transforme le sujet, je l'ai dmontr plus haut. Mais l'individu n'est pas un phnomne clos et spar. C'est un rapport avec l'environnant. Chaque vnement qui se produit en lui est vnement qui se produit dans le monde. Il modifie la relation de l'tre avec le monde et, par consquent le monde lui-mme.

    De quelle importance et de quelle nature peut-tre cette transformation du monde ? Nous ne pouvons le souponner qu'en nous interrogeant davantage sur la transformation du sujet. Celle-ci, nous le savons, ne s'opre pas seulement dans les couches conscientes de la psych ; elle s'accomplit encore en ses zones inconnues qui paraissent inconscientes au complexe de l'ego. Or, c'est l que se dtermine le plus puissamment la conduite. C'est l que se cre cette fatalit qui contredit si souvent les dsirs conscients de l'individu. C'est l que se modle le destin et que se structurent les vnements qui l'accomplissent. La psychanalyse provoque les actions qui doivent satisfaire ses vux et qui, dans bien des cas, s'opposent la volont ou aux intrts de l'individu. Voici un prisonnier. Il est convaincu de vouloir sa libration sans rserve. Il croit accomplir dans ce but tout ce qui est ncessaire. Et cependant, il choue sans cesse. Constamment, des erreurs se glissent dans son comportement et provoquent un rsultat contraire son dsir conscient. L'on se livre l'analyse de ses rves. Il apparat alors que sa psych est pleine de rsistances inconscientes sa libration, elle n'en veut pas, elle est dvore par un sentiment de culpabilit qui exige la souffrance et l'autopunition. Mais voici que le prisonnier prie pour sa libration. Et son dsir conscient pntre lentement dans les couches inconnues de la psych. Il les transforme, carte progressivement les rsistances, apaise le monstre jaloux qui y sige, cre un dynamisme secret qui le pousse dsormais accomplir les actes ncessaires ce qu'il souhaite. Voil une premire faon pour la prire de rapprocher l'individu de son dsir : elle dtruit ses obstacles intrieurs,

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    accumule en lui le maximum de chances pour la russite, harmonise les zones conscientes de la psych, le fait peser du poids de la totalit de l'tre sur l'environnant, sur les circonstances et sur les hommes.

    Mais n'y a-t-il pas davantage ? Cette relation de l'individu et du monde n'a-t-elle de ralit que dans les dimensions du temps et de l'espace familires la conscience ordinaire ? Nous pouvons rpondre par la ngative. Je l'ai dit au dbut au dbut de cet ouvrage : seul l'tre superficiel volue dans ces dimensions. L'tre profond plonge ses racines au-del, en des zones de l'existence o l'ego perd de sa ralit, o les psychismes s'interpntrent et se rejoignent dans l'ocan de l'indiffrenciation universelle. Les faits tlpathiques dont tmoignent les rves, mais qui peuvent tre galement obtenus l'tat de veille et soumis dans une certaine mesure la volont, nous donnent une ide du genre d'action que la prire est capable d'oprer distance sur autrui. La parole de saint Paul selon laquelle nous sommes la fois membres d'un seul corps et membres les uns des autres, ou l'ancienne exclamation indienne : Je suis toi, tu es moi ! , perdent beaucoup de leur caractre mystrieux et deviennent plus intelligibles qu'autrefois. Car s'il est vrai que les phnomnes psychiques appartiennent dans leur manifestation au monde de l'infiniment petit, il n'est plus impossible de comprendre comment chaque psych, dont le centre apparent est localis en un point dtermin de l'espace et du temps, se trouve en ralit dpourvue de circonfrence, occupe d'une certaine manire l'univers entier et pntre par consquent les autres psychs. En quittant notre tre de surface, nous ne descendons pas seulement dans notre tre profond, nous accdons l'tre profond d'autrui, au Soi universel qui conditionne toutes les existences superficielles et la ralit seconde de leur sparation. Par la prire, nous cherchons agir sur autrui, et par consquent sur des vnements inaccessibles notre Moi spar, en rejoignant le psychisme universel dont autrui et nous-mmes ne sommes qu'une manifestation passagre et, en partie, illusoire. C'est comme si la vague s'efforait d'influencer d'autres vagues en agissant des profondeurs ocaniques qui sont son ultime dimension et la dtermination de toutes les formes marines. Car plus nous creusons profondment, plus nous accdons, par-del la matire et l'nergie, par-del le corps et l'me, l'Esprit ternel dont l'espace, le temps et la causalit ne sont que des manifestations. ce point ultime, que seuls de rares mystiques ont atteint sans doute, la conscience la plus profonde serait non seulement libre de l'ego ou accessible aux ralits de cet univers cach que l'infiniment petit nous fait souponner, mais elle s'identifierait au Je transcendant et universel dont le je ordinaire n'est que la rfraction dans le monde de l'apparence et de l'alination. Mais ce point, la prire cesserait aussi, car la conscience de toute dualit serait abolie. L'tre ne recourrait plus ce qui le dpasse pour obtenir la satisfaction de ses vux ; il serait devenu ce qui le dpasse et mettrait directement en uvre sa puissance illimite. Il n'implorerait plus un Dieu qu'il serait devenu. Dans l'exprience offerte l'immense majorit d'entre nous, cette identification correspond une limite peine concevable. Nous continuons d'voluer dans un monde de dualits, mais nous pouvons reconnatre

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    dsormais que celles-ci n'ont pas le caractre absolu qui leur est attribu par la conscience ordinaire, que des interpntrations se produisent et que l'action de la prire sur autrui et sur les vnements est de l'ordre des choses probables et intelligibles.

    La prire et l'obsession

    Certains se demanderont si la concentration de la pense sur un dsir et la rptition verbale de la formulation de ce dsir n'entrane pas un tat obsessionnel. Si l'on rduit ce dernier ce qu'on appelle dans le jargon psychologique une monodisation et aux processus qui en dcoulent, la prire, en effet, peut tre compare l'obsession. Mais qui ne voit que cette rduction est insuffisante et incapable de rendre compte de l'obsession proprement dite? La monodisation est un phnomne inhrent tout processus crateur, qui exige la concentration sur la tche raliser et l'limination des proccupations qui lui sont trangres. Mais dans l'obsession, tout au contraire de la prire, cette monodisation s'impose au sujet malgr lui. Elle est une irruption des zones inconnues de la psych. Tandis que le sujet orant demeure le matre des processus voqus et capable de les rejeter ou les appeler son gr, l'obsd est asservi ce qu'il ne puisse ni comprendre ni dominer. Alors que, dans la prire, la conscience pntre dans ce qui l'entoure et la conditionne, dans l'obsession, le contraire se produit. La conscience cde sous la pression de forces qu'elle ne peut identifier et le sujet, tout occup de son ide fixe comme le serait un peuple par l'ennemi, se laisse conduire par elle vers des buts qui le dtruisent.

    Car c'est l une autre distinction qu'il importe de souligner entre les deux sortes de phnomnes dont il est ici question. Les processus pathologiques, parmi lesquels il faut ranger l'obsession, sont des processus destructeurs. Et ils le sont, en ce sens qu'il rendent le sujet moins apte vivre et crer, non seulement dans le milieu social qui est habituellement le sien, mais mme de cette manire plus profonde et moins immdiate qui peut tre celle du gnie, dont l'inadaptation l'immdiat ne rsulte que d'une comprhension de ce qui est plus vaste et plus lointain. Mais l'obsession n'est pas cratrice ; elle est isolante. Elle coupe le sujet qui en est victime de toute communion vritable ; elle le rduit l'enfer de son individualit ou des forces infrarationnelles. La prire, au contraire, rattache l'universel et au divin, tout ce qui, dans les zones inconnues de la psych, est lumineux et crateur ; elle abolit ou rduit les barrires de l'ego, elle rend l'tre capable d'une comprhension et d'un accueil plus larges. La monodisation qu'elle opre n'est qu'un instrument de dfrichement et d'exploration, une manire de se frayer une voie dans la fort du monde et des vnements.

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    La prire, comme voie d'accs la conscience cosmique

    J'ai parl de la prire comme rflexe et rponse l'angoisse. J'ai montr comment la prire traditionnelle constitue une reprise volontaire des rflexes infantiles et archaques positifs. J'ai indiqu certains de ses effets dans le sujet orant et autour de lui. Mais, en tout cela, je ne me suis proccup que des formes infrieures de la prire, bien qu' vrai dire les plus courantes. Il est clair, notamment, que l'usage de la prire pour obtenir la satisfaction d'un dsir demeure une manifestation primitive de la spiritualit. De ce point de vue, il n'y a pas une diffrence essentielle entre les commerants allant en plerinage pour obtenir le succs de leur commerce et le prisonnier priant pour sa libration. Psychologiquement, l'on ne sort pas plus dans un cas que dans l'autre de la tendance de l'ego se satisfaire et se fortifier. Le complexe personnel cherche seulement utiliser des forces qui le dpassent pour sa propre conservation. Cependant, cette tape est ncessaire dans la spiritualit comme dans la vie. Elle constitue dj un dbut de dpassement de l'individu, car elle est en elle-mme une reconnaissance de ce qui excde l'ego, une tentative de relation et de croissance. L'individu ne peut accder la conviction intime de l'existence des forces psychiques et de leur pouvoir que par la voie de cette prire goste. C'est la ralisation du dsir qui ouvre les portes d'une connaissance suprieure, fait souponner que cette ralisation n'apporte gure la libert et que celle-ci est le point o doit ncessairement dboucher la spiritualit authentique. Lorsque les portes de cette connaissance sont franchies, la prire pour soi devient de plus en plus rare et elle est progressivement remplace par la prire pour autrui et pour le monde, et, enfin, par la grande prire oblative et glorificatrice en laquelle le complexe de l'ego se perd pour n'exalter que l'indiffrenci et le Soi dans lesquels il est contenu. Il se produit l une volution analogue celle que la psychanalyse a dcele dans le comportement individuel. La prire d'abord narcissique et captative devient une expression de la tendance l'oubli de soi, au sacrifice et l'oblation.

    Lorsque les anciens hymnes vdiques chantent l'identit de tout ce qui est, lorsque l'glise catholique entonne le Te Deum laudanums, lorsque le psalmiste, dans le Cantique des Trois Jeunes Hbreux, attribue au soleil et aux toiles, aux montagnes et aux rivires, aux btes et aux troupeaux une conscience qui leur fait glorifier Dieu, lorsque, comme dans le Psaume 150, il dlire dans l'allgresse d'une reconnaissance infinie, lorsquencore Franois d'Assise chante son Cantique au Soleil, la prire atteint une ralit psychologique et ontologique diffrente de la prire de demande. Il s'agit d'un vanouissement de la conscience ordinaire dans une conscience plus vaste qui fait singulirement penser ce que Sri Aurobindo appelle la conscience cosmique mais qui, dans le Yoga de celui-ci, est recherche par la concentration et l'aspiration au don de soi plutt que par la prire proprement dite. Cette conscience cosmique n'est atteinte gnralement qu'en des tats exceptionnels et il faut admettre que la grande majorit des tres humains peut peine souponner son existence. C'est elle cependant dont tmoignent les uvres des grands

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    mystiques, des grands potes et des grands musiciens. L'art puissant et serein de J.-S. Bach semble y avoir puis l'essentiel de son inspiration, rendant compte, comme dans certaines de ses Toccatas et Fugue, de la dchirure qui se produit dans le voile sparant la conscience ordinaire de la conscience cosmique, et de l'irruption libratrice de celle-ci. De mme est-ce sur ce monde de libert que dbouche, aprs des efforts torturs et angoissants, la Neuvime Symphonie de Beethoven. Une caractristique de ces uvres et des tats dont elles tmoignent, c'est de prsenter la joie comme la vrit dernire des choses, leur substance la plus cache, le terme de tout effort et la dcouverte ultime de toute lucidit.

    Si nous cherchons carter des descriptions dont je viens de parler ce qui y demeure li des formes particulires de pense ou de sensibilit et en dgager l'essentiel, si nous nous efforons de confronter ces tmoignages avec les tats exceptionnels dont nous avons pu avoir l'exprience, nous pourrons dire que ce qui est appel ici la conscience cosmique implique que le sentiment que la conscience n'est plus situe dans le corps mais, au contraire, l'enveloppe et le contient, que les vnements, les tres et les choses ne sont plus perus comme une relation d'un univers extrieur un Moi clos et spar, mais comme des ralits se situant ou survenant l'intrieur de soi. Le corps propre n'est plus ressenti comme la seule identification possible et relle mais une identification analogue, quoique moins nette et toujours intermittente se peroit pour d'autres corps ou d'autres objets. Le criminel et le saint deviennent comprhensibles et fraternels car ils se rvlent telles des dimensions de soi, des potentialits ou des ralisations de Cela qu'on est au plus lointain de soi-mme. L'ami et l'ennemi, l'imbcile et le gnie, l'toile et l'amibe surgissent dans cette conscience comme manifestations galement ncessaires de l'Observateur ultime dont on emprunte le regard en reculant de dos vers lui. Si les distinctions et les sparations de la conscience ordinaire continuent d'tre perues sur leur plan et reconnues l comme relles, elles sont transcendes par la vision seconde qui est celle de l'unit de tout ce qui vit dans une conscience unique.

    Ce que la prire laudative et glorificatrice est susceptible d'accomplir par sa rptition, c'est prcisment de multiplier les possibilits d'accs cette conscience cosmique qui, sinon, demeure exceptionnelle et l'effet d'une grce ou d'un don incomprhensibles. Par elle, l'on cherche reconqurir ces tats d'une manire volontaire et permanente et en faire le niveau stable et normal auquel l'tre doit s'tablir dsormais. L'on s'efforce ainsi de faire descendre la conscience cosmique dans la totalit de la vie et de modifier, par elle, le comportement. Il faut bien voir, en effet, que dans la mesure o la prire dont je parle accomplit son uvre, elle ne se borne pas faciliter ou multiplier les tats que j'ai dcrits, elle transforme le comportement dont les tats de conscience sont l'avant-garde et le prcurseur, ce comportement lui-mme dans sa phase balbutiante et germinale. L'acte orant diffre profondment en cela de l'opration artistique qui, lors mme qu'elle atteint une vision cosmique et libre un instant l'artiste dans la perception confuse d'un univers glorieux, se borne canaliser l'motion ainsi atteinte vers une uvre qui en rend

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    tmoignage, mais qui l'objective et la cristallise. C'est l'uvre qui importe en ce cas et non la vie qui, elle, demeure le plus souvent inchange. De l le contraste habituel entre l'ampleur, la srnit et la gloire des uvres d'art et la mesquinerie, l'angoisse et le caractre sordide de la vie de tant d'artistes. L'individu orant ne se satisfait pas de tels contrastes et son action a pour objet la transformation de la vie. Et, dans le cas qui nous occupe, la prire produit, en effet, une transformation du comportement qui se traduit par une capacit accrue de transcender les ractions propres l'ego, par une plasticit et un pouvoir plus grands sur les circonstances et les vnements, par une adaptation de plus en plus adquate la marche profonde de l'histoire, des peuples et des civilisations, par une admission et un accueil toujours plus vastes de ce que la conscience ordinaire rpudie comme diffrent ou redout. Une dcouverte croissante de Sens des choses, y compris ce que le complexe de l'ego qualifie de laid, de monstrueux ou de terrible, est la consquence d'une vision plus large des causes et des effets. Cette dcouverte n'est pas le fruit d'un raisonnement logique ou de quelque mditation spculative, mais elle est une signification des choses se dvoilant au sein mme de l'action, o elles avancent comme nanties d'une intention. Une gurison de l'angoisse s'opre par l'abandon serein de l'existence individuelle ce qui la dpasse et la conditionne et par l'accueil de tout le possible comme une manifestation de l'tre le plus profond. Le diffrent et le redout sont prouvs, eux aussi comme moyens par lesquels le Soi ultime renverse les barrires de l'ego et, prenant possession de la conscience ordinaire, se rvle elle comme son propre et ultime principe d'identit. Par-del les alinations, bonnes ou mauvaises, positives ou ngatives du complexe individuel, la libert d'une conscience qui peut tout accomplir, car elle accueille et contient l'infinie possibilit, est enfin entrevue et atteinte dans une certaine mesure.

    Je dis bien dans une certaine mesure , car cette conscience cosmique dont j'ai parl, autant que le comportement qui lui est li ne sont jamais atteints comme stable et normal que par un ou deux hommes sur quelques centaines de millions et, sans doute, une vie entire y suffit peine. Pour la plupart d'entre nous, c'est dj une bndiction de pouvoir accder cette conscience en des heures de grce et de savoir que la prire laudative et glorificatrice constitue une voie d'approche vers ce but lointain de l'volution, le dernier formulable sans doute si l'on considre que de la conscience divine proprement dite, qui est derrire et au-del de cette conscience cosmique, aucune description, mme approximative, n'est possible et que le silence seul peut en rendre compte. Mais cette prire est comme un doigt pressant sans cesse la membrane qui spare la conscience ordinaire de la conscience cosmique, l'entrouvrant de temps autre, jusqu' ce que, par un effort persvrant et toujours renouvel, elle finisse par cder et permettre la libration dans les espaces infinis de la joie.

    C'est dans la mesure o l'on se rapproche de ce terme que la prire elle-mme se libre de ses pesanteurs. D'abord rponse l'angoisse, ensuite expression puis reprise volontaire et actualisation des pulsions infantiles et archaques favorables au dpassement de l'ego,

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    elle finit par se distancer de ce qui la constituait, au moins en ce qui nous en apparaissait sur le plan psychologique. L'intention qui l'habitait, savoir ce besoin obscur qu'a l'ego de s'agripper la totalit qui l'inclut et de s'identifier elle, est ici ralise, ou en voie de ralisation. La prire laudative et glorificatrice mrite encore peine le nom de prire, car elle n'est plus demande de quelque chose quelqu'un, mais reconnaissance infinie de tout ce qui est et de tout ce qu'on est. Elle devient hymne, cantique, chant et elle s'vade sans cesse des formes traditionnelles qui avaient t son ducatrice pour s'identifier la vie mme. L'activit orante a produit d'abord un loignement de l'tre de surface dans lequel nous vivons habituellement, des proccupations, des penses et des sentiments qui le caractrisent ; elle a permis ensuite une immersion contrle en des couches plus profondes de la psych, o sigent les pulsions infantiles et ancestrales ; elle a fait dboucher enfin sur l'tre indiffrenci et universel qui est celui de la conscience cosmique et de la libert. ce point, les dterminations et les conditionnements humains sont vus en avant de soi comme un jeu de la nature qui n'affecte point l'tre profond ou l'Observateur ultime avec lequel il s'identifie dsormais.

    Peut-tre est-il encore intressant de signaler ici que, selon mon exprience, des figures symboliques sont susceptibles d'apparatre dans l'espace visuel interne, meure que la conscience se rapproche de ce point d'indiffrenciation qui est son terme. Il s'agit de figures gomtriques et lumineuses, analogues celles des mandalas orientaux qui prfigurent la symbolisation du Soi. Ces figures, qui sont gnralement une combinaison du cercle, du carr et de la croix, voire du triangle et de l'il, ne nous sont jamais apparues en rve, tout au moins sous cette forme pure de toute autre combinaison. Elles paraissent une proprit de l'tat orant et comme le signal de ce que le complexe de l'ego s'est immerg dans le Soi qui le conditionne. L'individu, ayant alors accompli ce don intrieur par lequel il se renonce au profit du Je transcendantal qui est son principe ultime d'identit, atteint un tat de conscience limpide et heureuse, o la joie parat avoir l'clat d'un miroir et la rutilance de Nol. Il serait utile de vrifier si, d'une manire gnrale, il y a concidence, en effet, entre l'approche de cet tat de conscience et l'apparition des symboles dont je viens de parler.

    La prire communautaire et ses effets. Que se passe-t-il lorsque la prire traditionnelle, verbale et rythmique est entreprise, non plus par un individu isol, mais par un groupe, une communaut ou une foule ? Ses effets sont multiplis d'autant1. Les barrires de l'ego sont renverses avec une aisance qui rsulte d'un vritable phnomne de contagion psychique, signal par Jung. Les zones infantiles et archaques, communes aux individus prsents, sont excites en plusieurs points la fois, au lieu de l'tre en un seul. Une animation accrue s'y produit et l'tre collectif, submergeant les diffrenciations individuelles, se porte en avant

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    et s'impose comme le seul rel. Ce point d'mergence de l'tre collectif est videmment capable d'exercer sur ce qui l'entoure une influence plus forte que le point d'mergence manifest chez l'individu isol. Tout ce qui passe dans le rayon de ce centre nergtique est susceptible d'tre frapp par ses ondes. Un individu dont la conscience est trangre la foi de la foule orante, mais qui appartient son me collective, sent soudain celle-ci se rveiller et agir en lui. Sans doute, ce que je viens de dcrire peut ne pas paratre fort diffrent de ce qui se passe dans toute manifestation commune, o les invocations, les rptitions verbales et les champs sont utiliss comme moyens de crer ou de rveiller une me collective. Mais celle-ci peut n'tre alors qu'une cration transitoire et superficielle, qui n'est pas l'expression de ce qui existe mais de ce qu'on tend faire exister. De plus, lors mme qu'on cherche porter en avant des donnes de l'me collective, il arrive qu'on n'voque de celle-ci que des processus destructeurs tandis que la grande prire liturgique, telle que l'a labore par exemple l'glise catholique, est un choix consciencieux et prudent de ce qui, dans cette me collective, ne correspond qu' des processus favorables l'unit de l'individu, de la communaut et du monde. Enfin, elle va bien au-del de ces zones infantiles et ancestrales, puissantes mais toujours troubles, puisqu'elle est capable d'atteindre l'tre profond de chacun, l'indiffrenci en l'homme, son Soi ultime qui est une participation au Soi cosmique et divin.

    1. C'est galement ce principe que l'auteur a dvelopp dans son livre Le Signe Sacr. Le grand grgore de la Trinit .

    Du moins, c'est ce qui se produit lorsque la prire commune est entreprise par des individus capables d'aller jusque-l et d'y entraner autrui. Ce qui se dvoile alors, ce n'est plus l'me collective d'un groupe, d'une nation ou d'une race, mais ce qui est au-del d'elle, l'Esprit universel qui, en chaque tre, gmit aprs sa propre ralit et veut prendre conscience de soi dans la multiplicit qui le rfracte et l'aline. C'est pourquoi la perte de conscience et de lucidit qui est souvent le rsultat de l'mergence de l'tre collectif ne se produit pas ici. Le principe d'identit, par lequel la conscience ordinaire se reconnat tre ce qu'elle est, est retrouv dans le Soi universel comme en sa source ultime et en sa ralit la plus secrte. L'tre universel n'est pas une ralit en laquelle il s'vanouit, il est lui-mme cet tre universel, dont les existences distinctes ne sont qu'une ralit seconde. Cet tre chante par la bouche des suppliants et implore par leur geste. Le dieu enchan en chaque individu brise ici ses chanes : il parle et agit par des centaines ou des milliers de langues et de bras. Il surgit de la multitude des consciences o il tait enfoui pour les transcender dans son identit et sa stature vritables. Les barrires, les distinctions et les sparations tant alors effaces on estompes, sa puissance illimite se rpand dans les zones de dtresse ou aux nuds de rsistance de ce grand corps assembl l. C'est alors que les curs les plus endurcis se fondent, que les paralytiques marchent, que les sourds entendent et que les aveugles voient. Les gurisons physiques et spirituelles qui s'accomplissent dans les plerinages ou les sanctuaires de l'Occident ou des Indes ou qui s'accomplirent dans les temples et les Hauts lieux de l'antiquit sont le fruit de cette

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    mergence de l'tre profond dans la communaut des suppliants, du dversement de ses eaux purificatrices dans les mes et les corps qui sont sa manifestation dans l'univers de la multiplicit. Mais il est vrai que si cette irruption de la puissance et de la sant s'opre en des cas assez frquents, ainsi que l'histoire en tmoigne, la fonction de la conscience individuelle et de la conscience cosmique en tant que phnomne de lucidit est infiniment plus rare. Le plus souvent, l'tre individuel s'oublie en quelque chose que son intelligence ne peut identifier, car elle n'est pas habitue tre illumine par ces sources. Il se rend compte de l'extraordinaire qui se produit en lui, mais il ne parvient pas l'interprter ou l'interprte mal. L'instant d'lite une fois pass, il est capable d'en mettre le souvenir et le dynamisme au service de l'alination et de l'gocentrisme. La source limpide des sommets devient le fleuve boueux du fanatisme, de l'esprit de secte ou des tendances paranoaques. Mais ces consquences de la prire collective ne tiennent pas son essence ; elles ne se produisent que dans les cas o la foule orante comprend trop peu d'individus vraiment spiritualiss et elles rsultent du fait que si les forces libres par les conducteurs de la prire sont susceptibles de bouleverser chacun, seule une intuition dcante par une longue discipline intrieure permet d'en discerner la nature relle.

    Prire, aspiration et concentration

    L'acte orant, pour tre accompli, n'exige pas une grande force pralable. Il est, au contraire, un appel de la faiblesse la force. Il diffre en cela des autres disciplines psychologiques qui, telles la concentration et l'aspiration, sont proposes par certaines traditions spirituelles, et notamment la tradition indienne. Dans ces disciplines psychologiques, qu'il s'agisse du yoga de Patanjali, du yoga de la connaissance, du yoga synthtique propos de Sri Aurobindo et de tous les yogas rcents pratiqus actuellement, la force, ou en tout cas un degr dj impressionnant de force est exig comme condition pralable leur pratique. Et ce degr de force est trs exactement celui qui est prcis par tous les commentateurs yoguiques et qui suppose, entre autres, la continence, l'esprit de vrit, la non-violence et la vigueur corporelle comme les bases ncessaires tout progrs ultrieur. Lorsque le yoga est entrepris sans de telles bases, il aboutit un chec et est capable d'engendrer la nvrose ou la folie. Il suppose comme point de dpart ce que la prire s'assigne souvent comme point d'arrive. Mais il semble qu'en raison de cette particularit, les disciplines psychologiques sur lesquelles il est fond, savoir la concentration et l'aspiration, permettent d'aller plus loin, et surtout d'une manire plus lucide, dans l'exploration et la matrise de ces zones psychiques que la prire dfriche galement. Elles sont susceptibles sans doute de provoquer une libration plus rapide et plus radicale l'gard des pulsions archaques et infantiles, mme fcondes et cratrices. Elles sortent davantage de la condition humaine et il n'est pas sans intrt de signaler que l'un de leurs plus grands matres, Sri Aurobindo, affirme tranquillement que l'objet

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    de son yoga est de crer une race supra mentale qui devrait tre aussi diffrente de la race humaine que celle-ci fut des races d'hominids qui annoncrent son apparition.

    Prcisment, la prire demeure adapte davantage la condition humaine, ses contradictions, ses aller et retour, ses faiblesses et ses dgradations. Elle n'est pas l'apanage exclusif du saint ou du voyant. Le criminel, le malade, le hors-la-loi, le mdiocre peuvent y recourir avec une gale efficacit. Elle est l'instrument par lequel chacun peut exhausser jusqu' ses dsirs les plus sordides vers la lumire qui les purifiera. Elle est une mthode pour faciliter les rponses correctes de l'individu aux excitations dont l'exprience ancestrale connat les dangers et les particularits. Elle est une discipline d'unification de soi avec soi et de soi avec le monde. L'homme moderne prtend souvent la rejeter en raison de ce qu'elle parat lie des credo ou des conceptions dogmatiques auxquels il ne peut adhrer. Mais, j'ai montr que la valeur psychologique de la prire est indpendante de ces credo dans leur forme dogmatique et, pour celui qui n'y peut croire, rien n'est plus ais que de transposer le sens littral des paroles sur le plan spirituel qu'il croit le sien. Si les credo en question contiennent une vrit qui n'est pas perue par l'individu orant, cette vrit se dvoilera ncessairement lui, car il est de la nature du vrai de se rvler qui s'engage sa recherche. Et si rien ne se dvoile, c'est que nulle vrit ne s'y trouve. Mais il parat vident que l'homme moderne, en refusant de prier, se prive des forces les plus fcondes de son pass et de son tre secret. Ces forces demeurent inemployes, voire refoules, tandis que l'individu, dont la conscience n'est plus relie l'universel, se dbat la superficie de lui-mme, dans l'illusion d'une libert qui recouvre une alination profonde et une ignorance mprisable. Pour l'immense majorit d'entre nous, la prire demeure cependant la seule voie praticable vers la gurison physique et morale, vers la rconciliation avec les anctres, vers la comprhension et l'acceptation du rel, vers la libert elle-mme, car toutes ces choses n'ont d'existence que dans lUn qu'elle nous dvoile et dont elle est en nous le premier rveil.

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    DEUXIME PARTIE

    Mditations et prires Objet de Foi.

    La vrit a t donne de Dieu au monde Publication de la Bonne-Nouvelle

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    ternel ! De ton ciel, pour l'amour de Jsus accueille

    nos Prires. Nous voulons clbrer tes conseils magnifiques, et toutes les faveurs dont l'Esprit de lumire, par ta grce,

    bon Pre ! Remplis nos curs.

    Avant propos des 2e, 3e, 4e et 5e parties Prparation aux textes sacrs

    Mditations et prires

    ES textes de prires de cette deuxime partie font rfrence