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ColetteLa femme cachée

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La femme cachée

Édition de référence : Folio, no 612.

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« La femme cachée est un recueil de vingt-deuxnouvelles très brèves qui suggèrent des thèmes àl’imagination. Elles sont inspirées par de petitsévénements au retentissement imprévisible et capable demodifier le cours de la vie. » (Folio)

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La femme cachée

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Il regardait depuis longtemps le remous des masquesdevant lui, souffrant vaguement du mélange de leurscouleurs et du synchronisme de deux orchestres, tropvoisins. Sa cagoule lui étreignait les tempes ; une douleurnerveuse naissait à la racine du nez. Mais il savourait, sansimpatience, un état de malaise et de plaisir qui autorisait lafuite insensible des heures. Il avait erré dans tous lescouloirs de l’Opéra, bu la poussière argentée du parquetde danse, reconnu des amis ennuyés et noué à son cou lesbras indifférents d’une fille très grasse, déguisée commepar humour en sylphide. Embarrassé de son domino,trébuchant à la manière des hommes enjuponnés, cemédecin en cagoule n’osait pourtant retirer ni domino, nicapuchon, à cause de son mensonge de collégien

– Je passerai la nuit prochaine à Nogent, avait-il dit àsa femme, la veille. On vient de me téléphoner, et j’ai bienpeur que ma cliente, tu sais, la pauvre vieille dame...J’avais une envie enfantine de ce bal, figure-toi. C’estridicule, n’est-ce pas, un homme de mon âge qui n’estjamais allé au bal de l’Opéra ?

– Très, mon chéri, très ridicule ! Si je l’avais su, je net’aurais peut-être pas épousé...

Elle riait, et il admirait son étroite figure, rose, mate etallongée comme une dragée fine.

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– Tu... tu ne veux pas y aller, toi, au bal vert et violet ?Même sans moi, si ça t’amuse, chérie...

Elle avait frémi d’un de ces longs frissons dégoûtésdont tremblaient ses cheveux, ses mains délicates, sagorge dans sa robe blanche, à la vue d’une limace ou d’unpassant très sale :

– Oh ! moi... Tu me vois dans une foule, et livrée àtoutes ces mains... Qu’est-ce que tu veux, je ne suis pasbégueule, je suis... je suis hérissée ! Il n’y a rien à y faire !

Accoté à la balustrade de la loggia, au-dessus dugrand escalier, il songeait à cette biche frémissante, encontemplant devant lui, sur le dos nu d’une sultane,l’étreinte de deux mains énormes, carrées, onglées denoir. Jaillies des manches passementées d’un seigneurvénitien, elles creusaient la blanche chair féminine commeune pâte... Parce qu’il songeait à elle, il tressaillit vivementd’entendre, à côté de lui, un petit « ha-ham », untoussotement familier à sa femme... Il se détourna et vit,assis en amazone sur la balustrade, un long etimpénétrable travesti, Pierrot par la souquenille à vastesmanches, le flottant pantalon, le serre-tête, le blanc deplâtre qui enduisait le peu de peau visible au-delà dumasque barbu de dentelle. L’étoffe fluide du costume et duserre-tête, tissée de violet sombre et d’argent, brillaitcomme l’anguille marine qu’on pêche, la nuit, au croc defer, dans les barques à fanal de résine. Saisid’étonnement, il attendit le retour du petit « ha-ham » qui ne

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revint pas. Le Pierrot-anguille, assis, insouciant, battaitd’un talon pendant les balustres de marbre, et ne montraitde lui que deux souliers de satin, une main gantée de noir,pliée sur une hanche. Les deux fentes obliques du loup,soigneusement grillagées de tulle, ne laissaient passerqu’un feu étouffé d’une couleur indistincte.

Il faillit appeler :

– Irène !...

Et se retint, se souvenant de son propre mensonge.Malhabile aux comédies, il renonça aussi à déguiser savoix. Le Pierrot se gratta la cuisse, d’un mouvement libre etpopulacier, et le mari inquiet respira.

– Ah !... Ce n’est pas elle.

Mais le Pierrot tira d’une poche une boîte d’or plate,l’ouvrit pour y prendre un bâton de rouge, et le mari inquietreconnut une tabatière ancienne, ornée d’un miroirintérieur, le dernier cadeau d’anniversaire... Il posa, d’ungeste si brusque et si involontairement théâtral, sa maingauche sur la région douloureuse du cœur, que le Pierrot-anguille l’aperçut.

– C’est une déclaration, Domino violet ?

Il ne répondit pas, à demi étouffé de surprise, d’attente,de mauvais rêve et écouta un long moment la voix à peinedéguisée – la voix de sa femme. L’Anguille le regardait,cavalièrement assise, la tête penchée comme un oiseau ;elle haussa les épaules, sauta à terre et s’éloigna. Son

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mouvement libéra le mari inquiet, qui, rendu à une jalousieactive et normale, recommença de penser, et se leva sansprécipitation pour suivre sa femme.

– Elle est ici pour quelqu’un, avec quelqu’un. Dansmoins d’une heure, je saurai tout.

Cent cagoules, violettes ou vertes, lui garantissaientqu’il ne serait ni remarqué ni reconnu. Irène marcha devantlui, nonchalante, il s’étonna de constater qu’elle roulaitmollement des hanches et traînait un peu les pieds commesi elle portait des babouches. Un byzantin, d’émeraude etd’or brodé, la saisit au passage, et elle plia, amincie, dansses bras, comme si l’étreinte allait la couper en deux. Lemari fit quelques pas en courant, et atteignit le couple aumoment où Irène criait flatteusement :

– Grande brute !...

Elle s’éloigna, du même pas veule et tranquille,s’arrêtant souvent, musant aux portes des loges ouvertes,ne se retournant presque jamais. Elle hésita au pied d’unescalier, bifurqua, revint vers l’entrée des fauteuilsd’orchestre, s’inséra dans un groupe bruyant et serré avecune adresse glissante, avec le mouvement juste d’unelame qui remplit son étui. Dix bras l’emprisonnèrent, unlutteur presque nu la plaqua durement contre le rebord desloges du rez-de-chaussée et l’y retint. Elle cédait sous lepoids de l’homme nu, renversait la tête pour un rire que lesautres rires couvraient, et l’homme à la cagoule violette vitbriller ses dents sous la barbe du loup. Puis elle s’échappa

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facilement et s’assit sur les degrés qui conduisaient auparquet de danse. Debout derrière elle, à deux pas, sonmari la regardait. Elle rajusta son masque, sa souquenillefroissée, resserra l’enroulement du serre-tête. Elle semblaitaussi tranquille que si elle eût été seule, et repartit aprèsquelques minutes de repos. Elle descendit, mit ses brassur les épaules d’un guerrier qui la priait, sans paroles, dedanser, et dansa, collée à lui.

« C’est lui », se dit le mari.

Mais elle ne dit pas un mot au danseur bardé de fer etde peau moite, et le quitta paisiblement, après la danse.Elle s’en fut boire une coupe de champagne au buffet, uneseconde coupe, paya, assista immobile et curieuse à uncommencement de rixe entre deux hommes, parmi desfemmes hurlantes. Elle s’amusa aussi à poser ses petitesmains sataniques, toutes noires, sur la gorge blanched’une hollandaise coiffée d’or, qui cria nerveusement.

Enfin l’homme inquiet qui la suivait la vit s’arrêter,comme heurtée au passage, contre un jeune homme quiaffalé sur une banquette, hors de souffle, s’éventait de sonmasque. Elle se pencha, prit dédaigneusement par lementon un beau visage brutal et frais, et baisa une bouchehaletante, entrouverte...

Mais son mari, au lieu de s’élancer et d’arracher l’uneà l’autre les deux bouches jointes, s’effaça dans la foule.Consterné, il ne craignait plus, il n’espérait plus la trahison.Il était sûr à présent qu’Irène ne connaissait pas

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l’adolescent, ivre de danse, qu’elle embrassait, ni l’hercule,il était sûr qu’elle n’attendait ni ne cherchait personne etqu’abandonnant comme un raisin vide les lèvres qu’elletenait sous les siennes, elle allait repartir l’instant d’après,errer encore, cueillir quelque autre passant, l’oublier, etgoûter seulement, jusqu’à l’heure de se sentir lasse et derentrer chez elle, le monstrueux plaisir d’être seule, libre,véridique dans sa brutalité native, d’être l’inconnue, àjamais solitaire et sans vergogne, qu’un petit masque et uncostume hermétique ont rendue à sa solitude irrémédiableet à sa déshonnête innocence.

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L’aube

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La soudaineté chirurgicale de leur rupture le laissastupide. Seul dans cette maison que leur couple, quasiconjugal, habitait depuis quelque vingt ans, il ne parvenaitpas, au bout de huit jours, à s’évader de l’hébétude pourentrer dans le chagrin. Il se battait, comiquement, contre ladisparition des objets usuels, tançait son valet de chambred’une manière enfantine : « Enfin, ces faux cols, quoi, on neles a pas mangés ! Et ne me dites pas que je n’ai plus desavon en bâton pour la barbe, il y en avait deux tubes, là,dans la petite armoire de la salle de bains ! Vous n’allezpas me faire croire que c’est parce que Madame n’est paslà que je n’ai plus de savon à barbe ! »

Effaré de ne plus se sentir rappelé à l’ordre, il oubliaitl’heure des repas, rentrait sans motif, sortait pour fuir,barbotait, à demi suffoqué, au bout d’un fil qu’une mainimpérieuse de femme ne tendait plus. Il prenait ses amis àtémoin, les gênait, offensait leur réserve d’hommesinfidèles ou asservis. « Mon cher, c’est incroyable ! De plusmalins que moi n’y comprendraient rien... Aline est partie.Elle est partie, voilà. Et pas seule, vous pensez. Elle estpartie. Je le répéterais cent fois que je ne trouverais rien àajouter. Il paraît que ce sont des choses qui arrivent tousles jours à je ne sais combien de maris... Que voulez-vous ? Je n’en reviens pas. Non, je n’en reviens pas. »

Il arrondissait les yeux, ouvrait les bras, les laissait

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retomber. Il n’avait l’air ni tragique ni humilié, et ses amis leméprisaient un peu : « Il baisse, ah ! il baisse... À son âge,ça lui a porté un coup. » Ils parlaient de lui comme d’unvieillard, secrètement contents de diminuer enfin ce belhomme grisonnant qui n’avait jamais eu de déboiresamoureux.

« Sa belle Aline... Il trouvait ça tout naturel qu’àquarante-cinq ans elle soit tout d’un coup devenue blonde,avec un teint comme une fleur artificielle, et qu’elle aitchangé de couturier, de bottier. Il ne s’est pas méfié... »

Un jour, il prit le train, parce que son valet de chambrelui avait demandé huit jours de congé : « Comme il y amoins d’ouvrage par le fait de l’absence de Madame, j’aipensé... » et aussi parce qu’il perdait progressivement lesommeil, s’endormant au jour après des veilles dechasseur, des affûts immobiles dans le noir, les mâchoiresjointes et les oreilles remuantes. Il partit, un soir, évitant lamaison de campagne achetée par lui quinze ans avant, etmeublée pour Aline. Il prit un billet pour une grande ville dela province où il se souvenait d’avoir « porté la bonneparole » et banqueté aux frais de l’Extension économique.

« Un bon hôtel, se dit-il, un restaurant à vieille cuisinefrançaise, voilà mon affaire. Je ne veux pas en crever,n’est-ce pas, de cette histoire ? Eh bien, dépaysons-nous.Le voyage, la bonne chère... »

En route, il mirait, dans la glace du compartiment, sataille encore droite, la brosse grise qui cachait sa bouche

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détendue. « Pas mal, pas mal. Fichtre non, je n’en crèveraipas ! La mâtine ! » Il n’injuriait l’infidèle que de ce petitnom, modéré, démodé, qui sert encore, dans la bouchedes gens âgés, à complimenter la jeunesse imprudente.

Il demanda, à l’hôtel, la même chambre que l’anpassé : « Une rotonde, vous savez, d’où l’on a une jolie vuesur la place » ; il soupa de viande froide et de bière et secoucha comme la nuit allait s’achever. Sa lassitude lui fitcroire qu’un prompt repos récompenserait sa fugue.Couché sur le dos, il goûtait la fraîcheur des draps pasassez secs, et calculait dans l’obscurité la place oubliée dela grande baie en rotonde, d’après deux hautes hampes delumière bleuâtre, entre les rideaux déployés. En effet, il chutbrusquement dans le sommeil quelques secondes, et s’enéveilla sans remède pour avoir inconsciemment ménagé,d’un recul de jambes, la place de celle qui, absentemaintenant le jour et la nuit, revenait fidèlement à la faveurdu sommeil. Il s’éveilla et prononça courageusement laphrase conjuratoire : « Allons, voilà bientôt le jour, un peude patience. » Les deux hampes bleues tournaient au rose,et il entendit sur la place le vacarme cordial, et commeenroué, des seaux de bois cerclés de fer et le « ploc » desgros pieds patients des chevaux. « Tout à fait le bruit desécuries, à Fontainebleau, dans cette villa que nous avionslouée près de l’hôtel... Quand le jour se levait, nousécoutions... » Il frémit, se retourna, exigea de nouveau lesommeil. D’ailleurs les chevaux et les seaux se taisaient.D’autres bruits, plus discrets, montèrent par la fenêtre

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ouverte. Il distingua le son plein et mat des pots de fleursqu’on décharge d’une voiture, une pluie légère d’arrosagesur des plantes, et le choc doux de grandes brassées defeuillages jetées à terre.

« Un marché aux fleurs, se dit l’insomnieux. Oh ! je nepeux pas m’y tromper. À Strasbourg, pendant ce voyageque nous fîmes, le lever du jour nous découvrait uncharmant marché aux fleurs, sous nos fenêtres, et elledisait qu’elle n’avait jamais vu des cinéraires si bleusque... » Il s’assit, pour résister mieux à un désespoir dont leflux battait par vagues régulières, un désespoir nouveau,tout frais, inconnu. Sous le pont proche, des ramesfrappèrent le fleuve assoupi, et le vol des premièreshirondelles sifflantes perfora l’air : « C’est le petit matin deCôme, les hirondelles qui suivaient la barque du jardinier,chargée de fruits et de légumes dont l’odeur entrait parnotre croisée, à la Villa d’Este... Mon Dieu, prenez enpitié... » Il eut encore la force de rougir d’une prièrecommencée, bien que le mal de la solitude et du souvenirle courbât sur son lit comme un homme atteint à la poitrine.Vingt années... toutes les aubes de vingt années versaient,sur la tête d’une compagne endormie ou veillant à sonflanc, leur rayon pâle ou vif, leur cri d’oiseau, leur perle depluie, vingt années...

« Je n’en veux pas crever, eh ! fichtre... Vingt années,c’est quelque chose... Mais j’ai eu, avant elle, d’autresaurores... Ainsi, voyons, quand j’étais un tout jeunehomme... »

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Mais il ne ressuscita que des crépuscules d’étudiantpauvre, des matins d’école de droit tout gris, réchauffés delait bleu ou d’alcool, des matins de chambres meublées,de cuvettes étroites et de seaux de zinc. Il s’en détourna,appela à son secours son adolescence et les aubes dejadis, mais elles vinrent basses, amères, surgies d’un lit defer boiteux, prisonnières d’un temps misérable, marquéesà la joue d’une gifle chaude, traînant des souliers à semellespongieuse... L’homme abandonné connut qu’il n’avaitaucun refuge et qu’il lutterait en vain contre le retour de lalumière, que la cruelle et familière harmonie de la premièreheure du jour chanterait un seul nom, rouvrirait une seuleblessure, chaque fois rafraîchie et neuve ; – alors il serecoucha et éclata docilement en sanglots.

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Un soir

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Dès que la grille se fut refermée et que la lanternedansa devant nous au poing d’un jardinier, sous un couvertd’ifs taillés où l’averse drue ne filtrait qu’en gouttes rares,nous sentîmes que le bon gîte était tout proche, et nousconvînmes en riant que l’accident d’automobile qui venaitde nous immobiliser en pleine campagne appartenait bienà la catégorie des « pannes bénies ».

Il se trouva, en effet, que M. B..., le châtelain-conseillergénéral qui accueillit, sur le perron, deux voyageusesmouillées et inattendues, connaissait un peu mon mari, etque sa femme se rappelait – ancienne élève de la Scholacantorum – m’avoir rencontrée à des concerts dominicaux.

Une grande gaieté bavarde se leva, devant le premierfeu de bois de la saison. Nous dûmes accepter, mon amieValentine et moi, l’en-cas de viande froide arrosé dechampagne ; le dîner de nos hôtes finissait à peine.

Une vieille eau-de-vie de prune, le café encore brûlantnous firent presque intimes. La lumière électrique, raredans la région, l’odeur du tabac blond, des fruits, du boisrésineux qui flambait, je goûtais ces charmes familierscomme les dons d’une île nouvelle.

M. B..., carré, grisonnant à peine, avec un joli sourirede Méridional à dents blanches, retenait mon amieValentine, et je causais avec Mme B... moins que je ne la

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regardais.

Blonde, mince, habillée comme elle l’eût été pour undîner élégant et non pour recevoir des automobilisteségarées, elle m’étonnait par des yeux si clairs que lemoindre reflet vif les dépossédait de leur bleu pâle. Ilsdevenaient mauves comme sa robe, verts comme la soiedu fauteuil, ou troublés, par le feu de la lampe, de fugacesmoires rouges comme les prunelles bleues des chatssiamois.

Je me demandais si le visage tout entier ne devait pasà ces yeux trop clairs son air d’absence, sa vide amabilité,son sourire parfois somnambulique. Somnambule, en toutcas, singulièrement attentive à tout ce qui pouvait nousplaire et abréger les deux ou trois heures que notrechauffeur, aidé par le mécanicien de M. B..., emploierait àréparer la voiture.

– Nous avons une chambre à votre disposition, medisait Mme B... Pourquoi ne pas passer la nuit ici ?

Et ses yeux, comme désaffectés, n’exprimaient qu’unesolitude sans borne et presque sans pensée.

– Vous n’êtes pas si mal ici, voyons, reprenait-elle.Regardez mon mari, comme il s’entend bien avec votreamie !

Elle riait, pendant que ses yeux grands ouverts,déserts, ne semblaient pas écouter ses paroles. Par deuxfois elle me fit répéter une phrase quelconque, en

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tressaillant légèrement chaque fois. Morphine ? opium ?Une intoxiquée n’eut jamais ces gencives roses, ce frontreposé, cette douce main tiède, ni cette jeune chairélastique et bombée dans le corsage décolleté.

Avais-je affaire à une muette victime conjugale ? Maisnon. Un tyran, même machiavélique, ne dit pas « Simone »si tendrement, ne repose pas sur son esclave un regard siflatteur...

– Mais oui, madame, ça existe, affirmait justement M.B... à mon amie Valentine, ça existe, des ménages quivivent à la campagne huit mois de l’année, ne se quittentpas d’une semelle et ne se plaignent pas de leur sort !N’est-ce pas, Simone, que ça existe ?

– Dieu merci, oui ! répondait Simone.

Et ses yeux, à peine bleus, ne contenaient rien, rienqu’un minuscule tison jaune, très lointain, – le reflet de lalampe dans le flanc ventru d’un samovar. Puis elle se levaet nous versa un thé bouillant, parfumé de rhum « pour laroute nocturne ». Il était dix heures. Un jeune homme entra,tête nue, et remit, avant toute présentation, quelques lettresouvertes à M. B..., qui s’excusa auprès de mon amieValentine et feuilleta rapidement son courrier.

– C’est le secrétaire de mon mari, m’expliqua Mme B...,qui coupait un citron en tranches minces.

Je répondis comme je le pensais :

– Il est très bien.

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– Vous trouvez ?

Elle haussa les sourcils comme une femme étonnéequi se dit : « Je n’y ai jamais songé. » Pourtant ce jeunehomme svelte, point emprunté, frappait par son aird’obstination, une habitude de baisser les paupières quirendait plus saisissant, lorsqu’il les levait, un grand regardbrusque, farouche, vite dérobé, et plus dédaigneux quetimide. Il accepta une tasse de thé et s’assit devant le feu,près de Mme B..., occupant ainsi la seconde place d’un deces sièges affreux, commodes, en forme d’S et que lamode de 1880 nommait causeuses.

Un moment de silence tomba, et je craignis d’avoirlassé des hôtes si aimables. Je murmurai, pour rompre lesilence :

– Quel bien-être ! Je me souviendrai de cettecharmante demeure, que j’aurai habitée un soir sansmême connaître la forme qu’elle a dans le paysage... Cefeu nous réchauffera encore, n’est-ce pas, Valentine, sinous fermons les yeux sous le vent, tout à l’heure...

– Ce sera bien votre faute, s’écria Mme B... S’ils’agissait de moi, je ne serais pas à plaindre, j’adore laroute, la nuit, la pluie qui raye l’air devant les phares, lesgouttes sur les joues comme des larmes. Oh ! j’aime toutcela !

Je la regardai avec surprise. Elle brillait tout entièred’une flamme humaine délicieuse, qu’une timidité avait

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peut-être étouffée pendant les premières heures. Elle ne sereprit pas et la plus séduisante confiance nous la livra gaie,avisée, instruite de la politique régionale et des ambitionsde son mari, qu’elle raillait en parlant comme lui, à lamanière des très jeunes filles qui jouent la comédie. Il n’yavait pas de lampe sur la cheminée et seul l’âtre crépitant,éloigné de la lumière centrale, colorait ou laissait dansl’ombre cette jeune femme dont l’animation brusque mefaisait penser à la gaieté des canaris, éveillés dans leurcage à l’heure où l’on allume les lampes. Le dos noir dusecrétaire de M. B... s’appuyait de biais à l’accoudoir enforme d’S, qui le séparait de Mme B... Pendant qu’elles’adressait, d’un peu loin et tournée vers eux, à son mari età mon amie, je me levai pour poser ma tasse vide et je visque la main cachée du jeune homme serrait, d’une étreinteconstante et parfaitement immobile, le bras nu de Mme B...,au-dessus du coude. Ils ne bougeaient ni l’un ni l’autre, lamain visible du jeune homme tenait une cigarette qu’il nefumait pas, et le bras libre de Mme B... maniait un petitéventail. Elle parlait, heureuse, attentive à tous, l’œillimpide, d’une voix que sa respiration plus rapide coupaitparfois comme l’envie de rire, et je voyais, sur l’une de sesmains, les veines gonfler, tant l’étreinte cachée se faisaitamoureuse et dure.

Comme les gens qui sentent peser sur eux un regard,le secrétaire de M. B... se leva soudain, nous salua tous etpartit.

– Est-ce que je n’entends pas le bruit de notre

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– Est-ce que je n’entends pas le bruit de notremoteur ? demandai-je, un moment plus tard, à Mme B...

Elle ne me répondit pas. Elle regardait le feu, penchaitfaiblement la tête vers un son insaisissable et ressemblait,par l’affaissement léger de son corps, à une femme quivient de tomber assez rudement. Je répétai ma question ;elle tressaillit :

– Oui, oui, je crois..., dit-elle précipitamment.

Elle battit des paupières, m’offrit un sourire d’unegrâce qui se figeait, des yeux ressaisis par le froid et levide :

– Quel dommage !

Nous partîmes, emportant les roses d’automne et lesdahlias noirs. M. B... marcha près de l’automobile quidémarrait lentement, jusqu’au premier détour de l’allée.Mme B... se tenait debout sur le perron éclairé, noussouriant d’un visage qu’abandonnait la passagère certitudede vivre ; l’une de ses mains, remontant sous l’écharpetransparente, serrait au-dessus du coude son bras nu.

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La main

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Il s’était endormi sur l’épaule de sa jeune femme, etelle supportait orgueilleusement le poids de cette têted’homme, blonde, sanguine, aux yeux clos. Il avait glisséson grand bras sous le torse léger, sous les reinsadolescents, et sa forte main reposait à plat sur le drap, àcôté du coude droit de la jeune femme. Elle sourit de voircette main d’homme qui surgissait là, toute seule etéloignée de son maître. Puis elle laissa errer ses regardsdans la chambre à demi éclairée. Une conque voiléeversait sur le lit une lumière couleur de pervenche.

« Trop heureuse pour dormir », pensa-t-elle.

Trop émue aussi, et souvent étonnée de sa conditionnouvelle. Depuis quinze jours seulement, elle menait lascandaleuse vie des jeunes mariées, qui goûtent la joied’habiter avec un inconnu dont elles sont amoureuses.Rencontrer un beau garçon blond, jeune veuf, entraîné autennis et à l’aviron, l’épouser un mois après : son aventureconjugale n’enviait presque rien à un enlèvement. Elle enétait encore, lorsqu’elle veillait auprès de son mari, commecette nuit, à fermer les yeux longuement, puis les rouvrirpour savourer, étonnée, la couleur bleue des tenturestoutes neuves, au lieu du rose abricot qui filtrait le journaissant dans sa chambre de jeune fille.

Un tressaillement parcourut le corps endormi quireposait près d’elle, et elle resserra son bras gauche

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reposait près d’elle, et elle resserra son bras gaucheautour du cou de son mari, avec l’autorité charmante desêtres faibles. Il ne s’éveilla pas.

« Comme il a les cils longs », se dit-elle.

Elle loua aussi en elle-même la bouche, lourde etgracieuse, le teint de brique rose, et jusqu’au front, ni nobleni vaste, mais encore pur de rides.

La main droite de son mari, à côté d’elle, tressaillit àson tour, et elle sentit vivre, sous la cambrure de ses reins,le bras droit sur lequel elle pesait tout entière.

« Je suis lourde... Je voudrais me soulever et éteindrecette lumière. Mais il dort si bien... »

Le bras se tordit encore, faiblement, et elle creusa lesreins pour se faire plus légère.

« C’est comme si j’étais couchée sur une bête »,songea-t-elle.

Elle tourna un peu la tête sur l’oreiller, regarda la mainposée à côté d’elle.

« Comme elle est grande ! C’est vrai qu’il me dépassede toute la tête. »

La lumière, glissant sous les bords d’une ombelle decristal bleuâtre, butait contre cette main et rendaitsensibles les moindres reliefs de la peau, exagérait lesnœuds puissants des phalanges, et les veines que lacompression du bras engorgeait. Quelques poils roux, à labase des doigts, se courbaient tous dans le même sens,

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comme des épis sous le vent, et les ongles plats, dont lepolissoir n’effaçait pas les cannelures, brillaient, enduits devernis rosé.

« Je lui dirai qu’il ne mette pas de vernis à ses ongles,pensa la jeune femme. Le vernis, le carmin, cela ne va pasà une main si... une main tellement... »

Une secousse électrique traversa cette main etdispensa la jeune femme de chercher un qualificatif. Lepouce se raidit, affreusement long, spatulé, et s’appliquaétroitement contre l’index. Ainsi la main prit soudain uneexpression simiesque et crapuleuse.

– Oh ! fit tout bas la jeune femme, comme devant uneinconvenance.

Le sifflet d’une automobile qui passait perça le silenced’une clameur si aigu qu’elle semblait lumineuse. Ledormeur ne s’éveilla pas, mais la main, offensée, sesouleva, se crispa en forme de crabe et attendit, prête aucombat. Le son déchirant décrut et la main, détendue peuà peu, laissa retomber ses pinces, devint une bête molle,pliée de travers, agitée de sursauts faibles quiressemblaient à une agonie. L’ongle plat et cruel du poucetrop long brillait. Une déviation du petit doigt, que la jeunefemme n’avait jamais remarquée, apparut, et la mainvautrée montra, comme un ventre rougeâtre, sa paumecharnue.

– Et j’ai baisé cette main !... Quelle horreur ! Je nel’avais donc jamais regardée ?

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La main, qu’un mauvais rêve émut, eut l’air derépondre à ce sursaut, à ce dégoût. Elle réunit ses forces,s’ouvrit toute grande, étala ses tendons, ses nœuds et sonpelage roux, comme une parure de guerre. Puis repliéelentement, elle saisit une poignée de drap, y enfonça sesdoigts recourbés, serra, serra avec un plaisir méthodiqued’étrangleuse...

– Ah ! cria la jeune femme.

La main disparut, le grand bras, arraché à son fardeau,se fit en un moment ceinture protectrice, chaud rempartcontre toutes les terreurs nocturnes. Mais le lendemainmatin, à l’heure du plateau sur le lit, du chocolat mousseuxet des rôties, elle revit la main, rousse et rouge, et le pouceabominable arc-bouté sur le manche d’un couteau.

– Tu veux cette tartine, chérie ? Je la prépare pour toi.

Elle tressaillit et sentit sa chair se hérisser, en haut desbras et le long du dos.

– Oh ! non... non...

Puis elle cacha sa peur, se dompta courageusement,et commençant sa vie de duplicité, de résignation, dediplomatie vile et délicate, elle se pencha, et baisahumblement la main monstrueuse.

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L’impasse

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Il l’avait prise à un autre homme, cette blonde longue etmagnifique, qui ressemblait à une lévrière en laisse. Ill’avait suivie partout, abordée romanesquement et enlevée.Ils ne savaient même pas ce qu’était devenu l’autre hommeet ne le surent jamais. L’autre homme se comporta envaincu correct et cessa d’exister pour eux. Le vainqueur –admettez qu’il s’appelait Armand, et la femme Elsie – ysongea peu, car Elsie l’aimait, et d’ailleurs il ne s’occupaque de prouver son amour et sa naïveté en organisant cettegeôle qu’on nomme la vie à deux. Elle l’y aida, flattéecomme toutes les femmes qu’on prétend séquestreramoureusement. Quelques semaines d’hôtel et de voyageeurent pour terme naturel la villa au bord d’un lac, où, debonne foi, ils crurent toucher le gîte du bonheur.

Une certaine paresse, les soins de sa beauté, lalenteur de ses gestes raccourcissaient pour Elsie lesheures du jour. Celles de la nuit, confiées au sommeil ou àl’amour, semblaient brèves. Ayant affirmé tous deux, entemps utile, qu’entre amants le silence est auguste, ilspouvaient se taire impunément, jusqu’à nouvel ordre. Ils nesortirent, ne rentrèrent, n’errèrent dans les boisqu’ensemble, appuyés l’un à l’autre, ou lui derrière elle, elletraînant sur ses pas un ruban, le bout d’un voile, le pand’une robe, comme une laisse rompue.

Ils n’eurent pas de peine, éloignés de Paris, à assurer

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leur solitude ; le spectacle de l’amour suffit à écarter lesamis les meilleurs. On peut rechercher un homme épris,une femme amoureuse – la fréquentation d’un coupleheureux, qui montre son bonheur, ennuie et choque le goûtque nous portons aux divertissements modérés et à lasaine harmonie.

Ils vécurent donc ensemble, seuls, avec la bravoureinconsciente et stupide des amants. Elle n’eut pas peur,certains jours où l’heure crépusculaire, le ciel quis’abaisse, le vent qui se tait et attend l’orage, où la natureentière couve une tragédie, elle n’eut pas peur de trouveren face d’elle cet étranger, ses larges épaules, ses sourcilsfarouches et ses gestes prompts. Car la femme garde, aufond d’elle-même, une confiance dédiée au ravisseur.

Armand, lui, ne songea guère au passé de la femme,puisqu’il la tenait contre lui, la nuit et le jour, et puisqu’ilignorait tout le passé de celle qu’il aimait. Le passéd’Elsie, pour Armand, c’était un pauvre homme, trompé, bupar l’ombre et par l’oubli. Il se demandait parfois, etcomme par devoir : « Mais avant ce pauvre homme ?... »et revenait vite au présent sans nuages ni secrets.

Le mal lui vint un matin qu’il contemplait le lac et sabuée d’étain rose, derrière une haie enflammée degéraniums pourpres, et qu’Elsie chantait à mi-voix, aupremier étage, en s’habillant. Il s’avisa qu’il ne connaissaitpas cette chanson, et qu’Elsie ne l’avait encore jamaischantée. Il s’étonna, et conjectura qu’elle songeait, en

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chantant, à un temps révolu, à des gens dont il ne savaitpas le nom, peut-être à un homme inconnu...

Quand sa maîtresse le rejoignit, il la trouva un peudifférente de celle qu’il attendait, et le lui dit avec unetendre sollicitude. Elle répondit, sans défiance, que lespremières pluies d’automne la rendaient frileuse, et elleparla de calorifère, de grands feux de bois, de fourrures,avec un air de convoitise et de crainte coquette. Alors ilcessa de la regarder et se mit, les yeux baissés, à faire lecompte des mois qu’ils venaient de passer ensemble, et ilpensa qu’elle avait peut-être envie de repartir. L’imagequ’il se forma de l’absence d’Elsie le reporta au temps où ilvivait sans elle, et il trembla, en songeant qu’en ce tempslointain il était capable de vivre d’une autre vie. Il releva lesyeux sur Elsie et son cœur ne fondit pas d’amour, maisbattit à coups serrés et pénibles, parce qu’il pensait :

« J’ai été un homme comme les autres hommes. Elsieest une femme comme les autres femmes, sauf qu’elle estplus belle. Celui à qui je l’ai prise est sans doute redevenuun homme pareil aux autres hommes, un hommedébarrassé du bonheur, un homme normal, triste, léger.Celui qui me succédera... »

Il trébucha mentalement, cessa de raisonner et compritqu’il entrait, bas et courbé, dans la jalousie sans objet, celleque l’innocence ne guérit pas.

Il cacha son mal comme il put, en redoublantd’exigence tendre. Mais il gagnait, au soin qu’il apportait à

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mater son arrière-pensée, une fatigue cérébrale quiatteignit vite sa maîtresse aux sens fins. Il lutta, sûr de sonvisage et de ses paroles, et ce fut Elsie qui souffrit demalaises, bâilla nerveusement, tressaillit en voyant sur lamuraille, un soir de pleine lune, l’ombre d’Armand debout,expressive et vivante comme un tiers... Il enregistra sesfaiblesses, les imputa au regret, au désir d’évasion, et, unjour, injuria vivement sa maîtresse, que cet éclat rassura etenorgueillit. En lui-même, il grondait :

– Ah ! la prison... le harem verrouillé...

Mais en même temps il doutait de tout remède et,anxieux pour une séparation de quelques moments, voyaitpourtant reparaître sans gratitude celle dont il ne pouvait sepasser. Il lui cherchait à présent des tares, appelait sur elle,altéré de repos, les marques de l’âge, mais il la haïssaitlorsque, moins belle aujourd’hui que la veille et que lelendemain, elle semblait obéir à sa volonté hostile.

Il vécut dans l’égarement qui châtie ceux que l’amourabusa en leur inspirant de recommencer le paradisterrestre. Il essaya même de s’éloigner d’Elsie, sous desprétextes futiles, mais il revint chaque fois plus agité et plusvindicatif, car il ne s’absentait pas assez longtemps pourprendre pied sur un terrain de douleur normale, la douleurde la privation, et son soulagement d’avoir quitté samaîtresse cédait tout de suite à l’intolérable suppositionqu’elle s’était enfuie pendant son absence.

Un jour qu’il avait laissé Elsie à la villa, et qu’il

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marchait, seul, au bord du lac, soumettant son aberration àune sorte de discipline sans espoir, il entendit courirderrière lui, se retourna et vit venir une servante d’Elsie,singulière et défaite, qui s’arrêta, haletante, à quelques pasde lui.

– Ah ! monsieur... Madame...

Il lui cria, sur un ton haut et factice :

– Madame ?... Oui ? Elle vient de partir, n’est-ce pas ?

La servante ouvrit et referma la bouche, ne put parlertout de suite, puis articula quelques mots où l’hommecomprit qu’un accident... la chute sur les degrés demarbre... une fracture du crâne... la mort immédiate... lamort... Il s’assit, détendu, sur le talus d’herbe :

– Ah ! soupira-t-il, j’ai eu peur...

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Le renard

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L’homme qui mène promener son renard au bois deBoulogne est à coup sûr un brave homme. Il croit faireplaisir au petit renard, qui fut peut-être son compagnon detranchées, et qu’il apprivoisa au son affreux desbombardements. L’homme au renard, que son captif suitcaninement au bout d’une chaîne, ignore que le renardn’est, en plein air, dans un décor qui peut lui rappeler saforêt natale, qu’un esprit égaré et plein de désespoir, unebête aveuglée par la lumière oubliée, enivrée d’odeurs,prête à s’élancer, à attaquer ou à fuir, – mais qui a le coupris dans un collier... Sauf ces détails, le bon petit renardapprivoisé aime son maître, et le suit en traînant son reinbas et sa belle queue couleur de pain un peu brûlé. Il ritvolontiers, – un renard rit toujours. Il a de beaux yeuxveloutés, – comme tous les renards, – et je ne vois rien deplus à dire de lui.

L’autre brave homme, l’homme aux poules, émergeaitvers onze heures et demie du métro d’Auteuil. Il portait,rejeté derrière l’épaule, un sac d’étoffe sombre, assezressemblant au sac à croûtes des chemineaux, et gagnait,d’un bon pas, les tranquilles futaies d’Auteuil. La premièrefois que je le vis, il avait posé son sac mystérieux sur unbanc, et attendait que je m’éloignasse avec mes chiennes.Je le rassurai, et il secoua avec délicatesse son sac d’oùtombèrent, lustrés, la crête rouge et le plumage aux

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couleurs de l’automne, un coq et une poule qui piquèrent dubec, grattèrent la mousse fraîche et l’humus forestier, sansperdre un seul instant. Je ne posai pas de questionsinutiles, et l’homme aux poules me renseigna d’un mot :

– Je les sors tous les midis que je peux. C’est juste,n’est-ce pas... Des bêtes qui vivent en appartement...

Je répliquai par un compliment sur la beauté du coq, lavivacité de la poule ; j’ajoutai que je connaissais bien aussila petite fille qui emmène « jouer » sa grosse tortue l’après-midi, et l’homme au renard...

– Celui-là n’est pas une connaissance pour moi, ditl’homme aux poules...

Mais le hasard devait mettre en présence le maître durenard et celui des poules, dans un de ces sentiers quecherche l’humeur solitaire des promeneurs guidés par lacrainte des gardes et la fantaisie d’un chien, d’un renard oud’une poule. D’abord, l’homme au renard ne se montrapoint. Assis dans le fourré, il tenait paternellement sonrenard par le milieu de son corps serpentin, ets’attendrissait de le sentir crispé d’attention. Le rirenerveux du renard découvrait ses canines fines, un peujaunies par l’oisiveté et la nourriture molle, et ses blanchesmoustaches, bien aplaties contre les joues, avaient l’aircosmétiquées.

À quelques pas, le coq et la poule, rassasiés degraine, prenaient leur bain de sable et de soleil. Le coqpassait les plumes de ses ailes au fer de son bec, et la

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poule, gonflée en forme d’œuf, pattes invisibles et courengorgé, se poudrait d’une poussière jaune comme dupollen. Un cri léger et discordant, proféré par le coq,l’éveilla. Elle s’ébroua et vint, d’un pas incertain, demanderà son époux :

– Qu’est-ce que tu as dit ?

Il dut l’avertir par signe, car elle ne discuta pas et serangea avec lui au plus près du sac, – le sac, prison sanspiège...

Cependant l’homme aux poules, étonné de ces façons,rassurait ses bêtes par des : « Pettits, pettits !... » et desonomatopées familières.

Peu de jours après, l’homme au renard, qui, croyantbien faire, donnait à son petit fauve ce plaisir de Tantale,jugea honnête de révéler sa présence et celle de sonrenard.

– Ah ! c’est curieux comme bête, dit l’homme auxpoules.

– Et intelligent, renchérit l’homme au renard. Et paspour deux sous de malice. Vous lui donneriez votre poulequ’il ne saurait quoi en faire.

Mais le petit renard tremblait, d’un tremblementimperceptible et passionné, sous sa fourrure, tandis que lecoq et la poule, rassurés par le son des voix amies, etd’ailleurs obtus, picoraient et bavardaient sous l’œil veloutédu renard.

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Les deux amateurs de bêtes se lièrent, comme on selie au Bois ou dans une ville d’eaux. On se rencontre, oncause, on raconte l’histoire que l’on préfère, on verse, dansl’oreille inconnue, deux ou trois confidences qu’ignorent vosamis intimes, – et puis on se sépare à la hauteur dutramway 16, – on n’a livré ni le nom de la rue que l’onhabite ni le numéro de la maison...

Un petit renard, même privé, ne saurait fréquenter despoules sans en éprouver de graves désordres. Celui-cimaigrit, rêva la nuit tout haut, en son langage glapissant. Etson maître, en regardant le nez fin et fiévreux du renard sedétourner de la soucoupe de lait, vit venir à lui, du fond d’unvert taillis d’Auteuil, une vilaine pensée, à peine distincte,pâle dans sa forme mouvante, mais déjà laide... Ce jour-là,il causa de bonne amitié avec son ami l’homme aux pouleset donna distraitement un peu de jeu à la chaîne du renard,qui fit un pas – appellerai-je un pas ce glissement qui nemontrait pas le bout des pattes et ne froissait nul brind’herbe ? – vers la poule.

– Eh là ! fit l’homme aux poules.

– Oh ! dit l’homme au renard, il n’y toucherait pas.

– Je sais bien, dit l’homme aux poules.

Le renard ne dit rien. Tiré en arrière, il s’assitsagement et ses yeux étincelants n’exprimaient aucunepensée.

Le lendemain, les deux amis échangèrent leurs

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opinions sur la pêche à la ligne.

– Si c’était moins cher, dit l’homme aux poules, jeprendrais un permis sur le Lac supérieur. Mais c’est cher.Ça met le gardon plus cher qu’aux Halles.

– Mais ça vaut la peine, repartit l’homme au renard.Qu’est-ce qu’il a pris, l’autre matin, un type, sur le petit lac !Vingt-huit gardons et une brême plus large que ma main.

– Voyez-vous !

– D’autant que, sans me vanter, je ne suis pasmanchot. Vous me verriez lancer la ligne... J’ai le coup depoignet, vous savez... Comme ça...

Il se leva, lâcha la chaîne du renard et fit un magistralmoulinet de bras. Quelque chose roux et de frénétiquesillonna l’herbe, dans la direction de la poule jaune, mais lajambe de l’homme aux poules, d’une sèche détente, brisal’élan, et on n’entendit qu’un petit aboiement étouffé. Lerenard revint aux pieds de son maître et se coucha.

– Un peu plus..., dit l’homme aux poules.

– Vous m’en voyez tout ce qu’il y a de surpris ! ditl’homme au renard. Petit gosse, veux-tu faire des excusesà monsieur, tout de suite ? Qu’est-ce que c’est, donc ?...

L’homme aux poules regarda son ami dans les yeux etil y lut son secret, sa vilaine pensée informe et pâle... Iltoussa, étouffé d’un sang brusque et coléreux, et faillitsauter sur l’homme au renard, qui se disait au même

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instant : « Je l’assomme, lui et sa basse-cour... » Ils firenttous deux le même effort pour rentrer dans la vie ordinaire,baissèrent la tête et s’écartèrent l’un de l’autre, à jamais,avec leur prudence de braves gens qui venaient de passerà deux doigts d’être des assassins.

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Le juge

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Quand Mme de La Hournerie rentra chez elle, aprèsune demi-journée consacrée entièrement au coiffeur et à lamodiste, elle jeta vivement loin d’elle son chapeau neuf,pour contempler sa nouvelle coiffure. Habilement sollicitéepar Anthelme, qui s’intitulait lui-même coiffeur « à lapage », elle venait d’abandonner son chignon à la mode de1910, l’ondulation bouffante de ses beaux cheveux acajoude cinquantenaire, la vague et les boucles quiombrageaient son front et ses oreilles. Elle rentrait, toujoursacajou, mais le cheveu tiré à la chinoise, repassé,brillantiné, noué en coque vernissée sur la nuque et percé,comme un cœur, d’une petite flèche brillante.

Devant le miroir encadré de lampes crues, elle eut unpetit sursaut devant ce front vertigineux qu’elle voyaitrarement et cachait mieux qu’un sein, devant l’éclat dur deses yeux, fardés habilement, mais que la lumière atteignaitet privait de leur mystère, comme fait le soleil à la sourceforestière après que le bûcheron a passé. Elle prit un miroirà main, mira, sur sa nuque, la grosse noix de cheveux poliset la flèche de brillants.

– Il n’y a pas à dire, ça a du chic, dit-elle tout haut pourse rassurer. D’ailleurs, Émilie de Séry m’a affirmé tout àl’heure que j’étais une véritable révélation...

Mais, en face de cette dame à crâne laqué, la joue

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large un peu affaissée, la bouche molle, le nez grandi, ellene se reconnut pas et se sentit mal à l’aise. Avec un art depeintre qui rehausse la couleur d’un paysage que le soleilbrusquement dévoilé inonde, elle ajouta du rouge à sesoreilles nues, à ses tempes et sous l’arcade sourcilière,couvrit tout le visage d’un ton de poudre rosée qu’elleemployait rarement.

– C’est mieux, constata-t-elle. Évidemment, c’est unecoiffure audacieuse ! Pourquoi ne porterais-je pas unecoiffure audacieuse, après tout ?

Elle sonna, recueillit les compliments ambigus de safemme de chambre : « Tout ce qui change Madamel’avantage beaucoup ! », quitta sa robe de ville etdescendit pour dîner seule. Son veuvage élégant, qui dataitde cinq ans, ne redoutait pas une solitude de quelquesheures, et Mme de La Hournerie dînait ou déjeunait seulefréquemment par mortification hygiénique et agréable,ainsi qu’elle eût absorbé du yoghourt, ou pris le lit à cinqheures du soir.

Marien, en habit, l’attendait, les bras pendants, devantun des dressoirs. Orgueil de la maison La Hournerie, ilportait, à six pieds du sol, sa tête régulière, blonde decheveux et de peau, ses yeux noirs de Breton fanatique. Àl’âge de treize ans, Mme de La Hournerie et son maril’avaient enlevé aux cinquante vaches qu’il gouvernait surles terres. Promu « petit domestique », Marien, doté d’ungilet rayé à manches et d’un tablier blanc, gagna vite ses

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galons. Il dompta sa terreur du téléphone, montra du goûtpour disposer les fleurs dans les vases et sur la nappe,étouffa sa voix paysanne et apprit à marcher à pas de chat.Une sorte d’instinct des convenances lui enseigna aussi,plus tard, lorsqu’il troqua l’habit à passepoil du valet depied contre le frac noir du maître d’hôtel, à ne majorer quediscrètement les fournitures de fruits, de fleurs coupées,d’encaustique et de produits à fourbir tous métaux.Moyennant quoi Mme de La Hournerie lui décernaprématurément le grade suprême de « perle », réservéd’habitude aux serviteurs chenus et devenus impotents.Mais Marien, athlétique statue du silence, ne sut jamaiséteindre le feu expressif de ses sévères yeux noirs, miroirsà soubrettes, astres dont telle mercière, telle marchandede journaux demeuraient brûlées...

Mme de La Hournerie entra d’un pas vif dans la salle àmanger, s’assit, et frissonna :

– Servez-moi vite, Marien. Il ne fait pas chaud ici, ondirait ?

Marien, planté devant le dressoir, n’avait pas encorebougé.

– Hé bien mon petit, je vous parle ? dit familièrementMme de La Hournerie, qui traitait encore parfois Marien,bonnement, en « petit valet ».

– Le calo est pourtant à quatre-vingts, répondit enfinune voix incertaine.

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Mme de La Hournerie, que le froid atteignait à deuxplaces dépouillées, récemment et sensibles – son front etses oreilles – leva les yeux sur Marien, qui sembla perdrecontenance, versa la louche pleine dans l’assiette àpotage, servit Mme de La Hournerie, et reprit sa placetraditionnelle, debout en face de sa maîtresse. Les yeuxsombres du maître d’hôtel, écarquillés, contemplaient, avecune indicible expression d’horreur et de pudeur, le vastefront nu, d’un blanc de marbre, et la calotte de cheveuxcirés, assortis à l’acajou rouge du mobilier Empire...Gênée, Mme de La Hournerie repoussa son potage.

– Donnez-moi la suite, Marien. Je n’ai pas très faim. Jene serais pas étonnée d’avoir un peu de grippe.

Marien enleva le potage, courut vers l’office comme s’ilfuyait, apporta un soufflé aux crevettes. En servant, il écaillale bord d’une assiette ancienne, renversa quelques gouttesde vin rouge sur la nappe, puis il regagna son dressoir etrecommença sa contemplation épouvantée.

– La grippe court, reprit Mme de La Hournerie, gênée...Méfiez-vous, à l’office... Henriette se plaignait decourbatures, ce matin... Ôtez-moi ce soufflé, les crevettessont desséchées... Et vous ne m’avez pas l’air à votreaffaire, vous, ce soir...

– C’est la maladie de saison, dit la même voixincertaine...

Mais les yeux noirs de Marien, impitoyables,

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véridiques, criaient entre chaque plat à Mme de LaHournerie : « Non, ce n’est pas la maladie de saison !C’est ce front scandaleux, ce steppe blafard, ce crâne troppetit, ce lourd fruit : une tête de vieille femme, dépouillé dufeuillage où je m’habituais à le voir mûrir ! C’est monindignation de brave garçon chapardeur, mais attaché audomaine qu’il exploite et soigne ; – c’est ma stupeurd’ancien petit valet qui servit une belle patronne, de petitgardeur de bêtes dévoué à un souvenir ébloui. On ne faitpas ça, bon Dieu, on ne fait pas ça !... »

Le « nègre-en-chemise », baignant dans sa crèmeépaisse et vanillée, n’eut guère plus de succès que le carréd’agneau et les fonds d’artichaut. À la limite del’énervement, Mme de La Hournerie voulut réagir contrel’importune et muette désapprobation ; une trace depoudre rouge restée aux ciselures d’une fourchette, unabat-jour de flambeau, roussi sur les bords, lui en fournirentl’occasion. Mais, paralysée de lâcheté avant les premiersmots de réprimande, elle quitta la table, commandasèchement : « Vous m’enverrez Henriette en haut », courutà son boudoir et s’assit devant le miroir triple...

– C’est vous, Henriette ? Vous téléphonerez demainmatin, à la première heure, chez Anthelme, oui, le coiffeur...Je veux un rendez-vous avant le déjeuner, vous entendez ?avant le déjeuner...

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L’omelette

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Un chant d’oiseau s’insinua, avec une suavitégrotesque, dans le rêve, – trains dans la nuit, plaquestournantes et feux rouges, – qui cahotait Pierre Lasnier surdes rails mal raccordés. Le chant perlé combattit les siffletsde locomotives et, victorieux, éveilla le dormeur, couché surle dos, qui reçut dans ses yeux entrouverts l’image, sur unfond de ciel éblouissant, l’image inadmissible d’unebranche fine sur laquelle chantait un petit oiseau. PierreLasnier, choqué, referma les yeux et les scella de sonavant-bras droit, qu’il sentit mouillé et froid. Un oiseau...son bras mouillé et froid... Il s’assit et reconnut ce bras, unbras dur et bruni de joueur de tennis, nu jusqu’au coudehors d’une manche de chemise roulée. Au-dessus de lui, labranche fine que venait de quitter l’oiseau chanteur oscillaitencore... L’odeur délicieuse du foin à demi séchés’imposa : Pierre Lasnier venait de s’éveiller, non pas chezlui, rue d’Aumale, mais contre la haie d’un pré couvertencore des molles vagues parallèles de sa fenaison.

Il bâilla, étira ses bras en arrière selon la méthodeMuller, décolla de son dos sa chemise que trempait larosée abondante des aubes de juin, se peigna de ses dixdoigts, et sourit vaguement aux nues, roses encore, du cielcouleur de lait bleuâtre. Une pique de feu rouge perçait lahaie, à ras de terre, dénonçant le soleil levé.

– Que c’est beau !

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Pensivement, il mit sa joue dans sa main et tressailliten touchant une barbe de cinq jours... non, quatre... Lundi,mardi, mercredi, jeudi, vendredi... Une barbe de cinq jours.Depuis cinq jours, un corps de femme, abattu sur le tapis etcomme cassé par le milieu, était terriblement immobile,chez lui, rue d’Aumale...

Il étendit les jambes. Ses souliers de tennis enduits depoussière, d’eau séchée et de bouse, avaient vieilli enquatre jours, et l’une des semelles de caoutchouc sefendait. Le pantalon de flanelle (l’un gris très clair, leschaussettes de fil blanc, la chemise de cellular, tout lecostume sportif, en quatre jours, devenait une défroquemitraillée de taches, zébrée de vert végétal. Le veston,roulé en boudin, noué d’une corde, servait d’oreiller la nuit,et contenait quelques centaines de francs, – l’argent depoche que Pierre Lasnier possédait à l’heure du crime –plus une montre.

Des chevaux à l’entrave firent tinter leurs chaînes depieds et hennirent vers une ferme invisible. Des hirondellesjaillirent d’un point caché et inépuisable et couvrirent le préd’un réseau de cris longs et sifflants. Le vent apporta desmeuglements, un bruit plein et harmonieux qui devait êtrecelui d’une chute d’eau ; un petit gardeur de bêtes, au loin,chanta comme un muezzin, et la clarté du jour se haussad’un ton vers le jaune.

Pierre Lasnier, homme des villes, se laissa gagner parla mansuétude.

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– Ah ! la campagne... C’est la belle vie !...

Il se reprit, mentalement, pour dire : « C’était la bellevie... » et s’aperçut qu’il parlait de toutes choses au passé,maintenant...

– J’aurais aussi bien pu la laisser vivre, cette petite.Mais, à Paris, on est si nerveux... C’est vrai qu’ellem’ennuyait bien, et depuis trop longtemps.

Il baissa le front, assombri par le souvenir de samaîtresse insupportable, assourdi encore par tant demenaces, de jalousie, de paroles, de reproches, par cetteméchanceté d’insecte qui ignorait la crainte et le repos. Ilrevit le geste qui avait changé ses mains égarées enmains criminelles, et le corps plié en deux sur le tapis, etl’attente dans la garçonnière, aux volets clos ; la fuite àl’heure favorable où la femme de chambre du premierétage demandait le cordon et conduisait, jusqu’au trottoird’en face, un beau garçon aux pantoufles muettes.

– J’ai été bête, pensa Pierre Lasnier. J’aurais dû courirau commissariat, dire : « Voilà. Elle avait un si salecaractère... Nous nous sommes disputés pour la millièmefois. Je ne suis pas coupable de préméditation, ni de...de... enfin je ne suis pas méchant. Je lui donnais deux millefrancs par mois. Et ce jour-là, nous n’étions venus de lacampagne que pour chercher les raquettes de tennis dansma garçonnière... » Voilà ce que j’aurais dû expliquer... Àprésent, ils l’ont trouvée...

Il recensa ses quatre journées de trimardeur, et n’osa

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plus se féliciter de n’avoir rencontré, en quatre jours, aucungarde champêtre. « Qu’est-ce que ça prouve ? Quatrejours, ce n’est rien. Mais après ? » Il s’efforça de mettre enimages un avenir quelconque, et ne distingua qu’une sortede tache pâle, dont la pâleur lui donna une nauséephysique.

– Mais je crève de faim ! C’est ça que j’ai. C’est ça quime démoralise.

Il se leva, saisit le bâton qu’il avait coupé l’avant-veilleet qui complétait son costume de chemineau. À son dînerde la veille, mangé sur la route – charcuterie et pain –succédait la faim sauvage d’un homme bien portant. Ilenjamba le fossé, prit la route blanche qui appelait la pluieet crissait sous le pied comme du verre écrasé.

– Et pourquoi est-ce que j’ai mangé de la charcuterieet du pain sur la route ? Qui m’empêchait d’aller àl’auberge, de me faire servir de la viande, du café, desœufs ?...

Il haussa les épaules, allongea le pas. La pensée ducafé chaud et de l’omelette grésillant dans la poêleemplissait d’eau sa bouche. Pourtant, il dépassasagement les fermes isolées, rutilantes de poules, lesfermières en bonnets blancs et les âtres rouges où pendaitla marmite aux dents de la crémaillère. Vers sept heures, iltraversa un gros village, et s’arrêta à la dernière maison où« Cœuvre, débitant » logeait à pied et à cheval, et offraitde « cuire le manger du monde ». À sa vue, une jeune

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femme au chignon natté, dans la salle basse, posa sonenfant à terre et s’essuya les mains. Pierre Lasnier s’assit.

– C’est une chopine qu’il faut vous servir ? Du blanc oudu rouge ?

Pierre Lasnier tapa sur la table, selon les traditionspaysannes qu’il avait apprises au théâtre.

– Du blanc ! Et vous avez du lard ?

– Du lard ? Oui.

– Et des œufs ?

– Je ne les ai pas encore levés, dit-elle inquiète. Et auprix qu’ils sont...

– Ne vous tourmentez pas, on a des sous. De quoi sepayer une bonne omelette !

La jeune femme apporta une chopine de faïence, untrès petit verre terne, à grosses côtes, et inspecta PierreLasnier avec incertitude. Il était sale, mais fin, et toute sapersonne manquait du mystère hargneux, de l’indifférencesans brèche qui masque les vrais vagabonds.

– Une omelette ? Une omelette de combien d’œufs ?

Pierre Lasnier s’égaya :

– De combien d’œufs... Est-ce que je sais, moi... Uneomelette de six, huit... Oui. Une bonne omelette de six àhuit œufs !

La jeune femme ouvrit singulièrement de grands yeux

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et la bouche, ne proféra aucune parole, reprit son enfantsur son bras et sortit. Pierre Lasnier, pour tuer le temps,emplit et vida trois fois son petit verre grossier, tira de sapoche un paquet de cigarettes et frotta une allumette. Maisil laissa sans motif tomber l’allumette enflammée, seretourna et vit dans le cadre de la porte, derrière lesépaules bleues de deux gendarmes, le visage méfiant,blanc de peur, de la jeune femme aux cheveux nattés.

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L’autre femme

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– Deux couverts ? Par ici, monsieur et madame, il y aencore une table contre la baie, si madame et monsieurveulent profiter de la vue.

Alice suivit le maître d’hôtel.

– Oh ! oui, viens, Marc, on aura l’air de déjeuner sur lamer dans un bateau...

Son mari la retint d’un bras passé sous le sien.

– Nous serons mieux là.

– Là ? Au milieu de tout ce monde ? J’aime bienmieux...

– Je t’en prie, Alice.

Il resserra son étreinte d’une manière tellementsignificative qu’elle se retourna :

– Qu’est-ce que tu as ?

Il fit « ch...tt » tout bas, en la regardant fixement, etl’entraîna vers la table du milieu.

– Qu’est-ce qu’il y a, Marc ?

– Je vais te dire, chérie. Laisse-moi commander ledéjeuner. Veux-tu des crevettes ? ou des œufs en gelée ?

– Ce que tu voudras, tu sais bien.

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Ils se sourirent, gaspillant les précieux moments d’unmaître d’hôtel surmené, atteint d’une sorte de dansenerveuse, qui transpirait près d’eux.

– Les crevettes, commanda Marc. Et puis les œufsbacon. Et du poulet froid avec une salade de romaine.Fromage à la crème ? Spécialité de la maison ? Va pourla spécialité. Deux très bons cafés. Qu’on fasse déjeunermon chauffeur, nous repartons à deux heures. Du cidre ?Je me méfie... Du champagne sec.

Il soupira comme s’il avait déménagé une armoire,contempla la mer décolorée de midi, le ciel presque blanc,puis sa femme qu’il trouva jolie sous un petit chapeau deMercure à grand voile pendant.

– Tu as bonne mine, chérie. Et tout ce bleu de mer tefait les yeux verts, figure-toi ! Et puis tu engraisses, envoyage... C’est agréable, à un point, mais à un point !...

Elle tendit orgueilleusement sa gorge ronde, en sepenchant au-dessus de la table

– Pourquoi m’as-tu empêchée de prendre cette placecontre la baie ?

Marc Séguy ne songea pas à mentir.

– Parce que tu allais t’asseoir à côté de quelqu’un queje connais.

– Et que je ne connais pas ?

– Mon ex-femme.

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Elle ne trouva pas un mot à dire et ouvrit plus grandsses yeux bleus.

– Quoi donc, chérie ? Ça arrivera encore. C’est sansimportance.

Alice, retrouvant la parole, lança dans leur ordrelogique les questions inévitables :

– Elle t’a vu ? Elle a vu que tu l’avais vue ? Montre-la-moi ?

– Ne te retourne pas tout de suite, je t’en prie, elle doitnous surveiller... Une dame brune, tête nue, elle doit habitercet hôtel... Toute seule, derrière ces enfants en rouge...

– Oui. Je vois.

Abritée derrière des chapeaux de plage à grandesailes, Alice put regarder celle qui était encore, quinze moisauparavant, la femme de son mari. « Incompatibilité », luiracontait Marc. « Oh ! mais, là... incompatibilité totale !Nous avons divorcé en gens bien élevés, presque en amis,tranquillement, rapidement. Et je me suis mis à t’aimer, ettu as bien voulu être heureuse avec moi. Quelle chancequ’il n’y ait, dans notre bonheur, ni coupables ni victimes ! »

La femme en blanc, casquée de cheveux plats etlustrés où la lumière de la mer miroitait en plaques d’azur,fumait une cigarette en fermant à demi les yeux. Alice seretourna vers son mari, prit des crevettes et du beurre,mangea posément. Au bout d’un moment de silence :

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– Pourquoi ne m’avais-tu jamais dit qu’elle avait aussiles yeux bleus ?

– Mais je n’y ai pas pensé !

Il baisa la main qu’elle étendait vers la corbeille à painet elle rougit de plaisir. Brune et grasse, on l’eût trouvée unpeu bestiale, mais le bleu changeant de ses yeux, et sescheveux d’or ondé, la déguisaient en blonde frêle etsentimentale. Elle vouait à son mari une gratitudeéclatante. Immodeste sans le savoir, elle portait sur toutesa personne les marques trop visibles d’une extrêmefélicité.

Ils mangèrent et burent de bon appétit, et chacun d’euxcrut que l’autre oubliait la femme en blanc. Pourtant, Aliceriait parfois trop haut, et Marc soignait sa silhouette,élargissant les épaules et redressant la nuque. Ilsattendirent le café assez longtemps, en silence. Une rivièreincandescente, reflet étiré du soleil haut et invisible, sedéplaçait lentement sur la mer, et brillait d’un feuinsoutenable.

– Elle est toujours là, tu sais, chuchota brusquementAlice.

– Elle te gêne ? Tu veux prendre le café ailleurs ?

– Mais pas du tout ! C’est plutôt elle qui devrait êtregênée ! D’ailleurs, elle n’a pas l’air de s’amuser follement,si tu la voyais...

– Pas besoin. Je lui connais cet air-là.

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– Ah ! oui, c’était son genre ?

Il souffla de la fumée par les narines et fronça lessourcils :

– Un genre... Non. À te parler franchement, elle n’étaitpas heureuse avec moi.

– Ça, par exemple !...

– Tu es d’une indulgence délicieuse, chérie, uneindulgence folle... Tu es un amour, toi... Tu m’aimes... Jesuis si fier, quand je te vois ces yeux... oui, ces yeux-là...Elle... Je n’ai sans doute pas su la rendre heureuse. Voilà,je n’ai pas su.

– Elle est difficile !

Alice s’éventait avec irritation, et jetait de brefs regardssur la femme en blanc qui fumait, la tête appuyée audossier de rotin, et fermait les yeux avec un air de lassitudesatisfaite.

Marc haussa les épaules modestement

– C’est le mot, avoua-t-il. Que veux-tu ? Il faut plaindreceux qui ne sont jamais contents. Nous, nous sommes sicontents... N’est-ce pas, chérie ?

Elle ne répondit pas. Elle donnait une attention furtiveau visage de son mari, coloré, régulier, à ses cheveux drus,faufilés çà et là de soie blanche, à ses mains courtes etsoignées. Dubitative pour la première fois, elles’interrogea :

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s’interrogea :

« Qu’est-ce qu’elle voulait donc de mieux, elle ? »

Et jusqu’au départ, pendant que Marc payait l’addition,s’enquérait du chauffeur, de la route, elle ne cessa plus deregarder avec une curiosité envieuse la dame en blanc,cette mécontente, cette difficile, cette supérieure...

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Monsieur Maurice

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Ce contentement puéril, cette allégresse lycéenne etbureaucratique qui épanouissaient Maurice Houssiaux, ilne les avait pas éprouvés huit jours auparavant, lorsque leprésident du Conseil, faisant appel à son expérience deschoses de la terre et à son influence régionale de député-châtelain, l’avait pourvu du portefeuille du Tourisme et de laMotoculture. Mais le grand cabinet de travail du ministèrel’enchantait, et son bureau historique, et son tapisd’Aubusson. Un jardinet vert et sans fleurs emplissaitjusqu’à leur cintre les hautes portes-fenêtres ; un buste demarbre en perruque mirait dans la glace son dos creux, etle chef de cabinet de Maurice Houssiaux ajoutait à safamiliarité d’ami une nuance juste de nouvelle déférence.

Houssiaux venait de parapher son premier courrier,d’une main qui ne se lassait pas.

– C’est tout, Wattier ?

– Tout pour aujourd’hui, mon cher maître. Tu es libre.

– Je t’emmène ?

– Merci, non. Je te prépare ta besogne demain. Ah ! Etpuis il y a cette sacrée circulaire des blés... Et ton discoursà l’Industrie hôtelière, tu y as songé ?

– Oui, mais...

– Moi aussi. Il faut que tu tiennes là un succès

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d’arrivée... Ne t’en fais pas, j’ai ma nuit pour ça. Il est trèsimportant que tu ne te claques pas le premier mois. Ah ! Etpuis il y a encore là ces deux personnes de ton pays, quiattendent depuis deux heures...

– Quelles personnes ?

– Les sténos-dactylos. Veux-tu que j’en fauche une, aupetit bonheur ? Tu n’as qu’un poste.

– Tu as leurs noms ?

– Voilà. Mlle Valentin et Mlle Lajarisse. Toutes deux deCransac.

– Lajarisse, Lajarisse... Ils sont trois cents Lajarissedans mon arrondissement, soixante rien que dans lebourg... Quel Lajarisse ?

– Je les renvoie ? Je les fais revenir ?

Wattier dansait de zèle, d’un pied sur l’autre, aveccette agilité de coiffeur et d’acrobate qui lui était venuebrusquement, en même temps que sa situation auprès deHoussiaux. Houssiaux répétait le nom à désinenceméridionale, en caressant du regard son jardin vert etmélancolique. La couperose gagnait ses joues d’ancienbeau blond, et un petit ventre rond, remonté par uneceinture, marchait devant lui comme un coussin à reliques.

– Je vais les voir, décida-t-il. Tu comprends, elles sontde Cransac, berceau de mon élection... Il n’y a pluspersonne à côté ?

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– Tous partis. C’est toujours les patrons qui veillent.

– Je vais les voir en partant : ici, elles me raconteraientdes histoires de Cransac pendant une demi-heure. L’uneaprès l’autre, hein ? Je ne veux faire de peine à personne.

Wattier s’éclipsa sur un petit rire cruel, et Houssiaux,en pardessus, son chapeau à la main, passa dans unbureau voisin dont l’indigence bien ministérielle – murs deplâtre défraîchis et bureaux de sapin jaune – ne l’attristapas.

– Mademoiselle... Vous êtes originaire de CransacAsseyez-vous, je vous en prie.

– Oh ! monsieur le Ministre...

Une grande fille balbutiait de confusion, mais leregardait avec une hardiesse d’esclave qui connaît sonprix. Une brune rare, certes, une brune ambrée au petit nezimpérieux, et téméraire sous sa timidité feinte.

« Ah ! ces filles de mon pays, quelles reines ! » sedisait Maurice Houssiaux pendant qu’il posait à Mlle

Valentin quelques questions négligentes.

– Oui, monsieur le Ministre... Oh ! bien sûr, monsieur leMinistre... J’ai débuté comptable chez Vanavan, rueGrande, sur le coin, monsieur le Ministre voit ? Mais je suisbonne dactylo sur toutes marques et bonne sténo... C’estmon père qui a mis la banderole en travers de la rueGrande, quand l’élection de monsieur le Ministre a étéconnue, il y a deux ans, monsieur le Ministre se rappelle ?

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Elle lui parlait à la troisième personne, comme unefemme de chambre, mais en baissant les yeux comme unefille éprise.

« Elle joue sa chance, se disait Houssiaux. Elle araison. Elle peut prétendre à tout. Elle régnerait sanss’étonner. Elle est de Cransac. Quelle parure dans cebureau, et cette tête sur mon épaule !... »

– Un de mes secrétaires vous avisera, mademoiselle.

Elle dévoila ses yeux, grands et effilés aux coinscomme ceux des cavales de sang.

– Est-ce que monsieur le Ministre me laisse un peud’espoir ?

– Je crois bien !

Il lui tendit la main, serra une main froide de jouvencelleémue et la regarda avec plaisir heurter, en sortant, unsiège et se tromper de porte. Il retournait à son bureau,lorsqu’un long miroir lui fit affronter son image, l’image,hélas ! d’un grand et gros homme grisonnant. Il s’enaffligea plus que de coutume.

« On ne peut pas tout avoir. Il y a un âge où... Tiens,Mlle Lajarisse... Si je la faisais expédier par Wattier ? »

Mais une ombre courte barrait déjà la porte, et Mlle

Lajarisse, cinquantenaire, un peu ridée, un peu tassée,gants de coton et chapeau à cassis noirs, se tint devant lui,sans paroles.

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– Vous êtes de Cransac, mademoiselle ? C’est là unerecommandation, assurément. J’aime tant mon Cransac etmes Cransacquois !

– Je suis fixée à Paris depuis dix-sept ans. Caissière,sténo, dactylo, travaux de bibliothèque...

– Bon, bon. Nous allons voir ça, nous allons voir ça...Non, non, pas de papiers. Vous les remettrez à un de messecrétaires, s’il y a lieu. Lajarisse ? Quel Lajarisse ? Celuidu pont ?

– Non, celui de la montée, vers la route de Casteix.

– Ah ! je vois, je vois..

Il sourit, en fermant à demi les yeux. La montée vers laroute de Casteix... Il descendait autrefois à Cransac parcette route-là à cheval, salué par tout ce que le Cransac enjupons comptait de douteux et de séduisant : filles defabrique, femmes oisives penchées aux balcons forgés...

– Je vois... C’est loin...

– Pas si loin, monsieur le Ministre...

Mlle Lajarisse le contemplait de bas en haut, toutepassée sous ses cheveux presque blancs.

– C’était votre route préférée, monsieur. Tout le mondes’en souvient, là-bas.

– Moi aussi...

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Beau garçon, jamais las, chasseur, coureur, seplaisant à tout ce qui le flattait, rires et pleurs de femmes,chevaux vifs, vins ardents... Houssiaux entendit rouler, sousles pieds de son cheval de selle, les silex de la penteraide... Il hocha la tête, à moitié sincère :

– Ah ! mademoiselle Lajarisse, je voudrais être autemps où je descendais cette route-là, sur mon cheval...

– Votre cheval Gamin, monsieur le Ministre...

Il eut un geste joyeux de jeune homme.

– Mais oui !

– Et, par les jours d’été, vous arriviez sans veste, sansgilet, avec une chemise molle, vos manches roulées...

– Mais oui !

– Vous reteniez votre cheval d’une main et vous faisiezun grand coup de chapeau à toutes les dames... et mêmeà des femmes qui n’étaient pas des dames... à cetteCarmen sur son balcon, à la petite du tabac, à toutes...

Houssiaux prit dans ses mains les mains gantées decoton :

– Mais oui ! Vous vous souvenez de tout cela ?

– Ah ! monsieur Maurice...

La vieille petite dame ne détourna pas la tête, necacha pas ses deux larmes, ni ses prunelles bleues oùpersistait, ineffaçable, l’image de « Monsieur Maurice » sur

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son cheval... Houssiaux soupira de regret et lâcha lesmains de Mlle Lajarisse, qui s’écarta un peu de lui.

– Alors, monsieur le Ministre, vous croyez que toutesles places sont prises ?

Il passa ses doigts dans ses cheveux gris, comme ilfaisait autrefois dans ses cheveux blonds :

– Pas la vôtre, mademoiselle Lajarisse. Vous avez uneminute ? Tenez, prenez ce carnet de sténo. Les crayonssont là... Vous y êtes ? « Mon cher collègue et ami, vousavez bien voulu signaler à mon attention des faits qui... »

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Le cambrioleur

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L’accès de la petite villa fut si facile que le cambrioleurse demanda pourquoi, et retenu par quel excès deprudence, il avait attendu si longtemps. Dès le vestibule, ilreconnut l’humidité triste qui imprègne les villas du bord dela mer, par les étés pluvieux. Il trouva la porte du salonouverte sur l’antichambre, comme celle de la salle àmanger, et la porte de la cave béait sous l’escalier,témoignant de la hâte qu’avait mise à fuir, vers un dancingou quelque creux de dune, la petite bonne rousse dont ilvenait de guetter le départ. Une seule domestique, et hautecomme trois pommes : en fallait-il davantage à Mme

Cassart et à sa villa minuscule, de plâtre rose et demosaïque verte, plantée dans un enclos sableux où destamaris maigres obéissaient tous à la fois, dans le mêmesens, au vent de mer, comme des herbes chevelues au filde l’eau.

Le cambrioleur ferma soigneusement les piècesouvertes ; il n’aimait pas les portes claquantes et comptaitvisiter promptement ce laid joujou, loué pour la saison parMme Cassart. Un bref coup d’œil au salon – du laqué blancet de la toile de Jouy – ce n’est pas là que la locataires’avisait de cacher ses économies.

L’homme se promenait aisément sans lumière,secouru par la nuit pâle, d’un gris crépusculaire, qui forçaitles persiennes closes. Il risqua une seule fois le jet

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électrique de sa lanterne de poche, qui tomba sur laphotographie d’une femme très belle, en long corset,coiffée d’un « huit » de cheveux tordus et gantée pour lebal.

– C’est la Cassart, dans son beau temps. Il y duchangement.

Depuis une quinzaine de jours, il menait dans ce portde pêche, devenu ambitieux et doté d’un casino soudainen fibro-ciment, une vie austère d’entomologiste, étudiantles mœurs et habitudes des baigneurs, surtout desbaigneuses, enregistrant leurs heures de sorties, leursstations quotidiennes aux petits chevaux et au dancing.Point d’autres bénéfices, depuis son arrivée, qu’unebourse d’or, une bague banale laissée au lavabo, unréticule contenant cent francs ; maigres récompenses àson existence scrupuleuse, qui s’appliquait à être decristal. Vêtu correctement, il fréquentait le casino, tâchantqu’on l’y remarquât le moins possible, et ne se liait pas,car, confiant en sa prestance de beau quadragénaire auxcheveux drus, il connaissait les faiblesses de sa syntaxe etla brièveté colorée de son vocabulaire.

« Juste de quoi, pensait-il, épater les vendeuses duconfiseman, – et la môme Cassart... »

Il la guettait depuis quinze jours, celle qu’il nommaitaussi, comme tout le monde, la « vieille folle », cettegrande septuagénaire qui gardait une silhouette de jeunefemme démodée, le dos plat dans son raide corset, des

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épaules d’officier prussien. Ses chapeaux d’organdi, sesrobes de broderie anglaise et ses longs voiles couleur derose ou d’orchidée battaient sur la jetée comme desdrapeaux, et les lycéens, derrière elle, hâtaient le pas pourvoir son visage, tête de mort fardée, bosselée de pelotesde paraffine descendues sous la peau des joues, au-dessus d’un cou serré dans du tulle à baleines...

Il l’avait remarquée chez le confiseur en renom, toutecliquetante de bijoux, rose comme un fruit de cirecraquelée ; il avait attendu qu’elle emportât, gourmande, unsac de « négrillons ». Quand elle fut sortie, scandaleuse etsereine, il acheta des sablés aux amandes.

– À envoyer Hôtel Beauséjour ? Pour Monsieur ?

– Monsieur Paul Dagueret.

– D apostrophe ?

Il laissa tomber sur la vendeuse blonde un sourirenégligent.

– Comme il vous plaira, mademoiselle. Je n’y attacheaucune importance.

Séduite par cette insouciance aristocratique, lavendeuse blonde se permit quelques plaisanteries sur Mme

Cassart, et déplora que de pareils diamants...

– Je n’ai pas remarqué, interrompit froidement M.Dagueret. Je ne suis pas connaisseur.

À cette heure, dans la chambre de la « môme

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Cassart », il cherchait, non pas les diamants qu’elle nequittait guère, mais la compensation due à sapersévérance de travailleur solitaire :

– Quand ce ne serait qu’un sautoir en or, ou ces grosrondins de bracelets qu’elle enfile à ses abattis, murmurait-il en furetant doucement dans la pièce banale et claire oùMme Cassart avait marqué un goût personnel en épinglantpartout des nœuds de ruban et des fleurs en mie de paincoloriée...

Il dédaigna, fouillant un meuble du bout de son rayonélectrique, une croix d’aigues marines, prit un porte-mineen or qui valait bien cinquante francs. À ce moment précis,il entendit la grille de l’enclos grincer musicalement, puisune clef, en bas, dans la serrure. Un pas lourd montait déjàl’escalier lorsqu’il se décida à chercher un refuge derrièreles rideaux défaits de la porte-fenêtre.

Il s’y sentit tout de suite mal à l’aise et contrarié.Jamais cette vieille folle ne rentrait du casino avant minuit,les autres jours. Par la fente des rideaux, il la voyait passeret repasser, et il l’entendait grommeler indistinctement. Ellene prenait plus la peine de rejeter en arrière ses épaulesmilitaires, elle marchait voûtée, en mâchant à videsénilement. Elle enleva avec précaution son chapeau dejeune fille, retira des épingles, et le prisonnier vit qu’autourd’une petite tonsure pâle foisonnait une chevelure encoreabondante, teinte en rouge feu. La robe décolletée tomba,un saut-de-lit enrubanné cacha la peau grenue pointillée de

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rouge par l’air salin, et les fanons sinistres du cou. Sous lescheveux libres, le visage coléreux, maquillé comme pour undrame, augmenta le malaise de M. Paul Dagueret.

« Et quoi faire ? se demandait-il. Évidemment, il fautce qu’il faut, mais... Une jument pareille, ce n’est pas rien !Ah ! la la la la... »

Il n’aimait ni le bruit ni le sang, et chaque secondeaggravait son embarras. Mme Cassart lui épargna une pluslongue angoisse. Elle tourna brusquement la tête vers lesrideaux comme si elle l’eût, soudain, flairé, les ouvrit,poussa un cri à peine plus haut qu’un soupir et recula detrois pas en cachant sa figure dans ses mains. Il allaitprofiter de ce geste inattendu pour s’élancer fuir, lorsqu’ellelui dit, sans découvrir son visage, d’une voix affectée etsuppliante :

– Pourquoi avez-vous fait cela ? Oh ! pourquoi ?

Il était debout entre les rideaux écartés, tête nue – onperd toujours un chapeau ou une casquette – ganté, lescheveux en désordre. Elle reprit, avec la voix cristalline ethaute de certains vieillards :

– Vous n’auriez jamais dû faire cela !

Elle écarta ses mains et il vit, stupide, qu’elle lecontemplait sans épouvante, d’une manière amoureuse etvaincue.

« Ça y est. C’est la crise », pensa-t-il.

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– Aviez-vous besoin, soupira Mme Cassart, de cetteviolence ? La présentation la plus banale, au casino ou surla jetée, n’aurait-elle pas suffi ? Pouvez-vous croire que jen’avais rien remarqué, rien deviné ? Il vous était bien facilede... Mais pas ainsi, oh ! pas ainsi !

Elle se redressa, rassembla ses cheveux sur le haut ducrâne, se drapa, digne comme un vieux clown.

L’homme, confondu, se tut, puis dit machinalementaprès un silence :

– Si jamais on m’avait...

Elle l’interrompit, palpitante :

– Non, non, ne dites rien, vous ne saurez jamais à quelpoint je suis bouleversée... Je suis... Une réputation sanstache... Je n’ai jamais été mariée... On m’appelle Madame,mais... Votre présence ici... Ah ! ne voyez-vous pas dansquel trouble... Vous n’aurez rien de moi par ces moyens, jele jure !

Chacun de ses gestes et de ses soupirs éveillait lesfeux agressifs de ses diamants, mais le cambrioleur ne s’yarrêta pas, occupé d’une irritation d’homme sain, etd’ailleurs pudique. Il faillit éclater, dire – et en quelstermes ! – son fait à cette aïeule embrasée. Il fit un pas eteut en face de lui, dans un miroir, son image, la flatteuseimage d’un beau garçon, de noir vêtu, et distingué, ma foi...

– Dites-moi que je vous reverrai, mais d’abord hors de

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chez moi, minaudait la folle. Donnez-moi votre parole degentilhomme !

... Distingué, oui, quand il se taisait. Une sorte desnobisme lui ôta l’envie d’insulter, de brutaliser, unsnobisme qui respectait à la fois l’extravagante erreur de lavieille femme, et cet instant de sa propre vie qui imitait lavie d’un noble et romanesque héros... Il s’inclina du mieuxqu’il put, dit d’une voix profonde :

– Vous avez ma parole, madame !

Et s’en alla, bredouille.

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Le conseil

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Le vieux M. Mestre versa encore un arrosoir sur lescœurs-de-jeannette, un sur les héliotropes fraîchementplantés, deux aux hortensias bleus toujours mourants desoif. Il lia les capucines, ardentes à grimper, coupa auxciseaux les derniers thyrses décomposés des lilas,s’écria : « Ha ! » et frotta ses mains terreuses. Son petitjardin d’Auteuil, engraissé, arrosé, aménagé comme unsalon trop petit, débordait de fleurs et narguait lasécheresse de juin. Jusqu’à novembre, il étonnait les yeux,– ceux des passants tout au moins. Car M. Mestre, penchédurant des heures sur son rectangle de terre clos de murs,le soignait du matin au soir, avec une obstination demaraîcher. Il plantait, greffait, émondait ; il dépistait leslimaces, les petites araignées méfiantes, les puceronsverts, l’insecte de la « cloque ». Le soir venu, il tapait dansses mains, s’écriait « Ha ! », et au lieu de rêver devant lesphlox hantés de sphinx gris, sous la glycine blanche mariéeà la glycine mauve, dédaignant le feu des géraniums, iltournait le dos à son œuvre charmante, et s’en allai fumerdans sa salle à manger, ou flâner le long des boulevardsd’Auteuil.

Le beau soir de mai avait prolongé d’une heure, aprèsle dîner, sa journée d’amateur de jardins. Le ciel, le gravierpâle, les fleurs blanches, les blanches façades retenaientune lumière qui ne voulait pas finir, et les mères, au seuil

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des petites maisons ouvertes, appelaient en vain desenfants qui préféraient à leurs lits frais le trottoirpoussiéreux et tiède.

– Ma femme, cria M. Mestre, je sors un moment.

Leur maison de vieux propriétaires modestes gardait,sous la vigne vierge, sa brique décolorée. Autour d’elle,des villas de riches avaient poussé, chalets normands,« folies » Louis XVI, cubes modernes fardés de rougechinois ou de bleu d’Égypte.

Le vieux M. Mestre connaissait tous les détails desfaçades, tous les arbres rares des jardins. Sa curiosité sebornait là ; il n’enviait ni les clochetons ni les baies decristal épais, larges comme des viviers. Soigneux de sonignorance, il aimait les conjectures ; il nommait tellechaumière, aveuglée par sa chevelure de bignonier,« l’Amour coupable », telle tourelle couleur de sang séché« le Supplice japonais ». Une correcte constructionblanche, à rideaux de soie jaune, s’appelait « la Familleheureuse », et M. Mestre, épanoui de douce ironie devantune sorte de bonbon rose et bleu, en ciment, marbre, boisdes îles, l’avait baptisé « Première aventure ».

Il chérissait, en « natif du XVIe », les étranges avenuesprovinciales, où l’arbre véridique, ancien, abrite des logisneufs qu’un orage pourrait fondre. Il marchait, s’arrêtait,caressait la chevelure d’une fillette, claquait de la languepour gronder un enfant pleureur. Ses cheveux, sa barbed’argent rassuraient, le soir, les promeneuses attardées, et

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elles ralentissaient le pas pour rester sous la protection de« ce vieux monsieur qui est si gentil ».

Le ciel rose et or demeura longtemps, ce soir de mai,vide d’étoiles. Mais des lampes s’allumaient près de terre,et les rossignols hardis chantaient au-dessus des bancsverts et des kiosques de rocaille. M. Mestre salua d’unregard amical une maisonnette à un étage, large, étalée àl’aise dans son jardin, et qu’il appelait la « Poulecouveuse ». Une seule fenêtre y brillait, tendue de rose. Aumême moment un jeune homme, tête nue à la moded’aujourd’hui, sortait de la maison, claquait rageusement laporte derrière lui, puis la grille, et demeurait immobile surl’avenue, buté, le front bas, fixant sur la fenêtre éclairée undramatique regard noir. M. Mestre sourit et haussa un peules épaules.

« Encore un drame ! Et comme on voit tout de suite cequ’il en est ! Nous avons dix-huit, dix-neuf ans. Nousvoulons mordre à la vie avec nos dents de loup. Nousvoulons être le maître. Nous avons eu une scène avec papaet maman, et nous voilà parti, après de vilaines parolesque nous regrettons beaucoup... Et nous voudrions bienrentrer. Mais notre orgueil ne veut pas. Ah ! jeunesse ! »

Entraîné, il dit à mi-voix, paternel :

– Ah ! jeunesse !...

Le jeune homme pivota sur ses pieds et regarda sansdouceur le vieil homme argenté, qui lui rendit son regard dehaut, avec une majesté bienveillante de devin, en étendant

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le bras vers la maison éclairée :

– Ce n’est pas ici, jeune homme, que vous devriezêtre. C’est là.

Le jeune homme tressaillit, s’écarta d’un pas.

– Oh ! non..., dit-il sourdement.

– Si, affirma M. Mestre. Nierez-vous le mouvement quevous avez fait pour rentrer dans cette maison ?

Les grands yeux noirs, les lèvres encore imberbess’ouvrirent de stupeur :

– Comment... comment savez-vous ?

M. Mestre abattit sur l’épaule du jeune homme unemain prophétique :

– Chut ! je sais bien des choses. Je sais... que vousavez eu tort de résister à l’impulsion qui vous forçait àretourner en arrière !

– Monsieur..., supplia le jeune homme pâle, monsieur,je ne veux pas, je ne veux plus...

– Oui, railla l’indulgent M. Mestre. La grande révolte,l’évasion, la fuite vers la liberté...

– Oui... oh ! oui, soupira l’adolescent. Vous savez tout...La révolte... l’évasion... Est-ce que je ne dois pas... est-ceque je ne peux pas...

La main de M. Mestre pesa sur son épaule

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– Non ! Je vous dis : non ! L’évasion... la liberté... Desmots que tout cela ! Malheureux enfant que vous êtes, est-ce qu’à cent pas d’ici vous ne serez pas ressaisi par cetteforce qui vous a arrêté près de moi, par cette voix qui vouscrie « Retourne ! Je suis la vérité, je suis la douceur, lesecret de cette liberté que tu cherches, je suis le repos, lasécurité... »

Le jeune homme interrompit la belle phrase de M.Mestre par un regard d’espoir indicible, sourit follement etse précipita dans la maison.

« Bravo ! » s’écria tout bas M. Mestre, ens’applaudissant lui-même.

Après un claquement de porte, il entendit le cri d’unevoix jeune, bref, étouffé comme sous un baiser. Il hocha unetête bénisseuse et s’éloignait, heureux, discret, quand laporte se rouvrit, et le jeune homme, haletant, se jeta dansses bras. Il avait un visage enivré, d’une pâleur que la fin dujour verdissait, et qui sembla merveilleuse à M. Mestre ;ses yeux pleins de larmes suspendues erraient ducouchant rose à M. Mestre, au cèdre illuminé derossignols.

– Grâce à vous... grâce à vous, balbutia-t-il...

– Je ne mérite pas, mon enfant...

– Si... si..., interrompit le jeune homme en lui pressantles mains. C’est fait. Grâce à vous ! Pendant des jours etdes jours, je n’ai pas osé. J’ai tout enduré, tant je tenais à

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elle. Je savais qu’elle me trompait et que toutes les nuits...Et je n’osais pas. Mais je vous ai rencontré, par miracle !Vous m’avez remis dans ma route, vous m’avez faitcomprendre que la fuite ne me servirait à rien, quej’emporterais avec moi ce supplice... Vous m’avez dit quela délivrance, le repos... oh ! enfin le repos !... dépendaientd’un geste... Merci, merci... J’ai fait le geste. Merci...

Il abandonna les mains de M. Mestre, se mit à courircomme ailé, sans bruit, ses cheveux noirs couchés enarrière de son pâle visage. Alors M. Mestre sentit que lecœur lui manquait ; il tira son mouchoir pour essuyer sonfront, ses mains que la fiévreuse étreinte laissait moites, etvit sur son mouchoir les marques rouges de ses doigts.

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L’assassin

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Quand il l’eut tuée, d’un coup de la petite masse deplomb sous laquelle elle maintenait ses papiersd’emballage, Louis se trouva embarrassé. Elle gisaitderrière le comptoir, une jambe pliée de travers, la têteretournée et le corps de face, dans une posture ridicule quimit le jeune homme de méchante humeur. Il haussa lesépaules et faillit lui dire : « Relève-toi donc, tu en as unetouche ! » Mais à ce moment le timbre de la porte retentit,et Louis vit entrer une fillette qui demanda

– Une carte de laine à repriser noire, s’il vous plaît.

Il répondit poliment :

– On n’en a plus, on n’en aura que demain.

Elle sortit, referma la porte soigneusement, et ils’aperçut qu’il n’avait pas même songé qu’elle pouvaits’approcher du comptoir, se pencher, voir...

Le soir tombait, assombrissant le petit magasin depapeterie-mercerie. On distinguait encore les rangées decartons blancs qui portaient sur leur flanc un bouton decorozo ou une boule de passementerie. Louis frottamachinalement une allumette sur sa semelle pourenflammer le bec de gaz, puis il se souvint et éteignitl’allumette sous son pied. Le marchand de vin, en face,éclaira d’un coup tout son rez-de-chaussée, et parcontraste la petite mercerie-papeterie sombra dans une

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nuit rayée de lumière jaune.

De nouveau, Louis se pencha par-dessus le comptoir.Avec un étonnement sans bornes il constata que samaîtresse était toujours là, jambe pliée et col retourné. Enoutre quelque chose de noir, un fil mince comme unemèche de cheveux, ruisselait sur sa joue pâle. Il ramassales quarante-cinq francs de monnaie et de billets sales qu’ilavait dédaignés si furieusement tout à l’heure, sortit, retirale bec-de-cane qu’il mit dans sa poche et s’en alla.

Pendant deux jours il vécut dans une sorte d’enfance,s’amusant à regarder les bateaux sur la Seine et lesécoliers dans les squares. Comme un enfant il s’amusait etil s’ennuyait comme un enfant. Il attendait, et ne pouvait sedécider à quitter la ville ni à s’installer comme avant dans lacamelote. Sa chambre, payée à la semaine, recélaitpourtant encore un stock de monuments de Paris surcartes postales, de lapins sauteurs et de produits en tubespour confectionner soi-même une boisson fruitée. MaisLouis ne vendit rien pendant deux jours et coucha dans unautre garni. Il ne ressentait pas de peur, et il dormait bien ;la journée s’écoulait pour lui légère, chargée seulement decette impatience agréable qu’on goûte dans les grandsports, lorsqu’on a retenu sa place sur un paquebot.

Le surlendemain du crime, il acheta comme les autresjours un journal et lut : « Une commerçante assassinée rueX... Il dit tout haut : « Ah ! ah ! » d’un air de connaisseur, lutlentement et attentivement le fait divers, nota que le crime,

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en raison de l’existence « très retirée » de la victime,passait déjà pour « mystérieux » et replia le journal. Devantlui son café crème refroidissait. Le garçon du barfourbissait le zinc en sifflant, un vieux couple près de luitrempait des croissants dans du lait chaud. Louis demeurastupide un bon moment, et la bouche entrouverte, à sedemander pourquoi ces choses familières avaient cessésoudain de lui être proches et intelligibles. Il eutl’impression que le vieux couple, questionné, lui répondraitdans une langue étrangère, et que le garçon, en sifflant,regardait à travers le corps de Louis sans s’apercevoir desa présence.

Il se leva, jeta de la monnaie et partit vers une gare, oùil prit un billet pour une banlieue, dont le nom lui rappelaitdes courses, des après-midi de canotage. Pendant letrajet il lui sembla que le train faisait très peu de bruit, etque les voyageurs parlaient à demi-voix.

« Peut-être que je deviens sourd ? »

En descendant du train, Louis acheta un journal du soir,relut le même récit que dans le journal du matin et bâilla :

« Bon Dieu, ça n’avance pas ! »

Il mangea dans un petit restaurant près de la gare ets’informa, auprès du patron, de la possibilité de trouver unemploi dans le pays. Mais il accomplit cette formalité avecune grande répugnance, et se sentit mal à l’aise quand lerestaurateur lui conseilla de voir un dentiste qui dans unevilla voisine regrettait le départ d’un jeune homme, employé

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la veille encore à nettoyer la motocyclette et à flamber lesinstruments de chirurgie. Malgré l’heure avancée, il sonnachez le dentiste, s’y donna pour fabricant de jouetsmécaniques, ne discuta pas le chiffre des honoraires –deux cent cinquante francs – et coucha le soir même dansune chambrette mansardée, tendue de ce papier àfleurettes grises et bleues dont on double l’intérieur desmalles bon marché.

Huit jours durant, il tint l’emploi de garçon delaboratoire auprès du dentiste américain, un grand chevalosseux et roux, qui ne lui posait aucune question et quifumait, les pieds sur la table, en attendant les rares clients.Bardé d’une blouse de toile blanche, Louis prenait le frais,appuyé à la grille ouverte, et les bonnes des villassouriaient à sa figure brune et douce.

Il achetait tous les jours un journal. Exilé de la premièrepage, le « crime de la rue X... » languissait maintenant endeuxième page, parmi des tamponnements de trains etdes escroqueries de somnambules. Cinq lignes, dix lignes,affirmaient sans passion que le « mystère demeuraitentier ».

Par un après-midi printanier, embaumé de pluie brève,transpercé de cris d’hirondelles, Louis demanda audentiste américain un peu d’argent « pour s’acheter dulinge », quitta sa blouse blanche et repartit pour Paris. Etcomme il n’était qu’un petit assassin bien simple, il alla toutdroit revoir la papeterie-mercerie. Des enfants jouaient

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devant le rideau de fer baissé, et les éclaboussures d’unesemaine posaient, sur la porte, des scellés de boue. Louisfit longtemps les cent pas sur le trottoir d’en face et nequitta la rue qu’à la nuit close.

Le lendemain il revint, un peu plus tard pour ne pasattirer l’attention, et les autres soirs, il prit fidèlement safaction, après dîner, quelquefois sans dîner. Il se sentaitplein d’un étrange espoir, ressemblant à l’angoissed’aimer. Un soir qu’il s’était arrêté pour renverser sa têtevers les étoiles et exhaler un long soupir, une main se posadoucement sur son épaule. Il ferma les yeux, ne se retournapas, et tomba inerte, bienheureux, dans les bras du policierqui le suivait.

Au cours de l’interrogatoire, Louis avoua qu’il regrettaitcertainement son crime, mais qu’une minute comme celleoù il avait senti sur son épaule la main libératrice« récompensait de tout », et qu’il ne pouvait comparer cetinstant qu’à celui où il avait, dit-il, « connu l’amour ».

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Le portrait

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Elles ouvrirent en même temps les deux fenêtres deleurs chambres communicantes, firent claquer lespersiennes, mi-closes sous le soleil, et se sourirent,penchées sur le balcon de bois :

– Quel temps !

– La mer n’a pas une ride !

– Elle en a, une veine ! Tu as vu comme la glycine apoussé depuis l’an dernier ?

– Et le chèvrefeuille ! Il a des rejets pincés dans lespersiennes, maintenant.

– Tu vas te reposer, Lily ?

– Moi, je prends un chandail et je descends oui ! je netiens pas en place le premier jour... Qu’est-ce que tu fais,Alice ?

– Je range mon armoire à linge. Elle embaume lalavande de l’an passé. Laisse-moi, je m’amuse commeune folle. Va à tes petites affaires !

Les cheveux courts, oxygénés, de Lily firent un salut deGuignol, et l’instant d’après Alice la vit descendre, vertecomme une pomme, dans le jardin sablonneux, malprotégé du vent de mer.

Alice rit sans méchanceté :

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– Ce qu’elle est ronde !

Elle abaissa un regard content sur ses longues mainsblanches et croisa sur l’appui de bois ses avant-brasmaigres, en aspirant l’air riche de sel et d’iode. La brise nedérangeait pas un cheveu de sa coiffure « à l’espagnole »,lissée en arrière, front et oreilles découverts, seyante à sonjoli nez correct, mais sévère à tout ce qui déclinait en elle :rides horizontales au-dessus du sourcil, joue détendue,orbites charbonnées d’insomnieuse. Son amie Lily blâmaitla coiffure impitoyable :

– Qu’est-ce que tu veux ? Moi je trouve qu’un fruit unpeu sec a besoin de feuillage !

À quoi Alice répondait :

– Tout le monde ne peut pas se coiffer, à quarante ans,comme une petite girl des Folies !

Elles vivaient en parfaite entente, et la taquinerie jetaitchaque jour quelques tisons au feu de leur amitié.Élégante, osseuse, Alice constatait volontiers :

– Je n’ai pas varié de poids, pour ainsi dire, depuisl’année de la mort de mon mari. D’ailleurs, j’ai gardé unede mes blouses de jeune fille, comme curiosité : on lacroirait faite d’hier, sur mesure !

Lily ne rappelait et pour cause, aucun mariage. Laquarantaine, après une jeunesse étourdie, l’avait dotéed’un incompressible embonpoint.

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– C’est vrai que je suis potelée, déclarait-elle. Maisvous voyez ma figure : pas un pli ! Et le reste à l’avenant !C’est bien quelque chose, vous m’avouerez !

Et elle glissait un regard malicieux sur la joue creuséed’Alice, sur l’écharpe ou le renard destinés à cacher lestendons du cou, les clavicules en barre de T...

Mais un amour, mieux encore qu’une rivalité, liait l’uneà l’autre ces deux amies : le même homme, beau, célèbrebien avant de vieillir, les dédaignait. Pour Alice, quelqueslettres du grand homme témoignaient que pendantquelques semaines il avait pris goût à ses yeux jaloux, àson élégance fatale de brune maigre, adroitement voilée.Lily ne gardait rien de lui, qu’un pneumatique, maisétrangement laconique et pressant. Peu après, il lesoubliait toutes deux, et le : « Comment, tu l’as connuaussi ? » des deux amies précédait des aveux presquesincères, qu’elles recommençaient sans se lasser.

– Je n’ai rien compris à son silence brusque,reconnaissait Alice. Mais il y a eu un moment de notre vieoù j’aurais pu, j’en suis sûre, être l’amie, le guide spirituelde cet homme léger, qu’aucune n’a su retenir...

– Ça, mon petit, je ne dis pas le contraire, ripostait Lily.L’amie, le guide... je n’ai jamais rien compris à ces grandsmots-là. Ce que je sais c’est qu’entre lui et moi... ah !mâtin ! ça flambait ! On ne pensait pas au pathos, je t’enréponds ! J’ai senti, mais là, aussi clairement que je teparle, que j’aurais pu régner sur cet homme-là par les sens.

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Et puis ça a craqué... Ça craque toujours...

Contentes, en somme, de déboires égaux, arrivées àl’âge de parer des petites chapelles, elles avaientsuspendu, dans le salon de la villa de Lily qu’elleshabitaient à frais communs pendant deux mois, un portraitde l’ingrat, le meilleur portrait, celui qu’utilisaient tous lesquotidiens et les revues illustrées. Un agrandissementphotographique, retouché, aggravé de noirs gras commeune fougueuse eau-forte, attendri de rose à la bouche, debleu aux prunelles, comme une aquarelle...

– Ce n’est pas, à proprement parler, une œuvre d’art,disait Alice, mais quand on l’a connu comme moi – commenous, Lily, – c’est vivant !

Depuis deux années, elles se résignaient gaiement àune sorte de dévote solitude, recevaient des amiesinoffensives, des amis anciens et usagés. Vieillir ? eh !mon Dieu, oui, vieillir, il faut bien s’y faire... Vieillir, sous lesyeux de ce portrait jeune, à la lueur d’un beau souvenir...Vieillir en bonne santé, au cours de petits voyagesreposants, au cours de petits repas soignés...

– Tu crois que ça ne vaut pas mieux que de traîner lesdancings, les masseuses et les salles de jeu ? disait Lily.

Alice approuvait de la tête et ajoutait :

– Tout est tellement pauvre, après un souvenir commecelui-là...

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*

L’armoire rangée, Alice changea de robe, boucla sursa taille une ceinture de peau blanche et sourit : « Aumême cran que l’an dernier ! C’est vraiment amusant ! »

Mais elle se reprocha d’avoir tardé à saluer, dans lesalon du rez-de-chaussée, « leur » portrait...

– Alice ! Alice ! tu descends ?

La voix de Lily, en bas, l’appelait : elle se pencha,appuyée au balcon de bois :

– Une minute ! quoi ?

– Descends... Quelque chose de curieux... Viens !

Vaguement émue, toujours prête à la rencontreromanesque, elle courut et trouva Lily devant « leur »portrait, décroché, posé en pleine lumière sur un fauteuil.

Une humidité exceptionnelle, quelque combinaison dusel et de la couleur avaient élaboré, en dix mois, dansl’ombre de la villa fermée, un désastre intelligent, uneœuvre de destruction où le hasard s’armait d’unemalveillance presque miraculeuse. La moisissuredessinait, sur le menton romain du grand homme, unebarbe blanchâtre de vieillard mal soigné. Des cloques,dans le papier, gonflaient en haut de ses joues deuxpoches lymphatiques. Quelques grains de fusain noir,glissant de la chevelure sur tout le portrait, chargeaient

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d’ans et de rides un visage de conquérant... Alice mit sesmains blanches sur ses yeux :

– C’est... c’est un vandalisme !

Lily, prosaïque, soupira un :

– Eh ben !... qui en disait long.

Elle ajouta, fébrile :

– On ne va pas laisser ça là ?

– Dieu non ! J’en serais malade !

Elles échangèrent un regard. Lily trouva Alice jeunedans sa sveltesse, et Alice ne put se défendre d’unmouvement d’envie : « Quel teint, cette Lily ! Une pêche ! »

Leur déjeuner résonna de bavardages inusités, où il futquestion de massages, de régimes, de robes et du casinoproche. Elles parlèrent comme incidemment de la jeunesseprolongée de certaines artistes, de leurs amours affichées.Sans motif apparent, Lily s’écria : « Flûte ! courte etbonne ? J’aime mieux longue et joyeuse ! » et Aliceprononça distraitement quatre ou cinq fois le même nomd’homme, celui d’un de leurs amis qui devait passer – « ouje me trompe fort » – l’été dans la région... Une fièvred’évasion, une chaleur de mauvais desseins les fitgourmandes, buveuses, fumeuses et libres en paroles.Mais Alice, au salon, détourna pitoyablement la tête enpassant devant le portrait et ce fut la triviale Lily, rubiconde,un peu grise, qui souffla au nez du grand homme une

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fumée méprisante :

– Pauvre vieux !

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Le paysage

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Le peintre qui voulait mourir fit ce geste, spontané etlittéraire à la fois, de tracer quelques lignes avant de sedonner la mort. Il attira à lui une grande feuille de whatman,un crayon, puis au moment d’écrire il se ravisa :

« Quelques lignes ? Pour qui ? La concierge sait queje vis seul, que je n’ai pas de famille, que ma maîtressem’a quitté... Laissons-lui le plaisir de raconter, une fois aucommissaire de police, vingt fois aux voisins, cet accidentsans importance. Mes toiles ? Qu’on les vende. Je lesbrûlerais bien, mais quelle fatigue... Et leur odeur d’huilecuite et de chanvre grillé, par ce beau temps... Que mondernier souvenir terrestre soit nauséabond, pouah ! je ne leveux pas. »

Pourtant il hésitait, tourmenté d’une agitation puérile,d’une sorte de vanité et d’honnêteté bien vivante : le besoind’abandonner derrière lui la marque de son passage, denoter l’heure de sa disparition, un besoin qui équivalait, ensomme, à celui de raconter sa vie misérable d’amanttrahi... Il jeta le crayon.

« On croira que je cherche, après ma mort, la pitié...Meurs donc, sans phrases ! Est-il si difficile de mourirsimplement ? »

Il saisit son revolver, l’arma, chercha d’instinct, pourson bras droit, l’accoudoir commode de son grand

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fauteuil ; en face de lui, une toile vierge, sur le chevalet, luirenvoyait au visage la lumière jaune et douce de l’après-midi printanier. Il posa l’arme sur un guéridon, se levadoucement.

« Oui... cela, je peux le faire. Je le dois presque. Jevois en moi ce paysage qui ressemble à ma vie, quiexplique pourquoi je meurs... »

Il se mit à peindre, rapidement, avec une largeur, uneliberté de touche qui ne lui étaient pas habituelles. À peines’arrêtait-il pour contempler au-dedans de lui-même sonmodèle, le paysage composé par sa douleur jeune ettumultueuse, tantôt précis, tantôt balayé de nuées qui nepassaient que pour lui rendre sa netteté aveuglante et sonsymbolisme un peu conventionnel.

Il peignit une plaine marécageuse, une sorte de désertsolognot, où le jonc noir-vert trempait, par houppes isolées,dans des flaques couleur de plomb. Du premier plan, oùquelques feuilles en conque flottaient comme des nacelles,jusqu’à l’horizon fermé d’une barre rigide de cirrus, cen’étaient que marais jonceux, plate désolation, reflets, ridéspar le vent, d’un ciel où la houle des nuages bas avançaiten bancs parallèles.

Au premier plan, un seul arbre, nu, pliait sous labourrasque comme l’herbe fluviale obéit au courant. Lamaîtresse branche, rompue mais vivante, montrait l’aubierblanc, en échardes, sous l’écorce ouverte...

La main fougueuse enfin s’arrêta, le bras raidi retomba

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le long du corps. Une chaude fatigue adoucissait cettedernière heure de vie.

« C’est bien, se dit le peintre. Mon portrait meressemble. Je suis content. Maintenant rien ne me retientplus. Je vais mourir. »

Le plan de ciel rectangulaire, au-dessus de la baievitrée, passait du jaune au rose, annonçant un longcrépuscule de printemps. Une voix de jeune femme, touteproche, lança par la fenêtre ouverte les premières notesd’un chant si mordant, si coloré, que le peintre, suspendantson souffle, arrêta son regard sur la fenêtre, comme s’ilattendait de voir passer les sons, en balles de cuivre, enfleurs rondes, en fruits mouillés de suc... Le revolver à lamain, il se pencha, curieux, sur la cour. Il n’y découvrit pasla fraîche bouche qui jetait, vers sa mort, un adieu sigénéreux. Mais de l’autre côté de la cour, dans un obscurpetit appartement, une nuque blonde brillait comme unejavelle dans un grenier sombre.

Le peintre revint à sa toile, s’assit, tâta du bras droitl’accoudoir... À l’unisson d’un si bémol prolongé, le cristalsensible d’une coupe vibra, près de lui.

« Il manque à cette toile quelque chose... Untruchement... un détail intelligible... Un détail qui seraitcomme l’humble légende du tableau... »

Il posa son revolver et se mit à peindre, sur lamaîtresse branche de l’arbre, un oiseau gris, un oiseau

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chanteur qui, enflé de mélodie, la tête vers le ciel fermé,chantait.

Le peintre se complut au lustre du plumage, à l’éclat del’œil en perle de jais noir... Quand le soir vint, et qu’uneservante monta, portant le repas, elle trouva le peintredebout devant sa toile, à côté d’une arme oubliée. Il avaitfini de peindre l’oiseau. Maintenant il usait les derniersrayons lilas du jour à esquisser, au pied de l’arbre nu, unefleur encore rudimentaire, qui hissait, hors du marais, sonvisage de pétales souffreteux et obstiné.

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Demi-fous

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« Il est certain que nous côtoyons tous les jours desdemi-fous ; on ne peut pas les interner comme desaliénés, on ne peut pas les punir comme des bienportants. Si certaines personnes hésitent encore àadmettre l’existence des demi-fous, elles n’ont qu’à lireles journaux quotidiens pour être convaincues... »

Mon cher confrère, je les invite aussi, et dans le même

but, à les rédiger. En juin, juillet, août, le lieu où s’élabore unjournal quotidien est un piège qui attire le demi-fou, commefait à la souris la souricière appâtée. Est-ce le frais palier,l’antichambre obscure à portes matelassées, l’agréablehumidité qu’évaporent les tourelles de papier vierge ? Ledemi-fou, charmé, cherche l’ombre de notre usine, il sepenche sur l’odeur de l’encre, désaltère son agitationcachée à la source même du drame imprimé, del’événement qui tout à l’heure remuera la foule, agglutinéeaux vitres extérieures...

Mais surtout il apporte ici, lourde, gonflée de verbedésordonné, sa pauvre âme d’homme déjà séparé dumonde normal, son âme en péril, à tout moment, de laisseréchapper son secret. Il sait qu’il doit se taire et l’aveutremble au bord de ses lèvres. L’orage, le soleilaugmentent ces accès malins, alors il joue avec le danger,

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risque dans la conversation le mot obsesseur, le ticcapables de tout révéler. Presque toujours il est à la mercide quelques syllabes, leur son, leur dessin engendrent chezlui une frénésie dont il demeure encore maître, pourvu qu’ilrésiste à l’envie de les prononcer encore une fois... etencore une, et puis une fois seulement... Il résiste, car toutesa vie n’est que défiance et surveillance de soi. Sesconversations à demi extravagantes, l’obstination qu’il metà nous informer de ses inventions, de son génie politique,littéraire ou financier ne sont pas des moments d’abandon,au contraire. Il cherche ces contacts par goût du risque, pardiversion et par fanfaronnade, pour se prouver à lui-mêmequ’il peut encore causer avec nous sans choir dans lamortelle ivresse du mot répété, de la phrase interdite quichante en lui comme une crue encore endiguée, ou dugeste qui, déclenché, ouvre sinistrement la porte de lamaison d’aliénés.

Trois ou quatre de ces inquiets errent, depuis les jourschauds, autour de la pièce où je travaille, s’insinuent ouforcent la porte par surprise. L’un, cordial et vif, plein d’unerondeur méridionale, vide ses poches pleines demanuscrits, vers et prose ni mauvais ni bons. Il conte desanecdotes, rit haut, s’excuse de bavarder. Je ne connaisrien de plus rassurant que lui – n’était cette manière de setapir dans l’ombre pendant des heures, et d’en jaillirinopinément avec un éclat de gaieté qui épouvante lesmoins heureux. Pourtant je le préfère encore à ce douxjeune homme, bien élevé, bien vêtu, qui, la première fois

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qu’il vint, s’appelait Vernier, la seconde fois Lugard, et latroisième Wilder. D’abord il s’enquit des moyens dedivorcer promptement car sa liberté d’esprit, sa puissancede travail en dépendaient. Sous son nom de Lugard, ildéplora que des discussions familiales contrariassent savocation de peintre ; enfin le nommé Wilder, avec lecharmant sourire désenchanté de Lugard, parla en termesmodérés, choisis, des dons impérieux – voix unique,compréhension personnelle des grandes œuvresmusicales – qui le destinaient à l’opéra et à l’opéra-Comique. Sa modestie l’obligea à reconnaître, en fin deconversation, qu’il ne connaissait pas une note demusique... Quel jour caniculaire me ramènera, sous le nomde Durand ou de Bojidar Karageorgevitch, ce jeune Protéechuchoteur ? Il a de bonnes façons, et la douce figure desadolescents qui ressemblent à une mère très jolie. Ilreviendra sans doute, propageant l’inquiétude et préservéd’elle, réfugié déjà en une sécurité inguérissable.

Guérira-t-elle, la forte visiteuse à lèvre duvetée qui vint,ronde comme une bulle et portée jusqu’ici sur le soufflegémissant d’un brusque orage d’ouest ? Elle arriva touteparlante et communicative, parée des grâces et attributsd’une muse départementale. La robe raisin de Corinthe, legrand chapeau un peu chancelant, l’écharpe qui glisse, legant cérémonieux et le manuscrit noué d’un bolduc, rien nemanquait. Seul, l’œil noir, pareil à l’œil de l’oiseau qui nerévèle aucune pensée, éclairait cette tourelle d’un feuinstable et mystérieux. La dame de lettres commença par

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se plaindre de la chaleur, puis de la difficulté qu’il y a, pourune femme obstinée dans l’honnêteté, à assurer leplacement des contes, nouvelles et romans-feuilletons. Uneamère et banale chanson, en somme, débitée assezvainement...

– Et pourtant, madame, je ne manque pas deréférences...

Elle articula durement le dernier mot, sur un ton haut etperçant, et s’interrompit pour rire, sans motif.

– J’en suis sûre, madame, lui dis-je. D’ailleurs votrenom est bien loin de m’être inconnu...

Mon mensonge la rendit heureuse et elle agita sonrouleau de papier.

– N’est-ce pas ? Mon nom suffit à me classer, ilconstitue à lui seul une... référence...

La sonorité du mot me fit tressaillir, mais sa finaleprolongée et claironnante parut émouvoir bien plus cellequi venait de le prononcer pour la deuxième fois. Elle seressaisit, dénoua et déroula son manuscrit, qu’elle posadevant moi.

– Je ne vous demande, dit-elle, que dix minutes devotre temps. C’est ce qu’il faut, exactement, pour lire monpremier chapitre. Mon premier chapitre édifie sur la valeurde l’œuvre entière. Il contient le scénario du roman, sans ledéflorer pourtant...

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Elle éparpilla, d’une main gantée de jaune, vingt petitsfascicules dactylographiés.

– Ceci est moins bon, quoique plus frappant. Cela peutconvenir à un public de grand quotidien. Ceci encore,douze petites nouvelles... peuh... j’en ai six cent vingt-quatre à votre disposition... Le meilleur, vous en jugerez,c’est ce premier chapitre qui... qui situe, qui est la...

Elle hésita au bord du mot, et son visage se voila d’uneexpression confuse et tourmentée, d’une sorte de nuagequi me fit oublier sa couleur, son embonpoint, jusqu’à saforme, une brume du fond de laquelle elle me cria, commesi elle se noyait :

– La... référence !...

Puis elle ferma les yeux un moment et les rouvritcraintivement. Je n’avais pas bougé ; elle se rassuraimmédiatement, redevint volubile.

– J’ai toujours pensé que le roman policier, lorsqu’onen supprime les gens de la police, est une sourceinépuisable de drame et de comique. Vous verrez ! Rienqu’à l’aide de trois personnages – un jeune hommeapprenti électricien, un officier anglais et une jeune fille,pas du tout une névrosée, non ! une jeune fille gaie, blonde,pleine de... comment dirai-je ? de... voyons... de...

Presque malgré moi, je soufflai :

– ... Références...

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La dame de lettres jeta la tête en arrière comme si jel’avais giflée, et pendant une seconde j’attendis l’explosion,dans le bureau paisible aux persiennes rabattues, de je nesais quelle force monstrueuse... Puis elle se leva, ramassaagilement les papiers épars devant moi, les roula sans queme quittât son regard, pour l’heure fin et circonspect, prit duchamp et après un adieu bref sortit à reculons, méfiante,pressée de fuir, comme quelqu’un qui a très peur, en vérité,des demi-fous.

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Secrets

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« Ce n’est pas une soirée de fiançailles, non... Maispersonne ne s’y trompe. Demain, je suis forcée d’annoncerpartout que Claudie Grey est fiancée à André Donat, sansquoi j’ai un scandale. La petite n’a dansé qu’avec lui et ilsont trouvé des complices dans tous nos amis. Charles lui-même... »

Mme Grey chercha des yeux son mari, et le vit assis àune table de poker. « Allons, bon, il se passe encorel’ongle du pouce sur la lèvre. Encore... encore... et encore...La semaine dernière, je ne l’ai pas surpris une seule fois àse passer l’ongle du pouce sur la lèvre. C’est ce tempsénervant, où l’orage ne crève pas... » Elle soupira, reposason regard sur sa fille et sur André Donat, qui dansaient auson du pianola. Claudie lui ressemblait, aussi grandequ’elle, blonde comme elle au même âge.

« Blonde... pas longtemps. Ce blond-là, ça blanchitvite, j’en sais quelque chose. Mais la petite est bien, cesoir. Vraiment bien. Digne de sa mère. Pour la figure, c’estdéconcertant de ressemblance, malgré cette espèce derapetissement des traits. Moins de nez, malheureusementmoins d’yeux ; Dieu merci, moins de bouche que moi... Elleest bien. Je peux la signer, comme on dit. Et bonne fille...Ah ! comme je sens bien que c’est fini et qu’elle va mequitter ! Je chante ces mérites comme si... »

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Elle mit un frein brutal à sa pensée et touchasuperstitieusement le bois doré d’un fauteuil. Mme Greyportait à sa fille unique une tendresse experte, incapabled’aveuglement, l’espèce de dévotion critique qui liel’entraîneur au champion. Sa propre santé, son équilibremoral et physique l’avaient rendue, souvent, intransigeante,et sévère à des faiblesses féminines qu’elle ne partageaitpas : « Comment, la migraine ? Tu as la migraine ? Et oùaurais-tu pêché des migraines, puisque je n’ai jamais suce que c’était !... Un chignon bas ? Tu veux porter unchignon bas ? Petite sotte, rien ne m’allait plus mal à tonâge... Ton affaire, c’est la coiffure en casque et la nuquedécouverte : regarde mon portrait par FerdinandHumbert ! »

Mme Grey chérissait en sa fille une fillette de 1885,court vêtue, les jambes nues et baignée dans l’eau froide ;une jeune fille de 1895, à cheval au Bois, les cheveux encatogan sous le chapeau melon noir ; une « bonne petite »,facile à élever, un peu hardie, nette comme une poulicheavec papiers, une « grande perche » qui ignorait l’attaquede nerfs et qui ne dérangerait pas trois médecins pour sonpremier accouchement...

Mme Grey tourna, vers son futur gendre, l’œil vindicatifde la belle-mère.

« Oui, il passe pour joli garçon. Et le pain tout mâché,la maison du papa à prendre. Des envieux, ce mariage nefera que des envieux. Et si je disais là-dessus le fond de

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ma pensée, j’entendrais de beaux cris !... »

André Donat, quittant un moment le tango pour lebuffet, s’inclina au passage devant Mme Grey, mit un baiserléger sur sa main, lui déroba son petit mouchoir de poignetet s’enfuit, riant et montrant ses dents blanches. Mme Greyle menaça de l’éventail et lui sourit sans bonté. Elle gagnala terrasse, s’assit, respira la fraîcheur poussiéreuse duBois nocturne. Ses cinquante ans inflexibles plièrent un peudans la solitude, elle se sentit les genoux raides, et sesreins fiers appelèrent le lit, la batiste bien tendue, la boulede caoutchouc brûlante et molle...

« Il fait le gentil avec moi, ce garçon. Combien detemps ?... Il m’a montré en riant ses canines saillantes à lamâchoire supérieure, et ses petites incisives d’en bas, tropcourtes et comme limées ; brutalité, émotions sensuellesrapides... Je plains ma petite si elle a des femmes dechambre jolies... Et ce nez trop court qui manque dejugement... Et le lobe de l’oreille soudé en bas à l’arrière-joue : dégénérescence... D’ailleurs, il s’est vanté, quandnous l’avons visité chez lui, de ne pas pouvoir vivre dans ledésordre, de ranger les livres d’après la couleur de leurdos, et de se relever la nuit pour mettre ses chaussures surles embauchoirs... »

Mme Grey frémit et se leva. Elle revoyait dans samémoire, debout devant une toute jeune femme atterrée,un homme jeune en chemise, pieds nus sur la mosaïqued’une salle de bains, un jeune homme en train d’avouer,

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avec une horrible candeur d’inconscient, qu’il ne pouvaitdormir si les serviettes-éponges pendues au séchoirn’alignaient leurs franges à la même hauteur : « C’estdrôle, chérie, pour le reste, je suis plutôt bohème, mais lesfranges des serviettes-éponges... »

« Je ne peux pourtant pas dire ça à Claudie »,songeait Mme Grey avec agitation. Non. Je ne peux pas. Sije lui raconte cela, et que j’ai failli quitter son père à causedu geste de l’ongle promené sur la lèvre, elle rira. Elle necomprendra pas. Ce sont d’ailleurs des choses qu’on neraconte pas. On peut chuchoter dans l’oreille d’une jeunefille, le soir d’un mariage, des mots peureux, maladroits...Mais je ne pourrais jamais lui parler des franges desserviettes, ni de l’ongle du pouce, passé cent fois sur lalèvre, ni de... oh ! assez ! assez ! Elle, elle me cachera deschoses... des choses petites et terribles, les moisissuresde la vie conjugale, les déchets qu’un caractère d’hommeabandonne à la limite de l’enfantillage et de la démence...

« Ma pauvre petite... » Mme Grey soupira, redressa sagrande taille, qui perdait en souplesse et gagnait enmajesté, et rentra dans le salon. Elle ne fit qu’un petit signeaux deux fiancés qui bostonnaient et se hâta vers la tablede poker.

– Fais-moi une place, Charles, vous n’êtes quequatre...

Elle n’avait aucune envie de jouer au poker. Mais elles’assit contre son mari, et sa main de bonne épouse

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avertit, d’une étreinte significative, la main inconsciente quipassait, passait, repassait cent fois, cent fois encore,l’ongle du pouce sur la lèvre.

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« Châ »

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Sa femme lui posa la main sur l’épaule en passant :

– Tu es content de voir danser les petites poupées ?

Il n’aima pas beaucoup cette manière banale dedésigner les danseuses cambodgiennes, mais ilacquiesça de la tête, et admira sa femme qui s’éloignait.Elle portait une robe d’argent, des roses soufre à laceinture, un grand éventail de plumes soufre, et sescheveux, habilement décolorés jusqu’au jaune très clair,ressemblaient à une parure, achetée en même temps queles roses et l’éventail. Grande, elle s’imposait par labeauté, un peu rudimentaire, de ses traits, et de virils yeuxbleus, accoutumés à juger de haut toutes choses.

– La belle Mme Issard est superbe, ce soir, dit une voixd’homme derrière un rideau de soie blanche peint debambous bistres.

– Tenue de bataille, répondit une autre voix. C’est cesoir qu’elle compte obtenir du maréchal la mission pourson mari.

– Ce n’est guère l’affaire d’Issard, cette mission.Homme de lettres... fin et casanier...

– Mais c’est l’affaire de Mme Issard. En quatre mois,elle va enlever la rosette pour Issard, et peut-être le rubanpour elle. Vous l’avez entendue, à table ? C’était

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magnifique. Quelle diplomatie ! Et inattaquable, avec ça...Je ne plains pas Issard.

André Issard quitta le rideau aux bambous. Non qu’ilcraignît d’entendre, sur sa femme, un propos dont il dûts’émouvoir. Mais il sentait le besoin de se reposer un peude la longue admiration consacrée à sa femme pendant ledîner. D’ailleurs, les Cambodgiennes, annoncées par leurstimbales dont chacune, isolément, égouttait la note liquidequi tinte au gosier des crapauds, commençaient leur dansesur une estrade, devant les cinquante invités de PierreGuesde, dispersés dans le hall. L’air blasé derrière sonmonocle, Issard prit un extrême plaisir à les voir. Sesnotions de l’exotisme ne dépassaient pas Alger, et iln’avait contemplé Ith, Sarrouth, Trassoth et leurscompagnes que dans l’Illustration. Il les trouva jolies, enregrettant que la céruse blanchît leurs joues rondes. Ilblâma la mode, venue du Siam, qui les coiffait en petitsgarçons. Mais la plupart portaient cette tête de garçonnetsur un cou en fût de colonne, sans pli ni défaut, serré dansun épiderme poli, tendu, couleur de grès fin, couleur parfoisde mirabelle, qui ravissait le regard. André Issard cherchades mots point trop usagés pour décrire ces visagesd’enfants insondables, dont la ciselure toute en surface –yeux fendus d’un ciseau léger, nez à peine dégagé de lajoue, bouches dont les lèvres courtes montraient la rougepulpe intérieure... Il chercha, avec une obstination degratte-papier artiste, comment peindre la courbe desmains de Sarrouth, et les phalanges renversées

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prolongeant une paume incurvée en dehors...

« La feuille calcinée par l’automne ? Peuh... Plutôt latorsion du poisson hors de l’eau... Ou encore... Oui, voilà :c’est la frisure héraldique de la langue d’un chienhaletant... »

Puis la musique et la magie des mouvements onduleuxagirent ensemble et André Issard ne songea presque plusà rien. « Elles sont jolies... Elles sont nouvelles... Ellessont... Elles sont féminines, tellement féminines... »

Il leva les yeux et aperçut, dans une profondeembrasure, sa femme qui ne s’occupait pas des danses,mais causait avec le gouverneur d’une grande colonie. Elleparlait, écoutait, parlait encore, et semblait employer autantde force à écouter qu’à parler. Ses sourcils, joints,opprimaient ses yeux bleus, dont le regard contemplait unavenir glorieux et sévère.

« Elle a l’air d’un homme, se dit André Issard.Comment ne m’en étais-je pas encore aperçu ? »

Au même instant, la belle Mme Issard s’accouda, lementon sur la main, se tint face à l’assistance où sonattention sembla cueillir ici, là, puis là, de puissantsacolytes. Ensuite elle reprit tout bas la conversation, etAndré Issard remarqua ses coups de menton de tribun, sonpoing fermé qui scandait, sur un meuble, le rythme de saphrase :

« C’est un homme, se répéta Issard. Je me demandais

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ce que j’avais, injustement, contre elle... J’ai que mafemme est un homme – et quel homme !... Je n’ai que ceque je mérite ; il fallait m’en aviser plus tôt. »

La danse finissait. Fataliste, il se dirigea vers l’estradeoù les petites danseuses, égaillées, subissaient de près lablessante curiosité européenne. Il écouta Pierre Guesdedialoguer en cambodgien avec Soûn, chanteuse du chœur,non maquillée, mais toute scintillante de prunelles noires etde dents blanches ; il se laissa présenter à Ith travestie enprince birman, Ith au pur visage glorifié par centphotographies ; il toucha les mains de Sarrouth, fondantes,mouvantes... André Issard garda dans les siennes, pendantque Sarrouth écoutait Pierre Guesde, ces mains passiveset fraîches comme un feuillage charnu. Elle répondait parun bref gazouillis, un petit salut déférent, un rire enfantin, etsurtout par un monosyllabe : « Châ... Châ... »

– « Tiâ... », répéta Issard en imitant la prononciationmouillée de Sarrouth. Qu’est-ce que cela veut dire ?...

– Cela veut dire, expliqua Pierre Guesde, « très-respectueusement-oui »...

Les danseuses partaient. Issard interrogea, par signe,sa femme « Nous rentrons ? » Elle répliqua de même parun « non » furieux et à peine visible. Dix minutes plus tard, ilperçut près de lui son parfum, le bruissement d’écailles desa robe.

– Le maréchal s’en va, lui dit-elle.

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Il sursauta :

– Je cours !...

– Non, dit-elle. Laisse. J’ai pour toi une entrevueparticulière demain.

– Il est au moins décent que je...

– Non, dit-elle. Laisse, je te dis. Tu peux me croire.Tout va bien. J’ai semé et bien semé.

Elle rayonnait d’un éclat minéral, et l’entraîna vers lasortie. Dans l’automobile, elle cria au chauffeur : « Rentrezpar le Prado ! » et passa son bras sous celui de son mari,avec une sorte de cordialité condescendante, une bonnehumeur de despote. La pleine lune poudra d’argent sescheveux pâles, et les grandes plumes soufre de sonéventail se roulèrent sous le vent comme des vagues. MaisAndré Issard ne la voyait pas. Il fredonnait une petitechanson imitée de la musique asiatique, et s’interrompitpour murmurer à demi-voix :

– Châ... Châ...– Qu’est-ce tu dis, mon Dédé ?

Il glissa sur sa femme un sourire, un regard d’esclavedéloyal :

– Oh ! rien... C’est un mot du Cambodge, à peu prèsintraduisible... Un mot qui n’a pas de sens ici...

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Le bracelet

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« ... Vingt-sept, vingt-huit, vingt-neuf... Il y en a bienvingt-neuf... »

Mme Angelier comptait et recomptait machinalementles petits pavés de diamants. Vingt-neuf brillants carrés,montés en bracelet, qui glissaient en mince serpent froid etsouple entre ses doigts. Très blancs, pas très gros,admirablement pareils l’un à l’autre – un joli bijou deconnaisseur. Elle l’agrafa sur son bras, fit jouer desbluettes sous les bougies électriques ; cent menus arcs-en-ciel, enflammés de couleurs, dansèrent sur la nappeblanche. Mais Mme Angelier attachait son regard, surtout, àl’autre bracelet, trois rides finement gravées qui faisaient letour du poignet, au-dessus du serpent de brillants.

« Pauvre François... Si nous sommes encore là tousdeux, que me donnera-t-il l’année prochaine ? »

François Angelier, industriel, voyageait pour l’heure enAlgérie, mais, présent ou absent, son cadeau marquait lafin de l’année et l’anniversaire du mariage. Vingt-huitboules de jade vert, l’an passé ; l’année d’avant, vingt-septplaques d’émail ancien, montées en ceinture...

« Et les vingt-six petites assiettes de Saxe royal... Etles vingt-cinq mètres de vieux point d’Alençon... » Mme

Angelier eût pu remonter, avec un léger effort de mémoire,jusqu’aux quatre modestes couverts d’argent, jusqu’aux

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trois paires de bas de soie...

« Nous n’étions pas riches, à ce moment-là... PauvreFrançois, comme il m’a toujours gâtée... » Elle l’appelait,dans le secret d’elle-même, « pauvre François », parcequ’elle se croyait coupable de ne l’aimer pas assez,méconnaissant la force d’une tendre habitude et d’unelongue fidélité.

Mme Angelier leva la main, retroussa le petit doigt,tendit le poignet pour effacer le bracelet de rides, et répétaavec application : « Comme il est joli... Comme les brillantssont blancs... Comme je suis contente... » Puis elle laissaretomber sa main et s’avoua que le bijou tout neuf la lassaitdéjà.

« Je ne suis pourtant pas une ingrate », soupira-t-ellenaïvement. Son regard rassasié erra de la nappe fleurie àla vitrine étincelante. L’odeur des pommes de Calville,dans une corbeille d’argent, lui donna une légère nausée,et elle quitta la salle à manger.

Dans son boudoir, elle ouvrit le coffret d’acier quicontenait ses bijoux et para sa main gauche en l’honneurdu nouveau bracelet. L’annulaire eut un anneau d’onyx noir,un brillant teinté de bleu ; au petit doigt, délicat, pâle, unpeu ridé, Mme Angelier glissa un cercle de saphirssombres. Ses cheveux précocement blancs, et qu’elle neteignait pas, parurent plus blancs lorsqu’elle ajusta, dansleurs crêpelures légères une bandelette étroite poudréed’un sable de diamants, qu’elle dénoua tout de suite.

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« Je ne sais pas ce que j’ai. Je ne suis pas en train.C’est ennuyeux d’avoir cinquante ans, au fond... »

Elle se sentait inquiète, gourmande et dégoûtée,comme une convalescente à qui l’air libre n’a pas encorerendu l’appétit.

« En somme, est-ce que c’est si joli que ça, undiamant ? »

Mme Angelier aspirait à un plaisir optique qui se fûtcompliqué de sapidité ; la vue inopinée d’un citron, lecrissement intolérable du couteau qui le divise en deux,appellent sur la langue l’eau de la convoitise...

« Je n’ai pas envie d’un citron. Mais ce plaisir sansnom qui me fuit, il existe, je le connais, je me souviens delui ! Ainsi, le bracelet de verre bleu... »

Un frisson contracta les joues détendues de Mme

Angelier. Un prodige, dont elle ne put mesurer la durée, luiconsentit, pour la seconde fois, l’instant vécu quarante ansauparavant, l’instant incomparable où elle regardait, ravie,la couleur du jour, l’image irisée et déformée des objets, àtravers un jonc de verre bleu, tourné en cercle, qu’on venaitde lui donner. Cette verroterie, peut-être orientale, briséequelques heures après, avait contenu un univers nouveau,des formes que le rêve n’inventait pas, de lents animauxserpentins qui se mouvaient par paires, des lampes, desrayons congelés dans une atmosphère d’un bleu indicible...

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Le prodige cessa et Mme Angelier retomba, meurtrie,dans le présent et le réel.

Mais dès le lendemain elle cherchait, d’antiquaires enbazars, de bazars en cristalleries, un bracelet de verre d’uncertain bleu. Elle y mit une passion de collectionneur, uneprécaution, une dissimulation de maniaque. Elle s’aventuradans ce qu’elle nommait « les quartiers impossibles »,laissa son automobile au coin de rues étranges, et trouvaenfin, pour quelques sous, un cercle de verre bleu qu’ellereconnut dans l’ombre, qu’elle acheta en balbutiant etqu’elle emporta.

Sous la lumière ménagée de sa lampe favorite, sur lechamp sombre d’un velours ancien, elle posa le bracelet,se pencha, attendit le choc... Mais elle ne vit qu’un jonc deverre bleuâtre, une parure d’enfant ou de sauvage, coulé àla hâte, troublé de bulles ; un objet dont sa mémoire et saraison reconnaissaient la couleur et la matière ; mais lepuissant et sensuel génie qui crée et nourrit les visionsenfantines, qui meurt mystérieusement en nous pardéfaillances progressives, ne tressaillit point.

Résignée, Mme Angelier connut ainsi son âge véritableet mesura la plaine infinie par-delà laquelle errait,inaccessible, un être à jamais détaché d’elle, étranger,détourné d’elle, libre et rebelle même à l’injonction dusouvenir : une petite fille de dix ans qui portait au poignetun bracelet de verre bleu.

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La trouvaille

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Le soleil, déclinant, toucha les rideaux, traversa debout en bout le salon, et les amies d’Irène crièrentd’admiration.

– C’est une féerie !

– Une trouvaille incomparable !

– Et la Seine qui s’embrase !

– Le ciel qui devient rose...

L’une d’elles, plus sincère, murmura vindicativement,en embrassant d’un regard la Seine, le salon ancienprolongé par une salle à manger rustique, les rideaux violetet argent, les tasses orange, le feu de bois :

– Il n’y a pas de justice...

Et la pauvre petite Mme Auroux, qui avait divorcé pourse marier et qui ne pouvait pas se marier parce qu’elle netrouvait pas d’appartement, eut deux larmes si sincèresdans ses yeux bleus, qu’Irène la serra contre son cœur :

– Est-elle pressée, celle-là, de recommencer unebêtise ! Mon petit, je crois, moi, que c’est de divorcer quim’a porté chance. Car on peut dire que c’est une chanceque d’avoir trouvé cette merveille...

Elle triomphait sans pudeur et jouait de son beau gîte,elle qui n’eût pas osé faire miroiter, devant une amie

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pauvre, les feux d’une nouvelle bague. Elle s’étira, pouravouer sur le ton des confidences coupables :

– Mes enfants, mes enfants, si vous saviez ce quec’est, les matins, ici ! Ces bateaux, ce reflet de l’eau quidanse au plafond...

Mais elles en avaient assez supporté. Gonflées derancune et d’ailleurs rassasiées de gâteaux, elles partirenttoutes à la fois. Accoudée à la rampe forgée, « un bijou duXVIIIe siècle, ma chère ! » Irène leur criait « au revoir, aurevoir ! » en agitant la main comme on fait à la campagnesur le perron du château. Elle rentra et vint appuyer sonfront à la vitre. Un bref crépuscule d’hiver éteignaitrapidement le rose et l’or du ciel reflétés dans l’eau, et lapremière étoile palpita largement, annonçant une nuitglacée.

Irène entendait, derrière elle, le tintement des tassesrassemblées par une main trop vive, et les pas précipitésde sa domestique. Elle se retourna :

– Vous êtes pressée, Pauline ?...

– Ce n’est pas que je suis pressée, madame, mais j’aimon mari... C’est samedi, et madame n’ignore pas qu’ilsont la semaine anglaise.

– Allez, allez... Vous ferez votre vaisselle demain. Non,ne mettez pas mon couvert, j’ai tellement goûté, je n’auraijamais faim ce soir.

Elle supportait depuis son emménagement les dîners

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bâclés, ou la viande froide de la charcuterie proche, àcause de Pauline, bonne à tout faire « non couchée ».Certains soirs de grande activité, Irène ceignait le tablierbleu, grillait elle-même le jambon cru et cassait deux œufsdans le plat beurré...

Elle entendit la porte, fermée à toute volée, et lesgaloches de Pauline dans l’escalier. Un tramway chantasur ses rails, le long du quai opposé. La maison, solide etvieille, ne tressaillait guère au passage des voitures, et sesmurs épais ne filtraient ni l’aboiement du chien voisin, ni lepiano de l’étage supérieur. Irène remit une bûche au feu,disposa près de la cheminée – « un marbre à coquille del’époque, ma chère ! » – la petite table-pupitre, le grandfauteuil, les livres, le paravent et resta debout, contemplantle décor de sa félicité... Une horloge tinta dehors, à coupsespacés.

– Sept heures. Seulement sept heures. Encore treizeheures avant demain...

Elle frissonna humblement, abdiquant, devant destémoins insensibles – les rideaux violets, le monument quientamait le ciel nocturne comme une proue de paquebot, lefauteuil inutile et le livre désensorcelé – sa condition defemme heureuse, de qui l’on dit qu’« elle a la vietranquille » et « un appartement unique ».

Plus d’époux incommode et dilapidateur, plus descènes, plus de retours à l’improviste, de départs quiressemblaient à des fuites, de dépêches suspectes,

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d’interlocutrices invisibles qu’au téléphone on nomme« mon vieux » ou « cher monsieur »...

Plus de mari, point d’enfant, des amoureux et pointd’amant... « La liberté sur la montagne ! » disaient sesamies jalouses.

– Mais est-ce que j’avais demandé la liberté sur lamontagne ?

Sa dot reprise, elle recouvrait l’indépendance,emménageait dans un vieux logis luxueux, ensoleillé etsecret, fait pour un reclus ou pour un couple passionné, etvivait dans un calme – ah ! quel calme...

– Mais avais-je besoin de tant de calme ?...

Elle restait debout, devant la bergère et le paravent quiessayaient, sous le plafond trop haut, de resserrer sur Irèneun refuge à sa taille. Elle sentit un besoin vif de lumière,alluma le petit lustre de cristal fumé, les bras de bronzeancien, la corbeille de fruits électriques sur la table de lasalle à manger. Mais elle laissa dans l’ombre la chambre àcoucher, dont elle s’enorgueillissait tout à l’heure, et son litespagnol où quatre flammes de bois doré, aux quatrecoins, se dressaient comme des pals...

– C’est joli chez moi, constata-t-elle froidement. Je n’aiplus qu’à attendre l’heure de le montrer à d’autres amies.Et après ?...

Elle entrevit une suite de jours où elle vanterait, encicérone, la cheminée à coquille, la rampe forgée, la

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Seine, la boiserie dédorée... Tout à coup elle envia, avecune férocité suppliante, un petit « meublé » infâme où,faute de mieux, l’une de ses amies vivait avec un jeunepeintre, deux pièces salies de cendre de cigarettes, detaches de couleurs, mais chaudes de querelles, de rires,de réconciliations. Elle sentait en même temps un élanquasi physique, plein d’amertume, vers un atelier quiservait d’appartement – il faut bien loger quelque part ! – àtoute une famille, les deux parents, les trois enfants beauxet ressemblants l’un à l’autre comme sont trois chiots derace pure... La chaleur de l’étroit meublé voluptueux, legrand jour vertical de l’atelier sur les trois petits corps nus...Irène coupa l’électricité d’une main brusque, et soupira, unpeu soulagée, quand la belle ordonnance ancienne del’appartement disparut. Elle écarta du feu le paravent et labergère, tira les rideaux, endossa un vieux manteau chaud,éteignit la dernière lampe du salon d’un air précautionneuxet hostile et s’en fut, emportant un roman policier, lessandwichs au caviar et la chocolatière, achever sa soiréeau creux d’un fauteuil de paille coincé entre le lavabo etl’appareil à douches, dans sa salle de bains.

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Jeux de miroirs

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Ce n’est pas que je me plaise ici, mais il fait si froiddehors... Ici, dès l’entrée, l’air vous revêt comme d’uneplume d’édredon. Dans mon enfance, je dormais l’hiversous un gros nuage de fin duvet d’oie, emprisonné dans dela marceline rouge, duvet choisi, sans poids, qui rayonnaitune chaleur mystérieuse... Ici on étouffe simplement. On yrespire tous les arômes d’un salon de thé frangipane, pâterissolée, âcreté végétale du thé échaudé, rhum des babas,mie carbonisée d’un toast tombé dans la braise, et surtoutparfums, parfums des femmes... Il n’y a point de sanctionscontre certains parfumeurs, la fabrication des essences estdangereusement libre, l’odorat féminin, rudimentairesouvent, mal cultivé, affronte et essaie tout ce qui se venden flacons. La lavande affadie d’angélique, la rose poisséede géranium, l’extrait de vanille inutilement tonifié derésine, le narcisse goudronneux, le lilas cyanhydrique,l’œillet créosoté, le benjoin déguisé en ambre, et toutecette flore imprécise, ces parterres distillés, où se révèleinévitable, mal cachée, l’âme nauséeuse du panaissauvage !...

Je tâche d’oublier les parfums qui flottent,cacophoniques. D’ailleurs mes deux voisines, jolies,sentent bon. Le santal de la brune me lasserait à la longue,et je sais que derrière la « rose-rouge » dont se vaporisa lablonde se cache, au second plan de l’olfactif, une vague

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fétidité d’encre fraîche. Mais quoi ? nous ne passerons pasnotre vie ensemble, cette brune, cette blonde, et moi.

La brune est jolie, et charmante la blonde oxygénée.Mais la brune, toute velours gris à panneaux de perlescouleur de flamme, colletée de renards argentés, chausséede paillettes, de plumes d’oiseaux et de strass, gantéed’entonnoirs brodés, coiffée d’une nue d’aigrettes quisuspend, au-dessus de deux astres, une menace d’orage,la brune resplendit de l’élégance un peu brutale qui plaîtaujourd’hui... Les gourmandes et les bavardes se sont tuesà son entrée. On la contemple, et les regards d’enviel’embellissent comme une pluie d’été lustre l’émail d’unmartin-pêcheur. Elle a chaud, boit en pigeonne, le coutendu et le jabot penché. Elle a deux gestes, aussifréquents que des tics, mais qui ressortissent à unecoquetterie raisonnée : de l’index, elle chasse au-dessusde son sourcil une boucle brune très légère, et l’on voitbriller, près de l’œil allongé, l’ongle en amande ; elleenfonce, sur sa nuque, un trident d’écaille, et l’œil suit,quand son bras se lève, la rondeur de son sein quiremonte, bien suspendu, en même temps que le bras.

La blonde... la blonde est charmante à sa façon. Cen’est qu’une blonde en crêpe marocain noir et cape depanne, une blonde à l’encolure courte, à la bouchecarnassière. Ses tics ne l’embellissent pas. Elle lance lementon en avant, d’une façon doguine, et elle fronce le nezcomme un petit phoque qui sort de l’eau, en clignant lesyeux. Ce n’est pas joli... Je voudrais le lui dire... À la bonne

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heure ! Voici qu’elle imite, sous le feu des regards, le jeude son amie. Elle bombe le buste, tapote d’une main sonchignon bas tout en or. Ainsi une sœur cadette imite,inconsciemment, l’aînée déjà sûre de séduire. Quel plaisirpour les yeux que ces deux paonnes bien apprises ! Laplus belle méprise un peu la plus docile, et celle-ci, nonsans frémissement jaloux, imite, se plie, se corrige...

Un homme survient. L’attendaient-elles ? Je le crois.Car elles se sont écriées ensemble : « Tiens ! » sur un tonde surprise. Pour laquelle des deux vient-il ? Je ne sais.L’une emplit sa tasse, l’autre offre les gâteaux. Équitable,courtois, il se penche vers la blonde, puis prête toute sonattention aux paroles de la brune. Il me semble que lablonde s’énerve, elle jette par saccades la mâchoire enavant, plisse le nez, rit trop. La voilà laide à côté de sarivale... L’homme n’aura d’yeux que pour la brune, sa robecendre et flamme, son visage blanc, son index rose, sonsein rond qui manifeste sous la robe une vigueurautonome. Je parie pour la brune... et je perds. L’hommetourne insensiblement, invinciblement, vers la blonde. Lecorps, d’abord, a viré lentement. La chaise aussi, par petitsglissements impatients. La blonde peut bien avancer lementon, répéter ce geste peuple qui lui raccourcitl’encolure, froncer le nez et montrer trop de gencives au-dessus de ses dents irrégulières, elle ne risque plus rien.L’homme la préfère. Elle triomphe et se colore, en peud’instants, comme un fruit touché par un trait d’aurore.

Et la brune, agitée, incertaine, s’interpose, cherche le

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secret de la blonde victorieuse, et risque, mimétiquement,des froncements de nez, des clignements de paupières etdes grimaces doguines, mâchoire en avant et dentsdécouvertes...

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L’habitude

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Elles se brouillèrent comme elles s’étaient liées, sanssavoir pourquoi. On peut cependant tenir pour certain queJeannine révéla à des tiers, avec de trop grands éclats degaieté, le véritable prénom d’Andrée, qu’une grand-mèreavait sous le baptême nommée Symphorienne. Une autreversion affirma qu’Andrée, exagérant maladroitement sonautorité d’aînée et de brune à belle carrure, donna àJeannine le signal du départ, un après-midi, devant vingttasses de thé et autant de verres de porto, en la sifflantcomme elle sifflait ses chiens au Bois. Équitables pour unefois, les amis incertains blâmèrent ensemble Jeannine etAndrée : « On n’est pas sûr qu’Andrée ait sifflé Jeannine,mais ces façons de charretier lui ressemblent fort ; cettesotte de Jeannine excelle à organiser elle-même sonesclavage pour le sadique plaisir de pleurnicherd’humiliation, après. »

Brouillées, elles portèrent dignement, et discrètement,le deuil de leur grande amitié, qui durait depuis deuxDeauville, deux Chamonix et trois Riviera. La plus faible, laplus impertinente et la plus légère, Jeannine, changea dedancing, inventa à Belleville un nouveau petit thé-bistro oùelle emmenait ses amis à trois heures de l’après-midi, puisà une heure de l’après-minuit, manger de la salade depommes de terre et cet étrange poisson, l’orphie, coté surle marché aux puces, décrié dans les poissonneries

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aristocratiques parce qu’il a l’arête vert de jade. Andrée,sans Jeannine, retourna à ses goûts agrestes, avançad’une heure sa promenade au Bois et son canotage sur leLac. Jeannine pensait : « J’étourdis mon chagrin », etAndrée, sur ses talons plats, le passe-montagne au cou etles mains dans les poches, répétait : « Qu’on ne me parleplus d’amis intimes, hommes ou femmes ! Je redeviens lanymphe farouche des futaies inexplorées ! » Au fondd’elles-mêmes, elles acceptaient, avec un étonnement naïf,leur indifférence pareille, et la facilité, la bénignitéprodigieuses de leur rupture.

Le printemps ramena Jeannine vers les restaurants duBois. Mai la vit grelottante en cape de crêpe blanc, dansantpour se réchauffer, à onze heures du soir, sur un parquetblanchi de lune électrique, entre les tables et les arbresneufs clapotant au vent glacial. Elle traversa le Bois chaquefois qu’une journée de courses l’autorisa à parader sous unpetit soleil menteur, vêtue de gazes d’hiver puis defourrures d’été. Mais ni de nuit ni de jour ce Bois ne luirappelait la nymphe son amie, car le Bois du matin et despiétons ne ressemble pas au Bois des autos et du soir.

Il arriva pourtant qu’elle parcourut à pied, seule, àl’heure indue de midi moins le quart, un des longs sentiersqui s’en vont de l’Entre-Deux-Lacs à la Cascade. Ellemarchait vite, car sa nouvelle amie intime, sportive, venaitde lui préférer une partie de tennis, et Jeannine, de dépit,avait refusé la voiture. Elle marchait sans plaisir, n’écoutaitpas les rossignols, ni les merles et les loriots qui cherchent

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à imiter les rossignols. Les acacias, défleurissants,neigeaient en vain sur les pas de Jeannine, dont le nezcharmant et bref, impérieux comme le bec du martinet, sefermait à leur parfum de beignets vanillés et de fleurd’orange.

Un coup de sifflet l’arrêta, et elle sut pourquoi elles’était arrêtée, en entendant, sous bois, le cri : « Les p’tits-chiens, p’tits-chiens, p’tits-chiens ! » Une bergèremalinoise parut, juste le temps de laisser voir ses yeuxd’ourse, sa queue basse et épaisse de louve. Unbouledogue la suivit, renâclant comme un vieux taxi, blanc,monoclé d’une lunule noire, puis un griffon frénétique, jauneet hérissé comme un bouchon de paille...

« Mieke... Relaps... Joli-Blond... » compta Jeannine.Derrière les chiens, Andrée traversa le sentier, et ne vit pasJeannine qui reconnut le costume imperméable couleur dechâtaigne, les bottes boueuses à talons plats, l’écharpe delaine rousse et le fouet à gros manche tressé.

– Les p’tits-chiens, p’tits-chiens, p’tits-chiens !

L’appel décrut ; un des chiens au loin donna de la voix.Jeannine, immobile, tremblait. Elle espéra encore le crifamilier, n’entendit plus rien, et se remit en route mollement,hésitante, avec un visage pâli et des yeux qui ravalaientdeux larmes obstinées.

– Je me demande... Vrai, je me demande ce qui m’aprise... Je me le demande...

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Car rien, dans son cœur, ne bondissait vers Andrée.Elle imaginait paisiblement son parfum « un peu harem »,et sa main virile dans le gros gant. Mais au fond d’elle-même une jalouse tendresse, un regret, cuisant commeune peine d’enfant, exigeaient les trois chiens ardents à lapromenade, le plaisir de les nommer par leurs noms, ledroit de marquer, sur l’allée humide, deux talons pointusprès de deux talons bas, caoutchoutés ; le privilège de jeterà la brume du lac, à l’ombelle épanouie des sureaux, à labranche chargée de mésanges, des phrases insignifiantesqui ne valaient que par l’heure, la tradition niaise et douce,la sécurité de les redire le lendemain.

La solitude la rendit faible. Elle se laissa aller à gémirtout bas, en marchant, à balbutier d’une manière puérile :

« Je voudrais les chiens... Je voudrais le matin... Jevoudrais me lever de bonne heure... Je voudrais le laitchaud avec du rhum, dans la buvette près du lac, le jour oùil pleuvait tant... Je voudrais... »

Elle se retourna, attendit qu’un caprice d’Andrée oudes chiens ramenât, sur l’allée, l’image d’un tempsdésormais inaccessible et trouva, sans la chercher, laformule de son souhait et l’expression de sa détresse :

« Je voudrais l’année dernière... »

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Cet ouvrage est le 7e publiédans la collection Colette

par la Bibliothèque électronique du Québec.

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Jean-Yves Dupuis.