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La « fable » des mines Etudes citées ou consultées Aletti, J.-N. (1989) L’art de raconter Jésus Christ, Paris Bovon, Fr. (2001) L’évangile selon saint Luc. 15, 1 – 19, 27, Genève Busse, U. (1998) « Dechiffrierung eines lukanischen Schlüsseltextes (Lk. 19, 11-27) », in: Von Jesus zum Christus. Christologische Studien. Mélanges P. Hoffmann, R. Hoppe et Busse U. éds, Berlin / New York, pp. 423-441 De la Potterie, I., éd. (1967) De Jésus aux évangiles. Tradition et Rédaction dans les évangiles synoptiques,

I. de la Potterie éd., Gembloux / Paris De la Potterie, I. (1985) « La parabole du prétendant à la royauté (Lc 19, 11-28), in : A cause de l’Evangile, pp. 613-641 Didier, M. (1967) « La parabole des talents et des mines », in: De Jésus aux évangiles, I. de la Potterie éd., Gembloux / Paris, pp. 248-271 Dupont J. (1985) « La parabole des talents (Mt. 25, 14-30) ou des mines (Lc 19, 12-27) » in : Etudes sur les Evangiles Synoptiques, Louvain, pp. 744-760, d’abord publié dans RThPh, 19 (1969) :

376-391 Fitzmyer J. A.

(1985) The Gospel according to Luke, X – XXIV, New York Jeremias, J. (1947) Die Gleichnisse Jesu, Zürich Johnson, L.T. (1982) « The lukan Kingship Parable (Lk 19, 11-27) » NT 24 : 139-159 Manns, F.

(1991) « La parabole des talents. Wirkungsgeschichte et racines juives », RevSR 65 : 343-362 Mélanges J. Dupont

(1985) A cause de l’Evangile. Etudes sur les Synoptiques et les Actes, Paris Panier, L. « La parabole des mines. Lecture sémiotique. Lc 19, 11-27 », in : Paraboles évangéliques, pp. 333-347 Puig i Tárrech, (1985) « La parabole des talents (Mt 25, 14-30) ou des mines (Lc 19, 11-28) », in : A cause de l’Evangile, pp. 165-193 Weinert, F.D. (1977) « The parable of the Throne Claimant (Luke 19, 12. 14-15a. 27) reconsidered »,

CBQ 39 : 505-514 Pour le commentaire exégétique de la parabole, voir, de manière générale, Fitzmyer (1985, pp.

1227-1240) ; F. Bovon (2001, pp. 247-266) J.-N. Aletti (1989, pp. 136-144) a donné son impulsion à mon propre examen ; l’exégète a mis en

évidence une particularité dans l’art de la mise en scène de la parabole qui semble bien être une caractéristique de Luc : l’essentiel est dans les dires des personnages ; il est laissé à l’auditeur (du point de vue de Jésus) ou au lecteur (du point de vue du conteur évangélique) d’entendre ce qui est dit. Aletti nous invite, par ailleurs, à faire usage des divers paramètres de l’analyse narrative pour « lire » un récit. Nous ferons recours à la méthode comme à une procédure de découverte. Une

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analyse actantielle, par exemple, est intéressante si elle permet de percevoir ce qui, sans elle, passerait inaperçu.

Sur cette seule parabole, si la bibliographie est abondante (voir Bovon, pp. 247-250, et pp. 263-265, l’histoire de la réception), elle n’atteint pourtant pas la dimension des études portant sur « le fils prodigue », par exemple. Quoi qu’il en soit de l’abondance, la multiplicité des études masque en vérité une uniformité de l’approche. Les problèmes soulevés par une « péricope » de Luc sont débattus à l’intérieur d’une seule tradition, chrétienne ; que l’exégèse soit protestante ou catholique, cela ne conditionne pas une variation telle des points de vue que la lecture en soit radicalement transformée.

Tout un ensemble d’études ont apporté leur contribution à la discussion de savoir si Luc a unifié deux paraboles primitivement distinctes ; puis, une fois qu’un consensus s’est formé autour de l’idée qu’il a existé primitivement une seule parabole1, les spécialistes sont à peu près unanimes pour considérer que Matthieu et Luc ont puisé un bien commun dans Q (la source des paroles), que la version matthéenne (25, 14-50) en est un reflet plus fidèle, que L (source propre à Luc) ou l’ultime rédacteur ont adopté le texte à son contexte particulier dans notre évangile. Luc a repris le thème d’une « parabole des talents » (les « chrétiens » doivent cultiver les dons « messianiques » qui leur ont été confiés, la connaissance du secret du Royaume !) en lui ajoutant un contenu allégorique2 : l’homme noble qui part au loin, c’est Jésus, ressuscité et monté au ciel, élevé à la royauté divine, d’où il reviendra à la fin des temps juger les siens et rejeter dans les ténèbres extérieures ses adversaires (sur les approches traditionnelles, on voudra bien se reporter aux commentaires de Fitzmyer et de Bovon). De manière unanime, l’exégèse adopte le point de vue de la lecture naïve : les deux serviteurs qui ont agi conformément au désir de leur maître sont considérés comme « bons », « mauvais » celui qui a caché la mine dans un linge. Ce dernier est justement puni soit parce qu’il a été paresseux (l’explication est aujourd’hui rejetée), soit parce qu’il a désobéi (les chrétiens doivent obéissance à Jésus Christ, fils de Dieu), soit parce qu’il s’est fait une fausse représentation de la figure du roi et, au-delà, de Dieu (dont il n’a pas su reconnaître la bonté et l’amour sous une apparence de sévérité. On ne sort pas du cercle vicieux de l’injonction paradoxale ; manquer à la grâce est plus redoutable que manquer à la Loi.)

Je ne sais lequel des deux est le plus capable de faire frissonner d’effroi, la punition que la sentence finale de l’allégorie promet aux « adversaires » du roi ou la force d’aveuglement et d’abêtissement des lectures croyantes.

Toute la question, à mes yeux, est de savoir si l’on a raison de faire de la parabole présente une allégorie, d’en identifier le « roi » avec la « royauté » de Jésus, le voyage, avec l’Ascension, le jugement du roi avec celui de Jésus, Dieu et Roi, à la fin des temps, enfin le comportement des serviteurs avec celui des « chrétiens » invités à ne pas user passivement de la « grâce » de Dieu. Toutes les exégèses, en leurs variations et nuances, reviennent désormais peu ou prou à édifier ce schéma allégorique, considérant que la parabole est de rédaction tardive et qu’elle s’adresse à des chrétiens pour les instruire de leur rôle dans le monde.

Une inquiétude, toutefois, habite une telle lecture ; on sent bien qu’elle a quelque chose d’insatisfaisant, d’où une reprise obsessionnelle du commentaire, inachevable parce que l’on refuse de fixer le nœud du problème. Il y a un mystère de la parabole ; à la différence d’Aletti, je voudrais montrer qu’il n’est pas dans le « contenu » d’une parole prophétique contrainte de recourir à un langage énigmatique comme expression du Tout Autre, mais dans un défaut de pertinence de la lecture exégétique. Un mauvais accommodement du point de vue trouble la perception du sens et introduit du mystère là où il n’y a que de la confusion. On ne s’étonnera donc pas si, dans la lecture que je propose, je cite peu la littérature critique : ce qui suit devrait montrer qu’une approche chrétienne du texte de Luc (la démarche de l’exégèse) ne permet pas d’en comprendre ce qui est décisif.

Il me paraît important de se défaire d’un premier présupposé qui conduit à ne pas prendre au sérieux la mise en place, par Luc, de la situation d’énonciation de la parabole dite « des mines » ou « du prétendant au trône ». L’hypothèse commune est que la composition de ce passage est

1 Sur l’unité d’inspiration de la parabole, Weinert (1977) émet encore quelques réserves. En fin de parcours, je laisserai

entendre que c’est Matthieu qui a transformé en parabole eschatologique une fable politique. 2 Sur l’interprétation allégorique de la royauté de Jésus Christ, voir Johnson (1982) et de la Potterie (1985).

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contemporaine de la mise en forme du troisième évangile par un rédacteur réalisant sa fonction à l’intérieur d’une communauté chrétienne pour laquelle il interprète le message de celui que la foi identifie comme le Christ. On considère que ce texte a été élaboré dans un contexte historique à l’intérieur duquel l’essentiel de la christologie était acquis. Je voudrais rendre la parole, d’abord à un auteur du troisième évangile (et non à un rédacteur) que je continuerai d’appeler Luc par commodité, puis, par l’intermédiaire de cet auteur, à Jésus de Nazareth et à ses auditeurs.

Contexte d’énonciation Je propose d’abord de simplement tenir compte de ce que Luc énonce sur le contexte

d’énonciation de la parabole. Le conteur représenté (le sujet énonciateur) en est Jésus dit de Nazareth ; il s’adresse à un auditoire relativement défini : en font partie Zachée et sa maisonnée, les hommes et les femmes qui le suivent depuis la Galilée dans son mouvement vers Jérusalem et, probablement, des éléments de la population locale et environnante. Le contexte immédiat en est un repas (il s’agit-là, bien sûr, des données textuelles).

Au plan spatial, le récit est fait à Jéricho, soit dans un lieu de transition, l’ultime étape avant Jérusalem, quelques jours avant le fiasco de la Crucifixion. Le récit est donc un moment de la marche sur Jérusalem.

Sur le plan de l’énonciation, il est donné comme la conclusion (19, 11) d’un échange verbal (#AkouÆntwn d§ aÒt÷n taÑta prosqe±j eºpen parabolën : « Comme les gens écoutaient (ce que Jésus disait), ‘ajoutant’ une parabole, il dit… »). Le récit de la parabole enchaîne donc (ce « donc » résulte de la prise au sérieux de ce que Luc dit) avec un propos que Jésus vient de tenir et qui a retenu l’attention de ceux qui étaient présents à un repas, où, normalement, on est engagé dans des conversations diverses et où il faut une circonstance particulière pour écouter ce que dit un seul. Dans la cirocnstance, c’est Zachée qui, malgré sa petite taille, a réussi à s’adresser à toute l’assemblée (il s’est mis debout ; il a manifesté son désir de prendre publiquement la parole) pour annoncer qu’il donnait la moitié de sa fortune aux pauvres (aux mendiants) et qu’il restituerait au quadruple l’argent qu’il avait obtenu par délation3. Jésus avait alors enchaîné par un commentaire dont je propose ici une traduction sur laquelle je m’explique ailleurs : « Aujourd’hui un moyen de salut (swthr°a) est advenu à ce domaine (oºkoj), en ce que lui aussi (ka± aÒtÆj) (ce domaine) est fils d’Abraham (= Abrahamien comme on est « fils de Palestine » soit Palestinien, ou « fils des Achéens », soit Achéen). Car le Fils de l’homme est venu pour retrouver (zhtìsai = « rechercher ») et mettre en sécurité (s÷sai) ce qui a été égaré (tÇ ãpolwlÆj4) ». Une lecture de tout ce qui précède chez Luc ne laisse aucun doute à ce propos : ce qui a été égaré l’a été par la loi de Moïse en tant que moment de

3 Sukofant¥w : le sens premier de ce verbe est celui de « dénoncer », « faire de la délation » et non pas, comme le dit Fr.

Bovon (2001) « faire une fausse déclaration », « calomnier », qui sont des sens dérivés. L’intérêt d’un percepteur des impôts, c’est de dénoncer aux autorités des revenus non déclarés. La formule e¶ tinÆj ti ¨sukofànthsa… (19, 8) « si j’ai obtenu quelque chose de quelqu’un par délation… » ne laisse pas entendre que Zachée serait fort étonné qu’on lui rappelle qu’il s’est permis de s’enrichir par délation ; elle envisage le point de vue de celui qui se présenterait à lui et lui ferait valoir qu’il l’a dénoncé. A celui-là, il remboursera le quadruple de ce qu’il a dû payer (en taxes et en amendes).

4 Le sens premier du verbe ãpÆllumi, c’est « égarer », au moyen « s’égarer », par euphémisme « faire disparaître », « faire périr ». Je suggère que chez Luc le participe parfait de ce verbe ãpolwlÆj (tÆ) (« ce qui est complètement égaré », « ce qui a été complètement égaré ») joue, par paronomase, avec le sens de çmartwlÆj, dont j’évite le sens de « pécheur » (dans l’évangile, le mot désigne exclusivement celui qui ne respecte pas scrupuleusement la loi de Moïse) et que je proposerai de traduire par « mécréant » (infidèle à l’alliance). Selon l’étymologie, çmartwlÆj est celui qui manque la cible, qui tombe à côté de la cible, se perd dans les terrains vagues, s’égare. Celui-là, le fils de l’homme ne se trouve pas là (« est venu », « est au terme de son mouvement ») pour le ramener sous l’autorité de l’alliance, mais pour « aller à sa recherche » et, là où il le trouve, « le mettre en sécurité », lui offrir une protection qui le garantira devant de nouveaux risques d’égarement. Ce que le fils de l’homme apporte, ce n’est pas un nouveau contrat d’alliance avec Dieu, c’est la grâce : la vie est purement et simplement donnée au monde et à l’homme (d¥dotai), généreusement, sans marchandage (celui de la célébration de la gloire de Dieu, par exemple). Habite le royaume celui qui s’inscrit dans une relation de confiance ; il est fils d’Abraham, fils de la promesse faite à Abraham (Genèse, 22) en raison de sa confiance. Sa relation à Dieu lorsqu’il lui a demandé de lui sacrifier son fils Isaac, n’a pas été une relation d’obéissance, elle a été une relation de confiance. Nous verrons que le roi de la fable des mines est exactement l’anti-modèle d’un tel type de relation. Il ne donne pas des ordres ; il soumet ses serviteurs à une injonction paradoxale (il use d’un moyen qui lui permet de les coincer à tous les coups s’ils n’agissent pas conformément à son désir inexprimé) ; il teste leur docilité (ce qu’il appelle, bien sûr, leur fiabilité) en leur laissant croire qu’il leur laisse de l’initiative.

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l’Alliance. En concevant la relation à Dieu comme une relation contractuelle, les adeptes de la Loi mosaïque se fourvoient complètement. Cela, ce n’est pas moi qui le dis, c’est un Juif, que nous connaissons sous le nom de Jésus de Nazareth.

Voilà le propos qui retient l’attention de l’auditoire, suspend encore les conversations comme dans l’attente d’une explication. Jésus poursuit prosqe±j parabolên, non seulement, « ajoutant » une parabole, mais « la mettant en rapport » avec ce qui vient d’être dit (que signifie ce rôle de fils de l’homme que Jésus se donne ?) et avec la situation présente. Par contraste, la parabole laissera entendre ce que n’est pas le Fils de l’homme. Par implication, le contexte nous donne une définition du Fils de l’homme : il est celui qui affranchit les siens (les Juifs) de l’asservissement à la loi de Moïse en tant qu’alliance avec Dieu. Cela ne veut pas dire que tous les contenus de la loi sont caducs, mais que respecter la loi ce n’est pas respecter les articles d’un contrat avec Dieu. La Tora n’est rien de plus qu’un code civil.

Il est possible qu’avant d’entrer dans Jéricho, la troupe des Galiléens soit passée à côté d’un aveugle, assis au bord du chemin et demandant l’aumône5. Ce dernier, selon le récit qui nous est fait, perçoit le bruit d’une foule. Il demande ce qui se passe ; on lui répond que c’est Jésus de Nazareth qui vient. Il l’appelle alors à haute voix : « Fils de David, aie pitié de moi !». Bizarrement, Jésus ne se déplace pas vers lui, un aveugle, mais le fait conduire devant lui pour lui demander ce qu’il voulait qu’il fasse pour lui. « Que je voie » répond l’aveugle ! « Regarde » lui dit Jésus. « Le contrat de confiance que tu noues avec toi-même est ton appui le plus ferme6 » (assure absolument ton salut7). En invitant l’aveugle à voir (à ne pas mentir), Jésus l’invite en même temps à le voir, lui-même, et à identifier qui il est vraiment. Or ce qu’il est vraiment, c’est ce qu’il dit dans l’épisode suivant (l’aveugle l’a suivi) : non « fils de David », non pas prétendant à un titre messianique, mais « fils de l’homme », fils de la promesse faite à Abraham, d’une terre hospitalière à ceux dont la confiance offre à leurs conduites le fondement le plus solide. Les égarés, ce sont ceux qui vivent sous la terreur de la Loi ou de la grâce royale, autrement et plus justement dite « bon plaisir du prince »..

Cette terre hospitalière est celle de Zachée, lequel a accueilli Jésus chez lui, parce que ce dernier a daigné le regarder dans une position ridicule (monté sur un arbre pour le voir) sans se moquer de lui. Zachée met à l’abri de la destruction son domaine en donnant la moitié de sa fortune à ceux dont la subsistance dépend d’autrui (les pauvres) ; ce faisant, il les libère du souci du lendemain et de leur dépendance du besoin. En outre, il promet de rendre au quadruple à ceux dont il aurait obtenu des biens par dénonciation (il noue un contrat de confiance). Par ces deux opérations, il fait de son domaine un « fils d’Abraham », un espace pour l’instauration du royaume de Dieu où habiteront les « Fils de la confiance » à une promesse.

A ce qui a été dit, Jésus ajoute donc une parabole qui a fonction de le compléter et d’éclairer définitivement l’auditoire sur son identité. La parabole a quelque chose à dire sur l’identité, non du Christ, puisque Jésus vient de récuser ce titre pour lui, mais sur celle de Jésus au moment où il va entrer dans Jérusalem. Jésus éprouve en effet le besoin de s’expliquer en parabole « parce qu’il était

5 L’authenticité de ce récit de guérison, chez Luc, est problématique. J’ai développé l’hypothèse que le récit appartenait

bien au texte de Luc, mais qu’il avait été modifié par une seconde main (par hypothèse, vers la fin du 1er siècle ou le début du 2e).

6 !H p°stij sou s¥swk¥n se (18, 42). J’impute la formule à Jésus en tant que locuteur. P°stij ne peut donc être traduit par un terme technique traduisant le lien de confiance entre les chrétiens et Dieu, la « foi ». Le mot désigne soit « le contrat de confiance », soit « la confiance ». S¥swken est à l’aspect du parfait, temps présent : cette forme verbale n’est pas l’équivalente d’un temps du passé ; enfin le thème sa)- d’où est dérivé le verbe s•zw comporte l’idée de « être fort », « être en état de se défendre », « être solidement abrité ». La confiance « assure absolument » quelqu’un contre ce qui le menace de l’extérieur.

7 Recouvrer la vue, pour « l’aveugle », c’est nouer un contrat de confiance avec soi ; la conséquence en est une prise en charge de sa propre existence. La demande de l’aveugle était celle d’une aumône. Jésus, qui le fait conduire devant lui, qui le convoque comme un juge, par sa question, lui demande implicitement : « Tu es sûr que c’est d’une aumône dont tu as besoin ? » Obéissant à l’injonction à laquelle il est soumis, l’aveugle demande de « voir ». Il accepte en quelque sorte l’injonction de Jésus qui lui laissait entendre qu’il avait plus besoin de la vue que d’une aumône, qu’il avait besoin de « voir » avec qui il avait affaire ; il ouvre donc les yeux, Jésus le regarde en l’interrogeant muettement : « Penses-tu vraiment que l’homme que tu as là, sous les yeux, est ‘Fils de David’ ? » Ce récit de guérison apparaît chez les trois synoptiques ; un détail du récit de Marc induit à faire l’hypothèse que l’aveugle guéri était en réalité un simulateur. Le manipulateur du récit lucanien ne l’a pas modifié au point de faire disparaître tout indice que l’aveugle était un simulateur.

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près de Jérusalem » et que « aÒtoÎj », les gens autour de lui « s’attendaient que le royaume de Dieu leur apparaisse8 de manière imminente. »

I. de la Potterie (1985 : 613-641) à la suite de Johnson, a raison de considérer que la parabole n’a pas été rédigée dans la perspective des temps eschatologique ; une telle perspective en distord les contenus par rapport à ce qui est donné comme le contexte de son énonciation. Contre lui, en revanche, je montrerai que le sens christologique qu’il lui donne est inadmissible, pour des raisons de contenu, certes, mais également en raison du contexte. L’exégète retient comme sérieuse l’interpellation de « Fils de David » que le récit de Luc rend pourtant problématique ; il passe totalement sous silence le titre de « fils de l’homme » ; enfin, il fait comme si le parodique cortège royal qui va suivre était une authentique proclamation de la royauté / du messianisme de Jésus. L’interprétation théologique de l’évangile de Luc intègre le voyage à Jérusalem dans un rite de passage royal : à son entrée à Jérusalem, Jésus est salué comme « roi » par ses disciples, qui annoncent ainsi, sans bien sûr la comprendre, la nature de l’opération qui va suivre : la crucifixion est une négation de sa royauté terrestre, une condition de la résurrection qui atteste sa souveraineté sur la mort et celle de son retour dans le royaume de Dieu avec le titre de Messie (voir par exemple l’introduction de Fitzmyer à son commentaire, 1981, pp. 143-270). Je montrerai que cette lecture « théologique », qui s’appuie notamment sur un épisode qui n’est pas de la main de l’auteur du texte primitif de l’évangile, la proclamation royale de Jésus lors de son entrée dans Jérusalem, doit être déclarée nulle et non avenue. La théologie de Jésus de Nazareth telle que Luc nous permet de la connaître était simple : Dieu est père ; il répand sa lumière sur les bons comme sur les méchants ; la seule relation à lui qui convienne est une relation de confiance. Un point, c’est tout. Si, encore ceci : Dieu se moque « royalement » de l’obéissance des hommes, comme de leurs louanges, d’ailleurs.

Certes, la parabole a d’abord quelque chose à dire sur l’entrée à Jérusalem du Jésus historique. L’honnêteté requiert que l’on arrête les hypothèses interprétatives à ce contexte. Nous adoptons une attitude correcte de lecteur en nous identifiant à l’auditoire de Jésus, rassemblé pour un repas à Jéricho, chez un collecteur d’impôts, un mécréant, qui vient de découvrir qu’aux yeux de cet homme, malgré sa petite taille et son métier, il n’était pas un objet de mépris. Les deux épisodes précédents invitaient à voir qui est Jésus et à ne pas le prendre pour ce qu’il n’est pas (fils de David, Messie). La parabole invite à l’entendre. On peut faire d’emblée l’hypothèse qu’elle a pour fonction de détromper l’auditoire dans son attente et de le mettre en garde devant ce que cette attente comporte de dangereux. Il est probable qu’elle disqualifie l’attente messianique plutôt qu’elle ne la conforte.

Au principe de l’interprétation, il importe peu de savoir si la scène est fictive ou si elle se rattache par quelque aspect à un moment d’une histoire, celle qui a conduit Jésus de Nazareth à être crucifié ; pour interpréter ce qui est raconté, nous avons à respecter les paramètres de la situation d’énonciation que le texte nous donne.

La parabole n’est pas une parabole mais une fable politique Nous passons sans transition de la description des paramètres de l’énonciation à la narration : « Un

homme, bien né, etc. ». Il nous faut donc maintenant examiner le récit lui-même. Pour ce faire, nous le relisons soigneusement ; si nous le faisons dans la langue où il a été rédigé, ce n’est pas par cuistrerie.

Je cite dans son intégralité la première séquence du récit, définie par une unité de temps, de lieu et d’action (19, 12-14) :

^AnqrwpÆj tij eÒgenëj ¨poreÎqh eµj xõran makrán labe´n ¬aut— basile°an ka± Öpostr¥yai. kal¥saj d§ d¥ka doÎlouj ¬autoÑ ©dwken aÒto´j d¥ka mnâj ka± eºpen prÇj aÒtoÎj,

PragmateÎsasqe ¨n Ÿ ©rxomai. o¿ d§ pol´tai aÒtoÑ ¨m°soun aÒtÆn, ka± ãp¥steilan presbe°an Èp°sw aÒtoÑ l¥gontej, OÒ

q¥lomen toÑton basileÑsai ¨f' òmâj « Un homme, un aristocrate, fit les préparatifs d’un voyage en contrée lointaine, afin d’y recueillir

la royauté pour lui et en prévision de son retour. Ayant convoqué dix de ses serviteurs, il leur donna

8 Un emploi du même verbe ãnafa°nesqai dans las Actes, montre qu’il signifie « se découvrir au fur et mesure d’une progression » (description de l’apparition d’une terre aux yeux de navigateurs). Jésus approche de Jérusalem. Les gens qui l’entourent s’attendent qu’au moment où il pénétrera dans la cité, il apparaîtra comme le Messie venu y instaurer le « royaume » / « règne » de Dieu.

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dix mines et il leur dit : ‘Ne restez pas oisifs dans l’intervalle de mon absence’. Les hommes libres de sa Cité le haïssaient et ils envoyèrent une ambassade à sa suite, chargée de dire : ‘Nous ne voulons pas que cet homme règne sur nous’. »

La traduction (« partit en voyage ») adoptée pour le verbe ¨poreÎqh est incorrecte. La formule initiale ne signifie pas qu’ un « homme bien né (un noble) se rendit dans une région lointaine pour… et pour… ». Ce qui interdit cette interprétation, c’est le verset suivant, qui implique que l’homme n’est pas parti. L’aoriste ¨poreÎqh signifie exactement « se procurer les ressources et les moyens pour accomplir un voyage » (dans un pays lointain) dans tel but : l’homme prend ses dispositions pour aller dans une contrée lointaine recueillir pour lui la royauté et pour revenir » (revêtu de la royauté). L’infinitif Öpostr¥yai est complément de but de ¨poreÎqh ; le syntagme ne peut signifier que l’homme « partit en voyage pour revenir ! » Dans ses préparatifs, l’homme inclut le moment de son retour en tant que roi. Ce que décrit le verset suivant fait justement partie des dispositions prises pour le retour : notre aristocrate convoque dix de ses serviteurs, leur remet dix mines (une mine chacun) en leur disant : « Occupez-vous / faites des affaires dans l’intervalle de mon absence9. » Rien n’est dit explicitement de l’usage qu’ils doivent faire des mines10 ; il leur est simplement demandé de ne pas rester désœuvrés pendant l’absence du maître, soit de continuer à remplir leur fonction. Les serviteurs, un indice nous le confirmera, ne sont pas des esclaves11 ; ce sont des administrateurs du domaine de l’aristocrate. Pourquoi cette disposition ? « C’est que les « citoyens » le haïssaient (ne se reconnaissaient aucune obligation envers lui) : c’est ainsi qu’ils envoyèrent une ambassade après son départ, chargée de dire : « Nous ne voulons pas que cet homme règne sur nous. » Dans un contexte hostile, l’homme invite ses serviteurs à faire leur travail, pendant son absence et dans la perspective de son retour. Il veut déjà tester leur fidélité. Il laisse en même temps entendre qu’il est certain d’obtenir la royauté.

Examinée sous l’angle du progamme narratif, cette séquence initiale en comprend quatre moments (sur cinq !) :

- la situation initiale : une terre sans roi et un groupe humain à l’intérieur duquel deux composantes rivalisent pour exercer le pouvoir : une aristrocratie représentée par le plus entreprenant de ses membres et un groupe des égaux, constitués d’hommes libres, désignés sous le titre de « citoyens ». L’aristocrate dispose déjà d’hommes qui se sont mis à son service. Il a su créer une division à l’intérieur du groupe des hommes libres en astreignant à son service un groupe d’entre eux. Le chiffre 10 est un indice de l’importance de la clientèle de l’aristocrate (ou de l’importance de son domaine).

L’opposition initiale est entre un eÒgenêj, un « aristocrate » qui prétend à la royauté et des pol´tai, des « citoyens », entre deux types d’aspiration dans la gestion des affaires de la « Cité ». Nous ne pouvons d’emblée décider que l’aspiration à la royauté est le terme positif, l’aspiration à l’égalité civique, le terme négatif. Le fait que le mot pol°thj n’apparaisse que deux fois dans le texte de Luc (dans la parabole du fils prodigue, la première fois) est un indice de l’importance qu’il faut lui accorder. Dans l’ensemble du Nouveau Testament, la notion n’est employée que par Luc (évangile et Actes) et par Paul !

- une complication : l’aristocrate veut obtenir un titre (la royauté) qui l’autorisera à exercer la souveraineté sur l’ensemble du groupe. Il lui faut, pour cela, neutraliser l’action des opposants. L’enjeu en est l’instauration d’un pouvoir reposant sur un seul (une monarchie) ou le maintien d’une « république ». L’aristocrate, un César Borgia avisé, anticipe la mise en place d’un personnel compétent (pour réaliser ses vues, bien sûr).

- une qualification sous la forme d’une prolepse : l’aristocrate prend des dispositions, avant de partir, pour obtenir l’investiture et pour revenir « roi ». Ou plutôt : les dispositions qu’il prend sont

9 ¨n Ÿ ©rxomai. Cette façon de parler n’est pas usuelle (« dans le temps où je reviens »). Sa marque la plus

caractéristique est l’exclusion du subjonctif et donc de l’éventualité. L’aristocrate donne son retour comme certain, après un temps défini. Les serviteurs savent à l’avance dans quel délai à peu près il reviendra. Une mine = 100 deniers ; le denier représente le salaire quotidien. L’aristocrate s’est contenté de donner à ses serviteurs l’équivalent de trois mois de salaire, correspondant au temps supposé de son absence.

10 pragmateusasqe, emploi absolu. « Do business with this » traduit Fitzmyer (p. 1227). Le traducteur de la TOB ou Fr. Bovon (2001) sont plus rigoureux.

11 Comme le traduit (« Sklave »), sans autre forme de commentaire, Busse (1998).

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l’indice qu’il dispose de la compétence qui lui permettra de réaliser ses fins. En quoi consiste exactement cette compétence, c’est ce que nous apprendrons dans la seconde séquence. Comment il a réussi à convaincre son mandant (celui qui a compétence pour lui conférer la fonction royale), c’est ce qui ne nous sera pas dit, mais que nous pourrons déduire à ce moment-là.

- une performance annoncée : l’aristocrate est confiant ; il obtiendra la royauté (il prend des dispositions pour son retour).

Vue du point de vue de l’aristocrate et des fins qu’il poursuit, la première séquence laisse entendre que son entreprise n’est qu’une formalité. L’acquisition de la royauté n’est pas l’objet central du récit. Enfin, en intégrant les quatre premiers moments de la réalisation d’un programme narratif, la première séquence nous donne l’aristocrate comme le « Sujet » (actantiel) du récit. Nous sommes alertés : Sujet « apparent » ou Sujet « réel » ?

La seconde séquence du récit, la plus longue, est donc entièrement consacrée à la reprise de deux moments (la performance, sous une forme brève et la qualification sous la forme développée d’un échange verbal) ; elle repose presque entièrement sur un échange verbal : nous verrons que la compétence qui a permis à l’aristocrate d’obtenir l’objet de son désir repose sur un certain usage du langage. Nous verrons encore que le personnage est d’une parfaite rouerie. Supposer que sous ce personnage, Luc construit le modèle de la royauté messianique, c’est se montrer lecteur fort naïf. Notre fable est un traité du Prince en quelques phrases.

Examinons ce qu’il en est. Une phrase de transition confirme la performance de l’aristocrate et nous introduit sans tarder à la

seconde séquence du récit. Ka± ¨g¥neto ¨n t— ¨panelqe´n aÒtÇn labÆnta tën basile°an ka± eºpen fwnhqìnai aÒt— toÏj

doÎlouj toÎtouj oÂj dedõkei tÇ ãrgÎrion, Àna gno´ t° diepragmateÎsanto. « Et vint le moment de son retour après qu’il eut recueilli la royauté et il dit que soient appelés par

leur nom12 vers lui ces serviteurs à la libre discrétion de qui il avait remis de l’argent13, afin de connaître à quelles activités ils s’étaient consacrés. »

Que la première décision royale soit la convocation des serviteurs s’explique par le point de vue du conteur intéressé à focaliser immédiatement l’attention sur la signification des préparatifs qui ont précédé le départ. La relation du roi à ses serviteurs est la seule décisive pour exposer le mécanisme qui nous permettra de comprendre la raison de sa performance. La construction des moments du programme est inversée : d’abord le récit affirme la réussite du personnage central, ensuite il introduit une audience qui permettra de comprendre la raison de cette réussite. Le conteur ménage, depuis le début, un suspens ; il diffère jusqu’à la fin l’explication de la « qualité » qui a permis à l’aristocrate d’assurer son succès. Cette stratégie narrative a sans doute sa raison, que nous aurons à interroger. Disons pour l’instant que le récit est construit comme une opération de démasquage de ce que cachent les agissements de l’aristocrate. Si l’homme couvre ses mobiles, c’est que la réussite de son action en dépend. Par là nous découvrons que nous avons affaire, nous, avec une fable « politique ». A nous de la bien diapragmateÎesqai, « traiter » et de n’être pas sujets naïfs ou roués du roi.

On sera attentif à la cohérence du point de vue narratif : le statut des mines confiées aux hommes que le roi fait appeler est indiqué par le simple emploi d’un aspect du verbe, le parfait : elles ont été purement et simplement données à trois « serviteurs » qui pouvaient en faire l’usage qui leur semblait bon. En revanche, le maître avait invité les autres serviteurs, de manière générale, à s’occuper, en

12 Luc dit exactement (19, 15) : eºpen fwnhqìnai aÒt— toÏj doÎlouj toÎtouj oÂj dedõkei tÇ ãrgÎrion. « Il dit que lui

soient appelés par leur nom ces serviteurs…». Ce ne sont pas des esclaves, mais des hommes à son service. Le verbe fwn¥w signifie « articuler des sons humains », « parler à voix haute » mais également, au passif, « être appelé par son nom ».

13 Dedõkei : le parfait signifie que l’argent n’avait pas été remis pour qu’il soit ensuite restitué ; la valeur la plus générale de cet aspect est celle de l’achèvement : l’argent avait été entièrement donné, « purement et simplement » donné, « définitivement » donné, ce qui s’appelle « vraiment donné ». Supposons à Luc compétence de locuteur de la langue grecque. Il pouvait écrire que le roi, à son retour, a fait appeler « les serviteurs oÂj ©dwken tÇ ãrgÎrion », « à qui il avait donné de l’argent » (ce que l’on trouve dans certains manuscrits). S’il écrit d¥dwkei, ce n’est pas pour varier et faire sa part à la fonction stylistique ornementale, c’est pour attirer l’attention du lecteur sur le statut de l’argent remis par l’ex-aristocrate à des « serviteurs », toÎtouj oÂj dedõkei... Car le maître n’avait pas donné purement et simplement de l’argent à tous les serviteurs ; le maître fait appeler les serviteurs, ceux à qui il avait donné purement et simplement la mine. Ils étaient trois ; d’où, ensuite, l’emploi de Ì ®teroj est absolument rigoureux.

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particulier, à traiter des affaires. Cela n’impliquait pas qu’ils le fissent en usant de la mine reçue. Elle était leur salaire. L’aristocrate avait, disons, sept intendants ; il a fait venir, en outre, trois hommes, qui traitaient peut-être des affaires pour lui, mais qui n’étaient pas directement à son service.

pareg¥neto d§ Ë pr÷toj l¥gwn, KÎrie, ò mnâ sou d¥ka proshrgàsato mnâj. ka± eºpen aÒt—, EÕge, ãgaq§ doÑle, Ìti ¨n ¨lax°stv pistÇj ¨g¥nou, ¶sqi ¨cous°an ©xwn

¨pànw d¥ka pÆlewn. ka± ñlqen Ë deÎteroj l¥gwn, !H mnâ sou, kÎrie, ¨po°hsen p¥nte mnâj. eºpen d§ ka± toÎtv, Ka± sÏ ¨pànw g°nou p¥nte pÆlewn. « Le premier (des trois) qui se présenta dit : ‘Sire, la mine qui vient de toi en a œuvré dix.’ Et il lui

dit : ‘Bravo, noble serviteur ! Parce que tu es fiable en ce qui est infime, qu’il soit rendu visible que tu disposes d’une autorité sur dix villes.’ Et le second qui vint dit : ‘La mine qui vient de toi, Sire, a produit cinq mines.’ Il dit à celui-ci aussi : ‘Toi aussi, sois établi au-dessus de cinq villes. »

Le premier serviteur14 a fait fructifier la mine au point qu’il en a gagné dix. Il est félicité : « Bravo ! Noble serviteur15 ! Parce que tu as été fiable16 en ce qui est infime, qu’il soit bien visible17 que tu disposes de pouvoir, en l’exerçant sur dix cités. » Le second a fait fructifier l’argent au point d’en gagner cinq mines : il exercera le pouvoir sur cinq cités. Le roi approuve, certes, le second serviteur ; il lui donne une charge moins importante qu’au premier, sans le complimenter, non pas tant parce qu’il n’a pas obtenu le même gain, que parce qu’il ne s’y est pas pris de la même façon (la différence du produit en est une simple conséquence) : dans le premier cas la mine proshrgàsato dix mines, dans le second ¨po°hsen cinq mines. Le premier a fait « travailler » la mine, supposons en la prêtant à un taux usuraire, le second en l’investissant dans la fabrication d’objets (dans un po´ein). Le premier est habile à produire de l’argent (c’est un financier digne des temps modernes), le second des biens (un industriel qui préférerait tout de même être un financier). Le roi est intéressé au premier chef par la multiplication des richesses pécuniaires. La finance est le premier objet de préoccupation royale. Il vit des taxes. Il a trouvé son imposteur.

Quel est le contenu informatif de ce premier moment de l’audience ? L’aristocrate voulait connaître les talents en affaires des serviteurs qu’il avait élus dans le secret de son cœur pour savoir dans quelle mesure il pourrait compter sur eux dans l’exploitation des richesses de son futur royaume. Il a donné pour recevoir bien plus qu’il n’a donné.

ka± (Ë) ®teroj18 ñlqen l¥gwn, « KÎrie, µdoÏ ò mnâ sou ¢n eºxon ãpokeim¥nhn ¨n soudar°v: ¨foboÎmhn gàr se Ìti, änqrwpoj aÒsthrÇj [eº]*, a¶reij19 Í oÒk ©qhkaj ka± qer°zeij Í oÒk

©speiraj. »

14 Aletti attire notre attention sur un détail qui a son importance : les deux premiers serviteurs ont répondu à la convocation sans apporter d’argent. Cela confirme bien qu’il était implicite qu’ils n’avaient pas à le faire et que, dans l’interrogatoire du roi, ce n’est pas l’usage des mines qui est en jeu, mais les affaires réalisées par ses serviteurs. Les serviteurs évoquent les affaires qu’ils ont faites avec la mine par flatterie ou complaisance ou, plutôt, par prudence de subordonnés avisés : ils ont compris que le maître ne s’intéressait qu’à ce qu’ils avaient fait de « sa » mine.

15 #Agaq§ doÑle : l’association des deux termes est un oxymore. Elle signifie que le « serviteur » est digne de son maître. Cela ne signifie pas qu’il est « moralement » bon !

16 PistÆj. La fiabilité est une notion fondamentale dans l’évangile de Luc. Mais, dans ce seul passage, elle qualifie un doÑloj, un « serviteur ». Qu’est-ce qu’un serviteur fiable si ce n’est celui sur lequel un maître peut compter pour qu’il agisse conformément à ses desseins en le comprenant à demi-mot ?

17 ^Isqi ©xwn : « Sois ayant l’autorité… » ? Le roi joue d’une opposition avec ce qui est « très petit » et donc « peu visible ». Je traite ¶sqi comme la 2ème personne de l’impératif répondant au parfait oºda avec une valeur causative : « Sois rendu visible ayant… » « Qu’il soit rendu visible que tu as… ». Ce qui doit être bien rendu visible c’est le pouvoir exercé par le serviteur ; l’étendue de ce pouvoir le rendra manifeste.

18 Les manuscrits attestent Ë ®teroj un manuscrit ®teroj sans article. L’emploi de l’indéfini est cohérent avec les données du récit, à condition que l’on interprète correctement l’emploi du parfait dedõkei. Le roi n’avait laissé qu’à trois de ses « serviteurs » d’en user comme ils l’entendaient de la mine qu’il leur remettait. Son don était une xàrij ; nous sommes en train de découvrir que rien n’asservit mieux qu’une « grâce royale ».

19 La syntaxe de cette phrase, telle qu’elle est attestée, présente une difficulté. La parataxe, sans aucun connecteur, de deux propositions subordonnées à une troisième du point de vue logique est exclue en grec. A¶reij ... ka± qer°zeij sont une explication de la crainte qu’éprouve le personnage ou, à tout le moins, du groupe qui précède, aÒthrÆj eº. On attendrait donc une formule du type aºreij gàr : « c’est que tu enlèves… » Je crois plutôt que eº a été rajouté dans le texte et que la construction de la phrase est la suivante : ̈ foboÎmhn se Ìti, änqrwpoj aÒsthrÆj, aºreij, etc. On trouvera une construction du même type chez Thucydide : pàntwn te ¨foboÑnto màlista toÏj Lakedaimon°ouj, Ìti

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l¥gei aÒt—, « #Ek toÑ stÆmatÆj sou kr°nw se, ponhr§ doÑle. ^Hideij Ìti ¨gö änqrwpoj aÒsthrÆj eµmi, a¶rwn Í oÒk ©qhka ka± qer°zwn Í oÒk ©speira:

ka± diá t° oÒk ©dwkàj mou tÇ ãrgÎrion ¨p± tràpezan; kãgö ¨lqön sÏn tÆkv ån aÒtÇ ©praca. »

* Voir en note la raison de la ponctuation et de la mise entre crochets de ce verbe. « Et vint l’autre, expliquant : « Sire, voici ta mine, que j’ai laissé reposer à l’écart enveloppée dans

un suaire20. C’est que je craignais21 de ta part que, parce que tu es un homme âpre, tu prélèves sur ce que tu n’as pas déposé et tu moissonnes ce que tu n’as pas semé22. » (Le roi) lui dit : « Je te juge à ce qui sort de ta bouche, vil serviteur. Tu te représentais23 que je suis un homme âpre, prélevant sur ce qu’il n’a pas déposé et moissonnant ce qu’il n’a pas semé. Et pourquoi n’as-tu pas donné mon argent à une banque, et moi, en arrivant, je l’aurais réalisé avec un intérêt24 ? »

Réexaminons comment se comporte le prétendant à la royauté afin de nous en faire une claire représentation.

A ses serviteurs il demande de n’être pas oisifs pendant son absence (pragmateÎesqai). Qu’ils continuent à remplir leur fonction. A trois d’entre eux, il donne « gratuitement » une mine. Avec cette mine, deux « font des affaires », l’autre, le troisième, « se fait du tracas » (en apparence du moins) en se demandant comment ne pas perdre la mine qui lui a été remise purement et simplement comme en un geste gratuit ou gracieux (user des ambiguïtés du langage est une pratique des pouvoirs arbitraires). Le seigneur revient revêtu de la dignité royale ; il demande à s’entretenir avec ses serviteurs à qui « il avait purement et simplement » donné l’argent. Les « serviteurs » n’avaient en vérité pas de compte à lui rendre. Le roi ne veut-il que satisfaire sa curiosité (« connaître ce qu’ils ont fait ») ? Non, il avait remis de l’argent, sans en rien dire, pour un test (encore une pratique des pouvoirs arbitraires), pour savoir quel usage ils en feraient et quels profits ils en retireraient ; il saurait ainsi, également, à qui il confierait l’exploitation de ses « cités » pour en retirer le plus grand

©xontàj ti µsxurÇn aÒtoÏj ¨nÆmizon oÒk¥ti sf°sin ¨pikhrukeÎesqai (4, 27, 2). Mot-à-mot : « Par-dessus tout, ils craignaient les Lacédémoniens à cause de cela que (Ìti) ils considéraient, puisqu’ils disposaient d’un argument solide, ne plus communiquer avec eux en envoyant des hérauts » = « Ils craignaient que les Lacédémoniens […] considèrent ne plus avoir à communiquer avec eux. » De manière analogue le serviteur dit : « Je te craignais à cause de cela que, en homme âpre, tu enlèves ce que tu n’as pas déposé, etc. » Le serviteur n’avait pas peur de son maître ; il avait toutes les raisons de craindre une rapine de sa part.

20 On voudra bien me pardonner l’usage de ce mot dans son sens étymologique : « linge pour essuyer la sueur du visage ». Son emploi, dans la bouche du serviteur, est délibéré : il signifie, par métonymie, qu’il a fait travailler la mine ! D’où pouvons-nous déduire cette intention ? De ce que, selon le droit rabbinique, il lui aurait fallu cacher en terre la mine pour qu’on ne lui impute pas la responsabilité de sa perte en cas de vol. Sur cet élément du droit, voir M. Didier, p. 262 ; renvoi (note 36) à Jeremias (Die Gleichnisse Jesu, p. 53 de la 4e édition).

21 ¨foboÎmhn gàr se : l’emploi du passé duratif (imparfait) est à prendre en considération ; le serviteur ne dit pas : « Tu m’effraies », mais « j’étais en effet effrayé à cause de toi » (accusatif de relation) (mot-à-mot : « tu me faisais fuir » ; tu faisais que je n’osais entreprendre quelque chose avec la pièce) ; la peur le paralysait à la pensée de son maître au moment où il se demandait ce qu’il ferait de la mine « donnée ». « Si je la dépose, se disait-il, et que j’en obtienne un gain, mon maître va bien trouver un truc pour me faire perdre tout le bénéfice de l’opération. Si j’obtiens des résultats négatifs, il trouvera encore un détour pour me les faire payer quoiqu’il m’ait donné la mine. Ça y est ! Je crois que j’ai trouvé le moyen de retourner le piège : le mieux est que je laisse la mine immobilisée. Le droit voudrait que je l’enterre ; si quelqu’un la découvre et qu’il la vole, mon maître ne peut pas, en principe, m’imputer la responsabilité de la perte. A mon avis, toutefois, ce n’est pas cette considération du droit coutumier qui l’arrêtera. Je préfère donc la mettre dans un suaire (un linge pour s’essuyer la sueur) ; ce lui sera un avertissement, mais je ne crois pas qu’il le comprendra : la pièce fera son œuvre. Elle le démasquera. »

22 On notera que la crainte du serviteur porte sur les deux opérations qui ont permis aux deux serviteurs précédents de s’illustrer : gain sur l’argent d’un côté, gain sur la production de biens de l’autre.

23 ‘deij : temps du passé répondant à oºda. Ce parfait de formation ancienne, sur le thème *weid-, « identifier qq. ch. par la vue », « reconnaître l’identité de qq. ch. », soit, plus simplement, « voir qq. ch. », ne véhicule pas l’idée d’un « savoir » (ferme), mais celle de la représentation que l’on se fait de qq. ch. « Etant donné la représentation que tu te faisais de moi, dit le nouveau roi, voici ce que tu aurais dû faire. » « Oui, en effet, se dit le serviteur, c’est bien ce que je pensais. Ma mine n’a pas travaillé pour rien ! » Elle fait la preuve que le roi avait l’intention de gagner sur ce qu’il n’avait pas déposé et qui ne lui appartenait plus.

24 Pour Jeremias (1947, pp. 38-39), ces propos ne font aucun doute ; ils caractérisent un homme cupide, qui ne pense qu’à son seul avantage, comportant les traits d’un « despote oriental ». Jésus, dit-il, n’a pu se comparer avec un tel homme ; il attribue donc la comparaison à Luc (!), «Sicher zu Unrecht ». Tout aussi injustifiée l’attribution de la comparaison à Luc ; le tort est de voir sous la « fable » une allégorie du Royaume.

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profit. Les cadeaux d’un roi ne sont pas gratuits ! Telle est la grâce despotique : elle se paie d’une dépendance totale au principe du bon plaisir.

Mais notre homme, à l’abri de ses titres désormais, n’est pas entièrement sur ses gardes : il ne s’aperçoit pas que « l’autre » de ses serviteurs est en train de lui arracher son secret.

Il est vrai que, selon ce que remarquait Aletti, l’interprétation de ce que j’appellerai une fable politique (un type particulier de parabole), repose entièrement sur ce que disent les personnages. Toutefois, à l’inverse du sens extrait par Aletti, ce qui se dégage de l’échange entre le « mauvais serviteur » et le personnage royal, ce n’est pas tant la dignité de juge et encore moins la droiture de jugement de ce dernier, mais le recours à des procédés arbitraires et pervers. La lecture pieuse obcurcit si totalement l’intelligence qu’elle produit un immense contresens.

La crainte que le roi « prenne là où il n’a pas fait de dépôt et récolte là où il n’a pas semé » (puisqu’il a donné), conduit le serviteur à « faire travailler » sa mine en l’immobilisant dans un « suaire ». Le serviteur a mis en place un geste symbolique qui signifie : tu n’as rien déposé, tu n’as rien semé, tu ne retireras ou ne récolteras que les fruits de ton dépôt, rien. « Tu te représentais, se voit-il répliquer25, que je prends sur ce que je n’ai pas déposé et que je moissonne ce que je n’ai pas semé. Tu devais donc déposer l’argent que je t’ai donné à la banque ; je l’aurai réalisé avec des intérêts. » Le roi ne nous apparaît cohérent dans son jugement que si nous oublions qu’il a remis de l’argent à la discrétion de ses serviteurs. Le serviteur « paralysé par la peur » a bien compris que, en dépit de cette mise de départ, le roi chercherait à ne rien perdre dans l’opération, bien qu’il n’ait pas remis un dépôt mais une mine pour laquelle il n’y avait pas de compte à rendre. Il a compris qu’il était soumis à une injonction paradoxale à laquelle il ne pouvait échapper qu’en usant d’un subterfuge ou, mieux, en faisant semblant de s’être dérobé à l’injonction tout en s’y soumettant pour la détourner. Il n’a fait que contourner le détournement d’un don en profit. Il devait faire comme si la mine était bien à lui, mais en user comme un moyen qui permettrait au roi de tirer un profit d’un don et à lui, serviteur, de sa « grâce » ! Il devait accepter l’ambivalence du geste du roi : le faire, c’était s’engager dans une relation perverse où il s’agirait de payer toujours plus cher la générosité royale. Le « mauvais serviteur » a préféré paralyser ce mécanisme pervers. Il est venu, apportant la mine qui lui avait été « maudonnée », pour la rendre et signifier qu’à ce jeu-là, il ne jouait pas. Mais en même temps, il tendait au roi un piège dans lequel ce dernier est tombé, puisqu’il avoue les intentions véritables de son don : «ka± diá t° oÒk ©dwkàj mou tÇ ãrgÎrion ¨p± tràpezan; kãgö ¨lqön sÏn tÆkv ån aÒtÇ ©praca. » Pourquoi n’as-tu pas « donné » l’argent à la banque, dit-il, - et non pas « déposé » -, puisque que tu te représentais bien que, quand je donne, je confie un dépôt. Et ensuite, de l’activité de l’argent, c’est moi qui en aurait tiré le bénéfice (©praca), tandis que toi diepragmateÎsw, tu te serais dépensé de ton côté, à ne rien faire, à travailler gratuitement. Oui, l’identité des personnages se donne à saisir dans les interstices des échanges entre eux ; mais ce qui résulte de cette opération verbale, ce n’est pas le mystère de l’identité royale de Jésus à laquelle le lecteur serait confrontée, c’est l’étalage d’une identité royale à laquelle le masque est nécessaire en raison de l’ambivalence de toutes ses conduites, puisqu’elles sont fondées sur le principe du bon plaisir : tu dois me rendre, en le décuplant, le plaisir que je te fais. La grâce royale se paie de la servitude volontaire. Un « noble serviteur » est celui qui entre dans le jeu de la perversion des critères du « juste » et de « l’injuste ». Soyons logiques : un « mauvais serviteur » est un être humain qui refuse d’être serviteur.

L’évangile de Luc insiste sur la figure d’un Jésus de Nazareth dénonçant avec vigueur, inlassablement, l’idée que l’homme soit un serviteur de Dieu. Que le roi de la fable soit une figure allégorique de Jésus, Christ, roi céleste, punissant le « mauvais serviteur » parce qu’il n’a pas obéi (c’est, par exemple la conclusion de J. Dupont, 1985) dénote un contresens de lecture non seulement du passage, mais de tout l’évangile. Quant à la lecture de ceux qui donnent une représentation positive du personnage royal et légitiment la condamnation du « mauvais serviteur » parce que c’est lui qui se fait une fausse représentation, projette sur le roi l’image d’un souverain dur et despotique, n’a pas su voir en lui celle d’un « père » aimant (voir en dernier Fr. Bovon, p. 261), elle est un simple

25 Verset 22 : l¥gei aÒt— : un groupe syntaxique indépendant sans connecteur, en grec ancien, heurte l’oreille ; que le

sujet du verbe, en outre, ne soit pas exprimé alors qu’il n’est pas le même que celui de la proposition précédente confine au solécisme. Dans le dialogue avec les serviteurs, le procédé est systématique. Faisons crédit à Luc : le « roi » est « irreprésentable ».

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escamotage des éléments significatifs du texte. Je n’ai lu nul exégète, dans les interprétations récentes, attirer l’attention sur la contradiction, clairement dessinée, pourtant, en ce qui concerne le comportement d’un roi qui « donne » et prétend ensuite légitimement « prendre » ce qu’il a donné et que l’on est venu lui rendre ! Nulle part, sauf chez Jeremias, je n’ai lu une remarque étonnée sur l’analogie que supposerait la « parabole » entre le roi et ses serviteurs, d’un côté, le Christ et les « chrétiens » de l’autre (que la relation soit d’obéissance ou d’amour, quelle différence, si elle doit être servile ? Disons qu’il en est une, en effet : celui qui aime dans ces conditions est un imbécile). Est-il un seul exemple, dans l’évangile de Luc, où Jésus ait traité quiconque, encore moins l’un de ceux qui le suivaient, comme un serviteur ? Faut-il donc croire que Jésus de Nazareth valait mieux que Jésus Christ ? Réponse : il valait mieux, en tous les cas, que la représentation que se font les chrétiens serviles de Jésus élevé au ciel à la dignité de Messie.

Sur la plan axiologique (des valeurs), l’effet de l’action du roi, c’est de totalement pervertir les repères qui décident de ce qui est bon (est bon le serviteur qui se plie aux vues de son maître et renchérit sur elles) et de ce qui est mauvais (est mauvais le serviteur qui refuse de favoriser l’exercice pervers d’une relation de dépendance sous les dehors de l’indépendance).

Avant d’examiner la sanction, j’attire l’attention sur la construction subtile de la fable. Dès la première séquence était intégrés quatre moments du programme narratif : la situation

initiale, la complication, la qualification et la performance. En vérité, ces deux derniers moments étaient inscrits dans l’introduction du récit sous forme de prolepse. La performance est confirmée au moment du retour de l’aristocrate revêtu de la « dignité » royale. L’audience des serviteurs fonctionne comme une reprise du moment de la qualification (en est une analepse) qui permet d’en exposer le contenu. Cette reprise permet d’expliquer aux auditeurs ou lecteurs de quelle façon l’aristocrate a su fait reconnaître ses qualités royales et a obtenu ses titres : il s’est comporté en serviteur du mandant dont il dépend en lui expliquant qu’il saurait gérer son royaume en obtenant de ses sujets le maximum de richesses, dont le mandant aurait sa part. Il l’a convaincu qu’il était bien un personnage aÒsthrÆj : là où il est passé, les terres sont brûlées. Mais cette révélation coïncide avec le dernier échange, celui qui a lieu avec un serviteur, moment du démasquage de l’identité éthique du roi. Le Sujet (au sens actantiel) de la fable, ce n’est pas le roi, mais le « mauvais serviteur » (le « non-serviteur ») ; l’acquisition de l’Objet, ce n’est pas la royauté, mais la vérité sur la royauté. Lu de ce point de vue, le programme narratif s’analyse de la manière suivante :

1 et 2 – Situation initiale et complication : dix « serviteurs » sont soumis à une épreuve pour tester leur qualité de serviteur par un personnage ambivalent (entre aristocratie et royauté) qui s’absente (pour un rite de passage dont les jeux sont faits).

3 – Deux serviteurs subissent en apparence avec succès l’épreuve qualifiante (ils sont de « bons » serviteurs, c’est-à-dire, nous l’apprendrons, de véritables âmes serviles).

4 – « L’autre » a en apparence échoué ; son échec apparent lui permet en vérité une opération de véridiction de la bouche même de celui qui prétend le condamner, mais qui, par ce qu’il avoue, se condamne lui-même. La performance, purement verbale, est une belle figure de l’ironie par antiphrase : au moment où le roi dit au serviteur qu’il le condamne à l’appui de ce qu’il dit, il lui échappe un propos qui démasque l’arbitraire de ses conduites et par lequel il se condamne lui-même26. On se prend soudain à craindre qu’il y ait quelque chose de l’intelligence retorse chez le sujet énonciateur de la fable !

5 – Sanction, qu’il nous reste à examiner. 19.24 ka± to´j parest÷sin eºpen, ^Arate ãp' aÒtoÑ tën mnân ka± dÆte t— táj d¥ka mnâj

©xonti 19.25 [– ka± eºpan aÒt—, KÎrie, ©xei d¥ka mnâj]27. 19.26 l¥gw Öm´n Ìti pant± t— ©xonti doqêsetai, ãpÇ d§ toÑ më ©xontoj ka± Í ©xei ãrqêsetai.

26 Le roi juge le serviteur et le condamne ¨k toÑ stÆmatoj [aÒtou] ; le Sanhédrin jugera et condamnera Jésus à partir de

ce qu’il a entendu ãpÇ toÑ stÆmatoj aÒtoÑ… Que Luc construise une homologie délibérée entre les deux scènes me paraît vraisemblable. L’arbitraire du roi est celui du Sanhédrin ; de même que le roi se condamne lui-même en proférant sa sentence qu’il prétend légitimer à l’appui de ce que le serviteur a dit, de même le Sanhédrin.

27 Ce verset n’est pas attesté dans tous les manuscrits. Il interrompt le propos du roi. On verra, ci-dessous, que le contenu de la sentence au verset 26 ne peut absolument pas être imputé à Jésus, locuteur de la fable. Quoi qu’il en soit, le propos du roi se poursuit au verset suivant.

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19.27 plën toÏj ¨xqroÎj mou toÎtouj toÏj më qelêsantàj me basileÑsai ¨p' aÒtoÏj ãgàgete ÿde ka± katasfàcate aÒtoÏj ©mprosq¥n mou.

« Et à ceux qui l’assistaient (ses gardes ?), (le roi) dit : « Arrachez-lui la mine et donnez-la à celui qui en détient dix. Je vous le dis : à tout individu qui détient, il sera donné, à celui qui ne tient absolument pas, sera enlevé même ce qu’il ‘a’. Mais pour mes adversaires, ceux qui refusent absolument que je règne sur eux, amenez-les ici et égorgez-les en ma présence. » Cyniquement formulé : de cette façon, je ne régnerai pas sur eux. Ils peuvent être satisfaits.

Que le roi arrache au serviteur la mine qu’il lui a apportée, pour la lui rendre, étale en plein jour sa perte de maîtrise et son arbitraire puisque cette mine avait été remise sans condition. Le roi lui fait enlever ce qu’il ‘a’, mais qu’il ne sait pas ‘tenir’ en acceptant d’être ‘tenu’.. Il fait donner la mine à celui qui a le plus. Il justifie son geste par une sentence paradoxale (« l¥gw Öm´n Ìti pant± t— ©xonti doqêsetai, ãpÇ d§ toÑ më ©xontoj ka± Í ©xei ãrqêsetai »). Jésus lui-même disait (voir 8, 13) : Íj ån gár ©xJ, doqêsetai aÒt—, ka± Íj ån më ©xJ, ka± Í doke´ ©xein ãrqêsetai ãp' aÒtoÑ. « Car à celui qui ‘tient’, il sera donné et à celui qui ne ‘tient’ absolument pas, sera enlevé même ce qu’il croit tenir. » La présence de la modalité exprimée par doke´ est la condition sine qua non de l’univocité dans l’emploi du verbe ©xein. A celui qui est fiable (qui « tient »), on fera confiance, à celui qui ne l’est pas absolument (Ìj ån më ©xJ) sera enlevé l’objet d’une confiance qu’il n’est pas capable de soutenir. La sentence de Jésus n’est surprenante et paradoxale que dans sa formulation. Celle du roi l’est dans sa formulation et dans son contenu en sorte qu’elle signifie : le bon plaisir est ma règle de conduite. Examinons en effet ce qu’il dit : « A tout individu qui ‘tient’, il sera donné, à celui qui ne ‘tient’ absolument pas, sera enlevé même ce qu’il ‘a’ (et non ‘tient’, puisqu’il ne tient rien). » Le paradoxe du roi ne fonctionne qu’à l’appui d’une ambiguïté dans le sens du verbe employé (jeu entre le sens de ‘tenir’ et ‘avoir’ : jouer sur ce sens, c’est s’autoriser à dépouiller quelqu’un de tous ses biens, puisqu’il ne les ‘tient’ pas !) Du coup le paradoxe nous révèle sur quoi repose l’efficacité du pouvoir arbitraire, l’usage retors des ambiguïtés du langage. Le sens de la fable ne se décèle pas seulement dans ce que les personnages font connaître d’eux-mêmes par ce qu’ils disent ; il se décèle dans l’usage que le roi fait du langage. La fable est une extraordinaire illustration de l’usage politique de la parole souveraine lorsque le bon plaisir est la règle de conduite du souverain. Or un souverain qui ne se conduit pas selon la règle de son bon plaisir est-il encore un souverain ? (Supposons qu’à un homme politique, qui ne « tient absolument pas », on enlève même ce qu’il a ! Ne serait-ce pas un juste retour des choses ?)

Quant à ceux qui ne voulaient pas d’un tel pouvoir, il n’est pas inutile de le rappeler, ils seront égorgés. On les soustraira au bon plaisir du roi en conformité à la règle d’un plaisir que les exécutés ne pourront que trouver bon puisqu’il est conforme à leur vouloir : ils ne le voulaient pas pour roi !

Et l’on voudrait que cette fable soit une allégorie du retour du Christ dans sa gloire ? Je ne suis pas sûr que les bonnes âmes bien pensantes chrétiennes sachent bien ce qu’elles lisent, écrivent et font.

J’ai examiné le récit sous le point de vue de son programme narratif. J’ai attiré l’attention sur la subtilité de son organisation sur le plan de l’expression, voire, sur l’usage d’une duplicité assez subtile pour percer à jour la duplicité royale.

Examinons-le sous d’autres points de vue, celui des agents, par exemple. L’aristocrate est apparemment le Sujet d’un récit, qui raconte la réussite de l’objectif qu’il

poursuivait, devenir roi. L’organisation du récit montre que l’Objet de valeur que le Sujet veut acquérir n’est pas la royauté elle-même, qui n’est qu’un moyen, mais la richesse en ce qu’elle est le ressort de la puissance : elle permet à la souveraineté de s’exercer dans les limites de sa propre étendue, elle permet surtout de manipuler les auxiliaires du pouvoir pour en faire des agents efficaces. Le rôle de l’Anti-Sujet, celui des « hommes libres » est effacé. Le principal opposant est disqualifié en tant que « mauvais serviteur ». Cependant, le plan de l’expression montre qu’il est un personnage plus important que les « citoyens ». Ce serait une erreur de le réduire à sa fonction d’Opposant. Il est, à l’intérieur du récit, le relais de celui qui en est le locuteur et qui lui permet de mettre à nu, pour l’auditoire, le mécanisme selon lequel fonctionne l’arbitraire royal. C’est lui qui énonce sa règle de conduite (« Tu prélèves (sur) ce que tu n’as pas déposé ») et fait qu’il en reconnaît, par mégarde, la pertinence. Le « mauvais serviteur » est « mauvais » parce qu’il est l’agent de la vérité royale (il en est l’histōr : il constitue le roi en garant de sa propre fourberie !). Cette fonction de véridiction qui lui est conférée s’accorde étroitement avec le fonctionnement de la fable, qui doit prendre le détour de

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l’ironie pour dire ce que la puissance despotique bâillonne. En vérité, le Sujet réel de la fable, c’est lui, sous les habits de la stupidité, de la maladresse, de l’incapacité d’agir. Il est le « renard » qui fait mine d’être piégé pour opérer un retournement au terme duquel apparaît quel est le sujet royal intérieur (le loup). En tant qu’agent du démontage du mécanisme du despotisme, il est, à l’intérieur du texte, le porte-parole du conteur dans sa fonction de juge qui énonce le vrai. La fable est bien un jugement, porté par le roi lui-même contre lui-même au moment où il croit détenir les armes qui lui permettent de condamner celui qui lui résiste. La fable use de la fonction royale de « juge » pour condamner la royauté elle-même. Le roi se démasque « loup » par un « loupé » de son langage.

Ainsi, il ne s’agit pas simplement de repérer des fonctions et de classer les personnages selon le rôle qu’ils jouent dans les relations agentives qui les lient les uns aux autres. Il s’agit également de repérer, à l’intérieur de ce système fonctionnel, qui relève du plan de l’énoncé (du narré), le biais par lequel le locuteur du récit (de la fable) y inscrit sa propre agentivité argumentative et conduit l’auditeur à percevoir l’objet de sa visée. La performance du locuteur est précisément dans la perception par l’auditeur d’une (ou de plusieurs) signification(s) centrale(s). S’il est un personnage auquel Jésus, le locuteur, s’identifie dans son récit, ce n’est certainement pas le roi, mais c’est le « vil serviteur », le serviteur « bon à rien » dans l’entreprise royale d’extorsion. A en juger par les interprétations qui ont été faites de la « fable », il faut avouer, malheureusement, que la performance du locuteur était fort médiocre. Ne laissait-il pas entendre, toutefois, que les lectures serviles avaient bien des chances d’être les plus nombreuses ? Et doit-on imputer à un locuteur la bêtise de ses allocutaires ?

Nous comprenons dès lors la raison du dédoublement des moments de la qualification et de la performance : il y a une qualification et une performance apparentes, celles du roi, une qualification et une performance essentielles, celles du serviteur disqualifié du point de vue du roi ; ces deux moments précèdent immédiatement la sanction et ils en inversent la valeur : le « vil serviteur » fait avouer au roi la vérité de ce qu’il est. Du coup, cette vérité arrachée, indice d’une faille dans la souveraineté, étalage de son arbitraire, déclenche trois ratés dans le jugement royal : en énonçant ce que son serviteur aurait dû faire, le roi avoue que son don était truqué (il donne pour avoir de quoi prendre : fonction de fertilité) ; il fait enlever ce que le serviteur voulait lui rendre spontanément (il transforme un don en rapine : fonction guerrière) ; il ponctue son geste d’une sentence qui étale le fondement arbitraire de sa règle de conduite (fonction de souveraineté). Coda, ou ponctuation de la sanction : comme sous l’effet d’un dépit provoqué par une défaite qu’il vient de subir, mais qu’il veut se masquer, il donne pour grâce une exécution capitale.

L’anti-héros a complètement détraqué la machine royale. Au bout du conte apparaît un homme dépouillé (« austérisé ») : dans un comble de l’aveuglement, le roi le laisse partir pour rejoindre au dehors, au niveau de l’énonciation, un homme qui dispose de la pauvre puissance du verbe qui démasque et qui explique à quelques paumés de l’humanité qu’il est une force qui ne les abandonnera pas, même après vingt siècles d’enfouissement, la lucidité sans illusion de l’ironie. On a beau rire : c’en est à crever de chagrin. Qu’on ait fait d’un tel texte un catéchisme pour l’instruction des milices chrétiennes ! Vous me direz : il en est de bien plus dangereuses. Est-ce une consolation ?

Non, je n’ai plus le courage d’examiner les modalités, pouvoir, vouloir, devoir. Le pouvoir manipule ; le vouloir conduit à la mort. Nul ici ne doit rien : il faut que ça paie. Eh bien, s’il en est ainsi, moi, dit le vil serviteur, je préfère payer de ma personne et ne recevoir aucun salaire. Je laisse même les honorables citoyens payer de leur honneur un beau souvenir.

Admettons que la « parabole » appartient à la rédaction primitive de Luc : pour moi, cela signifie

que le locuteur en est Jésus de Nazareth, les allocutaires ceux qui l’écoutent au moment où il va entrer dans Jérusalem, des Juifs des années 30, et non des chrétiens auditeurs d’un Jésus fictif. Dans ce groupe, il y a Zachée et sa maisonnée, ceux qui ont suivi Jésus depuis la Galilée et qu’il a invités à « monter à Jérusalem », une population locale, attirée soit par l’irruption extraordinaire d’une troupe, soit par la renommée de Jésus, soit par les deux. Supposons donc que Jésus (ou Luc, de sa propre initiative) ait appliqué à la situation présente une fable : suivons-en le déroulement (voir ci-dessus) et demandons-nous comment elle pouvait être entendue.

Dans l’introduction nous est dite la raison de son insertion : Jésus était près de Jérusalem et « les gens » présents s’attendaient à ce que le Royaume de Dieu se manifeste en se découvrant peu à peu,

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sous les traits de Jérusalem, dans les instants à venir. La « parabole » avait quelque chose à dire sur cette attente immédiate.

Elle met donc en scène un personnage qui cherche une investiture royale28. Un homme, bien né (eÒgenêj), se rend dans une contrée lointaine pour y recevoir l’investiture. La parabole prend d’emblée le tour d’une anecdote historique ; voilà ce qui se passait à l’époque articulée au moment de l’énonciation précédant de peu l’entrée dans Jérusalem ; seul le pouvoir romain conférait l’investiture royale à celui qui prétendait à la royauté sur un pays conquis. Notre homme, avant son départ, fait appeler dix de ses « serviteurs » et leur donne à chacun une mine en leur disant : « Affairez-vous29 dans l’intervalle de mon absence. » Il part ; des citoyens (des habitants de la « ville », hommes libres) envoient une légation chargée de dire qu’on n’en voulait pas comme roi. On se souvient sans doute, en Palestine, de l’histoire d’Archélaos, qui a prétendu succéder à son père, Hérode, et qu’une délégation a suivi à Rome pour demander qu’on ne lui accorde pas l’investiture.

Première question : dés ce départ de la parabole, l’interprétation allégorique, eschatologique, est-elle soutenable ? Supposons que le noble parti en voyage pour chercher l’investiture royale soit Jésus monté au ciel d’où il reviendra en Roi et juge. Qui sont ces hommes libres censés envoyer une délégation, au ciel ? pour demander, à Dieu ? de refuser, à son Fils ? l’investiture ? Et Jésus, en partant, aurait-il dit à ses sectateurs : « Faites mes œuvres, et non les vôtres » ? Si la parabole est une allégorie chrétienne, tout doit y être interprété en termes allégoriques. Il est clair que la donnée initiale ne se prête pas à une telle lecture.

Reportons-nous maintenant au moment de la sanction : si Jésus savait à ce point ce qui allait se passer au jugement dernier, félicitons-le pour sa prescience, désapprouvons son jugement du haut de son trône divin. Que le bon plaisir soit divin n’enlève rien à son arbitraire. Les interprètes sont d’ailleurs embarrassés par cette conclusion : ce n’est pas très gentil de dire, aujourd’hui, que les Juifs ont reçu ce qu’ils méritaient pour avoir « refusé » de reconnaître que Jésus de Nazareth était leur messie. Comment seront donc traités les chrétiens qui ont imputé à Jésus un titre qu’il a refusé ?

Poursuivons l’analogie : le royaume que Jésus veut instaurer est-il bien celui où l’on en confie l’administration à ceux qui sont capables d’en extorquer le maximum de richesses ?

On peut supposer que la parabole appartient à la source des Paroles de Jésus ; elle apparaît chez Matthieu, sous une forme plus générale : il s’agit d’un homme qui part en voyage et confie à trois de ses serviteurs, selon leur capacité, des biens (en liquide) à gérer. Elle est également partiellement attestée dans des textes apocryphes30. L’idée que l’homme doit faire fructifier ce qui est à sa disposition est bien dans l’esprit de Jésus de Nazareth. Qu’il ait développé la parabole dans la perspective d’un jugement dernier peut légitimement susciter notre scepticisme.

En vérité, la façon dont elle est mise en scène dans l’évangile de Luc la rapproche de la fable politique.

A ceux qui attendaient l’instauration du « Royaume de Dieu », Jésus n’aurait-il pas voulu adresser une mise en garde, analogue à celle de la fable des « grenouilles qui voulaient un roi » et qui envoient une ambassade auprès de Zeus soi-même ? Zeus donne deux avertissements aux grenouilles, puis, devant leur sottise, il leur envoie une hydre qui les dévore toutes. On suppose que l’histoire d’Archélaos, le fils d’Hérode, a pu inspirer la mise en scène de la parabole. Je trouve personnellement assez étrange que, dans le Gorgias de Platon (471 a sqq.), un portrait est donné d’un roi de Macédoine, Archélaos, qui s’est illustré par la masse de ses injustices. Luc avait-il également à l’esprit le personnage ? Le récit de Platon était-il devenu un lieu commun du portrait du despote ?

Tentons donc de comprendre la raison d’être de la fable. Question indirecte de Jésus à son auditoire : est-ce le royaume de Dieu que vous attendez ou est-ce

un roi que vous voulez ? Si vous voulez un roi, il lui faudra l’investiture de Rome ; il aura des opposants ; il saura comment s’y prendre pour se faire des alliés (des serviteurs à sa solde) ; que les

28 C’est là une différence fondamentale du récit de Luc opposé à celui de Matthieu. Il importe de le noter : le second est

composé dans la perspective de la fin des temps, celui de Luc dans la perspective, précise, temporellement circonscrite, historiquement définie de l’entrée de Jésus dans Jérusalem. De ce point de vue, l’analyse de I. de le Potterie est irrécusable.

29 PragmateÎsasqe : « Faites-vous du tracas » aussi bien que « Faites des affaires ». « Soyez occupés ». Il importe d’abord au personnage que ses « serviteurs » (intendants plutôt qu’esclaves) ne soient pas désoeuvrés, ou ne se consacrent pas à leurs propres œuvres !

30 Voir références dans Bovon, 2001, pp. 251-252.

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pauvres types ou les gens honnêtes s’apprêtent déjà à végéter parmi les détritus. Ce sera un royaume où vous ne serez, simple citoyen ou « ministre », que des serviteurs à qui l’on confiera du pouvoir dans les limites où vous saurez l’utiliser pour extorquer le maximum de richesses. Prenez garde que votre attente du royaume de Dieu ne soit celle du plus grand despotisme !

Si la « parabole » fait bien partie de la rédaction primitive de Luc – je ne vois pas comment une fable d’une telle force critique aurait pu être inventée dans le contexte de la mise en place des communautés chrétiennes préoccupées, politiquement, de la seule attente du retour de Jésus de Nazareth en Christ –, il me paraît exclu que l’on puisse l’interpréter autrement que comme le déploiement d’un anti-modèle du royaume et une déclaration indirecte de Jésus aux siens : je ne serai pas votre roi et ne cherchez pas à vous placer sous l’autorité d’un roi. Cela signifierait-il qu’aux yeux de Jésus de Nazareth, là où la souveraineté est à Dieu, il ne peut y avoir de roi (ou de président de la République) ? En tous les cas, un « royaume de Dieu » n’a rien à voir ni avec une théocratie, ni avec une Papauté non plus qu’avec une démocratie chrétienne.

Luc a sans doute précisément compris le sens de la fable qu’il a trouvée dans les sources (Matthieu l’a complètement édulcorée en parabole) : au moment où il approchait de Jérusalem, parce qu’il connaissait l’attente de ceux qui le suivaient, Jésus a recouru à une fable pour leur faire entendre qu’il ne visait pas la royauté et pourquoi il la refusait. La fable donne au refus une portée doctrinale : elle permet de démonter les mécanismes du pouvoir royal et invite à s’en défier de manière générale. Un « royaume de Dieu » est incompatible avec l’exercice humain d’un pouvoir royal. Les relations de confiance y sont perverties en exploitation cynique de la confiance, en pacte de larrons en foire. Que le roi ait le titre de « Messie » ne change rien à l’affaire.

Annexe : traduction tirée de la TOB (traduction œcuménique de la Bible). Les italique signalent les points importants de divergence par rapport à la traduction que je propose.

Il dit donc: «Un homme de haute naissance se rendit dans un pays lointain pour se faire investir de

la royauté, et revenir ensuite. Il appela dix de ses serviteurs, leur distribua dix mines et leur dit: "Faites des affaires jusqu'à mon

retour". Mais ses concitoyens le haïssaient et ils envoyèrent derrière lui une délégation pour dire: "Nous ne

voulons pas qu'il règne sur nous". Or, quand il revint après s'être fait investir de la royauté, il fit appeler devant lui ces serviteurs à qui

il avait distribué l'argent, pour savoir quelles affaires chacun avait faites. Le 1er se présenta et dit: "Seigneur, ta mine a rapporté dix mines". Il lui dit: "C'est bien, bon serviteur, puisque tu as été fidèle dans une toute petite affaire, reçois

autorité sur dix villes". Le second vint et dit: "Ta mine, Seigneur, a produit cinq mines". Il dit de même à celui-là: "Toi, sois à la tête de 5 villes". Un autre vint et dit: "Seigneur, voici ta mine, je l'avais mise de côté dans un linge. Car j'avais peur de toi parce que tu es un homme sévère: tu retires ce que tu n'as pas déposé et tu

moissonnes ce que tu n'as pas semé". Il lui dit: "C'est d'après tes propres paroles que je vais te juger, mauvais serviteur. Tu savais que je

suis un homme sévère, que je retire ce que je n'ai pas déposé et que je moissonne ce que je n'ai pas semé.

Alors, pourquoi n'as-tu pas mis mon argent à la banque? A mon retour, je l'aurais repris avec un intérêt".

Puis il dit à ceux qui étaient là: "Retirez-lui sa mine, et donnez-la à celui qui en a dix". Ils lui dirent: "Seigneur, il a déjà dix mines"! (Pas de crochets signalant que la réplique n’apparaît

pas dans toutes les sources). - "Je vous le dis: à tout homme qui a, l'on donnera, mais à celui qui n'a pas, même ce qu'il a lui

sera retiré. Quant à mes ennemis, ces gens qui ne voulaient pas que je règne sur eux, amenez-les ici, et

égorgez-les devant moi"».

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