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NICOLAS DE CUES

LA DOCTEIGNORANCE

Traduction, présentation, notes,chronologie et bibliographie

parPierre CAYE, David LARRE,

Pierre MAGNARD et Frédéric VENGEON

Traduction publiée avec le concoursdu Centre national du livre

GF Flammarion

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© Flammarion, Paris, 2013ISBN : 978-2-0807-1276-9

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PRÉSENTATION

Il n’est pas rare dans l’histoire de l’Église de rencontrerde grands politiques, des princes ecclésiastiques, quifurent aussi d’importants intellectuels. Mais ce qui dis-tingue le cardinal de Cues qui, aux côtés des papes Nico-las V et Pie II, a fortement contribué à instaurer lesnouveaux cadres intellectuels et institutionnels de l’Égliserenaissante, c’est la singularité de sa démarche philoso-phique, qui n’a pas d’équivalent dans l’histoire de la phi-losophie et qui ne correspond guère aux catégorieshabituelles des grands clercs de l’Église d’alors. Ni scolas-tique comme le cardinal Cajétan ni humaniste au senstraditionnel du terme comme Tommaso Parentucelli, lefutur Nicolas V, ou encore comme Æneas Piccolomini,le futur Pie II, Nicolas de Cues invente une philosophieoriginale qu’il construit en solitaire pour répondre,mieux sans doute que la nouvelle culture humaniste deson temps, aux enjeux singuliers de cette période troubleet menaçante : période fortement marquée par le GrandSchisme dont les derniers feux ne sont pas les moinsardents, mais aussi par la chute de Constantinople quisigne la « désorientation » de l’Occident, c’est-à-dire laperte de son Orient et de son origine.

Nicolas de Cues est le premier grand penseur à tirerles leçons philosophiques, avant même les grandes décou-vertes, de l’illimitation et de l’infinitisation de l’univers,mais également de son éclatement, ce qui signifie qu’ilconsidère, comme le veut la tradition métaphysique, letout, l’être dans sa totalité, comprenant, le premier peut-être, que celle-ci ne pouvait être pensée en tant que telle

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que sur le mode de l’éclatement, de la contradiction etde la disjonction. C’est dans cette situation d’urgence etde péril que le maître mot de sa philosophie, la concordia,prend toute sa dimension. Il semble bien que cette leçonméthodologique n’ait rien perdu de son actualité, aujour-d’hui où la question de la globalisation, du tout dumonde, revient au premier plan. La Docte Ignorance, sonpremier grand livre de métaphysique, constitue d’une cer-taine façon le manifeste de cet état du monde, une sortede nouveau Guide des égarés, pour reprendre le titre del’ouvrage célèbre de Maïmonide, qui permette précisé-ment à l’homme d’assumer et de surmonter sa désorien-tation aussi bien théologique et métaphysique quecosmologique ou politique, sans que cela implique pourautant la moindre nostalgie de quelque origine que cesoit.

Le prince de la paix

Il est, sur un méandre de la Moselle, un bourg nomméKues, situé vis-à-vis d’une colline plantée de vignes etcoiffée d’un château-fort, Bernkastel. Un pont enjambe,en ce point, la rivière, si calme qu’on ne saurait dire enquel sens elle coule. Belle image de la « coïncidence desopposés », chère au philosophe, qui y naquit en 1401, etque ses parents, Johannes Kryffts et son épouse Katha-rina, ont prénommé Nicolas. On admire encore aujour-d’hui l’imposante demeure de l’entrepreneur enbatellerie, dont les navires pouvaient remonter jusqu’àMayence et Bâle, atteindre Francfort et Heidelberg,redescendre à la mer pour joindre les ports hanséatiques.Le jeune Nicolas sera un homme de communication etde dialogue, épris de larges horizons, pratiquant juste-ment la concordia. Initié très tôt au commerce, il seratémoin de la monétarisation de l’économie, au point decomparer un jour l’homme des temps nouveaux à un« florin pontifical vivant », riche de ses évaluations, de

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ses échanges et de sa circulation 1. Bourgeois avisé, sonpère lui assure des études solides à l’université de Heidel-berg, puis à celle de Padoue, où il obtient le titre de doc-teur en droit canon, nouant à cette occasion des relationsqui se révéleront précieuses par la suite avec le futur car-dinal Cesarini, à qui il dédiera La Docte Ignorance, ouencore avec Paolo dal Pozzo Toscanelli, le promoteur dela recherche de la route occidentale vers les Indes.

Ses études achevées, Nicolas entre au service du princeélecteur de Trèves en tant que juriste. À ce titre, il parti-cipe en 1432 au concile de Bâle, qui lui inspire sa Concor-dance catholique (Concordantia catholica), sur l’unité del’Église, par-delà la diversité des points de vue qui ladéchire en son temps 2. Alors conciliariste, il affirme quele pape n’est infaillible qu’à la condition de recevoir leconsentement de toute l’Église, Orient et Occidentconjoints. Le souci de l’unité, que menacent tant la pres-sion turque ou l’hérésie hussite que les divisions conci-liaires, le fera passer en 1437 aux côtés du pape, et il seradésormais le champion du Saint-Siège, notamment lorsdu concile de Ferrare, vite transporté à Florence sousl’égide de Côme de Médicis. Aux côtés de son ami, lejeune cardinal Cesarini, Nicolas y défend l’unité del’Église, allant jusqu’à Byzance pour y chercher l’empe-reur et le patriarche, après avoir triomphé de leurs réti-cences. C’est sur le bateau qui le ramène à Venise – lescirconstances ne sont pas ici fortuites – qu’il dira avoireu l’intuition centrale de son œuvre, celle précisément dela coïncidence des opposés. Que le schisme d’Orient n’aitpu être pleinement surmonté, que l’union des Églises

1. Maintes allusions à la circulation des monnaies, évoquée méta-phoriquement dans le De ludo globi (Du jeu de la boule, trad. M. deGandillac, Paris et Roubaix, F.-X. de Guibert et Œil, 1985), et Idiota(Le Profane, trad. M. de Gandillac, in Ernst Cassirer, Individu et cosmosdans la philosophie de la Renaissance, trad. P. Quillet, Minuit, 1983).

2. La Concordance catholique, éd. J. Doyon et J. Tchao, trad. R. Gali-bois, révisée par M. de Gandillac, Centre d’études de la Renaissance,Sherbrooke, université de Sherbrooke, 1977.

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n’ait pu se réaliser, cela ne saurait faire oublier la ferveurintellectuelle qui entoure l’événement, ferveur qui devaitjustement inspirer La Docte Ignorance, ouvrage achevéen 1440.

La Docte Ignorance est le livre fondamental de Nicolasde Cues, celui qui contient en puissance toute la suite deson œuvre abondante. Y sont formulés pour la premièrefois la thèse de la coïncidence des opposés, ainsi que lathéorie de la transsomption (transumptio) qui formalisele passage de la connaissance du fini à l’infini, ou encorela connaissance par approximation et conjectures àlaquelle il consacrera, dès l’année suivante, un ouvragespécifique, Les Conjectures (De conjecturis) 1, et tous leséléments à partir desquels il construira sa philosophiementaliste ; mieux encore, il sait tirer toutes les consé-quences ecclésiologiques et théologiques, mais aussi cos-mologiques, voire mathématiques, qu’implique sonintuition fondamentale. C’est bien une nouvelle gram-maire de pensée capable d’embrasser l’ensemble du savoirqui prend ici la relève de la scolastique. Une mêmeméthode s’impose pour vaincre l’éclatement du cosmos,celui de la doctrine, celui enfin de la société.

Tout apparaît ainsi divers, voire contraire ; et cettediversité et cette contrariété ne deviennent signifiantesqu’aux yeux de qui sait rapporter les différences lesunes aux autres, aussi contradictoires soient-elles. Entémoignent en particulier ses trois dialogues de 1450 cen-trés sur le personnage de l’idiota (le « profane »), simpleartisan qui juge de la nature des choses en fonction deson esprit, mesure de toutes choses (mens = mensura), eten tenant compte du fait que toute évaluation est relativeau lieu et au temps, aux conditions climatiques, voire auxdifférences d’altitude. Et il en est des différentes doctrinesprofessées par les nations comme de toutes les autres éva-

1. Nicolas de Cues, Les Conjectures/De conjecturis, éd. et trad.J.-M. Counet, Les Belles Lettres, 2011. Voir aussi l’étude de JocelyneSfez, L’Art des conjectures de Nicolas de Cues, Beauchesne, 2011.

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luations des hommes, qui sont comme autant de pointsde vue finissant par construire un monde commun.L’esprit est puissant en ce qu’il intègre des différences,les assimile entre elles, en ce qu’il est leur table d’échange(mens = mensa) à la façon de la table des banquiersantiques ; or, par ce jeu de la comparaison et de la com-mutation des valeurs, l’esprit permet à l’homme d’accé-der à l’absolu, c’est-à-dire à Celui qui, présent comme teldans l’univers physique comme dans le monde humain,est au-dessus de toute opposition conceptuelle, car Dieu,ni grand ni petit, ni blanc ni noir, est le principe d’équiva-lence générale du réel : sa balance universelle, son prin-cipe d’égalité à l’infini.

Nicolas de Cues est ainsi intellectuellement prêt – sonœuvre l’atteste – pour devenir le bouclier de la foi. Nico-las V, élu pape en 1447, l’élève peu après au rang decardinal (1448). L’Église, dont il est devenu l’un des plushauts dignitaires, va connaître une terrible épreuve, le29 mai 1453, la prise de Constantinople par les Turcs :la capitale des chrétiens d’Orient est mise à sac, ses habi-tants massacrés, ses lieux saints profanés, mais, au-delàde la blessure et de l’humiliation, c’est une rupture del’équilibre continental qui a lieu. La chrétienté, qui n’apas su faire bloc, a rendu l’âme. L’accès à la sourcegrecque, que le concile de Florence avait mise à l’hon-neur, est menacé. Venise et Gênes voient leur horizonfermé. L’économie de l’Occident bascule, quand le conti-nent tout entier est privé de son Orient. L’événement vacependant inspirer au Cusain l’une de ses œuvres les plussignificatives, La Paix de la foi (De pace fidei), qu’il écriten quelques semaines et qui met en scène, dans l’empyréecéleste, les représentants d’une quinzaine de confessions,cherchant à établir entre eux « un certain accord […]capable de fonder une paix perpétuelle en matière de reli-gion 1 », alors que tout le monde ne parle que croisade,riposte militaire, guerre préventive.

1. La Paix de la foi, trad. R. Galibois, révisée par M. de Gandillac,Centre d’études de la Renaissance, Sherbrooke, université de Sher-brooke, 1977, p. 30-31.

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Décidément féconde pour le cardinal, l’année 1453 leverra courir par monts et par vaux pour assurer l’unitéde l’Église, menacée par les séquelles de l’hérésie hussite,comme par les querelles entre les puissants. Prince-évêque de Brixen, il sacrifie largement aux devoirs de sacharge, arbitre les conflits civils et religieux, et confie lesecret de sa sérénité dans un court traité, qui constituepeut-être son texte le plus inspiré, Le Tableau ou la Visionde Dieu (De icona sive De visione Dei) 1, ouvrage singulieroù, partant de la description du tableau de Rogier vander Weyden – représentant un Christ omnivoyant – qu’ilvient d’offrir à l’abbaye bénédictine de Tegernsee, Nico-las de Cues expérimente la voie christologique, déjà évo-quée au livre III de La Docte Ignorance, pour résoudreles contradictions de la réalité sous une nouvelle forme,celle du regard divin, qui, en son omnivoyance, s’adresseà chacun en particulier tout en embrassant l’ensemblede l’humanité.

Pourtant, la violence et le conflit sont partout présents,l’humanité, voire la chrétienté, toujours aussi divisée. En1457, sous la menace de l’autorité politique, Nicolasquitte son palais épiscopal pour se réfugier à l’extrémitéde son diocèse, au château de Buchenstein. Il y rédige en1458 une nouvelle méditation, le De beryllo 2, autrementdit La Loupe, soulignant les capacités de l’esprit humainqui, par la puissance de sa production mentale, estcapable de participer de façon analogique à la mensdivina et, par cette voie, de surmonter l’éclatement duréel, comme si la coïncidence des opposés et la docteignorance étaient en définitive la condition même del’inventivité artistique et technique à laquelle Nicolas deCues n’a jamais cessé de s’intéresser tout au long deson œuvre.

1. Le Tableau ou la Vision de Dieu, éd. et trad. A. Minazzoli, Cerf,1986. Sur les circonstances de sa rédaction, voir infra, p. 29.

2. Sur les circonstances de sa rédaction, voir infra, ibid.

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Les dernières années du cardinal seront romaines,auprès de Nicolas V, dont il est secrétaire aux Brefs etqu’il accompagne dans son inventaire des vestiges de laRome antique, que le pape a entrepris de sauvegarder,puis auprès de Pie II, son ami, l’humaniste siennoisÆneas Silvio Piccolomini, dont il devient le plus prochecollaborateur. Le cardinal de Cues eût voulu réformer legouvernement de l’Église, ainsi qu’une curie trop ouverteaux intrigues, rendre sa dignité à une hiérarchie trop car-riériste, restituer sa sacralité à la liturgie ; il se heurte àl’incompréhension. À Pie II, obsédé par une croisadedont il ne parvient pas à réunir les forces, il inspire unelettre pour Mahomet II auquel il propose le partage dumonde à condition que le sultan fasse allégeance auSaint-Siège. La lettre restera sans réponse ; faute de solu-tion négociée, il fallait préparer la guerre. C’est au milieude cette agitation que Nicolas le pacifique, terrassé parla fièvre, rend l’âme le 11 août 1464, dans la cité francis-caine de Todi, tandis que Pie II meurt trois jours plustard à Ancône, dans l’attente des navires coalisés. Il laissede ces dernières années quelques sermons et traités, mar-qués d’une foi sereine en un Dieu qui répugne à toutealtérité : Dieu est le Non-Autre, la pure identité dans saplus haute simplicité, ce à quoi rien ne s’oppose. Ce quiest vrai de Dieu l’est aussi de sa créature considérée enson principe, car « ce n’est pas l’altérité qui nous aconféré notre être 1 » : la coïncidence des opposés connaîtainsi son plus haut point d’exhaussement dans le Non-Autre (De non aliud) 2. Le cardinal a enfin trouvé la paix.

Il reste une plaque tombale dans la basilique romainede Saint-Pierre-aux-Liens, non loin de laquelle, un jour,on plaça le Moïse de Michel-Ange. Voici pour le cham-pion de la vérité. Il reste aussi un reliquaire renfermant

1. Nicolas de Cues, De æqualitate (L’Égalité), III, 10-17, in Operaomnia (Œuvres complètes), t. X, opuscule 2/1, éd. H.G. Senger, Ham-bourg, Felix Meiner Verlag, 2001, p. 6-7.

2. Du Non-Autre, éd. et trad. H. Pasqua, Cerf, 2002.

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le cœur du cardinal, pieusement conservé dans l’hospicequ’il avait fait construire pour trente-trois vieillards danssa ville natale de Kues. Voilà pour celui qui ne voulaitpas de différences entre les hommes, tous embrassés dansleur singularité la plus propre par le même regard deDieu. Enfin, il reste surtout le geste philosophique quiaccomplit la modernité, en affranchissant le savoir duprincipe de non-contradiction et en haussant la menshumana, image de la mens divina, à la mesure de l’infini.Nicolas de Cues fraye ainsi une voie, à travers les désertsdu relativisme et du scepticisme naissants, pour ceux quiont encore la passion de la vérité.

La docte ignorance ou le savoir de l’infini

Pour bien apprécier les enjeux et la cohérence dutraité, il convient de ne pas se méprendre sur le sens véri-table de la « docte ignorance ». Elle n’est en rien un motd’ordre sceptique, mais porte au contraire la métaphy-sique à son paroxysme. Si elle prend certes la mesure deslimites de l’esprit humain, c’est pour mieux lui donnerles moyens, à travers la méthode qu’elle constitue, de sedépasser afin d’accéder à une connaissance approchée del’infini en acte, de la totalité infinie du réel, interprétéeici comme infinité divine et ontologie maximale 1. Nico-las de Cues part de ce constat banal : l’esprit humain estfini, tandis que son objet est infini. Or, comme il le notedès les premières lignes de son ouvrage, il n’y a pas deproportion du fini à l’infini, car « l’infini échappe à touteanalogie 2 ». L’adéquation entre l’esprit et son objet quesuppose toute connaissance précise ne peut donc être pro-duite par l’esprit humain. Plus l’esprit se rapporte àl’infini, plus il se convainc de l’impossibilité d’en avoirquelque connaissance. L’infini se manifeste de manièrenégative, par la façon dont il transcende nos puissances

1. La Docte Ignorance, I, 2.2. Ibid., I, 1.

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cognitives : ce que nous en connaissons, c’est que nousne pouvons pas le connaître. Dès lors, le problème estsimple : comment dans ces conditions ne pas désespérerd’atteindre à la vérité ? Ce qu’on eût cru pierre d’achop-pement va, en fait, inspirer une nouvelle conception dela vérité que Nicolas de Cues poursuivra jusqu’au der-nier jour, puisque, à trois mois de sa mort, il écrit encore :« Autrefois, je croyais qu’il fallait plutôt chercher la véritédans l’obscurité. Mais la vérité est d’une grande puis-sance. Le pouvoir lui-même rayonne clairement en elle.Elle crie sur les places… Elle se montre avec une grandecertitude. Elle est facile à trouver partout 1. »

Si l’infini ne se laisse pas connaître directement, il acependant une incidence sur la connaissance : il se mani-feste dans la coïncidence des opposés qu’illustre si bienl’expression même de « docte ignorance ». La coinciden-tia oppositorum constitue la véritable invention spécula-tive de Nicolas de Cues, sa découverte archimédienne. Ceprincipe affirme qu’en Dieu les opposés coïncident, desorte que l’infinité divine ne peut s’atteindre qu’au-delàdes oppositions qui structurent la raison. Ainsi, c’estparce que Dieu est le minimum de l’être qu’il en est aussile maximum. Il en est le minimum parce qu’il est au-delàde tous les êtres, mais il en est aussi le maximum, car illes contient et les enveloppe tous 2. De même, c’est parcequ’il est l’Être de toutes choses que Dieu n’est rien enparticulier et qu’il s’identifie simultanément au non-être.C’est parce qu’il est dans un mouvement infini qu’ils’apparente au repos. Ainsi, chacune des déterminationspar lesquelles la raison tente d’appréhender le Principese renverse en son contraire, une fois portée à l’infini.Nicolas de Cues a l’audace d’affirmer que l’infinité divinene respecte pas le principe de non-contradiction, dont la

1. Cité par Kurt Flasch, Initiation à Nicolas de Cues, adaptationfrançaise de J. Schmutz et M. Corrieras, Fribourg et Paris, AcademicPress Fribourg et Cerf, 2008, p. 113.

2. La Docte Ignorance, I, 4.

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formulation, rappelons-le, remonte à Aristote : « Il estimpossible que le même appartienne et n’appartienne pasen même temps à la même chose et du même point devue 1. » La validité de ce principe de non-contradictionn’est pas réfutée par Nicolas de Cues, mais seulementrelativisée ou régionalisée. Il n’est valide que dans l’ordredu créé et du fini, mais non pas pour le principe illimité.« Les oppositions ne conviennent qu’aux choses suscep-tibles de plus et de moins, et qui se rapportent les unesaux autres sur le mode de la différence ; mais elles neconviennent en aucune façon au maximum au sensabsolu du terme, puisque celui-ci est au-dessus de touteopposition 2. » La relativisation du principe de non-contradiction ne produit donc pas la fin de tout discoursrationnel, mais conduit à un étagement des régions del’être et de la connaissance. Le régime ontologique del’infini en acte assume quant à lui la contradiction ration-nelle. L’infini ne laisse aucune détermination en dehorsde lui qui pourrait le limiter ; il intègre et unifie danssa simplicité les déterminations que la raison se doit dedistinguer. Il n’est pas l’objet d’une connaissance ration-nelle, mais celui d’une visée intellectuelle par la voie dela docte ignorance.

Loin de signer l’effondrement de tout savoir, la docteignorance permet de théoriser un élément essentiel denotre modernité, du chancelier Bacon à Karl Popper : laconception d’un savoir approximatif, évolutif, indéfini-ment perfectible, comme l’illustre l’exemple de la quadra-ture du cercle définie comme l’approximation de lacirconférence par le polygone multipliant ses côtés àl’infini 3. Certes, le savoir humain n’est jamais qu’approxi-

1. Aristote, Métaphysique, Γ, 3, 1005b18-20, éd. et trad. M.-P. Dumi-nil et A. Jaulin, GF-Flammarion, 2008.

2. La Docte Ignorance, I, 4.3. « Si le polygone ressemble de plus en plus au cercle à mesure que

ses angles inscrits sont plus nombreux, jamais pourtant, quand bienmême on les multiplierait à l’infini, il ne deviendra égal à celui-ci […] »(ibid., I, 3).

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matif et conjectural, comme le Cusain s’en expliquera endétail dans son traité Les Conjectures. L’esprit en effettente d’approcher une connaissance précise sans jamaispouvoir se terminer en elle. L’inadéquation de l’esprithumain conditionne cependant sa perfectibilité. Et lathéologie n’échappe pas à la règle. Toutefois, celle-ci n’estpas seulement conjecturale, elle est aussi supra-ration-nelle. Cela condamne-t-il la théologie à l’arbitraire ?Nicolas de Cues expose au contraire la possibilité d’uneconnaissance symbolique de l’infini au moyen précisé-ment de la docte ignorance. Il s’agit de la transsomption,qui procède par infinitisation mentale des figures géomé-triques et dont l’exposé s’étend sur pas moins de qua-torze chapitres, du chapitre 11 au chapitre 24 du livre I.Au rebours de l’activité rationnelle qui entend identifierune réalité en la subsumant sous un concept connu, latranssomption rapporte une détermination finie à l’infinipour tenter de figurer celui-ci approximativement. Ils’agit d’une connaissance « en miroir et par énigme 1 »qui vise l’infini à travers la modification, par passage àla limite, des éléments sensibles ou rationnels. Cetteconnaissance symbolique sera d’autant plus rigoureusequ’elle prendra comme point de départ des figuresrationnelles : « Il nous est possible d’utiliser de façonassez adéquate le langage mathématique en raison de sonirréfragable certitude, puisque nulle autre voie ne nousest ouverte pour accéder aux choses divines que les sym-boles 2. » Et c’est à cette fin que Nicolas de Cues décided’employer des figures géométriques, tels la ligne, letriangle, le cercle, la sphère.

La transsomption procède en deux temps ou selondeux paliers : elle produit une première infinitisation fic-tive, interne aux mathématiques, des figures géomé-triques (passage de la ligne finie à la ligne infinie, dutriangle fini au triangle infini, du cercle fini au cercle

1. Ibid., I, 11, d’après I Corinthiens, XIII, 12.2. Ibid., I, 11.

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infini, etc.), puis, à partir de cette première infinitisation,elle opère une seconde infinitisation, externe cette fois, enrapportant les propriétés de ces figures infinitisées à despropriétés théologiques de l’infinité divine. Nicolas deCues commence ainsi par infinitiser la ligne. Il déduitrapidement que la ligne infinie est droite (à mesure quele diamètre d’un cercle s’accroît, le degré de courbure desa circonférence décroît). Il montre au cours des cha-pitres suivants que cette ligne infinie se confond avec letriangle, le cercle et la sphère infinis. L’infinitisation men-tale des figures de la raison permet à l’intellect d’entre-voir la coïncidence des opposés. Assignant à chaquefigure infinitisée un sens théologique (la ligne symbolisel’Essence, le triangle la Trinité, le cercle l’Unité, la sphèrel’Existence en acte), Nicolas de Cues reconstruit unethéologie sur la base d’une considération de l’infini. Àpartir de La Docte Ignorance, Nicolas de Cues proposeraainsi, dans nombre de ses traités, ce genre de « conjec-tures » théologiques pour tenter de se figurer mentale-ment l’infinité divine incompréhensible 1.

La Docte Ignorance élève ainsi les mathématiques aurang de nouveau paradigme. Elle propose en effet defaire reposer la théologie de l’infini et le système méta-physique non plus sur l’organon de la logique aristoté-licienne, mais sur les mathématiques. Revient enparticulier à plusieurs reprises le thème de la quadraturedu cercle, à laquelle Nicolas de Cues consacrera un cer-tain nombre de ses recherches 2 et qui constitue un opéra-teur conceptuel fondamental pour comprendre aussi bienla coïncidence des opposés ou la connaissance parapproximations et conjectures que la christologie 3. Plus

1. Que l’on songe à l’angle infini du De beryllo (La Loupe), à latoupie du Trialogus de possest (Dialogue à trois sur le pouvoir-est), audispositif pictural du De visione Dei (Le Tableau ou la Vision de Dieu)ou à la circulation financière dans le De ludo globi (Du jeu de la boule).

2. Sur toutes ces questions, voir Nicolas de Cues, Les Écrits mathé-matiques, éd. et trad. J.-M. Nicolle, Honoré Champion, 2007.

3. Voir infra, p. 22.

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généralement, Nicolas de Cues, dès les premiers chapitresde La Docte Ignorance, affirme la valeur paradigmatiquedu nombre pour la connaissance humaine. Après avoirrappelé que toute connaissance consiste en une analogie,il ajoute : « L’analogie exprime en une même chose à lafois le même et l’autre, et de ce fait ne peut se com-prendre sans le nombre. Dès lors, le nombre embrassetout ce qui est susceptible d’analogie. Le nombre en effet,qui produit l’analogie, se trouve non seulement dans laquantité, mais en tout ce qui de quelque façon, substan-tiellement ou accidentellement, peut à la fois s’accorderet différer 1. » Ainsi, le nombre ne concerne plus seule-ment le traitement de la quantité pure, il permet dedécrire rigoureusement toutes les complexités qui intè-grent du même et de l’autre. Il ne s’agit pas d’identifierpuis de classer des formes substantielles selon le genre etl’espèce, mais d’établir des réseaux de proportionnalitésqui traduisent fidèlement les relations entre les êtres. Laconnaissance est réinterprétée comme une activité fonda-mentale de mesure, ce qui détache le savoir de l’ordreclos des significations pour l’ouvrir au progrès indéfinides approximations. Dans ce contexte, les disciplinesmathématiques permettent de mieux connaître l’univers,car elles sont ce qu’il y a de plus proche de l’art divin :« Dans la création du monde, Dieu a fait usage de l’arith-métique, de la géométrie, de la musique ainsi que del’astronomie, arts que nous utilisons aussi lorsque nouscherchons les proportions des choses, des éléments et desmouvements 2. » Les arts du quadrivium deviennent ainsiles disciplines de la physique.

La spéculation sur l’infini, que permet la docte igno-rance, conduit, au livre II, à un renouvellement radicalde la cosmologie des Anciens. Par une pure déductionmétaphysique, Nicolas de Cues abolit le cosmos aristoté-licien. La structure générale de l’univers est comprise

1. La Docte Ignorance, I, 1.2. Ibid., II, 13. Voir aussi, sur le quadrivium, II, 1, p. 233, note 2.

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comme une contraction de l’infinité divine. L’univers estle développement (explicatio) de ce dont Dieu est l’enve-loppement (complicatio). De nature théophanique, l’uni-vers est la manifestation de l’unité infinie dans ladiversité. Si le Principe est illimité, il ne saurait exprimersa puissance dans un univers clos. Pour autant, il n’existequ’un seul infini en acte, à savoir Dieu. Dès lors, l’universcusain, s’il est bien infini, est, au contraire de Dieu, uninfini en puissance, un « infini sur le mode de la priva-tion 1 », qui n’est pas actuellement illimité, mais dont leslimites peuvent être indéfiniment repoussées. Cette inven-tion cosmologique dépasse à bien des égards la querellepostérieure sur l’héliocentrisme que provoquera l’hypo-thèse copernicienne. Car ce qui est en jeu dans la cosmo-logie cusaine concerne non seulement la position et lemouvement relatifs du Soleil et de la Terre, mais bien lastructure générale de l’univers. Ce dernier est conçucomme une totalité infinie en puissance et en anamor-phose, dans laquelle tout mouvement est relatif. La dis-tinction entre les mondes infralunaire et supralunaireperd son sens (pour des raisons non pas physiquescomme chez Galilée, mais métaphysiques), tout commecelle entre centre et périphérie. Reprenant la fameuse sen-tence du Livre des vingt-quatre philosophes, « Dieu estune sphère dont le centre est partout et la circonférencenulle part 2 », Nicolas de Cues la transpose de Dieu àl’univers : « Et c’est pour cette raison que chacun, qu’ilse trouve sur la Terre, sur le Soleil ou sur une autre étoile,aura toujours l’impression de se tenir en un centre quasiimmobile pendant que toutes les autres choses lui sem-bleront en mouvement, si bien qu’à coup sûr les pôlesqu’il se fixera seront invariablement autres selon qu’ilsera sur le Soleil, sur la Terre, sur la Lune, sur Mars, etc.De là vient que la machine du monde aura, pour ainsi

1. Ibid., II, 1.2. Le Livre des vingt-quatre philosophes, éd. et trad. F. Hudry, Gre-

noble, Jérôme Millon, 1994, p. 93.

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dire, son centre partout et sa circonférence nulle part,puisque son centre et sa circonférence sont Dieu, qui estpartout et nulle part 1. » L’univers forme un tout, indé-fini, qui n’est pas susceptible d’être embrassé par unregard particulier, puisqu’il est la totalité de ces regardsparticuliers. On ne peut donner une figure à l’univers :« Supposons ainsi que quelqu’un soit situé sur la Terreet sous le pôle Arctique et quelqu’un d’autre au pôleArctique même : si à celui qui est sur Terre le pôle appa-raissait au zénith, à celui qui est au pôle, c’est le centrequi à son tour apparaîtrait au zénith. […] Où qu’il soitsitué, chacun croit être au centre. Enveloppe ensemble cesdiverses imaginations, de sorte que le centre soit zénith etinversement, et alors par l’intellect, servi seulement parla docte ignorance, tu vois qu’il est impossible de saisir lemonde, son mouvement et sa figure, puisqu’il apparaîtracomme une roue dans une roue et comme une sphèredans une sphère, n’ayant nulle part ni centre ni circonfé-rence 2. » De même, notre planète n’est plus un astredéchu en raison de sa pesanteur au centre de l’univers :« La Terre est donc une étoile noble 3. » La docte igno-rance revalorise le site humain dans la Création. Toutechose, quel que soit son rang, exprime également l’infi-nité divine.

La docte ignorance nous conduit en définitive àl’accomplissement spirituel de l’homme dans la christo-logie du livre III. Cette spéculation sur l’infini et sur lesmodalisations du maximum ontologique dans la Créa-tion permet de concevoir le Christ comme l’union del’infini et du fini, ou encore, pour reprendre les termes deNicolas de Cues, comme le « maximum contracté 4 ». Ladéduction qui s’engage permet de définir le Christcomme l’« Homme maximum 5 », qui résume et réalise

1. La Docte Ignorance, II, 12.2. Ibid., II, 11.3. Ibid., I, 12.4. Ibid., III, Prologue.5. Ibid., III, 4.

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en lui toutes les virtualités (sensibles, rationnelles, intel-lectuelles) de la Création. Cette christologie – associée àla cosmologie infinitiste – propose donc une exaltationde l’homme et de ses réalisations. À travers Nicolas deCues, le thème, cher à la devotio moderna, de l’ImitatioChristi se transforme radicalement pour annoncer lesgrands traités de l’humanisme italien du Quattrocento,De la dignité et de l’excellence de l’homme (De dignitateet excellentia hominis, 1452) de Giannozzo Manetti, puisle Discours sur la dignité de l’homme (Oratio de hominisdignitate, 1486) de Pic de la Mirandole 1. Selon Nicolasde Cues, c’est en s’efforçant de concevoir de façonconjecturale, dans la docte ignorance, les infinités divineet cosmologique que l’homme est amené à s’assimilertoujours davantage au Christ. Reprenant une nouvellefois l’analogie de la quadrature du cercle, il affirme que,dans le Christ, « c’est comme si la nature humaine étaitle polygone inscrit dans le cercle, et la nature divine, lecercle ; si le polygone doit être maximal au point qu’il nepeut être plus grand, il ne subsisterait absolument pluspar lui-même en ses angles finis, mais dans la figure ducercle, de sorte qu’il n’aurait plus de figure spécifique desubsistance, de figure que l’on pût, même mentalement,séparer de la figure éternelle du cercle 2 ». La figure ducercle et de son polygone inscrit symbolise les rapportsde l’homme à Dieu dans le Christ, comme elle avait déjàsymbolisé celui des conjectures à la vérité 3.

On ne saurait enfin négliger la portée ecclésiologiquede la conception approximative et relative de la véritéabsolue que défend La Docte Ignorance, de cette relativitéqui postule et maintient l’existence de l’absoluité de lavérité. La docte ignorance permet en effet à Nicolas de

1. Giannozzo Manetti, De dignitate et excellentia hominis, éd.E.R. Leonard, Padoue, Antenore, 1975. Jean Pic de la Mirandole, Dela dignité de l’homme, in Œuvres philosophiques, éd. et trad. O. Boulnoiset G. Tognon, PUF, 1993.

2. La Docte Ignorance, III, 4.3. Voir supra, p. 18.

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Cues de justifier une véritable théologie œcuménique sus-ceptible de relire l’histoire de la Révélation et d’intégrerles différentes confessions ou religions comme autant derévélations partielles du Dieu infini et indéfinissable 1.Dès La Docte Ignorance, Nicolas de Cues met en placela possibilité théorique d’une religion universelle capablenon seulement de réunifier la chrétienté, mais aussi deréunir les différentes religions sur la base de cette égalitéà l’infini de ce qui, dans le fini, ne saurait être que dispa-rité. Cet œcuménisme est sans aucun doute la motivationprofonde de Nicolas de Cues, déjà chargé par le papedans le cadre du concile de Ferrare-Florence (1437-1439)de contribuer à la réunification des deux Églises, catho-lique et orthodoxe. Il exposera explicitement son projetdans De l’esprit (De mente, 1450) et surtout dans La Paixde la foi (De pace fidei). Ce dernier traité imagine uncolloque céleste dans lequel le verbe de Dieu et lesapôtres Pierre et Paul discutent avec des représentantsdes principales nations de son temps : un Grec, un Ita-lien, un Arabe, un Indien, un Chaldéen, un Juif, unScythe, un Français, un Persan, un Espagnol, un Turc,un Allemand, un Tartare, un Arménien, un Bohémien etun Anglais. Nicolas de Cues tente d’établir qu’au-delàde la « diversité des rites religieux » les hommes n’ontqu’une seule et même religion, une religion de la raisonqu’il appartient aux philosophes, en chaque nation, dedégager de la diversité des croyances et des cérémonies.Una religio in rituum diversitate. La « coïncidence desopposés » trouve dans le dialogue interconfessionnel unnouveau champ d’application.

Sous le couvert de la docte ignorance et de la métaphy-sique de l’infini qui l’accompagne s’affirme ainsi uneconception de l’homme et de la Terre qui fait le pontentre le néoplatonisme antique et la modernité huma-niste, comme à son tour Marsile Ficin s’y essaiera un

1. Ibid., I, 25.

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demi-siècle plus tard, il est vrai sous une tout autre formeet avec de tout autres objectifs.

Le temps des polémiques

Peu de textes auront suscité autant de critiques et depolémiques aussi diverses que La Docte Ignorance, traitéqui s’est vu, une génération durant, de sa publication en1440 jusqu’au début des années 1460, dénoncer pourtout et son contraire, comme si le texte lui-même vérifiait,à son corps défendant, la coïncidence des opposés. JeanWenck de Herrenberg, recteur de l’université d’Heidel-berg, tenant de la scolastique traditionnelle et dignereprésentant de la culture universitaire de son temps, luireproche, dans D’une littérature d’ignorant (De ignota lit-teratura, 1442), qui se veut une réfutation en règle de LaDocte Ignorance, son anti-intellectualisme, la transgres-sion grossière de la logique aristotélicienne et de sonprincipe de non-contradiction dont témoignent bien, ilest vrai, la coïncidence des opposés et, d’une façon plusgénérale encore, l’art du paradoxe philosophique auquelNicolas de Cues se complaît si souvent, tandis que lesécoles monastiques et, en particulier, les tenants de lamystique carthusienne (c’est-à-dire relative à l’ordre desChartreux), dénonceront un peu plus tard l’excès d’intel-lectualisme dont fait preuve Nicolas de Cues dans sonapproche de la nescience (c’est-à-dire la science de celuiqui ne sait rien), reprochant à son ignorance d’être préci-sément une docte ignorance, à savoir une mystique spécu-lative et savante.

Ces critiques, diverses dans leur origine institutionnellecomme dans leur contenu intellectuel, démontrent à ellesseules l’importance de La Docte Ignorance et de sesrépercussions spirituelles dans une Europe encore forte-ment ébranlée par la crise de l’Église. C’est que Nicolasde Cues, à travers son ouvrage, propose une synthèseinédite du savoir et de la religion, qui bouscule les par-tages traditionnels pour donner une véritable base

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métaphysique à la théologie négative 1, et mieux encorepour réconcilier la théologie spéculative (élaborée aumoyen d’arguments philosophiques et rationnels) et lathéologie mystique (fondée sur l’amour de Dieu et sur leperfectionnement des vertus théologales et cardinales),faisant de la sorte converger les différentes cultures spiri-tuelles de l’Église au service de sa refondation.

Par sa position médiane entre l’intellectualisme scolas-tique et la dévotion mystique 2, La Docte Ignorance appa-raît comme le pendant doctrinal de la synthèseecclésiologique, que Nicolas de Cues avait auparavantproposée dans sa première œuvre importante, La Concor-dance catholique : il s’agit pour lui d’unir par la docteignorance les différentes spiritualités dans une doctrineenglobante, nous dirons même dans une « théologietotale et universelle », de même que, par La Concordancecatholique, il aspire à rassembler les diverses parties duclergé dans une Église universelle et authentiquementcatholique, dont la docte ignorance serait chargée aprèscoup de poser les conditions métaphysiques de possibi-lité. Les deux projets, ecclésiologique et spirituel, appa-raissant ainsi étroitement liés.

Cependant, en vue de fonder cette « théologie totale »au service d’une Église totale, autrement dit « catho-lique » et donc, comme le veut l’étymologie, « univer-selle », Nicolas de Cues est amené à révolutionner lesfondements de la théologie dans sa dimension aussi bien

1. Théologie qui prédique Dieu uniquement au moyen de négations.Voir infra, I, 18, p. 229, note 5.

2. Dévotion mystique dont on ne soulignera jamais assez l’impor-tance dans la vie de l’Église à l’époque du Grand Schisme, comme entémoigne à cette époque l’influence des Frères de la vie commune etdes continuateurs de Ruysbroeck, mais aussi, dans un cadre beaucoupplus institutionnel, du chancelier Gerson ou encore des grandes figuresféminines de la mystique : sainte Brigitte de Suède, sainte Catherine deSienne, canonisée en 1461… Sans oublier, au cœur de cette question, latradition carthusienne initiée au XIIIe siècle par Hugues de Balma etreprésentée à l’époque de Nicolas de Cues par Denys le Chartreux.

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négative qu’affirmative, pour reprendre la distinction quistructure les trois derniers chapitres du livre I. La DocteIgnorance vise en définitive à mieux articuler philosophieet mystique. Ce qui passe par une double démarche.Dans un premier temps, il s’agit de mettre la philosophieau service d’une véritable expérience mystique, de façonbien plus intense que ce que propose la scolastique. Etc’est ce à quoi Nicolas de Cues s’attachera à partir desannées 1450 dans un certain nombre de textes quiinsistent sur les potentialités mystiques de La Docte Igno-rance, tel en particulier Le Tableau ou la Vision de Dieu.Dans un second temps, l’enjeu est de justifier théorique-ment et philosophiquement l’expérience mystique pourempêcher qu’elle ne devienne arbitraire et divagante.Cette double démarche définit ainsi une problématiquequi deviendra centrale au siècle suivant, dans le cadre dela Réforme tridentine.

Une telle entreprise n’est pas sans comporter un cer-tain nombre de dangers, qui n’échappent pas aux détrac-teurs de Nicolas de Cues. Le danger de la théologietotale, sa solution de facilité, c’est le panthéisme, qui estle degré zéro de la théologie totale. Pour Jean Wenck,c’est bien là le crime principal de La Docte Ignorance.En effet, la coïncidence des opposés, dont Wenck a biencompris au demeurant quel rôle pivot elle jouait dansle système cusain, conduit, selon son interprétation, aupanthéisme, en entraînant la suppression de toute dis-tinction intrinsèque en Dieu entre les trois personnes dela Trinité (ce que Wenck appelle en l’occurrence la« confusion des personnes divines », confusio divinarumpersonarum) ainsi que celle de toute distinction extrin-sèque entre Dieu et le monde. De fait, une lecture super-ficielle de La Docte Ignorance semble bien justifierl’accusation du recteur d’Heidelberg : la fameuse formuled’Anaxagore « Tout est dans tout », à laquelle Nicolasde Cues consacre un chapitre entier (II, 5), la présencede Dieu en toutes choses par l’explicatio et la présencede toutes choses en Dieu par la complicatio ont bien une

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odeur de panthéisme. L’accusation est grave, car elle assi-mile l’« Hercule » d’Eugène IV, le défenseur de la pri-mauté du pape sur le concile, aux sectes hérétiques desbeghards ou des lollards contre lesquelles Rome ne cessede jeter l’anathème depuis le début du XIVe siècle.

Au panthéisme dont on l’accuse, Nicolas de Cuesoppose, dans son Apologie de la Docte Ignorance écriteen 1449 1, l’argument panenthéiste : Dieu est bien l’êtrede tout, mais il l’est sur un mode tel qu’il n’est rien detout ce qui est. S’il est bien l’être formel (esse formale)du monde, c’est en tant qu’être absolu (ens absolutum),et non pas en tant qu’être commun (ens commune) selonl’expression formulée par Duns Scot. Nicolas de Cuesprétend ainsi préserver la transcendance au cœur mêmede l’immanence. Dieu est présent en chaque créature surun mode qui n’est pas celui de la créature : il est présenten chaque lieu sur un mode qui n’est pas local, danschaque étant sur un mode non ontique. Tel est le sensque prend ici l’absolu. Nicolas de Cues, dans son Apolo-gie de la Docte Ignorance, écrit :

Notre adversaire [Jean Wenck] ne semble pas avoir com-pris ce que tu as voulu dire avec la coïncidence des opposés.Car, comme tu l’as entendu, il t’attribue, quoique fausse-ment, l’assertion selon laquelle la créature coïncide avec leCréateur et il combat cette thèse.

Et le Cusain de poursuivre, en guise de réponse àJean Wenck :

Que tout soit précontenu en Dieu comme le causé dans sacause n’implique pas pour autant que le causé soit la cause,quoique le causé précontenu dans la cause ne soit riend’autre que la cause […]. Certains ont pris prétexte desparoles du grand Denys [l’Aréopagite, ou pseudo-Denys]pour soutenir que tout est Dieu, parce que celui-ci déclaredans La Hiérarchie céleste que Dieu est l’Être de tout. Mais

1. C’est-à-dire après son élévation au cardinalat, comme si Nicolasde Cues avait attendu d’avoir conforté son assise institutionnelle avantde relancer une polémique aussi dangereuse.

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TABLE

Présentation .............................................................. 7Histoire du texte ....................................................... 34

LA DOCTE IGNORANCE

Épître introductive.................................................... 39Lettre de l’auteur à son maître, le cardinal Julien.... 41

LIVRE PREMIER ................................................... 43LIVRE II ................................................................. 103LIVRE III................................................................ 165

Notes.......................................................................... 217Chronologie ................................................................ 263Bibliographie .............................................................. 265

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N° d’édition : L.01EHPNFG1276.N001Dépôt légal : mars 2013