LA DISTINCTION Assimilation Les ronces d’acier · Ce n’est pas parce que je me suis égarée...

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A VRIL 2002 L A D ISTINCTION — 1 L A D ISTINCTION SOCIALE — POLITIQUE — LITTÉRAIRE ARTISTIQUE — CULTURELLE — CULINAIRE L A D ISTINCTION Publication bimestrielle de l’Institut pour la Promotion de la Distinction case postale 465 1000 Lausanne 9 Y-mêle: [email protected] Vouèbe: www.distinction.ch Abonnement : Frs 25.– au CCP 10–22094–5 Prix au numéro : Suisse : 4.35 francs Europe hors zone franc : 2.90 e Collaborèrent à ce numéro : Jean-Frédéric Bonzon Anne Bourquin Büchi Jean-Christophe Bourquin Théo Dufilo Iris Jacquet Jensen Sado Masette Gil Meyer Henry Meyer Claude Pahud Boris Porcinet Marcelle Rey-Gammay Laurent Sambo Schüp Cédric Suillot Josette Suillot Marcelin Switch Monique Théraulaz Trasimeno Zama 89 Si vous pouvez lire ce texte, cest que vous nêtes pas abonné(e). Quattendez-vous pour le faire ? Frs 25.– au CCP 10–220 94–5 «Strc ˇ prst skrz krk !» (Enfonce-toi le doigt dans la gorge, en tchèque) 27 avril 2002 paraît six fois par an quinzième année JAB 1000 Lausanne 9 Annoncer les rectifications d'adresse Une coopérative autogérée, alternative. Une librairie indépendante, spécialisée en sciences sociales et ouverte sur dautres domaines. Un service efficace et rapide. Un rabais de 10 % aux étudiants et de 5 % à ses coopérateurs. (Publicité) LIBRAIRIE BASTA! Petit-Rocher 4, 1003 Lausanne, Tél./fax : 625 52 34 / E-mail : [email protected] Ouvertures : LU 13h30-18h30, MA-VE 9h00-12h30, 13h30-18h30, SA 9h00-16h00 Librairie Basta! - Dorigny, BFSH 2, 1015 Lausanne, Tél./fax/répondeur 691 39 37 Ouvertures : du lundi au vendredi, de 8h30 à 17h30 B A S T A ! NOMINATIONS POUR LE GRAND PRIX DU MAIRE DE CHAMPIGNAC 2002 «Parmi les mauvais payeurs poursuivis par les sociétés de recouvrement, deux groupes ravissent la première place: les hommes entre 45 et 55 ans ; et les femmes (souvent chefs de famille) en - tre 30 et 40 ans. Nathalie appartient à la deuxième catégorie.» Sabine Pirolt, journaliste classificatrice, in LHebdo, 13 décembre 2001 «Le choix de lunité de sanction utilisée par les juges influence de manière si - gnificative la durée des peines pronon - cées. Les peines prononcées en an - nées sont en effet toujours plus longues que celle prononcées en mois, en se - maines ou en jours.» André Kuhn, professeur de droit à lUniversité de Lausanne, lettre aux 650 juges sélectionnés aléatoirement dans le but de participer à létude scientifique intitulée : “Le prononcé des peines en Suisse”, décembre 2001 «Plus de concurrence peut signifier moins de protection, et plus de protec - tion peut signifier moins de concurren - ce. Une certaine prudence simpose.» Jean-Philippe Maître, conseiller national PDC-GE, in Le Temps, 15 janvier 2002 «Quelque part dans le monde et dans lhistoire, à mi-chemin entre Cléopâtre et Lara Croft, Carla Del Ponte se sera battue.» Ariane Dayer, rédactrice en chef, in LHebdo, 5 juillet 2001 «Béjart a toujours ce regard incroyable. Perçant, transperçant, perspicace et bienveillant à la fois. Ce regard ne peut pas être celui dun homme qui se con - tente de donner à voir ce que beaucoup de spectateurs se contentent de regar - der.» Yvette Jaggi, voyante extra-lucide, in Le Matin, 9 décembre 2002 «Un bon dirigeant peut avoir un impact énorme sur la marche des affaires. Sa r é m u n é r a t i o n ? Cest le total de ce quon lui verse moins ce quil fait ga - gner à lentreprise.» Pierre Lamunière, président et administrateur délégué dEdipresse, in Le Temps, 2 février 2002 «Mon premier réflexe a été de lui de - mander sil avait fait du mal à un enfant, à un être humain ou à un animal.» Lolita Morena, à propos de son Eddy chéri, in Le Matin, 3 février 2002 Chaque semaine ou presque, toute l'actualité lémanique et mondiale sur www.distinction.ch Couronne d’épines Les ronces d’acier À première vue, vous pourriez croire que la photo ci-contre n’était destinée qu’à attirer votre at- tention. Auriez-vous, hypocri- te lecteur, indignée lectrice, lu ce début d’article sans ce por- trait de la protubérante Pa- mela Anderson ? Pourtant, un détail présente un lien ténu avec le livre d’Olivier Razac, sévère essai de sciences hu- maines qui méritait une pré- sentation plus sexy que son austère couverture argentée. L’actuelle madone des ca- mionneurs arbore en effet de- puis quelques années un ta- touage en forme de fil de fer barbelé sur son épaule gau- che. D’où vient-il, ce petit câble métallique hérissé, qui éveille en nous tant d’effrois ? Un brevet déposé en 1874 par un fermier de l’Illinois confirme une fois de plus la force des idées simples: deux fils de fer, au lieu d’un seul comme l’avaient imaginé tous ses prédécesseurs, permettent, en les torsadant, de conserver une certaine tension tout en maintenant en place les bar- bes biseautées, produites avec le même matériau de base. Ce fil, facile à produire en grande quantité, permettra de diviser les immenses espaces du Middle West, pauvres en bois et en pierres, dénués de mu- rets, fossés et autres bocages par lesquels des générations de paysans ont façonné les paysages des vieux conti- nents. Sa première application a été abondamment illustrée au cinéma : il s’agissait, pour les fermiers américains, de re- pousser les bestiaux des grands éleveurs sans les bles- ser exagérément. Le barbelé servit très vite également à transformer la propriété col- lective des tribus indiennes en lopins individuels, à re- bours de leur culture et au nom de l’intégration dans la nation américaine des petits propriétaires. Le barbelé ja- lonne ainsi l’avance de la Frontière et le découpage des terres indiennes, leur réduc- tion aux badlands, leur mor- cellement, leur disparition. Attaché à sa démonstration, Razac passe sur les premières utilisations strictement mili- taires ; il vaut pourtant la pei- ne de les rappeler, car elles annoncent la suite et mon- trent qu’aucune puissance n’eut le monopole de la bruta- lité. Ce sont les Britanniques qui, lors de la guerre des Boers (1899-1902) vont enfer- mer des populations civiles dans des camps de concentra- tion (technique utilisée peu auparavant par les Espagnols à Cuba) cernés de barbelés. Dans les deux cas, la mortali- té –sans être l’intention pre- mière– est considérable. L’ar- mée de Sa Gracieuse Majesté va innover en quadrillant la steppe sud-africaine au moyen de milliers de kilomè- tres de fil de fer et de petits blockhaus pour contrer la guérilla des Afrikaners. Ce sera la première victoire de la guerre de position sur la guer- re de mouvement. Non loin de là, en 1905, la tribu des Here- ros de Namibie (80’000 per- sonnes) se verra pratique- ment anéantie par les troupes du général allemand von Tro- tha (resté célèbre pour son Vernichtstungbefehl ) puis par les pratiques esclavagistes des Konzentrationslagern (ce n’est pas un anachronisme, le mot est employé) qui suscite- ront l’indignation de l’opinion publique du deuxième Reich. Les États européens ne tar- dent pas à rapatrier sur leurs terres les pratiques barbares expérimentées dans les empi- res coloniaux. La guerre de 14-18 fait du barbelé un ac- cessoire indispensable de la tranchée, il est invulnérable aux bombardements et terri- fiant pour les assaillants, qu’il fixe sur place sous le feu de l’ennemi. Les récits de poilus narrent invariablement la sé- quence atroce du camarade resté pris dans les lacis de barbelés en plein no man’s land et dont chacun peut sui- vre l’agonie puis la décompo- sition, projection quotidienne de son propre devenir. Les réseaux barbelés, les trous de loup et les chevaux de frises vont ainsi marquer des millions d’hommes qui s’y voient pris comme des insec- tes sur du papier tue-mou- ches. Cela durera jusqu’à l’ap- parition du char d’assaut, qui va annuler leur importance pour les combats. Le fil d’acier à picots subsistera comme un outil essentiel pour le contrôle des civils en temps troublés… En électrifiant les barbelés, en plaçant des miradors à l’extérieur du double réseau, les nazis vont épurer encore le procédé. Parfois la ronce métallique est le camp à elle seule : des prisonniers soviéti- ques furent simplement en- tassés à la «belle» étoile dans un champ clôturé; le froid, la faim et la maladie y faisaient leur œuvre. Le génocide des juifs et des Tziganes, organisé comme une opération indus- trielle, atteint à la déshuma- nisation absolue : des «pièces», transportées en wagons à bes- tiaux, sont parquées dans des enclos avant d’être anéanties au gaz insecticide. Le barbelé était devenu le symbole des camps de la mort, un symbole tellement fort que son absence servit à certains pour nier l’existence des camps soviétiques : l’im- mensité des territoires servait de barrière invisible aux plus grands établissements du goulag et accentue encore au- jourd’hui la moindre visibilité que la victoire des alliés a fait peser sur le monde concentra- tionnaire soviétique. La deuxième partie du tra- vail de Razac essaie de cerner la notion de «gestion totalitai- re de l’espace». Le langage est parfois abscons, truffé qu’il (suite en page 4) Assimilation Avec l’UDC, Les mots sud-américains sont plus vite naturalisés que les individus Jean-Pierre Grin, responsable UDC sur la Riviera vaudoise, in Le Temps, 1er décembre 2001 Découvrez nos mots croisés Page 6

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AVRIL 2002 LA DISTINCTION — 1

LA DI S T I N C T I O NSOCIALE — POLITIQUE — LITTÉRAIRE

ARTISTIQUE — CULTURELLE — CULINAIRE

LA DISTINCTIONPublication

bimestrielle del’Institut pour laPromotion de la

Distinctioncase postale 4651000 Lausanne 9

•Y-mêle :

[email protected]èbe :

www.distinction.ch•

Abonnement :Frs 25.–

au CCP 10–22094–5Prix au numéro:

Suisse: 4.35 francsEurope hors zone franc :

2.90 eCollaborèrent à ce numéro:

Jean-Frédéric BonzonAnne Bourquin Büchi

Jean-Christophe BourquinThéo Dufilo

Iris Jacquet JensenSado Masette

Gil MeyerHenry MeyerClaude PahudBoris Porcinet

Marcelle Rey-GammayLaurent Sambo

SchüpCédric SuillotJosette Suillot

Marcelin SwitchMonique Théraulaz

Trasimeno Zama

89Si vous pouvez lire ce texte, c’est que vous n’êtespas abonné(e). Qu’attendez-vous pour le faire ?

Frs 25.– au CCP 10–220 94–5

«Strc prst skrz krk !»(Enfonce-toi le doigt dans la gorge, en tchèque)

27 avril 2002paraît six fois par an

quinzième année

JAB 1000 Lausanne 9Annoncer les rectifications d'adresse

Une coopérative autogérée, alternative.

Une librairie indépendante,

spécialisée en sciences sociales

et ouverte sur d’autres domaines.

Un service efficace et rapide.

Un rabais de 10 % aux étudiants

et de 5 % à ses coopérateurs.

(Publicité)

LIBRAIRIE BASTA! Petit-Rocher 4, 1003 Lausanne,Tél./fax : 625 52 34 / E-mail : [email protected]

Ouvertures : LU 13h30-18h30,MA-VE 9h00-12h30, 13h30-18h30, SA 9h00-16h00

Librairie Basta! - Dorigny, BFSH 2, 1015 Lausanne,Tél./fax/répondeur 691 39 37

Ouvertures: du lundi au vendredi, de 8h30 à 17h30

B A S TA !

NOMINATIONS POUR LEGRAND PRIX DU MAIREDE CHAMPIGNAC 2002

«Parmi les mauvais payeurs poursuivispar les sociétés de recouvrement, deuxgroupes ravissent la première place :les hommes entre 45 et 55 ans ; et lesfemmes (souvent chefs de famille) en -tre 30 et 40 ans. Nathalie appartient àla deuxième catégorie.»Sabine Pirolt, journaliste classificatrice,

in L’Hebdo, 13 décembre 2001«Le choix de l’unité de sanction utiliséepar les juges influence de manière si -gnificative la durée des peines pronon -cées. Les peines prononcées en an -nées sont en effet toujours plus longuesque celle prononcées en mois, en se -maines ou en jours.»

André Kuhn, professeur de droit àl’Université de Lausanne,

lettre aux 650 juges sélectionnésaléatoirement dans le but de participer

à l’étude scientifique intitulée : “Leprononcé des peines en Suisse”,

décembre 2001«Plus de concurrence peut signifiermoins de protection, et plus de protec -tion peut signifier moins de concurren -ce. Une certaine prudence s’impose.»Jean-Philippe Maître, conseiller national

PDC-GE,in Le Temps, 15 janvier 2002

«Quelque part dans le monde et dansl’histoire, à mi-chemin entre Cléopâtreet Lara Croft, Carla Del Ponte se serabattue.»

Ariane Dayer, rédactrice en chef,in L’Hebdo, 5 juillet 2001

«Béjart a toujours ce regard incroyable.Perçant, transperçant, perspicace etbienveillant à la fois. Ce regard ne peutpas être celui d’un homme qui se con -tente de donner à voir ce que beaucoupde spectateurs se contentent de regar -der.»

Yvette Jaggi, voyante extra-lucide,in Le Matin, 9 décembre 2002

«Un bon dirigeant peut avoir un impacténorme sur la marche des affaires. Sar é m u n é r a t i o n ? C ’est le total de cequ’on lui verse moins ce qu’i l fait ga -gner à l’entreprise.»

Pierre Lamunière, président et administrateur

délégué d’Edipresse,in Le Temps, 2 février 2002

«Mon premier réflexe a été de lui de -mander s’il avait fait du mal à un enfant,à un être humain ou à un animal.»

Lolita Morena, à propos de son Eddy chéri,

in Le Matin, 3 février 2002

Chaque

semaine

ou presque,

toute

l'actualité

lémanique

et mondiale

sur www.distinction.ch

Couronne d’épines

Les ronces d’acierÀpremière vue, vous

pourriez croire que laphoto ci-contre n’était

destinée qu’à attirer votre at-tention. Auriez-vous, hypocri-te lecteur, indignée lectrice, luce début d’article sans ce por-trait de la protubérante Pa-mela Anderson? Pourtant, undétail présente un lien ténuavec le livre d’Olivier Razac,sévère essai de sciences hu-maines qui méritait une pré-sentation plus sexy que sonaustère couverture argentée.L’actuelle madone des ca-mionneurs arbore en effet de-puis quelques années un ta-touage en forme de fil de ferbarbelé sur son épaule gau-che.

D’où vient-il, ce petit câblemétallique hérissé, qui éveilleen nous tant d’effrois ? Unbrevet déposé en 1874 par unfermier de l’Illinois confirmeune fois de plus la force desidées simples : deux fils de fer,au lieu d’un seul commel’avaient imaginé tous sesprédécesseurs, permettent, enles torsadant, de conserverune certaine tension tout enmaintenant en place les bar-bes biseautées, produites avecle même matériau de base. Cefil, facile à produire en grandequantité, permettra de diviserles immenses espaces duMiddle West, pauvres en boiset en pierres, dénués de mu-rets, fossés et autres bocagespar lesquels des générationsde paysans ont façonné lespaysages des vieux conti-nents.

Sa première application aété abondamment illustrée auc i n é m a : il s’agissait, pour lesfermiers américains, de re-pousser les bestiaux desgrands éleveurs sans les bles-ser exagérément. Le barbeléservit très vite également àtransformer la propriété col-lective des tribus indiennesen lopins individuels, à re-bours de leur culture et aunom de l’intégration dans lanation américaine des petitspropriétaires. Le barbelé ja-lonne ainsi l’avance de laFrontière et le découpage desterres indiennes, leur réduc-tion aux b a d l a n d s, leur mor-cellement, leur disparition.

Attaché à sa démonstration,Razac passe sur les premièresutilisations strictement mili-taires ; il vaut pourtant la pei-ne de les rappeler, car ellesannoncent la suite et mon-trent qu’aucune puissancen’eut le monopole de la bruta-

lité. Ce sont les Britanniquesqui, lors de la guerre desBoers (1899-1902) vont enfer-mer des populations civilesdans des camps de concentra-tion (technique utilisée peuauparavant par les Espagnolsà Cuba) cernés de barbelés.Dans les deux cas, la mortali-té –sans être l’intention pre-mière– est considérable. L’ar-mée de Sa Gracieuse Majestéva innover en quadrillant lasteppe sud-africaine aumoyen de milliers de kilomè-tres de fil de fer et de petitsblockhaus pour contrer laguérilla des Afrikaners. Cesera la première victoire de laguerre de position sur la guer-re de mouvement. Non loin delà, en 1905, la tribu des Here-ros de Namibie (80’000 per-sonnes) se verra pratique-ment anéantie par les troupesdu général allemand von Tro-tha (resté célèbre pour sonVe r n i c h t s t u n g b e f e h l) puis parles pratiques esclavagistesdes K o n z e n t r a t i o n s l a g e r n ( c en’est pas un anachronisme, lemot est employé) qui suscite-ront l’indignation de l’opinionpublique du deuxième Reich.

Les États européens ne tar-dent pas à rapatrier sur leursterres les pratiques barbaresexpérimentées dans les empi-res coloniaux. La guerre de14-18 fait du barbelé un ac-cessoire indispensable de latranchée, il est invulnérableaux bombardements et terri-fiant pour les assaillants, qu’ilfixe sur place sous le feu del’ennemi. Les récits de poilusnarrent invariablement la sé-quence atroce du camaraderesté pris dans les lacis debarbelés en plein no man’sland et dont chacun peut sui-vre l’agonie puis la décompo-sition, projection quotidiennede son propre devenir.

Les réseaux barbelés, lestrous de loup et les chevauxde frises vont ainsi marquerdes millions d’hommes qui s’yvoient pris comme des insec-tes sur du papier tue-mou-ches. Cela durera jusqu’à l’ap-parition du char d’assaut, quiva annuler leur importancepour les combats. Le fild’acier à picots subsisteracomme un outil essentiel pourle contrôle des civils en tempstroublés…

En électrifiant les barbelés,en plaçant des miradors àl’extérieur du double réseau,les nazis vont épurer encorele procédé. Parfois la roncemétallique est le camp à elleseule : des prisonniers soviéti-ques furent simplement en-tassés à la «belle» étoile dansun champ clôturé ; le froid, lafaim et la maladie y faisaientleur œuvre. Le génocide desjuifs et des Tziganes, organisécomme une opération indus-trielle, atteint à la déshuma-nisation absolue : des «pièces»,transportées en wagons à bes-tiaux, sont parquées dans desenclos avant d’être anéantiesau gaz insecticide.

Le barbelé était devenu lesymbole des camps de lamort, un symbole tellementfort que son absence servit àcertains pour nier l’existencedes camps soviétiques : l’im-mensité des territoires servaitde barrière invisible aux plusgrands établissements dugoulag et accentue encore au-jourd’hui la moindre visibilitéque la victoire des alliés a faitpeser sur le monde concentra-tionnaire soviétique.

La deuxième partie du tra-vail de Razac essaie de cernerla notion de «gestion totalitai-re de l’espace». Le langage estparfois abscons, truffé qu’il

(suite en page 4)

Assimilation

Avec l’UDC, Les mots sud-américains

sont plus vite naturalisés que les

individus

Jean-Pierre Grin, responsable UDC sur la Riviera vaudoise,in Le Temps, 1er décembre 2001

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AVRIL 20022 — LA DISTINCTION

Courrier des lecteurs

Les apocryphes

Dans ce numéro, nous insérons lacritique entière ou la simple men-tion d’un livre ou d'une création,voire d’un auteur, qui n’existe pas,pas du tout ou pas encore.Ce feuilleton sème l'effroi et laconsternation depuis plusieurs an-nées chez les libraires, les ensei-gnants et les journalistes. Nous lepoursuivons donc.Celui ou celle qui découvre l’im-posture gagne un splendide abon-nement gratuit à La Distinction e tle droit imprescriptible d’écrire lacritique d’un ouvrage inexistant.Dans notre dernière édition, Le ca -hot radical, attribué au sauciolo-gue de Genève Uli Windisch, était,bien entendu, une pure invention.

Chronique de l'excitation lexicale

Minute métonymique À plumes et à poilVous ne trouvez pas quevous en faites un peu trop?À lire les dernières livrai-sons de votre estimé périodi-que, on constatera que pardeux fois, un perroquet vousa écrit : la première fois, uncertain «Rodrigo To r t i l l a»(pourquoi pas Astérix Clé-aux-pââtres, pendant quevous y êtes) postillonne dansle numéro 84, et la deuxiè-me dans le numéro 88 où«Augusto Conos de Incienso,perroquet du Chili», se fendd’interrogations métaphysi-ques sur l’hivernage deMaud et Bertrand. Si l’onajoute à cela la prose loufo-que et vulgaire de Mme Sylsur les torses, les primateset l’acquiescement protec-teur dont la gent fémininepeut témoigner à l’égard dumâle, je trouve que vousavez dépassé largement leslimites de la décence ; et vo-tre apparente imaginations’avère surtout lamentable-ment répétitive et mania-que. À l’apparente diversitéde la neige, des chiens boi-teux ou de la joggeuse enchaise roulante, de la testo-stérone, des bulletins pa-roissiaux, des professeurs degarbologie à la retraite ouen exercice, des poètes géo-graphes frustrés, ne serait-ilpas bon de mettre le holà?

En tout cas, je vous infor-me que mon mari et moi nesaurons tolérer plus long-temps des allusions aussiperfides et malintentionnéesà notre paisible vie privée.Ce n’est pas parce que je mesuis égarée pour une nuit oudeux, il y a fort fort long-temps, avec B.C. (qui se re-connaîtra), que vous avez ledroit de mettre mon toutnouveau ménage en danger.

Maude Mépfer-Kenzo,épouse de sémiologue

Courrier courantUne livraison déjà anciennede notre périodique a suscitéune volée de deux réactions.Nous avons hésité à les faireparaître, craignant que notrecourrier des lecteurs ne semue en courrier entre lec-teurs. Puis nous avons tran-ché en faveur de la publica-t i o n : si, par ce biais, nouspouvons susciter quelquesépistoles supplémentaires en-tre Maud(e) et Bertrand,pourquoi pas?

Cher Ari,Ce n’est pas moi, LanaO p i u m e a t e r, que tu cher-chais à rencontrer? Certes,je ne suis pas exploratricede pays lointains ni vacan-cière professionnelle, maispresque (je ne mange pas deviande rouge) et en plus jedanse. Je t’ai repéré danscette feuille de chou où tucontinues à gaspiller ton gé-nie. Tu écris, ne me le cacheplus, la merveilleuse minutemétonymique, dont la lectu-re n’est pas du tout de toutrepos, je te le dis.

Non, c’est moi qui veux ab-solument te rencontrer, Ari,te connaître dans tes recoinsles plus enfouillis et infré-quemment lavés, savoircomment tu fais pour brillerd’une manière si absolu-ment imperceptible.Ta Lana

Lana Opiumeaterch. des Rombières 9

1876 Apples

Cher M. Dunlop,En réponse à votre très élé-gante sollicitation, je vousengage à me rencontrer surle «terrain» de votre choix,avec d’autant plus d’aplombet de bonne entente que jene suis pas la personne quevous pensez que je suis.

Je ne suis pas «miss» (sic !)« O p i u m e a t e r», mais «Mme»(et cela indépendamment demon état civil, vous l’aurezcompris, maître Dunlop)«Lotuseater». Problématiqueproblématique qui fait par-tie, comme vous le savez sibien, de mon objet en cons-truction, c’est-à-dire, la pro-lifération d’identités «engen-d r é e» par l’usage abusif,pour ne pas dire onirique,du forum «courrier des lec-t e u r s» dans la distinguéeDistinction par un tout petitnombre (que j’ai déjà bienchiffré mais que je me gar-derai bien de divulguerencore) de personnes. Àdeux, nous serons déjà trois.

LanaLana Lotuseater,

ch. des Aigles orientales 82000 Neuchâtel

Elles, toujours ellesDe même, la publication parnos soins de l’éminent Simili -blick (malheureusement épui-sé, malgré de nombreux reti-rages, étant donné la perma-nente actualité de sa pagep e o p l e, consacrée, pour mé-moire, aux mœurs des diplo-mates suisses installés provi-soirement en Allemagne), cet-te publication donc nous a va-lu la missive suivante.

L’article de fond rédigé parvotre correspondante enpermanente à propos deshistoires d’amour entreShawne F. et Nelly W. e napporte la preuve. Désor-mais les femmes sont par-tout dans les sphères dup o u v o i r, premier, deuxièmeet quatrième en tout cas.

L’égalité des chances esta c q u i s e : elles écrivent desarticles de fond, et elles fontl’objet des réflexions les plusfouillées, elles sont en pho-tographie et tout le mondesait que ce sont elles qui do-minent. Mon papa le disaitdéjà, lui qui, les soirs decamphrée, n’appelait pasautrement ma mère que «legouvernement».

Mais de quoi se plaignent-elles?

Messieurs, je vous le dissolennellement et ferrugi-n e u s e m e n t : c’est notre des-tin de ne pas pouvoir résis-ter au pouvoir des femmes.

Juan Fatum-Ibère-Allalène-Empeste,

fumeur de havanes broyards

Lausanne jadisMais que diable faisaientl'inspecteur Potterat et sescollègues Porchet, Lambeletet Not dans un boxon de larue de la Tour en cette soi-rée du 6 septembre 1937 ?Pouvez-vous me rafraîchirla mémoire? Merci d'avance.

G.-A. Ch***, Épalinges

Rappelons qu'un service dedépannage a été ouvert surInternet pour les nombreuxlecteurs qui ont perdu le fil :f e u i l l e t o n @ d i s t i n c t i o n . c h . U nrésumé des questions fré-quemment annoncées est enpréparation. Pour les autres,voir page 8.

JE l’avais vu en passant, ducoin de l’œil. Puis je suis re-tombé sur lui au coin de la

grande rue du village, alors queje venais de me faire surprendrepar les coin-coin des avertisseursde camions lancés à pleine vites-se, à la sortie du tunnel. «T’espas du coin», me dit-il, le sourireen coin et son panier de coingssous le bras. «Le moindre coup deklaxon te met dans tous tesé t a t s .» Je tentais de m’expliqueren disant que les poids lourdsfaisaient partie de ces objets queje n’aimerais pas rencontrer lesoir au coin d’un bois, mais iln’avait pas la même approche dubois que moi… Pour lui, c’étaitune matière, qui se travaillait :«Fais pas le con ! C’est pas dansun canard parisien, me lança-t-il,que tu trouverais ce qu’est un“bondieu”. Oui, un bondieu en unmot, pas en deux, et pas unBourdieu non plus, ça t’en bou-che un coin, hein ? Dans le dic-tionnaire, tu trouveras ce qu’estun coin, pas un bondieu ou uné b u a r d ; ils sont tellement coin-cés, ces urbains, de vraies mon-naies frustes dans leur distinc-tion, pas comme nous qui som-mes des pièces à fleur de coin.»

Malgré le langage fleuri de sonauteur, qui plus est affublé d’une

moustache qui retombait à la Jo-sé Bové sur les coins de ses lè-vres, voilà une réflexion frappéeau coin du bon sens, me suis-jesusurré in petto ; s’ils avaient étémis en vers, j’aurais même, com-me Boileau, jugé qu’ils étaient«marqués au coin de l’immortali-té» — mais bon, dans ce coin del’univers qu’est notre système so-laire, je ne vois pas de Dieu auxpetits soins pour nous, et je necrois qu’au néant, pas à la vieéternelle.

Bref, poursuivais-je par- d e v e r smoi, restons politiques et allonsau-delà de l’assignation de la de-meure au conservatisme, commela commet —d’ailleurs plaisam-ment— Romain Rolland : «Ilssont révolutionnaires, au coin dufeu. À peine sont-ils arrivés aubas de l’escalier que les voilà déjàconservateurs, académiques.» Aucoin le désabusé, et avec unefeuille d’endive dans la bouche,pour tâter de l’amertume!

Or tous ces gens qui semblentne pas quitter le coin de leur ter-re ne sont peut-être pas lesploucs que mon cosmopolitismelarvé imaginait. Il est mesquine-ment urbain, le canard, le bo-bard, le couac fatidique à la Tour-n i e r, qui fait se lover Robinsonau fond d’un «alvéole profond de

cinq pieds environ qu’il découvritdans le coin le plus reculé de lac r y p t e». Les coins de ciel bleulaissent partout passer le soleil.Il y a de l’universel même dansles carnotsets («Carnotset est unmot patois que tous nos paysansconnaissent et qui veut dire petitcoin, endroit retiré, dissimulé,cachette pratiquée dans un mur».Le Conteur vaudois, n° 36, 1894.)Blague dans le coin, pour fureterdans les coins, il faut y être !Pour connaître une questiondans les coins, il vaut mieux nepas être au centre. Ou, mieuxdit : chacun est pour lui-même aucentre du monde, dans quelquecoin perdu qu’il se réfugie. Vo i l àpourquoi le dit Boileau ne méritepas d’hommage, lui qui croyait«Qu’heureux est le mortel qui, dumonde ignoré, / Vit content delui-même en un coin retiré».

Pour ne pas oublier ces impé-rissables pensées, je fis un nœudau coin de mon mouchoir. Puis jequittais mon nouveau mentor,saisi d’un urgent besoin qui merendait nécessaire la visite dupetit coin. J’eus à le chercher auxquatre coins du village, jusqu’àme retrouver devant l’entrée dutunnel où vrombissaient les ca-mions. Encore un coin perdu oùtout le monde se rend… (T. D.)

Solution des mots croisésde la page 7

LES ÉLUS LUS (LX)Du tract au quiz

On sait l’importanceque prennent les acti-vités ludiques chez

nos contemporains. Pourquoiles partis politiques ne profi-teraient-ils pas de cette ten-dance pour inciter les ci-toyens à s’intéresser auxélections?Prenons comme exemple letract tristounet des Radi-caux de Romanel distribué àl’occasion des dernières élec-tions cantonales.

Le jeu consisterait à retrou-ver le slogan personnel dechaque candidat grâce à saphoto et à sa présentation.Entrez dans le grand jeu

des 12 candidats radicauxde Romanel

PORTRAIT DES CANDIDATS

• Birrer, criminaliste, estconseiller communal. Il sou-rit sans montrer ses dents.• Buhlmann, directeur debanque, est constituant. Ilporte lunettes, cravate etmoustache. Il utilise Blue-win pour son courrier élec-tronique.• Duc est député sortant. Ilest chauve et il porte lunet-tes et cravate.• Gilliéron, maître secondai-re, est municipal et députésortant. Il porte la cravate etutilise Bluewin pour soncourrier électronique.• Maeder a un double pré-nom. Elle utilise Bluewinpour son courrier électro-nique.• Meystre a un double pré-nom. Il est maître profes-sionnel et il utilise Bluewinpour son courrier électroni-que. Il porte moustache etcravate, et il sourit sansmontrer ses dents.

• Gérard Mojon, expert fidu-ciaire diplômé, est conseillercommunal. Il est chauve etporte la cravate.• Montemari, contremaîtrep l â t r i e r-peintre, est con-seiller communal. Il porte lacravate et sourit sans mon-trer ses dents.• Oulevey, conseiller indé-pendant, est député sortant.Il porte la cravate et souritsans montrer ses dents.• Petter, secrétaire généralACS, est député sortant etmunicipal. Il porte lunetteset cravate et sourit sansmontrer ses dents.• Pisani a un double pré-nom. Il est adjoint adminis-tratif au DFJ et conseillercommunal. Il utilise Bluewinpour son courrier électroni-que et sourit sans montrerses dents.• Stéphane Rezso, chef d’en-treprise, est conseiller com-munal et porte la cravate. Ilutilise Bluewin pour soncourrier électronique.

EN VOUS AIDANTDES PORTRAITS CI-DESSUS,

VOUS POURREZ MAINTENANTDÉCOUVRIR L’AUTEUR DE

CHAQUE SLOGAN

1. Slogan d’un député sor-tant portant cravate :Pour une justice efficace, ins -tituons des tribunaux de fla -grant délit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .2. Slogan d’un municipalsouriant sans montrer sesdents :Dotons-nous d’une sécuritépublique performante et deproximité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .3. Slogan d’une personneportant un double prénom etutilisant Bluewin :J’aime les réalités qui lais -sent encore une place auxrêves . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

4. Slogan d’un conseillercommunal portant cravate :Osons . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .5. Slogan de quelqu’un por-tant lunettes et cravate :Des finances saines pour uncanton fort et solidaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .6. Slogan d’un conseillercommunal utilisant Bluewin:Entre réalité et réalisme,avec votre soutien et votreconfiance, je réaliserai . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .7. Slogan d’un conseillercommunal qui sourit sansmontrer ses dents :Donnons une nouvelle jeu -nesse au canton

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .8. Slogan d’une personneportant cravate et utilisantBluewin :Dire ce que je fais, et faire ceque je dis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .9. Slogan d’une personneportant cravate et souriantsans montrer ses dents :Insufflons de la confiance ànos PME

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .10. Slogan d’un député sor-tant qui sourit sans montrerses dents :Ne plus consommer à créditaux frais des générations fu -tures

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .11. Slogan d’un député sor-tant et municipal :Le meilleur est… à venir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .12. Slogan d’une personneportant un double prénom etla moustache :Soutenir la formation, c’estaider les jeunes à réaliserleurs ambitions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

M. R-G.

Faites

votre journal

vous-mêmesSi elle ne manque pas de lec-teurs, La Distinction s o u f f r ed'une pénurie croissante de ré-dacteurs. L'âge, les artères, lareproduction biologique, la re-production élargie du capital, lacarrière, la lassitude, la chair(qui est triste), les livres (qu'on atous lus), la mort de Bourdieu,l'émigration et mille autres cau-ses ont petit à petit fait fondre lenoyau des rédacteurs de larevue.Nous cherchons donc des con-tributions dans les domaines quisont les nôtres : la critique «so-ciale, politique, littéraire, artisti-que, culturelle et culinaire». Ilpeut s'agir d'articles, de pasti-ches, de notules et notulettes,de bons mots, ou d'illustrationssous diverses formes.Depuis 15 ans, la rétribution desauteurs est symbolique, l'échomédiatique quasi nul et le presti-ge en société incommensurable.Les propositions sont à adres-ser à la rédaction.

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Les pestes de notre temps

LE septième polar de Fred Vargas est placé sous le signedu 4, à l’envers : . C’est un puissant symbole qui combatla mort noire, la peste.

L’auteure met une fois encore en scène son univers parcourude créatures complexes et ambivalentes, à commencer parAdamsberg, flic confus et clairvoyant, en bute à des forces ob-s c u r e s : « Tu sais [ … ] que le jour où Dieu créa Adamsberg, Ilavait passé une fort mauvaise nuit.»

Dans ce nouvel épisode, il rencontre un étudiant, spécialisteen histoire médiévale, qui repasse des habitspour assurer sa subsistance ; un ancien capi-taine de marine, breton, qui, recyclé, est deve-nu crieur public et parisien ; d’autres person-nages anachroniques complètent le tableau –dont quelques macchabées noircis au charbonde pommier. (C. P.)

Fred VargasPars vite et reviens tard

Viviane Hamy, 2001, 346 p., Frs 30.60Lire des journaux de droite n’est pas qu’exaspérant. Le Temps

m’apporte quotidiennement des joies insoupçonnées et ses an-nonces nécrologiques me ravissent tout particulièrement : ondirait que les pauvres ne meurent pas et on voit que la lecturedes colonnes boursicotières n’assurent pas une once d’éternité.

***Le temps ne fait effectivement rien à l’affaire. Je lis un texte de Debord, datant de presque un demi-siècle :

«Notre idée centrale est celle de la construction de situations,c’est-à-dire la construction concrète d’ambiances momentanéesde la vie, et leur transformation en une quali -té passionnelle supérieure».

J’allume le même jour ma TV : Loft Story,deuxième du nom. Je vacille un peu – serais-je sujet au vertige ? (C. P)

Guy DebordRapport sur la construction des situations

Mille et une nuits, 2000, 62 p., Frs 5.70

AVRIL 2002 LA DISTINCTION — 3

Exposition

Pascale MarieD ’ AV I G N E A UDu 17 avril au 25 maiVernissage et fiction guidée le 17 avril à 18h00

(Annonce)

Galerie Basta !Petit-Rocher 4

Lausanne-Chauderon

Cinéphilie

Un oscar pour Ariane

Ariane Ferrier, Le Matin, 24 mars 2002

Qui j’ose lire Échos de la pile

Rouvrons les revuesEL L E S ont eu leur heu-

re de gloire. Aujour-d’hui, on ne leur consa-

cre que quelques lignes dansla plupart des supplémentsculturels et autres magazineslittéraires. Les revues, on leslit en travers, quand on lesouvre. Leur tirage est souventconfidentiel et pourtant ellesexistent en nombre, plusieurscentaines, mais on ne les croi-se guère chez les libraires qui,on le comprend, craignent lesinvendus. Le plus souvent ri-ches, remarquables, éléganteset volumineuses, elles ont étéet sont toujours le lieu le plusanimé de la création contem-poraine.

Serait-ce parce que la curio-sité est une qualité de moinsen moins partagée et que l’onse contente d’être vaguementenculturé qu’elles n’ont de va-leur qu’aux yeux de si peud’amateurs?

Pour se consoler, on diraqu’elles ont leur salon à Paris,leurs rencontres à Besançon,mais c’est oublier que la plu-part existent dans l’ombre etluttent pour survivre. « Av a n tde disparaître, une revue sesurvit. La phase de survie estla plus longue pendant laquel -le le public croit qu’elle estmorte», c o n s t a t e Michel De-guy.

Denis Ballu qui depuis dixans tient la revue Les Nouvel -les du Nord le sait bien qui ci-te Pierre Dac en exergue dun ° 1 3 : «Celui qui est parti derien pour arriver à pas grand-chose n’a de merci à dire àp e r s o n n e . » Le plus souvent,elles ne doivent leur existencequ’à la passion de ceux qui lesaniment et à quelques cu-rieux qui prennent encore letemps de lire et savent qu’el-les recèlent des trésors quel’on ne rencontrera nulle partailleurs.

La création ne se limite pas à la grande diffusion

Thierry Bouchard dans len° 32-33 de sa revue ThéodoreBalmoral, sous-titrée de la lit -térature que c’est la peine, po-se le problème, sans lui trou-ver de solution. «Il y a un tex -te d’une certaine Chantal Pas -q u i e r. On n’entendra jamaisparler de cette personne, cetexte-là va disparaître et pour -tant à la hauteur des plusgrands ce texte aura eu pourmoi une importance existen -tielle exemplaire ( . . . ). Il y aune quantité effroyable defaux livres dans l’espace danslequel nous vivons. Qui ontune grande visibilité. Com -ment se fait-il que nous soyonsincapables d’empêcher que deslivres plus discrets soientécrasés et ne soient pas lusdans le temps de leur contem -poranéité ?»

Beau papier et jolis noms,les revues semblent pourtantavoir tout pour plaire et dequoi satisfaire tous les goûts :Scherzo, Java, Écriture, LaFemelle du requin, Le Corri -dor bleu, Esprit, BananaSplit, Le Mâche-Laurier, LeParesseux, Trou, La Dragéehaute, à l’humeur pataphysi-cienne, La Termitière qui con-sacra en automne dernier unnuméro spécial à GeorgesPerros. C a n c e r ! dont le no 4 ,un rien déjanté, témoigned’une sacrée santé. Revue«transgénique et pluridiscipli -naire», elle défend «une litté -rature qui n’habite pas les li -vres mais qui annexe aussi lespavés et les dazibaos situa -tionnistes.»

Notre sélection de printemps

Osons une petite sélectionpour tous ceux qui ce prin-temps décideraient, plutôtque d’emprunter les chemins

un peu trop balisés, de suivreceux où l’on peut constaterencore avec délice que la créa-tion ne se limite pas à lagrande diffusion.• La revue d’étude du romandu XXe siècle, Roman 20-50,• Histoires littéraires ( c o n s a-crée à la littérature françaisedes XIXe et XXe siècles) revueexigeante, pointue et admira-ble,

• Le numéro 656-657 de la re-vue Critique, j a n v i e r- f é v r i e r2002. consacré à NathalieSarraute,• La revue Fusées qui exploretoutes les formes d’art et con-sacre dans son n° 5 un dossierà Bernard Noël,

• L’Atelier contemporain dontle n° 4, superbe brique jaune,rend hommage à André Mal-diney et nous invite à décou-vrir de jeunes créateurs,• Le premier numéro desCahiers de Georges Hyver -naud,• Et signalons déjà le pro-chain numéro de la revue Eu -rope sur Antonin Artaud. (1)

Certaines sont même gratui-

tes et demandent que l’on res-pecte scrupuleusement leursconditions d’inabonnementtelle l’inclassable publicationL’Alambic «atypique et néces -saire, destiné aux curieuxamateurs de littérature.» ( 2 )F o u i n e u r, L’Alambic va aussimettre son nez dans d’ancien-nes revues et a déniché dansle n° 4, février 1921 de Ryth -me et Synthèse cette délicieu-se critique de Marcel Proust.«( . . . ) Ce monsieur s’amuse àanalyser les lignes de sa main– à quintessencier le plaisir ol -factif des madeleinettes, à set â t e r, à couper en quatre che -veux d’une opulente tignasseb l o n d e : littérature capillaire,qui s’attarde pendant des pa -ges et des pages, aux plus me -nues impressions sensuelles,amenuise, subtilise sur soi-même – et donne des pagescompactes, après d’autres pa -ges, qui, toutes de même as -pect, sont brochées en un livre,et puis un autre livre, et d’au -tres. L’ennui dure (...) Oh! quec’est donc ennuyeux ! ces peti -tes choses qui ne veulent riendire, subtilisent l’infinimentpetit (...)» (Charles Cousin)

Rouvrons les revues pournous aérer l’esprit et pourparticiper à leur travail deconservation et de découverte.L’émission «Entre-revues» deMathieu Bénézet diffusée surFrance-Culture le jeudi de16h30 à 17h30 a la délicates-se d’orienter sans rien impo-ser.

M. T.

(1) Pour de plus amples renseigne-ments et une liste dense desrevues, tapez www. g o o g l e . f r,mot-clef «revues».

(2) Adressez des enveloppes( 2 2 9 / 1 6 1 mm) timbrées (3FF)et libellées à votre adresse àL’ A l a m b i c, Éric Dussert, 68,rue Gabriel Péri, 92120 Mont-rouge.

Théorème renversé

DE ce monologue du rustre, on a beaucoup écrit déjà.Ce n’était pas en vain, l’ouvrage vaut le détour.Réussir à créer ainsi un pseudo-langage intérieur re-

lève d’une authentique prouesse d’écriture qui a valu à sonauteure, Noëlle Revaz, d’entrer avec un premier romandans la collection blanche de Gallimard. L’histoire cepen-dant m’arrête : il y a Paul, un paysan terriblement frustequi nomme sa femme Vulve et ses enfants, les petits. Il setransforme, s’humanise peu à peu au contact de Georges lesaisonnier portugais plein de générosité et de respect pourautrui. Et finalement, à la fin de la saison, après le départde Georges c’est l’automne, les enfants sont grands, Paul estassis sur le banc devant la maison, «femme viens t’asseoir àcôté de moi car tu as bien travaillé tu sais» (Clin d’œil ap-puyé au Ramuz du livret d’état civil des Vaudois). En fait,presque exactement le contraire de ce qui se passait dansTe o r e m a de Pasolini. Là, un jeune homme s’introduisaitdans une famille bourgeoise, en faisait sauter la structureen couchant avec tout le monde puis disparaissait laissantchacun face à ses peurs et à ses désirs ; exit la famille ver-tueuse.

Dans Rapport aux bêtes, le paysan buté se transforme enun macho standard, vaguement respectueux de sa femme etde son travail parce qu’elle le vaut bien. C’est un peu courth é l a s ; l’inventivité remarquable de cette écriture est miseau service d’un texte plutôt convenu et fleur bleue malgré lacrudité du verbe pratiqué, une œuvre dejeunesse en somme…

L’avantage quand on est jeune, c’estqu’on a encore devant soi tout le temps debien vieillir, pour peut-être comme Pasoli-ni, en arriver à un contenu aussi décapantque l’expression qui le sert. (A. B. B.)

Noëlle RevazRapport aux bêtes

Gallimard, 2002, 225 p., Frs 32.-

Me, myself and myJe me brosse les dents, je me mets au lit, je lis quelques pa-ges, je m’endors. Je me réveille, je déjeune, je vais tra-vailler, je mange un sandwich, je téléphone à P., je me bros-se les dents, je me mets au lit, je lis quelques pages, je m’en-dors. Je me réveille, je déjeune, je vais travailler, je mangeune pomme, je bois un café avec X., je me brosse les dents,je me mets au lit, je lis quelques pages, je m’endors. Je meréveille, je déjeune, je vais travailler, je mange un sandwich,je rencontre C., nous faisons l’amour, je me brosse les dents,je me mets au lit, je lis quelques pages, je m’endors. Je meréveille, je déjeune, je vais travailler, je mange un sandwich,je téléphone à P., je me brosse les dents, je me mets au lit, jelis quelques pages…

Et ainsi de suite… En fait c’est assez facile à écrire un li-vre comme ça, même moi j’y arriverais. Ce qui est amusantau début c’est le parti pris de la répétition, lancinante, je, je,je pas d’émotion ou presque, l’auteur s’en tient aux faits, ouplus précisément à ce qu’il fait. Puis, àla longue ça devient plutôt barbant,mais on peut sans autre sauter des pa-ges parce que c’est presque tout letemps la même chose. Mais ainsi onrisque de rater les quelques phrasesqui ont fait de cet ouvrage un must dela littérature gay parisienne. (A. B. B.)

Nicolas PagesJe mange un œuf

Édition Ecal, 1997,174 p., Frs 25.-

Tutti frutti

Coup de haut-le-cœur

Paul SanktiLes saints patronsBaleine, février 2002, 345 p., Frs 24.80

La satire est à la mode dans les médias helvé-tiques ; des deux côtés de la Sarine, journaux,radios et télévisions découvrent ce qu’on pour-rait appeler l’«effet Guignols de l'info», rajeu-

nissement du public et image de marque très branchouille. De-puis que les sportifs ont cessé d’être intouchables, il subsistepourtant dans ce pays un groupe social qui échappe à l’aciditéde ces (plus ou moins) nouveaux satiristes : les chefs d’entrepri-se. Là réside tout l’intérêt des Saints patrons, rédigé sous pseu-donyme par un(e) journaliste économique romand et publiébien évidemment au-delà de nos frontières.

Qui a assassiné de manière atroce Théophile Othenin-Girard,hystérique thuriféraire des marchés financiers qui sévissaitchaque jour sur les ondes de la radio locale à l’heure de la di-gestion? Le meurtre n'est ici que le prétexte à évoquer diversesfigures, toutes aisément reconnaissables, et le médecin légisteau bord de la retraite qui mène l’enquête s’abstiendra soigneu-sement de livrer sa conclusion: nul, à commencer par le lecteur,ne saura jamais qui, du banquier genevois saisi par la débau-che, de l’industriel biennois bouffi de prétention, du manitoucocaïnomane d’une grande multinationale ou de l’héritier obtusd'une richissime famille d’émigrés d'Europe de l'Est, a fait tairel’inoffensif speaker.

On pense à La conjuration des imbéciles de John KennedyToole pour le style ou aux pages les plus cruelles de Testamentà l'anglaise, l’attentat antithatchérien de Jonathan Coe, pourla brutalité. C’est dire. (J.-F. B.)

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Les gaytés de l‘escadron

AVRIL 20024 — LA DISTINCTION

LA production historio-graphique britanniqueà propos de la Seconde

guerre mondiale se distinguetrès nettement de la françai-se. Les Grands-Bretons l’ontgagnée, cette guerre, tandisque les Français, malgré lesremarquables artefacts gaul-listes, l’auront toujours per-due.

Il semble probable que lemoindre officier supérieur deSa Majesté ait écrit ses mé-moires, le plus souvent avecun titre du genre : Ma contri -bution à la campagne d’Italie.C’est parfois très bien (A Sortof Clowning, de Richard Hog-gart), parfois falsificateur àun point extraordinaire (L e smémoires de guerre de Chur-chill, mais, oui, dans cette col-lection à couverture –decuir ?– rouge, avec en bas, unbandeau doré répétant surune dizaine de lignes serrées,le point-point-point-trait,morse mythologique), parfoisaussi chiant que peut l’êtreun major à la retraite.

Le gay Monty?

Parallèlement à ce travailde mémoires, toute une sériede biographies, concentréessur les généraux. The FullM o n t y est la dernière endate. Si elle n’apporte sansdoute pas grand-chose deneuf sur ce qu’a faitMontgomery (of Ala -mein) avant la guerre etjusqu’en 1942, elle sedistingue par un pointde vue assez intéres-sant. Monty présente-rait tous les symptômesd’une homosexualité répri-mée, construite par ses rela-tions avec sa mère (un dra-gon), par la brièveté de son

mariage (sa femme décèdefort tôt) et par sa fréquenta-tion d’un milieu, par la forcedes choses, exclusivementmasculin. Sa popularité in-croyable auprès des troupesbritanniques (les générauxzamerlocks ne pouvaient pasle blairer) serait due à son ho-mosociabilité, réponse adé-quate aux tensions et pres-sions pesant sur les individusau combat.

Aucun document, aucun té-moignage n’atteste de prati-ques homosexuelles chezM o n t g o m e r y. À la fin de savie, on sait qu’il préférait trèsnettement la compagniede garçons prépubè-res à celle desfemmes et ilécrit à cesgarçons deslettres (re-t r o u v é e s )dont le con-tenu est fran-chement amou-reux.

Dans la fosse aux violons

DÉBUT de la 5e symphoniede Gustav Mahler. Or-chestre de Paris, salle

Pleyel, au début des années1990: «Tatatata… Tatatata… Ta-t a t a c o u a a a a c !» Le trompettistesolo produit the canard. Quelques«oh» plus ou moins étouffés s’élè-vent, les mélomanes s’émeuvent.Mais bon, l’harmonie revient, onplonge dans le flot musical ettout ira pour le mieux jusqu’à lafin.

L’Orchestre symphonique estd’abord identifié comme produc-teur de beau (en principe), de jus-te (pas de canards) : c’est l’ensem-ble musical par excellence (1).Les métaphores musicales four-nissent d’ailleurs une bonne partdu vocabulaire de la concorde so-ciale: harmonie, accorder les vio-lons, jeu d’ensemble, etc.

Essayez un peu de discuteravec un musicien professionnel etvous découvrirez assez vite qu’unorchestre est parcouru de ten-sions, de haines, de mépris, au-tant, sinon plus que n’importequelle formation sociale. On n’yaccède qu’à la condition de l’ex-c e l l e n c e : les musiciens desgrands orchestres sont tous degrands professionnels, passés parles meilleures écoles et chez lesprofesseurs les plus exigeants etqui vous exécutent comme ça unepartition qu’ils découvrent de-vant vous. L’impression que cerecrutement hautement élitairedevrait produire simultanémentharmonie musicale et sociale est

f a u s s e : l’orchestre est très forte-ment hiérarchisé et ces hiérar-chies sont sources de tensions so-ciales fortes. Même si tout nouspousse à oublier le social, les in-égalités et les rapports de domi-nation, ils finissent par s’impo-ser.

Cordes et ventsBernard Lehmann a étudié les

quatre grands orchestres pari-s i e n s : l’Orchestre de Paris, l’Or-chestre national de France, l’Or-chestre philharmonique de Ra-dio-France et l ’Orchestre del’Opéra. Double démarche : desstatistiques sérieuses qui révè-lent des structures ; des entre-tiens multiples qui permettent deretrouver dans les trajectoires in-dividuelles les structures d’en-semble.

Son ethnographie (2) des for-mations symphoniques révèle leprofondissime clivage entre vents(en cuivre ou en bois : cors, trom-bones, tubas, bassons, hautbois,clarinettes) et cordes (violons etdérivés de taille plus ou moinsmonstrueuse). La trompette quiouvre la 5e de Mahler est sympto-matique de l’ensemble de la mu-sique pour orchestre dès le ro-mantisme. Les vents y jouent

nies ou des fanfares municipales,souvent dans le nord de la Fran-ce, avec les ouvriers et les petitsemployés du coin. Dès leurs dé-buts, ils ont appris à jouer avecd’autres, à suivre les indicationsd’un chef, à compter les mesures(3) et ils sont donc beaucoupmieux préparés au métier de mu-sicien d’orchestre que les cordes,qui doivent ajuster non seule-ment leurs grandes espérances,mais aussi leur manière de jouer.

En superposant ces différencesd’origines, d’aspirations et deparcours professionnels aux rôlesofferts aux différents instru-ments dans la musique sympho-nique classique, on mesure ceque peut être la luxation des égosdes cordes. Issus d’un milieu plusfavorisé, aspirant à une carrièrede soliste, ils se retrouvent à ti-rer l’archet, perdus dans la mas-se anonyme des altistes ou desdeuxièmes violons et voient lesvents jouer en solo.

Le lecteur peut avoir l’impres-sion que Lehmann a construitcette réalité, qui semble trop bru-talement symétrique pour êtrevraie. Heureusement, il ne s’entient pas aux statistiques etvient, par de multiples extraitsd’entretiens, livrés bruts mais

souvent des parties en solo, ilssont visibles et audibles. Les cor-des sont avant tout des tuttistes,qui assurent le socle du discoursm u s i c a l : dans Mahler, ça impli-que de jouer pratiquement sansinterruption pendant deux heu-res.

En gardant cette réalité à l’es-prit, on découvre que le recrute-ment social des différents instru-ments est très nettement diffé-rencié. Les cordes viennent leplus souvent de milieux bour-geois, tandis que le recrutementdes vents est beaucoup plus po-pulaire. De plus, les cordes (etleurs parents, souvent) ont tousprojeté une carrière de soliste etne se sont rabattus sur l’orches-tre que tardivement, lorsque leprincipe de réalité (et le milieumusical) leur a fait comprendrequ’ils n’étaient ni Josef Sùk niAnne-Sophie Mutter. Plus le ni-veau de l’orchestre est élevé, plusla frustration entre les aspira-tions et la réalité professionnellepeut être grande : les tuttistes desorchestres parisiens sont parmiles meilleurs professionnels dumonde, «presque solistes», ils ontforcément espéré longtemps.

Les vents, par contre, ont com-mencé à jouer dans des harmo-

soigneusement accompa-gnés de la description del’environnement dans le-quel ils se sont déroulés,démontrer la pertinen-ce de ces clivagesstructurels dans lavie quotidienne desorchestres sympho-niques.

Dans une telleconfiguration sociale,on imagine sans peinece que le trompettiste del’Orchestre de Paris a dûentendre de la part de ses collè-gues à la fin du concert. Le mi-lieu musical ne laisse pas passergrand-chose.

Voici donc l’enquête sociologi-que au mieux de sa forme: dévoi-lement d’une réalité qu’un obser-vateur superficiel ne peut quemanquer (harmonie… accord…e n s e m b l e !). Après avoir fermél’ouvrage de Lehmann, il sera im-possible à son lecteur de considé-rer les choses comme avant et deretourner au confort d’une visionirénique de l’orchestre. On envient parfois à le regretter, parceque ça marche trop bien, presquemécaniquement, alors que l’igno-rance est tellement plus agréa-ble… J.-C. B.

La totaleNigel Hamilton est le bio-

graphe officiel de Montgome-r y. Il a eu accès aux papiersde la famille. Il a publié unepremière biographie en troisvolumes qui fait autorité,mais dans laquelle il n’entraitpas en matière sur la ques-tion de l’homosexualité.

Est-ce que ce point de vuenouveau suffit à faire de T h eFull Monty une lecture inté-r e s s a n t e ? Non, parce que fi-nalement, une fois énoncée, laproposition de Nigel Hamiltonne constitue pas une basebouleversant ce que l’on saitde Montgomery et qu’elle

structure assez peu le ré-cit biographique.

Des imbéciles

Pourquoi alors li-re cette bio ?Parce qu’elledonne une image

ravageuse duc o m m a n d e m e n t

britannique dansles débuts

d e

la guerre. Incompétence, stu-pidité crasse, indécision, cécitéstratégique, crétinisme tacti-que, préjugés et esprit de clas-se préalables à toute décision,même urgente. Les générauxanglais de 1940 ne valaientdans l’ensemble pas mieuxque Gamelin et son entouragede badernes, qui figurentpourtant en bonne place aufirmament du ciel de la stupi-dité militaire (pléonasme? ) .

Évidemment, rien ne vautune bande de crétins galonnésen arrière-fond pour tracer lestraits du génie (pour autantque cela existe dans le domai-ne militaire). Il faut reconnaî-tre que c’est très bien fait etque cela donne raison à DeGaulle qui disait : «Il est vraique, parfois, les militaires,s’exagérant l’impuissance re -lative de l’intelligence, négli -gent de s’en servir. » L’ e s p r i tinvétéré de révérence fait quel’historiographie françaisen’osera jamais écrire à proposde ses généraux battus cequ’Hamilton dit des générauxbritanniques vainqueurs.

Au bout du compte, on ensourirait, si on pouvait ou-blier ce qu’ont coûté cette stu-pidité et cette incompétence.

T. Z.

Nigel HamiltonThe Full Monty

Montgomery of Alamein 1887-1942Allen Lane, The Penguin Press,

2001, 901 p., Frs 67.30http://www.tattoofashion.com

(suite de la page 1)

est d’«outils du pouvoir», de«dispositifs», de «traite-ments», de «figures», de «pola-risations» ou d’«opérateurs»,mais la réflexion est passion-nante. Dans la perspective del ’ a u t e u r, le barbelé aura étél’instrument d’une exclusionradicale, qu’à la suite de Toc-queville, Razac voit comme unfacteur d’«inclusion» pour lasociété qui se trouve du «bon»côté du fil. Les trois étapesqu’il a choisi d’illustrer mar-quent une accélération dansla déshumanisation de l’au-tre. Successivement, on dés-articule une société de sauva-ges, on combat à mort une na-tion ennemie, on exterminedes groupes entiers de popu-l a t i o n s : l’Indien sur la Fron-tière, le soldat ennemi sur lefront, le déporté dans lanasse.

Si le barbelé reste encorelargement utilisé dans lemonde (Brésil, Rio Grande,Sahara occidental, Chypre,Gaza, etc.), l’invention de1874 est devenue en Occidentun symbole trop évident del’oppression. Logo d’AmnestyInternational, image frappan-te de l’épuration ethnique enBosnie, représentation sym-bolique de feu le Rideau deFer, le fil de fer barbelé dispa-raît même des campagnes, oùun ruban encore plus fin–mais sous tension– le rem-place dans son rôle de bergermécanique. La représentation

Couronne d’épines

Les ronces d’acierdu fil maudit atteint désor-mais le deuxième degré avecces tatouages autocollantspour minettes désireuses deressembler à l’idole de leursjules (et on retrouve la Pamci-dessus).

L’instrument semble dépas-sé, et la technologie la plusavancée lui présente des suc-cesseurs performants : por-tails électroniques, détecteursinvisibles, caméras en tousgenres que la numérisationrendra bientôt capablesd’identifier automatiquementles personnes indésirables. Etpour après-demain, on nousannonce déjà l’œil de l’empire :l’armée américaine vient demettre en chantier des drônesd’une trentaine de centimè-tres d’envergure, capables des’infiltrer n’importe où et dezonzonner autour de nos tê-tes, pour enregistrer n’impor-te quel comportement.

C. S.

Olivier RazacHistoire politique du barbeléLa prairie, la tranchée, le camp

La Fabrique, avril 2000, 111 p., Frs 18.40Illustrations :

Morris & GoscinnyDes barbelés sur la prairie

Dupuis, 1967, 46 p.Tardi

Le trou d’obusImagerie Pellerin, 1984, 67 p.,

Art SpiegelmanMaus

Flammarion, 1991, 2 vol.

Harmonie et sociologie

Bernard LehmannL’orchestre dans tous ses éclats

Ethnographie des formations symphoniquesLa Découverte, 2002, 261 p., Frs 44.80.

(1) Même si certains lui préfèrentle quatuor à cordes : de gusti -bus et de coloribus non est dis -putandum.

(2) Modeste, modeste…(3) Ce qui leur permet de ne pas

rater leur entrée, après unepartie assurée par les tuttistes.

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Douche France

AVRIL 2002 LA DISTINCTION — 5

Polars en tous genres

Wolf HaasVienne la mortTraduit de l’allemand par Marie ReygnierRivages/Noir, janvier 2002, 240 p., Frs 17.90Un roman noir venu d’Autriche. On appréciera lafinesse du jeu de mots que constitue le titre fran-ç a i s! Peu importe, car il est d’autres jeux de motsdans ce polar survolté, qui met en scène des per-sonnages certes omniprésents dans le monde du

crime, mais usuellement relégués à l’état de silhouettes fugaces : lesprofessionnels des premiers secours, qu’ils soient infirmiers ou ambu-l a n c i e r s .

Deux services d’urgences se partagent depuis longtemps le territoirede la ville de Vienne, le RUSA –sic– (Réseau Urbain de Secours Ambu-lancier) et l’ABUSA –re-sic– (Association des Brigades d’Urgences etServices Ambulanciers). La concurrence est vive de longue date entreles deux compagnies, dans une ville où les occasions de se partager lesbonnes affaires sont pourtant infinies, que ce soient les petits crimesordinaires, les SDF mal en point, les collégiens qui se suicident lors-que tombent les résultats des examens, ou encore les effets de la fêteannuelle sur l’Île du Danube, «où la moitié de la ville se retrouve auxurgences dans un état d’éthylisme avancé, presque un million de per -sonnes. Les socialistes se sont demandé s’ils ne feraient pas mieux devider le Danube et de le remplir de bière gratuite pour tous; cela leurépargnerait l’installation de toutes ces baraques et d’avoir à sortir del’eau tous ces ivrognes. Hélas, techniquement parlant, ce n’était pas en -core tout à fait au point.»

Brenner est ambulancier pour le compte du RUSA. Un boulot pépèreet respectable croit-il, démoralisé par le bilan de son expérience deprès de vingt ans dans la police puis en tant que détective privé. Lemonde des premiers secours est-il pourtant animé du seul souci (cer-tes tarifé) du bien d’autrui? Manifestement non. Après avoir été le té-moin du meurtre du directeur du centre de transfusion sanguine et deson amie, un ambulancier, collègue de Brenner et virtuose du volant,est tué à son tour. À quoi s’ajoute le fait que la centrale d’appels duRUSA semble être écoutée par sa rivale ABUSA.

Les compétences de détective de Brenner se voient dès lors mobili-sées par son patron. «C’est un principe : tant que l’on n’a pas trouvél’âme sœur, on la cherche sans répit. Dès qu’on l’a trouvée, les possibili -tés de conquêtes se multiplient. Appliquons à présent ce principe aumétier de détective: Brenner venait d’abandonner le métier de détective,et il rencontrait tous les jours un nouveau client.»

Un narrateur qui prend curieusement, en le tutoyant, son lecteur àtémoin, un rythme soutenu, une profusion de fausses pistes et de fauxinnocents, un héros aussi efficace que désabusé, un groupe social in-édit dans le polar et malicieusement décrit, de multiples tableaux desbas-fonds viennois font, pêle-mêle, la réussite de ce roman fort bien or-ganisé. (G. M.)

Cheryl BenardL’inconnue de Peshawar10/18, janvier 2002, 295 p., Frs 15.70«La question des femmes revêt une forme assez peucourante au Pakistan. Sans doute n’y a-t-il pas surterre beaucoup d’endroits où leurs conditions de viesoient plus affreuses.»En ce début d’année 2002, les éditeurs s’acharnentà publier des dizaines d’ouvrages ficelés avec les

moyens du bord, voire franchement bâclés, parlant de ces pays loin-tains, barbares et musulmans. Présumés donner des clés pourcomprendre les «événements de septembre», ces livres, qu‘ils soientpertinents ou non, cela n’a guère d’importance, semblent rencontrer detoute façon les faveurs d’un public assoiffé de comprendre et qui n’apas forcément les moyens de séparer le bon grain de l’ivraie.

Pourtant, cet opportunisme éditorial peut aussi avoir ses bons côtés,par exemple lorsqu’il fait sortir en poche un improbable roman policierd’une «spécialiste du féminisme» américaine (même là-bas, est-ce vrai-ment un métier?), qui a choisi le polar pour parler de la société pakista-naise et plus particulièrement de l’oppression des femmes dans ce pays.Curieuse approche a priori, qui déconcerte encore un peu plus lorsquela quatrième de couverture nous promet en prime une bonne dose d’hu-mour ravageur. Et bien c’est vrai ! Mme Cheryl Benard remplit parfaite-ment son contrat. Elle réussit le tour de force de nous raconter une his-toire hallucinante, tressautante et parfois drôle, menant avec maestriaune incroyable sarabande de personnages aussi divers que variés et, semoquant éperdument des lois de la chronologie, mais sans jamais per-dre son/sa lecteur/trice, elle parvient avec tact et empathie, à nous don-ner quelques clés pour comprendre un peu ce que peut être la vie lors-que l’homme a, soit-disant au nom de dieu, tous les droits et la femmeuniquement celui d’être cloîtrée à la maison et de n’en sortir qu’en semétamorphosant en une masse informe sous un burka. (J. S.)

Thierry JonquetAd vitam æternamSeuil, mars 2002, 398 p., Frs 36.40Jonquet vous fait peur et vous rend malade? DepuisMoloch, vous n’osiez plus songer à ouvrir un ouvragede ce spécialiste des monstres et psychopathes, quisait si bien fouailler là où ça fait mal, là où cela vouspétrifie de terreur? Eh bien, vous pouvez tâter sans

crainte de son nouvel ouvrage… en courant le risque, paradoxalement,d’être, cette fois un peu déçu.

On reste sur sa faim, la nausée n’est pas au rendez-vous : certes, lemonde du body piercing et du branding est plus que pittoresque. Maispourquoi Jonquet, si à l’aise quand il décrit les mille et un modes detorturer et d’avilir le corps humain, reste-t-il à fleur de peau lorsqu’iln’y a plus que des cadavres à triturer? On aimerait que les pratiquesd’embaumement, de plastification des corps soient amenées demanière moins lourdement didactique et que les personnages d’Ad vi -tam æternam aient plus de chair, maltraitée ou pas.

Bien sûr, Jonquet fait œuvre de moralisateur lorsqu’il choisit demettre en scène, dans la plupart de ses romans, l’inhumain de lacondition humaine, mais pourquoi diable faut-il que la Grâce soit siennuyeuse et les rédempteurs si fades et falots? D’ailleurs, Jonquet asi peu confiance en la bonté qu’il s’en va, contre toutes les règles du

CE T hiver nous avonshébergé une jeune Aus-tralienne, et je m’étais

mis en tête de lui faire décou-vrir Paris. Il m’a donc fallutrouver un hôtel pas trop cheret bien placé. Rien de tel quele Guide du Routard pour cegenre d’endroit. En effet je se-rais plutôt «Palais du facteurCheval» que «Relais et Châ-teaux», et ainsi du Portugal àl’Irlande en passant parAmalfi et New York, j’ai tou-jours trouvé d’étranges pointsde chute correspondant à unecertaine idée que je me faisd’un hôtel sympa.

N o v e m b r e 2001, j’écume leslibrairies pour trouver le der-nier Guide paru, mais pas dechance, il reste introuvable.Résignée j’en commande un,puis, comme le temps presse,je me rabats sur une ancienneédition (1997) pour trouver unhôtel. Le premier hôtel, dansle premier arrondissement meravit de suite. Situé à quel-ques pas du Louvre, du PalaisRoyal et du Forum des Hal-les, l’Hôtel de Lille, 8 rue duPélican propose, pour 130-200 FF, 15 chambres avec ca-binet de toilette ou douche.De plus, précise le guide, larue du Pélican était autrefoisnommée rue du Poil au Conen raison des nombreusesprostituées qui y exerçaientleur art ; plus tard, des bour-geois du coin, fort mal à l’aised’habiter une rue ainsi nom-mée l’ont fait rebaptiser ruedu Pélican. Amusant détailpour moi qui vais là accom-pagnée par trois charmantesjeunes filles…

S u r p r i s e ! Quand je reçois

L’hôtel disparu

Petits Mickey et grands principes

Hermann & Van HammeLune de guerreDupuis, janvier 2000, 70 p., Frs 23.20

La tomate aux crevettes grises est à la Bel-gique ce que sont l’œuf-dur- m a y o n n a i s e ,les antipasti ou les tapas à leurs pays res-p e c t i f s : une mise en bouche dont le seul

nom évoque la cuisine d’une nation. Mais qu’arrive-t-il lors-que les crevettes en question dégagent un relent nauséa-bond?

Partant de cette faute de goût commise lors d’un repas demariage ardennais, Van Hamme et Hermann ont imaginéune spirale de brutalités qui se termine par la destructiongénérale de l’auberge et la mort d’une bonne partie des no-ceurs.

Chose rare en BD, cet album sans précédent et sans suiteprésente un scénario à la mécanique impeccable, où chaquepersonnage vient à la seconde près apporter sa contributionà l’embrouille générale, et accélérer la descente vers lechaos. Les caractères sont énergiquement brossés, et Va nHamme nous épargne les grandes ficelles dont il abuse dansses séries à succès (XII ou les suites de Blake et Mortimer).Quant à Hermann, s’il reste un génie du cadrage et du rac-courci visuel, son dessin désormais en couleurs directes(sans cernes noirs pour délimiter les plages de couleurs) frô-le parfois la limite inférieure de la lisibilité, surtout vers lafin où les fumées de l’incendie servent de prétexte à un bâ-clage évident. Le récit très dense, où s’entrecroisent unetrentaine de personnages aurait mérité des images plusclaires, d’autant que les visages se ressemblent : tous pro-gnathes, y compris le chien. Ces défauts ne parviennentpourtant pas à décourager le lecteur, qui assiste bouche béeà la combustion de la mèche, à la course au pire, commedans une tragédie à l’ancienne.

Outre la violence intrinsèque à chaque personnage, à cha-que famille ou à chaque clan, comme dans la série J e r e -m i a h, dont Hermann a déjà réalisé une vingtaine d’épiso-des, le moteur principal de l’affrontement tient de la haineinextinguible que semblent entretenir les campagnards àl’égard des citadins. L’exposition des personnages suggèreque le cuisinier fautif est en fait un immigré luxembour-geois jamais assimilé en terre belge, mais cette interpréta-tion patanationaliste n’est malheureusement pas reprisepar la suite. (M. Sw.)

noré, puis la rue Jean-Jacques Rousseau pour fina-lement bifurquer dans la tou-te petite rue du Pélican. L’Hô-tel a quelques mètres de lar-ge, une porte vitrée donne surun couloir étroit et un escalieren colimaçon (2) ; le patronm’accueille aimablement danssa petite loge, demande sinous avons fait bon voyage,m’indique les prix en euros(nous sommes le 2 j a n v i e r2 0 0 2 ) : 22 Ä la chambre aveccabinet de toilette, 28 Ä c e l l eavec douche, puis : «à payer desuite et nous n’acceptons pasde cartes de crédit…» Bon,

voilà que ças’annonce bien,c’est vraimentla premièrefois que je de-vrais payer unhôtel avantmême d’avoirvu les cham-bres et d’yavoir dormi…Mon sang nefait qu’un touret je refusetout net en an-nonçant que jene paierai qu’àla fin du séjour.Le logeur visi-blement im-pressionné parmon air cour-roucé et com-batif bat en re-traite en di-s a n t : «O.K.,vous paierezaprès», et ilécrit au crayonla somme duesur son regis-tre.Nous escala-

dons enfin l’escalier terrible-ment raide, pour trouver nosdeux chambres côte à côte,sur un palier exigu : W-C de-hors, lits en peluche, moquet-te au sol, et rideaux à fleursstyle chaumière anglaise, pasd’armoires, une petite table.Ça a l’air propre car les aca-riens sont invisibles –c’en estbourré, j’en suis sûre, maiscomme aucune de nous n’estallergique ça ira.

Paris shocking, Paris toujours

Notre Australienne voit unbidet pour la première fois desa vie et elle est très impres-sionnée car sa mère lui a ex-pliqué que ce sont les prosti-tuées qui utilisent les bi-dets… Seule incongruité, unepomme rouge sous le lit, maispas d’Adam à l’horizon pourla croquer. Tant pis…

Paris glacial, Paris mer-veilleux toujours, vrai touris-me en haut de la tour Eiffel,30 minutes de file dans levent glacé de la nuit, le Lou-vre au pas de course, se fairephotographier devant la Jo-conde, Montmartre, leMoulin-Rouge, Notre Dame etla Sainte Chapelle, bref mon-trer ce que notre visiteusedoit absolument voir. L’ H ô t e lça va, le Maghrébin qui fait leménage est particulièrementsympa, mais bizarre la dou-che de l’escalier n’a pas d’eauchaude. Le premier jour nouspensons que toute l’eau chau-de a déjà été tirée (3), ledeuxième jour tout de même,nous nous disons qu’il y a

peut-être quelque chose à ti-rer au clair, et finalement letroisième jour, après m’êtreinformée auprès de l’hommede ménage (le patron n’estpas très souvent là), je décou-vre que la douche est payan-te, 6 Ä par personne ; en défi-nitive la chambre sans douchecoûte plus cher que celleavec… Grimaces, protesta-tions, ce qui nous vaut une oudeux douches gratuites. Dansle même mouvement, je rede-mande le prix à payer pourles deux chambres, car notreséjour tire à sa fin et je doisaller retirer des sous pourpayer ma note. Et là monsang fait un deuxième tour ; leprix des chambres avec dou-che a augmenté entre le mar-di et le vendredi, de peu c’estvrai, deux euros par jour,mais quand même, sur le re-gistre, la somme inscrite a étévisiblement corrigée. Je clamemon indignation au pauvregarçon qui n’y peut rien, je disque je ne suis pas d’accord etque son patron verra de quelbois je me chauffe ; puis je meretire, vibrante d’indignation,non mais !

Bon mes filles me calment,c’est fou comme les jeunesn’aiment pas que leurs pa-rents fassent d’esclandres.

Je vais chercher l’argent, jereviens à l’hôtel prête à mebattre comme une louve quidéfend ses petits, et là oh sur-prise, le patron m’attend, ou-vre son registre, et le prix ade nouveau été gommé pouren revenir à la somme initia-le, ce qui fait de ce bout de pa-ge une espèce de palimpseste,plein de chiffres mal effacéset superposés. Fin de l’aven-ture.

Conclusions

Premièrement. Je ne croyaispas avoir l’air aussi redouta-ble dans mon indignation ;mes enfants me disent bienque je leur fais peur des fois,mais je ne pensais pas que cepouvoir s’étendait aussi auxhommes d’âge mûr (c’estpeut-être l’âge –le mien– quifait).

Deuxièmement. Ça vaut lapeine de s’indigner.

Troisièmement. Si vous vou-lez passer des séjours qui sor-tent de l’ordinaire, avec sur-prises et émotion à la clef,partez à la recherche des dis-parus du Routard.

Et pour fin i r. J’ai découvertun très bon restaurant Liba-nais rue Jean-Jacques Rous-seau 10 (4) : Al Cham avecmenu complet pour 13 Ä, fer-mé le dimanche, métros : Lou-vre et Palais-Royal

A. B. B.

Le Guide du RoutardPresque pour tous les pays du mondeHachette, Paris, révisé chaque année,

300-400p., pas grand-chose dans un commerce de 2e main

(1) Et tous les usagers connais-sent les risques qu’ils courenten prenant des hôtels de cettecatégorie…

(2) Cela me fait tout de suite pen-ser aux hôtels de passe de larue St Denis, que j’avais dé-couverts avec étonnement lorsde mes premiers séjours à Pa-ris au début des années sep-tante…

(3) C’est en tout cas ce qui arrivesouvent en Italie.

enfin le Guide du Routard2002 quelques jours avantmon départ, je découvre quel’adresse en a disparu. L’Hôtela été disqualifié, et comme ilse situait déjà dans la catégo-rie «très bon marché» (1), jecommence à me demander sé-rieusement au-devant de quoije vais en allant résider làquelques jours !

Le voyage se passe bien,premières émotions parisien-nes pour notre Australiennequi découvre le métro. Puisarrivées à la station Louvre,nous sortons, prenons la ruedu Louvre, puis la rue St Ho-

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Rencontre

AVRIL 20026 — LA DISTINCTION

ZA N I N I, voilà un nomque je chantonne depuislongtemps, voire Le Za -

nine, comme l’appelle son uni-que fils. Je le connais depuisbien des années à la lecture etau parcours des journaux etautres récits de ce dernier.

Au milieu du mois de jan-vier, alors que je suis à Paris–et que je sais que j’y serai ré-gulièrement– je me décide–enfin et parce que le calen-drier le permet– à rencontrersa moustache turque au PetitJournal St-Michel. Situé àproximité des jardins duLuxembourg et à quelquesminutes de ma splendide ni-che, ce club, le plus réac’ deParis, programme des vieillesgloires qui, pour certaines, sedemandent toujours si le be-bop est une imposture. Zaniniy joue une fois par mois de-puis des lustres.

Arrivé au club, je suis invitéà descendre à la cave où desgens et des touristes mangenten attendant qu’on leur servela musique. À ma grande joie,l’accueil mérite le déplace-ment, contrairement aux troisclubs de la rue des Lombards,ceux qui programment dujazz pour les moins de 77 ans.

Bien placé, bien entouré,j’attends patiemment l’orches-tre, tandis que mon voisin merévèle où je peux me procurerune nouvelle courroie pourma platine Thorens.

Les voici : le batteur, le con-trebassiste, le pianiste, letromboniste, le guitariste –lefils– et au saxophone et à lamoustache Marcel Zanini.

Et c’est party pour jazz pa-py. Le tout swingue de justes-se, Zanini ne joue «rien» etchantonne façon Armstrong.Mais Zanini se suffit à lui-mê-me. Il est là et ça me va.Marc-Édouard Nabe se prendpour Céline et Alain Zaninipour Freddie Green. À moinsque ce soit le contraire. Il jouemieux dans ses écrits, il a cer-tes le rythme, mais ne possè-de pas le «son». Peu importe,y a d’la joie et même –encoreun fils– Thomas Dutronc à laguitare solo qui se joint augroupe.

À la pause, je m’approche deZanini au bar des artistes.

Une femme lui parle et le féli-cite, me prend à partie «N’est-ce pas que c’est un toutg r a n d ?» Nabe nous rejoint, ilest content de lui et de sonjeu de guitare, il s’autoprocla-me musicien professionnel. Ilest plutôt fils professionnel.Je tente une parole à ZaniniPère et décroche sa carte devisite et une invitation à l’ap-p e l e r. Je m’éclipse, le sésameen main.

Quinze jours plus tard, ànouveau à Paris, je saisis lecombiné et tapote les huit nu-méros sortants.

– Oui.– Bonjour, c ’est Laurent

Sambo qui appelle.– Qui?– Laurent Sambo, vous êtes

bien Marcel Zanini.– Oui.– Nous nous sommes ren-

contrés au Petit Journal St-Michel, je suis suisse et j’ai-merais écrire sur vous.

– Oui (silence).– Je sais que vous enregis-

trez demain et après-demain,mais nous pourrions nousrencontrer en fin de semaine.

– Vous voulez faire quoi, jen’ai pas bien compris.

– J’aimerais écrire un petitpapier pour un petit journal…Tout est petit dans ce que jefais.

– Oui, mais j’enregistre cesdeux prochains jours.

– Oui, je sais, mais nouspouvons nous voir après, unautre jour après… Si vousêtes toujours d’accord.

– Oui (silence).– Quand est-ce que cela

vous convient?– (silence)– Mercredi, jeudi, vendredi,

cela vous irait ?– Oui.– Alors quand?– Appelez-moi mercredi ma-

tin !– Je vous appelle mercredi,

au revoir.– Au revoir.Le coup de fil était sympa-

thique et étrange, Zaninisemblait dans la lune, horsd’atteinte. Peut-être ailleurssimplement parce que demainil enregistre. Quinze ans quecela ne lui était plus arrivé !

Patrick m’appelle de la Ra-

Le Zanine à la turquedio Suisse Romande où il tra-vaille. Il ne pense pas m’ac-compagner chez Zanini, il apeur d’être un de ces journa-listes qui ne connaissent rienet qui posent des questionsstupides. Je le rassure, je nesais moi-même pas grand-cho-se ; je sais qu’il a été dans sajeunesse correspondant àNew York pour un magazinede jazz, Jazz Hot ou Jazz Ma -g a z i n e ; qu’il est l’auteur etchanteur à succès de son duoavec Brigitte Bardot (contrai-rement à ce que je croyais, iln’y a jamais eu de duo… bienau contraire !), le fameux Tuveux ou tu veux pas ; qu’il jouedu jazz depuis des décenniesà Paris et qu’il a été long-temps accompagné par lemerveilleux batteur SamWoodyard, célèbre pour avoirété «le» tempo de Duke El-lington et enfin je sais, et j’ensuis absolument certain, qu’ila une moustache.

Patrick tente le tout pour let o u t : «La radio ne peut meprêter un Nagra, et je ne re-trouve plus mon micro stéréopour mon DAT.» Mais c’estmoi qui l’ai son micro, il dortchez moi, il me l’avait prêtéen me disant que je pouvais leg a r d e r. Il n’en revient pas,des mois qu’il le cherche envain. Il ne lui reste plus qu’à

passer chez moi le prendre etl’amener dans le douzième ar-rondissement de Paris où ha-bite Zanini. Autant que fairese peut !

Mercredi, 10h30, j’appelle :– Bonjour, c ’est Laurent

Sambo qui vous appelle.– Oui.– Je vous ai appelé diman-

che pour un entretien avecvous.

– Oui.– Votre enregistrement s’est

bien passé.– Oui.– Je viendrai avec un ami

qui travaille à la Radio SuisseRomande et qui enregistreraet participera à notre conver-sation pour une émission dejazz.

– Oui.– Pouvons-nous vous voir

vendredi ou samedi?– Oui, où ça?– Chez vous…– Chez qui ?– Chez vous! On a besoin du

secteur pour l'enregistreur DAT.– À quelle heure?– Dites-nous quel jour?– À 15h !– Samedi ou vendredi?– Il n’y a pas d’autres dates.

– Oui dimanche.– Non pas dimanche, appe-

lez-moi vendredi !– On ne peut pas fixer ? !– Vendredi.– À 15h?– Oui, appelez-moi le matin!– Pour confirmer?– Oui.– D’accord, au revoir.– Au revoir.

Un mois et demi plus tard

Des semaines que Zaninim’entoure, il ne m’obsède pas,non, mais promène sa mous-tache un peu partout. De re-tour à Lausanne, l’enregistre-ment de l’entretien en main,les photos en pellicule, je n’airien pu faire. J’avais besoinde Paris pour continuer ce pa-pier.

Maintenant je peux, je dois.Je suis un homme de devoir.Sept photographies de Zaniniencerclent mon ordinateurportable. Zanini répond aumicro. Zanini me regarde. Za-nini répond au téléphone.Oui, oui, oui, je connais lachanson.

À ma demande amusée, Za-nini pose avec son premierdisque en main du bout desdoigts, 4 titres enregistrés endeux heures (de 10h à midi)en septembre 1961 à la de-

mande d’EddieB a r c l a y. Ce der-n i e r, hiver 1961,l’avait entenducigare en main etwhisky en gorgedans une boîtequi se nommaitLa Grande Our-se à la station deski de Va l - d ’ I s è-re. L’orchestre deZanini divertis-sait en adaptantentre autres unechanson de Sina-tra à laquelle Za-nini avait ajoutédes paroles enfrançais. À laveille de son dé-part Barclay ap-pelle Zanini :«Qu’est-ce quec’est que ce truc-là? Ça m’intéres-

se, prends un verre, ça m’inté-resse, je te l’enregistre. Viensà Paris ! Enregistre quatre ti-tres, ce que tu veux, mais jeveux ce morceau.» Il ne plai-santait pas. Zanini est fou dejoie. Zanini, aujourd’hui enco-re, trouve que c’est un bondisque «On a fait ça vite fait.Deux jours ! Euh qu’est-ce queje raconte… Deux heures ! »Sur ce super 45 tours, il yavait la participation desSwingle Singers. «Tiens, entreparenthèses, c’était exacte-ment ce que je suis en trainde faire, le même morceau 40ans après, la même structureà quelques choses près.»

Puis il nous raconte «Tu veuxou tu veux pas». Av r i l 1 9 6 9 ,son label Riviera –un sous-la-bel de Barclay– lui propose cetitre brésilien. Guy Marchandet Sacha Distel ont refusé. Za-nini pense à la danse. Et trou-ve bien l’idée de Tu veux ou tuveux pas du parolier PierreC o u r. Il l’enregistre la veille deson départ pour Ta h i t i .

De retour, en juin, Riviera aoublié son disque, pas impor-tant. «J’étais vachement dé-çu.» On le sortira en septem-bre.

S e p t e m-b r e : Ri-viera nepeut pasle sortir–la po-chette estfaite, led i s q u ep r e s s é –parce queH e n r iS a l v a d o rvient des o r t i rMais nonM a i sn o n. Tr o pr e s s e m -blant. «Ilest plus connu que toi, ça vat ’ é c r a s e r. On le sortira pourles sports d’hiver.»

Entre temps : «A h!, tu sais,‘y a Brigitte Bardot qui aécouté ton disque, ça lui plaîtb e a u c o u p . Je suis très flatté.Eh bien, elle voudrait l’enre -gistrer. Ça va pas, non? Vousallez m’écraser ! Brigitte Bar-dot, je peux pas lutter !». Ma-gnifique Zanini, il revit la tra-hison, le complot des direc-teurs artistiques de la mêmemaison qui «se bouffaient lefoie», comme si c’était hier,nous ne sommes plus en 2002mais en automne 1969. «Ilsétaient gênés : elle l’a déjà en -r e g i s t r é. Ah j’étais fou de…Pas de joie alors… c’est del ’ a s s a s s i n a t ! Oui mais le tiensortira quinze jours avant. Tuparles… Brigitte Bardot mon-dialement connue et moi in-connu complètement. Enfinmon disque a marché. Elle, ila pas marché. On en a vendu1 million. Contrairement àbeaucoup de trucs que j’en-tends, il n’est pas démodé dutout. Vous l’avez entendu der-nièrement?»

Merde, la question qui tue?Patrick ne dit rien. Je trans-pire, je dois trouver, je nepeux pas le décevoir. Ardissonbien sûr ! Il l’utilise commevirgule dans son émission«Tout le monde en parle». Bin-go: «Ardisson, il m’aime bien,j’espère qu’il va m’inviter.»

Une bonne heure pour fairele zapping de son parcours. Ilest né à Istanbul de père fran-çais d’origine italienne et demère grecque. À l’âge de 7ans, la famille quitte la Tu r-quie pour Marseille. «Je suisarrivé, ça vous dit quelquechose, le 11 septembre à Mar-seille et c’est l’anniversaire dema femme, je ne peux pas ou-blier cette date.»

À Marseille, il devient musi-cien et monte son orchestrequi joue, entre autres, lorsdes croisières.

De 54 à 58, avec sa femme,il part pour «New York, c’estla Mecque». Il rencontre tousles musiciens qu’il adore, deCount Basie à Charlie Parkeren passant par Billie Holidayet Lester Young («J’ai pas osélui parler»). Il se lie d’amitiéavec John Coltrane. Zaninitravaille pour la maison Vi-brator (distributeur d’anches).«Y avait presque rien à faire,je grattais les anches, lestriais, les expédiais à traversle monde.» Les bureaux setrouvaient juste au-dessus duB i r d l a n d ! Coltrane, et tantd’autres, venaient prendredes anches juste avant le con-cert. Zanini a fait de très bel-les photos lors d’une de ces vi-sites coltraniennes.

Pendant ce temps, il devientcorrespondant à New York dumagazine français J a z z H o t.Et «au bout de quatre ans»trouve le temps, mais qui nele trouve pas? pour semer sagraine d’ananar dans le ven-tre de son épouse. C’est déci-dé, leur petit monstre naîtraà Marseille fin 1958, le tempsdes capricornes.

15 ans de silence discogra-phique. Pourquoi ? «J’ai pristout en charge, moi c’est lapremière fois que je fais ça.D’habitude, j’attendais qu’onvienne me chercher commetout sudiste qui se respecte,mais si j’attends encore unpeu on viendra me chercherau cimetière. J’ai pris moncourage à deux mains et j’aidécidé de le faire. Ce sont mesmorceaux et je veux quandmême laisser une trace. Salva -dor, lui, a 85 ans, moi j’en ai77, il a quand même réussi àfaire un disque, mais lui, onest venu le chercher, lui, il estresté avec ses pantoufles. Tan -dis que moi, j’ai fait beaucoupde choses. J’ai conçu tous lesarrangements. L’âge va peut-être jouer à mon avantage. Jesais pas. J’en sais rien. Maisenfin, je fignole quand mêmece disque. J’aimerais bien ve -nir en Suisse avec mon dis -que. Vous voulez boire quelquechose?»

Pendant que nous buvonsdu jus de pamplemousse, ilnous emmène dans sa cham-bre. Beaucoup de disques, sonsaxophone, un immense por-trait de Thelonious Monk gar-de la pièce. Il nous montre sespropres disques. À ce jour, unseul cd est disponible «Bluesand Bounce» (chez Black &Blue, distr. Plainisphäre) surlequel jouent Milt Buckner àl’orgue et Sam Woodyard à labatterie. L’enregistrement da-te de 1976 et parmi les musi-ciens on trouve le tout jeunefils Zanini, déjà sous le pseu-do de Marc-Édouard Nabe.

Ainsi en écho, ma dernièrequestion à Zanini, loin desmicros: comment se fait-il quevous soyez si gentil et quevous ayez un fils si méchant?La réponse n’attend pas : «Iltient de sa mère!»

L. S.

Le nouveau disque de Zanini està paraître cette année (le labelreste à trouver). Guettez sa mous-tache dans les bacs !Un de ces quatre sur Espace 2, si

Monsieur Lenoir se bouge, des ex-traits de notre entretien serontdiffusés.Par ailleurs, je vous convie à lire

le journal de Marc-Édouard Nabe,paru en plusieurs volumes, auxéditions du Rocher. Particulière-ment le premier où de délicieuxpassages sont consacrés au bat-teur Sam Woodyard.

Laurent Sambo

Laurent Sambo

Laurent Sambo

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Mots croisés

AVRIL 2002 LA DISTINCTION — 7

De gauche à droite1. Un homme qui en a,

selon lui (plusieursmots).

2. C’est là que Nestlé acherché à acheter desparts de Coca?

3. Taper sur le système –Résultat d’un tapagesur le système.

4. Pose toujours – Avantou après, mais toujoursrécent.

5. Devenu vaudois alorsqu’il s’était hâté vite –Un acte manqué.

6. Pas mal – Bout de rire.7. Sert uniquement à

l’heure de fermeture.8. Enfin là – N’a pas sup-

porté la côte.9. Différents – Bien posi-

tionné.10. Vise la plupart du

temps à améliorer laconduite en ville.

De haut en bas1. Capitale de l’éloquen-

ce.2. Occuper – Possessif.3. Spécialisé en plastique.4. Variété suisse de héris-

son – On y entre entredeux portes – Remonteà la source.

5. Sorte de tandem.6. Le sort de l’âme en pei-

ne – Conflit.7. A eu brillé – Un des

maîtres du monde,maintenant tout re-tourné.

8. A un bon emploi –Finesse ou finasse.

9. GHI (Genève HommeInformations).

10. Elle nous a mené la vieen rose – Direction duparti communiste.

(Solution en page 2)

par Boris Porcinet

H e n r yM e y e r

L‘ouvre-boîte-à-malices

Clonage scripturaire

JE me souviens qu’auxéclais, notre cheftaineen avait un avec une

scie, et qu’elle avait coupé despetits arbres pour fabriquerun abri.

Je me souviens qu’une demes filles en a trouvé un énor-me, avec «more beer wicked»écrit dessus.

Je me souviens que magrande sœur en a toujours undans son sac, et mon maridans son vide-poches.

Je me souviens qu’en coursed’école, il y avait toujoursquelqu’un qui en avait unpour couper les cervelas encochonnets.

Je me souviens du premierque j’ai eu : un peu maigri-chon, avec un ouvre-boîtes ;j’étais la plus forte pour ou-vrir les boîtes de sardines.

Je me souviens que tous lescopains étrangers s’en ache-taient.

Je me souviens que Sophiel’avait utilisé (1) pour couperles petits poissons de sa mère.

Je me souviens que j’ai euun drôle de sentiment quandj’ai découvert qu’il y en avaitun romand, le We n g e r, et unsuisse allemand, le Vi c t o r i n o x .

Je me souviens que MacGy-ver l’utilisait pour désamorcerune bombe en cinq minutes.

Je me souviens que l’on amême prétendu que des terro-ristes ont grâce à lui pu dé-tourner des avions qu’ils ontensuite posés dans des tours.

MAIS…On n’ose plus couper les ar-

bres dans la nature sans per-mission.

Celui de ma fille a disparu.Ma grande sœur en a tou-

jours un dans son sac, monmari n’utilise plus sa voiture.

Je ne vais plus en coursed’école.

Les boîtes de sardines sontmunies d’un anneau d’ouver-ture.

Les copains étrangers onttous des Laguiole.

Les petites filles ne coupentplus les poissons de leur mè-re.

Il y en a toujours des ro-mands et des suisses alle-mands

MacGyver a disparu desécrans.

Il est maintenant interditd’embarquer sur un avionavec un canif dans son sac.

Alors comment continuer àvendre ce national symbole denotre esprit astucieux et dé-brouille, «On est petits, peut-être mais on a plein de toursdans notre sac» ?

Victorinox a trouvé la solu-tion. Un joujou extra qui faitksss ksss crouic crouic, visseet visse. La petite merveille,le nouveau venu dans le mon-de magique des canifs rougesà croix blanche c’est le C y b e rTool. La boîte à elle seule avecson couteau ouvert flottantcomme un vaisseau spatialau-dessus de la terre, est unhymne au troisième millénai-re, une déclaration d’amour à2001 l’Odyssée de l’espace. Jesuis sûre que grâce à lui Bow-mann (2), aurait débranchéHal (3) encore plus rapide-ment (4).

Revêtu d’un habit rougetranslucide digne d’une divahollywoodienne, ce petit cou-

teau vous permettra d’enfindémonter et remonter facile-ment votre ordinateur. Le mo-de d’emploi en 6 langues –an-glais, allemand, français es-pagnol, italien et japonais–énumère tous les accessoiresdes versions Cyber To o l 2 9 ,Cyber To o l 34 et Cyber To o l41. Aux lames classiquess’ajoutent donc : une clef-porte-outils avec clef 6 pans5 mm pour connecteursD–SUB, un porte-embout4 mm avec embout Philips 0(Pozidrive 0) et embout Phi-lips 1 (Pozidrive 1) etc. etc.puis un stylo à bille –pour dé-placer DIP-Switch, etc. etc…

Quelle chance, moi qui ai re-çu pour Noël un mode d’em-ploi pour ordinateur, je pour-rai désormais gonfler monMac à loisir, lui ajouter de laVRAM, de la RAM ou mêmeremplacer son disque dur lesdoigts dans le nez.

Finalement, ce qui est inté-ressant avec ce nouveau canif,c’est qu’il n’est pas seulementpratique, mais qu’il montreaussi le chemin à suivre pourune toute nouvelle générationde couteaux suisses ; toujoursaussi compacts et astucieux,

mais vraiment bien ciblés se-lon les besoins du consomma-t e u r, toujours plus exigeantcomme on le sait. On pourraitdonc avoir le Watch Tool pourréparer des montres, avec lou-pe d’horloger pliable incluse,le Ikea Tool servant à monterles meubles du même boisavec clef imbus et marteau, leTV To o l avec option spécialepermettant de réparer les té-lécommandes et enfin le PediTo o l servant à râper les cors,à extraire les œils-de-perdrixet agrémenté d’un spray par-fumé pour chasser les casse-pieds.

Si les concepteurs de Vi c t o-rinox ou de Wenger sont ins-pirés par ces propositions, ilspeuvent me contacter sansautre, notre rédaction a monadresse. À bon entendeur…

I. J. J.

VictorinoxCyber Tool

Dans tous les bons magasins

Andrew Gore, Jill Baird & Chris BreenMon iMac

Osman Eyerolles Multimédia, 2001, 369 p., Frs 38.70

(1) Mais c’était pas un vrai.(2) L’astronaute survivant.(3) l’ordinateur mégalomane.(4) Mais nous aurions perdu cette

scène interminable et fasci-nante pendant laquelle Bow-mann déconnecte Hal qui es-saie de le persuader de ne pasle faire.

AU-DELÀ de la distinction capitale entre«camarades» et «collègues», quelles sontles différences entre la presse de gau-

che politique et la presse de gauche syndicale?Pour répondre à cette question lancinante,nous utiliserons deux articles traitant du mê-me sujet : celui de Rémy Pagani intitulé«[gris>] SWISSAIR [noir>] QUAND LE CA-PITALISME JOUE A QUI PERD GAGNE»paru dans SolidaritéS le 24 janvier 2002 et ce-lui de Pagani Rémy intitulé «[noir>] SwissairLe capitalisme suisse tente de [ r o u g e > ]transformer la débâcle en victoire» p a r udans Les Services Publics le 25 janvier 2002.

À première lecture, on est frappé par la res-semblance entre les deux articles et l’on seraitpresque tenté d’imaginer que derrière la mêmesignature se cache le même auteur. Si les idéessont exactement les mêmes, il n’en reste pasmoins que les différences d’expression sonttrop nombreuses pour nous autoriser une tellehypothèse. Dès lors, puisqu’il est impossible dedistinguer la presse politique et la presse syn-dicale par le fond, nous tenterons de le fairepar la forme.

Nous indiquerons en gras les expressions ca-ractéristiques de SolidaritéS et en italique cel-les des Services Publics.• Face à|D a n s la faillite de Swissair […]

nous tentons d’opposer…• au plan|niveau national…• Il est regrettable de constater que […] nous

n’ayons p a s pu rallier à notre… o r i e n-t a t i o n|l i g n e syndicale opiniâtre, s i n o n|s ice n’est les responsables syndicaux de cetterégion, du moins|en tout cas la base dese m p l o y é - e - s|les employés de la base…

• Nous avons démontré p o u r t a n t|, pour -t a n t , qu’à Genève il é t a i t|e s t possible demobiliser…

• Les signes avant coureurs d’une criseéconomique profonde|sans précédent

• au début d’une nouvelle phase de ré-cession à l’échelle internationale|u nnouveau cycle de crise économique…

• c’est une attaque d’une t o u t e|t o u t a u t r eenvergure…

• au cours de la|durant tout le cycle de dé-pression à venir|économique que nous al -lons traverser…

• subordonner la défense des postes de tra-vail aux projets du patronat et des ban-ques sans leur opposer par la mobilisa-tion les revendications|y imposer lesconditions du mouvement syndical est sui-cidaire…

• les mouvements syndicaux dignes dece nom ont|le mouvement syndical a tou-jours mis en avant les préoccupationsde leurs membres…|ce type de condi -tions préalables…

• Ainsi, prétendre que d e faire la grève est«une plaisanterie»,…

• La “nouvelle économie”, un blabla-b l a …|Le néo-capitalisme n’est plus qu’undiscours

• les nouveaux capitalis-t e s|n é o-c a p i t a l i s t e s tenaient un discourspour donner un nouveau look aux rè-gles fondamentales du système|q u iemballait dans un nouveau papier les rè -gles intrinsèques du capitalisme…

• Ceux qui diffusaient|portaient cette pro-se tentaient ainsi de gagner à leur cau-se|rallier des…

• monsieur|M. Mario Corti• qui, le premier, a arraché un accord

a u x|obtint un accord des r e s p o n s a b l e ssyndicaux en tentant|lorsqu’il tenta d’in-clure une partie du capital de la caisse depension dans le bilan de S A i rgroup|SAirGroup…

• il n’y a plus de place pour les demi-mesu-res|la demi-mesure…

• Les milieux financiers, et le patronat, lesyeux rivés sur la baisse tendancielle deleurs taux de profits…

L’identité des idées empêche de différencierpresse politique et presse syndicale de gauche.Force est de constater que la comparaison desdifférences formelles ne donne pas de résultatnon plus: la plupart ne présentent aucun inté-rêt et celles qui en ont ne suffisent pas à déter-miner deux styles particuliers.

La question de savoir s’il est bien nécessaireque des journaux politique et syndicaux degauche survivent côte à côte n’est pas du res-sort de notre étude.

Sch.

Swiss Army Knife is the best

Bonnes lectures de gauche syndicale & politique

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AVRIL 20028 — LA DISTINCTION

Une photo extraite du dossier de Walther Not, sans doute le bureau de Marcel Poncet.

Roman-feuilleton

Walther Not

Le calme platTraduit de l’allemand et présenté par Cédric Suillot

Quatorzième épisode

Résumé des épisodes précédentsLe cadavre d’un homme, dont on ignore l’identité,

a été découvert à Pully. La Sûreté suspecte les com-munistes, et l’inspecteur-stagiaire Not est chargéd’infiltrer une réunion des Amis de l’Espagne Répu-blicaine.

Local des AER, lundi 6 septembre 1937, 20h45

Derrière un portique à colonnes massives, la grande por-te aux vitres opaques, sans aucune indication, était restéeentrouverte. Mon entrée se déroula dans l’indifférence gé-nérale. Pas de salutations chez les camarades, mais uneatmosphère de gravité laconique, qui faisait prendre à cer-tains des airs de conspirateurs pour demander la clé destoilettes. Il faisait beaucoup plus froid à l’intérieur qu’àl ’ e x t é r i e u r, une température sépulcrale. Malgré les nom-breuses couches de laine superposées, gros chandails pourles jeunes et les ouvriers, épais pardessus pour les autres,chacun resserrait son col le plus haut possible et pa-raissait saisi par le gel.

Recouverts de catelles jusqu’à la hauteur des épaules, lesmurs étaient, au fur et à mesure qu’ils approchaient duplafond, de plus en plus zébrés de longues stries de pous-sière agglutinée au vernis devenu poisseux. Quelques piè-ces donnaient sur le vestibule : l’ouvroir des dames, où l’ontricotait pour les orphelins de Catalogne ; la petite librai-rie où s’accumulaient en désordre affiches bariolées, bro-chures périmées et exemplaires invendus de La Lutte.Plus loin, on devinait une salle de réunion où la plupartdes présents étaient déjà assis autour d’une série de ta-bles disparates placées en fer à cheval.

– Vous venez pour la patente?Je m’efforçai de ne pas sursauter et me retournai. De-

puis un des bureaux adjacents, émergeant derrière uneronéo luisante d’encre, la barbe broussailleuse et la laval-lière emberlificotée, Marcel Poncet, le secrétaire du mou-vement, m’avait, d’un assez sûr instinct, pris pour un re-présentant de la police du commerce.

– Non, je suis de Zurich. On m’a dit qu’il y avait une réu-nion pour l’Espagne chaque lundi.

– C’est bien le cas. Qu’est-ce que vous faites dans la vie?– Je m’appelle Fust, Walther Fust, ingénieur diplômé.

Mais puisqu’il n’y a pas d’emploi dans ma branche, je tra-vaille comme représentant pour des cuisinières.

– C’est dur, je sais. De quelle marque, les fourneaux?– Le Rêve. Une cuisinière Le Rêve: un rêve pour la cui-

sinière.– Gaz, électricité ou bois?– À gaz surtout.– Le Rêve, un beau nom pour s’asphyxier quand on ne

peut plus payer le loyer.Et je crus discerner que le regard de Poncet se perdait

quelque temps dans le vague. Très vite l’interrogatoire re-prit.

– C’est le camarade Wolpertinger qui vous envoie ?– Vous savez bien qu’il est en prison depuis la rafle d’av-

ril. J’ignore qui l’a remplacé : je suis en tournée en Suisseromande depuis un moment. Ce mois, je loge chez la mèreLamunière, sous la gare. Vous connaissez?

Il ne me répondit pas. J’en avais peut-être trop dit, sur-tout en mentionnant ma pension, mais il sembla mecroire.

Marcel Poncet, dit Squelette, avait des yeux très clairs,surprenants dans un visage aussi sombre ; ses cheveuxexagérément longs, comme c’était la mode à la fin du siè-cle précédent, étaient repoussés en vagues vers l’arrière,lui donnant l’air d’un poète désespéré ou d’un vagabondfurieux, physionomie encore accentuée par ses joues creu-ses et son allure efflanquée. Ses propos étaient souvent in-terrompus par des quintes de toux et des crachotements.Son âge, dans les débuts de la trentaine, indiquait qu’ilavait dû souffrir de la mauvaise alimentation qui sévissaitdans les familles peu fortunées durant la guerre. Mêmes’il parut fort soupçonneux à mon endroit, je ne pus m’em-pêcher de noter qu’il fut le seul à m’adresser la parole cesoir-là.

Posées sur des caisses à l’entrée, l’une entourée d’unemasse impressionnante de maculatures, l’autre noircie aupoint d’en rendre le clavier aveugle, la ronéo et la machineà écrire semblaient les meubles primordiaux de son bu-reau. Au fond, face à la fenêtre, une simple table tenaitlieu de secrétaire, sans aucun papier ni dossier visible : lesoccupants s’étaient manifestement préparés à unedescente de police. Entre buvard, encrier et téléphone, unpetit buste de Staline en fonte semblait veiller sur leslieux. Poncet me mit dans la main quelques exemplaires«à distribuer autour de moi, si je ne risquais pas d’ennuis»du papillon qu’il venait d’imprimer. La machine à écrireavait percé la fine toile du stencil et le texte en prenait unaspect étrange : S▲UV●NS L▲ REPUBLI●UE ESP▲GN●LE ◗E-V▲N T L▲ M E N▲C E F▲S C I S T E ! La suite du texte décrivaiten détail les effets des bombardements nationalistes surles villes restées fidèles au gouvernement légal et récla-mait une assistance médicale pour les victimes.

Bien vite il me laissa, occupé qu’il était à d’autres tâches,et j’avançai dans la grande salle. Totalement incongruedans une telle assemblée de mécréants, une chaire sedressait dans un angle, surplombant une estrade au mi-lieu de laquelle des panneaux à poignées révélaient la pré-sence d’un bassin de baptême. Les Amis de l’Espagne Ré-publicaine occupaient la chapelle d’une secte presbyté-rienne éteinte à la mort de la dernière veuve fortunée qui

(1) Jules Humbert-Droz (1891-1971), principal dirigeant du parti com-muniste suisse entre 1936 et 1943, avait effectivement uneformation de pasteur. (N. d. T.)

alimentait la quête. La porte voûtée à deux battants queje venais de franchir menait autrefois les croyants dans lanef. Autel et crucifix avaient disparu, au-dessus de lachaire pendaient une vieille bannière frappée de la fau-cille et du marteau et un drapeau républicain espagnol defacture plus récente.

Les lieux avaient sans doute transmis une part des élé-vations d’âme et des vertueux sentiments qui y avaient ré-gné pendant plusieurs décennies, car, comme je le comprisau cours de cette soirée, l’extrême gauche helvétique pré-sentait une déviation originale : le calvino-bolchévisme.Depuis quelques années, le parti avait à sa tête d’austèresprotestants, à commencer par le secrétaire général, un an-cien cadre de l’Internationale (1), et ses rangs comptaientde nombreux théologiens, ainsi que les fils et les filles deceux-ci, qui avaient passé directement des jeunesses pa-roissiales aux Jeunesses communistes. Indice supplémen-taire, seules les grandes villes réformées avaient vu se dé-velopper des cellules militantes dignes de ce nom, d’ailleursplus à Bâle et à Zurich qu’à Genève ou à Lausanne.

Comme aurait pu le dire le lieutenant-colonel Arroland,l’esprit de sérieux helvétique avait atteint jusqu’à ceuxqu’on prenait pour ses plus farouches ennemis. Manifeste-ment, dans le parti, on ne rigolait pas. L’arrivant y étaitd’abord toisé : était-il un futur militant dévoué, fidèle en-tre les fidèles, ou un simple sympathisant, forme inférieu-re d’humanité, qu’on pouvait aller jusqu’à tolérer momen-tanément? Le premier se trouverait culpabilisé en perma-nence pour n’en faire jamais assez ; le second deviendraitl’objet de toutes les séductions afin qu’il opère sa conver-sion et rejoigne la congrégation. Par-delà une bonne nou-velle sans cesse remise à plus tard par l’effet de regretta-bles conditions objectives, les prêches cultivaient la pré-destination des élus et l’apocalypse universelle. La concur-rence avec l’autre Église, traîtresse et impie, amenait àsiffler Léon Blum à chaque mention de la «non-interven-tion» en Espagne. L’austérité du décor renforçait encore lemanque de chaleur humaine : des mots, des phrases sa-crées ornaient certes les banderoles accrochées aux murs,mais peu de symboles, ni caricatures vachardes commedans les manifestations parisiennes, ni saintes icônescomme dans les défilés moscovites.

La suspicion était bien sûr le premier réflexe, il fallaithonnir le péché, dénoncer les pécheurs, craindre les traî-tres et les espions (bien réels, je pouvais en témoigner).Chez les dirigeants, cette méfiance allait de pair avec uneinefficacité, une précipitation et un esprit brouillon, quejustifiait la perpétuelle urgence de la situation. Au nom dela foi en la révolution et en la mission d’un parti devenurédempteur collectif, ils épuisaient en général en peu detemps la somme d’énergie et de bonne volonté qu’appor-taient les militants. Ce n’était pas tant le froid que la fati-gue qui faisait pâlir les visages et fermer les chemises jus-qu’au dernier bouton. Ou s’agissait-il de la crainte d’undieu vengeur, dont je venais de voir l’effigie sur le bureaude Poncet?

Pour l’instant, l’attente était meublée par des annonces.On cherchait des bons de vivres à destination des camara-des pris en charge par le Secours Rouge. Le docteur Moordemandait des donneurs de sang pour transfuser les vo-lontaires blessés sur le front de Madrid.

Les dirigeants de l’assemblée s’étaient installés en boutde table. Privilège des derniers arrivés, je dus m’asseoirprès d’eux, sur le côté. Poncet rassembla des notes éparsesen toussant, Duret se racla la gorge ; avec son gilet et seslunettes épaisses appuyées sur un nez en trompette, ilavait bien l’air d’un expert-comptable. Adoptant l’attitudecourroucée du régent qui commence sa leçon, mais en res-

tant à la table, sans monter à sa place naturelle, la chairequi grimpait en spirale vers le plafond juste derrière lui, ilprit la parole «au nom du Parti communiste vaudois» :

– Bien. Quémérèdes!Ses séjours parisiens lui avaient insufflé un accent mar-

qué.– Quémérèdes, chers émis démocrètes, évant d’ouvrir

cette ménifestétion de soutien à la lutte du peuple espé-gnol, je voudrais plécer notre réunion sous le pétronèged’un homme que nous ne devrions pès oublier, d’un hom-me é qui nous nous efforçons de penser tous les jours…Vous voyez de qui je veux perler, quémérèdes et chersémis démocrètes?

L’orateur savait s’y prendre : un souffle d’inquiétude pas-sa sur les personnes présentes, quelle faute avaient-ellesbien pu commettre?

– Le camarade Papanine, le courageux explorateur quidérive actuellement sur un iceberg détaché de la banquisep o l a i r e ? hasarda un étudiant plus téméraire que lesautres.

– Mais non, voyons. Je veux perler de Stéline, quémérè-des et chers émis démocrètes, le bien-aimé dirigeant dupeuple soviétique, le fer de lance de lé résistance aux trou-pes franquistes, le rempert contre le fescisme, oui, JosephStéline qui mérite bien de figurer en tête du présidiumd’honneur de notre essemblée. Bien. Je joindrai é son nomcelui de cinq autres grands combettants du mouvementouvrier et démocrétique mondiel, les quémérèdes Dimi-trov, Thälmenn, Ercoli, Quéchin et Méo-Tse-Du. Bien.

Il ponctuait ainsi toutes les transitions de son discoursd’une approbation sèche, comme s’il était soulagé d’avoirfini d’exposer de telles évidences à des ignares.

– Le grand Grognuz, qui édmire tant lé Russie, porte unjugement désespéré sur les Vaudois. Dans le déserroi in-tellectuel qui nous entoure, Grognuz est pervenu é donnerune expression authentique de notre pays. Mais, même re-connu et édulé, il reste tourmenté: l’érgent mine ce qu’ilcroyait éternel. Bien. Comme Lénine lorsqu’il éborde léquestion paysenne, notre poète reste prégmétique. Il fautreconnaître que sont nombreux les mensonges sur la révo-lution égraire en Russie. En réélité, les communistes,comme le fait Grognuz dans ses livres, proposent aux pay-sans de s’exprimer eux-mêmes, pès plus. Bien. En Espè-gne per exemple, notre perti-frère s’oppose évec la derniè-re énergie aux tentétives de collectivisétion des énerchis-tes de Quétélogne. Il ne s’égit en aucune ménière de faireune révolution comme en URSS, mais de reffermir lé ré-publique et l’ermée de lé république. Ressurez vos pro-ches: en Suisse éguèlement, on ne soigneré jémais les vi-gnes du Lévaux avec des trecteurs. Bien.

L’assemblée se lassait, des chuchotements discrets se fi-rent entendre; l’orateur haussa le ton :

– Il faut sauver nos perchets, nos crus, ces vins si pré-cieux. Voyez la richesse des champs et des vergers soviéti-ques, les belles filles des kolkhozes, lé vie de plus en pluslerge du paysan, l’émour des fleurs qui règne pertout aupays des Soviets. Notre perti est le perti du bon sens, c’estperce que je suis un bon Vaudouès que je suis communis-te. Bien.

Était-ce un discours pour la galerie ou Duret croyait-ilsincèrement à ces âneries? Il justifiait l’existence de sonorganisation, menacée par une législation de plus en pluscontraignante. J’eus le sentiment qu’il n’y avait décidé-ment rien à tirer de ces banalités de circonstance. Mon re-gard se détourna sur le public. Qui pouvait bien être monconfrère Pipelette, l’indicateur de la brigade politique ?Cette étudiante aux cheveux décolorés, avec ses petites lu-nettes rondes à monture d’acier, qui notait tout ce qui sedisait dans un cahier d’écolier à reliure couleur de bitu-me? Ce prolo éreinté qui somnolait dans le col de sa cana-dienne? Ce vétéran du parti, avec sa casquette en cuir vis-sée sur le crâne, qui ricanait discrètement en regardantdans ma direction ? J’avoue que l’idée m’effleura quej’avais été percé à jour et que tout le monde jouait la co-médie à mes dépens. La suite démontra que ce n’était pasle cas.

– Le drépeau rouge fut celui de nos éïeux, la croué blan-che n’est eppérue que beaucoup plus terd. Et ils vou-draient l’interdire aujourd’hui, sous lé pression du fescis-me étranger !

L’exhortation était terminée; d’un geste énergique, l’ora-teur remonta ses lunettes, qui avaient progressivementglissé à la pointe de son nez. Quelques applaudissementsde convention saluèrent ses acrobaties rhétoriques et unediscussion commença aussitôt. Enfin une discussion…Chaque prise de parole –un bouclé nasillard, un chauvebuté, un bègue chantonnant– commençait par «Je suisd’accord avec le camarade Duret, et je voudrais insistersur un point qu’il a mentionné sans le développer…» Quel-ques non-communistes essayèrent bien de proposer quel’on passe aux mesures pratiques en faveur de l’Espagne,mais leurs propos furent à chaque fois englués dans les fi-lets du discours ventriloque qui partait du chef communis-te.

Soudain, le ronron s’arrêta et chacun se fig e a : derrièreDuret, des coups violents faisaient trembler le plancher del’estrade.

(à suivre)