Questions arithmétiques soulevées par des lapins, des vaches et le Code Da Vinci
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Références à indiquer obligatoirement pour toute citation partielle ou totale de cet
article : Marie-Jo Thiel « La dignité humaine. Perspectives éthiques et théologiques
», in Le corps, le sensible et le sens (Gilbert Vincent, dir.), PUS, 2004, p.131-164.
LA DIGNITE HUMAINE
PERSPECTIVES ETHIQUES ET THEOLOGIQUES
Le 10 décembre 1948, l’Assemblée Générale des Nations Unis adopte la
Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Au frontispice de cette charte, elle
inscrit l’inaliénable et égale dignité de tout être humain : « Tous les êtres humains
naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de
conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. »1.
Elle répond ainsi aux atrocités de la seconde guerre mondiale et aux tentatives
organisées de réduire l’homme à néant. La dignité devient une expression du « Plus
jamais ça », une forme de résistance à toute discrimination. Elle est cette qualité
humaine dont est doté tout être humain de par sa nature. Elle n’est liée à aucun
critère d’aptitude, à aucune condition sinon l’appartenance à l’ordre humain. Elle est
ineffaçable et inamissible, ni quantifiable ni comparable. Elle fonde des droits
fondamentaux que nul ne saurait remettre en question… Relevant de l’être humain
en tant que tel, l’on pourrait, à ce titre, la qualifier d’« ontologique »2.
La dignité de celui/celle qui est hors prix L’affirmation est vigoureuse. Elle s’enracine dans la culture judéo-chrétienne3
et le contexte des Lumières. En 1785, le philosophe Emmanuel Kant évoque deux
types de réalité, celles qui ont du prix et celles qui ont une dignité. Le rapport aux
choses, explique-t-il, est caractérisé par l’instrumentalité et l’utilité ; le rapport aux
personnes est, lui, déterminé par le respect.
1 Article Premier. Cette Déclaration a été adoptée à Paris par l'Assemblée Générale des Nations Unies, lors de sa troisième session, le 10 décembre 1948. 2 Ce faisant, nous ne faisons pas référence pour autant aux débats philosophiques autour de l’ontologie ou de l’existentialisme.
2.
« Ce qui a un prix peut être aussi bien remplacé par quelque chose d’autre, à
titre d’équivalent. Au contraire, ce qui est supérieur à tout prix, ce qui par suite
n’admet pas d’équivalent, c’est ce qui a une dignité (…) Ce qui constitue la condition
qui seule peut faire que quelque chose est une fin en soi, cela n’a pas seulement une
valeur relative, c'est-à-dire un prix, mais une valeur intrinsèque, c'est-à-dire une
dignité. »4
La dignité désigne ainsi non d’abord une quantité économiquement
appréciable – même si les assurances sont amenées parfois à évaluer le préjudice
que constitue une mort d’homme – mais une qualité inaliénable de l’être humain,
constitutive de son existence, invitant chacun à une attitude de respect envers tout
autrui.
La perspective des Droits de l’Homme s’enracine dans cet horizon kantien tout
en le confirmant dans la substance des droits fondamentaux applicables, entre
autres, aux questions de bioéthique. Le Dictionnaire Permanent Bioéthique et
Biotechnologies (DPBB) écrit ainsi, dans son article « Droits fondamentaux » :
« Le principe de dignité est, tout du moins en Europe continentale, le principe
cardinal en matière de bioéthique. Indépendamment du débat sur le concept de
personne humaine qu’il protège, le principe de dignité a vocation à protéger
l’embryon, au moins, au nom de la personne qu’il est appelé à devenir et le mort, au
nom de la personne qu’il a été. […] Inspiré par la philosophie kantienne, il signifie
d’une part l’égale appartenance de chaque être humain à l’humanité conçue comme
une commune nature et l’interdiction de traiter un être humain comme un objet,
corrélation de sa reconnaissance comme sujet. Il représente à la fois une qualité
substantielle de la personne humaine et une source de droits. A ce titre, il présente
plusieurs caractéristiques : c’est un principe matriciel5, un principe absolu et, mais
cette dernière affirmation est plus discutée, c’est un droit subjectif. »6
Ces remarques sont intéressantes à plusieurs niveaux. C’est effectivement la
bioéthique qui a « vulgarisé » le concept de dignité. Certes, celui-ci n’appartient
guère au vocabulaire de l’homme de la rue sinon comme cri « d’in-dignation » devant
le mal qu’il peut subir. Mais il est devenu un lieu commun dès lors que l’on évoque
3 Nous étayerons la perspective judéo-chrétienne dans un second temps. 4 Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs. Trad. Victor Delbos. Ed. Delagrave, 1973, p.160. En italique dans le texte. 5 L’adjectif « matriciel » signifie que ce principe est important au point d’engendrer d’autres droits de portée et de valeur différentes.
3.
l’accompagnement du malade, du souffrant, du mourant, ou encore les nouvelles
biotechnologies quand elles risquent de compromettre la dignité de la femme
génitrice, de l’enfant à naître, etc. Avant mai 68, avant l’émergence de la bioéthique7,
il était cependant peu usité, seulement par les soignants quand le respect n’allait
plus de soi et qu’il fallait susciter un sursaut.
« La perte de dignité »
Or c’est précisément un tel contexte qui va jouer un rôle de catalyseur à
l’égard du terme de dignité, contribuant tout à la fois à renforcer celui-ci, à lui
reconnaître un caractère matriciel, une place prééminente, et à l’ébranler assez
profondément si l’on en croit la vogue de l’expression « perte de dignité ». Avec
l’émergence de la bioéthique surgissent des inquiétudes nouvelles, en particulier
autour de l’acharnement thérapeutique, de l’expérimentation médicale. L’opinion
publique craint d’être « l’objet » d’une médecine excessivement technicienne, la
« chose » d’une réanimation qui n’a que faire des souffrances humaines… Dans un
contexte de promesses scientifiques nouvelles et de délitement des grands systèmes
symboliques porteurs de sens, elle est hantée par la dépendance, la perte d’utilité
sociale, la dégradation de son apparence physique…, une défiguration
« inacceptable » qui prend nom de « perte de dignité » c'est-à-dire de mort avant
terme invitant à devancer celle-ci grâce au « sommeil »8 de l’euthanasie.
Le Manifeste des trois Prix Nobel en faveur de l’euthanasie, le 1er juillet 1974,
représente sans doute une étape décisive, au moins pour la France, de ce
changement de vocabulaire. L’on pouvait y lire :
« Nous croyons en la valeur et la dignité de l’individu. Cela demande qu’il soit
traité avec respect et par conséquent que lui soit laissée la liberté de décider
raisonnablement de son propre sort. […] Il est cruel et barbare d’exiger qu’une
personne soit maintenue en vie contre sa volonté en lui refusant la délivrance qu’elle
6 Dictionnaire Permanent Bioéthique et Biotechnologies, Ed. législatives, Feuillets 27 du 1er octobre 2001, p.806B, §39. 7 Voir notre contribution « La déferlante bioéthique » dans Esprit et Vie, N°59, juin 2002, p.3-9 ; N°60, juin 2002, p.4-19. 8 Ce fut le terme employé par le Pr Schwartzenberg, député européen, quand, en 1991, il présenta à la Commission de l’environnement, de la santé publique et de la protection des consommateurs, un projet de rapport intitulé « Sur l’assistance aux mourants » accompagné d’une proposition de résolution adoptée par la Commission le 25 avril et qui devait être examiné à la session de mai ou juin 1991 en séance plénière. Les responsables des soins palliatifs, en particulier Geneviève Delachenal, alertèrent les politiques sur les enjeux et le texte ne vint finalement jamais en Assemblée plénière.
4.
souhaite, alors que sa vie a perdu tout : dignité, beauté, signification, perspective
d’avenir. La souffrance inutile est un mal qui devrait être évité dans les sociétés
civilisées. »9
La dignité saurait-elle donc se perdre ? Peut-on être dépossédé de « tout », y
compris de sa dignité ? L’idée, en tout cas, était lancée. Et elle se répand très vite.
Le 17 nov. 1979, Michel Landa publie dans Le Monde (p.2) une « libre opinion » qui
s’en prend avec véhémence à l’acharnement thérapeutique conduisant à « un destin
de grabataire », au « dernier délabrement », à « l’abrutissement des drogues », « la
déchéance »… et qui constitue une « insulte à (la) dignité ». Il prône « la liberté – et
donc le droit – de mourir dignement, à son heure, selon son style »10. Ce texte joue
un rôle de révélateur contribuant directement à la création, par son auteur, d’une
association au titre caractéristique et ambigu, l’ADMD, Association pour le Droit de
Mourir dans la Dignité11, militant pour un changement législatif en faveur de
l’euthanasie au nom même des droits de l’homme et de la protection de la dignité
humaine !12
Des soins palliatifs au nom de la dignité
Durant le même temps, bien avant le succès de l’idée de « perte de dignité »,
au nom d’une dignité donnée comme « inaliénable », naissait dans l’ombre et le
silence, cette prise de conscience active qui allait engendrer progressivement le
mouvement des soins palliatifs. En 1973, Patrick Verspieren accompagne des
étudiants en médecine (du Centre Laennec) au Saint-Christopher’s Hospice à
Londres13. Ils y rencontrent les Dr Cicely Saunders et Thérèse Vanier et découvrent
une manière de prendre soin des personnes en fin de vie14 qu’ils contribuent à
diffuser en France. Le mouvement était définitivement lancée. Notons cependant,
9 J. Monod, L. Pauling et G. Thomson (et une quarantaine de savants de renommée mondiale), « Manifeste en faveur de l’euthanasie », The Humanist, juillet-août 1974 ; Trad. Le Figaro, 1er juillet 1974. On pourra également trouver ce texte dans Le Supplément. Revue d’éthique et de théologie morale, N°191, déc. 1994, p.175-178. Je souligne. 10 Voir l’analyse de Marie-Louise Lamau, « Le recours à la notion de dignité dans les questions soulevées par la fin de vie », Le Supplément, ibid., p.145-174. 11 Dans une brochure, Les droits des vivants sur la fin de leur vie. Pourquoi la loi doit les protéger, publiée en 1992, l’ADMD se présente elle-même à ses adhérents potentiels. 12 Id. p.57 : Ce changement contribue, dit la brochure, à « promouvoir les droits de l’homme et les garantir par la loi. » 13 Voir son propre compte-rendu dans la Revue de la fédération JALMALV, N°69, juin 2002. On y lira en outre une intéressante rétrospective sur l’histoire des soins palliatifs dont les auteurs font remonter l’origine aux hôtels-dieu au XVIIIe s., à la création par Jeanne Garnier de l’Association des Dames du Calvaire en 1842, etc.
5.
précise P. Verspieren, que cette impulsion ne fut donnée ni contre ni par les
associations porteuses de revendications autour de l’euthanasie, contrairement aux
affirmations de certains de leurs membres…
Une situation confuse
Le concept de dignité suit son chemin pour désigner progressivement un
concept clé que chacun essaye de revendiquer pour son propre compte. Or les
philosophies sous-jacentes s’avèrent éminemment diverses et souvent opposées.
Tant et si bien que l’on se retrouve aujourd’hui dans une situation éminemment
confuse. Même au niveau du Droit. La dignité demeure certes un principe
« matriciel » dont découle le droit de la bioéthique. L’on pense par ex. à l’article 3 de
la Convention européenne des droits de l’homme qui prohibe des traitements
inhumains et dégradants, qui interdit la pratique d’un traitement médical
expérimental, non thérapeutique, sans le consentement de l’intéressé… En France,
le Conseil constitutionnel invoque essentiellement les principes de dignité de la
personne humaine, tiré du Préambule de 1946, et celui de la liberté, posé par la
Déclaration de 1789, pour apprécier la constitutionnalité des « lois bioéthiques » de
199415. Et s’il y a conflit entre dignité et liberté, la dignité prime, contrairement à la
situation qui prévaut dans les pays anglo-saxons. Celle-ci, explique Madame Lenoir,
désigne donc un principe « indéréglable ».
Cependant, le Conseil constitutionnel revient sur cette analyse, en 2001, à
propos de la nouvelle loi sur l’interruption de grossesse. Et pour la première fois, – ce
qui est une étape non anodine dans le changement actuel de mentalité – il concilie le
principe de dignité avec celui de liberté… Cela, note le DDBB, « affaiblit
considérablement la portée du principe et justifie les critiques portées contre son
utilisation juridique. Il n’est plus alors le principe fondateur des droits fondamentaux,
mais un principe éthique mal défini et plastique propre à couvrir toutes les
dérives. »16 Pourtant, continue le DPBB, « cette atteinte portée à la place du principe
de dignité dans l’ordre juridique était d’autant moins nécessaire que la portée du droit
à la dignité est relative » dans la mesure où les droits et prescriptions qui en
découlent ne bénéficient pas du même caractère absolu que le principe de dignité
14 Il s’agit notamment de personnes atteintes d’un cancer. 15 Conseil Constitutionnel, N°94-343-344 DC. 16 Ibid., p.806C, §41.
6.
lui-même. En fait, si celui-ci voit sa valeur absolue se déliter partiellement lors de sa
mise en œuvre, c’est parce qu’il entre « en concurrence avec d’autres droits
fondamentaux ou d’autres exigences, en particulier la liberté de la recherche et les
libertés économiques »17 qui constituent des éléments clés de la « déferlante
bioéthique »18.
Le principe de dignité devient-il alors un droit subjectif ? Sa mise en œuvre
éthique peut-elle assumer sa « perte » ? Sommes-nous en train de franchir un
tournant dans les mentalités ? Cette transformation est-elle justifiée ? justifiable ?
Est-elle réversible ? inversible ? Notre société est-elle prête et a-t-elle intérêt à
promouvoir une dignité « sous conditions » ? Questions difficiles s’il en est. Pour
progresser dans notre réflexion, nous pouvons néanmoins remarquer déjà qu’une
évolution du vocabulaire qui s’impose, même si elle relève partiellement d’un certain
hasard lors de sa mise en œuvre initiale, est aussi le signe d’un bouleversement
dans les mentalités, non pas d’une transformation programmée en vue d’une fin
précise, mais de ruptures du paradigme19 ambiant autant que de quêtes nouvelles en
vue de l’édification d’un système encore incertain… De plus, il faut bien reconnaître,
de façon au moins minimale, que le développement, au cours de la seconde moitié
du 20e siècle, de la médecine, des biotechnologies, de la robotique, des sciences et
des techniques ont généralement apporté du meilleur mais sans toujours pouvoir
éviter le pire, et sont en train de transformer en profondeur, d’une manière peut-être
unique dans l’histoire de l’humanité, le rapport de l’être humain à son corps, sa vie,
son esprit, sa conscience, sa progéniture, son semblable et ses dissemblables dans
l’ordre du vivant, à son univers… Comment ne pas en être ébranlé ? Comment ne
pas craindre un avenir « trop » différent ? Pourquoi faire confiance à des
scientifiques et des médecins qui peuvent faillir, voire, pour certains, être tentés par
un « excès de zèle » injustifié et dont les médias comme la Justice se font les
témoins… La bioéthique n’a-t-elle pas surgi au lendemain de la révélation
d’« affaires » redoutables par leur mépris de l’être humain20 ? Le principe de dignité
en sort à la fois fragilisé par les dérives réelles et potentielles qui contribuent à
17 Id., §42. 18 M.J. Thiel, ibid. 19 Un paradigme désigne ce qui organise le savoir, ce qui détermine son intelligibilité et lui donne sens. Voir sur ce point, M.J. Thiel, « Le défi d’une éthique systémique pour la théologie », Revue des Sciences Religieuses, N°1, janvier 2001, p.94-97. Voir aussi Edgar Morin, La Méthode, t.4, Les idées, Paris, Seuil, 1991, p.213 ; Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Flammarion, 1983.
7.
asservir et avilir, et renforcé par celles et ceux qui se l’approprient pour dénoncer l’in-
digne, au nom d’une dignité ontologique que rien ni personne ne saurait aliéner.
Comment gérer ces aspects contradictoires tout en assumant une certaine évolution
du vocabulaire ?
La dignité humaine : un don et une tâche En fait, l’analyse des différents usages du substantif « dignité » ou de l’adjectif
correspondant par les mouvements des soins palliatifs, les associations porteuses de
revendication autour de l’euthanasie… révèlent non seulement des perspectives
anthropologiques différentes mais également des implications éthiques fort variables.
Cela nous conduit à distinguer au moins trois niveaux inextricablement liés : une
dignité ontologique, inaliénable, liée à l’appartenance à l’ordre humain, une dignité
subjective ressentie, phénoménologique, et, enfin, une dignité objective déployée
dans le vécu.
Dignité ontologique
Dignité subjective Dignité objectiveressentie déployée
La dignité ontologique
Elle désigne cette qualité intime, précieuse, que l’on ne saurait dénier à
quelqu'un, et qui fonde le respect autant que les droits et les devoirs de tout être
humain en vertu de son engendrement à l’intérieur de l’espèce humaine. C’est la
20 M.J. Thiel, « La déferlante bioéthique », ibid.
8.
perspective de la Déclaration universelle des Droits de l’homme. Le philosophe
Robert Spaemann le note à sa manière :
« S’il doit y avoir quelque chose comme les droits de l’homme, alors ces droits
ne peuvent exister que sous la présupposition que personne n’est autorisé à décider
si quelqu'un est le sujet de tels droits. Car l’idée des droits de l’homme est
précisément que l’homme n’est pas un membre coopté sur la base de qualités
déterminées, de la société humaine, mais que chacun y entre en vertu de son propre
droit. Mais ‘en vertu de son propre droit’ peut seulement signifier : sur la base de
son appartenance biologique à la species Homo sapiens. Tout autre critère ferait des
uns les juges des autres. La société humaine deviendrait une closed shop, et l’idée
des droits de l’homme serait détruite jusqu’en son fondement. »21
En vérité, ce ne serait pas seulement l’idée des droits de l’homme qui serait
ruinée, mais également ce qui les supporte, à savoir cette commune dignité
humaine. Conséquemment, ce serait l’humanité elle-même qui serait déchue car si
spontanément déjà « l’homme est un loup pour l’homme », dans ce cas, le plus fort
économiquement, idéologiquement, politiquement… aurait officiellement et
notoirement – sans que l’on ne puisse plus pousser de cri d’in-dignation – le pouvoir
d’anéantir l’autre, d’ordonner sa condamnation à mort…
La dignité ontologique est un don fait à tout être humain, sans condition de
race, de couleur, de sexe, de religion, d’âge… (art.2 de la Déclaration des Droits de
l’Homme), quels que soient sa pathologie, son handicap, ses ressources…. Elle ne
se prouve pas, elle ne se démontre pas, elle se donne et s’accueille. Elle ne se
possède pas comme un bien auquel on s’agrippe mais comme un visage s’offrant à
la reconnaissance de l’autre autant qu’à celle de soi à travers cet autre. Elle appelle
donc également une responsabilité coextensive à cette reconnaissance comme fait
humain constitutif. Nul ne saurait vivre sans être reconnu et reconnu dans sa dignité
constitutive. Plus encore, nul ne saurait être reconnu dans sa propre dignité et nul ne
saurait poser celle-ci comme exigence pour tout autrui, sans reconnaître la dignité
21 Robert Spaemann, Bonheur et Bienveillance. Essai sur l’éthique. PUF, Coll. « Philosophie morale », 1997, p.238-239. L’auteur en déduit « que toute limite temporelle pour la reconnaissance initiale de l’homme comme homme est seulement conventionnelle. Mais toute limite purement conventionnelle, lorsqu’il s’agit du droit fondamentale de l’homme, est tyrannique. » (p.239) R. Spaemann assume ainsi l’appartenance biologique, plus précisément génétique, à la species homo sapiens. Mais une telle formulation ne confère-t-elle pas trop de poids au génétique ? Et si le patrimoine génétique est quelque peu modifié soit du fait de la nature (cf. 3 chromosomes 21 au lieu de 2 comme on l’observe dans la trisomie 21), soit du fait d’une intervention humaine, que devient cette appartenance ? Pour lever ces ambiguïtés, je préfère, en ce qui me concerne, lier l’humanité de l’être humain à son engendrement à l’intérieur de l’espèce humaine.
9.
d’autrui. « Je peux exiger le respect de ma dignité d’homme, écrit le néokantien Eric
Weil, non parce que c’est moi qui l’exige, mais parce que je ne peux pas l’exiger de
moi sans l’exiger pour tout être humain, donc également pour moi. »22 Renier la
dignité d’autrui, c’est renier la mienne.
Au niveau médical23, cela apparaît particulièrement prégnant. Soigner le
nécessiteux selon les règles de l’art, en effet, c’est non seulement le reconnaître
dans sa dignité de personne ayant le droit d’être soigné comme tout autre, c’est
aussi être reconnu soi-même dans son rôle propre et, par conséquent, dans sa
dignité personnelle. Plus encore, si les médecins acceptent de soigner un
nécessiteux sans contrepartie financière, c’est parce qu’ils estiment que ces soins
sont requis par l’humanité de ce quémandeur. Inversement, refuser des soins
primaires au vieillard simplement parce qu’il est entré en phase de dépendance, c’est
manquer de respect à son égard ; c’est aussi, pour ce médecin, manquer de respect
vis-à-vis de lui-même et vis-à-vis de la société qui l’a mandaté dans cette fonction.
C’est en quelque sorte se montrer indigne de son humanité indissociablement liée à
celle de l’autre…
Hannah Arendt illustre cela à partir des régimes de terreur où certains ont
choisi de mourir à partir du moment où on les a obligés à participer. « Pour le dire de
manière brutale, suggère-t-elle, s’ils ont refusé de commettre des meurtres, ce n’est
pas tant qu’ils tenaient à observer le commandement ‘‘tu ne tueras point’’, mais c’est
qu’ils n’étaient pas disposés à vivre avec un assassin : leur propre personne » ; or,
ajoute-t-elle, nous savons que « quoi qu’il arrive par ailleurs, nous sommes
condamnés, aussi longtemps que nous vivons, à demeurer en compagnie de nous-
mêmes »24. En d’autres termes, poursuit Paul Valadier, « le sens de notre dignité
serait à ce point affecté qu’en posant certains gestes négateurs de la dignité d’autrui,
ce serait en quelque sorte un désaveu d’humanité que nous nous serions portés, une
forme d’irrespect à notre endroit. Que nous puissions accepter de renier notre
humanité et de vivre avec cet assassin ou cet indifférent que nous sommes, certes et
22 Philosophie morale, Ed. Vrin, 1992, p.131. 23 Je reprends ici deux § d’un article « Au nom de la dignité humaine… Perspectives éthiques et théologiques », publié dans Médecine de l’homme, N°251, janvier-mars 2001, p.5-21. L’article présent prolonge celui-là, en particulier au niveau théologique. 24 Penser l’événement, Belin, 1989, p.102-103.
10.
malheureusement, mais alors nous étouffons notre propre humanité, et comme
homme conscient de soi, nous ne pouvons et nous ne devons pas le vouloir. »25
Cependant, même entravée, la source qu’est la dignité ontologique n’en reste
pas moins présente. Obstruée de pierres, elle irrigue de moins en moins l’existence
et la personnalité peu à peu se dessèche dans une indignité de fait (indignité
objective déployée). Enfouie dans les profondeurs de l’être, non immédiatement
visible et tangible, elle demeure néanmoins prête à réimprégner et à réengager l’être
dans le procès d’humanisation qu’elle appelle. Pour la voir et en puiser l’eau, il faut et
il suffit de la désencombrer des cailloux meurtrissants. Pour entendre son clapotis et
bénéficier de son pouvoir vivifiant, il faut et il suffit de la désensabler des couches de
détritus que la vie se charge de déposer à travers ses aléas et ses coups de
boutoir…
Car la dignité est don autant que tâche : convocation à la mettre en œuvre à
travers les actes et les attitudes qui caractérisent le vivre au monde et la
détermination de soi. Plus précisément, c’est à travers cette besogne engagée au
nom de l’appartenance humaine, dans son déploiement à la fois subjectif et objectif,
que chacun donne à voir à travers les médiations culturelles qui sont les siennes,
l’impact de la dignité ontologique dans son existence. Mais c’est à la source que se
puisent et le sentiment de dignité et la dynamique de son déploiement objectif dans
le vécu. C’est à la source que l’on se ressource ! Et ce jaillissement d’humanité ne
peut être asséché. La dignité ne se négocie pas !
Le sentiment de dignité
Si la dignité ontologique est comme une eau jaillissante qui irrigue l’être
humain, celui-ci la ressent et la laisse surgir avec plus ou moins de succès, désireux
de s’en imprégner ou, à l’inverse, d’en transgresser certaines exigences, convaincu
de la « posséder » ou d’être exclu de sa dynamique, de force ou de fait. Il en récolte
des sentiments variables : fierté d’être un homme ou une femme, impression banale
de faire « son devoir humain » ou de ne pas le faire, d’en être incapable ou indigne,
sentiment de remords ou de contentement, de lâcheté ou d’arrogance, d’humilité ou
de honte, impression d’être tantôt déphasé, tantôt en phase, voire dans l’emphase...
25 « La dignité de l’homme, fondement des Droits de l’homme », Conférence au colloque Droits de l’Homme. Quelles contributions des chrétiens ?, organisé par Justice et Paix (France) et la Faculté des Sciences Sociales et Economiques de l’Institut Catholique de Paris, les 30-31 janvier 1998.
11.
Cette dignité (ou indignité) subjective ressentie peut être ajustée au vécu effectif
(dignité objective déployée), mais cela n’est pas toujours le cas, loin s’en faut : le
sentiment de culpabilité n’est pas toujours proportionné à la gravité de la faute
incriminée, l’impression de mériter ne concorde pas nécessairement avec un acte
vertueux... L’on peut se sentir « indigne » sans vivre dans une indignité de fait.
Inversement, l’on peut se sentir très digne en transgressant des interdits plus ou
moins fondamentaux… Il importe par conséquent de distinguer, mais sans les
déconnecter, la dignité subjective ressentie et la dignité objective déployée.
Le sentiment de dignité (ou d’indignité) résulte de la perception
concomitamment personnelle et sociale, rationnelle et méta rationnelle, nommée,
innommée voire innommable, de sa valeur individuelle ou de sa médiocrité sur le
plan de l’éthique et/ou de la représentation de soi. Il se rapporte à un idéal personnel
lentement mûri au contact des diverses cultures d’appartenance, au gré des
événements de la vie. Il peut s’exprimer négativement : « j’ai mal agi, je ne suis plus
homme » ; le Manifeste des Prix Nobel notait : « sa vie a perdu tout : dignité, beauté,
signification, perspective d’avenir. » Il peut se dire positivement : « En agissant ainsi,
je me sens digne de mon père ». Ou encore « J’essaye de vivre cette maladie avec
dignité ». A chaque fois, le sentiment tire la dignité ontologique du côté des
représentations personnelles et collectives conférant une assise anthropologique au
« vivre conformément à sa dignité humaine » ; mais il l’établit également du côté du
paraître (dans sa dimension méta-physique) car vivre en société exige un minimum
de convenance avec le risque d’en faire tantôt trop, tantôt pas assez…
Le sentiment de dignité se joue, en effet, dans l’échange des regards, la
confrontation des apparences, la comparaison des attitudes et des manières d’agir. Il
y a des regards qui tuent et d’autres qui font vivre. Il y a des apparences qui trompent
et d’autres qui révèlent. Il y a des attitudes qui rendent ridicules, qui font perdre la
face, et d’autres qui ennoblissent, qui permettent de tenir debout alors que le corps
s’est vidé de sa substance… Il y a des personnes qui par leur humour et leurs
ressources spirituelles, savent ne pas se crisper sur les « pertes » occasionnées par
leur maladie, leur handicap, et d’autres qui se dévalorisent elles-mêmes…
Le sentiment de dignité puise une grande partie de son sens dans la relation
interpersonnelle jusque dans la nocturnité des corps. Il se nourrit de valeurs
objectives, reconnues dans leur tension avec l’universel, liées sur le plan
psychologique aux couches les plus archaïques de la personnalité, effluves au
12.
niveau philosophique de la dignité ontologique et qui représentent dans le cadre du
discernement moral autant de critères particulièrement prégnants pour éclairer la
dignité objective. Il s’enracine également dans des représentations et des concepts
plus partisans, liés aux cultures particulières. L’idéal personnel de dignité se déploie
ainsi comme le fruit d’une lente et longue croissance à la fois en conformité et à
distance de l’idéal social, étayée dans l’histoire personnelle du sujet. Il s’avère
finalement et médiation stimulante à l’égard de la dignité ontologique et référence de
discernement pour l’évaluation de l’agir : refuser des soins primaires à un vieillard
dépendant, c’est se montrer indigne de sa propre humanité. Les lui procurer, ce n’est
faire « que son devoir ».
Ce respect peut cependant revêtir des exigences particulièrement rudes. La
dignité en est ainsi venue à désigner des mérites particuliers26 avant de dériver vers
des privilèges « pour dignitaires » plus ou moins vertueux. Parfois aussi, parce que la
volonté peut n’être qu’apparente, on est tenté « d’en rajouter » comme dit le langage
populaire. Et voilà que surgissent, en guise de dignité, des grandeurs trop
compassées, hautaines, caractéristiques d’une façade masquant une réalité bien
moins respectable.
La dignité dans sa dimension phénoménologique représente finalement une
modalité à la fois émotionnelle et rationnelle de la dignité ontologique, confrontant
celle-ci à son « irrigation » pratique et à son pouvoir de ressourcement. En vertu de
son articulation systémique avec les deux autres pôles de la triangulation et en
raison de la résistance d’altérité offerte par la dignité ontologique du fait de son
caractère inaliénable, elle est tantôt stimulus dans la mise en œuvre des impératifs
découlant de la dignité ontologique, contribuant ainsi à construire l’identité du sujet,
tantôt blessure du doute ou morsure du remords au service de l’amendement et de la
rectification des erreurs ; elle s’avère ainsi indispensable clé d’accès d’une part à la
reconnaissance de l’identité ontologique comme don et tâche et, d’autre part, à
l’appréciation de la mise en œuvre de celle-ci et à son affermissement. Malgré et à
cause de sa subjectivité, on ne saurait donc jamais la négliger !
26 L’article 6 des Droits de l’homme précisent que tous les citoyens – et non quelques-uns uns seulement – doivent pouvoir recevoir « toutes les dignités, places et emplois publics… » Dans ce cas, « ces » dignités découlent bien de « la » dignité (ontologique).
13.
La dignité objective déployée
L’appartenance à l’ordre des êtres dotés d’une dignité inhérente à leur nature
invite à poser des actes et à exister conformément à ce don, à s’humaniser, c'est-à-
dire à se déterminer concrètement dans le sens de ce que l’on est. La dignité
objective déployée désigne ainsi la mise en œuvre de cette humanité, toujours à
distance de l’idéal, toujours « seulement » humaine, et pas forcément coupable27
quand le mal et la finitude s’en mêlent. Si elle l’est, on parlera d’« indignité
objective » ; cependant aucune existence humaine ne saurait fondamentalement
relever seulement d’une telle indignité ; toute personne est toujours bien plus que la
somme de ses actes, a fortiori des actes indignes de son humanité…
Cette dignité objective déployée est solidaire du sentiment subjectif de dignité,
mais sans se confondre avec lui. Alors que celui-ci correspond à un mixte
d’émotionnel et de raison dans lequel baigne la dignité objective déployée, celle-là
désigne l’exercice effectif de la liberté tel qu’il se laisse appréhender par le
discernement éthique dans sa requête d’objectivité. Il y a, en effet, des gestes qui, en
toute société ou presque, sont considérés comme aliénant plus ou moins gravement
la dignité humaine. Il y a des actes, comme la barbarie de la seconde guerre
mondiale, qui constituent universellement un désaveu d’humanité. A l’inverse, il y a
des valeurs comme le respect de la conscience, la paix, la justice, la véracité… qui
traduisent tellement les aspirations les plus constitutives de l’être humain qu’elles
peuvent être considérées comme des valeurs matricielles de la dignité ontologique.
D’autres fautes, d’autres références s’avèrent plus périphériques, plus relatives aux
milieux dans lesquelles elles sont mises en œuvre28. Elles n’en constituent pas
moins de véritables critères bien identifiés dans les sphères de leur pertinence.
L’évitement des gestes coupables, le respect des valeurs nommées comme telles,
représentent par suite des éléments tangibles qui permettent de reconnaître au cœur
d’un discernement pleinement humain mais seulement humain, la valeur objective de
la mise en œuvre de la dignité ontologique.
27 La culpabilité morale dépend tout à la fois du savoir (gravité de la matière de la faute), du pouvoir (liberté) et du vouloir (intention). 28 Voir par ex. L. Boltanski et L. Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Gallimard, 1991. Ou M.-J. Thiel et X. Thévenot, Pratiquer l’analyse éthique. Etudier un cas. Examiner un texte. Paris, Ed. du Cerf, Coll. Recherches Morales, 1999, p.172-179.
14.
Il ne s’agit pas de se gargariser avec cette notion d’objectivité. Néanmoins,
elle reste essentielle d’une part pour souligner le travail et le rôle de la raison droite
et d’autre part pour éviter de se laisser enfermer dans les rets de la pure subjectivité
avec ses risques de violence arbitraire. Car quand bien même elle sollicite
l’objectivité du discernement, la dignité objective déployée ne fait pas abstraction
pour autant de la subjectivité : c’est bien une conscience humaine qui discerne et
pose un jugement de moralité ; plus encore, l’on ne parle de repères objectifs que
parce que l’humanité, à travers ses penseurs, les a peu à peu inscrits dans un
patrimoine commun. Dire que la dignité objective déployée relève ainsi d’un acte
herméneutique subjectif qui s’efforce d’interpréter la situation en s’aidant des repères
objectifs eux-mêmes liés à la dignité ontologique, c’est dire aussi l’articulation
systémique forte qui conjoint les trois niveaux de la triangulation.
Processions au cœur de l’indivisible et irréductible dignité
Cette articulation systémique répond à une requête anthropologique et
éthique. Elle assume la complexité de l’être humain et contient l’insurmontable envie
d’aliéner l’autre dans son étrangeté. Détachés de cette régulation systémique, déniés
dans leurs liens réciproques, les trois niveaux de la dignité se dystrophient et ouvrent
la porte à toutes les dérives.
Le sentiment de dignité laissé à lui-même s’avère particulièrement fragile, en
raison de sa dimension psycho-émotionnelle ancrée dans la nocturnité du corps et
en phase avec l’enflure émotionnelle caractérisant la société occidentale
contemporaine29 quand elle privilégie les images et les impressions fortes au travail
de la raison. Déconnecté de la dignité ontologique en tant que pôle de résistance30 et
de régulation à son égard, il se laisse submerger par le trouble suscité par la
souffrance d’un être cher, par l’angoisse de n’être plus « conforme » à l’idéal social
de dignité, par la honte d’avoir failli…, au point, parfois, de transgresser la loi qui
pourrait pourtant réguler encore cette incursion émotionnelle anarchique… Il
confirme l’autre/le soi dans son « indignité » et le précipite dans un sentiment de
néant : « c’est vrai, ta/ma vie ne vaut plus la peine d’être vécue. Il vaut mieux en
finir. » L’acte euthanasique trouve presque toujours sa motivation dans un tel
engluement de détresse et de pitié. Alors qu’il « suffirait » d’un regard reconnaissant
29 Voir par ex. Lumière et Vie, N°254, juin 2002, sur le thème : « Dieu, ça me touche… L’émotion dans la foi ».
15.
véritablement la dignité inaliénable de ce proche pour que cette source jaillissante
imprègne à nouveau son sentiment de dignité et lui donne de tenir debout dans
l’épreuve qu’il traverse.
La dignité ontologique s’avère plus robuste mais dévoile néanmoins aussi une
certaine vulnérabilité. En effet, à l’instar des Droits de l’homme qu’elle appuie, elle
revêt en elle-même un caractère formel ou quasi formel qui lui confère sa force mais
aussi une certaine faiblesse31. Inamissible, inaliénable, elle justifie le respect
inconditionnel de tout être humain quel qu’il soit. Impossible d’y soustraire autrui.
Impossible de s’y dérober personnellement. Mais déliée d’une anthropologie
élaborée de la personne appuyant ce caractère formel de la dignité ontologique,
asseyant ses principes matriciels et nourrissant le sentiment de dignité, le sujet
humain n’y a plus accès par son corps. Plus exactement, il y a toujours accès car nul
n’appréhende le réel, l’agir, le soi… en dehors des représentations qu’il en a, mais il
n’a plus le pouvoir de vérifier la pertinence de cette anthropologie – qui fonctionne
alors malgré lui – dans la mesure où il ne la reconnaît pas. Le caractère formel laissé
à lui-même s’avère ainsi plus théorique que pratiquement efficient, spécialement au
niveau des seuils (de la vie, de la mort) ou dans les marges (de pauvreté,
d’exclusion) ou dans l’excès (de souffrance, de haine). Délié, il ne sait pas mettre de
frein suffisant à la tentation d’aliéner l’autre dans son étrangeté quand il n’a « plus »
ou « pas encore » la raison, la conscience, la parole… La dignité n’est plus un
principe « indéréglable » selon la formule de Madame Lenoir, elle n’est plus source
de liberté, elle est au même niveau qu’elle, en concurrence avec elle, voire sous sa
dépendance.
Quant à la dignité objective déployée, la dénégation de son lien avec la dignité
ontologique lui fait perdre toute signification. Au mieux elle désigne des actes
conformes à un certain idéal social mais sans rapport avec la noblesse d’être du
sujet qui les pose. Dans une société où la technique permet d’accéder à une maîtrise
assez inouïe de la vie dans ses diverses modalités, la dignité objective déployée
peut ainsi en venir à désigner celle qui est appropriée à cette maîtrise et que l’on
évalue à l’aune du faire, de la performance. L’enfant à naître handicapé devient alors
un « échec » de la technique ; Nicolas Perruche représente un « revers » du
30 Cette résistance tient au caractère formel de la dignité, à son caractère inconditionnel, non négociable. 31 Celle-là même des droits de l’homme…
16.
diagnostic prénatal32 ; la personne en coma végétatif chronique ou atteinte de la
maladie d’Alzheimer33 évoque un « légume » pour la collectivité… Le choix de la
maîtrise est tout à l’honneur de l’être humain, à condition de prendre acte en même
temps de la vulnérabilité et de la finitude de celui-ci, ce qui n’est acceptable qu’au
cœur d’une articulation systémique des trois niveaux de la dignité.
D’ailleurs une déconnexion totale permanente de ces trois niveaux n’est pas
pensable. L’être humain n’a pas une appréhension directe et immédiate de sa dignité
ontologique. Il ne peut la recueillir qu’à travers des médiations culturelles qui
déterminent le déploiement de la liberté et le sentiment de dignité. Ces processions
sont indépassables mais de consistance très variable selon les anthropologies qui
les sous-tendent. En temps normal, dans le « silence des organes »34, cet horizon
culturel « fonctionne » le plus souvent harmonieusement et sans faire de bruit. C’est
l’expérience de la crise qui éprouve la qualité et la valeur de ces anthropologies et,
par conséquent, la force et la fécondité du lien qui unit ces différents niveaux de la
dignité. Et plus les philosophies sont diverses et opposées, plus la confusion
s’accroît.
Pourtant c’est au cœur d’une articulation systémique forte que la dignité
ontologique donne toute sa mesure, nourrissant le sentiment de dignité et appelant
un exercice de liberté qui permet de reconnaître toujours davantage la source
ontologique de dignité et de laisser celle-ci humaniser plus encore la personne dans
son advenir. Dans cette perspective systémique, la dignité ontologique ne devient
pas « plus » grande : la source ne grossit pas quand son eau vivifie davantage ; c’est
la liberté qui use plus et mieux de ce jaillissement ; et c’est au niveau de la dignité
objective déployée que cela sera visible. A l’inverse, la liberté peut aussi contrevenir
à cette invitation de ses profondeurs, la source n’en disparaît pas pour autant, mais
obstruée par les pierres, elle contribue de moins en moins à l’humanisation de son
mandataire.
Plus encore, quand le sentiment de dignité décline, subjectivement et/ou
objectivement soit en raison d’une impression de décalage avec les représentations
idéales de la dignité – l’on peut songer à la vieillesse, à une affection invalidante, à
32 Voir notre article à ce sujet, « La jurisprudence Perruche ou la vie handicapée comme préjudice », Revue des Sciences Religieuses, Université Marc Bloch de Strasbourg, N°2, avril 2002, pp.218-245. 33 D.A. Shewmon évoque la personne démente comme étant un « animal humanoïde » (« The metaphysics of brain death, persistent vegetative state and dementia », The Thomist, vol. 49, N°1, 1985 (1), p.60.)
17.
certains handicaps physiques ou mentaux… –, soit parce qu’il y a eu des fautes
morales plus ou moins graves, la source ontologique de dignité permet de nourrir ce
sentiment de dignité en rappelant son caractère inamissible et, s’il y a eu fautes, de
ne pas désespérer de celles-ci et de s’amender puisque le sujet coupable reste
digne et capable de croissance à partir de la profondeur de son être. La dignité
objective déployée contribue elle-même à ce processus en étant un outil au service
du discernement objectif : elle permet au sentiment d’indignité non justifiée
éthiquement de se reconnecter à l’éclairage de la raison et de ne pas verser dans un
culpabilisme mortifère ; elle visualise pour le sujet fautif les conséquences du
mauvais exercice de sa liberté, mais sans l’y enfermer, comme nous l’avons vu,
puisqu’elle n’est elle-même qu’une perspective matricielle de la dignité ontologique.
Et puis quand le sentiment de dignité croît exagérément et de manière non
justifiée, semblable régulation invite le sujet à plus d’humilité, à un devenir assumant
l’humus de son humanité… En réalité, cette noble modestie est toujours à l’ordre du
jour. Le sentiment d’une personne malade d’avoir « perdu » sa dignité met à jour la
vulnérabilité de qui s’approche d’elle. Mais celle-ci ne pourra accepter sa propre
fragilité que dans la mesure où elle sera suffisamment humble, suffisamment
ressourcée à sa propre dignité. Bien plus, ce ressourcement lui donne alors non
seulement d’assumer sa propre blessure mais encore de reconnaître la dignité de
son vis-à-vis de sorte que l’un devient l’hôte de l’autre…
La société n’est pas quitte de ce travail au service du respect de ses
membres. Le déploiement et le sentiment de dignité dépendent aussi d’elle. Elle doit
donc assumer ses responsabilités dans la reconnaissance de cette dignité
ontologique et des repères pratiques qui en émanent et contribuent à sa mise en
œuvre. Car ce qui vaut pour l’individu vaut aussi pour elle… Sa propre dignité est liée
à sa capacité de connaître celle de chacun de ses membres et à sa volonté de la
mettre en œuvre concrètement, à travers les positions qu’elle tient, les actes qu’elle
pose, et finalement l’idéal qu’elle contribue ainsi peu à peu à forger… Sa propre
dignité permet de reconnaître celle du malade qui doute, du sujet souffrant et
angoissé, et de le fortifier dans son propre sentiment de dignité.
Une telle perspective systémique de la dignité n’est cependant pas innée. Elle
est le fruit de l’éducation qui doit nommer et confirmer et structurer ce sentiment
34 Il s’agit là de la définition de la santé, ou disons de la non-maladie, selon Claude Bernard.
18.
moral qui s’éveille au contact de l’autre quand il est affecté dans sa dignité « afin,
note B. Frappat, que chaque être humain, vérifie dans sa vie, la dignité dont on
l’assure. Travail de chaque jour… »35
Et quand bien même certains seront toujours tentés de disjoindre ces trois
niveaux, portés par des idéologies ou des anthropologies souvent peu
respectueuses de la complexité humaine, une dignité ontologique articulée
demeurera encore une butée sérieuse, inamissible et mystérieuse à l’encontre de
ces pièges, appelant chacun à un devoir de respect et d’attestation d’autrui, un
devoir qui détermine celui qu’il peut lui-même attendre. Mais c’est dire aussi que tous
les soubassements anthropologiques ne se valent pas, que certains s’avèrent plus
féconds que d’autres.
La dignité en christianisme Le soubassement chrétien tient une place particulière. Il est certes marqué par
des interprétations et des significations diversifiées au cours des siècles. Malgré ces
accentuations liées aux contextes culturels, ses grandes lignes restent néanmoins
constantes, fondées, comme l’a rappelé le Concile Vatican II, sur un schéma biblique
et patristique : la dignité humaine est liée à la création de l’être humain à l’image de
Dieu ; masquée par le péché, elle est restaurée grâce au salut apporté par le Christ ;
déjà effective, elle ne révélera cependant toute sa mesure qu’avec l’affiliation
définitive dans le Fils à la fin des temps. Le christianisme déploie ainsi une
dynamique systémique particulièrement féconde. Que les droits de l’homme aient été
édictés sous son influence, ne relève pas du hasard. Et quand bien même leur
caractère formel interdit toute mention religieuse ou philosophique, ces droits de
1789 et 1948 procèdent d’un même mouvement.
La dignité ne fait pas pour autant l’objet de longs développements en soi ni
dans la Bible ni dans la liturgie, ni dans les textes officiels de l’Eglise. Elle est comme
expulsée du texte parce qu’elle en constitue précisément le pré-texte. Elle est un
autre nom de la filialité divine. Elle est don du Créateur appelant sa créature humaine
à vivre conformément à « l’image de Dieu » qui la structure et selon l’alliance qui
l’engendre dans le Fils comme fils/fille du Père, par l’Esprit. Elle n’est bien sûr qu’un
élément de l’anthropologie dans une perspective chrétienne, mais ancrée aux
35 Editorial « Un deuxième ‘après’ », La Croix du 12 sept. 2002.
19.
mystères de la foi, elle devient un rouage éthique parmi les plus décisifs. Car
recevoir en partage une dignité divine filiale implique réponse et responsabilité, tâche
impossible si Dieu n’ajustait encore et toujours sa créature, du moins quand celle-ci
consent à sa grâce. Nous ne ferons qu’esquisser ici la corrélation étroite et
essentielle qui unit dignité humaine et image de Dieu36 pour nous concentrer sur la
« mise en scène » et la com-préhension qu’en propose la liturgie dans son lien avec
l’éthique.
La dignité de la créature humaine dans la Bible
Créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, l’être humain est doté d’une
dignité inaliénable. Seul il ressemble au Créateur (Gn 1,26), seul il est modelé par la
main divine (Gn 2,7), seul il bénéficie de l’insufflation dans ses narines de l’haleine
de vie (Gn 2,7), seul il reçoit l’ordre de maîtriser la création (Gn 1,28)... La dignité de
l’être humain est liée à cette image divine qui le structure radicalement et que les
Pères dans la foi ont souvent évoquée avec la métaphore de la source ; Origène en
particulier. Dans le Traité des principes et dans le Contre Celse, ce théologien du IIIe
s. explique que l’enjeu de cette ressemblance divine tient dans la dignité de la
créature humaine : celle-ci est appelée à la divinisation et s’y achemine par l’accueil
de la grâce dans l’exercice de la liberté. L’image divine, explique Origène dans le
Commentaire sur S. Jean XIII (41-42, SC 222, p.55), est comme une source au cœur
de l’homme, une source de dignité ontologique, une source de grâces à laquelle il lui
faut puiser pour vivre pleinement :
« Chacun possède en lui une source d’eau rebondissant jusque dans la vie du
siècle à venir, source formée et renouvelée par le Verbe même et la Sagesse même.
Cependant, nul n’est capable de recevoir l’eau qui diffère de celle de la source de
Jacob et que donne le Verbe si, poussé par la soif, il ne s’est pas appliqué avec le plus
soin à passer à cette source pour y puiser. »
Dans la première Homélie sur la Genèse, Origène précise que cette image de
Dieu désigne celle du Verbe et qu’elle est une source qui demande à être reconnue
comme telle, déblayée de tout ce qui pourrait l’obstruer, pour devenir source d’eau
vive. Dans la XIIIe Homélie il en donne le motif : « Car il est là, le Verbe de Dieu, et
son opération actuelle est d’écarter la terre de chacune de vos âmes et d’ouvrir ta
36 Nous avons déjà évoqué ce thème dans Médecine de l’homme, ibid.
20.
source. Il est en toi, en effet et ne vient pas du dehors. » En d’autres termes, le
Verbe n’est pas seulement source de dignité ontologique mais encore celui qui se
fait insistant, qui déblaie la source, qui l’ouvre pour que son récipiendaire s’y abreuve
et vive de ce jaillissement divin. « Si quelqu'un a soif, qu’il vienne à moi et que boive
celui qui croit en moi. Comme l’a dit l’Ecriture : ‘De son sein, couleront des sources
d’eau vive’. » (Jean 7,39)
L’image de Dieu n’est donc pas à entendre comme un pâle reflet du Créateur
dans la créature. Elle est Dieu présent comme une source au cœur de l’être humain,
chargée de la puissance divine, et elle est présent de Dieu que le croyant découvre
et accueille au fur et à mesure qu’il la met en œuvre. Elle est profondeur de la
profondeur humaine, informant ainsi toute la personne jusque dans son épaisseur
charnelle, émotionnelle. Le regard du chrétien quand il pose ses yeux sur lui-même
ou sur un(e) autre, contemple donc une créature dotée d’une infinie dignité, un « re-
présentant » de Dieu, c'est-à-dire quelqu'un à travers qui le Seigneur est présent et
peut s’offrir comme présent dans le monde d’aujourd’hui.
L’image n’indique donc pas seulement un statut, elle désigne un rapport
instituant l’être humain, en Christ, dans une relation d’alliance filiale au Dieu Trine.
L’enjeu n’est pas la possession de l’image comme fin en soi mais la dotation d’une
dignité filiale qui institue l’être humain dans une relation transformante à ce Dieu
Trine et brise toute tentation de comprendre Dieu comme une sorte de tyran tout
puissant assujettissant l’être humain37. Il va sans dire que la tâche requise par cette
inscription au cœur de Dieu ne relève pas de l’obéissance à un commandement qui
oblige et soumet : elle ressort de la réponse libre d’un fils/d’une fille qui découvre sa
dignité filiale en en vivant et qui la choisit en la mettant en œuvre38.
Cependant, les « structures de péché »39 puis le péché proprement dit la
voilent toujours en partie. L’indignité objective déployée obstrue la source peu ou
prou. D’ailleurs, parmi tous les vivants de la création, seul l’être humain peut – en
raison de sa divine liberté – verser dans l’indignité. Et seul le cœur de Marie a été
37 K.Marx, S. Freud... ont ainsi à tort interprété le christianisme. Voir sur ce sujet l’analyse d’Yves Ledure, Le christianisme en refondation. Desclée de Brouwer, 2002. 38 Cette réponse humaine libre ne se passe pas de la loi mais celle-ci est alors seconde, au service de l’humanisation, de la liberté, et non première, comme fin en soi (légalisme, moralisme). 39 Cette expression souvent employée par Jean-Paul II, assume ce que la tradition a appelé le « péché originel ».
21.
une « demeure digne de l’Esprit Saint »40 comme la liturgie le rappelle en la fête de
son Cœur immaculé. C’est une des forces et des grandeurs du christianisme de
savoir reconnaître cette place du mal sans y enfermer car Dieu justifie qui consent à
sa grâce. Et c’est encore un de ses atouts que de dénoncer le rapport du mal avec la
souffrance sans toutefois l’éliminer complètement41. Le christianisme articule ainsi,
dans une relation systémique, la dignité ontologique avec la dignité/indignité
objective déployée et le sentiment de dignité/indignité pour inviter à une croissance
(humanisation) à partir de la Source divine de dignité touchant l’être humain à sa
racine au point d’exiger un choix radical en sa faveur. La seule fois où Jésus évoque
lui-même la dignité dans l’évangile c’est précisément pour évoquer cette décision
essentielle en sa faveur (Matth.10,37-38)42. La sequela Christi est exigeante : la
dignité christique invite, en effet, à assumer – mais sans le rechercher – le risque du
supplice, de la honte, de la mort, à cause de la haine du monde. La liturgie, en la
« mettant en scène » à la fois dans sa dimension ontologique et son évaluation
subjective, dans une perspective de fidélité avec ses moments d’infidélité, l’ouvre à
l’action de Dieu. Elle se révèle ainsi grande pédagogue : elle sollicite la « matière »
de la dignité christique (le corps humain, les œuvres réalisées…) pour imprégner de
l’eau vive de la grâce filiale toute la personne du croyant jusqu’en sa nocturnité
constitutive. Plus encore, elle lui donne ainsi – étonnante sollicitude de Dieu ! – de
quoi « rendre (cette) grâce » à travers l’oblation et elle s’en trouve justifié pour véri-
fier43 au cœur du monde le pouvoir de cette source de Vie... Mouvement elliptique au
contact du Christ, Image imageante du Père.
La ressourcement liturgique et eucharistique
La liturgie n’est qu’un élément au sein de la configuration épistémique
particulière de la foi ; néanmoins, en accomplissant le rite « conformément aux
40 Prière liturgique d’entrée en la fête du Cœur immaculé de Marie (samedi de la 3e sem. Après la Pentecôte) ou de son immaculée conception (8 déc.). Voir par ex. Missel Romain (abrégé dorénavant MR suivi de la page), Ed. Desclée-Mame, 1978, p.595 et 729. La préface de l’immaculée conception reste tout aussi évocatrice : « Car tu as préservé la Vierge Marie de toutes les séquelles du premier péché, et tu l’as comblée de grâce pour préparer à ton Fils une mère vraiment digne de lui… » (MR 730) 41 Maintes souffrances (accident, maladie…) ne sont pas le fait d’une faute. La réponse de Jésus à la question de la faute de l’aveugle-né dans l’évangile de Jean (9,3) est évocatrice. Néanmoins cette perspective n’est pas sans nuance. A propos de l’effondrement de la tour de Siloé (Luc 13,1-5), Jésus affirme à ses auditeurs que les morts de ce jour-là n’étaient pas plus pécheurs qu’eux-mêmes. Mais, rajoute-t-il aussitôt, de façon étonnante : « Si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous de même » ; tous sont pécheurs et tous ont à se convertir ! 42 Voir Médecine de l’homme, ibid. p.17-18. 43 Au sens étymologique de « faire vrai ».
22.
Ecritures », elle est peut-être un des lieux les plus centraux de la réflexion éthique du
croyant pour diverses raisons, à la fois anthropologiques et théologiques. La liturgie,
en effet, n’est pas un discours explicatif, mais un agir mobilisant le croyant dans sa
consistance corporelle, son histoire, son rapport au temps, à l’espace, à autrui, à
Dieu, dans ses désirs ordonnés et désordonnés, dans sa quête de sens et ses
doutes, dans ses joies et son péché… Et sur le plan théologique, la liturgie est,
comme l’a rappelé le Concile Vatican II, « source et sommet de l’agir chrétien ». Elle
est le lieu par excellence où l’éthique se nourrit de la dogmatique et où la
dogmatique se donne à voir dans l’agir des croyants… Elle est le lieu où se collectent
les œuvres objectives et les sentiments contrastés de la dignité vécue, le « côté »
d’où coule la source d’eau vive, l’autel qui offre le « déjà là » pour anticiper le « pas
encore » et hâter la pleine révélation de l’héritage promis.
Les sacrements les plus décisifs, le baptême et l’eucharistie, évoquent ainsi
cette dignité ontologique selon la structure inchoative du « déjà là/pas encore » qui
marque si radicalement toute existence chrétienne. Le Dieu de Jésus Christ,
assurément, ne demande pas au croyant d’être déjà arrivé au bout du chemin, d’être
déjà un saint pour le doter de sa dignité divine. Celle-ci est déjà octroyée dès le
départ, dès l’image de Dieu, dès la re-naissance du baptême.
«En Christ, écrit Paul aux Ephésiens, nous avons déjà été prédestinés pour
être la louange de sa gloire (…) En lui, nous avons été marqués du sceau de l’Esprit
Saint, acompte de notre héritage jusqu’à la délivrance finale où nous en prendrons
possession, à la louange de sa gloire. » (1, 11-14)
L’oraison à la remise du vêtement blanc au baptême le rappelle à sa manière :
« N., tu es devenu(e) une création nouvelle, tu as ‘revêtu le Christ’, c’est
pourquoi tu portes ce vêtement blanc. Que tes parents et amis t’aident, par leur
parole et leur exemple, à garder intacte cette dignité de fils (fille) de Dieu pour la
vie éternelle. Amen. »
C’est la seule mention explicite de la dignité dans la liturgie du baptême. Elle
ramasse l’implicite et le prétexte pour définir la dignité comme une filialité déjà là
mais à « garder intacte », non pas à enfermer mais à vivre comme un trésor dont la
parabole affirme qu’on le conserve en le faisant fructifier… Car c’est en le mettant en
œuvre que le baptisé rené de l’eau et de l’Esprit et institué « membre de Jésus-
Christ, prêtre, prophète et roi » par l’onction du saint-chrême, le véri-fie afin
d’« atteindre par une charité toujours plus vive à la perfection du corps du
23.
Christ »44… Le sacrement se donne ainsi comme un rituel de passage ; il n’est ni
commencement ni aboutissement, mais traversée pascale en Christ. « Tu ne me
chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé » (Augustin)…
L’eucharistie propose précisément au croyant de laisser jaillir la dignité filiale
du Christ afin qu’elle irrigue sa dignité de personne créée à son image et celle de
l’Eglise corps du Christ. Ses dénominations – eucharistie ou messe – sont
significatives. La première désigne étymologiquement45 aussi bien l’action de grâce,
la démarche de gratitude pour la grâce reçue, l’idée de « plaire » qui se rattache au
désir (indo-européen gher) que « ce qui a été consacré par la prière d’action de
grâces » (pain et vin) et dont les fidèles se nourrissent avant d’être – selon
l’étymologie de l’autre terme – « missionné » dans le champ du monde. Le latin
missa, missio, dimissio, expression technique romaine selon J.A. Jungmann46,
traduit, en effet, la dislocation d’une réunion officielle ; l’assemblée est renvoyée pour
accomplir sa mission : « Ite missa est »47. Dire « merci », « chercher à plaire » à
Dieu, c’est donc accepter d’être séduit par Lui, puis conduit par et avec lui dans le
champ du monde pour travailler à son irrigation et revenir à lui pour « rendre grâce »
en accueillant sa grâce… Mouvement systémique s’il en est ! « Accorder une grâce »
à Dieu c’est accueillir à travers l’oblation du pain et du vin produits et récoltés, sa
grâce, son Corps et son Sang, et s’en abreuver pour laisser le Christ prendre corps
et vie en lui et, à travers lui, dans le monde. Désirer Dieu, c’est consentir à exister
dans son désir en allant vers soi car aller à Dieu, c’est aller à soi et aller à soi, c’est
aller à Dieu. « Va vers toi » dit Yahveh à Abram (Genèse 12,1) selon la traduction de
Marie Balmary48. « Lève-toi vers toi-même, ma compagne, ma belle, et va vers toi
même. » implore l’amant du Cantique des Cantiques selon la lecture d’André
Chouraqui49. Etre digne, mener une vie digne, c’est aller vers sa dignité, c’est laisser
cette source imprégner toute l’existence, c’est l’accueillir et la donner, la donner en la
reconnaissant, en l’autre et en soi. Ce n’est pas se hisser soi-même vers Dieu au
44 Messe rituelle du baptême, prière après la communion (MR 854) 45 Selon le Dictionnaire historique de la langue française (Alain Rey, dir.), Paris, Dictionnaires Le Robert, 1998. 46 Missarum solemnia, t.1, p.218 (cité par L.M. Chauvet, Symbole et sacrement, Cerf, 1990, note 7, p.289). 47 Les traductions proposées par les missels sont intéressantes : « Allez, vous êtes libres » (Dom Gaspar Lefebvre, 1953) ; « Allez, la messe est finie » (Abbé Courtois, Coll. Prière et Joie, 1955) ; « Gehet hin, ihr seid entlassen » (A. Schott, 1956); ce verbe allemand entlassen signifie tout à la fois : congédier, affranchir (un esclave), relever, libérer... 48 Le sacrifice interdit. Freud et la Bible. Ed. Grasset et Fasquelle, Le livre de Poche biblio essais, 1986, p.143.
24.
moyen de bonnes œuvres morales ou rituelles. Le culte n’est pas moyen de salut en
christianisme, il est lieu de révélation de la grâce qui justifie, il est lieu d’accueil de la
filialité qui ennoblit, il est l’autel du don et du contre-don, du présent du Christ qui
sauve le monde.
L’eucharistie n’est donc qu’un point de passage mais un point de passage
obligé, un lieu structurant pour l’identité chrétienne et la pratique éthique, un lieu de
ressourcement car le croyant faillit toujours en partie à sa mission et risque de se
décourager : « Le bien que je veux, je ne le fais pas… Le mal que je ne veux pas, j’y
succombe » avoue S. Paul. Or le mouvement eucharistique par les allers et retours
qu’il propose aux croyants entre Parole de Dieu et gestes de foi, accueil et
oblation…, assume et le don de Dieu et cet échec à poser des actes conformes à la
dignité de l’être humain.
L’eucharistie devient ainsi une véritable école de foi, d’espérance et d’amour.
Elle fait mémoire de l’indignité poussée jusqu’à l’absurde tout en proclamant le déjà-
là de la victoire de la résurrection sur les puissances du mal et de la mort. Elle ne se
contente pas de transmettre le message de la dignité humaine, elle le met en scène,
elle le cultive et entraîne ainsi ses participants à en vivre. Elle fait circuler le croyant
dans un va-et-vient entre le rappel de la dignité ontologique radicale et son vécu
effectif. Elle lui apprend à dialectiser sainement cette dignité déjà là, don gratuit de
Dieu, avec la dignité à vivre comme accueil actif de la grâce, cette dignité constitutive
avec la dignité à construire, cette dignité inaliénable, inconditionnelle et la dignité
vécue toujours en décalage par rapport à la noblesse d’humanitude de tout être
humain. Elle le fait pérégriner sur un chemin de crête évitant et l’angélisme de qui
serait imbu de sa dignité et la désespérance de qui est abattu par l’épreuve. Elle se
révèle de la sorte, comme l’a souligné Paul de Clerck, « un dispositif institué,
susceptible de se faire instituant de nos existences. »50. La troisième préface de la
Nativité est éloquente
« Par lui (Jésus), s’accomplit en ce jour l’échange merveilleux où nous sommes
régénérés ; lorsque ton Fils prend la condition de l’homme, la nature humaine en
reçoit une incomparable noblesse ; il devient tellement l’un de nous que nous
devenons éternels. » (MR 474)
49 Le Cantique des Cantiques, suivi de Psaumes. PUF, 1984. 50 L’intelligence de liturgie. Cerf, 1997.
25.
L’eucharistie est ainsi lieu de saisissement et de ressaisissement à l’égard de
la dignité divine.
« Au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit… Le Seigneur soit avec vous ! »
Au commencement est Dieu Trine. Toute célébration liturgique débute par un
signe de croix sur le corps informé par l’image divine. Toute eucharistie commence
par ce signe-mémorial de la victoire du Christ : « Il est vivant ! ». Tout culte chrétien
rassemble autour du cadeau de filialité du Père à l’humanité à travers l’oblation du
Christ dans l’Esprit. Au commencement est donnée la dignité de la présence d’un
Dieu qui rassemble en son Nom : au Nom de sa présence indéfectible (« Je suis qui
je serai », Exode 3,14), au Nom de son Amour (« Dieu est Amour », 1Jean 4,8.16),
au Nom de son Esprit « qui vous fera accéder à la vérité tout entière » (Jean 16,13).
Le peuple est convoqué, l’invitation est lancée. Le célébrant s’en fait le porte-
parole mais il n’en a pas l’initiative. La formule est à la troisième personne : le sujet
agissant, c’est « le Seigneur ». Et son vis-à-vis, c’est le peuple debout51, se
reconnaissant, à travers sa réponse de foi, rassemblé en son Nom pour être « avec »
lui. Plus précisément, cette réaction de foi à la seconde personne (« Et avec votre
esprit »), reprenant la préposition « avec » s’adresse non seulement au Seigneur
mais reconnaît également au ministre du culte la compétence de cette présidence
dans une triangulation : Seigneur Célébrant
Peuple L’insigne baptismale réappropriée, les missions reconnues, les fidèles entrent
en eucharistie en contemplant la beauté d’humanitude voulue par Dieu dans son
altérité et sa proximité au cœur de l’homme, « plus intime à moi que moi-même » (S.
Augustin).
Le par-don
Le saisissement esthétique et spirituel laissé à lui-même risquerait cependant
de devenir rapidement idolâtre et, finalement, mortifère. La liturgie eucharistique
invite donc immédiatement le croyant à un second mouvement : elle le convie à se
51 La position debout est l’attitude des ressuscités ! des disciples du Vivant !
26.
reconnaître également pécheur, indigne de cette grâce de Dieu ; non pas à se mirer
dans le mal, ni à se laisser fasciner par son péché, ni non plus à se mortifier et à
désespérer dans une volonté de toute puissance, mais « simplement » à se
reconnaître fautif, en « décalage » par rapport à la dignité christique, ayant blessé ce
Dieu de Bonté. Si le mouvement liturgique débutait par la reconnaissance du péché,
le croyant risquerait effectivement d’être accablé par celui-ci. Mais la liturgie ne
procède pas ainsi, elle invite d’abord le croyant à lever les yeux vers Dieu, Trinité
d’Amour – « Le Seigneur soit avec vous » – car c’est dans ce regard de miséricorde,
reconnaissant en Lui sa propre dignité divine, que le baptisé peut, sans crainte et
dans la confiance, regarder et examiner les conduites dans lesquelles il s’est montré
indigne de Lui. En effet, ce n’est qu’à l’aune de Sa dignité qu’il voit et mesure de
façon juste et saine et son péché et ses limites. Ce n’est que porté et soutenu par la
dignité christique qu’il n’est pas écrasé par son sentiment d’indignité. Bien plus, qu’il
est réhabilité et guéri par le surcroît de dignité que le Seigneur lui octroie, par le par-
don, don supplémentaire de grâce en vue de mener toujours davantage, comme y
invite Paul « une vie digne de l’Evangile du Christ » (Ph 1,27 ; 1 Th 1,11).
L’eucharistie fait ainsi entrer le croyant dans un procès selon la double
acception de ce mot : un procès au sens juridique du terme, car c’est au regard de la
lumière de la dignité divine qu’il mesure les ténèbres de son indignité ; un procès au
sens de processus car l’objectif n’est pas la condamnation ; elle ne relève l’indignité
que pour élever dans une dignité justifiante et faire entrer dans le devenir christique.
L’oraison d’ouverture de la messe du jour de Noël qui vient précisément clore la
liturgie pénitentielle, rappelle admirablement ce jeu de la dignité donnée avec la
création humaine, de la divinité ajustante en et par et avec Christ, et enfin de la
dignité à vivre comme véri-fication de la divinité agissante du Fils dans les
profondeurs de notre humanité :
« Père, toi qui as merveilleusement créé l’homme et plus merveilleusement
encore rétabli sa dignité, fais-nous participer à la divinité de ton Fils, puisqu’il a
voulu prendre notre humanité. Lui qui règne avec toi et le Saint-Esprit, maintenant
et pour les siècles des siècles. Amen. » (MR 90)
La Parole de Dieu
L’eucharistie est célébrée « selon les Ecritures ». Elle fait mémoire de la geste
de Dieu qui « après avoir, à bien des reprises et de bien des manières, parlé
27.
autrefois aux pères dans les prophètes, nous a parlé à nous, en la période finale où
nous sommes, en un Fils qu’il a établi héritier de tout, par qui aussi il a créé les
mondes. » (Hébreux 1,1-2).
La Parole de Dieu ponctue ainsi toute la célébration eucharistique tout en
étant assumée d’une manière singulière – dans une Liturgie de la Parole – après le
rite d’ouverture et avant la Liturgie Eucharistique proprement dite qu’elle prépare et
introduit. Elle rappelle la dignité inhérente de toute créature humaine motivant
l’alliance divine, mais sans en faire un souvenir du passé. Bien au contraire. Prise
dans le faire sacramentel qu’elle commande, elle se déploie comme une com-
mémoration et un mémorial qui a valeur d’engendrement. L’on se souvient ensemble
dans un faire-mémoire qui régénère aujourd’hui, comme dans le rite du mémorial
juif : « Ce n’est pas avec nos pères que le Seigneur a conclu cette alliance, c’est
avec nous, nous qui sommes là aujourd’hui tous vivants. » (Deutér. 5,3) ; « C’est
pour cela que le Seigneur a agi en ma faveur à ma sortie d’Egypte » (Exode 13,8),
ce que la Mishna commente : « De génération en génération, chacun doit se
reconnaître comme étant lui-même sorti d’Egypte. » (Pes.10,5) Le croyant est
« pris » dans un faire-mémoire qui lui assigne un statut ontologique et relationnel et,
partant, un devoir éthique : il ne se tient pas dans l’obéissance à un commandement
figé, mais dans un « faites ceci en mémoire de moi » qui l’engendre à la divinité du
Fils et l’invite à un agir de liberté « comme » (kathôs) le Fils, non seulement rituel
mais également éthique, non seulement pour le partage du pain eucharistique mais
également pour le lavement des pieds (Jean 13,15)52.
Cette place singulière de la Parole de Dieu se traduit liturgiquement par des
« ruptures » narratives du type de la citation. La liturgie de la Parole fait passer de la
prière d’ouverture s’adressant au Seigneur au présent et sous le mode nous/tu à un
récit généralement à la troisième personne (sauf pour le psaume53), annoncée
comme lecture extraite de la Bible et, par conséquent, datée. Emaillée d’une parole
de Dieu chantée sous le mode de la prière, elle fait se succéder les lectures selon
52 Voir la lecture que propose Xavier Léon-Dufour sur le lavement des pieds dans son ouvrage Le Partage du pain eucharistique selon le Nouveau Testament. Paris, Seuil, 1982, p.287-288. Pour lui le kathôs johannique a valeur de sacramentum, de don de la part du Christ« Il a plus valeur d’engendrement que d’exemplarité […], comme si Jésus disait : ‘En agissant ainsi, je vous donne d’agir de même, vous aussi.’ » Reprenant cette perspective, L.M. Chauvet rajoute : « Se laver les pieds les uns aux autres, c’est vivre existentiellement la mémoire du Christ que l’eucharistie fait vivre rituellement. » (Ibid., p.267) 53 Le statut hybride du Psaume – simultanément parole de Dieu, prière et chant – lui donne une place singulière à la fois de continuité et de rupture entre les lectures.
28.
une gradation qui place à son sommet l’Evangile c'est-à-dire le Christ, image parfaite
du Dieu invisible et seul médiateur. Cette lecture éventuellement suivie d’une
méditation place les croyants en situation de décision quant à leur foi (credo) et de
prière aux intentions de l’Eglise et du monde (Prière universelle).
Le récit de l’institution procède d’une même rupture : il est enchâssé entre
deux sections de prière au présent sur le mode nous/tu. L’on passe ainsi du rappel
de l’un ou l’autre événement de l’histoire du salut (« Toi qui es vraiment saint » ;
« Père infiniment bon, toi vers qui montent nos louanges »…) à une section au passé
et à la troisième personne (« La veille de sa passion, il prit le pain… ») puis, comme
précédemment, à une option de foi à la première personne du pluriel, comme si le
mystère célébré obligeait le peuple rassemblé à se décider c'est-à-dire à se laisser
informer par lui jusque dans l’accueil de la dignité filiale ainsi offerte : « Nous
proclamons ta mort… »
L’on pourrait encore évoquer le Notre Père introduit par une formule
particulièrement solennelle (« Comme nous l’avons appris du Sauveur et selon son
commandement, nous osons dire… ») et de bien d’autres moments. Avec chacun de
ces temps, les croyants effectuent des allers-retours entre leur vie et la grâce filiale
que Dieu leur propose. Le rappel des « hauts faits » du Seigneur pour son peuple
engage les fidèles et aiguise leur désir de mettre en œuvre la Bonne Nouvelle
proclamée et célébrée. Cependant, quand l’enjeu concerne une telle dignité, n’y a-t-il
pas risque de vanité et d’arrogance de « dignitaire » ? D’autant qu’une citation se
manipule et peut être choisie en fonction des gratifications qu’elle apporte… En fait,
si une citation revêt une valeur informative, elle convoque aussi un auteur ; et parfois
c’est celui-ci qui détermine sa véritable portée parce qu’il cite à comparaître celui qui
l’invoque… Précisément, la parole de Dieu – invoquée par l’Eglise comme
témoignage – la somme aussi de comparaître et de s’exécuter. Les professions de
foi (credo, anamnèse) qui viennent conclure les grands moments de la Parole de
Dieu ne relèvent donc pas d’un assemblage liturgique hasardeux. Une telle
procédure suivie d’un engagement éthique en « nous » interdit à l’assemblée de se
réfugier derrière des propos pour ne rien faire ou, pire encore, pour les dévier.
Finalement, comme l’a écrit L.M. Chauvet, « en invoquant le témoignage de Jésus,
29.
c’est [l’assemblée] qui est convoquée par lui. Loin d’avoir prise sur lui, elle se voit
prise en lui. »54
La liturgie eucharistique
La liturgie eucharistique peut donc s’accomplir à présent « selon les
Ecritures ». A travers la figure du pain et du vin, fruits de la création et du travail
humain, elle commence par recueillir sur le mode de la louange, les actes des
croyants informés par la présence du Seigneur, le blé de la dignité objective
déployée, les raisins plus ou moins colorés de leurs sentiments subjectifs, la matière
d’un effort de solidarité entre individus à partir des faveurs du « Dieu de l’univers »...
Elle moissonne ainsi et le don de Dieu et le don que le peuple fait de lui-même ; elle
présente du vin mélangé à de l’eau, indissociablement, symbole de l’unité humano-
divine en Christ. Et ainsi, elle rend grâce – c'est-à-dire montre sa gratitude – en
« rendant (la) grâce » reçue précédemment et mise à contribution dans le champ du
monde :
« Tu es béni, Dieu de l’univers, toi qui nous donnes ce pain… ce vin… »
Elle fait entrer dans un mouvement paradoxal qui conduit les croyants à
donner la dignité filiale reçue en partage pour la recevoir en plénitude, et à accueillir
le corps et le sang du Christ, « le sacrifice qui est digne de toi et qui sauve le
monde »55 en la donnant en actes humains à travers lesquels le Christ donne le salut
à la création tout entière. L’offrande des croyants devient ainsi une part symbolique
que le célébrant rassemble pour en faire une oblation commune à « toute l’Eglise »
afin que « toute l’Eglise » accueille conséquemment son Seigneur et qu’à travers
elle, toute l’humanité puisse être sauvée :
« Prions ensemble au moment d’offrir le sacrifice de toute l’Eglise » - « Pour
la gloire de Dieu et le salut du monde. »
Le dialogue peut à présent s’engager entre le prêtre et l’assemblée. Sa
première adresse (« Le Seigneur soit avec vous ») fait écho à celle qui a ouvert la
célébration et celle qui a marqué la lecture de l’évangile, tout en assumant un certain
décalage : le Seigneur qui convoque les croyants et agrée le célébrant est aussi celui
qui a entendu leurs prières et s’est laissé affecté (Agapè). La seconde exhortation
54 Ibid., p. 281. 55 Prière eucharistique (abrégée PE) N°4, 2e partie (MR 440). Voir également PE N°1, 1e partie (MR 416).
30.
convie conséquemment les fidèles à se tourner vers le Seigneur dont on vient de
remémorer les hauts faits et de recueillir les dons à travers sa création. La troisième,
enfin, récapitulant tout cela entraîne plus avant dans le mouvement eucharistique du
rendre-grâce, comme engagement présent et déjà futur (« Rendons grâce au
Seigneur notre Dieu. Cela est juste et bon. ») car
« Vraiment, il est juste et il est bon de te rendre gloire, de t’offrir notre
action de grâce, toujours et en tout lieu, à toi, Père très saint, Dieu éternel et tout
puissant… » (Préface)
Le motif de la louange, ce sont les mirabilia Dei, la dignité vécue et
l’ajustement offert dans le pardon, l’engagement de Dieu à travers les mystères de la
foi dont les Préfaces reprennent, au cours de l’année liturgique, les éléments les plus
prégnants, apprenant ainsi à l’assemblée à les articuler et à s’en laisser informer.
Cependant quand bien même ces mystères de la foi s’appellent
fondamentalement les uns les autres, le mystère pascal tient une place
déterminante. Et la préface n’est qu’un « avant-propos »56 pour introduire à cette
louange d’action de grâce par excellence qui le mémorial de la Pâque du Seigneur.
Annoncé par toute la liturgie qui précède comme La Parole dernière de Dieu dite
dans le Fils (Héb.1,1-2), enchâssé par des ruptures narratives, ce faire-mémoire
centre la prière eucharistique (PE), donnant son nom à l’ensemble de la
célébration57.
A l’instar du Trisagion céleste58, la prière eucharistique commence par
proclamer la sainteté de Dieu. Elle s’unit par trois fois (verticale) à la louange des
anges et des saints seule digne du « Dieu de l’univers » (préface, sanctus, « Toi qui
es vraiment saint »59). La seconde position étant par elle-même un Trisagion
(horizontal), celui-ci inscrit donc aussi la première croix sur l’oblation du peuple
rassemblé. Père très
Saint
Saint saint saint le Seigneur
: Préface
: Sanctus
56 Tel est le sens de l’étymologie latine praefatio. 57 Ces PE mériteraient à elles seules de longs développements tant le mouvement qu’elle mette en place est évocateur de l’existence filiale digne du Christ. On pourra se reporter par ex. aux réflexions de L.M. Chauvet, ibid., Paul de Clerck, ibid., à la revue La Maison-Dieu, 58 Le Trisagion désigne le Dieu trois fois saint (hagios, saint). Ainsi dans la vision d’Isaïe, les séraphins qui se tiennent autour du trône du Seigneur proclament sa louange en se criant l’un à l’autre : « Saint, saint, saint, le Seigneur, le tout-puissant. » (Is 6,3) 59 PE N°2 ; les autres PE commencent par des formules équivalentes.
31.
Toi qui es vraiment saint : Récit de la PE
Il assume ainsi la dignité du croyant dans ses sentiments comme dans son
déploiement, l’enveloppant de la sainteté de Dieu pour en faire une offrande digne du
Seigneur, Dieu de l’univers :
« Sanctifie ces offrandes en répandant sur elles ton Esprit. Qu’elles
deviennent pour nous le corps et le sang de Jésus, le Christ, notre Seigneur. » (PE 2,
MR422)
« Sanctifie pleinement cette offrande par la puissance de ta bénédiction,
rends-la parfaite et digne de toi : qu’elle devienne pour nous le corps et le sang de
ton Fils bien-aimé, Jésus Christ, notre Seigneur. » (PE 1, MR 416)
Le mouvement de sanctification/« dignification » assume une dialectique
systémique complexe comme l’illustrent ces deux formules. L’Esprit, instance
sanctifiante que le « nous » ecclésial invoque, renvoie, en effet, non à lui-même mais
au Christ qu’il donne d’accueillir en son Corps et son Sang, c'est-à-dire en tant que
Fils donné librement pour que ceux qui s’en nourrissent deviennent pleinement fils et
filles du Père. Etre sanctifié par l’Esprit, c’est devenir corps et sang du Christ. Et cela
concerne autant les offrandes que les croyants à travers leur oblation ! Les fidèles
sont ainsi conduits, en priant l’Esprit, et à accueillir en eux le don filial du Christ et à
être rendus dignes dans l’offrande d’eux-mêmes parce que « unis à la divinité de
Celui qui a pris notre humanité » (prière d’offertoire, MR 409) : ils sont appelés à
devenir eux-mêmes « corps et sang du Christ ».
Cette prière en forme d’acte de foi se déploie comme un réceptacle
susceptible d’accueillir la participation des fidèles réunis aujourd’hui au mémorial de
la mort et de la résurrection du Christ. Le moment est solennel ; le récit change de
sujet et de temps : « La veille de sa passion, il prit le pain… » ; le « nous/tu » fait
place au « il », le présent au passé, la prière à la narration d’un geste précieux entre
tous, entrecoupée d’injonctions au présent : « Prenez… mangez… buvez » et qui se
clôt sans transition par une interpellation en « vous » et au futur exigeant réponse :
« Vous ferez cela en mémoire de moi ». Les trois ekstases du temps sont assumées.
Et l’assemblée acquiesce en reprenant le « nous » (de l’anamnèse).
La dignité du croyant n’est donc pas simplement une qualité pour lui tout seul :
elle est cette qualité christique de liberté qui, au nom de la filialité reçue », implique
aussi une filialité donnée, une vie offerte « comme » (kathôs) le Christ, « par, avec et
en lui » selon les conjonctions de la doxologie finale. Elle n’est de lui que si elle est
32.
aussi partagée, vécue dans la relation à l’autre/Autre. Et elle n’appartient au présent
que pour autant qu’elle se ressource au contact de l’événement historique du salut
en vue d’un futur de plénitude impliquant un « rendre grâce » en actes. Précisément,
la seconde partie de la PE étaye cette gratitude dans sa forme éthique, c'est-à-dire la
filialité donnée et vécue au cœur du monde.
Le récit est clair : ce que l’assemblée vient d’obtenir, elle « l’offre » pour
rendre grâce :
« Nous t’offrons, Seigneur, le pain de la vie et la coupe du salut, et nous te
rendons grâce. » (PE 2, MR 425)
Comme le souligne L.M. Chauvet, « le mode chrétien de l’appropriation est la
désappropriation ; celui du ‘prendre’ et le ‘rendre’ – le ‘rendre grâce’. Parce que la
grâce est hors de l’ordre de la valeur, c’est en rendant à Dieu sa grâce même, le
Christ Jésus donné en sacrement, que l’Eglise la reçoit… Dans le moment même où
(…) l’Eglise est en train de recevoir le pain et le vin comme corps sacramentels de
son Seigneur, voilà qu’elle les offre… »60 Il est donc impossible pour le croyant de se
prévaloir d’une telle dignité ou de s’en laisser fasciner ! Tout comme il lui est interdit
de se réfugier dans l’eucharistie et les gratifications qu’il en retire. Le don et l’offrande
de cette dignité filiale doivent se vivre dans l’histoire. L’intercession post-
anamnétique concerne en conséquence l’Eglise du ciel61 et de la terre, et vise
l’accomplissement du Royaume. Mais c’est la communion aux espèces qui achève
rituellement ce mouvement d’accueil de la filialité divine.
La liturgie de communion
La liturgie de communion débute par le Notre Père. Prière filiale par
excellence, introduite par le rappel de l’injonction du Christ, le Pater convoque
l’assemblée comme peuple filial ; il la constitue en communion avec le Père et
demande les grâces nécessaires à la venue de ce règne de Paix.
Le nombre de références au mal et au péché peut surprendre :
60 Ibid. p.283 et 282. 61 L’eucharistie est sans doute la plus belle intercession en faveur des défunts : en confiant aujourd’hui, par l’oblation, la vie et la mort (qui a eu lieu hier) de leurs défunts, les croyants leur permettent d’être associés comme eux-mêmes au présent de la mort et la résurrection du Christ et de pouvoir ainsi, au moment de leur mort, être ajustés à la dignité filiale du Christ. L’on pourrait en outre évoquer ici ce que l’on dénomme la « liturgie céleste », cette « assemblée des aînés » célébrée près du Père par le Christ dans l’Esprit (cf. Ap.22,1)
33.
« Délivre-nous du mal (répété deux fois)… Libère-nous du péché… Agneau de
Dieu qui enlève le péché du monde…(répété trois fois)… Que ton corps et ton sang
me délivrent de mes péchés et de tout mal… » (MR 443-447)
La prière précédente, le mémorial de la Pâque n’auraient-ils donc pas été
« efficaces » ? En fait, la question est moins celle de l’indignité déjà assumée au
début de l’eucharistie que des « épreuves » que les croyants vont rencontrer dans
leur « rendre grâce éthique ». Devant le mal et la tentation, ces fidèles ont besoin
d’être « rassurés », « conduits vers l’unité », affermis dans l’espérance, réconfortés
par la paix du Christ et la Parole divine qui toujours pourra les guérir... La prière
commune dans l’unité d’un même corps et la communion au Corps et au Sang du
Christ viennent justement « soutenir l’esprit et le corps et donner la guérison. »
Quant à la reconnaissance par chaque fidèle, personnellement (« Je ») de sa
non-dignité :
« Seigneur, je ne suis pas digne de te recevoir, mais dis seulement une parole
et je serai guéri »
elle ne se comprend bien que resituée dans le contexte évangélique originaire
(Matth.8,10-12 et par.). Comme la triple invocation de l’Agneau de Dieu au
demeurant (Matth.11,11 et par.) Face au don de Dieu, l’Eglise est appelée
globalement mais chacun est aussi convoqué à se prononcer personnellement en
raison de son unicité aux yeux de Dieu. Il est convié à mettre en œuvre la même foi
que Jean-Baptiste qui se jugeait « indigne de dénouer la courroie de la sandale du
Christ » ou que le centurion païen dont le fils est malade : une foi qui sait que l’agir
divin n’est pas restreint par l’imperfection et les limites humaines. En d’autres termes,
même si le croyant a le sentiment d’être indigne à l’instar du baptiste, même s’il
pense comme le centurion qu’il « n’a » pas la foi, sa disponibilité au Christ assumera
ce qui manque à sa foi et ce qui trouble son sentiment de dignité, pour conférer la
fécondité de Dieu à ce « rendre grâce ».
A présent, le croyant est prêt à accueillir ce qu’il est et à devenir ce qu’il reçoit
(S. Augustin). Saisi par la dignité divine, le croyant s’y ressaisit en se nourrissant à la
Source. Il s’y offre avec ses limites et y mange, dans le Corps du Christ, sa dignité
inaliénable. Il s’y livre en sa personne et s’y découvre faisant corps en Christ, avec
ses frères et sœurs. Sacrement étonnant :
34.
« Recevez donc et mangez le corps du Christ, écrit S. Augustin, puisque dans
le corps du Christ vous êtes devenus maintenant les membres du Christ. Recevez et
buvez le sang du Christ. Pour ne pas vous laisser disperser, mangez celui qui est
votre lien ; pour ne pas paraître sans valeur à vos yeux [sans dignité reconnaissable
et reconnue], buvez celui qui est le prix dont vous avez été payé. Quand vous mangez
cette nourriture et buvez cette boisson, elles se changent en vous ; ainsi vous aussi
vous êtes changés en corps du Christ si vous vivez dans l’obéissance et la ferveur. Si
vous avez la vie en lui, vous serez une chair avec lui. »62
Mais, précise encore Augustin, une telle connaissance ne s’approfondit que
dans le vécu :
« Les fidèles connaissent le corps du Christ, mais seulement s’ils prennent
soin d’être corps du Christ. Il leur faut devenir le corps du Christ pour vivre de
l’Esprit du Christ. »63
En d’autres termes, le croyant se ressourcera d’autant plus à la communion
au pain eucharistique qu’il « mènera une vie digne de l’évangile » ; réciproquement
la vie chrétienne sera d’autant plus féconde qu’elle se nourrit du corps et du sang de
son Seigneur, source de justification pour la vie éternelle. C’est dire aussi que mener
une vie conforme à la dignité christique conduit à découvrir toujours davantage la
dignité filiale qui mène, comme l’a noté Grégoire de Nysse, de « commencement en
commencement »…
Ce n’est donc pas un hasard si la fréquentation de l’eucharistie64 aiguise de
façon assez radicale le regard et l’agir du croyant, du médecin en particulier. Elle est
à la fois le récapitulé de la vie chrétienne et le dynamisme qui tire celle-ci en avant.
Car on s’y restaure en puisant à la source de dignité. Et on s’y nourrit de ce que l’on
est en vérité.
Rite de conclusion
« Or, quand il se fut mis à table avec eux, il prit le pain, prononça la
bénédiction, le rompit et le leur donna. Alors leurs yeux s’ouvrirent et ils le
reconnurent. […] A l’instant même ils partirent et retournèrent à Jérusalem. […] Et
ils racontèrent… » (Luc 24, 30-35)
62 Augustin, Sermon sur le sacrement de l’autel adressé aux néophytes (l’authenticité augustinienne en est cependant contestée), PL 46, col.827-828. 63 Augustin, 26e Homélie sur l’Evangile de S. Jean, 13, 15, 20, BA 72, p.514-519. 64 Et il faudrait relever chaque prière, chaque rite, chaque lecture…
35.
Les yeux ouverts, les croyants partent, envoyés sur les routes du monde pour
« raconter » et véri-fier ce qu’ils « racontent ». L’eucharistie les a aidés à devenir
davantage témoins du Christ. Leur corps est devenu comme une amphore, une
« christophore », mémoire vivante et parole agissante du Crucifié Ressuscité. Leur
vivre-ensemble dans l’Agapè peut donc devenir aussi le lieu où Dieu prend corps et
donne corps à l’Eglise et à l’humanité.
Toute la liturgie65 assume massivement, en célébrant le corps du Ressuscité,
la place du corps. Celle de la communion y insiste singulièrement. Elle agit ainsi non
seulement sur le corps propre du croyant qui communie, mais encore sur les corps
ecclésial, social, institutionnels… qui se déterminent les uns les autres. Informant les
corps, elle informe aussi l’image du corps, le sentiment plus ou moins grand de
dignité et la tâche qu’une telle perspective implique. Si la démarche pénitentielle
mettait l’accent sur l’indignité de la faute morale, la liturgie de communion offre en
outre des ressources en direction du sentiment de souillure, comme si la
manducation des Espèces sacramentelles redonnait corps d’une façon nouvelle à la
dignité filiale et ainsi purifiait le corps souillé. Mais si le corps propre est ainsi ennobli,
les autres corps n’en bénéficient-ils pas également ?
« Un homme sort de sa maison à la nuit tombante et devant lui, il voit surgir
une fillette lourdement chargée. ‘‘Quel fardeau portes-tu ?’’ lui demande-t-il – ‘‘C’est
pas un fardeau, répond-elle, c’est mon petit frère’’… »66 Un être humain reconnu
dans son inconditionnelle et inaliénable dignité n’est point fardeau, il est frère et
sœur infiniment respectable et dont je deviens responsable autant qu’il ou elle l’est
de moi. La dignité est non seulement un don mais une tâche, non seulement une
tâche, mais un don. Elle est cadeau de Dieu qui le rend présent pour tout être
humain. Elle est cadeau à Dieu quand des hommes et des femmes en vivent au
meilleur d’eux-mêmes.
Marie-Jo Thiel
65 Sur ce sujet, voir X. Thévenot, Compter sur Dieu. Etudes de théologie morale. Cerf, 1992, p.153-157. 66 Cité par André Sève, Inventer l’automne, p.128.