LA DIFFÉRENCIATION SOCIALE : MODLES ET …...social, par Spencer et Durkheim, puis par Parsons et,...

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LA DIFFÉRENCIATION SOCIALE :

MODÈLES ET PROCESSUS

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LA RECHERCHE SUR LES POLITIQUES :LE PROJET TENDANCES

La présente série d'études sur les tendances est le résultat concret du Projet de recherchesur les politiques du gouvernement du Canada. Ce projet est une initiative visant à amé-liorer l'expertise en matière de développement des politiques, et à rattacher solidementce développement au travail des chercheurs et des universitaires. Le Projet de recherchesur les politiques, de concert avec le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH),a mis de l'avant un nouveau modèle de coopération entre le monde universitaire et legouvernement pour l'avancement de la recherche sur les politiques. Dans cette optique,des équipes d'universitaires ont étudié les forces du changement à l'œuvre dans lasociété, et leurs effets éventuels sur les politiques publiques. L'entreprise a pris le nomde « projet Tendances ». Elle met en commun les efforts d'universitaires, d'instituts derecherche et d'officiels gouvernementaux. Le projet Tendances doit aboutir à une syn-thèse des connaissances sur les grands enjeux à long terme, et à identifier les lacunesqui nécessitent une recherche ultérieure. Le projet Tendances doit aboutir à la publica-tion des ouvrages suivants :

Gordon Smith et Daniel Wolfish (sous la direction de)Qui a peur de l'État ? Le Canada dans un monde aux structures polycentriques de pouvoir

Edward A. Parson (sous la direction de)Gérer l'environnement: défis constants, solutions incertaines

Neil Nevitte (sous la direction de)Nouvelles valeurs et gouvernance au Canada

George Hoberg (sous la direction de)La capacité de choisir: le Canada dans une nouvelle Amérique du Nord

David Cheal (sous la direction de)Vieillissement et évolution démographique au Canada

Danielle Juteau (sous la direction de)La différenciation sociale: modèles et processus

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LA DIFFERENCIATION SOCIALEMODÈLES ET PROCESSUS

Sous la direction de Daniel le Juteau

Les Presses de l'Université de Montréal

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Catalogage avant publication de la Bibliothèque nationale du Canada

Vedette principale au titre :La différenciation sociale : modèles et processus(Tendances)Traduction de : Social differentiation.Comprend des réf. bibliogr.

ISBN 2-7606-1881-1

1. Différenciation sociale.2. Structure sociale.3. Classes sociales.4. Inégalité sociale.5. Changement social.6. Canada—Conditions sociales—1991-.I. Juteau, Danielle.II. Titre.III. Collection : Tendances (Presses de l'Université de Montréal).

HM821.S62142003 305 C2003-941480-9

Dépôt légal: 4e trimestre 2003Bibliothèque nationale du Québec© Les Presses de l'Université de Montréal, 2003

Les Presses de l'Université de Montréal remercient de leur soutien financier le ministè-re du Patrimoine canadien, le Conseil des Arts du Canada et la Société de développe-ment des entreprises culturelles du Québec (SODEC).

IMPRIMÉ AU CANADA EN NOVEMBRE 2O03

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Préface

Les échanges d'idées, de perspectives, de cadres de travail et de donnéesentre les universitaires et le gouvernement sont nécessaires au développe-ment de politiques publiques novatrices et efficaces, et en même temps dif-ficiles à accomplir durant les périodes de transition. Le projet Tendances,qui est le résultat d'une collaboration du Projet de recherche sur les poli-tiques et du Conseil de recherches en sciences humaines, fut élaboré en vuede fournir un nouveau modèle de collaboration et de recherche politiquesaux universitaires et au gouvernement, modèle qui informerait le proces-sus du développement des politiques.

Trois buts sont visés par le Projet de recherche sur les politiques etTendances :

1. Appuyer la création, le partage et l'utilisation de la connaissance liée à larecherche sur les politiques.

2. Renforcer les départements par le recrutement et la formation de personnescompétentes.

3. Édifier une communauté de recherches sur les politiques grâce à des réseaux,à des canaux de communication et à des lieux de rencontre concrets.

Dans le passé, ou bien le gouvernement commandait une recherche afinde découvrir certaines lacunes au plan de ses connaissances, ou bien leConseil fédéral des subventions finançait un programme de recherchesmené par des universitaires. C'était l'un ou l'autre. Dans le projet Tendances,les universitaires et les représentants gouvernementaux ont travaillé enpartenariat afin de mettre en évidence un certain nombre de lacunes quimériteraient des recherches ultérieures. Cette collaboration a cherché àdéterminer les occasions de recherche et d'approfondissement pour orien-ter les politiques à long terme et les choix de société.

La constitution des équipes fut unique en son genre. Dirigées par cer-tains des plus prestigieux universitaires canadiens, les huit équipes du

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projet ont réuni plus de 50 chercheurs provenant de toutes les universitésdu pays, choisis grâce à une initiative du Conseil de recherches en scienceshumaines. Ces équipes multidisciplinaires représentant l'ensemble duCanada ont réuni des personnes qui normalement n'auraient pas eu l'occa-sion de travailler ensemble. Le résultat de cette approche multidisciplinaireet pancanadienne est que nous avons maintenant une compréhension plusapprofondie et plus large des questions politiques auxquelles le Canadadevra faire face dans les années à venir. Les articles du projet Tendancesfurent présentés à plusieurs reprises dans les ateliers et des conférencestenus partout au Canada, textes sur lesquels chercheurs et représentantsgouvernementaux émirent des commentaires. Par la suite, chaque articlepublié au sein du projet Tendances fut révisé de manière anonyme par despairs.

Le projet Tendances a également été novateur en ce qu'il a fourni lemoyen aux universitaires de faire circuler leurs idées et leurs recherches ausein du gouvernement. Le projet n'avait pas seulement pour but de produiredes articles mais aussi d'entamer un dialogue et une collaboration entre lesindividus impliqués dans ces questions, lesquels provenaient d'horizonstrès variés : universités, gouvernement, secteur privé, associations à but nonlucratif. La seconde Conférence nationale de la recherche sur les politiques,tenue en novembre 1999, offrit l'occasion aux chercheurs de faire connaîtreleurs travaux à plus de 800 représentants des gouvernements fédéral etprovinciaux spécialisés dans l'élaboration des politiques. Par ailleurs, descommentaires et des extraits de textes ont été présentés régulièrement dansHorizons, la revue du Projet de recherche sur les politiques. Horizons viseun large public intéressé aux politiques dans la communauté de recherchecanadienne, autant à l'intérieur qu'à l'extérieur du gouvernement, rejoi-gnant plus de 8 ooo personnes.

En mettant en présence le gouvernement et les communautés univer-sitaires, le projet Tendances a placé chacun de ces groupes face à sesbesoins, ses perspectives et ses contraintes. Le projet Tendances corres-pond à un grand effort pour édifier des compétences de recherches sur lespolitiques à l'échelle du Canada. C'est un modèle sur lequel nous voulonscontinuer à bâtir l'avenir.

JEAN-PIERRE VOYERDirecteur exécutif

Projet de recherche sur les politiques

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C H A P I T R E 1

Introduction à la différenciation sociale

Danielle Juteau

Ce volume propose une analyse multidimensionnelle de la différenciationsociale, considérée ici comme un processus économique, politique, cultu-rel et normatif qui fonde les catégories sociales liées au sexe, à l'ethnicité,à la « race », à l'âge et à la région. La perspective adoptée dans cet ouvrage,et qui lui procure son unité et sa cohérence, sera comparée à d'autres ana-lyses de la différenciation. Elle se distingue des approches fonctionnalisteset néofonctionnalistes pour examiner le changement social au plan socié-tal, ainsi que des tentatives récentes qui rattachent les catégories socialesuniquement à des processus de signification et d'identification.

Je présenterai ensuite les différentes analyses de la différenciationsociale qui se sont intéressées à ses diverses facettes, notamment la for-mation et le maintien d'un ordre fondé sur le sexe, le fait de privilégier lestravailleurs dans la force de l'âge, les pénalités encourues par les minoritésvisibles sur le marché du travail, la position hautement désavantageusedes Autochtones, le déclin économique des régions dépendantes de l'agri-culture, des ressources naturelles et de la pêche. Dans tous ces cas, la dif-férenciation sociale est liée à la hiérarchisation sociale : enracinée dansl'inégalité de pouvoir, de statut, de richesse et de prestige, elle affecte la dis-tribution des ressources, les chances de vie des individus et les monopolesde groupe.

Enfin, j'indiquerai comment ces différents aspects de la différenciationsociale s'entrecroisent et interagissent alors que le sexe, l'ethnicité, la«race» et l'âge se chevauchent et se renforcent les uns les autres, produi-sant des catégories sociales hétérogènes et des frontières perméables. Lesincidences de ces résultats sur les orientations politiques et le développe-ment d'une société plus inclusive seront discutées dans la conclusion.

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Le processus de différenciation sociale

Les sociétés et la différenciation sociale

Comme Luhmann le souligne1, depuis qu'il y a des théories sociologiques,celles-ci se sont intéressées à la différenciation sociale. Rattachées au déve-loppement social, ces théories sont étroitement liées. Le concept de diffé-renciation sociale a plusieurs significations, lesquelles ont varié avec letemps. Il a été utilisé dans les analyses non marxistes du changementsocial, par Spencer et Durkheim, puis par Parsons et, plus récemment, pardes néofonctionnalistes comme Luhmann et Alexander2. Ces auteurss'accordent pour dire que la différenciation sociale implique une spéciali-sation structurelle accrue et une indépendance croissante entre les sphèressociétales, au fur et à mesure que les processus économiques et politiquesse démarquent des institutions religieuses et familiales. Ils soutiennent éga-lement que sa pertinence pour la compréhension du changement socialsurvenu dans les diverses formations historiques est limitée par la relationproblématique entre la différenciation sociale et une théorie du change-ment social. Dans les travaux de Durkheim et de Parsons3 sur la différen-ciation sociale, il y a un problème interne lié à l'absence de l'idée decroissance graduelle qui appelle précisément une théorisation du change-ment social et non sa simple description4. De récentes tentatives ont cher-ché à pallier les principales failles de la théorie de la différenciation socialeen élargissant et en diversifiant sa visée empirique, en élaborant son cadreexplicatif, en reconceptualisant les conséquences de la différenciation et enélaborant un modernisme critique5.

Compte tenu de nos objectifs, les tentatives pour mettre au point desmodèles multidimensionnels et structurels du changement social qui puis-sent rendre compte des modèles de différenciation irréguliers et inégaux6

sont les plus importantes. Dans son analyse des relations ethniques,Alexander7 met l'accent sur l'inclusion des groupes marginaux aux États-Unis. Il signale que les variations à l'intérieur de ce processus dépendent àla fois d'un facteur externe, la structure de la société entourant le groupecentral, c'est-à-dire les sous-systèmes économique, politique, intégratif etreligieux, et d'un facteur interne, à savoir la relation entre les qualités pri-mordiales8 du groupe central et celles des groupes à la périphérie. Il soutientque la possibilité d'inclusion est plus élevée dans des systèmes différenciés(facteur externe) et lorsqu'il y a complémentarité9 primordiale (facteurinterne), les membres du groupe central ayant alors tendance à considérerl'inclusion comme souhaitable. Il fait également remarquer que le noyauhistorique d'une société établit la prééminence de certaines qualités essen-tielles et utilise la complémentarité pour inclure ou exclure les autresgroupes. Ainsi, selon lui, les « Blancs » auraient tendance à inclure les autres

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« Blancs » et à exclure les « Noirs », les protestants favoriseraient l'inclusiond'autres protestants et l'exclusion des catholiques, les chrétiens excluraientles juifs ou les musulmans, etc. Insistant sur la perception subjective des dif-férences, Alexander considère les différences entre les individus et les*groupes comme une des causes du rejet et de l'exclusion. Les différencesentre les « Caucasiens » et les « non-Caucasiens » auraient créé un clivage trèsmarqué10, les divisions religieuses entre chrétiens et non-chrétiens, ou lesdivergences culturelles constituant également des variables importantes.Selon lui, les Noirs et les Asiatiques ont été exclus de la communauté socié-tale américaine11 parce qu'ils faisaient face à un environnement moins dif-férencié socialement et à une aversion primordiale plus intense que lesimmigrants de «race» blanche.

Mes remarques porteront essentiellement sur la question probléma-tique des liens primordiaux et de la primauté complémentaire. Soutenirque le noyau historique établit la suprématie de certaines qualités essen-tielles et exclut les personnes qui ne s'y conforment pas n'est pas faux, maisdemeure incomplet. Lorsque Alexander affirme que les Anglo-Saxons pro-testants blancs («Wasps») ont occupé le centre de la société américaine etont exclu ceux qui ne partageaient pas leurs attributs (de «race», d'ethni-cité et de religion), il prend comme point de départ ce qui précisémentmérite des explications, mettant ainsi de côté plusieurs questions fonda-mentales. Tout d'abord, la définition des catégories sociales et de la dis-tance sociale, de ce qui est près et de ce qui est loin, de ce qui est semblableet de ce qui est différent, est un construit. Deuxièmement, les différencesperse n'engendrent pas des clivages explosifs. Troisièmement, les groupessociaux, qu'ils soient centraux ou marginaux, n'existent pas sut generis.Alors comment se développent-ils? Comment des catégories commeBlancs ou Noirs, Caucasiens et non-Caucasiens sont-elles créées et dequelle manière deviennent-elles opératoires? Pourquoi la couleur, lalangue ou la religion deviennent-elles significatives et à quel moment?Quatrièmement, comment certains groupes finissent-ils par constituer lenoyau, alors que d'autres demeurent périphériques? Comment se fait-ilque ce sont les «Wasps» et non les Autochtones qui y sont parvenus auxÉtats-Unis et au Canada? Cinquièmement, qu'est-ce qui sous-tend les défi-nitions de proximité et de distance sociale ? Quelles sont les caractéris-tiques qui sont choisies comme des déterminants ? Quelles sont les qualitésconsidérées comme divergentes? Les différences qui motivent les acteurssociaux et orientent leur comportement ne sont pas déterminées une foispour toutes et peuvent changer. Par exemple, la religion ne joue plus unrôle aussi décisif pour déterminer la frontière entre les Canadiens françaiset les Canadiens anglais, alors que la langue est devenue un critère essen-tiel. De plus, la proximité et la définition de ce qui est désirable changent.

Introduction à la différenciation sociale 11

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Une étude menée au début du xxe siècle aux États-Unis situait lesCanadiens français au bas de l'échelle de la sympathie, parce qu'ils résis-taient à l'assimilation et non pas parce qu'ils étaient perçus comme diffé-rents12. Sixièmement, des relations conflictuelles peuvent surgir entre desgroupes qui sont proches sur le plan culturel, comme c'est le cas pour lesSerbes et les Croates13. Plus près de nous, on peut observer que le conflitethnique le plus intense au Canada se situe entre deux groupes « cauca-siens » qui sont relativement proches ; parce que plusieurs Québécoisconsidèrent que le Québec ne devrait pas être confiné à l'intérieur des fron-tières d'une autre nation, et non en raison d'une aversion primordiale.

Il s'ensuit que la définition des catégories sociales, les positions diffé-renciées des groupes centraux et des groupes à la marge, leur proximitéet/ou leur distance sociale, la présence ou l'absence de complémentaritéprimordiale ne peuvent être tenues pour acquises et doivent être expliquées.Il faut pour cela que l'analyse néofonctionnaliste de la différenciationsociale soit élargie afin d'inclure, en plus des niveaux sociétal et institution-nel, la formation des catégories et groupes sociaux différenciés. Cet ouvrageporte précisément sur de tels processus. En reliant la différenciation socialeà la hiérarchisation sociale, il peut rendre compte de l'émergence de caté-gories sociales différenciées et reliées entre elles comme les Autochtones etles non-Autochtones, les hommes et les femmes, les Blancs et les Noirs, lesruraux et les urbains.

La différenciation des catégories sociales

À la fin des années 1970, certaines questions furent toutefois soulevées ausujet de la construction des catégories sociales et des rapports de classe. Lessciences sociales traditionnelles, qui s'étaient surtout intéressées à mesu-rer les conséquences de certaines particularités, comme le fait d'êtreAutochtone et de vivre dans un milieu rural, sur le revenu, l'emploi, l'espé-rance de vie, le nombre d'enfants, les valeurs et ainsi de suite, furent abon-damment critiquées. Les catégories sociales ne sont pas des facteursdéterminants et ne devraient pas être traitées comme si elles engendraientnécessairement des différences au plan de l'emploi, du revenu, du niveaud'éducation et autres variables.

Prenons la catégorie « race » pour illustrer notre point de vue. Les sciencessociales ont fini par comprendre que les catégories «raciales» n'existentpas en soi14 ; elles sont des construits historiques spécifiques dans lesquelssont assignés les individus15. Quelques auteurs ont mis l'accent sur la racia-lisation, mécanisme par lequel une signification est attribuée à certainescaractéristiques, cette façon de procéder conduisant à la structuration desrelations sociales et à la construction de collectivités sociales différenciées16.

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Pour Omi et Wînant, la « race » constitue un axe central des relations sociales.Par conséquent, notre attention devrait porter sur « le processus par lequelles forces sociales, économiques et politiques déterminent le contenu etl'importance des catégories "raciales" et celui qui, en retour, donne un sensracialisé à ces catégories17».

Une approche semblable fut adoptée dans le domaine des études sur lesrapports concernant les différences de sexe et pour l'analyse des catégo-ries liées à l'appartenance ethnique et à l'âge. S'inspirant de Simone deBeauvoir, les féministes soutiennent que la féminité et la masculinité sontdes catégories construites, dont les frontières et les significations peuventse modifier. Certaines approches constructivistes soulignent la matérialitéde ce processus.

Dans son travail de pionnier, Guillaumin18 affirme que le racisme est uneidéologie qui construit la «race» comme si elle était une catégorie baséesur de «vraies» différences biologiques. En d'autres mots, la «race» est uneconstruction idéologique. Toutefois, elle considère que les catégories« raciales » désignent de véritables groupes, interdépendants et inégaux.L'existence de ces groupes est enracinée dans une relation à travers laquellela force de travail et le corps de certains êtres humains (les esclaves) sontappropriés par d'autres (les propriétaires d'esclaves). Des critères, commela couleur de la peau, sont choisis a posteriori afin de délimiter les fron-tières de groupes déjà constitués. Ils ne représentent pas, comme on lepense souvent, le fondement des relations sociales19. Bien entendu, ces mar-queurs, une fois établis, servent de base à la communalisation, pour orien-ter les relations sociales, servant de support à d'autres formes d'exclusionet provoquant l'enfermement monopolistique. Cette dimension concrète,ajoute-t-elle, ne peut être dissociée de la dimension normative, étant donnéque ces groupes sont perçus comme étant inférieurs et qu'ils sont traités enfonction de ce statut.

La différenciation sociale réinterprétée

À vrai dire, les articles contenus dans cet ouvrage se situent en amont dutravail portant sur la différenciation sociale et institutionnelle, laquelle s'ap-puie sur les catégories existantes. Notre analyse de la différenciation socialeexplore les relations et les mécanismes sociaux qui constituent les catégo-ries sociales et structurent les frontières sociales, tels le colonialisme, l'expro-priation, l'accès limité aux ressources et aux opportunités, l'absence dereconnaissance, les conséquences voulues et non voulues des politiquessociales, ainsi que les dimensions normatives perçues comme étant demoindre valeur. Nous nous penchons d'abord sur les relations économiques,politiques et normatives qui sous-tendent leur construction et examinons

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ensuite la façon dont l'inégalité affecte la définition de la différence sociale.En prenant en considération les relations inégales, notre approche peutexpliquer comment les groupes se constituent, comment ils deviennentdominants ou subordonnés et comment ensuite les groupes dominantsdeviennent des groupes centraux, incarnant la norme, réduisant les groupessubordonnés à être perçus comme étant différents de la norme.

Le point de vue de Schermerhorn20 selon lequel la séquence initiale desinteractions joue un rôle déterminant dans la dynamique ethnique ulté-rieure est très important ici. Les formes de domination qui résultent ducolonialisme et des migrations forcées, comme l'esclavagisme ou le travailforcé, constituent des groupes et des catégories sociales inégales tels queFrançais et Anglais, Autochtones et non-Autochtones, immigrants et non-immigrants. Il s'ensuit que les relations fondées sur l'esclavage auront desrésultats différents de celles qui sont basées sur le colonialisme ou surl'immigration «libre». Les groupes colonisés revendiquent souvent l'auto-nomie politique alors que les immigrants réclament des accommodementsculturels et l'égalité économique; les barrières auxquelles se heurtent lesdescendants d'esclaves sont plus élevées que celles qui touchent les immi-grants en raison de leur position objective et des idéologies racistes qui sontutilisées pour «justifier» leur exclusion. Ce qui est important ici, c'est lefait que les Noirs et les Chinois ne sont pas arrivés en tant qu'immigrants,mais en tant qu'esclaves ou travailleurs forcés. C'est cela, et non la couleurde la peau, qui sous-tend la définition de la complémentarité primordiale21.

Notre perspective doit également être distinguée de la perspectiveconstructiviste présentée précédemment. Tout d'abord, le matérialisme denotre approche constructiviste devrait maintenant être évident. Nous nouspenchons sur la structuration économique, politique et normative des caté-gories sociales ainsi que sur les processus de signification et d'identification.La différenciation est liée à la hiérarchisation sociale et la différence, auxinégalités sociales. Notre approche ne doit toutefois pas être confondue avecl'approche marxiste, dans la mesure où nous cherchons à échapper à ce queStuart Hall a appelé le réductionnisme horizontal et vertical22. Autrement dit,cela signifie que les inégalités économiques ne sont pas réduites aux classessociales. Cela signifie également que le sexe et l'ethnicité ne sont pas per-çus comme appartenant exclusivement au domaine culturel ou idéologique,déterminés par la classe envisagée comme base matérielle. Nous estimonsque les inégalités sociales sont également enracinées dans d'autres relationssociales, telles que celles se rapportant au sexe, à la « race », à l'ethnicité et àl'âge, qui sont à la fois distinctes et interdépendantes.

En choisissant de nous concentrer sur des relations sociales multiples etdiverses, et sur la façon dont elles fonctionnent pour structurer le marchédu travail, pour produire un enfermement monopolistique23 et pour créer

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des inégalités sociales, nous élargissons et complexifions l'analyse tradi-tionnelle des classes. Cela nous permet de rendre compte de la présence degroupes différenciés au sein de la classe ouvrière, qui n'est ni asexuée nineutre sur le plan ethnique et racial. Ainsi, chaque chapitre portera princi-palement sur les processus matériels et normatifs à la base d'une des ten-dances de la différenciation sociale, ce qui donnera cinq paires distinctes :homme/femme, Autochtone/non-Autochtone, minorités visibles/majori-tés «invisibles», rural/urbain, jeunesse/maturité. Nous ne prétendons pastoutefois que le sexe, l'âge, la race et les relations de classe sont indépen-dants. Comme je l'indiquerai dans la section sur l'« intersectionnalité » (voirci-dessous), tous les auteurs sont attentifs au chevauchement de ces diffé-rentes tendances.

Je montrerai maintenant brièvement comment cette perspective sur ladifférenciation sociale se distingue également de la notion connexe d'ex-clusion sociale.

Différenciation sociale et exclusion sociale

Dans son examen de l'exclusion sociale et de la solidarité sociale, Silversouligne que le discours sur l'exclusion est tout d'abord apparu en Franceau cours des années 1960, a connu un regain durant les années 1980 et s'estensuite étendu au reste de l'Europe24. Les exclus sont devenus un problèmesocial, une catégorie continuellement en expansion, constituée de gensmarginalisés marqués par des désavantages sociaux tels que les handicapsphysiques et mentaux, les tendances suicidaires, l'isolement, la famillemonoparentale, l'accoutumance aux drogues, etc.25 La catégorie a été à cepoint élargie qu'elle a perdu toute son utilité.

L'expression « exclusion sociale » a plusieurs facettes ; on ne peut dès lorssaisir la diversité de ses significations à l'aide d'un critère unique.Cherchant à étayer son propos, Silver affirme que ce problème est enra-ciné dans trois paradigmes incompatibles propres aux sciences sociales etaux idéologies politiques26. Chaque paradigme est fondé sur une notiondistincte d'intégration sociale, chacun attribuant l'exclusion à différentescauses et offrant une explication particulière des désavantages écono-miques telle que la pauvreté et le chômage prolongé.

Le paradigme de la solidarité, qui repose sur la philosophie politiquefrançaise d'influence républicaine27, définit l'exclusion comme la rupture dulien social — principalement culturel et moral — qui lie les individus à lasociété28. Le paradigme de la spécialisation attribue l'exclusion aux diffé-rences sociales, à la division économique du travail et à la séparation dessphères sociales. Issu du néolibéralisme anglo-américain, ce paradigmerepose sur l'hypothèse que les différences entre les individus conduisent à

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la séparation des sphères sociales. Il devient important, dans ces conditions,de garantir la liberté de mouvement des individus entre les frontières et deprévenir la discrimination émanant des différences sociales. Enfin, le para-digme du groupe monopolistique est lié à l'approche sociale-démocrate etporte sur les relations de pouvoir. Il examine dans quelle mesure l'interac-tion entre classes, statut (âge, rural/urbain, etc.) et pouvoir politiqueengendre l'enfermement social. Il soutient que les frontières sociales assu-rent aux groupes dominants un monopole sur les ressources rares que ceux-ci utilisent pour reproduire les inégalités. Les institutions et les distinctionsculturelles engendrent des frontières et sont utilisées afin d'en assurer lemaintien29.

Notre approche de la différenciation sociale se distingue considérable-ment du paradigme de la solidarité où l'exclusion est surtout vue sousl'angle de liens sociaux faibles et instables30. Selon ce paradigme, l'inégalitérésulte du conflit des classes opposant des groupes qui sont perçus commeétant intégrés dans la mesure où ils s'affrontent les uns les autres. Parailleurs, l'exclusion implique que les acteurs sociaux qui contestent lesstructures du pouvoir dominant rompent avec le système politique et éco-nomique. Ce raisonnement est très problématique. Il considère que lesinégalités sont nécessairement liées aux classes sociales et que de faiblesliens sociaux engendrent l'exclusion, liée, par exemple, au sexe et à l'ethni-cité. Dans cette optique, les inégalités de classes résultent de facteurs éco-nomiques et politiques, alors que la différence fondée sur le sexe et la raceest purement culturelle et symbolique! Une telle approche n'est pasconsciente de l'existence des relations économiques et politiques qui for-gent les autres frontières sociales et structurent la diversité des inégalitésque l'on observe dans les sociétés contemporaines. L'approche de la diffé-renciation sociale considère cette instabilité comme un résultat des inéga-lités et des relations hiérarchiques de pouvoir.

Notre approche se distingue également du paradigme de la spécialisa-tion, car nous rejetons la perspective individualiste qui accorde une atten-tion disproportionnée aux caractéristiques des défavorisés et a souventtendance à blâmer les victimes. Les « défavorisés » ne sont pas perçuscomme se trouvant en dehors de la société, ils en font partie et sont essen-tiels à son fonctionnement. Notre approche de la différenciation sociale serapproche davantage du paradigme du groupe monopolistique dans lamesure où les deux considèrent que l'inégalité et la distinction de groupecoïncident31. Mais nous soutenons que les groupes sociaux sont interdé-pendants, les majorités et les minorités étant socialement définies par lahiérarchisation et l'inégalité des chances de vie. La distinction des groupesest incluse dans la notion d'inégalité, ce qui revient à dire que ceux-ci nepeuvent être dissociés. De son côté, Silver part des différences sociales,

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qu'elle met sur le même pied que la différenciation sociale ; elle affirme quece ne sont pas tous les types de différences sociales qui conduisent à l'ex-clusion. Selon moi, les différences sociales ne constituent pas un point dedépart et doivent être considérées comme des phénomènes à expliquer :la différenciation sociale est un processus, et les différences sociales en sontle résultat. Les différences sont utilisées pour définir les frontières des caté-gories construites socialement et assigner des individus à ces catégories.Ces frontières ont une existence structurelle qui est constamment confir-mée dans les relations et les pratiques sociales. Nous portons égalementune attention spéciale aux processus politiques, aux normes et aux repré-sentations, ainsi qu'aux politiques sociales, particulièrement à la façondont elles influencent le fonctionnement économique et entretiennent unrapport avec les définitions normatives. C'est ce que nous allons examinerà l'instant.

Les fils conducteurs de la différenciation sociale

Les différents chapitres de cet ouvrage observent comment des mécanismestels que les forces du marché, les changements structurels des facteurs dedemande et la mobilité des marchés du travail, rattachent l'économie auxformes de différenciations liées à l'âge, au territoire, au sexe et à la «race».Leur visée est macrosociologique dans la mesure où la différenciation socialeet les inégalités ne se réduisent pas à des intentions et à des facteurs indivi-duels, bien que ces facteurs soient également présents. Les auteurs exami-nent comment l'inégalité des chances de vie peut engendrer des frontièressociales distinctes et superposées. Ils explorent comment ces différencessont construites, comment elles deviennent prédominantes et de quellemanière elles deviennent effectives. Ils étudient les répercussions des initia-tives politiques sur la distribution et l'accessibilité des ressources sociétales,y compris des ressources à la fois matérielles et idéelles comme le prestige.Ils insistent sur la relation entre les politiques et l'ordre normatif, cherchantà comprendre comment les normes sont utilisées pour institutionnaliser ladifférenciation sociale. Ils rejettent une analyse causale unique et linéaire32.

Avant d'examiner chacune des contributions, deux autres points doiventêtre mentionnés. Tout d'abord, les auteurs ont adopté une perspectivegénéalogique; autrement dit, ils rendent compte de l'apparition de caté-gories sociales spécifiques et de leur évolution. Les frontières de la jeunessepar exemple, qui se situent entre 15 et 24 ans, sont actuellement contestéespar la Canadian Youth Foundation, précisément parce qu'elles ne tiennentpas compte de la dépendance prolongée des jeunes adultes au-delà de 24ans. Wotherspoon et Li indiquent également comment les catégoriessociales et leurs frontières entretiennent un lien particulier avec des poli-

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18 LA DIFFÉRENCIATION SOCIALE : MODÈLES ET PROCESSUS

tiques sociales telles que les mesures de discrimination positive et le mul-ticulturalisme. Southcott montre comment de vastes catégories, parexemple celle de l'urbain-rural, peuvent perdre de leur utilité ; de son côté,Vosko indique comment la féminisation peut également affecter leshommes. Deuxièmement, tous les auteurs abordent le processus de diffé-renciation sociale comme s'il s'agissait de l'élément principal de l'analyse,chacun procédant à un examen détaillé et intégré de sa spécificité. Parexemple, les facteurs qui expliquent la construction des inégalités fondéessur le sexe ne sont pas ceux qui nous permettent de comprendre la rela-tion entre les Autochtones et les non-Autochtones. Cela ne signifie pas,bien entendu, que de multiples formes de différenciation sociale ne puis-sent pas se chevaucher et se renforcer mutuellement.

Examinons maintenant, d'un peu plus près, la contribution de chaquechapitre à la compréhension des formes différentes de la différenciationsociale33. En premier lieu, nous étudierons la différence liée au sexe et à l'âge,ensuite celle qui concerne la race et l'ethnicité, tout particulièrement le faitd'être autochtone. Enfin, nous nous pencherons sur la différenciation rural-urbain, car celle-ci est perçue davantage comme un contenu de la différen-ciation sociale et non comme un facteur sous-jacent. D'une façon générale,je mettrai en relief la façon dont ces articles développent, dans leurensemble, une perception sociale et dynamique de la différenciation socialeconçue en tant que processus qui implique des inégalités économiques, desstandards normatifs et des orientations politiques.

La différenciation fondée sur le sexe

L'analyse fort convaincante de Leah Vosko établit clairement que le sexedemeure l'un des principes d'organisation les plus importants de la diffé-renciation. Elle affirme que la différenciation fondée sur le sexe au sein dumarché du travail canadien est ancrée dans les relations d'emplois stan-dard/non standard (RES/RENS)34, qui, à leur tour, engendrent des diffé-rences entre les groupes ou les catégories d'individus (les hommes et lesfemmes plus spécifiquement). Elle examine la façon dont les instrumentsjuridiques et les mécanismes politiques, telles les lois sur le travail (la négo-ciation collective, le salaire minimum et la législation sur les emplois stan-dard de base), les politiques d'assurance-chômage et les pratiques d'emploiau sein du gouvernement fédéral, construisent les RES en tant que normemasculine et les RENS en tant que norme féminine, produisant ainsi unordre fondé sur le sexe qui s'est en grande partie mis en place entre la finde la Seconde Guerre mondiale et le début des années 1970. Cette analysede la relation triangulaire entre l'ordre économique, les modèles norma-tifs et les politiques montre comment des politiques normativement orien-

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Introduction à la différenciation sociale 19

tées favorisent la différenciation fondée sur le sexe. C'est l'État, les patronset les syndicats qui ont élaboré les RES en tant que norme masculine (etblanche) associée au salaire familial, qui ont utilisé cette distinction pourdifférencier les travailleurs et ainsi produire des inégalités sur le marchédu travail.

Un aspect important de la contribution de Vosko est son examen atten-tif de la reconfiguration de la différenciation fondée sur le sexe au sein dumarché du travail, qui eut lieu entre 1970 et 1995. Ces années furent mar-quées par la croissance d'emploi RENS et par l'augmentation du travail àtemps partiel et du travail autonome. Cela a déstabilisé le lien entre lesformes d'emplois non standard et le sexe, de manière à ne plus faire de ladistinction RES/RENS l'axe principal de la différenciation fondée sur le sexeau sein du marché du travail. Cependant, il est surprenant que le sexe soittoujours un principe organisateur au sein du marché du travail, commel'indiquent les données au sujet du pourcentage disproportionné defemmes dans les RENS et la polarisation croissante de certaines formes deRENS. Comment cela se fait-il?

L'examen détaillé des réponses politiques à l'instabilité de la distinc-tion RES/RENS et à l'augmentation des RENS montre que ces notions«sexuées» de formes d'emploi standard et non standard sont si fortementancrées dans l'esprit des gens qu'elles sont maintenant intégrées à l'éla-boration des politiques du travail. La structure des lois sur le travail, parexemple, est demeurée sensiblement la même depuis la Seconde Guerremondiale, ayant maintenu la norme masculine des RES alors que la normedu travail annuel à plein temps diminuait dans la pratique. Bien que cesoit un pas dans la bonne direction, car cela dissocie les RES et les négo-ciations collectives, le mouvement vers un élargissement des lois concer-nant les régimes des négociations collectives ne s'est pas matérialisé surune grande échelle durant les dernières décennies35. De la même manière,le nouveau programme d'assurance-emploi a exacerbé la différenciationfondée sur le sexe en introduisant un supplément de revenu familial quisuppose une distribution équitable des ressources au sein des foyers etconsidère la contribution économique des femmes comme secondaire.

Pour résumer l'argument de Vosko, les RES maintiennent leur prédomi-nance normative au plan politique ; une conception sexuée des RES et desRENS demeure en place malgré les changements au sein du marché du tra-vail et l'augmentation des RENS. Par conséquent, les travailleurs non stan-dard ont toujours de la difficulté à accéder à un ensemble de protectionssociales liées au travail, surtout lorsque les normes du travail se détériorent.L'analyse de Vosko nous permet de comprendre comment se construit ladifférenciation fondée sur le sexe et comment, d'une façon plus générale,opère la différenciation sociale. Elle montre clairement que la plus faible

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des distinctions RES/RENS n'élimine pas pour autant la différenciationfondée sur le sexe. Elle met en évidence comment les normes, les politiqueset les situations économiques sont intimement liées les unes aux autres.Finalement, sa définition de la féminisation du travail et des normes du tra-vail, qui intègre la notion d'instabilité du travail, nous aide à repenser ladéfinition des catégories et des frontières sociales, l'analyse de ce proces-sus mettant également en évidence d'autres aspects de la différenciationsociale.

La différenciation liée à l'âge

L'analyse pénétrante de David Cheal sur la différenciation liée à l'âge portetout d'abord sur le processus de catégorisation des âges en indiquant dequelle manière la catégorie de la jeunesse n'est pas fixée. Des facteurscomme le haut taux de chômage chez les jeunes et la transition probléma-tique entre l'école et le travail ont retardé l'intégration au marché du travailet l'accomplissement de la vie sociale adulte. Allant dans le même sens queDagenais36, Cheal ajoute que la définition des frontières d'âge est égalementaffectée par un autre facteur : les frontières de la catégorie «jeunes » fluctuentselon le problème considéré et selon les intérêts politiques spécifiques. Legroupe d'âge 15-24 ans, par exemple, correspond aux programmes qui ontpour objet de promouvoir l'éducation, alors que les questions d'équité inter-générationnelle déplacent les frontières plutôt de 16 à 19 ans. Ces construc-tions changeantes de la «jeunesse» montrent clairement que les catégoriessociales, même celles qui sont basées sur la «nature», sont le produit d'en-jeux contextuels et d'objectifs politiques.

La différenciation liée à l'âge est examinée du point de vue de la stratifi-cation au sein de la population active, phénomène que Cheal appelle la « pri-vilégisation des travailleurs dans la force de l'âge», qu'il rend opératoireselon le critère de l'inégalité des revenus. Durant la période allant de 1982 à1992 par exemple, à l'exception des années 1987 à 1989, les revenus deshommes (âgés de 20 à 24 ans) ont diminué d'une manière à la fois absolueet relative. Pour les femmes, le contraste est encore plus frappant37. Plusieursfacteurs, provenant en grande partie de positions comparatives sur le mar-ché du travail, expliquent l'inégalité salariale et, dès lors, la différenciationliée à l'âge : i) la répartition du chômage ; 2) la répartition de la participationau marché du travail; 3) la répartition des heures de travail; 4) la répartitiondes « bons emplois » et des « mauvais emplois » ; 5) la répartition des salaireEn utilisant les données existantes, Cheal fournit des preuves empiriques quimontrent clairement les positions différentielles occupées par les jeunes tra-vailleurs et les travailleurs dans la force de l'âge, ainsi que la présence dedifférenciations internes au sein même de la catégorie des jeunes. Pour uti-

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Introduction à la différenciation sociale 21

User l'expression de Vosko, le travail chez les jeunes subit un processus deféminisation, alors que leur participation à des emplois à temps partiel et àd'autres RENS augmentent. Selon Cheal, la différenciation économique liéeà l'âge représente la pointe de l'iceberg : il existe, en effet, d'autres motifs plusprofonds et sous-jacents qui ne sont pas mis en évidence. L'examen de la dif-férenciation fonctionnelle (fonctionnement du marché), de la différencia-tion des cohortes (la taille relative des cohortes), de la différenciation desniveaux (le niveau dans les systèmes d'ancienneté), de la différenciationdes programmes (l'évolution des programmes gouvernementaux) et de ladifférenciation du cours de la vie (situation actuelle) indiquent que tous cesfacteurs, à l'exception de la taille des cohortes, doivent être retenus.

De plus, tout porte à croire que les récentes difficultés économiques dela jeunesse canadienne ne sont pas seulement causées par la réorganisationdu travail mais également par la réorganisation des satisfactions liées au tra-vail. Par ailleurs, la répartition liée à l'âge est aussi affectée par des facteursautres que les forces du marché, un des plus importants étant le fait d'êtrefonctionnaire. Cela arrive même lorsqu'il ne s'agit pas d'une question depolitique générale. Les occasions d'emploi dans le secteur des servicespublics, les transferts fiscaux et l'ampleur de la dette en éducation en sontquelques exemples. Pour terminer, Cheal recommande fortement d'aban-donner la recherche d'une explication unique des circonstances écono-miques détériorées des jeunes. Ce problème est présent depuis environdeux décennies; ce sont ses formes et ses aspects qui ont changé. Il pro-pose une approche nouvelle et plus globale de la question, une approchequi reconnaît la présence d'une différenciation sociale plus étendue. Il s'en-suit que la stratification fondée sur l'âge se différencie davantage au sein del'économie de marché en de multiples divisions économiques : la partici-pation à la force de travail, l'emploi et le chômage, les niveaux de salaire,les « bons » et les « mauvais emplois ». Ces différences dans les conditionde travail touchent ensuite d'autres secteurs de la société, comme lesfamilles et les gouvernements, dont on s'attend à ce qu'ils répondent à desdemandes non satisfaites. Par conséquent, nous pouvons observer unensemble complexe de facteurs étroitement liés qui interviennent sur plu-sieurs plans.

La différenciation «raciale» et ethnique

Le remarquable article de Peter Li analyse la différenciation sociale dupoint de vue de la construction sociale des différences «raciales». Ce pro-cessus, qui se définit comme la politique de la différence, présuppose quedes valeurs marchandes et sociales inférieures aient un lien étroit avec ceuxqui sont perçus comme différents. Cela implique l'attribution de significa-

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Table des matières

Préface 7

C H A P I T R E 1

Introduction à la différenciation sociale 9Danielle Juteau

C H A P I T R E 2

Différenciation sexuelle et emplois standard/non standard:pour une généalogie des politiques d'intervention au Canada 31

Leah F. Vosko

C H A P I T R E 3

Trouver une niche : la différenciation en fonctionde l'âge dans la population active 85

David Cheal

C H A P I T R E 4

Les minorités visibles dans la société canadienne :les défis de la diversité raciale 121

Peter S. Li

C H A P I T R E 5

Les Autochtones, les politiques socialeset la différenciation sociale au Canada 155

Terry Wotherspoon

C H A P I T R E 6

Différenciation sociale selon les régions dans le Canada de demain :différences tendancielles entre régions urbaines et régions rurales 205pour la prochaine décennie

Chris Southcott

C H A P I T R E 7

Différenciation, politique socialeet droits de la citoyenneté 253

Danielle Juteau

Bibliographie 261

Les auteurs 297

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AGMV Marquis

M E M B R E D E S C A B M N I M E D I A

Québec, Canada2001

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