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4edecouverture
LadémesureSoumiseàlaviolenced’unpèreCélineRaphaëlPostfacedeDanielRousseau«Célineestprivéedenourriture,battuedesannéesdurant,enfermée.Ellecraintchaqueweek-endpoursa vie, travaille, travaille encore, pour briller et jouer les pianistes prodiges en gardant le secret surl’horreurdesaviefamilialeet,autourd’elle,unsilenceassourdissant.Commentsuspecterl’horreurdelaservitudesouslesatoursdel’excellence?L’exigenceabsoluedelaperfection qui devient justification de tous les excès et de tous les abus et qui mystifie l’entouraged’autantplusfacilementquecetteesclaven’estpasaffectéeàunetâchedesouillonmaisàuneproductionartistiqueréservéeauxélites?»DanielRousseau.«C’estunparcourshors-norme,qu’elleracontepourleverletaboudel’enfancemaltraitée.»LeMonde,juin2012.Interneenmédecineetdocteurèssciences,CélineRaphaëlmilitepourunengagementpolitiqueenfaveur de la protection de l’enfance et une meilleure formation des professionnels de santé aurepéragedelamaltraitance.DanielRousseauestpédopsychiatredepuisvingt-cinqans.Ilintervientdansunfoyerdel’enfance,àAngers.IlapubliéLesgrandespersonnessontvraimentstupides(MaxMiloÉditions,2012).
INTRODUCTION
Un soir, peu après mon dixième anniversaire, alors que j’avais reçu de nombreux coups et que jen’avais pas eu le droit de dîner, mon père a décidé que je n’irai pas me coucher sans une dernièrepunition.Ilm’aemmenéedanslacuisineetm’afaitasseoiràtable.Ilaensuiteprisuneassietteetyamélangédel’omelettefroide,unyaourt,dupain,del’eauetdelasalade.«Tunesortirasdetablequelorsquetuaurastoutfini.Tout.Ycomprislasauce.»J’aialorsosémetournerverslui,entrebravadeetdésespoir.Jeluiaidemandé,enlarmes,cequeje
luiavaisfaitpourmériterdesouffrircommeilmefaisaitsouffrir.MêmeHaydn,notrebergerallemand,étaitmieuxtraitéquemoi.Monpèrem’arépondufroidement,enmeregardantdroitdanslesyeux:«Tuespirequ’unchien.»
Cesmotsirrémédiablesontmarquémachairjusqu’ausang.Jenelesoublieraijamais.J’aibeaucoupdemalàm’endéfaire.Touteslesannéesquipassentmerappellentàeuxetsontunfreinàunépanouissementquej’aimerais
total.J’aitrèspeuconfianceenmoi.Jenem’aimepasbeaucoup.Jenesuispasvraimentmochemaispasvraimentbellenonplus.Onnepeutpasdirequejesoisbêtemaisjenemetrouvepasvraimentintelligente.J’ai du mal à penser qu’on puisse être un jour fier de moi et je m’étonne chaque jour d’avoir un
compagnondepuistantd’annéesetquim’aimeavectantdeforce.J’ailadésagréableimpressiond’êtreunimposteur.Mon père voulait faire demoi une pianiste d’exception. Il exigeait demoi la perfection, et je n’ai
jamaispuêtreàlahauteurdesesattentes.J’étaissimplementuneenfantnormaleetjel’aipayétrèscher.
Lorsquejemeregardedanslemiroir,jerepenseàtoutescesannéesdeluttepournepasmourir.Toutesces années à souffrir en silence dans l’espoir qu’un jour quelqu’un viendrait me sauver la vie, enm’arrachant desmains demon père. Jeme suis battue pour survivre et j’ai survécu. Aujourd’hui, endéfinitive, je crois même pouvoir dire que j’ai réussi. Une thèse de sciences en poche, l’internat demédecinequi toucheàsafin,etuncombatque j’aicommencéàmenercontre lamaltraitancefaiteauxenfants,pourfairetomberlestabousetéviterqued’autressouffrentensilence.Lesloisetlesmentalitésdoiventévoluerpourréduireànéantlestorturesintra-familiales,sifacilesàcachertantonneveutpaslesvoir.Aveclerecul,jemedisque,toutcomptefait,jevauxbienmieuxqu’unchien.
Oublier?Pardonner?Commentsereconstruire?Peut-êtreenracontant,pouréviterlepireàd’autresenfants,pourouvrirlesyeuxauxadultesquilesentourent.Ceciestmonhistoire.Aunomdemondonpourlamusique,jesuisdevenueunebêteàjouer,etmon
pèreaétémonbourreau.Autourdemoi,lesautresfaisaientlasourdeoreille.
Aujourd’hui,mesdoigtscourentsurleclavier,etj’ydéposemessouvenirs.J’écris,àmonrythme,lapartitiondemonhistoirepourtrouver,enfin,unenouvelleharmonie.
Écoutez-moi.
CHAPITRE1
À2ANSETDEMI,LESPREMIÈRESNOTES
C’est un soir d’hiver et il fait un froid glacial. La neige a tout recouvert sur son passage et on nedistingueplusrienau-dehors,àpartquelqueslumièrescheznosvoisins.NoushabitonsalorsenArdèchedansunemaisonconstruiteparmesparentsauboutd’unepetiteimpasse.Pourmesyeuxdepetitefille,cettemaisonestunchâteautantellemesembleimmense.J’yaimêmeunesallejustepourmoiaurez-de-chaussée,oùj’entreposemesjouets : lasalledejeu.Bienqu’ilsoitrecouvertencemomentd’unlongmanteau blanc, on peut encore deviner par les fenêtres un magnifique jardin s’étendant sur plusieurshectares etbordépar la rivière.Monpèreestunpassionnéetpasse tout son temps libreà cultiver laterre, l’arroser,planterdes légumesetprendresoindesesarbres fruitiers lorsque lamétéo lepermet.Prèsdelaterrasse,ilacependantaménagépourmoiuneairedejeu,avecunebalançoireetuntoboggandontjepourraiprofiterdèsquelesbeauxjoursserontrevenus.Alorsque je suisblottie toutcontremamèresur lecanapédusalon,devantun feudecheminée,on
sonneàlaporte.Monpèreselèverapidementpourallerouvrir,afinquelebruitdesonnetteneréveillepasmapetitesœur,Marie,quivientjustedes’endormir.Jeleregardeencoreavecrespectetdéjàdelacrainte.C’estunhommegrandetmince,leteintmatet
lescheveuxnoirscommel’ébène.Samoustachedurcitsestraitsetluidonneunairtrèssérieux.Ilaleregard sévère et le sourire rare, probablement déjà marqué par ses nouvelles responsabilitésprofessionnellesentantqu’ingénieurchefd’équipeàtoutjuste30ans.Devant la porte, se tiennent deux livreurs. Ils portent à bout de bras un immense piano droit de la
couleurduboisnaturel,avecdestouchesenivoire.«Cepianoestpourtoi»,meditmonpère,lesyeuxbrillants.Ilregardemamèreavecfierté.Commesi
l’offredecetinstrumentvenait,pourlui,répareruneblessuredesonpassé.Àcetinstant,j’ignoreencorequecemagnifiquecadeaudonttantd’enfantsrêveraientvadevenirprétexteàuneviedecauchemar.Mamèresembleégalementémerveilléedevantcemonstredebois,imposantetmagnifique.Àl’inverse
demon père, c’est une femme frêle et plutôt petite. Elle est très pâle,mais ses yeux pétillants et sonsourirechaleureuxluidonnentunairradieux.Chacundestraitsdesoncaractères’opposeàceuxdemonpère. Elle est aussi exubérante qu’il est renfermé, aussi affectueuse qu’il est distant, aussi gaie qu’ilsembletriste.
Je contemple mon piano avec envie et ne le quitte pas du regard pendant que les deux hommesl’installentdanslasalledejeu.J’ai2ansetdemi,etmondestinestenmarche.L’enfervientdepénétrerparnotreportesouslestraitsdel’harmonie.Lerouleaucompresseurécrasantnosviesetscellantnotredestinvientdes’ébranler.Cepianoest lechevaldeTroiede l’obsessiondemonpère,maispersonneencorenepeutlesoupçonner.Jenesaispaspourquoimonpèreachoisicet instrumentpourmoi.Peut-êtreaurait-ilaiméen jouer
étantpetit.Fauted’argent,ilauradûsecontenterdel’accordéon.Peut-être a-t-il voulu canalisermonénergiedébordante etmavivacité à cette époque,pour en faire
quelquechosedeconstructif.Ilfautdirequej’étaisplutôtprécocepourmonâge.
Ma mère, qui s’est arrêtée de travailler juste avant ma naissance, a mis un point d’honneur àm’apprendretrèstôtàparler,àlireetàmarcher.Elleracontesouventavecfiertécomment,dèsl’âgede9mois,allongéedansmonlandau,j’étonnaislespassants,quisedemandaient,unpeuéberlués,sic’était
bienaveclebébéquemamèreétaitentraindeconverser.Versl’âgede2ans,jeposedéjàdesquestionsàlongueurdejournéesurleschosesdelavie.Jeveux
toutsavoir, tout faire,et j’épuisemamèrequibotteparfoisen toucheetm’orienteversmonpèrepourquelquesminutesderépit.Peut-êtreque si jen’avaispasété sipéniblepetite, leschosesauraientprisune tournuredifférente.
Peut-êtrequesic’étaitàrefaire,jeneseraispasdevenueencoreplusexigeanteethyperactive,voireuntantinet jalouse, à l’annonce de la nouvelle grossesse de ma mère. Je n’avais absolument pas envied’avoir un frère ou une sœur qui viendrait monopoliser mes parents et me congédierait en deuxièmepositiondansleurcœur.L’histoireestclassique.Jem’accrochaispeut-êtreunpeutropàmamèreettentaisdel’accaparerau
maximum.Jenelalâchaisplusd’unesemelleetlasuivaisjusquedanslestoilettes,cequiavaitledond’exaspérersesamies,quilatrouvaientbeaucouptropsoupleàmonégard.Mamèrenesavaitpasdirenon.
Lesoirdu10novembre1985,lasymbiosequim’unissaitàmamères’estfendue.Cettenuit-là,monpèremeréveilleencatastrophepourmedéposerchezlavoisinetandisqu’ilfonce
avecmamère, sujette à de fortes contractions, vers le centre hospitalier le plus proche.Mamann’estenceintequedecinqmoisetdemi.Àceterme,lebébéqu’elleattendest-ilseulementviable?Arrivéeàl’hôpital,mamèrearapidementfaitunehémorragiemassive.Elleesttombéedanslecoma.
Lesmédecinsontétéobligésde la faireaccoucherdemasœur,Marie,parcésarienne.Cettedernière,grandeprématurée, a faitunehémiplégiegauchedu faitd’uneanoxiecérébralemais a survécu.Elle aimmédiatement été placée en couveuse et transférée dans un hôpital pédiatrique. Pendant ce temps-là,j’étaischezunevoisineetamiedemamère.Cesjoursontétépourmoisourced’unegrandesolitudeetd’unmanquecriantd’affection.Avantmêmedelaconnaître,j’étais,commeilsedoit,envieusedemasœur.Dansmonespritdepetite
fille,elleétaitresponsabledel’absenceprolongéedemamèreàmescôtés.
Lorsquemesparentsviennentenfinmerécupérer,j’aitellementpeurquemamèrenem’abandonnedenouveau que je redouble de vigilance et reste littéralement collée à elle toute la journée, pleurant ethurlantquandelledoitpartirpourl’hôpitalchaqueaprès-midi,pourvoirmasœur.LaconvalescencedeMariesepasseplutôtbienetelleestrapidementsevréeenoxygène.Ellearriveà
s’alimenter seule et son cerveau semble intact. L’hémiplégie régresse, mais un problème sérieux auxhanches persiste. Il nécessite la pose d’un harnais, instrument de torture censémaintenir lesmembresinférieursdansl’axepourpermettreunecroissanceharmonieuse,maisterriblementdifficileàsupporterpour un nourrisson.Malgré tout, trois mois plus tard, Marie ayant atteint l’âge auquel elle aurait dûnormalementveniraumonde,lesmédecinsautorisentmesparentsàlarameneràlamaison.Jecontinueàmanifester,paraît-il,uneintensejalousievis-à-visdecebébéetréclameàmamèreune
attentiondetouslesinstants,attentionqu’elleestbienincapabledemeprêterdufaitdel’étatdesantédeMarie.Masœurdoitrecevoirunbiberontouteslesdeuxheures,lejourcommelanuit,etleportdesonharnais, qui la fait souffrir, exige beaucoup de soins pour éviter à sa peau de s’abîmer à cause desfrottementsetdelamacération.Lesjournéesdemamèresontdoncrythméesparlespleursetl’angoisse.Elleabienpeude tempspourmoi.Jedoiscommenceràmedébrouillerseule.Jedeviensparfois trèsdésagréableavecellecarjesouffredesonmanqued’attention.Jeluitienstêteetdisnonàtout,toutletemps.Jelafatigueàtelpointqu’ellemeconfieàmonpère.Ilprendalorsladécisiondemefairefairedelamusique.
Jedébuteainsimacarrièredepianisteà l’aidedegommettescolorées,à l’âgeoù lesautresenfants
apprennentàparler.Cettetechniqued’apprentissage,aumoyendecouleurscorrespondantchacuneàunetouchedepianoet àunenote sur lapartition, estune idéedemanouvelle etpremièreprofesseuredepiano,MmeLévy.Laseuledetoutelarégionquiaitacceptédeprendresoussonaileuneélèvesijeune,aprèsbeaucoupdesupplicationsdelapartdemonpère.Luis’octroielerôlederépétiteur.JedébuteparlaMéthoderose,puispassetrèsviteauxClassiquesfavorisdupianoquisontlesgrands
standardsdetoutapprentissage.Lepianoestunjeuetj’aimebienallerchezMmeLévycarelleesttrèsgentilleetdouceavecmoi.Ellemedonnetoujoursunbonbonàlafindesoncourspourmerécompenserd’avoirbientravaillé.Àlamaison,monpèrem’astreintd’abordà trenteminutespar jourpuis, rapidement,àuneheurede
piano.Malgrédefréquentesoppositionsdemapartcarj’aidumal,à3ans,àmeconcentrersilongtemps,j’aimel’attentionqu’ilmeportependantcescoursparticuliers.Quelqu’uns’occupedemoi.Notrefamillesescindeinsidieusementetprogressivementendeux.Ilyamonpèreetmoid’uncôté,
passantdeplusenplusdetempsaupianodanslasalledejeu,etmamèreetmasœurdel’autre,vacantàleursoccupationsdanslerestedelamaison.
Je suis, à cette époque, une petite fille vive.Unpeu rebelle sans doute, commebeaucoupd’enfantsfinalement.J’aimebeaucoupdirenonettenirtêteauxadultes.J’enaiencorelacapacité.Bientôtjeneseraiplusrien.Cassée.Jevaispeuàpeudevenirunêtreincapabled’exprimerlamoindre
opinion,incapablededirenon,dedirestop,dedénoncer.J’étaisà2ansuneexplosiondecuriosité,etquelquesannéesplustardjeseraiuniquementfocaliséesurmasurvie.Lestouchesd’ivoire,rigides,etlanoirceurdemonpianoallaientdevenirmonseulhorizon.
CHAPITRE2
«VOTREFILLEAUNDON,MONSIEUR»
Peuavantmes5ans,nousavonsdéménagéenAllemagne.Monpèreavaittrouvéunbonpostedansuneusinechimique.Ildevenaitdirecteurtechniquedetouteunefirmelà-bas.Nous avons emménagé dans un joli quartier résidentiel, plutôt chic.Notremaison était cette fois-ci
mitoyenne,avecunpetit jardindonnantsurl’écoleduvillage.Nouspartagionsnotresous-solavecnosvoisins,uncouplederetraités.Cesdernierssemblaientvoird’unmauvaisœill’arrivéededeuxenfantsen bas âge. L’abri antiatomique qu’ils avaient fait construire dans une des pièces de la cave était lesymboledeleurméfiancegénérale.
Marieetmoiavonsété inscrites à l’école française.Nouspouvionsyaller àpied.En sortantde lamaison,ilfallaitsedirigerverslaforêtquisetrouvaitàquelquesmètresetlatraverserdeboutenbout.L’écoleétaitdel’autrecôté.Nousétionstoujoursaccompagnéesdenotremèrelorsdecestrajetsquotidiens.Laprofondeurdecette
forêt, l’immensité de ses arbres et les nombreux bruits qu’elle nous laissait entendre étaient sourced’inspirationetj’aimaisinventerchaquefoisdenouvelleshistoiresdesorcièresoudefantômes,pourmefairepeur.JerentraisenCE1,Marieenmoyennesectiondematernelle.EnAllemagne,dèsl’écoleprimaire,lesélèvesontuninstituteurdifférentparmatière.Jemeretrouvais
ainsiavecunenseignantpourlesmathématiques,unpourl’allemand,unpourlefrançais,unpourlesartsplastiques et un pour l’histoire et la géographie. Cette multiplication de professeurs était assezangoissantepourmoicarnouspassionstrèspeudetempsavecchacund’eux.Ilsnenousconnaissaientaufinalpastrèsbienetavaientparfoisdumalàsesouvenirdenosprénoms.Inutiled’imaginerseconfieràl’und’entreeuxencasdeproblème…
Àpeinelescartonsdéballésetlepianoinstallédanslanouvellesalledejeu,monpèresemitenquêted’unnouveauprofesseurpourmoiettrouvaenMmeTonnensaperlerare.Cette nouvelle professeure était une vieille dame sans âge. Maigre et voûtée, elle ne se déplaçait
qu’avecsacanne.Lacoupeaucarré,etunvisagemarquéparunevierigoureuseetsansdoutepénible.Ellevivaitavecsasœuraînée,unecentenaireseportantpourtantplutôtmieuxqu’elle,etunoiseauvertenfermédansune cagequi semblait être pour toutes les deux leur unique trésor enmême tempsqu’unmiroir.Cettefemmeavaitdûenfairevoirdetouteslescouleursàsespetitsélèvesdepuisplusieursdécennies.
Ellefuttoutdesuiteébahiedevanttantdedextéritéchezuneenfantsijeune.Chaquesamedi,àl’heuredenotrerendez-voushebdomadaire,ellerépétaitàmonpèrequej’avaisun
don,un talentrarequ’il fallaitexploiteretnesurtoutpasgâcher.Ellemefaisait travaillerduretnesemontrait pas vraiment tendre avecmoi.Une vieille croyance veut que la sévérité extrême soit un bonmoyend’apprentissage.MmeTonnenfaisaitpartiedelavieilleécoledel’Europedel’Estquiveutquelechâtimentsoitleseul
moded’éducationquimarchepouramenerlestalentsàlaréussite.Avecelle,j’avaisl’impressionquejenefaisaisjamaisassezbien.Peuàpeusoncomportementadéteintsurceluidemonpèrequisemontraitdeplusenplusexigeant.
Son regard devenait chaque jour un peu plus noir et méchant. Je n’avais quasiment plus le droit dediscuter ses injonctions. «Tais-toi et joue » devenait son refrain préféré. Il ne laissait plus passer lamoindreimperfection,pasmêmeunefautededoigté,etletempspasséaupianos’allongeaitdeplusenplusaufuretàmesuredesjours.
Alorsqu’enFrancejefaisaisdéjàpresquetroisouquatreheuresdepianoquotidiennes,notrearrivéeenAllemagne–j’avais4ansetdemi–futsynonymed’unemontéeenpuissancedeladuretédemonpèreàmonégard.C’estdanscepaysqueserévélasonobsessionpourlaperfection,ausenspianistiqueduterme.Unsystèmedepunitiondeplusenplusperverssemitenplaceàcetteépoque.Un dimanchematin, peu avantmon cinquième anniversaire, je répétais une étude de Pozzoli depuis
bientôttroisheures.Monpère,quisetrouvaitassissuruntabouretàmadroite,s’énervaitdeplusenplus.Jecommençaisàfatigueretj’avaisdeplusenplusdemalàmeconcentrer.«Je tepréviens, jeprendsunefeuilleet jenote.Si tu faisplusde trois fautessans t’arrêterpour te
corriger,tuaurastroiscoupsdeceinture.»Jenedis rienmais j’étais sous lechoc : lapeurm’envahit. J’avais lesmainsmoites, etmesdoigts
commencèrentàtrembler.J’essayaisdemeconcentreraumaximumetdereprendrelemorceau,maismonespritétaitabsorbépar
lafeuillequ’iltenaitentrelesmains.Jemesouviensdechaquesecondedecemomentcommesijelerevivais.Jejoueaussibienquejelepeuxmais,enpleinmilieud’unemesure,j’entendslebruitducrayonsurle
papier.Lestressmonte.Jen’aipasentendudefautealorsquemonpèrevientapparemmentd’inscrirelepremierbâton.Ducoup,jemedéconcentre.Deuxièmefauteetdeuxièmecoupdecrayon.Jen’yarriveplus.Jesuisfocaliséesurlebruitducrayonetjeredoutelasuite.Jenesaismêmeplusce
quejesuisentraindejouer.Jeneregardepaslapartition,mais,ducoindel’œil,lerefletdemonpèredanslepiano,pourpouvoirpareraumoindremouvementbrusquedesapart.Autroisièmebâtontracésurla feuille, il se lèvedansuncalmeabsolu.Sansprononcer lemoindremot, il défait sa ceintureetmedésignelebureauquisetrouvesurlagauchedupiano.«Baissetonpantalonetpenche-toienavant,lesmainsàplatsurlebureau.»Tétanisée,jen’oseparler.Jem’exécuteenprenantleplusdetempspossibletantjeredoutecemoment.
C’estlapremièrefoisquej’aipeurcommecela.Jen’arrivepasàôtermonregarddesaceintureet,unefoispenchéeenavant,jelasuisdesyeux.Lepremiercoupestcommeunedéchirure.Jeressensunebrûlurevive,intenseetbrutaleauniveaudes
cuisses.Jeneconnaissaispascettedouleuretjeretiensdifficilementmeslarmes.Ledeuxièmecoupestencoreplusdouloureuxcarmeschairssontàvif.Jepensetellementàcettedouleurquejenesenspaslederniercoup.Sansunmot,jeremontemonpantalonpendantqueluiremetsaceintureetserassoittranquillementsur
sontabouret.Jereprendsplacedevantlepiano.«Onrecommenceàladeuxièmepage.»Àpeinea-t-ilprononcécesmotsquemamèrefrappeàlaporte.«C’estl’heuredemanger,vousvenez?–Célinenemangepas.»Surcesparoles,ilselèveetmeregarded’unairméchant.« Tu travailles pendant que je déjeune, et ensuite on s’y remet tout les deux. Et je ne veux pas
t’entendret’arrêtersinongareàtoi.»Jesuisperdue.Monesprits’emballe.J’essaiedemecalmermaisjen’yarrivepas.Toutsebouscule
dansmatête.Commentest-cepossible?Qu’est-cequim’arrive?Commentmonpapa,quim’emmenaitauparcenFranceavecmapoupéeSidonieetquime faisait fairede labalançoire, apume fairemalcommeça?Pourquoineveut-ilpasquejemange?Qu’est-cequivasepassercetaprès-midi?Est-cequ’ilnem’aimeplus?Est-cequ’ilvarecommencer?Jenepeuxplusréfléchir,jesuisterrorisée.Commesijepressentaisquecen’étaitqueledébutetque
mavievenaitdechangeràjamais.Paniquée,jenemecontrôleplus.Ilfautquejeretrouvel’amourdemonpère.Ilfautquemonpèremerefasseunsourire,ilfautqu’ilmepardonne.Jen’aipasd’autrechoix.Jemelèvealorsdutabouretetouvrelaportedelasalledejeu.Jelesentendsdanslacuisine,lui,ma
mère etMarie. J’entends le bruit des fourchettes et des couteaux cogner contre les assiettes, j’entendsqu’ilsdiscutententreeuxcommesijen’existaispas.J’aipeur.Jememetsalorsàquatrepattes,traverselecouloiretarrivedevantlaportedelacuisine.«S’ilteplaîtpapa,pardonne-moi.Excuse-moid’avoirmaljoué.Jet’ensupplie,reviensavecmoi,je
travailleraicorrectement,jetelejure.»Àcemoment-là,mangernem’intéressepas.Toutcequicomptec’estquemonpèremepardonneetne
soitplusfâché.Jeveuxqu’ilcontinueàm’aimer.Toujoursàquatrepattes,jepleure.Mamèreetmasœurnedisentrien.«Retourneimmédiatementdanslasalledejeu.Jecomptejusqu’àtrois.Un,deux,trois.»Ilselèved’unseulcoup.Mamèreleretientparlebras.«D’accord,d’accord,jepars.Nemetapepas»,dis-je,enmeprotégeantlatêteavecmesmainsaucas
où.Jemedépêchealorsderegagnerlasalledejeuetjerefermelaporte.
Je venais de perdre mon père et l’amour de mon père. Je découvrais progressivement la peur del’aprèsetprenaisconscienceàcetinstant-làqu’àtoutmomentjepouvaismourir.Mourird’angoisse,mourirdedouleur,mourirsouslescoups.Cen’étaitquetroiscoupsdeceinture,maiscestroiscoups-làvenaientdebouleversermavie.
CHAPITRE3
L’APPRENTISSAGEDUSILENCE
Ce coup de tonnerremit un terme àmon innocence etma vie devint de plus en plus pesante.Mesjournées sedéroulaientdans lapeurd’êtredenouveau frappéeet l’angoissede lamort commençait àm’envahir. Chaque nuit, je faisais désormais lemême cauchemar. J’étais dansmon lit et des orangs-outansmenaçantss’approchaientdemoi. Ils tentaientdemekidnapper. J’essayaisbiendem’échapper,maisjen’arrivaisniàmonterl’escalierniàmarcher.J’étaiscommeparalysée.Aumomentoùilsallaientréussiràmemettrelamaindessusjemeréveillaissystématiquementensursaut.Lasauvageriedontavaitfaitpreuvemonpèreàmonégardm’avaitmarquéeauplusprofonddemoninconscient.Àl’école,lamajoritédesélèvesétaitissuedefamillesallemandeséminentes.Ilétaitbienvudemettre
sesenfantsdansuneinstitutionfrançaise.Commejeneparlaispasunmotd’allemand,j’étaisunpeumiseàl’écartetn’avaispasbeaucoupd’amis.Lesprofesseursmeconnaissaientpeu.Àpeineleurcoursfini,ilsavaientdéjàtournélestalonspourenseignerdansuneautreclasse.Aucunnes’intéressaitàmoi.Jemecontentais donc simplement d’être une bonne élève et ne disais pas unmot de ce qui se passait à lamaison.
Alorsque jeperdaisespoir,Genevièveentradansnosvies.C’étaitunevoisine.Elleétait françaisemais vivait depuis plus de trente ans en Allemagne. Âgée d’une quarantaine d’années, elle était trèsjovialeetd’uneextrêmegentillesse.Grande,plutôtmince,lescheveuxgriscoupéscourt,elleportaitdepetiteslunettesrougesquiluidonnaientunairsympathique.Elleétaitmariéeàuningénieuravecquielleavaiteudeuxfilsmaintenantadultes.Ilsavaienttousdeux
quittélamaisonpeudetempsauparavantpourvivreleurvie.Aprèsnotreemménagement,c’estellequifut la première (et la seule) de tout le quartier à venir frapper à notre porte pour nous souhaiter labienvenue. Elle fut une vraie bouffée d’oxygène pour ma mère qui étouffait dans cette ambiancebourgeoise et un tantinet casanière. Depuis notre arrivée, aucun autre voisin ne nous avait adressé laparole.Tout ce quenousvoyions lorsquenous sortionsde lamaison, c’était des rideaux se refermantderrièrelesfenêtres.Danscetterésidence,lesgenss’épiaientmutuellementmaisneseparlaientpas.Genevièvesemoquaitpasmaldesusetcoutumeslocauxetn’avaitpaschangéseshabitudes.C’était
unefemmegénéreuse.Ellerecueillaittouslesanimauxarrivantdevantsaporte.Sonsalonétaitunevraiearche de Noé. On y trouvait un chat, Grabotte, un hérisson, une tortue et des oiseaux. Elle rendaitégalement visite aux enfantsmalades de l’hôpital régional. Elle avait même créé un fanzine pour lesenfantsfrançaisduquartier,leColvert.Toutétaitécritdesamain.Lesdessinsaussiétaientd’elles.Elleregorgeait d’imagination et de créativité. Dans ce petit fascicule, différents thèmes étaient abordés :histoire,français,astucespourdécorerdesobjets,leçonssurlaviedesanimaux,jeux…Ellenousfaisaitmêmeladistributionàvélounefoisparmois!Elle ne savait pas vraiment ce qui se passait chez nous,mais trouvait tout demême que je faisais
beaucoup trop de pianopourmon âge.Trop réservée pour oser émettre une objection à cettemanièrequ’avaientmesparentsdem’éduquer,elleessayaitdetrouverd’autresmoyensdem’arracheràmonsort.Aussi,quandellelepouvait,ellenousemmenaitparfois,Marieetmoi,àlapiscineetnousgardaitquandmesparentsdevaientsortirlesoir.Marieetmoidormionsalorschezelledansla«chambrebleue».Unechambreconfortableetchaleureuseavecunlitsuperposéoùjemesentaisbienetensécurité.CesnuitspasséeschezGenevièveétaientdesnuitssanscauchemars,empliesdesérénité.J’aimaisbeaucoupêtreensacompagnie,carelleétaitdouceetrassurante.Jemouraisd’enviedelui
parlerdecequisepassaitàlamaison,maisuneforcequejenemaîtrisaispasm’enempêchait.J’avaispeurqu’ellenedécided’enparleràmonpèreetquelasituationn’empirepourmoi.Le jour demes 6 ans, elleme fit une énorme surprise en venantme chercher chezmoi après avoir
demandélapermissionàmonpère.Jesuismontéedanssavoituresanssavoiroùnousallions.Cen’estqu’unefoisarrivéedevantuncinémaquej’aidécouvertavecuneimmensejoiequ’ellem’avaitemmenéevoirAriel,lapetitesirène,enallemand.C’étaitlapremièrefoisquej’allaisdansuntelendroitetj’étaisaux anges.C’était un très beau cadeau.Unmerveilleux instant de liberté et de féerie pour oubliermaprisonquotidienne.J’étaisvraimentheureuse.Jemesentaisbienetenconfiance.Nousétionsassiseslà,touteslesdeux,
devantcedessinanimépleindecouleurs.Letempss’étaitarrêtépourpansermesblessures.Jenepensepasqu’ellesedoutedel’importancedecequ’elleafaitpourmoicejour-là.
Àlasortiedelasalle,j’avaistrèsenviedemeconfieràelle,enmedisantqu’ellepourraitpeut-êtrem’aider. Je voyais en elle une fée et j’imaginais dansma tête de petite fille que, grâce à un coup debaguettemagique, ellepourrait faire en sortede tout effacer.Peut-êtrepourrais-je avoirunedeuxièmechance ? Peut-être avait-elle le pouvoir de transformer mon père en un père affectueux ? Peut-êtrepouvait-elle lui faireprendreconsciencede lacruautéde sesactes?Mais, encoreune fois, jenepusouvrirlabouche.La peur de ne pas être crue, d’aggraver les choses, la peur de faire du mal à mon père ou de le
décevoiravaitprisledessussurmesrêves.Peuàpeu,j’apprenaislesilence.Puisque jenepouvaispasparlerauxautres, ilme restaitmamère.Ellequi savaitcequi sepassait
l’empêcheraitderecommencer.J’avaisconfiance.Ilnemerestaitplusqu’elle.Cen’estquebienplustardquej’aicomprisqu’ellenonplusnepouvaitpasm’aider.Monpèreavait
prislepouvoirsurchaquemembredenotrefamilleetnousavaitrenduesfaibles.Mamèren’avaitdepuislongtempsplusvoixauchapitre.
CHAPITRE4
L’ENFANCEGÂCHÉEDEMESPARENTS
Mamèreestlatroisièmedesafratrie,derrièreunesœuretunfrèreaîné.D’unefamilleplutôtpauvre,elleabeaucoupsouffertdel’alcoolismedesonpèreetdesadéchéanceprogressive.Elleaétémarquéeàvieparlescrisquisefaisaiententendrechezellelorsqu’ilrentraitsaoul,quasiquotidiennement.Elleavumagrand-mère compter chaque centimepour pouvoir nourrir ses enfants jusqu’à la fin dumois, ets’estjurétrèsjeuneque,danslafamillequ’elleseconstruiraitplustard,iln’yauraitjamaisdecris.Sonenfancefutd’autantplusdureàsupporterquemamèresavaitquesafamilleauraitpuêtreheureusesisonpèren’avaitpassombrédans l’alcool.Elleme racontesouventqu’ilétaitgentiletaffectueuxquand ilétaitsobre.«IlchantaitC’estlajavableueàtue-tête.Ilétaitsigai»,aime-t-elleserappeler.Des quatre frères et sœurs, ma mère était la préférée de mon grand-père. Parfois, le dimanche, il
l’emmenaitavecluiaucafé.Il l’installaitsurunepetiteestradepourqu’ellechantecarmamèreaunevoixhorsducommun.Lesclientsluidonnaientalorsunpetitpourboireetlepatronpayaitlatournée.Mamèreavaitdroitàunepetitegrenadinetandisquemongrand-pèreprenaitsonpremierverre.Mamèreestquelqu’undetrèsbrillant.Excellenteélève,elleavaituntalentpourl’écriturequejelui
enviebeaucoup.Pourtant,alorsqu’elleauraitpufairedebrillantesétudes,sonenviedepartirdechezelleetdes’éloignerdecetteambiancemalsaineaprisledessus.Elles’estinscriteàlafacultéenDEUGdesociologie,puisarapidementtrouvédutravailpoursubveniràsesbesoinsetprendresonautonomie.Ellearencontrémonpère,àpeinemajeure.Gentil,attentionné,beaugarçon,ellel’arapidementplacésurun piédestal et en est tombée follement amoureuse. Il était alors un étudiant extrêmement intelligent,promisàunavenirbrillant.Mamères’étaittoutdesuitesentieensécuritéàsescôtés.Jenepeuxm’empêcherdepenseràcequiseseraitpassésimongrand-pèren’avaitpasbu.Peut-être
que les choses auraient été différentes. Ma mère aurait peut-être été une femme épanouie, pleine deconfianceenelle,affirméeetheureuse.Peut-êtreque,parlamagiedel’effetpapillon,mavieauraitétéplusdouce.Peut-être…
Monpèreestl’aînéd’unefamilled’immigrésencorepluspauvres,originairesd’Italie.Sesparentsneparlaientpasdutoutlefrançaisàleurarrivéedansl’estdelaFrance.Précoceparlaforcedeschoses,ildutremplirdèsl’âgede5ansleurdéclarationderevenusets’occupertrèsjeunedetoutelapaperasse.Tandisquemongrand-pèreétaitmineurdefonddanslesminesdeLorraine,magrand-mères’occupaitdesesquatreenfants.Mon grand-père était un homme particulièrement violent, élevé durement par son propre père, sans
pitiénimêmeuneoncededouceur. Ildésiraitardemmentquesesenfantsatteignentunmeilleurniveausocialetsetuaitchaquejouràlatâcheencumulantplusieursemplois,lematin,lesoir,lanuit,etc.Enretour,ilétaitd’uneexigenceextrêmevis-à-visdesaînésafinqu’ilsréussissentàl’école.Simonpèreareçupeud’affectiondelapartdesonpère,peudeparolesrassurantes,ilaenrevanchereçubeaucoupdecorrections. Ildevaitêtre terrorisépar luiétantenfant,à telpointqu’unevoisinenousa racontéqu’unjour, ilavaitvouluse jeterpar lafenêtrede leur immeubledepeurde luiannoncerunemauvaisenote(huitsurdix)enmaths.Àl’adolescence,ilestmêmedevenubèguelorsd’unépisodequirestepourmoimystérieuxcardanslafamilledemonpèrepersonneneparle.Saterreurdevaitêtreimmensepourqu’ilenarriveàperdre l’usagecorrectde laparole.Pourtant, tout ceque sesenfantsontpumediredecegrand-père,c’estqu’ilétait«sévèremaisjuste».
Aucund’euxneparledescoupsreçus,delaviolence,delapeur.Tousontoccultécettepartiedeleurvie,pourneretenirdeleurpèrequel’imaged’unhommequis’estsacrifiépoureux.Pourtant,unjour,mamèrem’aracontéuneanecdotequienditlongsurl’enfancequ’ilsontdûvivre.
Alorsqu’elleetmonpèreseconnaissaientdepuisseptans,celui-cis’estenfindécidéàlaprésenteràsesparents.Lasoiréeavançaitet lefilsdematanteétaitencoredevantlatélévisionalorsquesamèreluiavaitdemandéd’allersecoucher.Mongrand-pèreaalorsrétorquéqu’ilpouvaitresterencoreunpeucarcen’était plusunbébé.Sa fille aprotesté et ce, devantmamère.Mongrand-père, terrible-mentvexéqu’onlecontredisedevantuneétrangère,s’estbrusquement levéetacommencéàcognersursafilleàcoupsdepied,depoing,àlagiflerdevantmamèrehorrifiée,jusqu’àcequemonpères’interposeentreeux.Le lendemain matin, alors que tout le monde était en train de déjeuner, sauf ma tante qui dormait
encore, ma mère et mon père ont entendu des bruits suspects et des cris étouffés. Ils se sont levésprécipitamment et se sont rendus dans la chambre de ma tante. Mon grand-père était sur elle, unechaussureàtalonramasséeaupieddulitdanslamain.Ilétaitentraindefinircequ’ilavaitentreprislaveille.Illafrappait.Tiréedesonsommeilparcetteviolence,matantehébétéen’avaitaucuneréaction.Voilàquiétaitmongrand-père.Unhommequipeut-êtres’étaitsacrifiépourquesesenfantsréussissent,
maisunhommeviolent,méchant,rancunier,etquerienn’arrêtait.Monpèreamalgrétoutréussidebrillantesétudesdansdesconditionsdifficiles,unechambredebonne
minusculeàParis,etpasdequoisefairetroisrepasparjour.Ilramassaitlescapsulesdebouteilledansles ruespour les ramenerchez l’épicierafind’avoirunpeud’argent.Celane l’empêchapasde sortirmajordesapromotiond’unedesplusgrandesécolesd’ingénieursetdesuivreuncursusenparallèleàl’Institutd’étudespolitiquesdeParis.C’estquelqu’unsansnuldoutedesupérieurementintelligent,excellantdanslesmatièresscientifiques
plus que dans le domaine littéraire, capable d’un très haut degré de persuasion, mais peu doué pourexprimer ses sentiments. Il ne sait absolument pas dire qu’il aime ou qu’il n’aime pas. Il ne peutprononcer face à nous lesmots « bon anniversaire » ou « joyeuxNoël ». Tout au plus est-il capabledepuispeudelesécriresurl’écrandesontéléphonepourlesenvoyerpartextoàlapersonneconcernée.C’estcommesiavoirdessentimentsetoserlesmontrer,c’étaitprendrelerisquedetropsedévoileretdedevenirvulnérable.Poursurvivreàmongrand-père,monpèreadûscindersoncorpsetsonesprit,etiln’apasguéridecetteblessure.Encoreaujourd’hui,ilyacequ’ilm’afaitetcequ’ilpensequ’ilm’afait. Et les choses sont bien différentes selon le point de vue qu’on choisit. J’ai l’impression qu’il aoccultétoutescesannéesoù,uneceintureàlamain,ilmefaisaitsubirlepire.Lascissionesttelleque,lorsquej’aiétéplacée,ils’estimmédiatemententouréd’unavocatafindemerécupérerauplusvite.Enréalité,ilnem’envoulaitpasdutoutd’avoirparléetdénoncésesactes.Pourlui,cettehistoireétaitunquiproquoetilmel’abienexpliquéparlasuite:adolescenteunpeurebelle,jenesupportaispluslescontraintesque luietmonprofesseurdepianom’imposaient. J’étaisàunâgeoù jevoulais faireautrechoseensortantde l’écolequedupiano,commeparexemplevoirdesamis.Alors, jemesuisplainteauprèsdumédecinscolaire,etlesservicessociaux,tropheureuxdesepayerundirecteurindustriel,ontsautésurl’occasionetm’ontplacéesansréfléchir.Ensuite,alorsquej’étaisl’innocencemême,ilsm’ontmisdanslatêtetoutesceshistoiresdecoupsdeceintureetdeprivations,jusqu’àcequejemepersuadequetoutescesviolencesavaientbieneulieuetquejelesrépèteconsciencieusementaujuge.Voilàlaversiondemonpèreconcernantnotrehistoire.Etlepire,c’estqu’ilycroitfermement,toutà
faitpersuadéden’avoirjamaislevélamainsurmoi.Toutauplusétait-illuiaussi«sévèremaisjuste».
CHAPITRE5
RETOURENFRANCEETNOUVELESPOIR
Àlafindel’étédemes6ans,noussommesrentrésenFranceetavonsposénosvalisesenAuvergne.Monpèrevenaitd’obtenirlepostededirecteurgénérald’uneusinechimiquequiàelleseulefaisaitvivrequasimenttoutelarégion.Ellesesituaitàlasortied’unpetitvillagedetroismilleâmesdanslequelnousnous sommes installés.Cenouveauposte s’accompagnait d’avantages en nature tels qu’unevoiture defonction,unchauffeuretunemaison.La familledenotablesqui avait construit l’usineavait égalementcréé toutes les infrastructuresexistantes. Ilspossédaientàpeuprès toutdans levillage. Ilsavaient faitconstruireunstadeetungymnasequ’utilisaientlesassociationssportiveslocales,maisaussilesécolesetlecollègeducoin.Ilsavaientbâtilapiscineduvillageetlecinémapourlesquelslesemployésdel’usinebénéficiaientderéductionsconsidérables.Ilsétaientégalementàl’originedetoutunquartierrésidentielcomposéessentiellementdebellesmaisonsblanchesavec jardin, toutes identiques lesunesauxautres.Toutes sauf une. Lamaison du directeur. Immense bâtisse auxmurs ocre surplombant le quartier pouraffirmersaposition.Cettedemeureétaitconnuedetous.Là-bas,Lahiérarchieseretrouvaitjusquedansladispositionetl’apparencedeshabitationsetpersonnenetrouvaitàyredire.Nousavonsdoncemménagédanslaplusgrandemaisonduquartier,entouréed’unjardinetdisposant
d’unpetitpotager.Duportail,unelonguealléegravil-lonnéemenaitjusqu’àlaported’entrée.Pendantquenosparentss’occupaientàdéballerlescartons,Marieetmoijouionsdanslejardin.Notre
arrivéenepassait visiblement pas inaperçue car les curieux s’étaient passé lemot pour venir voir deleursyeux àquoipouvait ressembler le nouveaudirecteur et sa famille.Régulièrement au coursde lajournée, les passants s’arrêtaient longuement devant notre portail puis, après quelques minutes,repartaientsansunmot.Aubeaumilieudel’après-midicependant,lasonnetteretentitdanslamaison.Uncouple, avec un bouquet de fleurs, se tenait devant la porte.Nous avons ainsi fait la connaissance dePierreetAnnie,autresnotables,venusprésenterleursvœuxdebienvenue.Pierre,laquarantaine,étaitlemédecin du village. Sa femme s’occupait de leurs trois enfants adolescents et faisait accessoirementofficedesecrétairepourlecabinetmédical.Ilshabitaientàcôtédel’église,dansunemaisonrose.Cettedernièren’étaitséparéedelanôtrequepar
unboutdejardinetunepetiterouteàtraverser.Mamère,quiétaitunpeucraintiveàl’idéedenepassefairedenouvellesamies,aétéraviedefaire
laconnaissanced’Annie.Monpère, toujourspragmatique, seditqu’ilvenaitde trouvernotrenouveaumédecint-raitant.Danscettemaisoncommedanslesautres,monpianoaeudroitàsapièceparticulière.Unenouvelle
salledejeu,unpeuàl’écartdespiècesàvivre,justeàcôtédel’escaliermenantaupremierétage.À peine étions-nous installés que mon père se mit en tête de me trouver rapidement un nouveau
professeur. J’ai doncdûme remettre au plus vite à travailler après ce court intermèdede répit lié audéménagement.J’avaisunprogrammedetroismorceauxqu’ilfallaitquejejoueparfaitement.IlyavaitlaFantaisie-ImpromptudeChopin,unesonatedeMozartetunimpromptudeSchubert.Ilsétaientdestinésàêtre exécutés devant les trois professeurs de piano présélectionnés parmon père via l’annuaire ou enraisondeleurréputation.Unsamedi après-midi,peuavant la rentréedesclasses,nous sommesainsipartis à la recherchede
«l’élu».Lepremierprofesseurchezquinousnoussommesrendusétaitunjeunehommeunpeufantasquequi
nousareçusenshortetdébardeurdansunappartementaufouillisinnommable.Aprèsluiavoirjouémesmorceaux, notre première impression s’est confirmée et nous nous sommesvite rendu compte tous lesdeuxquesonniveauenpianoétaitbienmoinsélevéquelemien.Ilétaitébahiparmadextéritéetmontoucher.Àl’époque,jen’avaisque7ans.Aprèsavoirrayélebeatnikdelaliste,noussommesensuitearrivéschezunefemmeàlaquarantaine
revêchequim’a faitpeurd’emblée tant sonvisageétaitduret son regard froid.Elle semblaitdepluscomplètementhystérique.Lorsque j’aicommencéàenchaînermonprogramme, ses troisenfantsenbasâge, présents dans la pièce, se sontmis à hurler et à taper du pied, comme pourm’accompagner. Lacacophonie était totale.Mon père était exaspéré.Nous nous sommes donc rabattus sur le troisième etdernierprofesseurdelaliste,M.Bertrand.
Àpeinearrivéedevantchezlui,j’aieuuneimpressionpositive:ledevantdesamaisonétaitcouvertd’untapisderosesetsonpaillassonétaitpleindefantaisie:multicoloreavecécrit«bienvenueàvous»enitalien.Lorsqu’ilaouvertsaporte, jemesuis littéralementretrouvéedevantungéant!M.Bertrandétaitunhommed’environcinquanteanstrèsimposant,cheveuxgrisetpetitebarbeblanche.Ilfaisaitunpeuoursmaisavaitl’airvraimentgentil.Avecsavoixgravemaisdouceetposée,rassurante,ilm’aplutoutdesuite.Lorsquejemesuismiseaupiano,ilasemblétrèsimpressionné.Iln’yavaitpasàtergiverser.Ilme
voulaitabsolumentcommeélève.Cesamedi-là,ilm’adoncdonnémonpremiercours.Jetrouvaisqu’ilexpliquaitbienleschoses.Ilavaitlui-mêmebeaucoupdetechniqueetuntouchertrès
délicat,malgrédesmainsimmenses.J’aieul’espoir,l’espaced’uninstant,qu’avecluileschosessepasseraientmieuxetquemoncalvaire
allaitprendrefin.Pendantcepremiercours,safemmevintseprésenter.Physiquement,elleétaittoutsoncontraire:pas
trèsgrandeettrèsfine.Elleétaitparailleursextrêmementdynamique,toujourssourianteetparaissaitelleaussivraimenttrèsgentille.Elleenseignaitlesolfègeauconservatoirerégional.Nous avons appris qu’ils avaient deux enfants. Le plus grand, Jean-François, avait déjà quitté la
maisonpourintégrerunorchestreentantquepercussionniste.L’autre,Cyril,étaitenpremièreaulycéeetvivaittoujoursàlamaison.C’étaitluiaussiunmusicienpassionnéetpianistechevronnéquisedestinaitàunecarrièredeconcertiste.Tousétaientdesamoureuxde lamusique,omni-présentechezeux. Ilyavaitdeuxpianosàqueueau
rez-de-chaussée, une batterie au premier étage, et de nombreuses bibliothèques avec un nombreincalculabledeCDetdelivressurlamusique.MêmelesPost-Itétaientenformedenotesdemusique.Àn’importe quelmoment de la journée, il y avait toujours quelqu’un dans cettemaison qui écoutait oujouaitdelamusique.J’avaisdumalàcomprendrecommentonpouvait tantaimercela,moiquim’ennuyaisà longueurde
tempsderrièrecepianoquejedétestaistantilétaitsynonymedesouffrance.Commentpouvait-onaimertravaillersurcetinstrumenttoutelajournéesansyêtreobligé?Toutcela
medépassait,mêmesij’enviaisbeaucoupl’harmoniequisemblaitrégnerchezeux.Pourmoi,lepianoétaitassociéàunetellesouffrance,étantdonnélaviolencedemonpère,quejele
travaillaisseulementparcequej’yétaiscontrainteetforcée.J’avaisuneexcellentetechniqueparcequejen’avaispaslechoix.C’étaitunequestiondesurvie.Etj’avaisunbeautoucherpourlesmêmesraisons.Quandjejouais,jefaisaispasserbeaucoupd’émotion,maismoijeneressentaisabsolumentrien.J’étaisabsente.Avecletemps,jesuisarrivéeàfaireensortequemesdoigtsjouentseulsunepartition,telsdesautomates, sans même que j’aie à réfléchir, pour laisser à mon esprit la possibilité de s’évader. Jepouvaisenchaînerunmorceauentier,sansfaireaucunefautedenuancesoudedoigté,niavoiraucuntrou
demémoire, sans jamais être présente une seule seconde dans la pièce. Jem’évadais dans des rêveséveillésetm’inventaisuneautreviepourqueletempspasseplusvite.Pourmoiaussilascissions’étaitfaite.
Aujourd’hui, j’ai pris du recul sur ce passé douloureux. J’appréhende mon piano d’une manièredifférente.Nousnoussommestouslesdeuxprogressivementapprivoisés.Celaaprisdutemps.Plusdedixans.J’airéapprisàaimerlesonquisortaitdesescordes,àmelaisserenvahirparl’émotion.Luim’alaissélibredutempsquejesouhaitaispasseràsescôtés.J’aidécouvertlamagiequ’ilpeutprocurer,etle bien-être qu’il apporte à ceuxqui l’écoutent.C’est unpuissant antidouleur. Il permet depanser sesblessures,letempsd’unmorceau,enlaissantl’esprits’évader.J’aiprogressivementprisplaisiràjouerpourlesautres,ettoutdoucementpourmoi.
Lorsquel’onareprislaroutelesoirdecettetournéedesprofesseurs,lechoixétaitfait.Àpartirdemaintenant,pourtouslessamedisaprès-midiàvenir,monnouveauprofesseurseraitM.Bertrand.Cettedécisionm’enchantait.Monespoirallaitêtredecourtedurée.
CHAPITRE6
PREMIERCONCOURSETDESCENTEAUXENFERS
Débutseptembre, jefismarentréedesclassesà l’écoleprivéeduvillage.Jen’avaispasàmarcherloin : elle se trouvait juste en facedecheznous. Jeme suis retrouvéepour lapremière foisdansuneclassedouble,niveauCE2-CM1.Manouvelle institutrice était uneanciennebonne sœur assez âgée, àchevalsur lesbonnesmanièresmaisaffable.Ellem’aimaitbiencar j’étaiscalmeetbonneélève.Elles’aperçutd’ailleursrapidementquejem’ennuyaisenclasseetque,pendantquelesautresélèvesdeCE2apprenaientlasoustraction,jeregardaisdéjàlesexercicesdedivisiondesCM1.Avecelle, jemesuisviteretrouvéeàfairedelabroderie,seuleactivitéqu’elleavaittrouvéepourm’occuper.Danscetteclassejen’avaispasbeaucoupd’amis.Monstatutdefilledudirecteurétait,parnature,un
freinàbeaucoupderencontres,etlefaitdenepasfréquenterlacantineégalement.Leseulélèveavecquij’aipunouerdesliensd’amitiéétaitFrédéric,unpetitblonddeCM1.Endébut
d’année,ilparaissaits’ennuyerautantquemoicarluiaussiavaitrapidementétécontraintàlabroderieàsesheuresperdues.Auboutdequelquesmois,MmeDunant,notreinstitutrice,afinalementprisletaureauparlescornesavecnous.EllenousainstalléscôteàcôteaupremierrangetadécidédenousinitierauprogrammedeCM2chaquefoisquenousavionsfininosexercicesavantlesautres.Cesentimentd’êtreunpeuàpartdanslaclassenousarapprochésetnoussommesdevenusamissurnotretempsscolaire.Endehorsdecetempsderépit,iln’yavaitpasdeplacepourl’amitié.Iln’yavaitquelepiano.Àpeinelaclochedemidiavait-elleretentiquejeretraversaislaruedansl’autresenspourrentreràla
maisonoùmonpèrem’attendaitdepiedferme.Jedevaismedépêcherdedéjeunerpouravoirletempsdefaire le plus de piano possible avant la reprise des cours de l’après-midi (quand j’avais le droit deretourneràl’école).Àlafindelajournée,jedevaiségalementrentrerimmédiatementafindefairemesdevoirsrapidement
et me mettre au piano au plus vite. Difficile de nouer des liens forts avec ses camarades dans cesconditions.
Mêmesilenouveaupostedemonpèreimpliquaitdeplusgrandesresponsabilités,ilavaitquandmêmedécidéderentrerdéjeuneràlamaisonchaquemidi,etfaisaitensorted’êtrelàpourdix-neufheureslesoir,afindepouvoirtravaillerlepianoavecmoileplussouventpossible.Àlamaison,nousnel’entendionsjamaisprononcerlemoindremotsursontravail.Toutjustedisait-il
qu’il était « dessinateur de papillons » et n’en démordait pas. Je ne comprenais pas et ne comprendstoujourspascequeçasignifiait:mêmesonhumourétaitpince-sans-rire.Impossibledeconnaîtrelenomdesescollèguesouamisdel’usine,impossibledesavoirsicelaluiplaisait.Ilétaitjuste«dessinateurdepapillons»etpoint.Unefois rentréà lamaison, l’hommequ’étaitmonpère,etquenousneconnaissionsfinalementpas,
disparaissaitpourcéderlaplaceaumaîtredemusiquequimeterrorisait.C’étaitd’ailleursétrangedecroiserdans la ruedesgensqui travaillaientavec lui. Ils interpellaient
parfoismamèreenluidisant:«Votremariestcharmant»,«Qu’est-cequ’ilestgentil!Etsouriantenplus ! », « Il a beaucoup d’humour. » C’était à se demander si tous parlaient bien dumême homme.D’ailleurs,sansdoutepas.Ildevaitbienyavoirdeuxêtresdifférentsquihabitaientmonpère.
AprèsnotrepremièrerencontreavecM.Bertrand,lescoursdusamediaprès-midisesontmisenplace.Ilcommençatrèsviteàavoirdesrêvesdegrandeurpourmoi.Deuxmoisàpeineaprèsquej’aifaitsa
connaissance,ilm’inscrivitàunpremierconcoursdepianonational.J’avaisalors7ansetdemi,bientôt8.Leconcoursdevaitavoirlieulejourdemonanniversaire.Uncadeauempoisonné.
Monpèresemblaitravidecettenouvelle.Maislapressionqu’ellecréachezluifuttropforte.Ildevintinvivable.Jedevaisêtrelameilleure.JedevaisêtreparfaitepourlejourJetgagner.Quitteàpayerleprixfort.Lessemainesontalorscommencéàsesuivreetàseressembler,toutesaussidifficileslesunesqueles
autres.Monpèremettaitunpointd’honneuràcequechaquesamedi,àl’occasiondemoncoursavecM.Bertrand, ce dernier soit satisfait de ma progression. Son exigence allait crescendo. Plus l’on serapprochaitduconcoursetpluslesjournéespasséesaupianodevenaientduresàsupporter.Ilpesaitsurmesépaulesunepressiondeplusenplusforte.J’étaisterroriséeàl’idéemêmequesamediallaitarriveretavecluiunesentenceinexorable.M.Bertrandn’étaitpasaucourantdecequisepassaitcheznous.Ilneprenaitdoncpasdegantspour
mefairedesremarquesetnesegênaitpaspourmedirequ’ilétaitparfoismécontentdemontravail.Lapressionmontaitégalementpourlui.Saréputationétaitenjeu.Jenedevaispasledécevoir.
Cescourssedéroulaienttoujoursdelamêmefaçon.Nouspartionsdelamaison,monpèreetmoi,peuaprèsledéjeunerdansunsilencedemortpouruntrajetenvoituredequarante-cinqminutessurlesroutessinueusesd’Auvergne.Dèsnotrearrivée,monpèreetluiprenaientunpetitcaféenparlantdelapluieetdu beau temps.Nous descendions ensuite dans la salle de cours. Les fenêtres donnaient sur un jardinfleuri. Deux pianos se faisaient face, entourés d’innombrables partitions qui s’amoncelaient dans lesmoindres recoins. Ily avaitunpianodroitqui servaitpeuetunpianoYamahanoirdemi-queue.C’esttoujourssurcedernierquejetravaillais.M.Bertrands’asseyaitsurunechaiseàmadroite,pouravoirl’œil sur le clavier.Mon père avait sa place attitrée à côté de la chaîneHI-FI, un peu en retrait. Jepouvaisnéanmoinsvoirsonvisageenpermanenceetsurveillersesgestesdans le refletdupiano.Unefois installée, j’enchaînais lesmorceaux que j’avais travaillés dans la semaine et qui constituaient leprogramme du concours. Avec la partition au début, puis, très vite, par cœur.M. Bertrandmettait aucrayondepapierdesannotationssurlapartition.Jouerparcœurm’angoissait.J’avaispeurdem’arrêterenpleinmilieud’unmorceauetd’avoiroubliélasuite.J’essayaisdemeconcentrersurcequejefaisais,maisM.Bertrandmedéstabilisait.Plusj’entendaislebruitdesoncrayonsurlespagesdemapartition,plusj’anticipaislesennuis.Àpeineladernièrenoteposéesurleclavier, jemeretournais, inquiète,etregardais mon père. Je scrutais son expression et la noirceur de son regard. Un seul coup d’œil mesuffisaitpoursavoircequim’attendraitàlamaison.Ilnepouvaittolérerl’imperfection.Une fois le cours terminé, il fallait repartir. La mort dans l’âme. Le week-end commençait alors
véritablement.Leplussouventtrèsmalpourmoi.L’expéditionpunitivedébutaitdèslasortiedechezmonprofesseurparunpassagechezlecoiffeur,pourmefaire«raser»latête.C’étaitpourmoiuneimmensehumiliation.Jesavaisquejeseraisujetteauxmoqueriesàl’école.Cepassagechezlecoiffeur,parfoisplusieursfoisparmois,étaitpourmoiunegrandesouffrancemorale:aujourd’huiencore,jenepeuxmerésoudreàymettrelespiedsetm’occupedemeslongscheveuxmoi-mêmeJ’aibienessayéaudébutdem’accrocherausiègedelavoiture,garéedevantlesalondecoiffure.Maisj’étaisencoretropjeunepourfaire le poids etme rebeller. Ilme fallaitm’y résoudre, en attendant le jour où je pourrais peut-êtrem’enfuir.
Unsamedi,unmoisavantleconcours,M.Bertrandarevusesexigencesàlahausse.Ilyavaitd’aprèsluiencorebeaucouptropdetravailavantlejourJ,etsesremarquessesontenchaînéesinlassablementcejour-là,lesunesaprèslesautres.Lorsquenoussommessortisdechezlui,monpèren’apaseuuneparoleoumêmeunregardpourmoi.Noussommesremontésdanslavoitureetiladémarréentrombe.Quandla
voitureaétégaréedevantchezlecoiffeur,jemesuisunefoisdeplusaccrochéeausiègedetoutesmesforces. Je pleurais tandis que mon père me tirait par la taille. Un passant intrigué a fait mine des’approcherdenous.Monpèrem’aimmédiatementlâchéeetm’aditdansunsouffle:«Tuvasvoir.»J’étaismorted’angoisse.Letrajetduretoursefitdansunsilencemorbide.Jepriaispourqu’onpercuteunarbre.Lorsquenoussommesarrivésàlamaison,jemesuisdépêchéedesortirenpremierdelavoiturepour
monteraurez-de-chaussée.MamèreetMariesetenaient,fébriles,devantlaportedusalon.J’aijusteeuletempsdeleurdirequelecourss’étaitmalpasséetjemesuisenferméedanslasalledejeu.J’attendaismon père. Je ne voulais pas quemaman etma sœurme voient humiliée. Cela en aurait rajouté àmadouleur.À l’abrides regards,dans lasallede jeu, j’étaisplussereine.Monpèrem’arejointeàpeinequelquesminutesaprès.Ilm’aattrapéeparlescheveuxetm’aemmenéeaupremierétage.Directionlasalle de bains. Je nem’attendais pas du tout à cela. Je pensais recevoir des coups de ceinture et cechangementdeprogrammem’adéboussolée.Dans la salledebains, ilm’a fait asseoir surune chaisetandisqu’ilcherchaitdesciseaux.J’allaispayermonaffront.Mamèreestarrivéeàcemoment-làetatenté de le dissuader.Malgré ses supplications, rien n’y a fait. Il l’amise dehors et a commencé sonœuvre.Unefoismescheveuxdans l’évier,noussommesredescendusdans lasallede jeu.Monpèrearepris la partition de la sonate op. 53 de Beethoven, griffonnée par M. Bertrand, et a compté lesannotations.J’étaisprévenue.J’auraisdroitàuncoupdeceintureparremarque.Arrivéaunombretrente-deux, il s’est levéetaenlevésaceinture.Sansprononcerunmot, ilm’a fait signedevenirmemettredevantlebureau.Leresteétaitautomatique.J’aibaissémonpantalonetmesdessous.J’aiposélesmainssur lebureauetmesuispenchéeenavant. Ilallait frapper.Àmagrandehonte,Marieetmamèresontentrées dans la pièce à ce moment-là. J’étais en débardeur. Rien d’assez long pour dissimuler monhumiliation.Jemesuisprécipitéesous lebureaupourmecacher.Sansmêmeunregardpourelle,monpèreaattrapéfermementmamèreparlebraspourlafairesortirdelapièce.Marielasuivait.Ilaensuitefermé laporteàclépourêtre tranquilleeta repris làoù ilenétait resté.Mapeauétaitàvif,mais jeréprimaismeslarmesetnecriaispas.Onnepouvaitentendrequelebruitduclaquementdelaceinturesurmeschairs.Jemeconcentraispourlaissermonesprits’évader.Jenesentisbientôtplusrien.J’étaisailleurs.Jenecomptaismêmeplus.Aprèsqu’ilaterminé,jemesuisrhabilléeensilence,etnousavonsrecommencéàtravailler.
Le jour du concours, mon père fut d’une grande gentillesse à mon égard. Il était très doux. Il merassurait.«Ne t’inquiètepas, çavabien sepasser.Essayedebien teconcentrer etde faireabstractionde la
salle.–Oui,maissij’aiuntroudemémoire?luidis-je,inquiète.–Situesbienconcentrée,tun’enauraspas.Tuconnaistesmorceaux,tulesassuffisammentrépétés.
Tunetetromperaspas.»Leconcourscommençaalorsetjeprispeur.Touslescandidatsavaientvisiblementledoubledemon
âge.Enlesécoutantjouer,j’étaispersuadéequejen’avaisaucunechance.Quandvintmontour,jemesuislevéeetmesuisavancéedansmapetiteroberougeàfleursjusqu’au
piano.Letabouretétaitbeaucouptropbaspourmoi.Péniblement,j’aientreprisdelemonterseule.Dansla salle, dans le silence alors total, ont commencé à se faire entendre des murmures. Tandis que jem’acharnais toujours à rehausser un peumon siège, une dame appartenant au jury s’est levée et s’estapprochéedemoi.«Bonjour,Commentt’appelles-tu?–Céline.
–Quelâgeas-tu?–8ansaujourd’hui.–Es-tusûrequetunet’espastrompéedecatégorie?–Oui,jejouelesmêmesmorceauxquelesautresavantmoi.»Unpeusurprise,ellem’acependantaidéeàajustermontabouretetestreparties’asseoir.J’aiprisquelquesminutespourmeconcentreretmesuismiseàjouer.Àpeine ladernièrenoteposéesur leclavier, lesgenssesont levésetontapplaudi. J’entendais les
bravos.Ilsn’enrevenaientpas.J’avouequ’àcemomentlà,j’aisouri.J’étaisheureusedecetaccueil.JemesuisretournéeversmonpèreetM.Bertrand.Monpèreavaitlesourire.Sonregardétaitpétillant.Ilsemblaittrèsfier.Jenel’avaisjamaisvucommecela.M.Bertrandlui,alevélepouceenl’air,signedesatisfactionetdeplaisir.Commej’étaisladernièreàpasser,iln’yapaseulongtempsàattendreavantlesrésultats.Lejuryacommencéàannoncerlesplacesenpartantdelafin.Etpuis…«Premierprix,CélineRaphaël.»Mamèreacriébravo,commeuncriducœur.Monpèrem’aembrassée.Moinonplusjen’enrevenais
pas.C’étaitlapremièrefoisquejejouaisdevanttantdegens,quel’onm’applaudissaitautant,etquejegagnaisquelquechose.Je suis montée sur scène récupérer mon diplôme. À ce moment-là, la dame qui m’avait aidée à
remonter mon tabouret s’est approchée de moi avec un stylo, pour ajouter à mon premier prix lesfélicitationsdujury.Aveccettepremièreplace,jevenaisdegagnerledroitdedonnerunconcertàHambourgquinzejours
plustard,devisiteruneusinedepianosSteinwaydanslafoulée,etdeparticiperàunedégustationdevin.Jepensequelesorganisateursduconcoursn’avaientpasvraimentprévuunlauréatde8ans…
Enfind’après-midi,avantderentreràlamaison,monpèrenousaproposéd’allerdîneraurestaurant.Après une soirée agréable, nous avons pris le chemin du retour dans une ambiance détendue. J’étaisheureuse,carcesoirjeseraidispenséedepiano.J’aurailedroitd’allermecouchertôtetdelire.Liremepermettaitdem’évaderetd’êtrel’héroïned’aventuresextraordinaires.Àmonâge,j’avaisdéjàlutouslesouvragesdelacomtessedeSéguretd’AgathaChristie,quelquesVictorHugo,laquasi-totalitédelabibliothèqueverteetquelquespoliciers.Souvent,quandmonpèren’étaitpaslàpourtravailleravecmoi,jeposaisunlivredevantmapartitionetjelatravaillaismainsséparées.L’unequijouait,l’autrequimetournaitlespages!Lesoir,quandj’avaisledroitd’allermecoucher,jelisaisaussi,souslacouetteavecunelampedepoche,oudanslasalledebains,enprenantgardeànepasfairedebruit.Cesoir,jen’avaispasàmecacher.Demain,sansrépit,leschosessérieusesallaientrecommencer:il
fallaitmaintenantpréparerleconcertdeHambourg.
Quinzejoursplustard,nousavonsreprislechemindel’Allemagne.Leconcerts’estbienpassé.J’étaissi fière de voir cette salle remplie de gens venus uniquement pour moi ! J’étais grisée par tantd’applaudissementsetd’admiration.J’auraisaiméprolongercetinstant.Lerestedelasoiréeetladégustationdevinfurentenrevanchebeaucoupplusennuyeux.
CHAPITRE7
DOUBLEVIE
Les jours s’écoulaient et se ressemblaient tous. Progressivement, jem’éteignais. Le seul jour de lasemaineoùjeretrouvaisunpeudejoieétaitlelundi.C’étaitlejourdemadélivrance.Touslesautresmerapprochaient duweek-end etme terrorisaient. Je vivais dans une crainte permanente. Je craignais derentrerlesoiràlamaisonaprèsl’écoleetquelasoiréesepassemal.Jecraignaisencoreplusderentrerlevendredidepeurdemourirseuledurant leweek-end.Monespritnemelaissaitpasunesecondederépit.Ilcomptaitlessecondesenpermanence,focalisésurlepremierjourdelasemaine.Chaquesecondedepassée était une secondede sauvée. Il anticipait les coupspour que je souffremoins. Il parait auxhumiliationspourquejegardeunpeudedignité.J’étaisfatiguéedelutteretjecommençaisàmerésigner.
Mesparentsavaientbienvuquejem’ennuyaisàl’écoleprivéecarleniveauétaitmédiocre.Ducoup,à la rentrée suivante, je fus inscrite à l’école publique.Là aussi, en raison dumanque d’élèves, nousétions dans des classes à plusieurs niveaux. J’arrivais donc enCM1dans la classeCM1-CM2deM.Loiseau.C’étaitunhommeàlacarrureimposante,rugbymanàsesheures,quidevaitavoirlaquarantaine.Ilavaitlescheveuxlégèrementfrisésetchâtains,etdepetiteslunettesquiluidonnaientunairassezstrict.Il faisait partie de ces instituteurs à la fois redoutés et respectés, mais dévoués pour leurs élèves,appliquant les méthodes d’un autre âge. Un seul regard de sa part suffisait à calmer les ardeurs decertains.Lesélèves,mêmelesplusturbulents,setenaientàcarreau.Moi,jel’aimaisbeaucoup,etc’étaitréciproque. En sa présence, je me sentais en sécurité. Il était rassurant. Parfois, dans mes rêves,j’imaginaisqu’ilvenaitmedéfendrecontremonpèreetmesauvaitlavie.Ilnousfaisaittravaillerdurmaisnousprogressionsbien.J’étaisassiseaupremierrang,àcôtédemon
amieCharlène.Nousnousbattionsen toute loyautépour lapremièreplace sur le tableaud’honneuretnousessayionstoutesdeuxd’avoirleplusdebonspointspossible!M.Loiseauétaitcélèbredanstoutel’écolepoursa«dictéeàbaffes».Charlèneetmoilaredoutions.Lorsdecetteépreuvepourlesnerfs,M.Loiseaudictaituntexteàlaclasse,enpassantdanslesrangs.S’ilvoyaitunefautesurunecopie,iltiraitlespetitscheveuxprèsdesoreillesdumalheureuxélève.Nousécrivionstouscomplètementpenchéssurnotrecopiepourencacherlemaximum,enespérantfairelemoinsdefautespossible.Àlafindeladictée,M.Loiseau ramassait les feuilles, puis appelait les élèves à sonbureau, les uns à la suite desautres. Il reprenait chaque copie et donnait une baffe à l’élève, à chaque grosse faute.Heureusement,Charlèneetmoin’enfaisionsjamais!Sitelavaitétaitlecas,jenesuispassûrequ’ilauraitappliquélesmêmes règles pourmoi.À lamaison,mon père ne se gênait pas pourme donner des coups,mais endehors,ilinspiraittantdecraintequej’étaisintouchable.Malgrécettesévérité,M.Loiseaunousmettaittousenvaleuretnouspoussaitverslehaut.Onsesentait
exister.Jerêvaisdeluidirecequej’avaissurlecœurmaisjenepouvaism’yrésoudre.J’essayaisdeluienvoyerquelquessignaux.J’étaistoujoursladernièresortiedelaclasse.Jetraînaislepluspossibleàlafin des cours, lematin et le soir, pour retarder l’heure du retour à lamaison. J’avais souventmal auventreetjemedécomposaisquandseizeheurestrentearrivait,levendredi.Maisilnecomprenaitpas,etjerestaisseuleavecmonsecret.
SijenetrouvaisaucunsoutienchezM.Loiseau,j’étaiségalementcondamnéeausilenceavecPierre,notremédecin.J’étaisrarementmalade.Ilmevoyaitdoncpeu,maisAnnie,safemme,étaitsouventcheznous.Ellevenaitprendrelecafépendantdesheuresl’après-midi.Ellesavaittrèsbienquejepassaisma
vieaupiano.Mamères’enplaignaittoutletemps.Ellenesedoutaitpeut-êtrepasquejerecevaisdescoupsmaisellesavaitquej’étaissouventpunie.Elleavaitpourtantchoisisoncamp.L’après-midi,quandjen’étaispasàl’écoleparcequejedevaistravaillermonpiano,jem’octroyaisun
petitgoûterversseizeheures.Jelaretrouvais,bieninstalléeàlatabledelacuisine,entraindediscuteravecmamère.Ellemedisaitsouvent:«Etnetraînepastrop!Vatravaillerparcequesinon,tusaisquetonpèreseraénervéetquecelaferadelapeineàtamère».Oubienencore:«Situfaisexprèsdesortirdelasalledejeupourénervertamère,bravo,c’estréussi!»Jeladétestais.Elleessayaitdemontermamèreetseulealliéecontremoi.
L’après-midi,quandj’étaisprivéed’école,oulemercredi,lesconsignesétaientclaires.Monpèrelesannonçaitdevantmamèreetmoi,avantderepartirautravail:«Célinenesortpasdelasalledejeu.Elletravaillesonpiano.–Bien,chéri,répondaitmamère,net’inquiètepas.J’yveillerai.–Cesoir,quandjerentre,tesmorceauxdoiventavoirprogressésinongareàtoi.»Je retournais, penaude, dans la salle de jeu et commençais à jouer. D’une oreille, je guettais la
progressiondemonpèreverssavoiture.J’écoutaislaportedelacaves’ouvrir,lebruitdesessavatesquandildescendaitl’escalierpourchangerdechaussuresausous-sol,laportedugaragequiserefermaitet le bruit de ses pas sur le gravier. Quand j’entendais le portail s’ouvrir, j’arrêtais de jouer. Jemedirigeaisverslafenêtreafindem’assurerqu’ilmontaitbiendanssavoiture.J’attendaisqu’ildémarre.Jeretenaismarespirationetrestaisfigéequelquesminutesdevantlafenêtrepourvérifierqu’ilnerevenaitpasensuite,encatimini.Illuiétaitdéjàarrivédefaireminedepartir,d’allersegarerquelquesmètresplusloinetdeserapprocherdoucementdelamaisonpourvoirs’ilentendaittoujourslepiano.Aprèsquelquesminutes,jepouvaissouffler.Jesortaisenfindelasalledejeupourallerrejoindrema
mèredanslesalon.NousregardionslatélévisiontouteslesdeuxpendantqueMarieétaitàl’écolepuis,versdix-septheures,jeretournaistravaillerunminimum.Le mercredi après-midi, Marie allait chez des amies. Mon meilleur ami, Benjamin, venait parfois
secrètementmerendrevisite.Ilnesavaitriendemasituationsicen’estquemonpèreétaitunforçatdupiano. Il savaitaussique jedétestaiscela. Il connaissait lacombinepourvenirà lamaison.Avantdesonner,ilsecachaitsurleparkingpublicquinesetrouvaitpasloindecheznous.Celui-cioffraitunevuedégagéesurlavoituredemonpère,garéedevantnotreportail.Ildevaitattendrequelavoituredémarreets’éloigneavantdevenirfrapperàlaporte.Chezmoi,nousjouionsàdesjeuxdesociété,ounousregardionsdesfilmsd’horreur.Benjamin,sous
sesairsdepetitblondinettimide,enétaituntrèsgrandfan.Ilm’yavaitinitié,cequiavaitdonnélieuchezmoi à quelques cauchemars supplémentaires ! Nous avions également entrepris d’écrire des remakeshumoristiquesdecertainessériesdontonsemoquaitcommelesFeuxdel’amourouDallas.Benjaminetmoiétionsdeuxgrandscomiqueslorsquenousétionsensemble.Nouspassionsbeaucoupdetempsàrirede nos blagues. Avec lui, j’étais vraiment heureuse. Je redevenais normale et j’oubliais tous lesproblèmes.Noussortionsparfoisfaireunpetittour.Mamère,toujourscomplice,décrochaitalorsletéléphonede
lamaison.Siparhasardmonpèreappelait, ilnepourraitpas savoirque j’étais absente. Ilpassait enmoyenneunoudeuxcoupsdefildansl’après-midipourvérifierquej’étaistoujoursderrièremonpiano.Cesaprès-midi-làétaientdevraiesboufféesd’oxygènepourmoi.J’étaiscommetouslesautresenfantsdemonâge.Jem’amusaisdeboncœur,mêmesijegardaisdansuncoindematêtequecelam’étaitinterditenthéorie.Le tempsque j’aipassé auxcôtésdemonmeilleur amidurant toutes ces années estprécieux.C’est
grâceàluiquej’aipurésister.Ilm’apermisdenepasperdremonâme.
Mais un jour, j’ai un peu trop relâchéma garde. J’étais partie faire du roller avecBenjamin et, aumomentdetraverser laroute,c’est lavoituredemonpèrequis’estarrêtéepournouslaisserpasser…Autantdirequesij’avaisétéâgée,j’auraisfaitunarrêtcardiaqueimmédiattantlamontéed’adrénalineaétébrutale.Monsangn’afaitqu’untouretjemesuisglacéed’effroi.Ilramenaitdesclientsdel’usineàleurhôtel.Ilabaissésavitreetm’aregardéeavecunregardnoir.
Sansprononcerunmot,ilaredémarré.Lorsqu’ilestrentréversdix-neufheures,ilétaitfurieuxetahurléaprèsmamère.Jen’aipaseuledroit
demanger.Nousnoussommesmisaupianodirectement.Cesoir-là,chaquefauteaétéprétexteàuncoup.Coupdepoing,coupdesavate,coupdeceinture.J’aipayémonaffront.
CHAPITRE8
RITUELS
J’avaisbeaucoupdemalàmeconcentrerlorsquejedevaistravaillerseulemonpiano.Jem’ennuyaisvite et j’avais besoin de faire autre chose. Commemamère n’y connaissait rien, j’enclenchais assezrégulièrementleCDdumorceauquej’avaisàtravailleretpoussaisleboutonduvolumeaumaximum.Jebloquaisensuitelaportedelasalledejeuavecuntabouretetm’installaispourlire.Detempsentemps,j’arrêtaisleCD,jeposaislelivrepar-dessuslapartitionetjerecommençaisunpeuàtravaillermainsséparéescertainspassagesquimeposaientproblème.D’autresfois,pendantquejefaisaistournerleCD,jefaisaisunpeud’exercice,commedelacordeàsauteroudel’élastique,toujoursnivueniconnue.Surquatreoucinqheurespasséesaupianocesaprès-midioùj’étaisseule,jen’enfaisaisguèrequ’une
à peu près sérieusement. De toute façon, que je travaille pendant des heures ou seulement quelquesminutes,monpèren’étaitjamaissatisfait,etlescoupspleuvaient.
Vers dix-neuf heures vingt, tous les soirs, je commençais à guetter l’arrivée demon père depuis lafenêtredelasalledejeu.Jel’entendaiss’approcheraubruitparticulierquefaisaitsavoitureenfreinantdevantlamaison.Dèsleportailouvert,j’écoutaislaprogressiondelavoituresurlegravier,laportedugaragequis’ouvraitpuisserefermait,etjeretenaismonsouffle.C’estàcemoment-làquemesTOCsemettaientenmarche:jeprenaisuneballedeping-pongoun’importequelautreobjetquimetombaitsouslamainetjemefabriquaischaquesoirunnouveaurituelmagique.Faire rebondir dix fois la balle par terre avant quemonpère n’atteigne le portail pour le refermer.
Fairepasserlaballedemamaingaucheàmamaindroitevingtfoissanslafairetomberetce,avantquemonpèren’aittouchélaportedugarage…Sijeréussissaiscedéfi,lasoiréesepasseraitbien.Arrêterderespirerentrelemomentoùmonpèrefermaitleportailetceluioùilrentraitdanslegarage,
resterenéquilibresurunpied,etjepourraiallermecouchertôt.Oubienj’aurailedroitdemanger.Je m’astreignais à ces différents rituels, persuadée qu’ils allaient m’aider. Je ne me sentais pas
protégéeparlesadultesquim’entouraient.Monseulsalutviendraitdelamagie.Biensûr,aucundecesrituelsn’ajamaismarché.Pourtant,jelesaiaccomplispendanttoutemonenfance.Je scrutais de plus en plus fébrilement la progression demon père dans lamaison. Il enlevait ses
chaussuresdanslacave,mettaitsessavatespuismontaitl’escalier.Ilposaitensuitesamalletteaurez-de-chaussée.Mamère etma sœur venaient l’embrasser.Moi aussi parfois, s’il n’était pas parti fâché endébutd’après-midi.Sinon,jerestaisfigéedanslasalledejeuetjepriaispourquemonrituelfonctionne.Ilmontaitaupremierétagesemettreenpyjamaavantdevenirs’installeràlatabledelacuisinepour
ledîner.Selonsonhumeur,ildécidaitsij’avaisledroitdevenirmangeraveceuxounon.Repasavaléencinqminutesmontreenmain,nousnousinstallionsensuitetouslesdeuxdevantlepianopourtravaillerjusqu’àtarddanslanuit.Lasoiréeétaitparseméedecoupsetdemespleurssilencieux.Pourchaquefautedenotes,chaquefautedenuancesoudedoigté,lasentenceétaitlamême:selever,baissersonpantalon,poserlesmainssurlebureau,sepencherenavantenfermantlesyeux.Etpartirloin.Cescoupsdeceintureétaientsonrituelmagique.
CHAPITRE9
WEEK-ENDSENENFER
L’entréeensixièmefutunpassagedélicat,mêmesi tousmesamisdeCM2,ycomprisBenjamin, seretrouvaientdanslamêmeclassequemoi.J’avaisunand’avance.J’étaislaplusjeuneetj’arrivaisavecmonétiquette«filledudirecteur».Dèslepremierjourlesélèvesdecinquième,quatrièmeettroisièmemesonttombésdessus.J’avais ledroitàdes insultesquotidiennes,dans les rangs,à lacantineoudans lescouloirs.Onme
lançaitdesprojectiles.Unefois,unélèvedecinquièmes’estapprochédemoietm’adonnéuncoupdepoingdanslamâchoire,sansaucuneraisonapparente.J’aiapprisplustardquesonpèreavaitdesennuisàl’usine.Toutcelanemefacilitaitpas lavie,mais lesdésagrémentsque je rencontraisà l’écoleétaientbien
moindresquel’enferdelamaison.
Audébutdumoisdejanvier,M.Bertrandannonçaàmonpèrequ’ilsouhaitaitm’inscrireàunconcoursinternationaldepianoquiauraitlieuenaoûtenAllemagne.C’étaitunconcourstrèsréputédanslemondeentieretquipouvaitouvrirdenombreusesportesaugagnant.Outredel’argent,levainqueurétaitinvitéàdonnerdeuxconcertsavecunorchestrephilharmoniqueàBerlinetàMunich.C’étaitunconcoursdécisifdansunecarrière.Les présélections pour ce concours se faisaient sur une cassette audio que l’on devait envoyer en
Allemagne.Lejurychoisissaitensuitequarante-sixcandidatsdumondeentier.Pourcettepremièreétape,j’aidûpréparertroismorceaux:l’étuderévolutionnaireenutmineurop.
10no12deChopin,lavalseMinuteenrébémolmajeurop.64no1deChopinetlaToccatadePoulenc.Quelquessemainesaprèsl’envoidemesenregistrements,leverdictesttombé:j’étaislaseulefrançaisesélectionnéeparmilesquarante-sixfinalistes.PrincipalementdesChinois,desJaponais,desCoréensetdesRusses.Àpartirdecemoment-là,toutcommecelaavaitdéjàétélecaspourlepremierconcours,lapression
quemonpères’estmissurlesépaulesestdevenuetropforte.Lavieestredevenueinfernaleàlamaison.J’aibeaucoupraté l’école.J’avais ledroitd’allerencoursquandilyaavaitmathsouphysique.Monpèreconsidérait lesautresmatièrescommeinutiles.Jenesuisquasiment jamaisalléeengymcarpourmonpère cette activitén’était qu’amusement. Jenepouvaispasnonplus aller aux séancesdepiscinesous peine de dévoiler aux autres mes hématomes. À la place de tous ces cours, je travaillais monconcoursàlamaison.Ces absences répétées m’ont attiré les foudres de mon professeur d’EPS, M. Evan. Plutôt que de
s’interroger,ilenrageait.Unmatin,alorsqu’ilmecroisaitdanslacour,ils’estavancéversmoietm’aditd’unairméprisant:«Disdonctoi,tucroisque,sousprétextequetueslafilledudirecteur,tupeuxtepermettredenepas
veniràmescours?»Siceprofesseurn’avaitpaseuderancœurvis-à-visdelaprofessiondemonpère,illuiauraitsuffide
meposerquelquesquestionspourvoirquequelquechosen’allaitpas.Ilauraitpumevenirenaide.Iln’arienfait.Commetouslesautres.Les week-ends étaient pourmoi synonymes d’angoisse. Elle se majorait au fur et à mesure que le
concoursapprochaitcarmonpèreétaitdeplusenplusnerveux.
Serai-jeencorelàlundimatin?Yaura-t-ilquelqu’unpours’apercevoirquejenesuispasenclassecommeprévu?Est-cequelespompiersviendrontmecherchersijenesuispasaucollègelundi?Toutescesquestionsmehantaientdèsquel’horlogedelaclasseserapprochaitdelasonneriedeseizeheurestrente,lesvendredis.Jeseraislivréeàmonpèrependantquarante-huitheures,sansaucuneéchappatoirepossible.J’avaispeurdemourir.CommeavecM.Loiseau,j’essayaisd’envoyerdessignauxàmesprofesseurs.Jerangeaismesaffaires
lepluslentementpossible.Jetraînais,posaisdesquestionssurlecours,enreposaisuneautre.J’auraistellementvouluquel’und’euxmeposeunepetitequestion.Justeunequestionquin’engageàrien:«ÇavaCéline?Tun’aspasl’airraviederentrercheztoi…»Toutescesannées,j’aiespéréentendrecettephrasequin’estjamaisvenue.Au collège, il y avait, dans une autre classe de sixième, une fille que les professeurs aimaient
beaucoup.Elles’appelaitSabrina.Elleétait trèsconnuedans tout l’établissementcarelleavaiteuuneenfance très triste.Sonpère était alcoolique et samère, atteinte d’unegravemaladie, était en fauteuilroulant.Elleavaitquatresœurs.Touteslescinqavaientsubil’inceste,jusqu’àcequelapetitedernièreenparleàsamère.Celle-ciavaitalorsimmédiatementportéplainteetdemandéledivorce.LepèredeSabrinaétaitmaintenantderrièrelesbarreaux,nonsansavoiressayédetuersafemmed’uncoupdefusilavantd’êtrearrêtéparlapolice.Nos professeurs avaient beaucoup de compassion pour elle et essayaient de l’entourer au mieux.
J’avaisapprissonhistoireparBenjamindèslarentrée.Jemesentaishonteuse.Commentpouvais-jemeplaindredemavie?Encomparaison,cequejevivaisàlamaisons’apparentaitplusàunepromenadedesanté.J’étaispersuadéequesijemeconfiaisàunprofesseur,ilmeriraitaunezenmedisant:«Tuvois,Sabrina,elleadebonnesraisonsdeseplaindre.Maistoi?Tonpèregagnebiensavie,tuvisdansunebellemaison,tuasunefamille,alorsestime-toiheureuse.Tudevraisavoirhonte.»J’aidoncgardélesilence.
Levendredisoir,avantquemonpèrerentre,mamèreetmoimettionsdel’ordredanslamaison.Elles’occupait de cacher tous les ciseaux. Moi, je dissimulais quelques vêtements et sous-vêtements derechange dans l’armoire deMarie car il ne fouillait jamais sa chambre. Je sortais également de machambrelesCD,livresetautresbijouxquemonpèrepourraittrouveretcasser.Jevérifiaisquej’avaisbienma lampe de poche dansmon oreiller, puis jemettais dansma chaussette un billet de cinquantefrancsetdeuxbarrettesàcheveux.Encasdeproblème,lebilletmepermettraitdefuiretd’avoirdequoipayer un transport ou à manger. Les barrettes me permettaient d’ouvrir les portes lorsque j’étaisenfermée.Cette idéem’étaitvenueen regardant la sérieMacGyverà la télévision.Petite, il étaitmonhéros, et j’essayais de retenir tous ses conseils de survie. Je l’avais vu ouvrir une porte avec destromboneslorsd’unépisode.Commeilm’arrivaitfréquemmentd’êtreenfermée,jem’étaisentraînée,etcelaavaitmarché.J’avaisainsipu,grâceàlui,m’octroyerquelquesheuresdelibertéunaprès-midioùmesparentsetMarieétaientsortissansmoi,aprèsquemonpèrem’afaitprisonnièredansmachambre.Lefaitd’avoirunpeud’argentsursoiencasd’urgencevenaitaussidecehérostélévisuel.J’étaismaintenantparée.Monpèrepouvaitarriver.
Outre les coups de ceinture,monpèreme frappait avec ses pantoufles, dont le dessous était dur. Ilfrappait surmesépaules,mesbrasoumescuisses lorsque j’étaisassiseaupianoetque je faisaisdesfautes. Les week-ends étaient devenus, au fil du temps et des enjeux, propices à tout un tas d’autrespunitions.Jen’avaispasledroitdesortirdelasalledejeu.Interdictionégalementd’allerauxtoilettess’iltrouvaitquejenetravaillaispasassezbien.«T’asqu’àchierparterre»,disait-il.
Quandilétaiténervé,jen’avaispasnonplusledroitdevenirmangeràmidioulesoir.Oualorsjustedupainetdel’eau.«Commelesprisonniers.»Àl’approcheduconcours,jemeretrouvaisrégulièrementenferméedanslacaveoudansmachambre.
Ausous-sol,ilyavaitunepetitepièceoùl’onentreposaitlesconserves.Elleétaitjonchéedecaillouxetlalumièrenepouvaits’allumerquedel’extérieur.C’estlàquejepassaisdenombreusesheuresdanslenoir et dans le froid. J’étais terrorisée. Je m’asseyais dans un coin, dos contre le mur, et je merecroquevillais en me bouchant les oreilles pour ne pas entendre de bruits angoissants. Dans cesmoments-là, je faisais ce que j’avais appris à faire lemieux. Jem’évadais.Enme concentrant sur undébut d’histoire dans laquelle j’étais l’héroïne, j’arrivais progressivement à quitter lemonde réel. Letempspassaitainsiplusvite,sansdouleur,sansangoisse.Jepréféraisquandmêmeêtreprisonnièredemachambrecarleconfortétaitmeilleuretj’avaismoins
peur.Avant d’en refermer la porte à clé,monpère prenait soin de tirer les volets – avec interdictionformelledelesouvrir–,d’enleverl’ampoulepourquejen’aiepasdelumière,demeconfisquerlivres,CDetautresobjetsdedistractionquej’auraispuoublierdecacherlevendredisoir.Ilouvraitégalementmonarmoireetprenaittouslesvêtementsquis’ytrouvaient,sous-vêtementscompris.Illesmettaitdansungrandsacpoubellenoiretjenelesrevoyaispaspendantdessemainesentières.Leseuluniformededétenueauquelj’avaisdroitétaitunvieuxjoggingverttroppetitpourmoi.Obligéed’alleràl’écoledanscettetenue,j’étaisànouveausujetdemoquerie.Quellehumiliation!«Lafilledudirecteurnesaitmêmepass’habiller!»,«lafilledudirecteurestuneclocharde!»,«Ha!Ha!Tonpantalonesttroppetit,onvoit tes chevilles, t’esmêmepas capablede t’acheterun truc à ta taille, t’es tropgrosse !», «Hou !Regardezcommeelleestmochelafilledudirecteur!»Mes camarades jubilaient.Eux, si jaloux de la profession demonpère, s’imaginaient que je vivais
comme une princesse. Ils se sentaient pousser des ailes et me montraient leur supériorité avec leursvêtementsdemarqueàleurtaille.
Lorsque j’étais enfermée, je glissais des petits mots sous la porte queMarie venait régulièrementrécolter. Elle les transmettait ensuite àmamère. «Dis àmaman de venir », ou : «Dis àmaman dem’apporterunpeudepain»,ouencore:«Peux-tum’amenerdesbonbons?»J’avaisbeaucoupdemalàgérer l’enfermement. Je faisais des crises d’angoisse violentes tant je me sentais seule et perdue.Aujourd’huiencore, j’aidesdifficultésaveclacontraintedetempsetd’espaceàlaquellenousdevonstousnoussoumettre.Assisteràdesréunionsinterminablesaétéquelquechosedetrèsduràgérerpourmoi,audébutdemavieprofessionnelle.Cespetitsmotsétaientmonseulmoyendecommunicationetmerassuraient.Ilsétaientmonseullien
avecl’extérieur.Jenepensepasquemasœursacheàquelpointsesquelquesgestesontétésalutairespourmoi. Ce n’était pas son rôle de petite fille de penser à venir récupérer régulièrement des petitspapierssousuneporte,laissésparsasœurenfermée.Néanmoins,elles’yesttoujourspliée.Enfaisantcela,ellem’évitaitdesombrerdanslafolie.Lorsque j’étais privée de repas, ma mère et Marie avaient également pris l’habitude de monter
discrètementunpeudenourritureetdelacacherdansmonarmoireàvêtements.Unepartdepizza,unpeudepainoudesbiscuitsqu’ellesdissimulaientsousleurpulldansuneservietteetqu’ellesdéposaientsousunepiledevêtements.Unefoisautoriséeàallermecoucherquandlanuitétaittombée,jen’avaisqu’àfouillerpourtrouverunpeuderéconfort.
Dès ledébutdesvacancesd’été, j’ai commencéàpasser toutesmes journéesdevant lepiano.Monpèreavaitprisdelongscongés.C’étaitl’horreur.Nouscommencionsàtravaillervershuitheurestrentepour ne finir quevers vingt-trois heures dans lemeilleur des cas,Uneheureoudeuxheures dumatin
sinon.Un samedimatin, deux semaines avant le concours,mon père se leva particulièrement énervé, sans
raisonparticulière.Aprèsunpetitdéjeuneravaléenquelquesminutes,nousnoussommesmisautravail.J’ai commencé à jouer la Toccata de Poulenc du mieux que je pouvais pour ne pas rajouter à sonénervement.Toutd’uncoup,enpleinmilieudumorceau,sansunmot,ils’estlevéetilestparti.J’aieuunegrossemontéed’adrénaline.Lesmainsmoites.Lapaniquem’envahissait.Ilvenaitdes’enallersansriendire,cequiétaitinhabitueletl’inhabituelmeterrifiait.Qu’allait-ilm’arriver?Quelques secondesplus tard, il est revenu avecunegrande feuille depapier blanc etm’ademandé
d’unevoixdoucededessinerunepyramideavecdesligneshorizontalesàl’intérieur.Leslignesdevaientdonc se réduire progressivement jusqu’à devenir un point unique, sommet de la pyramide. Il m’aégalementdemandédemanièretrèsétrangededonneràcettepyramideletitresuivant:«Barèmedelamoutardequimemonteaunez.»Jenecomprenaispasdutoutoùilvoulaitenvenir.J’étaiscomplètementdéstabiliséemais,dansl’expectative,jemesuistoutdemêmeexécutée.Aprèstout,réalisercedessinmepermettaitdenepasfairedepianopendantquelquesminutes.C’étaittoujoursceladepris.Ledessinterminé,ilestpartichercheruneépingleànourrice.J’aidûcollerdessusunpetitdrapeauen
papier.Unefoismonœuvreachevée,ill’ascotchéeaumurets’estréinstallésursontabouretàcôtédupiano,enm’invitantd’ungestedelamainàfairedemême.J’airecommencéàjouer.Àlapremièrefaute,iladétachéledrapeauetl’afaitmonterd’uneligne.Àchaqueerreur,ledrapeau
serapprochaitdusommetde lapyramide.Monpère,cynique,venaitd’inventerunevarianteau« troisfautes égalent un coupde ceinture ».Ledrapeau arrivé enhaut, le rituel reprenait ses droits. Presquerassurant.Jen’avaisplusqu’àmelever,posermesmainssurlebureau,baissermonpantalonetpenseràautrechose.Pendantcettejournéedifficile,outrelescoupsdeceinture,j’eusdroitàdenombreuxcoupsdepoing
oudepiedpourdesfautesquejen’avaisparfoismêmepasremarquées.Monpèren’avaitjamaisjouédepianomais,pourmonplusgrandmalheur, il avaituneouïeacérée. Il avait faitbeaucoupd’accordéondanssonenfanceetécoutaiténormémentdemusiqueclassique.Ilavaitapprislepianoendevenantmonprofesseuretmontortionnaire.Sescoupsétaientd’unetelleviolencequej’entombaisàchaquefoisdemontabouret.Jen’avaispaseuledroitdedéjeunerniceluidedîner.Versminuit,monpèredécidaqu’ilétaittemps
d’arrêteretm’autorisaàallermanger.Danslacuisine,ilyavaitencoremonassietteposéesurlatable.Ma mère me l’avait laissée au cas où. Et à côté de l’assiette, un yaourt, un peu de salade dans unramequin,unverred’eauetdupain.Elleavaitégalementlaisséunpeud’omelettedanslapoêle.Jemesuisassiseàmaplaceet,alorsquejepensaispouvoirmangersereinement,monpères’estapprochéetm’aditenmeregardantdroitdanslesyeux:«Cequetujouesc’estdelabouillie,onn’entendmêmepaslesnotes.Tumangerasdoncdelabouillie.»Avantmêmequej’aieeuletempsderéagir,ilaprisl’omelettefroidedanslapoêle,l’amisedansmon
assiette,yaémietté lepain,versé leverred’eau, leyaourtet lasalade. Ilaalorsmélangé le tout.Unmélangeinfâme.Onauraitditduvomi.«Tunesortirasdetablequelorsquetuaurastoutfini.Tout.Ycomprislasauce.»J’avaisleslarmesauxyeuxetdeshaut-le-cœur.Jecroisquej’auraispréféréuncoupdeceintureàça.«Mêmelechienestmieuxtraitéquemoi,luiai-jelancéentredeuxsanglots.–Tuespirequ’unchien.»Cettephraseétaituncoupdepoignardenpleincœur,maisjen’avaispasletempsdem’appesantir.Il
fallaitquejetrouveunmoyendenepasmangercettemixture…J’aicommencéparlasalade.C’étaitlaseulequiressemblaitencoreunpeuàcequ’elleavaitétéaudépart.Jelaramenaisavecprécautionsur
lesbordsdel’assietteenappuyantdessusavecmafourchettepourl’essorer.Lentement,jelaportaisàmabouche en fermant les yeux, feuille après feuille. Il était toujours là. Ilme surveillait. Jem’attaquaisensuiteaupain.Mêmecirque.Etpuis,àunmoment,machances’estprésentéecarilestalléauxtoilettes.Endeuxtempstroismouvements,j’aiattrapélemélangeavecmesmainsetl’aiessoréenlecomprimantle plus fortement possible avec mes doigts. J’ai ensuite rempli mes poches de cette immondice aumaximum,enpriantpourquecelanefassepasd’auréoletropvisible.Quandilestrevenu,j’aidûfinirdemangercequejen’avaispaspucacherfautedetemps.Lecalvaire
terminé,j’aieul’autorisationd’allermecoucher.Enfin.
L’épreuvedusameditraverséedansladouleur,ilmerestaitencoreàaffronterledimanche,taillésurlemêmemode.Àunedifférenceprès.Ledimanche,nousfaisions tous lesquatreunerandonnéedetroisouquatreheures l’après-midi.Ma
planchedesalut.Monpèreestunamoureuxdelanature.Luiquisemblen’êtreintéresséparrienàpartlepiano,quinelitjamais,nefaitpasdesport,neparlepas…estunpassionnédejardinetdemarche.Sonseulrêvedanslavieestd’avoirunpotagerpoursaretraiteetd’ypassersesjournéesàplanter,labourer,bêcher…Pourmoi, cespromenades étaient unedélivrance. Je les savourais pleinementmême si elles étaient
épuisantescarmenéesaupasdecourse.Jen’avaisque10ans.Marieenavait8.Ondevaitmarcherviteetnepass’arrêter.Pourtant,mêmesij’avaisparfoisdumalàmettreunpieddevantl’autre,cemomentétaitpourmoiunvéritablesoulagement.Tantquenousétionssurdessentiersderandonnée,jen’étaispasdevantmonpiano.D’ailleurs,siaupassagenousavionspunousperdre,sij’avaispuêtrefrappéeparlafoudrelorsd’unorage,sij’avaispumetordrelachevilleoumefairepiquerparunserpent…PourMarie,enrevanche,cemomentrelevaitdusuppliceetgénéraitdesérieuxconflitsentrenous.Les
séquellesdesaprématuritéetdel’hémiplégiegauchedontelleavaitétévictimesemanifestaientparuneraideurauniveaudesajambegaucheavecuntendond’Achilletroppetit.Elleneposaitpassontalonparterreetmarchaitsurlapointedupiedgauche.Lamarcheprolongéeétaitpourelletrèsdouloureusecarelleattrapaitrapidementunetendinite.Sonmolletluifaisaitalorstrèsmal,unpeucommeunecrampequinecèdepas,etellepeinaitbeaucoupàavancer.Pourrajouteràsasouffrance,monpère,quinetoléraitpas l’imperfection,s’acharnaità faireensortequ’ellemarchecorrectement.Pour lui,cen’étaitqu’unequestiondevolonté.Lorsdecesrandonnéesoùjetrouvaisenfinlapaix,ilsefocalisaitsurMarie.Ilsemettaitderrièreelle,bâtondemarcheàlamain,etluidonnaituncoupsurlesfessesàchaquefoisqu’elleoubliait de poser son talon au sol. Il lui martelait ainsi pendant des heures « talon, pointe »,inlassablement.Toutcommejehaïssaislepiano,masœuravaitcesrandonnéesenhorreuretfaisaittoutcequiétaitensonpouvoirpouryéchapper.Ellerefusaitdemettresesbaskets,rechignaitàenfilersonmanteau,pleuraitetrâlait.Elleénervaitdeplusenplusmonpère,etj’avaisenviedeluitaperdessus,dela faire taire. J’avaispeurqu’il nediseque, puisque c’était commeça, on restait à lamaison. J’étaisterriblementencolèrecontreelle.Mamèrelesentaitetprenaitmadéfense:«Ecoute,Marie,arrêtetoncinéma,metsteschaussuresetonyva.»J’avaisl’impressionquemasœurneréalisaitpasàquelpointcettesortieétaitvitalepourmoi. Je l’accusaisden’êtrequ’uneégoïste. Jene réalisaispasquec’étaitpourelleungrossacrifice.Elle finissait toujours par chausser ses baskets et par avancer car elle savait ce quim’en coûterait
sinon.Marien’étaitpasbattueparmonpère,maisellevivaitdanslacraintepermanentequ’ilnem’arrivequelque chose. Elle aussi guettait les bruits. Dès que le piano s’arrêtait de jouer, elle et ma mèrecoupaientlesondelatélévisionpouressayerd’entendrecequisepassait.Est-cequejepleurais?Est-cequemonpèreétaitentraindemefrapper?Lesoir,ellenedormaitpas.D’unepart, lesondupianol’enempêchaitet,d’autrepart,elleguettait
encore.J’étaisjaloused’elleetdesaliberté,maisaufonddemoi,jesavaisqu’ellesouffraitaussi.Ellesouffraitdevivredanscetteambiancedeterreurpermanenteetellesouffraitpourmoi.
CHAPITRE10
PREMIERCONCOURSINTERNATIONAL
Deuxjoursavantl’ouvertureduconcours,nousavonsfaitnosbagagesetprislarouteendirectiondel’est.M.BertrandavaittrouvéunpetithôtelenAlsace,pastrèsloindelafrontièreavecl’Allemagne.Delà, nousn’étionspas àplusde trenteminutes envoitured’Ettlingen.Lesbagagesposés, nous sommesallésvisiterleslieuxduconcoursetrécupérermonaccréditation.Pourceconcours,lesorganisateursmettaientàdispositiondescandidatsdessallesdetravailausein
duconservatoiredemusiquedelaville.Dèslelendemain,nousavionsdoncunpianopourtravaillerlesfinitions.C’était impressionnant de voir les autres candidats, enmajorité venus d’Europe de l’Est, deChineouduJapon,etdelesécouterjouer.Leniveauétaitvisiblementextrêmementélevé.Dansl’après-midi,quandM.Bertrandetmonpèrem’ontaccordéunepause,jemesuisbaladéedanslescouloirsduconservatoire.Arrivéedevantuneporteentrouverte,jemesuisapprochée.Unpianistejaponaisétaitentrainderépéter.Ildevaitavoirunevingtained’années.J’étaisfascinéeparsadextéritéetlaqualitédesontoucher.IljouaitdesmorceauxcompliquésetnotammentlaWaldesrauschendeLiszt.Lorsqu’ils’estretournéversmoi, j’aivuqu’ilétaitaveugle. J’étaissous lechoc.Commentétait-cepossiblede joueraussimagistralementsansvoir?
Le jour J,monpèreétait étonnammentdétenduetgentil.Comme lorsdemonpremierconcours, il atenté deme rassurer aumaximum et nous avons répété tranquillement mesmorceaux, sans tension nidispute.J’avaisuntracimmense.Jetrouvaislescandidatsbienmeilleursquemoietjemedemandaissij’étaisbienàmaplace ici. J’étais ànouveau laplus jeuneavecunautregarçon russequipassait sontempsàjouerauxpetitesvoitures.Aprèsavoirprisquelquesminutespourm’encourager,monpèreestpartis’installeraveclerestedu
public.Lasalleduconcoursétaitunesomptueusesallederéceptionduchâteaudelaville.Lepiano,unSteinwayàqueuenoirétaitmontésurunepetitescène.Lejurysetrouvaitcachéderrièrelepublic.Lescandidats avaient vingt-cinqminutes et pas une de plus pour dérouler leur programme.Des coulisses,j’entendais parfois une petite cloche qui résonnait, agitée par le président du jury. Le piano s’arrêtaitalorsbrutalementaumilieud’unmorceau,signequeletempsimpartiavaitétédépassé.Lejuryétaitsanspitiépournous.Quandestvenumontour,j’avaislesmainsterriblementfroides.J’aiprisquelquessecondespourles
réchauffer entre mes jambes, puis je me suis lancée dans mon programme : l’étude op. 10 no 12, lenocturneop.9no3etl’impromptuop.66deChopin,lasonateop.14no2deBeethovenetlaToccatadePoulenc.J’aiétébeaucoupapplaudie.J’avaisbienjoué.Aucunefaute,aucuntroudemémoire.C’étaitunebonne
prestation.Jesuisrevenuem’asseoirdanslasalleaucôtédemamèreetj’aiécoutélesautres.Monpèresemblaitcontentdemoi.M.Bertrandaussi.LecandidatquipassaitaprèsmoiétaitunpetitChinoisd’àpeinedeuxansdeplusquemoi.Enarrivant
surscène,ilétaitcommechezlui.Ilafaitunerévérenceaupubliccommeunvraiprofessionnel,cequiafait rire l’assemblée, puis s’est assis sur le tabouret. Sans même prendre le temps de le régler à sahauteur, il a entamé une tonitruante tarentelle de Liszt qui a laissé tout le monde bouche bée. Sonprogramme,d’unedifficultémajeure,seterminaparunerhapsodiehongroisedansunevéritableovation.Telleunemachine, ils’est levé,asaluédenouveau lepublicpuiss’est rassispourunbis !Nouveauxriresdel’assembléeetretentissementdelacloche.
Ils’appelleLangLang.C’estaujourd’huiunconcertistegénialetl’undesplusgrandspianistesdesagénération.Une fois tous les candidats passés, je ne me faisais plus beaucoup d’illusions sur une possible
honorable place dans le classement. J’avais au moins eu quelques jours de répit et mon père s’étaitcomportégentimentavecmoi.J’avaiseuunvraipèrel’espacedequelquesinstants.Nousavonsprofitéde la longuedélibérationdu jurypourvisiterunpeu lavilleenfamille,allerau
restaurantetmangeruneglace.Àl’annonceduverdict,j’avaispeur.Peurd’êtredéçuedemoi,oupeurdedécevoirmonpère.Jenesaispas.Peut-êtreunpeudesdeux.Le jury a commencé par donner le cinquième prix.C’était le petitRusse de 11 ans qui passait son
tempsàjouerauxvoituresetquej’avaiscroiséplusieursfoisdanslescouloirsduconservatoireavecsamère.LequatrièmeprixfutattribuéàunChinoisde15ansquejen’avaispasentendujouer.J’étaisdéçue.J’auraispuespérerunequatrièmeouunecinquièmeplace,pasplus.C’enétaitdoncfini.Jenevoulaismêmepasécouterlasuite.Jecherchaisleregarddemonpèrepourmesurersadéception.
Toutd’uncoup,ilm’aprisdanssesbrasetm’aembrassé.Toutlemondes’esttournéversmoi.Lesgensm’applaudissaient.Jeneréalisaispasquelejuryvenaitd’annoncermonnompourletroisièmeprix.MamèrepleuraitdejoieetM.Bertrandaeul’airvraimentheureux.C’estlapremièrefoisquej’aisentitantdefiertédansleregarddemonpère.Peut-êtrelaseulefoisd’ailleurs.Lepremierprixetleprixdupublicfurentattribuéssansgrandesurpriseetdansuneeuphoriegénérale
à Lang Lang. C’était amplement mérité. J’étais heureuse pour lui, d’autant plus que sa mère et sonprofesseur avaient discuté un peu avecmamère dans l’après-midi, par l’intermédiaire de traducteurs.PourqueleurfilspuissevenirfairececoncoursenEurope,sesparentsavaienttoutvendu:leurmaison,leursmeubles, absolument tout. Si LangLang ne gagnait pas ce concours, ils n’avaient plus rien. PasmêmedequoirentrerenChine.Pourêtrelemeilleur,cegarçonde12anstravaillaitcommeunforçat,douzeheuresparjour,dansune
petitepièceexiguëduconservatoiredePékin,avecsonpèreenpermanenceàsescôtés.Ilavaitpoursonfils des rêves de grandeur et de gloire.Lesmêmesque ceuxqu’il avait eu pour lui-mêmedes annéesauparavant. Des rêves alors rendus impossibles par la révolution culturelle en Chine. Lang Langdeviendraitunestarinternationaledupiano.Iln’avaitpaslechoix.C’étaitlaseulemanièredepouvoirsortirdupaysetd’êtrelibre.Outrel’argentreçuenrécompensedecepremierprix,LangLanggagnaitledroitdedonnerunconcert
avecl’orchestred’EttlingenainsiquedeuxrécitalsenAllemagne.Sacarrièreétaitlancée.J’étaisheureusedemonprixmaisheureuseaussidenepasavoirgagné.Jenevoulaispasdémarrerune
carrièredepianiste.Jevoulaisalleràl’école,êtremédecinetfairedelarecherchedansledomaineducancer.Peut-êtreavais-jeétémarquéequelquesmoisauparavantparuneimage.Celled’uncoupledontlemari,ingénieur,travaillaitavecmonpèreàl’usine.Lesmédecinsvenaientdeluidécouvriruncancerdupoumonmétastatique.Iln’yavaitaucunespoir.Mesparents,quinemesuraientpaslagravitédesonétat,les avaient invités à dîner à la maison, lui et sa femme. Je le reverrais toute ma vie, s’avançantpéniblementverslaported’entrée,cesoir-là,soutenuparsafemme,amaigri,presquedécharné.Sesyeuxétaientterriblementtristes.Ilestmortquelquesjoursplustard.Jecroisquec’estencroisantsonregardquejemesuischoisieunavenirdifférentdeceluiquemon
pèreavaitpourmoi.
CHAPITRE11
LABOÎTEÀMUSIQUE
Leconcoursd’Ettlingenetmatroisièmeplaceobtenueétaientloindem’avoirétébénéfiques.Bienaucontraire.Jepensequemonpèreavaitvraimentmesuréàcemoment-làl’ampleurdemonpotentieletcequ’il pouvait en faire. L’objectif d’une carrière internationale était maintenant clairement établi. Jetravaillaisdeplusenplus,sitantestquecelasoitencorepossible.Lessoiréesaupianoavecmonpèreseprolongeaienttarddanslanuit,entrecoupéesdecoupsetdesupplications.Iljetaitl’épongeversuneheuredumatinetmontaitsecoucher.«Toi,turesteslàettutravailles.Sijen’entendspluslepiano,tuaurasàfaireàmoi.»Malgrémonépuisement, j’essayaisde jouerencore.Quandvraimentmesforcesm’abandonnaient, je
commençaisà travaillermainsséparéespoursoutenirma têteavecmamain libre.Progressivement, jejouaisdemoinsenmoinsfort,puisjefaisaisdepetitespausespourvoirsicelaentraîneraitdesbruitsaupremierétage.Silesilenceperdurait,jecessaisfinalementdejouer.Monpèredevaits’êtreendormi.Jem’allongeaisalorscommejepouvaissurlepetitcanapéquisetrouvaitdanslasalledejeuetj’essayaisdedormirquelquesheures.DepuisEttlingen, cesnuits interminablesétaientdeplusenplus fréquentes.Alorsque je rentrais en
cinquième,jen’avaisdésormaisplusaucunrépit.
Dans ma nouvelle classe, mon professeur principal était M. Guesquin. C’était notre professeurd’anglais,mais il avait cette annéepourmissiondenous initier au cinéma. Il était unpeuexcentriquemais ex-trêmement gentil. C’était un ami de la famille de Benjamin, et comme nous étions toujoursensemble,ilm’aimaitbienaussi.Aprèsnousavoirappris les règlesde l’artenmatièredecréationdescénarios,deproductionetde
montagedefilms, ilproposaàlaclassederéalisertroiscourtsmétragesquiseraientprésentésensuitedevantlesparents,lorsd’unesoiréeaucinémaduvillagemaiségalementaufestivalducourtmétragedeVilleurbanne.Nousdevionsplancherpargroupedecinqsurdeshistoires.Lestroismeilleuresseraientchoisiesetadaptéesàl’écran.Je ne sais pas si c’est par favoritisme ou si notre scénario était vraiment bon, mais en tout cas,
Benjamin,Charlène,Gabriel,Olivieretmoifûmeschoisispourlepremiercourtmétrage.Notre scénario (engrandepartie l’œuvredeBenjamin) racontait l’histoire d’une jeune fille bossue,
façonQuasimodo,maltraitéeparsesparents,despaysansbourrusvivantreclusdanslesbois.Ellevivaitprisonnière dans une cave et n’en sortait que rarement pour faire le ménage de la maisonnette danslaquellevivaitlafamille,oupourmendierdevantl’égliseledimanchematinaprèslamesse.Lerestedutemps,ellenevoyaitlalumièredujourquelorsqu’onluiouvraitlaportepourluijeterunboutdepain.Unsoir,samarâtreoubliadefermerlaportedesaprison.Lajeunefillehésitapuissortitdelacave.Elleassassinasesparentspendantleursommeilàl’aided’uncouteaudecuisineets’enfuitaussitôtaprès,nu-piedsdanslaneige.Lorsdelarépartitiondesrôles,BenjaminetCharlènejouèrentlesparentsetmoi…lafille.Je n’avais pasmentionné ces cours de cinéma en début d’année àmes parents.À la place, j’avais
ajoutésurmonemploidutempsdifférentesheuresd’anglaisetdemathématiques.J’avaisainsipuassistersanstropdedifficultéautournageducourtmétrage,malgréquelquesabsencestoutdemêmelorsquelescoursavaientlieul’après-midi.
Ce furent de bons moments. Nous nous amusions beaucoup malgré les conditions climatiques. Letournageavaitlieudanslevillage,maisaussienpleineforêtsousuneneigeépaisseetdestempératuresnégatives.Nousétions enpleinmoisdedécembre !Nousavonsensuite entamé lemontagedu filmaucollège.M.Guesquinavaitmisànotredispositionlasallevidéoquirecelaittoutlematérielnécessaire.Lerésultatfinalpourlesdébutantsquenousétionsétaithonorable.Jenepouvaism’empêcherdepenserquecefilmétaitunemétaphoredecequejevivaisàlamaisonetqueBenjaminnel’avaitpasécritpourrien.Ilsavaitquejefaisaisbeaucoupdepianoetquejen’aimaispascela.Peutêtrevoulait-ilmefairecomprendreàtraverssonscénarioqu’ilavaitcomprisbienplusdechosesquejenelepensaissurmonhistoire.Ilnepouvaitriendirepourmeprotéger,mêmes’ill’avaitvoulu.Sonpèretravaillaitàl’usine.Ildevaitavoirpeurdesconséquencesd’unetelledénonciation.Peut-êtrequecefilmétaitpourluiunmoyend’éveillerlessoupçonsdesspectateursafinquemaviepuisseenfinchanger.Lesoirde laprojection,presquetous lesparentsd’élèvesétaient là,saufmonpèrequecegenrede
chose intéressaitpeu.Àencroire l’applaudimètre,notre travail avaitplu.Benjamin,qui rêvait àcetteépoquedefairedesétudesdecinémaetquiavaitfaitleplusgrosdutravail,étaitparticulièrementfier.
Lelendemain,jemesuissentiefiévreuseenmelevant.Jen’airienditàmamère,depeurqu’ellenem’obligeàresteràlamaison,etjesuispartiepourlecollège.Dansl’après-midi,lafièvreestbeaucoupmontée.J’avaisdegrossescourbatures.C’étaitvisiblement
la grippe. Je ne tenais plus debout, si bien que le collège a appelémamère pour qu’elle viennemechercher.J’avais40°4detempérature.Jemesentaisfranchementmalmaisunepetitepartiedemoiétaittoutdemêmeheureusecarj’avaisaumoinsunebonneraisonpournepasfairedepianocesoir.Jemesuisallongéesurlecanapéavecunsacdecouchagepourmefaireunpeuchouchouterparmamère.Quand j’ai entendu lavoituredemonpèreendébutde soirée, j’ai euunepetitemontéed’angoisse.
Qu’allait-il dire enme trouvant avachie sur le canapé ?En plus, je n’avais pas du tout travaillémonpiano.Aumomentoùilposaitsamallettedanslecouloirilm’aaperçuedanslesalonetasembléd’unseul
coupexaspéré.«Quefais-tudanslesalonàcetteheure-ci?–Oh,chéri,ditmamère,lapauvreaattrapélagrippe.Elleapasmaldefièvre.– Et alors, ça empêche de jouer au piano, la fièvre ? Non ? Alors en avant, tu te lèves et on va
travailler.»Jemesuisretrouvéeainsidevantlepiano,perclusedecourbatures,luttantpouralignerlesnotessous
sonregardintransigeant.
Aumatin,aprèsunetrèscourtenuit,mafièvreétaitunpeuretombée.J’étaisencoretrèsfatiguée,maispeuimportait.Ilfallaitretournertravailler.Durantlamatinée,j’aivraimentessayédejoueraumieux,maisjen’arrivaispasàmeconcentrer.Mes
doigts n’avançaient pas. J’alternais frissons et bouffées de chaleur. Je sentais bien que mon pères’énervait.Lesmenacescommençaientàtomber.Lescoupsdeceintureaussi.Brusquement,ils’estlevéets’estprécipitéaupremierétage,dansmachambre.J’aientendudubruit,alorsjel’aisuivi.Ilvenaitdevider mon armoire à vêtements. Tout était par terre. En fouillant, il a trouvé deux CD qu’il aimmédiatementjetésparlafenêtre,puisils’estapprochédemaboîteàmusique.C’étaitunepetiteboîtebleue,rectangulaire.UncadeaudeMarie,auqueljetenaisbeaucoup.Àl’intérieur,unclowntrônaitsurunvélo,sousundécordechapiteau.Lorsquel’onouvrait lepetit tiroiràbijoux, lamusiquesemettaitenrouteetleclownsemettaitenmouvement.J’entendsencorelamélodiequis’enéchappait.Ill’aprisedanssesmainsetl’ajetéeparterre.Elleafaitunbruitterrible.Commeuncri.Leboiss’est
fenduetleclowns’estcassé.Maboîteàmusiqueétaitmorte.Unpeucommemoi.
Quelquesannéesplus tard,pourconjurer le sort,Mariem’adenouveauoffert lamême. Je lagardetoujoursaujourd’huibienprécieusement,teluntrésor.
Quandilestressortidelachambre,monpères’estarrêtéàmahauteur,m’aregardédanslesyeuxetm’adit:«Jet’aurai.T’encrèveras,maisjet’aurai.»
Allerme coucher le soir venu a été une délivrance. Cette journée avait été très rude pourmoi. Jen’arrivaispas àmeconsolerde l’épisodedumatin.Ladouleurmoraleque je ressentais envoyant ceclowndésarticuléétaitbienpirequetouteslesdouleursphysiquesquejeconnaissais.Alorsquej’étaisaulitdepuismoinsd’uneheure,j’aientendulaportedusalons’ouvrirdoucementet
lebruitdes savatesdemonpèresur lecarrelageducouloir. Jemesuismiseà retenirma respiration.Allait-ilrevenirmechercherpourquel’onretournetravailler?Jel’aientendus’arrêterjusteavantl’escalier.Puisplusrien,jusqu’àcequel’unedesmarchesenbois
del’escaliernecraquesoussonpas.Monpèreavaitenlevésessavatesaupieddel’escalieretétaitentraindemonter.J’étaistoujoursenapnée,etlapaniquem’envahissait.Laportedemachambreagrincé,etilestentré,sansunmot.J’étaisallongéeenchiendefusil,faceàlaporte.Immobile.Ilafaitletourdulitets’estglissédanslesdraps.Ils’estalorscollécontremoietm’aemprisonnédesesbras.Jesentaissonsoufflechauddansmoncou.Cecontactphysiqueétroitmemettaitprofondémentmalàl’aise.J’étaisincapabled’émettre lemoindreson,defaire lemoindregeste.Luisemblaitapaisé.Sarespirationétaitcalme. Après les coups reçus dans la journée, je ne comprenais pas cette tendresse que je trouvaissuspecteetinappropriée.Impossible de savoir combien de temps il est resté comme ça. Sans parler. Sans bouger. J’ai eu
l’impressionqueceladuraitdesheures.Etpuis,aussisilencieusementqu’ilétaitvenu,ils’estrelevéetilest parti. Il n’y avait eu aucune violence mais je l’avais ressenti comme une atteinte irréversible àl’intégritédemoncorps.Jem’ensentaisdépossédéeetj’avaisl’impressiondeneplusm’appartenir.Depuiscettenuit-là,jenemesuisplusjamaisendormiesereinement.Jen’aiplusjamaistournéledos
àlaporte.Quandj’allaismecoucher,jelafixaisjusqu’àl’épuisementpourêtresûrequ’ellenes’ouvrepas.Jen’aijamaisplusdormiautrementqu’emmitoufléesousundrap,plusieurscouverturesetaumoinsunecouette.Jemecréaisainsiunesortedecoconquimedonnaituneimpressiondesécurité.J’aiapprischaque nuit à être aux aguets. Je respirais par à-coup pour ne pas manquer le moindre bruit. J’étaiscapable de reconnaître distinctement le son émis par chaquemarche de l’escalier. J’arrivaismême àentendre le craquementde sesgenoux.Moiqui étaisdéjà sur lequi-vive le jour, je l’étaismaintenantégalementchaquenuit.Cenouveautraumatismeavaitengendréunautrerituelmagiquepouréchapperàcetteintrusiondansce
quirestaitdemonuniversd’enfant.Jemedisaisquesijenerespiraispasentrelemomentoùilposaitsonpiedsurlapremièremarchedel’escalieretceluioùilarrivaitaupremierétage,ilneviendraitpasdansmachambre.Toutcommelesautres,cerituelnemarchaitpas.Ilvenaitdetempsentemps,surtoutlorsquelajournées’étaitmalpassée.Ils’allongeaitunmomentcontremoi,sansunmot,puisrepartait.Était-ce sa manière de me demander pardon pour sa violence ? Était-ce le seul moyen qu’il avaitd’exprimerdesregrets?Jen’aijamaissuquoienpenser.Toutcequejesais,c’estquej’enaiétélargementtraumatiséeetque
j’en garde encore aujourd’hui de lourdes séquelles morales. J’étais une petite fille très pudique.Mepencherenavantsurlebureauaprèsavoirbaissémonpantalonetmesdessouspourrecevoirdescoupsdeceintureétaitdéjàunehumiliationsuprêmeetunehonteterrible.
Mais cette tendresse déplacée, que je ressentais comme une agression, me faisait haïr ma féminiténaissante.
CHAPITRE12
STEINWAY&SONS
Quinzejoursaprèsmarentréeenquatrième,unsamediaprès-midiàlafindemoncoursdepiano,M.Bertrandproposa àmonpère dem’inscrire au concoursSteinway&Sons deParis, dans la catégorie«Excellence».C’étaitlàencoreunconcoursapparemmentréputé,avecdespianistesdetrèsbonniveauvenantpourlaplupartduConservatoirenationalsupérieurdemusiquedeParis.Ildevaitsedérouleraumoisdejuin.Leprogrammeimposéduconcoursc-omprenaitl’étudeop.25no12deChopin,lefinaldelaWaldstein
de Beethoven, ainsi qu’une étude-tableau de Rachmaninov. M. Bertrand avait déjà travaillé cesmorceaux,ilmeprêtadoncsapartitionpourquejepuisserecopierlesdoigtésetlesnuancesqu’ilavaitrajoutéslui-même.J’étaisdépitée.Encoreunconcours.Encoreunegrossepressionàgérer.AussitôtsortidechezM.Bertrand,monpèreallaacheterlesCDdecesmorceaux,interprétésparles
meilleurspianistes,ainsiqueleurspartitions.En fin de soirée, j’avais annoté toutes les partitions avec les doigtés indiqués parM. Bertrand et
retranscrittouteslesnuances.Nousvenionsd’entrerdanslaphasepréparatoireduconcours.
Unvendredisoir,peuavantladatefatidique,jemesuiscoupéleboutdel’annulairedelamaingauche.Nous étions en train de dîner et j’ai dérapé avecmon couteau en voulant couper du pain.Mon doigtsaignaitbeaucoupetmefaisaitassezmal.Après l’avoirdésinfecté,mamèrem’amisunpansementenespérant que cela suffise.Au fond demoi,malgré la douleur, je ne pouvais nier une petite pointe desatisfaction.Jemedisaisquepeut-êtrelepansementnesuffiraitpasetquejouermeseraitimpossible.Jepourraisainsiallermecoucherplustôt.C’étaitencoreunefoismalconnaîtremonpère.Aprèslerepas,noussommesretournéstravailler.La
pression demes doigts contre les touches était très douloureuse et, très vite,ma petite blessure s’estréouverte. Plus je jouais et plus les touches se teintaient de rouge.Mon père ne réagit pas, jusqu’aumomentoù ilmedemanda sèchementd’aller changerdepansement.Ce soir-là, je fisplusieurs allers-retoursdanslasalledebainssanstireraucunbénéficedecetteblessureinvolontaire.Bienaucontraire.Lelendemain,lajournéedémarraplutôtmalcarmonpèren’avaitpasdigérémablessuredelaveille.
J’avalaisdoncrapidementmonpetitdéjeuneretonseremitàtravailler.Àmidi,jugeantquejen’avaispassuffisammentprogressépendantlamatinée,jen’euspasledroitdevenirdéjeuner.Jecontinuaisdoncàtravaillerseule.Lesminutespassaientetj’étaisdeplusenplusintriguée.D’habitude,monpèreavalaitsonrepasrapidementpuisrevenaittravailleravecmoi.Finalement,versquatorzeheures,laportedelasalledejeus’estbrusquemententrouverte.Monpèreavaitsesbasketsauxpiedsetsaveste:« Maman, Marie et moi allons nous promener. Toi, tu travailles. Si quand je rentre tu n’as pas
progressé,çavachauffer.»Surlecoup,jefussoulagée.S’ilspartaientcommeprévu,j’allaisavoirquelquesheuresdetranquillité
et j’allaispouvoirmereposerunpeu.Je tiraisdéjàdesplanssur lacomète,m’imaginantmesustenterdans la cuisine avant de regarder un peu la télévision, confortablement assise sur le canapé du salon.Maisavantdepartir,monpèreposauncure-dentenéquilibresurlapoignéedelaporte.Ilavaitadoptécette technique récemment, après s’être rendu compte que j’arrivais à ouvrir les portes avec desbarrettes. Avec sa nouvelle invention, le cure-dent tombait quand j’abaissais la poignée. Impossible
ensuitedeleremettreenplace.J’étaispiégée.Quelques minutes plus tard, la porte d’entrée claqua. Ils partaient enfin. Je me suis levée de mon
tabouretetmesuiscachéederrièrelerideaupourlesregarders’éloigner.Jesuisrestéefigéedanscettepositionpendantpeut-êtrequinzeminutes.Jevoulaisêtresûrequ’ilsnerevenaientpasendouce.Puisjemesuisenfindétendue.Puisquejenepouvaispassortir,j’aiprisunlivreetmesuisinstalléesurlepetitcanapédelasalledejeuquimeservaitparfoisdelit.Alorsquej’étaisplongéedansOliverTwist, j’aientendunotrechien,Haydn,aboyer.C’étaitunbergerallemandquej’aimaisbeaucoupetquenousavionsdepuisnotreretourenFrance.Ilétaitextrêmementbeauetparticulièrementgentil.J’avais l’impressionque c’était la seule personne de mon entourage qui me comprenait. Quand il me voyait pleurer, ils’approchaitdemoi,penchaitsatêtesurlecôtéenémettantunpetitgémissementetmelaissaitl’enlacer.Un jour, alors que mon père levait la main sur moi dans la cuisine, il s’était jeté sur lui pour l’enempêcher. Le pauvre chien avait ensuite pris une roustemonumentale. Je le voyais depuis comme unhéros!Cetaboiementquimesortaitdemalectureétaitétrangeetprolongé.C’étaituncridedétresse.Jeme
suislevéebrusquementetsuisalléevoiràlafenêtrecequ’ilsepassait.Ensautantcontrelegrillagequid-élimitait le jardin, il avait coincé son collier à pointes et était en train de s’étrangler. Je n’ai pasréfléchiunseulinstantetmesuisprécipitéedehorspourallerlesortirdelà.Aumomentoùj’aiouvertlaportedelasalledejeu,j’aivulecure-dentàterreetmonsangs’estglacé.J’aieuuninstantd’hésitationmaismesuisviteressaisiepourallersauverlechien.AprèsavoirdécoincéHaydn,ilm’afalluréfléchirrapidementàunmoyenastucieuxpourremettrelecure-dentsurlapoignée,toutenm’enfermantànouveaudanslasalledejeu.J’aijetéletabouretdemonpèreparlafenêtrequisesituaitàpeuprèsàmi-étageainsiqu’unecordeàsauter.Jesuissortiedelapièceetj’airemislecure-dentenéquilibresurlaporte.Jesuisensuitesortiedelamaisonparlegarage.Arrivéedevantlafenêtredelasalledejeu,j’aificeléunpieddutabouretàunboutdelacordeetattachél’autreboutàmacheville.J’aicolléletabouretcontrelemur, je suismontée dessus etme suis hissée sur la fenêtre.Une fois assise sur le rebord en positionstable,j’aipuremonterletabouretattachéàlacorde.Cinqminutesplustard,monpèrerevenaitdesapromenade.Jel’avaiséchappébelle.
Lejourduconcoursarriva,etjeprispourlapremièrefoisdemaviel’avionendirectiondeParis.Àcetteépoque,iln’yavaitpasencoredecontrôledrastiqueetj’euslachancedepouvoireffectuerl’allerdans lecockpit,avec lespilotes.J’étais ravie. Ilsm’expliquaient toutes leursmanœuvres.C’étaitpourmoiunegrandeaventure!Une fois arrivés dans la capitale, nous avons rejoint le lieu des épreuves en taxi.Nous avions des
pianosàdispositionpourrépéterunpeuetnouschaufferlesmainsavantnotrepassage.LejuryétaitcomposéengrandepartiedeprofesseursduConservatoirenationalsupérieurdemusique
(CNSM) dont la célèbre pianiste Brigitte Engerer ainsi que d’autres pianistes internationaux. À ladifférenced’Ettlingen,onnepouvaitpasentendrelesprestationsdesautrescandidatscarlesauditionssefaisaient à huis clos.Tout ce que je savais, c’est que j’étais la plus jeune de tous. J’ai enchaînémonprogrammecorrectement,sanstroudemémoireetsansgrossesfautes.Cejour-là,j’airemportélepremierprix,unpeud’argentetledroitdemeproduireàl’UNESCOlors
d’unconcertprogramméaumoisd’août,récompensedontjemeseraisvolontierspassée…Laremisedesprixavecconcertdeslauréatseutlieuquelquesjoursplustarddanslesalond’honneur
desInvalides,unesallesomptueuse.Pourl’occasion,j’aijouélapremièreballadedeChopin.C’étaitundesseulsmorceauxquimeprocuraitsincèrementdel’émotion.Chopinyexprimetantdesouffranceetdetristessequej’arrivaisàmel’approprier.Cetteballadeévoquaitmavieetjemettaistoutmoncœuràlajouer au mieux, pour exprimer et communiquer l’immense tristesse que je ressentais. Peut-être qu’un
espritsensibleauraitpupercevoirmonmessage,maisilseperditdansunpublicqueseulelavirtuositétechnique d’une enfant semblait émouvoir. Pour eux quelques minutes d’extase, pour l’interprète quej’étais,delonguesannéesdesouffrance.Interprètedel’âmedeChopin,pourlemeilleur.Interprètedelafoliedemonpère,pourlepire.J’étais
devenueunebêteàjoueretmonpèreétaitdevenumonbourreau.
CHAPITRE13
L’ENTRÉEENRÉSISTANCE
Audébutdumoisdeseptembre,jefismarentréeentroisièmeetdernièreannéedecollège.Dansnotrevillage,iln’yavaitpasdelycée.Laquestiondelasuitedenosétudescommençaitdoncà
se poser pourmoi comme pour les autres élèves dema classe. Il y avait deux possibilités. Certainscontinueraientleurscolaritéaulycéepublicquisetrouvaitseulementàvingt-cinqminutesduvillageenvoituremaisdont le tauxde réussite aubaccalauréat était faible.Les autres iraient en internatdans lelycéeduchef-lieududépartement,pluséloignémaisdebienmeilleureréputation.Jemefaisaisdusoucicarjesavaisquelesparentsdemesamislesplusprochesavaientoptépourl’internat.Pourmoi,cettesolution était bien sûre exclue et je redoutais terriblement que mon père ne me retire purement etsimplementdel’écolepourm’inscrireauCentrenationald’enseignementàdistance(CNED).Jeseraisalorscondamnéeàsuivreunenseignementparcorrespondance.L’angoissed’arrêterl’écolenemequittaitplus.Pourmoi,ceseraitunepetitemort.Jemeretrouverais
seule,sansaucuneportedesortie,aucunebouéedesauvetage,livréeàmonpèresansaucunepossibilitédeluiéchapper.Jeprisdoncunedécisionimportante,entouteconscience:j’aiarrêtédemanger.Monraisonnementétaitsimple:sijenemangeaisplusoupresque,j’allaismaigrir.Sijemaigrissais,
monpère se rendrait compteque jen’allaispasbien.Pour lapremière foisde savie, il se remettraitpeut-êtreainsienquestionetmetraiteraitdifféremment.
Mes amis commençaient à réviser le brevet des collèges. Je m’en suis servie comme excuse pourdemander à manger de plus en plus souvent à la cantine. Je n’avais pas de nouveau concours enperspective et j’avais dit àmon père qu’à l’heure du déjeuner, un professeur demathématiques nousdonneraitquelquesconseilspourcepremierexamennational.Mademande futacceptée.Notrecantinen’étantpas surveillée, jepouvaisdonc faire l’impasse, sansquequelqu’un s’enémeuve, sur les repasproposés.Lematin,jemepréparaispluslonguementqu’àl’accoutumée.Jen’avaisdoncplusletempsdeprendremonpetitdéjeuner.Lesoiretleweek-end,j’étaissouventprivéederepas,cequim’arrangeaitbien.Danslecascontraire,jemangeaispeu,sousprétextedem’êtretropservieàlacantine.Audébut,cettediètequejem’imposaisfutparfoisdifficileàrespecter.J’étaishabituéeàsauterdes
repaslorsquemonpèrem’enprivait,maistenirlecoupsurlelongtermen’étaitpaschoseaisée.Cettesensationdefaimadisparuaufuretàmesuredemonamaigrissement.Jevoulaiscroirequemonpère,mevoyantdépérir, feraitunlienentremamaigreuretmatristesse,entrematristesseetsoncomportement.J’étais persuadée qu’il allait changer. Il fallait qu’il change. Je n’en pouvais plus. Je voulaismourir.Parfois, le soir, quand tout le monde dormait, je descendais dans la cuisine, j’ouvrais les tiroirs àcouvertsetregardaislonguementlescouteaux.J’enprenaisunetl’apposaiscontremonpoignet.Jerestaisainsidelonguesminutes,maisjemanquaisdecourage.Maigrirétaitmonseulsalut.Entrelemoisdeseptembreetlemoisdefévrier,jeperdispratiquementdixkilosdansl’indifférence
générale.Leseulquimefituneréflexionsurletondelaplaisanteriefutmonprofesseurd’histoire:«Ilfautmanger,MelleRaphaël,vousallezbientôtdisparaître!»Ma mère avait elle aussi remarqué un changement mais, devant elle, je niais farouchement et
m’ingéniaisàporterunmaximumd’épaisseurdevêtementspouréviterqu’ellenes’inquiète.
Audébutdumoisdefévrier,maprofesseuredelatinnousannonçaquenousaurionslachancedepartiren Italie sur les traces de Romulus et Remus. Ce voyage de classe devait avoir lieu en mai.
Malheureusement pour moi, un nouvel engagement musical se profilait : M. Bertrand voulait que jeparticipe à une audition à la salle Gaveau à la fin du mois d’avril. Les candidats retenus auraientl’opportunitédedonnerunrécitaldanscettemêmesallesouslehautpatronageduministèredelaCultureaumoisd’octobre.J’étaissûredepouvoirdireadieuauvoyageculturel.Nousavonscommencéàtravaillerdurementenvuedesauditions,maischaqueséancepasséeaupiano
étaitunsupplice.J’étaisépuiséeparmonanorexieetcettefatigueaccentuaitlesproblèmesdedosdontjesouffrais depuis quelques années. Le fait d’être assise sur un tabouret toute la journée avaitprogressivement aggravé ma scoliose. Perdre du poids m’avait rendue plus sensible aux coups, tantphysiquement que psychologiquement. Je pleurais facilement et je supportais de plus en plusmal leshumiliations dont j’étais victime. Ces humiliations étaient d’ailleurs en partie responsables de madécisiondeneplusmanger.Depuismacinquième,j’étaisdevenueunejeunefillepubère.Recevoirdescoupsdeceintureàmoitiénue,etcemêmependantmesrègles,m’étaitdevenuinsupportableetcruel;demêmequelesmoqueriesdemonpèresurmapoitrinenaissante.Maigrirétaitunemanièredegommerlesstigmatesdecettepubertépouratténuermahonte.
TroisjoursavantledépartpourRome,lesauditionseurentlieuetjefussélectionnéehautlamain.Jeprofitais alorsde cemomentd’accalmiepourdemander àmonpèredeme laisserpartir cesquelquesjoursavecmaclasse.Àmagrandejoie,ilaccepta.Jefistoutcequejepouvaispourlesatisfairependantlesdeuxjournéesquimeséparaientdudépart,et
cen’estqu’aprèsêtremontéedanslecarquejepusréellementrespirer.J’allaisenfinconnaîtresixjoursdepaix.Sanscris,sanscoups,sansviolenceetsurtoutsanspiano.Je
voulaisprofiterdecesinstantsaumaximum.NousavonsvisitéRome,sonForumetsonColisée,puisAnzioetsaplage,leVésuveetenfinPompéi.
J’étaisheureuse. Jemesentaisenfinnormaleaumilieudesautres.Lesnuits restaient en revanche trèscompliquées. Dans un lieu que je ne connaissais pas,mon angoisse était accentuée. Je luttais le pluslongtemps possible pour ne pasm’endormir tout en surveillant la porte du dortoir. Lorsque je lâchaisenfinprise,jemeretrouvaispiégéedansuncauchemarrécurrentdontlacauseétaitunvieuxmétronomequenousutilisionspourtravaillermonpiano.C’étaituninstrumentancienavecunbalancierquiallaitdedroiteàgauche.Cemouvementincessantetrépétitifavaitdonnénaissanceàunrêveterrifiant:unhommeauregardmaléfiquemarchaitdansunepiècesansportenifenêtre.Ilavançaitenrythme,lajambedroiteaprèslajambegauche,inlassablement,etparcouraitlapiècedansunsenspuisdansl’autre,sansaucuneéchappatoirepossible.Jedevaisassisterimpuissanteàcettescènejusqu’àcequ’unréveilensueurnemedélivredececauchemar.Lasemainepassaàunevitessefolleetledernierjoursurplacefutundifficileretouràlaréalité.Je
n’avaisjamaiseuautantdejoursderépitloindechezmoi,loindupianoetloindemonpère.Rentrermeparaissaitdésormaisuneépreuveinsurmontable.J’avaisleventrenouéetlevisagegrave.J’auraistoutdonnépourqu’undemesprofesseurss’aperçoivedemonmal-êtreetviennemeparleràcetinstant.Leretourfutaussibrutalqu’avaitétéfortel’illusiond’échapperpendantquelquesjoursàlaroutinede
laviolence.
CHAPITRE14
L’AVEUÀM.BERTRAND
Àlami-mai,monpère reçuunoffred’emploi intéressanteen régionparisienne.On luiproposait lepostededirecteurindustrield’ungrandgroupe.Sadécisionfutviteprise.NousallionsdéménagerenÎle-de-France. Si la perspective de partir loin de mes amis me rendait triste, je savais que dans notrenouvellecommunelamaisonneseraitqu’àquelqueskilomètresdulycée.Jepourraisdoncm’yrendreàvéloetrentreràl’heuredudéjeunersinécessaire.LamenaceduCNEDs’éloignaitpouruntemps,cequim’apportaplusdesérénité.
L’exigencedemonpères’étaitaccrueaprèsmonvoyageàRomecarilfallaitàtoutprixrattraperleprétenduretardprispendantcessixjourssanspiano.Ilétaitàfleurdepeauets’emportaitpourunouioupourunnon.Unsamedi,alorsquenousnousapprêtionsàallerchezM.Bertrand,ilmepritentrequatreyeux:«Onvacheztonprofmaisjetepréviens,quandonrevient,tuvasvoircequit’attends.»Jenepeuxexpliquerpourquoi,maisj’aisentiquecettemenace,plusquetouteslesautresauparavant,
avaituncaractèreparticulier.Lanervositédemonpèreétaitàsonparoxysme,etj’aieupeurd’ungesteirréversible.Avant demonter dans la voiture, je suis allée voirmamère en cachette.Ensemble, nousavonsdécidélachosesuivante:elledevaitattendrequel’onsoitenroutepourmoncours,puisappelerM.Bertrandafindeluiavouermavraiesituation.Dèsquenoussommespartis,elleaprisletéléphoneetademandéàM.Bertranddenepasmefairetropderemarquesaujourd’hui.Elleluiaditquemonpèremebattaitetquelecoursd’aujourd’huidevaitbiensepassercarilétaittrèsénervé.QuandM.Bertrandaouvertsaportecejour-là,j’ignoraisencorelateneurdesaconversationavecma
mère. Il avait l’air sinistre et abattu et m’a regardé dans les yeux pour la première fois. Il semblaitdésemparé.Monpèrenes’estrenducomptederien.Ensemble,commeàleurhabitude,ilssesontdirigésvers lacuisinepourprendreuncafé.M.Bertrandétaitassezsilencieux.L’ambianceétaitpesante.Toutd’un coup, il s’est ressaisi et a annoncé àmon père qu’il était désolémais qu’il ne pourrait plusmeprendre comme élève, sans donner plus de raison.Mon père a eu l’air estomaqué et a tout de suitecherchéàcomprendrepourquoi.M.Bertrandluiaexpliquéqu’ilétaitfatiguéetqu’ilsongeaitàarrêterlepiano,poursemettreà lacontrebasseenintégrantunorchestre.Sur lemoment,monpèren’insistapasplus et mon cours de piano eut lieu comme à l’accoutumée. Le malaise était palpable. M. Bertrandparaissaittraumatiséparcequemamèreluiavaitdit.Iln’osaitquasimentpasmefairederemarque.Toutcequejeluijouaisétaitbien.Aprèsnotredépartendébutdesoirée,monpèrepromitdel’appelerdanslasemaine,pour tenterd’arranger leschoses.Aprèsde longuesdiscussionsetarguantdu faitque l’onallaitde toutefaçondéménagerdansquelquesmois,monpèreréussità leconvaincredemereprendrejusqu’ànotredépart.Jesaisquej’aiétél’unedesesdernièresélèves.Ilaprogressivementcessésonactivité,aprèsmoi.
«Jenevoulaisplusfairedepetitsmalheureux»,m’a-t-ilditunjour.Monhistoirel’avaittropmarqué.Iln’avaitpasvoulucela.Jamaisiln’auraitpenséquemaréussiteimpliquaittantdeviolenceetdedouleur.Ilsesentaitcoupable.
À la fin dumois d’août, il fallut partir.Les adieux àmes amis, particulièrement àBenjamin, furentdifficiles.Nousavionspassétantdebonsmomentsensemble,nousnousétionstantamusés.Pendantlescoursd’allemanddeMmeDumas,pendantlesrécréations,lorsqu’ilvenaitàlamaison…Commentallais-
jefairepourretrouveruntelsoutien?Unamiaussicher?Iln’étaitpasvraimentaucourantdecequisepassaità lamaison,mais ilavait toujoursété làpour
moi.Simplement.Ilétaitleseulàs’êtrepréoccupédemasantéetdemonmoralpendantnosannéesdeprimaireetdecollège.Leseulquim’aitfaitrireetpermisd’oublierlesmomentsdifficiles,quandaucunadultenem’avaitencorejamaistendulamain.
CHAPITRE15
MmeMARION
ArrivésenÎle-de-France,nousavonsemménagédansunlotissementassezcossu.Touteslesbâtissesyétaientconstruitessurlemêmemode.Avecleursmursaucrépitrosepâle,leursportesetvoletsblancsetleurspetitsjardinsfleuris,ellesressemblaientàdesmaisonsdepoupée.Lanôtren’échappaitcettefoispasàlarègle.Pournotrechien,Haydn,habituéauxgrandsespaces,latransitionallaitêtredifficile.Lescartonsdéballéset lepiano installédans lanouvellesallede jeu, ilnememanquaitplusqu’un
nouveauprofesseur.LorsdemonauditionàParis,salleGaveau,monpèreavaitdiscutéavecunmembredujuryenseignantauCNSM.Celui-ciluiavaitdonnélenomd’unprofesseurrenomméquidonnaitdescoursàsondomicilemaisaussiauseind’unconservatoiredesHauts-de-Seine.Nous nous sommes rendus chez lui un samedi après-midi, peu avant la rentrée des classes. J’avais
remisàniveaupourl’occasionlesmorceauxdemadernièreaudition.Ce professeur,M. Demarsky, habitait une imposante ferme rénovée avec au moins dix hectares de
terrainvaguemententretenus.Pianisted’originerusse,ilavaitlaquarantaineetneressemblaitenrienàM. Bertrand. L’intérieur de samaison étaitmagnifique, à la fois rustique et très chic. La pièce où ildonnaitsescoursse trouvaitaupremierétagede labâtisse.ElleaccueillaitdeuxpianosàqueueetunnombreincalculabledeCDetdepartitions.Pourqu’ilpuissem’évaluer,j’aienchaînémonprogrammeunepremièrefois.Ilsemblaimpressionnéetravi,maisilluimanquaitquelquechose.Ilmedemandadereprendrelaballaden°1deChopin,quejevenaisdejouer,etdesuivresesconseils.Ilsepassaalorsquelque chose que je n’avais encore pas connu. Il semblait en osmose avec le piano et vivait cettemusique.Parsesgesteshabitésetfougueux,ilmeguidaitaufuretàmesurequejejouais.Artistiquement,nousétionssur lamêmelongueurd’ondeet,à la findumorceau, jemesuis renducomptequ’avecsesindications,jen’avaisjamaisaussibienjouécetteballade.Ilavaitindéniablementundond’enseignementetunegrandesensibilité.Ilvivaitlamusiqueavecpassion.Surleplanhumainenrevanche,s’ilétaitàn’enpasdoutergentiletsouriant, ilmeparutd’embléeaccrochéà la réussiteetà l’argent. Il semblaitchercher à travers ses élèves la reconnaissance qu’il n’avait certainement pas pu avoir en tant quepianisteprofessionnel.Iln’acceptaitainsiencoursparticulierquedesélèvesextrêmementdouésouayantdes parents hauts placés dans la hiérarchie sociale ou politique et parlait d’eux avec délectation. Ildonnaitl’impressiondevivreparprocuration.Àpeinenotrepremiercoursachevé,jevisdanssesyeuxtoutel’ambitionqu’ilavaitpourmoi.Ildevint
officiellementmonnouveauprofesseur,sestarifshorairesélevésn’ayantpasdécouragémonpère.Ilmeproposa de commencer à travailler pour la semaine suivante unmorceau dont la difficulté n’était pascomparableàceuxquej’avaispourl’instantàmonrépertoire:lesFeuxfolletsdeLiszt.
Débutseptembre, jefismarentréeensecondeaulycéeVoltaire,cachantmamaigreursousdespullstaillequarante-quatre. Jepesais trente-huitkilosetne ressentaisplusdu tout la faim.Personnen’avaitencoreréagiàmapertedepoids,etj’étaisdésormaisentréedansunecertaineroutine.Pourlapremièreheuredecours,nousavonsétéprisenchargeparnotreprofesseuredefrançaisqui
étaitégalementnotreprofesseurprincipal,MmeDuny.Nousavonstoutd’abordrempli,commeàchaquedébutd’année,unepetitefichedeprésentationenrépondantàdesquestionsstandardssurlaprofessiondenosparents,nosloisirsetpassionsdiverses,etsurcequenousenvisagionsdefairecommeétudes.Passécesquestionstypes,ellenousaensuitedemandéàmagrandesurprised’écrireaudosdelafichequelquechosequiresteraitentreelleetnous.Quelquechosequel’onvoudraitluisignaler.Unproblème
dont on souhaiterait lui faire part. Le « quelque chose » que l’on nem’avait jamais demandé jusqu’àprésent.J’aiprismonstyloet,sansréfléchir,j’aiécritquejefaisaisplusdequarante-cinqheuresdepianopar
semaine,endehorsdemeshorairesd’école.Niplus,nimoins.Justecettephrase.Curieusement,jenel’aipasécritepouralertersurmonsort.Jecroisquejevoulaisjusteexpliquerenquoimavieétaitsingulière.J’étaispersuadéequemaprofesseureliraitcettefichesansyprêtertropattentionetlarangeraitdanssontiroir.Le lendemain, lors de la récréation, alors que je sortais d’un cours de mathématiques, une femme
m’attendaitdevantlaportedelaclasse.ElleseprésentacommeétantMmeMarion,l’infirmièrescolaire,etmedemandasijepouvaisluiaccorderquelquesminutesdemontempspourdiscuterdanssonbureau.Environlaquarantaine,elleressemblaitphysiquementunpeuàmamère.Elleavaitlescheveuxchâtains,coupéscourtetétaitunpeupluspetitequemoi.Elleétaitextrêmementdouceetdélicateetm’inspiratoutdesuiteconfiance.Unefoisdanssonbureau,ellem’expliquaquemaprofesseuredefrançaisétaitvenuela voir lematin, inquiète, car elle avait lumon petitmot au dos de la fiche et s’étonnait du nombred’heures passées au piano. J’étais trèsmal à l’aise. J’avais la sensation terrible d’avoir fait quelquechosedemal.Jebaissaislesyeux,honteuse.MmeMarionvoulaitsavoirsicequej’avaisécritétaitexact.Jeluirépondisparl’affirmatived’unhochementdetête.Ellemeposaensuitequelquesquestionssurmonpoids.Ellemetrouvaittrèsmaigreetmedemandasiquelquechosen’allaitpasdansmavie.J’avais tellementattenducemomentetpourtant,devant le faitaccompli, jenesavaisplusquoidire.
J’avais peur d’en dire trop, peur des conséquences.Avecméfiance, j’ai commencé à lui décriremonemploidutempssansrentrerdanslesdétails,maislaclocheasonnéetj’aidûregagnermaclasse.Lorsque je suis rentrée à la maison ce soir-là, j’avais une énorme boule au ventre. Je regrettais
énormément d’avoir écrit ce mot. Je regrettais d’avoir parlé à Mme Marion. J’étais envahie par uneangoisseterriblequimecoupaitlarespiration.J’auraisvoulurevenirenarrièretantjeredoutaislasuite.Je priais de toutesmes forces pour que cette infirmière n’appelle pasmon père afin de lui demanderquelquesexplications.Siellelefaisait,j’étaissûrequ’ilallaitmetuer.
Monnouvelemploidutempsnemelaissaitguèrequ’uneheureaudéjeuner.Monpère,quantàlui,nepouvaitplus rentrer à lamaisoncar il travaillaitunpeu trop loin. Je fusdonc inscrite à la cantinedemanièresystématique,cequim’aidaàmefairerapidementdenouveauxamis.Nous étions un petit groupe soudé de six. Il y avait Laure et Aurélie, inséparables depuis l’école
primaire,etSylvain,lematheux.C’étaitungarçontrèstimidemaisd’uneimmensegentillesse.Laurencela littéraireetEstelle,mameilleureamie,rentraientdéjeunerchezelles,maisendehorsdecesbrèvesescapades,ellesétaienttoujoursavecnous.Àlacantine,jenemangeaispratiquementriensurmonplateau.Sylvain,quiétaitplutôtgourmand,prit
vite l’habitude de le finir pour que je sois autorisée à quitter le réfectoire. À la différence de moncollège,nousétionssurveillés.Cemanègenepassacependantpasinaperçubienlongtempset,quelquessemainesaprèsnotrepremierentretien,l’infirmièrescolairerevintm’attendredevantmasalledeclasse,unmatin,à lapausededixheures.Cettefois-ci,ellemefitclairementcomprendrequ’elles’inquiétaitpourmasantécarelleavaitapprisquejenemangeaisrienlemidi.Ellevoulaitsavoirpourquoi,enmepromettantquecequejeluidiraisresteraitentrenous.Jenel’avaisvuquedeuxfoisjusqu’àprésent,maisjemesentaisenconfiance.Elleposaitsurmoiun
regardbienveillantdontjen’avaispasl’habitudeetquimetouchaitauplusprofonddemoncœur.Ellearrivaitdansmavieàunmomentoùjerenonçaispresque.Moiquim’étaistantaccrochéepoursurvivre,jecommençaisàlâcherprise.Dedésespoir.Delassitude.Alorsquejemelaissaiscouler,ellem’atenduunemainetjem’ysuisaccrochée.Toutdoucement,j’aiesquissémespremièresparoles.
Chaquejour,aumomentdelapausedéjeuner,MmeMarionm’attendaitdevantlacantine.Nousallionsdans sonbureauet,petit àpetit, je luidévoilaismavie. J’étaisdeplusenplus sereinecar j’avais saparolequ’ellenediraitrienàmesparents.`L’infirmerie est progressivement devenue indis-pen-sable pour moi. Il fallait que je puisse y aller
chaquejour.Plusjeparlaisetplusilfallaitquejeparle.Jemeretrouvaistoutd’uncoupavecuntrop-pleindechosesàdire.J’éprouvaislebesoindedéverserunflotdeparoleslongtempsretenues,àl’imaged’un barrage dont on venait d’ouvrir les vannes. Jem’étais tue si longtemps que chaque entretienmeparaissaittropcourt.Quitterl’infirmerieétaituncrève-cœur,etjecommençaisàdévelopperunecertaineformededépendancetrèsfortevis-à-visd’elle.J’auraisvouluypassertoutesmesjournéesrienquepourpouvoirparler.Jequittaisdeplusenplussouvent lescours,prétextantunmaldeventre,pourpouvoirvoirMmeMarionet luidireencore tantdechoses.Quandellen’étaitpas là, jem’effondraisenpleursdevantsonbureauetydéversaistoutesleslarmesdemoncorps.Saprésenceàmescôtésmerendaitplusforte.Luiparlermerassurait.Demanièretotalementincontrôlable,lamoindredesesabsencesengendraitchezmoiunétatdepaniquequimesubmergeait.Ellevenaitdemefairedécouvrircequecelafaisaitdeneplusêtreseule.Jenevoulaispourrienaumonderevenirenarrière.
Pour lapremière foisdemavie, jen’avaispluspeurdemourir seulependant leweek-end.Pour lapremièrefoisdemavie,jesavaisquesijen’étaispasaulycéelelundimatin,quelqu’uns’apercevraitdemonabsenceetappelleraitlessecours.
CHAPITRE16
MÜNCHHAUSEN
Verslafindumoisdenovembre,MmeMarionmefitrencontrerlemédecinscolaire,MmeMartin.Elleconnaissaitdésormaisunegrandepartiedemavie,maisavait jusqu’alors respecté sapromessedenerienrévéler.Lorsdecetentretien,touteslesdeuxontessayédemefairecomprendrequelasituationàlamaison était critique, et qu’il leur était difficile de garder le silence. Psychologiquement, je n’étaisabsolumentpasprêteàuntelbouleversement.Ellesétaientsuffisammentfinespourlecomprendre.Nousavons donc décidé d’un commun accord qu’elles ne diraient rien pour l’instant si j’acceptais de voirrégulièrement une psychologue. Mme Marion essaya également de me convaincre de lui montrer meshématomeschaquefoisquej’auraiétévictimedecoups.«Ilfautfairedesconstats,Céline.Siunjourtuportesplainte,ilyauradestracesécrites.Cenesera
pas ta parole contre celle de ton père. Si jamais il t’arrivait quelque chose, il y aurait aussi despreuves.»Jen’arrivaispasàm’yrésoudre.J’avaisbientroppeurdesconséquencesquecelapourraitavoir.Et
j’avaishonte.Quand jevenaisà l’infirmerie le lundimatinpour racontermonweek-end, jeparlaisdemesbleus,maispendantdelongsmois,jen’aijamaispulesmontrer.
Début décembre,M.Demarsky nous annonça que j’allais être invitée à jouer dans une émission deFranceMusique.Pourl’occasion,jedusmonterunprogrammeavecleScarbodeRavel,unnocturnedeChopinainsiquelesfameuxFeuxfolletsdeLiszt.Lapressionétaiténorme.Passeràlaradioétaituneétapeimportante,etmonpèredevintdeplusenplusviolent.Ilavaitchangé.Jepensequel’assurancequej’avaisgagnéeenmeconfiantàMmeMarionyétaitpourbeaucoup.Levendredisoir,outremesbarrettesetmonbilletdecinquantefrancs,j’avaisrajoutésonnumérodetéléphonepersonneldansmachaussette.J’avaisainsi l’impressionqu’elleétaitàmescôtés,etqu’ilnepouvait rienm’arriverdegrave. Jemesentais plus forte, je pleurais moins. Je commençais presque à essayer de dire non. Devant cetterésistance naissante, mon père était déstabilisé. Lui qui avait toujours agi de manière méthodique etsilencieuse commençait à agir de façon impulsive. Me sentant plus forte, il tentait de me briser tantphysiquementquemoralementeninventantdenouvellesbrimades.Ilme répétait sans cesse que je ne saurai jamais rien faire d’autre que leménage. Je devais donc
régulièrementnettoyerlacuisineaprèsleurrepasdusoir,auqueljen’avaispaseuleprivilèged’assister.Jedevaisdébarrasser leur table,passer lebalai, laver.Quand il trouvaitunpapierpar terre, ilme lefaisaitmanger.«Commeça,tuapprendrasoùsetrouvelapoubelle»,disait-il.Parfois,quandj’allaismecoucher,jesentaisquelquechosededursousmonoreiller.C’étaitdestasses
oudesverresengénéral,danslesquelsj’avaisbuetquejen’avaispasrangés.
L’émissionderadioapprochant,latensions’estaggravéedejourenjouràlamaison.Un soir, mon père rentra du travail particulièrement énervé. Il devait partir le lendemain en Côte
d’Ivoire, pour trois jours, dans le cadre d’un projet industriel. La perspective de ne pas pouvoirsupervisermontravailaupianopendantcetemps-làlemettaitdanstoussesétats.À peine étions-nous installés devant l’instrument que les coups ont commencé à pleuvoir car rien
n’étaitassezbien.Mes traitsn’étaientpasréguliers,mesnuancesneconvenaientpasmalgré toutemonapplication.Toutd’uncoup,alorsquejenem’yattendaispas,jereçusuncoupdepieddansl’ainedroite.
Souslaviolenceduchoc,jesuistombéedutabouretsurlegenougauche.Lelendemain,àmonréveil, j’avaisdumalàplier la jambeetungroshématomes’étaitconstituéau
niveaudel’articulationdemongenou.Jen’airienditàmamèrecarjevoulaisprofiterpleinementdecestrois jours de liberté loin demonpère.Lesmoments que nous passions toutes les trois lorsqu’il étaitabsentétaientsimples,maispourtantsimerveilleux.Mamèremelaissaittotalementlibredemontempspassédevantlepianoetnemefaisaitaucuncommentaire.Jepouvaisalorslireetécouterdelamusiqueàmaconvenance.Lesoir,ellenouslaissaitregarderavecellelefilmdevingtheurescinquante,touteslestroisblottiesdanslemêmesacdecouchage.Pourmoi,c’étaitlebonheur!L’état demongenou, lui, ne s’améliorait pas.L’articulation était particulièrement gonflée et ungros
œdème de la jambe était apparu. Je me décidais enfin à en parler à ma mère qui m’emmenaimmédiatement chez le médecin. Celui-ci me prescrivit une attelle et des béquilles pour reposer majambeafindediminuerl’inflammationdel’articulation.Quandmonpère futde retouraprès trois jourspassés tropvite, il s’inquiétade l’étatdema jambe.
Dans ces conditions, je pouvais difficilement plierma jambe etme servir de la pédale de gauche dupiano.Ildécidadoncdem’emmenerauxurgencesdel’hôpitalleplusproche.Onm’ygardaunoudeuxjoursafinderéaliserdesexamenscomplémentaires.Dansleservicedemédecineinterneoùjefust-ransférée,jerencontraisl’interneetlachefdeclinique
ainsi que le personnel paramédical. Ils devaient avoir déjà lu le compte rendu des urgences oùj’expliquaisêtretombéedutabouretcaraucund’euxnemeposalamoindrequestion.Nisurmajambenisur ma maigreur. J’avais l’impression d’être inexistante. Cette attitude ne m’incita pas à me confier.J’étaispersuadéequejeneseraispascrueetquemonpèremeferaitpayerd’avoiroséparler.Ilvenaitmevoirl’après-midiavecmamèreetappelaitlemédecinmatinetsoirpoursavoirsiundiagnosticavaitétéposé.Deuxjoursaprèsledébutdemonhospitalisation,etsansquel’onm’enaitinforméeaupréalable,un
psychiatreseprésentadansmachambre.Ils’assitsurunechaiseàcôtédemoietmedemandadebutenblancsi,parhasard,jen’avaispaslulaPsychopathologiedelaviequotidiennedeFreud.J’avouequ’àl’époque,jenevoyaispasvraimentoùilvoulaitenvenir.Jen’avaisque14ansetFreudnefaisaitpaspartiedemesclassiques.Aprèstroisjoursdereposaulit,majambeavaitretrouvésataillenormaleetl’hématomeétaitentrain
des’atténuer.Jefusdoncautoriséeàsortirdel’hôpital,enconservanttoutefoisl’attelleaugenouetlesbéquillesquelquesjours.Majambeétaitencoredouloureuseetjepeinaisàposerlepiedparterre.
Àpeinederetour,ilfallutseremettreaupianopourrattraperleretardpris.Lasollicitudedontmonpèreavaitfaitpreuveàsonretourdevoyageavaitdisparu.Silesmédecinsn’avaientrientrouvé,c’estquejen’avaisrien.Ilmefitdoncenlevermonattellepourtravaillermonpianoetce,malgréladouleur.
Quelquesjoursplustard,lecompterendudemonhospitalisationarrivaparlecourrier.Jetombaidesnuesenlelisant.Lesmédecinsconcluaientàun«probablesyndromedeMünchhausen»,insinuantainsiquejemeserais«auto-infligé»cetteblessure.Mesexamensetanalysesdesangétaientnormaux.Mesparentss’étaientmontréscharmantsettrèsimpliqués.J’étaisanorexique.L’équationétaitvitefaite.Iln’yavait visiblement pour eux qu’une seule solution : je m’étais fait tout cela moi-même pour attirerl’attention.Hypothèsebienpratiquepourquineveutpasperdresontemps.Cettelecturefutpourmoiunchoc.Jemerendiscompteàcemoment-làqueMmeMarionavaitraison.
Pourl’instant,jen’avaisrienpourmoi,sicen’estmaparole.Parolequinepèseraitvisiblementpasbienlourddevantlastaturedemonpèreetl’imagedeparentaimant,équilibréetsouriantqu’ilinspiraitauxautres.L’anorexiedanslaquellejemeretrouvaisplongéem’avaitfaitentrerdanslacasedespatho-logiesmentales.J’avaisl’impressionqu’ellemefaisaitperdretoutecrédibilité.Jedécidaisdoncdésormaisque
CHAPITRE17
FRANCEMUSIQUE
Avec ma perte de poids, j’avais beaucoup de mal à me concentrer. Mes doigts ne voulaient plusavanceraussivitequ’avant.L’émissionapprochaitàgrandspasetlesrépétitionsdevenaientdeplusenplusdifficilespourmoi.Unsamedimatin,alorsquej’avaisénormémentdemalàpasserladeuxièmepagedeFeuxfollets,ma
mèrevintnouschercherpourmanger.Àmagrande surprise,monpèrene s’yopposapasetme laissavenirdanslacuisineaveceux.Vulescirconstances,j’étaisméfiante.Jemesuisassiseàmaplaceà table, touten le surveillantducoinde l’œil.Mamèreavait faitdes
spaghettisàlabolognaisemaisjenemangeaisplusdepâtesdepuisunbonmomentdéjà.Une fois servie, je contemplaismon assiette enmedemandant comment j’allais pouvoir échapper à
cela.Monpèrem’observait.Toutd’uncoup,ils’estlevéetm’aattrapéeparlescheveux.Aprèsm’avoirrenversélatêteenarrière,ilessayadem’enfoncerunefourchettedepâtesdanslabouche.Jetentaisderésisterengardantmes lèvresbienserrées. Ilm’aalorsbloquéecontreson torseen immobilisantmesbrasetm’abouchélenez.J’étaisenapnée.Mamères’estlevée.«Jeneveuxpasvoirça.»Marie,restéeassise,étaithorrifiéeparcetteviolence.Ilétaitextrêmementrarequ’elleoumamèreen
soienttémoins.D’habitude,toutsepassaitderrièrelaportedelasalledejeu.«Maintenant,tulalâches»,hurla-t-elletoutd’uncoup.Surpris,monpèredesserrasonétreinteetquittaàsontourlapièceaprèsavoirfaitvalsersonassiette
parterre,decolère.Enarrêtantdemanger,jevoulaislefaireréagirpourqu’ilchanged’attitudeenversmoietdevienneplusgentil.Ilpercevaitenréalitémonanorexiecommeunobstacle.Unobstaclequiluirésistait.Mêmeparlaviolence,ilnepouvaitlesurmonter.Cetteimpuissancenefaisaitqu’amplifiersarage.
Aprèslerepas,noussommesretournésaupianopourcontinuerdetravaillerlesFeuxfollets.Àpeineladeuxièmepageentamée,ilquittalapiècecommeunefurie.Jenevoyaispasquellefautej’avaisbienpufairepourengendrerunetelleréaction.J’étaistétanisée.Jel’aientendumonterl’escalier.Ilétaitvisiblementdansmachambre.Leplacarddemonarmoirea
claquéetlafenêtres’estouverte.J’étaispersuadéequ’ilétaitentraindejeterdeslivres,desCDetdesvêtements.Toutd’uncoup,ilestredescendu,estrentrédanslasalledejeuetm’aempoignéeparlescheveux.Il
m’atraînéejusquedansmachambreetm’ajetélapetiteradioquejegardaiscachéesousmonmatelasàla figure.Ellem’a atteint au coin de l’œil et a fait valsermes lunettes. J’aurais dû la cacher dans lachambredeMarievendredisoir,maisj’enavaisbesoinetjevoulaislagarderprèsdemoi.Cetteradioétaitmonunique lien avec lavie.Ellemepermettait dem’évader etm’empêchait de sombrerdans ladépression. Dès que j’avais le droit d’aller me coucher, je me branchais sur les libres antennes etnotammentcelledeDifoolsurFunRadioquimedétendaiténormément.Parfois,jeriaistouteseulesousmescouverturestellementilétaitdrôle.Lesauditeursappelaientpourluidemanderdesconseilsetàcemoment-là,j’avaisunpeul’impressiondeprendrepartàleurconversation.Jemesentaisdecemonde.Tombéeparterre,mapetiteradioétaitfichue,maisjen’euspasletempsdem’apitoyersurmonsort.
Mon père m’a agrippée de nouveau par les cheveux. J’ai essayé de me débattre, mais j’ai perdul’équilibreetjesuistombée.Ilm’atraînéeainsidanslecouloir.J’étaiscouchéesurledosetjesentaismescheveuxsedécollerdemoncrâne.J’essayaisdeluttercontrelatractionqu’ilexerçaitsurmoncuirchevelu en appuyant sur ma tête avec mes mains. Elle me brûlait terriblement. Il me fit descendrel’escalier tête la première et sur le dos.À causedemamaigreur, j’avais les os exposés et seulementprotégéspar lapeau.Lesvertèbresdemacolonneétaient trèsapparentes,etchaqueheurtdesmarchesprovoquaitunevivedouleur.Jeperdisquasimentconscience.J’étaisdansunétatdeflottementétrange.MamanetMarie,quivenaientd’assisteràlascène,suppliaientmonpèredemelâcher.Ellesavaient
l’airterrifiées.Sansmêmeunregardpourelles,ilm’emmenajusquedevantlasalledejeuetmelâchacommeunvulgairepaquet.Jemerelevaipéniblement.Ilmepoussaàl’intérieurdelapièceetrefermalaportederrièrelui.Nousavonsrecommencéàtravailler.
Lelundimatin,àlarécréationdedixheures,jemesuisprécipitéedanslebureaudeMmeMarionetj’aiacceptépourlapremièrefoisqu’elleappellelemédecinpourréaliserunconstatdecoupsetblessures.LeDrMartin vintme voir dans l’après-midi. C’était une femme très douce, pleine de tact. Je lui aimontrélesbleusquej’avaisaubrasdroit,àlacuissegauche,auniveaudel’œiletdansledos.Après lesavoir tousmesurés,elle rédigeasoncertificatenprenantsoinde retranscriremesparoles
tellesquelles.
Quelquesjoursplustard,l’émissionderadioeutlieuendirect.J’étaisencompagniedelachanteuseMarie-PauleBelleetd’ungroupedechanteursacapella.J’avais
un trac immense,bienplus importantencorequeceluique j’éprouvaisavantdemeproduiredevantunpublic.Jemedisaisquesijefaisaisunefaute,elleseraitentenduepartouslesauditeurscachésderrièreleur poste et, surtout, qu’elle serait enregistrée. Le premier morceau que je devais jouer était Feuxfollets.Toutsepassabien.Lepublicsemblaitconquisparmadextérité.Leursapplaudissementsmefirentchaudaucœur.J’étaisbeaucoupplusdétendue.Lesautres invitésfurentégalementextrêmementgentilsavecmoietfirenttoutpourmemettreàl’aise.LeScarbo,puislenocturnedeChopin,furenteuxaussitrès bien accueillis.Monpère etM.Demarsky étaient contents demoi.Pourmapart, j’étais soulagéed’avoirsurvécuàlasemaineterriblequivenaitdepasser.Désormais,jelesavais,sijenepouvaispasm’échapper,jemourrais.
CHAPITRE18
ACCESDEFOLIE
Au début dumois demars,M. Demarsky, qui avait pourmoi des rêves de grandeur,m’imposa unnouveau challenge. Il voulaitm’inscrire au concoursChopin, un concours international de très grandeenvergure.Pourunpianiste,gagnerceconcours,estlesigneann-onciateurd’unebrillantecarrière.Monpèreétaitravidecetteproposition.IlappréciaitbeaucoupM.Demarskycarilsavaienttouslesdeuxpourmoilamêmeambition.Pourma
part, jen’avaisplusaucunesympathiepourmonprofesseur.Unsamedi,alorsqu’ilvoulaitmemontrercommentmieuxjouerunpassage,ilmedemandademeleverdutabouretenm’attrapantparlebras.Sanslevouloir, ilmeprovoquaunedouleur importanteenappuyant surunhématome. Jenepus retenirunegrimace.Ilmedemandaalorscequ’ilavaitfait.Jeremontaismamancheetluiexpliquaisquej’avaisunbleu. Il compritvited’oùprovenaitcetteblessurecar il regardamonpère. Il esquissaunpetit souriregênéetdit:«Ah!Leschosesnesontpassimples!Maissituétaisunpeuplusgrosse,lesbleusneseverraient
pas.»Jeluiauraispardonnésid’autresépisodessemblablesnes’étaientpasproduitsparlasuite,ets’ilne
m’avaitpasditclairementunjour:«Jecomprendsunpeutonpère,carparfoistun’écoutesrien.»Il avait accepté d’être le complice demon père en ne condamnant pas son attitude. Il préféraitme
sacrifierpourm’emmenerausommetetenrécoltertousleshonneurs.
Le concours Chopin me faisait peur car je savais que le vainqueur n’avait d’autre choix que des’engagerrapidementdansunecarrièreprofessionnelle,totalementdédiéeaupiano.Celuiquiremportaitce concours était en effet invité à se produire avec orchestre dans plusieurs villes d’Allemagne etd’Europe.Lesconcertsenamenantd’autres,lasuiteétait toutetracée.Jenevoulaisabsolumentpasdecettevie.Jem’accrochaistoujoursàmesrêvesdemédecine.Dansl’optiquedeceprochainconcours,M.DemarskymefittravaillerlepremierconcertodeChopin.
Pourm’entraîner,ilavaitprévuquejelejoueavecorchestrelorsduconcertdonnéparlesélèvesdesaclasseauconservatoire,enavril.
Aulycée,lesconstatsdecoupsquejefaisaisrégulièrementlelundiavecMmeMarions’accumulaient.Elleétaittrèsinquiètepourmoietcommençaittoutdoucementàmeprépareràlasuite.Elleavaitpeurd’undrame.Peurquejeneprenneunmauvaiscoup.Peurquel’anorexienem’emporte.Elleétaittirailléeentre l’angoisse de me laisser rentrer chaque soir à la maison et celle que je me suicide après unsignalementauqueljen’auraispasétéassezpréparéepsychologiquement.
LematindusamedidePâques,quelquesjoursavantleconcert,nousnoussommemisaupianotrèstôt.J’étaisfatiguéecarj’avaistotalementperdulesommeil.J’écoutaislaradioetleslibresantennestoutelanuitsurmonWalkman.Mamèremel’avaitoffertencachetteaprèsquemonpèreavaitbrisémonpetitposte.D’emblée,monpèrem’ademandédeluijouerleconcertod’unboutàl’autre.Ilsemitderrièremoi,ce
qu’ilnefaisaitjamaisd’habitude.Jenepouvaispaslevoirdanslerefletdupiano.Jenepouvaispasmepréparer aux coups ni prévoir ses gestes. Impossible de me protéger. L’angoisse était en train de
m’envahir.Jenepensaisplusqu’àçaetenaioubliémapartition.Mesdoigtsontcommencéàtrembler.Jemesuisemmêlélespinceauxdansuntraitpérilleuxdutroisièmemouvement.Ilm’aempoignéeparlescheveuxetm’aclaquélatêtecontrelestouches.Lacacophoniefutterrible.J’avaislesoufflecoupé.Ilmelâchatoutaussibrutalementetpartitenclaquantlaporte,danslesilenceleplustotal.J’étaispétrifiée.Quelquessecondesplustard,laportes’estouvertedenouveau.Ils’estdirigéverslafenêtreetafermélesvoletsavantderessortir,enm’enfermantàclé.Sansunmot.Jenebougeaistoujourspas.J’étaisauxaguets.Jel’aientendumonterl’escalierpuisleredescendre.Ilestrevenuversmoi,aouvertlaporteetm’adit:«Tuvasvoir.»Sesactesétaientincohérents.Ilallaitetvenaitfrénétiquementcommedansunaccèsdefolie.J’aisenti
que j’allais mourir. J’en étais sûre. C’était mon dernier week-end. Unweek-end de trois jours. Sansréfléchir,seulementguidéeparmoninstinctdesurvie,j’aiouvertlafenêtrepuislesvolets.J’aisautéetmesuismiseàcourirleplusvitequejepouvais.JecouraispouratteindrelaboulangerieaucoindelarueetappelerMmeMarionausecours.J’aientendulaported’entrées’ouvrir.Jemesuisretournéeetj’aivumonpère courirderrièremoi. Il avait dûentendre lebruit desvolets. Ilm’a rattrapée. Il n’y avaitpersonne dehors.Aucun voisin ne regardait. Je voulais hurler pour alerter quelqu’un,mais aucun sonn’estsortidemabouche.J’aiabandonnéetl’ailaissémetraînerparlescheveuxjusqu’àlamaison.Detoutefaçon,jen’avaisaucunechance.Dèsquenoussommesarrivésàlamaison,ilm’ajetéeparterresurlecarrelagedel’entrée.J’étaissur
leventre.D’unemain,ilm’amaintenulatêtecontrelesol,del’autreilm’amislesdeuxmainsdansledosetaappuyésongenoucontremondos.Ilm’écrasait.J’étaisàmoitiéconsciente.JesavaisquemamanetMariel’imploraientdemelaissertranquille,maisjeneréagissaisplus.Auboutdequelquesminutes,il me demanda si j’étais calmée et prête à travailler sérieusement. Sans attendre ma réponse, il m’alâchéeetnoussommesretournésdanslasalledejeupourtravailler.
Lelundimatin,j’aiprétextéalleracheterdupainetj’aiappeléMmeMariond’unecabinetéléphonique.Je lui ai raconté ce qui s’était passé pendant le week-end et je lui ai dit que j’étais prête pour lesignalement.Jenevoulaisplusresterchezmoi.Dansl’aprèsmidi,monpères’estabsentéquelquesheurespourallerfinirdesdossiersautravail.Mme
Marionetmoi,nousnoussommesarrangéespournousvoirdansl’après-midi,surleparkingdésertducentre commercial quine se trouvait pas loinde lamaison.Elle avait réussi à trouverunmédecindegarde qui pouvait faire le constat de coups. Nous avons beaucoup parlé et elle m’a dit qu’elles’occuperaitdefairelesignalementdèslelendemainaulycée.Ilnemerestaitplusquequelquesheuresàtenir.
CHAPITRE19
LESIGNALEMENT
Àplusieursreprisesdansl’année,MmeMarionavaitconvoquémamèreaulycéeàl’insudemonpère.Audépart,ellevoulait luiparlerdemapertedepoids.Mamères’étaitbienrenducomptequej’avaisbeaucoupmaigri. Elle avait remarqué que je fuyais les repas. Pourtant, elle refusait d’admettre qu’ilpuisse s’agir d’anorexie. Elle trouvait queMme Marion en rajoutait un peu. Elle avait été cependantd’accordpourquejevoieunpsychologueafindepouvoirenparler.Aufuretàmesuredeleursrencontres,MmeMarionamenamamèreàluiparlerdesproblèmesqueje
rencontraisà lamaison.Toutcommepourmoi,cesentretiensfurent lapremièreoccasiondonnéeàmamère de se libérer. Tout comme pourmoi, le silence et l’angoisse accumulés depuis tant d’années sedéversèrentdansuntorrentdemotsetdelarmes.Pourtant,audébut,mamèreétaitencoreambiguë.Sielleétaitbienconscientedemasouffrance,elle
n’arrivait pas à voir en mon père, son mari, un bourreau. Peut-être voulait-elle encore le nier pouratténuersonsentimentdeculpabilité.Peut-êtrequevoirlavéritéenfaceétaittropdifficile.ElleexpliquaàMmeMarionque j’avaisundonextraordinaire,que j’étaisunevirtuose.D’aprèselle,monpère, trèsdévoué,voulaitmedonnerlechoixà18ansd’êtreunegrandepianisteoudepoursuivredesétudes.«Monmaripassetoutsontempsavecsafille.C’estunpèreparfait.Ilrentredutravailetsemettout
de suite au piano avec Céline, jamais de répit, jamais de vacances. Que voulez-vous, il a été élevécomme cela. C’est grâce à l’acharnement de son père que mon mari est devenu ingénieur et qu’il aaujourd’huiuneexcellenteréussiteprofessionnelle.»Ma mère n’avait jamais pu se confier à quelqu’un sur notre situation. Elle se sentait seule et
impuissante.Ellen’avaitjamaiseulaforcedequittermonpère.D’abordparcequ’ellepensaitperdrelagardedesesenfantsencasdedivorce.Ensuiteparcequ’elleaimaitmonpèreprofondément,malgrétout.Aufildeleursrendez-vous,souventaprèsdesconstatsdecoups,MmeMarionréussitpeuàpeuàluifaireadmettrelagravitédelasituation.
Aprèsleweek-enddePâques,jesuisretournéeaulycée.MmeMarionm’yattendait.Nousavonsparlélonguementdusignalementetdesesconséquencespourmoi.D’aprèselle,siunsignalementétaitenvoyéaujuge,jeseraiscertainementretiréeàmafamille.MmeMarionmedemandasiunepersonneducôtédemamèrepourraitm’accueillir.JenevoyaisqueChristine,lasœurcadettedemamère.Jelaconnaissaisfinalement peu mais je l’aimais beaucoup. Les rares fois où nous montions dans l’Est nous avionsséjournétoujoursdanslafamilledemonpère.C’est toutjustesimamèreavait ledroitdepasserdirebonjourauxsiens.Christine ne se doutait pas une seule seconde de notre situation car nimamère nimoi n’en avions
jamaisparléàquiquecesoitdelafamille.Encemardiaprès-midi,MmeMarionpritcontactavecelleetluiexpliqualasituation.Elletombadesnues.Souslechoc,elleacceptaimmédiatementdem’hébergersijevenaisàêtreplacée.J’étaistrèsenthousiasteetmêmeheureuseàl’idéed’unenouvelleviechezelle.Àcemoment-là,mêmesij’avaisunpeupeurdesconséquencesdusignalement,medirequej’allaisvivrechezChristineétaitunedélivrance.Chezelle,lavieseraitbeaucoupplusdouceetbeaucoupplusdrôle.AprèsavoireuChristineautéléphone,MmeMarionconvoquadenouveaumamère.Ellereconnutpour
la première fois, en larmes, qu’elle était incapable de me protéger. Je pense que le week-end passél’avaitvraimentmarquée.Ellen’avaitjamaisassistéauxscènesdeviolencequem’infligeaitmonpèreetjeneluienparlaispasnonplus.Pourlaprotéger.Pourqu’ellenesouffrepas.
Mais,depuisqu’iln’arrivaitplusàmaîtriseretàcachersacolère,Marieetelleassistaientdeplusenplussouventauxbrutalitésdontj’étaisvictime.DanslebureaudeMmeMarion,mamèreréalisaquelesignalement était inévitable pour que cette violence s’arrête. Elle avait néanmoins l’impression depoignardermonpèredansledos.Avecnotreaccordàtouteslesdeux,MmeMarionseréunitdoncaveclemédecinscolaire,l’assistante
socialedulycéeetmapsychologue,pourlancerlaprocéduredesignalement.
Enmeréveillantlelendemainmatin,j’étaisterrorisée,ettoutsebousculaitdansmatête.Jeregrettaisinfiniment d’avoir accepté le signalement. J’avais l’impression d’avoir trahi mon père et d’êtreresponsable de la destruction de ma famille. J’étais persuadée qu’il allait le deviner, rien qu’en meregardant,etqu’ilallaitmetuer.J’avaisaussitrèspeurqu’ilnesesuicides’ilavaitdesennuisaveclajustice.Jusqu’àprésent,mavieavaitétérégléecommedupapieràmusiqueetcetteroutineimmuable,même
terrifiante,m’offraituncadrerassurant.Cesignalementmeplongeaitdansl’inconnu.
Le signalement fut envoyé au parquet jeudi dans la journée, et nous fûmes convoquées pour lelendemain.Levendredimatin,monpèredutpartirenSuissepoursontravailtôtdanslamatinée.Ilnesedoutaitderien.Avantdepartiraulycée,mamèreetmoiavonspréparéunepetitevaliseavecquelquesaffaires.Nousdevionsnous rendre à labrigadedesmineurs et je savaisque jene rentreraispas à lamaison avec elle. J’éprouvais un sentiment difficilement descriptible. Un mélange de panique et desoulagement. Je me disais que mon calvaire était fini et que la vie chez Christine allait être bienmeilleure. En même temps, j’éprouvais une tristesse infinie pour ma mère et Marie. Je mesurais lechagrinquejeleurcausaisenpartantetj’enétaismalade.Unefoismesaffairespréparées,mamèrem’aconduiteaulycée.NousyavonsretrouvéMmeMarion.
Estelle,Laurence,Aurélie,LaureetSylvainétaientégalementprésents.Ilstenaientàmedireaurevoiretàmedonnerunelettreaccompagnéed’unpoèmedeBaudelaire,quej’aimaiscarilmettaitdesmotssurmessentiments:
Majeunessenefutqu’unténébreuxorage,Traverséçaetlàpardebrillantssoleils;Letonnerreetlapluieontfaituntelravage,Qu’ilresteenmonjardinbienpeudefruitsvermeils.
Après les avoir embrassés une dernière fois, je suis remontée en voiture, et nous avons pris ladirectiondelabrigade.
CHAPITRE20
AUDITIONETPREMIERPLACEMENT
À la brigade des mineurs, Mme Marion, ma mère et moi avons été reçues séparément. Je me suisretrouvéeseuledansunepièceavecunofficier,etunejeunefemmeassiseàcôtédelui,dontj’ignoraislafonction.J’aicommencépardéclinermonidentité.C’étaittrèssolenneletfroid.Lepoliciernemeregardaitpas.
Ilretranscrivaitcequejeluidisaissursonordinateur.Les formalités une fois terminées, il m’a demandé de lui raconter ce qu’il se passait à la maison.
Combiend’heuresdepianoest-cequejefaisaisparjour?Est-cequej’aimaislepiano?Tandisquejerépondaisàsesquestionsduboutdeslèvres,j’avaisl’impressionétranged’êtrehorsdemoncorpsetderegarderlascèned’enhaut.Jen’étaispaspréparéeàça.Jeregrettaisterriblementd’avoirparléàMme
Marion.J’étaisterrorisée,etlepeudecompassionquemetémoignaitcetofficiern’étaitpasfaitpourmerassurer.Ilm’aensuitedemandédeluidécrireavecprécisionlespunitionsdontj’avaisétévictimedepuistrois
ans.Jeleregardais,incrédule.Pourquoitroisans?Lesonzeautresnecomptaientpas?Jenesavaispasàl’époqueque ledélai deprescriptionpour cegenredeviolencesn’était quede trois ans.Néanmoins,j’aurais tellement voulu revenir en arrière à ce moment-là que je minimisais la situation en merecroquevillantdeplusenplussurmachaise.Faceàcetofficier,jen’osaispasraconterplusduquartdetoutcequejesubissaisquotidiennement.Cetteauditionétaituneépreuveterriblepourmoi.Jeportaisuneculpabilitéimmense.Jeculpabilisais
pourmonpèreetàcausedesennuisauxquels je l’exposais. Jeculpabilisaispourmamère, interrogéedans lapièced’àcôté. J’avais trèspeurque lespoliciers soientdursavecelle et la condamnent sanssavoir.Certes,ellen’avaitpasdivorcé.Ellen’étaitpaspartieennousemmenantavecellesoussonbras.Maisellem’avaitsoutenueencachettetoutescesannées.Elleavaittoutfaitpourmerendrelavieplusdoucemalgrétout.Elleavaittoujoursétélàpourmoi.Sanselle,jeseraismortedepuislongtemps.Siellen’étaitpaspartie,c’estqu’ellen’avaitpaspu.Parmanquedeconfianceenelle.Parmanquedecouragefaceàmonpère.Paramourpour lui,espérantchaque jourqu’ilallaitchangeretque lasituationallaits’améliorer.Elles’étaitprogressivementfaitetoutepetitedevantlatoute-puissancedemonpère.Aufildutemps,ilavaitréussiàlaconvaincrequ’ellen’étaitpasàlahauteurpournotreéducationetqueluiseulavaitlabonneméthode.Ellen’avaitpasmesurél’ampleurdelasituation,maisjedoisavouerquejeneluidisaispasgrand-chosenonplus.Monpèreetmoipassionslamajeurepartiedenotretempsdanslasalle de jeu. Tout ce qui se passait là-bas échappait àmamère car je neme plaignais jamais à elle.Aujourd’hui,elleréalisaitl’étenduedesdégâtsetenétaitterriblementmalheureuse.Elleavaittellementespéréavoirunefamilleidéale,unmariattentionné,unpèremerveilleuxetdesenfantsheureux!Etonseretrouvait là, toutes lesdeux, interrogéesdansunepiècesanschaleurde labrigadedesmineurs.Dansquelquesminutes,jeseraisplacéeetjepartiraisavecmapetitevalise.Nousaurionstrahimonpère,etellerepartiraitseuledanssavoiture,sansmoi.Sonrêvevenaitdes’effondrer.Lorsquenousnoussommesretrouvéesdanslasalled’attente,aucunedenousneparlait.Chacuneétait
enveloppéedanssatorpeur.Toutd’uncoup,nousavonssentiquequelquechosedegravesepassait.Lesofficierssontsortisdeleurbureauetl’und’euxestvenuverrouillerlaported’entréedelabrigade.L’undesescollèguesnousademandédevenirnousasseoirdansunepièce,aufondducouloir,dontilafermétouslesvolets.
«Quesepasse-t-il?demandaMmeMarion.–LepèredeCélineestenroutepourlabrigade»,répondit-il.
Stupeur.Uneimmensepaniquenousenvahitmamèreetmoi.MonpèreétaitcenséêtreenSuissepourleweek-end.Commentavait-ilpurevenirsivite?D’aprèslespoliciers,ilauraitappelémapetitesœur,restéeàlamaisonàcausedelavaricelle.Elleluiauraitditquenousétionspartiespourlabrigadedesmineurs.Nous sommes restéesdanscettepiècependantde longuesminutes, rempliesd’angoisse. J’imaginais
déjàmonpère,arméd’unfusildevantlabrigadedesmineurs,essayantdenoustuerpournouspunir.Jeme voyais morte une fois de plus et l’attitude des officiers n’était pas faite pour me rassurer. Lelieutenant-chefdelabrigadeestvenunousvoir.Ilnousaexpliquéquemonpèren’étaitpasencorearrivé,maisqu’ilétaitpréférabledem’évacuer.La séparation d’avec ma mère, déjà extrêmement douloureuse, fut d’une brutalité terrifiante. Nous
n’avonspaseuletempsdenousembrasser.Nousn’avonspaspunousdirecombiennousnousaimions,niquenouspenserionsl’uneàl’autre.Ilfallaitpartirvite.JelaissaisderrièremoimamèreenlarmesetMmeMarionlivide.J’aisuivilelieutenantdansleparkingdelabrigade.Ilétaitaccompagnéd’uncollègue.Ilsm’ontfait
allongersurlesiègearrièredelavoiturepourquel’onnemevoiepas.Noussommessortisduparkingàtoute allure pour gagner l’hôpital le plus proche. J’avais l’impression d’être dans un mauvais filmaméricain.D’autant plus qu’en réalité,mon père ne s’était jamais rendu sur les lieux. Il était bien enSuisse, comme nous le pensions ma mère et moi. Il avait eu Marie au téléphone, mais ces portesbarricadées,cesvoletsfermés,cetteangoissesupplémentaire,toutavaitétéprovoquéparunemauvaiseinterprétationdel’appeldemonpèreàlabrigadedesmineurs.
CHAPITRE21
PLACEMENTSOUSX
Lespoliciersm’ontemmenéedansleservicedepédiatrie.Unechambrem’attendait.Ilsontdéposémavalisesurlelitetm’ontlaisséeseuleetcomplètementperdue.Jesuisdevenue lapatienteXde lachambrenuméroquatre.Monnomn’était inscritnullepart.Tout
étaitremplacépardesXpourquemonpèrenepuissepassavoiroùj’étais.Leplacementétaitsecretsurdécision du procureur de la République et faisait suite à une ordonnance de placement provisoire.Finalement,jen’étaispaslaseuleàavoirpeurdemonpèreetdesesréactions.
Lespremiersjoursdansleservicefurentdifficiles,maislepersonnelétaitd’uneextrêmegentillesseavecmoi.Jepleuraisbeaucoup. Jen’avais aucunenouvelledemamère.AucunenouvelledeMarie et aucune
nouvelle de mon père. J’avais très peur qu’il leur soit arrivé quelque chose. Ma mère me manquaitterriblement. J’étais désespérée et seule, mais Corinne, l’éducatrice, venait me voir le plus souventpossiblepourdiscuteravecmoi,etlesaides-soignantesfaisaientensortedemechangerlesidées.Progressivement, jeme suis liée d’amitié avec les autres enfants du service qui étaient hospitalisés
pour un long moment. Nous formions un petit groupe soudé, toujours ensemble. Le temps semblaits’écoulerplusviteàleurcôté.Leilaétaitdanslachambrenumérotrois.C’étaitunepetitefillede6ansatteinted’unetuberculoseosseuse.Elleétaitemprisonnéejouretnuitdansuncorsetquilafaisaitsouffrir,maisneperdaitjamaislesourire.Franck,lui,estarrivéunesemaineaprèsmoi.C’étaitungarçonaffoléde9ans,placéluiaussisousX.Àsonarrivée,ilpassaitsesjournéesrouléenbouledansleplacarddesachambre.Agnèsétaituneadolescentedemonâge,unpeubizarremaisgentille.Ellepassaitsontempsàcherchercommentellepourrait semutiler.Voir sonsangcouler la fascinait.Ellenous faisaitunpeupeur.Enfin,ilyavaitThomas,14ans,quiétaithospitalisépoursatroisièmetentativedesuicide.Ilavaitavalédesmédicaments.Nousavionspeudepointscommunsmaisnousnousentendionsbien.Nous étions tous raides dingues de la chanson du groupeManauLa Vallée de Dana et quand elle
passaitàlatélénousmettionsl’ambiancedansleservice.LaCoupedumondedefootballde1998venaitégalementégayernos journées.Aufuretàmesuredesmatchsgagnés,nousdevenionsdevraisfansdel’équipedeFrance.Nousn’enrationsaucun.France-Italieresteraàjamaisgravédansmamémoire.Cejour-là,envoyantlarencontreàlatélévision,j’aivuFranckrirepourlapremièrefois.Celapeutparaîtreanodin,maiscetévénementsportifm’aaidéeàfranchirceterriblecapgrâceàlaferveuretàlajoiequ’ilm’aprocurées.En dehors desmatchs, Corinne nous emmenait prendre un peu l’air dans le parc de l’hôpital. Elle
organisaitdes jeuxde société,desatelierspeinture,des séancesde lecture. J’arrivaispeuàpeuàmedétendre,malgrémapeine.
Enraisondemonplacementsecret,jen’avaispasledroitdesortirseuleduservice.Jen’avaispasnonplusledroitdeprendrecontactavecmamèreouMarie.Lasolitudequel’onm’imposaitétaitinjusteetdifficile-mentsupportable.J’étouffais.Laseulepersonnequim’appelaitrégulièrementétaitMmeMarion.Grâceàelle,j’avaisquelquesnouvellessuccinctesdemafamille.Elle m’expliqua que mon père avait été convoqué à la brigade des mineurs. Les policiers avaient
égalementréentendumamère.Àl’issuedeleursauditions,onleuravaitnotifiéleurgardeàvueàtouslesdeux.Ilyavaitcependantunproblème.Marie,quin’avaitque11ansàl’époque,étaitclouéeaulitavec
lavaricelle.Ilétaitimpossibledelalaisserseuleàlamaison.Deuxpoliciersavaientétéchargésdelarécupérerafinqu’ellesoitplacéeenfoyer le tempsque lagardeàvuedemamèreoudemonpèresetermine.Lorsqu’ils sont arrivésdevant lamaison,Haydnaaboyéde toutes ses forces. Ilsont eubeausonner,Marien’apasrépondu.Ilssontdoncrepartissanselleetontdûleverlagardeàvuedemamère,afinqu’ellepuisserentrers’enoccuper.
Lorsdesonaudition,monpèrenia totalement lesfaits.D’accordjefaisaisbeaucoupdepiano,maisc’est parce que j’étais extrêmement douée. Il ne me frappait pas, ou rarement, et toujours en faisantattentionàcequelaceinturenemefassepastropmal.Songesteétaitprétendumentcontrôlé.Sij’étaissimaigre,c’estquejen’avaispassupporténotredéménagementenrégionparisienne.J’étaistrèsdéprimée,selonlui,deneplusvoirmesamis.Ilavaituneexplicationpourchaquechose.Malgrélesconstatsdecoupsqu’ilsavaientenleurpossession,etlesauditionsdemamèreconfirmant
mesdires,uneconfrontationentremonpèreetmoidutêtreorganisée.Elledevaitavoirlieuavantlafindesagardeàvue.Jenem’attendaispasdutoutàunetelleépreuve.Jenesavaisd’ailleursmêmepascequec’étaitjusqu’àcequelapsychologueduserviceviennem’enparler.Ellem’expliquaunpeucommentleschosesallaientsepasser,pourquejenesoispastropchoquéeunefoissurplace.Aulieud’avoiruneffetapaisant,cettediscussionm’affola.J’avaispeurdemeretrouverfaceàlui.Peurqu’ilnesemetteencolère.Peurqu’ilnesejettesurmoietmetue.J’imaginaislepire.Lelendemainendébutd’après-midi,deuxofficiersdepolicevinrentmechercherpourm’emmenerde
nouveauàlabrigade.Surplace,jeretrouvaislelieutenant-chefquej’avaisvulapremièrefois.Ilmefitentrerdansunepièceoùse trouvaientdeuxbureauxquise tournaient ledos.L’un, faceà la fenêtre,etl’autre, près de la porte. Jeme suis assise sur ses indicationsdemanière à tourner le dos à la porte.L’angoisseétaitàsonparoxysme.Lelieutenants’estaccroupipourêtreàmahauteuretm’aexpliquécequ’ilallaitsepasser.«Céline,nousallonsfairevenirtonpère.Ilvas’asseoirsurlachaisequiestderrièretoidemanièreà
cequetunesoispasobligéedeleregardersitunelesouhaitespas.Ilnepourrapastetouchercarjeresteraisentrevousdeux.Jereliraitadéclarationenm’arrêtantdetempsentempspourtedemandersituconfirmestesdires.Jedemanderaiégalementàtonpèredes’expliquersurlesfaitsquetudénonces.Tuasbiencompris?»J’avaiscompris,maisj’avaispeurqueleschosesnedérapent.Personnenem’avaitprotégéejusqu’à
maintenant.Pourquoicelachangerait?Aprèsquelquesminutesd’attente,j’aientendudanslecouloirdesbruitsdepas,puisdemenottes.J’aicomprisqu’ils’agissaitdemonpère.Ilavaitdormipourlapremièrefoisdesaviedansunecellule.Lorsqu’ilestentrédanslapièce,jen’aipum’empêcherdemeretournerfurtivement pour le voir. On lui avait enlevé sa cravate et retiré ses chaussures. Il avait l’air livide.J’étaisécraséeparlaculpabilité.Ils’estassisderrièremoi,àl’autrebureau.Ilnevoyaitquemondos.Moi,jeregardaislafenêtreenpriantpourquecetteconfrontationsepassevite.J’avaisdumalàrespirer.L’ambianceétaitélectrique.Le lieutenant-chef s’esteffectivementmisdeboutentrenousdeuxetacommencéà liremapremière
audition.Réentendremadéclarationdanslabouchedequelqu’und’autreétaitunsupplice.J’avaishontede moi. Je revivais chaque instant décrit. Le policier s’arrêtait de temps en temps pour demandersèchementàmonpèresicequejedisaisétaitvrai.« Alors,M. Raphaël, vous croyez que votre fille ment sur tout cela ? Vous la voyez votre fille ?
Regardez comme elle estmal.Vous pensez qu’elle pourrait être dans cet état si rien ne s’était jamaispassé?–Jemaintiensmesdéclarations,sebornaitàdiremonpère.–Monsieur, jecontinuedelirelesdéclarationsdevotrefille:“Monpèremefrappaitrégulièrement
aveclaceinture,dansledosetsurlescuisses.Ilmedemandaitdemedéshabiller.Ilmefrappaitaussiavecunepantouflequiavaitledessousenplastiquedur…”Quelpèrefaitcelaàsonenfant,M.Raphaël?–Jemaintiensmesdéclarations.–Etvouspensezquevotrefilles’estinfligéelle-mêmelescoupsquisontdécritsdanslesnombreux
constatsquenousavonsànotredisposition?– Ecoutez, il m’est arrivé de donner quelques petites tapes à Céline. Elle est en pleine période
d’adolescenceetatendanceàmerépondre.Jefaistoujoursattentionànepasluifairemal.Leproblème,c’estqu’ellemarquetrèsvite.»J’étaissixpiedssousterre.Ilniaittoutenbloc.C’étaittrèsdifficileàentendre.Unepartiedemoiétait
encolèredevanttantdedéni.L’autrepartieavaitterriblementpeurdessanctionsquipourraientluiêtreimposéessi leschosesallaientplusloin.Malgrétout, jen’avaispasmentiet jeconfirmaischacunedemesdéclarations.Cehuisclosdevenaitdeplusenplusinsupportablepourmoi.Laprésencedulieutenantnemerassurait
paset jecraignaisà toutmomentuneattaquedemonpère.Uncoupde folie. Jemesentaiscommeunanimal traqué et piégé.Tout d’un coup, j’ai commencé à voir flou. J’étais en sueur. Jeme suis sentiepartir et j’ai fait un malaise. Le lieutenant a alors abrégé mon calvaire en mettant un terme à laconfrontation.Ilademandéàmonpèredeseleverenpremier.«Vousn’avezrienàdireàvotrefille?–Non.»
Lorsqu’il est sorti de la pièce, j’ai de nouveau entendu le bruit des menottes et je l’ai entendus’éloigneraccompagnéd’unpolicier.
CHAPITRE22
FAMILLED’ACCUEIL
Jesuisrestéepratiquementtroismoisdansleservicedepédiatrie.Jem’ysentaisdemieuxenmieux.Si Agnès et Thomas avaient quitté l’hôpital depuis longtemps, Franck et Leila étaient toujours àmescôtés.Nousétionsdevenusdevraisamismalgrénosdifférencesd’âge.MmeMarionnem’avaitpaslaisséetomber.Ellem’appelaitrégulièrementpourmeremonterlemoral.
Elleétaitmonseullienavecl’extérieur.Pendant tout le temps passé à l’hôpital, je n’avais pu téléphoner à mamère qu’une seule fois. En
cachette.Ellem’avaitrassuréesursonétatetceluideMarieetm’avaitracontécommentleschosessepassaientàlamaison.Aprèslaconfrontation,lagardeàvuedemonpèreavaitétélevée,etilavaitétélaissé libre sous contrôle judiciaire. Il avait immédiatement pris un avocat dans le but unique demerécupérer.Ilétaitpersuadéd’êtrevictimed’uneerreurjudiciaire,sansm’entenirresponsable.D’aprèslui,MmeMarionetlesservicessociauxavaientprofitédemafragilitépourmemettredanslatêtetoutesleschosesquej’avaisracontéeslorsdemonaudition.Iln’avaitqu’unseulobjectif:merécupérer.
Unmatindumoisdejuillet,onfrappaàlaportedemachambre.Jemesuisalorsretrouvéefaceàunefemmebruneauxcheveuxmi-longs,d’unequarantained’années,
petitattaché-caseàlamain.«BonjourCéline, jesuisMmeBorno, tonassistantesociale,de l’Aidesocialeà l’enfance(ASE).Je
vienstechercher.Jet’emmènedanstafamilled’accueil».J’ensuisrestéebouchebéequelquessecondes,puisjemesuismiseàpleurer.J’avaisenfinréussià
m’adapteràceservice.J’yétaissereine.Jem’étaisfaitdesamis.Etelledébarquait,sortantdenullepart,pourvenirencoreunefoistoutchamboulerdansmavie.Jenevoulaispaspartird’ici.J’aifaitsemblantd’alleraux toilettesetm’ysuisenfermée.Jenevoulaispasallerenfamilled’accueil.JevoulaisallerchezChristine.MmeMarionmel’avaitpromis.Alertés,lesmédecinsduservicediscutèrentunmomentavecMmeBorno.Ilfutconvenuqu’ellelaisseà
l’équipesoignanteunpeudetempspourmeprépareraudépart.Elledevaitrevenirdanstroisjours.
Troisjoursplustard,jefismesadieuxàtoutlemondeetquittaileservicelamortdansl’âme.Jenesavais pas du tout ce quim’attendait ensuite. J’étais extrêmement triste de ne pas aller chezma tantecommej’avaispulepenseraudépart.Aprèsuneheuredetrajetenvoiture,noussommesarrivéesdansunecitépeuaccueillanteàl’ouestde
Paris.Une fois la voiture garée, nous avons traversé une barre d’immeubles enmauvais état avant depénétrerdansunpetithallsombre,taguédanslesmoindresrecoins.Lesboîtesauxlettresétaientcasséespour laplupart,et lesescaliersétaientsales. Ilmanquait lamoitiédesampoulesauplafond.Toutcelarendaitl’ensembleassezglauque.MmeBornosonnaàl’unedesquatreportesdupalierdutroisièmeétage.Unedameportantlevoilevint
ouvrir.Mme Bornome présenta alorsMme Mahmoudi. C’était une femme d’une quarantaine d’années,assezforte,quim’accueillitavecunlargesouriremaisunecertaineretenue.Beaucoupplusàl’aise,sesfillesjumellesde16ansseprésentèrentspontanémentàmoi.Lesprésentationsàpeineterminées,MmeBornotournalestalons.Ellemeplantaaumilieudusalon,ma
valiseàlamain.Ellenem’avaitpasditquandellereviendraitmechercher.Ellenem’avaitpaslaisséun
numérodetéléphoneaucasoù.Elleétaitpartieaussivitequ’elleétaitvenue.Sans attendre, une des filles deMme Mahmoudi me fit visiter l’appartement et me montra mon lit.
J’allaispartagersachambre.L’appartementétaittrèspetitmaisconvivial,avecunsalonmagnifiquementdécoré.Ilyavaitungrand
canapéd’angleetdebeauxtapisausol.Aucentre,setrouvaitunepetitetablebasseautourdelaquellelafamilleseréunissaitpourpartageruntajineaudéjeunerouaudîner.
Mêmesicesgensétaientaccueillants,lesjournéesétaientterriblementlongues.Jen’avaispasledroitdemettrelenezdehorssurordredeMmeBorno.Ellecraignaitapparemmentque
je cherche à voir mes parents alors que le placement restait secret. Je supportais difficilement cetenfermement. L’appartement était une vraie fournaise vu les trente degrés qu’il faisait à l’extérieur.J’avais l’impressiond’êtreune foisdeplusenprison. Jepassaismes journéesà lireouà regarder latélévision.Làencore,heureusementqu’ilyavaitlaCoupedumondedefootballpourm’évader.Les jumellesn’étaientpas souvent là.Leurpèrenonplus. Je restais leplus souvent seuleavecMme
Mahmoudi et le petit garçonde 5 ans qu’elle gardait certains jours de la semaine.Elle parlait peu lefrançais, ce qui compliquait énormément la communication entre nous. Il n’y avait que les appelstéléphoniquesdematanteChristinepourm’arracheràmasolitude.Ellem’encourageaitàgarderlemoraletl’espoird’êtrebientôtchezelle.Aufuretàmesurequelesjourspassaient,j’essayaisdem’intégrerdanscettenouvellefamille.Après
tout, je ne savais pas du tout combien de temps j’allais y rester. Jeme suis peu à peu liée avecMme
Mahmoudi.Elleétaitinsomniaqueetrestaitdelonguesheuresdevantlatélévisionlesoir.Elleregardaitleschaînesarabes.Mêmesi jen’ycomprenais rien, jeprenaisplaisiràvenirm’asseoiràcôtéd’elle.Nous essayions de discuter un peu avec lesmots et les gestes. Je lui avais demandé dem’apprendrel’alphabet arabe ainsi que quelquesmots utiles. Elle le faisait avec plaisir. Lorsqu’elle cuisinait desrecettes traditionnelles comme lepainou le tajine, ellem’appelaitpourque jevienneapprendreavecelle.Parsagentillesse,ellerendaitmonséjourplussupportable.
Au cours de mon séjour chez les Mahmoudi, je découvris que j’avais désormais une avocate, Me
Benoit,spécialiséedansladéfensed’enfants.Elleavaitéténomméed’officeetdevaitêtreàmescôtésàchaqueaudienceaveclejugedesenfants.MmeBorno,qui avaitdû se rappelerque j’existais, était revenue frapperà laporteà la findumois
d’août. Elle devait m’emmener au tribunal de grande instance afin que je rencontre la juge pour lapremièrefois.L’objet dema rencontre avecMmeBotani était la reconduction demonplacement, la persistance du
secretetlemaintiendel’interdictiondesdroitsdevisiteetd’hébergementpourmesdeuxparents.Pourmoi, le coupétaitdurà encaisser. Iln’étaitvisiblementpasquestionque jepuisse revoirmamèreoumême l’appeler. Il était encore plus improbable que je puisse partir vivre chez Christine. J’étaisterriblementdéçue.Si,àlamaison,j’étaislepantindemonpère,jemetrouvaisdésormaisprisedansunemachinejudiciairepourlaquellejen’étaisqu’unnumérodedossiertraitéentempsutile.Messentimentsetmesdésirsnerentraientabsolumentpasdanslescritèresdediscussion.
Peuavantlarentréescolaire,MmeBornoseprésentapourlatroisièmefoisàlaportedesMahmoudi.Aussibrutalementqu’ellel’avaitfaitàl’hôpital,ellevenaitmechercherpourm’emmenerdéfinitivementailleurs. Toujours sans me dire où. Ma valise préparée et mes adieux faits à Mme Mahmoudi, nousreprenionslaroute.
CHAPITRE23
LEFOYERDESENFANTS
Dans la voiture,Mme Bornom’expliqua qu’elle me conduisait dans un service d’accueil d’urgenceappelé le « foyer des enfants ». C’était un endroit où l’on pouvait rester jusqu’à neuf mois et quin’accueillaitpasplusdehuitenfantsàlafois.Ilsetrouvaitdansunepetiterésidencecoquettesituéeàquelqueskilomètresde l’appartementdesMahmoudi.Vuede l’extérieur, lamaisonnesedistinguaitenriendesautres.Sonintérieurauraitpuêtreceluid’unefamilleavecenfants.Leseuldétailquiramenaitàla réalité était un cadre accrochédans le salon.Onpouvait yvoir la photode chaque éducateur ainsiqu’untableaurécapitulatifdeleursjoursdeprésence.Aumoment de notre arrivée, l’éducatrice, Sophie, s’apprêtait à aller chercher les enfants au centre
aéré.Lesprésentationsfurentrapides.Àpeineletempsdedéposermavalisedansmanouvellechambreetjeduspartiravecelleencamionnette.MmeBornos’étaitdéjàéclipsée.Lepremierdîner fut l’occasionpourmoide faireunpeuplus connaissance avec les autres enfants,
ainsiqu’avecAnne,uneautreéducatrice,quiétaitdegardepourlanuit.Elletravaillaitaufoyerdepuisdes années. Assez froide au premier abord, elle ne se laissait pas marcher sur les pieds. Sous cettecarapace,jedécouvrisprogressivementunefemmedouceetattentiveàchacund’entrenous.Parmi les enfants, se trouvaientBertrand,9 ans,Kevin,10ans,Christelle, 16ans et sapetite sœur,
Julie,4ans.Leuraccueilfuttrèschaleureux.IlétaitprévuquejedormedanslachambredeChristelleetdeJulie.Nousnoussommestoutdesuite
bienentendues.Christelleétaitcontentedepouvoirparleràquelqu’undesonâge.Moi,j’étaissoulagéedenepasêtreseule.Ilrestaitencoretroissemainesdevacancesd’étélorsquej’aiemménagédanscefoyer.Leséducateurs
comptaientvisiblementenprofiterpournepastropnousavoirsurledos.Ilsm’ontdoncinscrite,commetouslesautres,etbienmalgrémoi,aucentreaéré.J’allaisrentrerenpremièreSetmesuisretrouvéeàjoueraufacteuretàlamarelle,dèslelundimatin,avecBertrand,Kevinetd’autresenfantsde10ans.Christelle n’était pas là pourme tenir compagnie car elle était en stage dans une boutique de prêt-à-porter.Lesdeux joursdebivouac forcés enpleine forêtmirentun termeà cetteplaisanterie, quelquesjoursavantlarentréescolaire.
Je ne pouvais pas retourner dansmon ancien lycée. Je fis doncma rentrée en première S au lycéePoincaré.Ilsetrouvaitàunedizainedeminutesàvélodufoyerdesenfants.J’étaisdoncautonomepourm’yrendre.Pourlapremièrefoisdepuislemoisd’avriljeretrouvaisunecertaineliberté.L’année scolaire s’annonçait bien. J’avais de très bons professeurs etme fis rapidement une bonne
amie, Sandrine. Au début, j’avais évité de parler à qui que ce soit de ma situation de peur d’êtrecataloguée«enfantdelaDDASS».Mesprofesseursdevaientêtreaucourantmais ilsnemetraitaientpasdifféremmentdesautresélèves.J’étaisconsciencieuseetj’avaisdetrèsbonnesnotespartout.Malgrétousmessoucisextérieurs,jepassaisdebonsmomentsencours.Sandrineyétaitpourbeaucoup.C’étaitune fille pleine d’humour avec qui je ne m’ennuyais pas. Sébastien, Anne, Claire, Laurent, Agnès etGuillaumesejoignirentànotreduo.Nousformionsensembleunpetitgroupesoudé.Auprèsd’eux,j’étaisuneélèvenormale etparfaitementheureuse.Nousavionsune relationparticulière et amicale avecnosprofesseurscarnousfaisionstouspartiedugroupedetêtedanslaclasse.Ilyavaitentrenousunepetitecompétitionquinousmotivaitpourprogresser.
Au foyer, Bertrand et Kevin retournèrent dans leur famille au début de l’année scolaire et furentremplacésparShyrineetMamadou.Shyrineétaitunepetitefillede10ans,placéeenraisondelaprécaritédesonpèrequil’élevaitseul.
Elle retournait néanmoins chez elle tous les week-ends.Mamadou, 11 ans, et samère étaient arrivésclandestine-mentenFrance,fuyantlaguerreenRépubliquedémocratiqueduCongo.Mamadouenportaitd’ailleurslesstigmates.Ilfaisaitdenombreuxcauchemarsetportaitdescicatricesd’impactsdeballesauniveaudesjambes.LamèredeMamadouavaitrapidementpuobtenirdespapiers,maisnetrouvaitpasdetravail. Elle vivait avec son fils dans des conditions très insalubres.Elle avait demandé aux servicessociauxleplacementdeMamadou,letempspourelledetrouverunemploietunappartementdécentpourl’accueillir.Christelle et Julie étaient toujours là. Elles avaient été retirées à leur père, mis en examen pour
agressions sexuelles. Christelle avait été sa première victime depuis son plus jeune âge. Il avait prisl’habitudede luidonnerdesanxiolytiquespour l’abrutir et la rendredocile afinde lui faire subirdesattouchementssexuels,puisdesviols.Elleavaitvécutoutesonenfanceaveccelourdsecret.Quandelles’étaitrenducomptequesonpèrecommençaitàinfligerlesmêmessévicesàsapetitesœur,elleavaiteulecouragedeledénoncerpourlasauver.C’étaitunefilletrèsfortedecaractère.Personnenepouvaitsedouterdesonterriblevécu,tantelledonnaitlechange.Toujourssouriante,unpeurebelle,ellemenaitàbien un CAP dans la vente. Son diplôme en poche, elle espérait trouver rapidement un emploi. Ellepourraitainsisubvenirauxbesoinsdesapetitesœurdontellesouhaitaitêtrelatutriceàsamajorité.Julie,quiavait4ans,paraissaitplusatteintepsychologiquementparlesagressionsdeleurpère.C’était
unepetitefillequineparlaitpasetquimaltraitaitsespoupées,surtoutauniveaudespartiesgénitales.Pourtant,malgrélesdénonciationsdeChristelleetlestroublesdeJulie,unjugeavaitaccordéaupèreundroit d’hébergement pour ses deux filles, chaque week-end. Cette décision ne semblait dérangerpersonne.Entoutcas,personnenes’eninsurgeait.Depuisquej’étaispartiedelamaison,j’entendaissanscessedescritiquessurmamère.Ellen’avait
pasdivorcé.Elleavaitlaisséfaire.Ellenem’avaitpasprotégée.MmeBornoluiavaitmêmeditunjour,alorsquemamèrecherchaitàconnaîtremonadresse:«Nousaumoins,onnelabatpas.»Pourtant,dansce«foyerdesenfants»,jenemesentaispasplusensécurité.J’avaisl’impressionque
les éducateurs étaient là pour faire leurs heures. Pas pour nous aider à allermieux. À part quelqueséducateursd’expérienceetdévoués,lesautresétaientbienincapablesdes’occuperdenous.Aïdafaisaitpartiedeséducateursquis’occupaientd’abordd’eux-mêmesavantdes’occuperdenous.Jenepeuxpasdirequ’ellen’étaitpasgentilleavecmoi.Nouspassionsd’ailleursdebonsmomentsànousraconterdeshistoiresdrôles,mais toutcelan’allaitpasplus loin.Nosrapports restaient trèssuperficiels.Unenuit,alors qu’elle était degarde, j’ai entenduunbruit d’explosiondans la cave. Je suis descenduevoir cequ’ils’étaitpassé.Lachaudièrefaisaitunbruitterrible.JesuisremontéeenquatrièmevitesseréveillerAïda.«Aïda,réveille-toi.Ilfautsortirdelamaisonetappelerlespompiers.Lachaudièrevaexploser.»Jelatiraisvisiblementd’unsommeiltrèsprofond.«Maisnon,cen’estrien.Net’inquiètepas.Retournetecoucher.–D’accord,situneveuxpastelever,jelesappellemoi-même.»
Jemesuisdirigéeversletéléphonedusalonetj’aiappelélacaserneprochedecheznous.Lepompierquej’aieuautéléphonem’aditdefaireévacuertoutlemondeavantqu’ilsn’arrivent.Finalement,aprèscetappel,Aïdas’estdécidéeàentendreraison.Nousnoussommesdonctousretrouvésdehorsenpleinenuitetenpyjama,pendantquelespompiers inspectaient lacave.Ilsmirent lachaudièrehorsd’étatdenuire.D’aprèseux,dixminutes,plustard,elleexplosaitetmettaitlefeuàlamaison.
Personnen’essayademevenirenaideparrapportàmonanorexie.Àcetteépoque,j’avaisbannitoutcequicomportaitdelagraissesousn’importequelleformeoudusucre,afindeperdretoujoursplusdepoids.J’avaisdeplusenplusdemalàmanger.Pourtant,jen’étaispasencoredansunétatderestrictionalimentairetropsévère.Ilauraitsuffitdepeud’effortsdelapartdeséducateurspourarrêterceprocessusdestructeur.Aucunnes’enpréoccupait.Lepetitdéjeuneravecsatartinedebeurreetdeconfitureétaitleseulmomentoù j’auraisencoreprisplaisiràmanger.Maisau foyer,c’était soitbeurre, soit confiture.Certainementpaslesdeux.Paréconomie.C’estdoncleventrevidequejepartaisdésormaisaulycée.Enrevanche,fairedeséconomiesn’étaitvisiblementpaslesoucid’Aïda.Levendredisoir,lorsqu’elle
étaitdegarde,ellenousemmenait,Mamadouetmoi,fairelatournéedesfast-foods.Unpeupournous,beaucouppourelle.Lepremierarrêt étaitdédiéaukébab.Petitdétourpar leMcDonald’soùAïda seprenaitensuiteunmenuburgeràemporter.Enfin,passagepar lapizzeriaetachatd’unepizza,avec ladeuxièmegratuite.Lecoffreremplidevictuaillesaufraisdelaprincesse,nousrentrionsaufoyer.Aïdas’installaitalorsà la tabledusalonpours’empiffrerdevantunbonfilm.Mamadouétait ravi.Denousdeux,ilétaitbienleseul.Lessoirsdesemaine,ilétaitimpensablepourleséducateursdemefairequelqueslégumesaulieudes
pâtesoudes fritespréparéespour lesautres.Cela leuraurait faitperdre tropde tempsetn’auraitpascollé avec la politique de lamaison. Tout lemonde devait être logé à lamême enseigne. Impossibleégalementdenepasfinirsonassiettesouspeinededevoirresteràtableunlongmoment.Jemesuisdoncmiseàvomiraprèschaquerepas,dansl’indifférencegénérale,nepouvantsupporterunetellequantitédenourriture.Outre le peu d’implication dont la plupart faisaient preuve, tous avaient de nombreux a priori en
général,etsurmoienparticulier.Unemajoritédesenfantsqu’ilshébergeaientétaientissusdefamillesdéfavorisées. Ilsétaientquasiment tousenéchecscolaireetavaientdegros troublesducomportement.Monprofilnecollaitpas.Jen’étaisnirebelleniagressive.J’avaisbeaucoupd’amisetjefaisaispartiedestêtesdeclasse,avecunand’avance.Pournerienarranger,monpèreétaitdirecteurindustriel.Poureux,l’équationétaitvitefaite.Ilétaitimpossiblequej’aiesubilesgravesmaltraitancesquejedénonçais.J’avaisforcémentmenti.Uneadolescenteenmaldeliberté,etingratepar-dessuslemarché.J’aimêmecarrémentétéétiquetée«mythomane»àlasuited’unedeleursréunions.En effet, un soir, Anne est arrivée pour prendre sa garde avec quelques affaires personnelles à
repasser.JeluiaiproposédelefaireenluidisantquejerepassaisparfoispourAïdaquimedonnaitdixfrancspourl’occasion.Celamefaisaitunpeud’argentdepocheetmepassaitletemps.Ellemeréponditque je n’étais pas là pour faire cela, et qu’elle s’en occuperait une fois que nous serions couchés.Quelques jours plus tard, lors de la réunion hebdomadaire entre la directrice et les éducateurs,Annereparladecetépisode.Aïda,quidevaitsesentirgênée,niafarouchement.Saparolen’étantpasremiseendoute par ses collègues, je devins depuis ce jour-là une jeune manipulatrice dont il convenait de seméfier.Jusqu’àprésent,j’avaisl’autorisationdepartirquelquesheuresàvélopourallerfaireuntouraucentrecommercial.Aprèscetteréunion,cettelibertémefutretirée.Leséducateurss’étaientmisentêtequejeprofitaisdecesescapadespourvoirmonpèreendouce.
Depuismonarrivéedanscefoyer,aulieuderemonterlapente,j’étaisentraindesombrer.Enpartantde chez moi, j’avais l’espoir de me retrouver dans un environnement bienveillant et protecteur.Naïvement, je pensais que ce lieu idéal se trouverait chezma tante Christine. À la place, jem’étaisretrouvée dans ce foyer où je n’avais rencontré qu’indifférence et routine. La fonction d’éducateur seconfondaiticiavecdugardiennagequinefaisaitquepeudecasdenotrepersonnalitéetdel’histoiredechacun.
CHAPITRE24
LEPROCÈS
Àpartirdumoisd’octobre,l’absencetotaledecontactavecmamèreetMarieestdevenuedifficileàsupporter.Ellesmemanquaientterriblement.Simesamism’entouraientbeaucoup,ilsn’arrivaientpasàmefaireoublierl’immensesolitudedanslaquellejemetrouvaisplongée.MmeMarionm’appelaitmoinscar,pourelleaussi, le travailavait repris. J’étaisentréedansunepériodedefranchedépressionetnedevaismonsalutqu’àChristinequimeparlaitchaquesoirdelonguesminutesautéléphone.Ellepensaitàmoietsoncoupdefilquotidienétaituneboufféed’oxygène.Chaquematin,dèsquej’ouvrais l’œil, jenepensaisqu’àunechose.J’attendais larécréationdedix
heures pour appeler ma mère depuis la cabine téléphonique. Je n’en avais pas le droit mais j’avaisdérogé à cette règle cruelle fin septembre car je ne tenais plus. Dès que la cloche sonnait, je meprécipitaisdans l’escalierdugrandhallpourêtre lapremièreà lacabine.Sielleétaitoccupée, jememettais à pleurer demanière incontrôlable.Mamère attendaitmoncoupde téléphone chaquematin etfaisait toutcequ’ellepouvaitpourme rassureretme remonter lemoral.Cetappeldedixheuresétaitdevenuplusquevitalpourmoi.Jen’arrivaisplusàgérerlasituation.J’avaisl’impressiondesombrer.Rapidement,luiparlerdixminutesautéléphonenefutplussuffisant.Nousavonsalorsenfreintlaloien
décidantdenousvoir.Mamèrerisquaitbeaucoupplusquemoi.Notammentdessanctionsjudiciaires.Sesentantimpuissantedevantmaprofondetristesse,ellecommençaàvenirencachettetouslesmidisafindedéjeuneravecmoi.Notreplanqueétaitunpetitboui-bouiprèsdulycéeoùellemerejoignaitchaquejour.Ellesavaitdésormaisoùj’habitais,maisavaitpromisdeneriendireàmonpère.Curieusement, j’avais l’impressiondesupporterbeaucoupplusmal lasolitude,quimerongeaitàce
moment-là, que la violence quotidienne de mon père. Les coups, les humiliations étaient devenustellement routiniers que je m’y étais habituée peu à peu. La brutalité de la séparation avecmamèrem’avaitlaisséetotalementdésemparée.
Verslami-octobre,Corinne,ladirectricedufoyer,m’appritqu’unprocèsallaitavoirlieuconcernantmon affaire. Ce fut un autre choc auquel je n’avais pas du tout été préparée. En partant du lycée cevendredimatind’avrilavecmamère,MmeMarion,etmapetitevalise,jen’imaginaispasunseulinstantqueleschosestourneraientainsi.Jemerappelaisdespetitsmotsquem’avaientécritslesélèvesetlesprofesseursdemaclassede secondeaprèsmondépart.MmeMarionme les avait apportésà l’hôpital.TouspensaientcommemoiquejequittaismafamillepouruneviemeilleurechezmatanteChristine.Maprofesseure de français, qui avait donné l’alerte concernantma situation,m’écrivait : « Je te souhaitebeaucoupdebonheur,d’apaisementdanscenouveaucadreetespèreteretrouversaineetheureuse.»Mme
Lenar,maprofesseured’anglais,mesouhaitaitquantàelle«pleindebonheurpourl’annéeàvenir,etdusoleildanslavie».J’étaisbienloindecebonheurtantsouhaitéetdecetapaisement.Jemesentaisseuleetperduemais jen’avaispas lechoix.Lamachine judiciaireune fois lancée faitbienpeucasdenossentimentspersonnels.Ilfallaitquej’assumeetquej’avancecoûtequecoûte,commejel’avaistoujoursfait.
Quelquesjoursavantledébutduprocès,MmeBornom’appelapourmedonnerlenomdel’avocatequiseraitchargéedemereprésenter.Ellem’expliquaqu’ilseraitbienquejelarencontreavantafinqu’elleconnaissemieuxmondossier. J’appelaisdoncMeLebrasdans la journéeafindeprendre rendez-vousavecelle.SonbureausetrouvaitàVersailles.
NiMmeBornonileséducateursn’avaitprévudem’yconduire.Jedusunefoisdeplusmedébrouillertouteseule.Ilfallaitquejeprenneunbus,puisleRER,etencoreunautrebuspourarriverjusquechezelle.Lorsque je sonnais à la porte, jeme retrouvais face à une femmegrande,mince et souriante.Notre
entretien futbref.Elleavait l’airdébordée.Difficiledans le temps impartide lui racontermavie.Detoutefaçon,jen’avaispasvouluceprocès.Enacceptantlesignalement, jevoulaisjustepartirdechezmoietpouvoirvivreenpaix.Jenepensaispasconduiremonpèreenprison.Jen’allaisdoncpasdonnertropd’élémentsàMeLebras.Ellen’avaitqu’àliremondossier.
Unmardimatindumoisdenovembre,MmeBornofitl’effortdevenirmechercherafindem’emmenerautribunaldegrandeinstance.Lejourduprocèsétaitarrivé.J’étaisdanstousmesétats.Jen’avaispasdormidepuisunesemaine.J’avaistellementpeurquemon
esprit s’étaitcommedéconnecté. J’étaisailleurs. Jemontaisdanssavoituresansunmot.L’oppressionque je ressentais au niveau de ma poitrine m’empêchait de parler. J’avais très peur de croiser mesparents.J’avaispeurdevoirmonpère.Peurd’affronterleregarddemamère.Jemesentaisterriblementcoupabledeleurinfligercela.J’auraistoutdonnépourrevenirenarrière.Quandnoussommesarrivéesprèsdutribunal,mapirecrainteseréalisa.Nousnoussommesretrouvées
aufeurougederrièrelavoituredemesparents.Jefusprised’unecrised’angoisseviolenteàtelpointque je fis peur àMme Borno. Elle contourna leur voiture et grilla le feu pour nous extraire de cettesituation.J’avaislesoufflecoupé.Autribunal,j’airetrouvéMeLebrasdanslehall.Ellem’aexpliquécommentcelaallaitsepasser.J’ai
surtoutretenuqu’àl’entréedutribunaldanslasalled’audience,jedevraismeleveretque,quandlejuges’adresseraitàmoi,ilfaudraitquejemelèveégalement.En entrant dans le prétoire, je ne pensais qu’à une chose. Je ne voulais pas quemon père aille en
prison.Jenevoulaispasêtreresponsabledesadéchéance.Jenevoulaispasimposercelaàmamère.J’avaispeurqu’ellenemelepardonnepas.Jefusstupéfaitedevoirqu’ilyavaitdupublic.Beaucoupdecurieux.Lesgensvontautribunalcomme
ilsvontaucinéma.Pourpasserl’après-midi.Ilsneserendentpascomptedelahontesupplémentairequeleurprésenceengendre.Ilyavaitégalementdesétudiantsendroitainsiqued’autresfamillesconvoquées,coupablesetvictimesmélangées.Danscepublic,ilyavaitaussimamère.Enlarmes.Surlebancdesaccuséssetenaitmonpère.Ilsemblaitavoirmaigri.Unjeuneetdynamiqueavocatétait
àsescôtés.Faceàmoisetrouvaientunejugeetdeuxassesseurset,surmagauche,laprocureuredelaRépublique.Lecoupdemarteaudelajugequiprésidaitdonnalecoupd’envoideshostilités.J’étais incapable d’écouter quoi que ce soit. Je n’arrivais à intégrer que quelques bribes des
conversations.J’étaisdansunétatsecond.Horsdemoncorps.Cetteépreuveétaittropviolentepourmoi.Jen’arrivaispasàl’affronter.Àunmomentdonné,monavocatemeposalamainsurledos,enmefaisantsignedemelever.Visiblement,lajugem’avaitposéunequestion.Jen’avaisrienentendu.Dansuneffort,jemesuisredresséeenbaissantlesyeux.Jetremblaisdetoutmoncorps.Impossibledefairesortirunsondemabouche.Jemesuisrassiseaussitôt.Jenesaispascombiendetempscetteaudienceaduré.Jesuisrevenueàmoilorsquel’avocatdemon
pèreaprislaparolepourladernièrefois.Ilaparlédel’enfancedifficiledemonpère.«Lepèredemonclientétaitsévèremaisjuste»,a-t-ildit.Il a parlé de la volonté demon père de faire demoi une pianiste prodige. Il expliquait qu’il avait
dérapéencroyantbienfaire.LaprocureuredelaRépubliquepritensuitelaparole.Elleétaitfermeettrès
sècheàl’égarddemonpère.J’avaishontepourlui.«Monsieur,vousêtreunminableet je requiers lapeinededeuxansdeprisonfermeassortied’une
obligationdesoinsdecinqans,ainsiqueleretraitdel’autoritéparentale.»
Audeuxièmecoupdemarteau,toutlemondes’estlevépoursortirdelasalled’audience.Letribunalseretiraitpourdélibérer.MeLebrasm’ademandésijesouhaitaisattendredanslehallousijevoulaisresterseule.Laréponseétaitévidente.Jefusévacuéedansunepetitesalleàl’écart.J’imaginaismamèreetmonpèrelivrésàlavindictepopulairedanscehalldutribunal,seulsaumilieudetous,dévisagésethaïs.J’avaishontedemoi.Mon père fut reconnu coupable de violences habituelles sur mineur de moins de quinze ans et de
violencesaggravées.Ilécopadedeuxansdeprisonavecsursis,deuxansdemiseàl’épreuveettroisansd’injonctiondesoins.J’étais soulagée de ce verdict. Je n’aurais pas à porter sur mes épaules la responsabilité d’une
éventuelle incarcération, j’étais même sereine pour la première fois. Je venais d’être officiellementreconnue comme victime et lui comme coupable. Personne ne pourrait jamaism’enlever cela. C’étaitdésormaisécritnoirsurblanc.Pluspersonnenepourraitniercequej’avaisenduré,mêmepasmonpère.Cettereconnaissanceétaitunedélivrance
CHAPITRE25
DROITSDEVISITE
Peudetempsaprèsleprocès,unenouvelleaudiencefutorganiséeaveclajuge,MmeBotani.Mamèreetmonpèreétaientégalementconvoqués,accompagnésde leuravocat. J’appréhendaiscette rencontre.J’avaispeurquemamèrenem’embrassepas,ourefusedemeparler.J’étaiseffrayéeàl’idéedecroiserle regard demonpère.Lorsquemamèrem’aperçut,mes craintes s’envolèrent instantanément.Elle seprécipitaversmoienlarmesetmeserradanssesbras.«Tum’enveux?luidemandais-je.–Biensûrquenonmabiche,jenet’enveuxpas.Toutçan’estpasdetafaute.Tunousmanquesàpapa
etàmoi»,merépondit-elle.Ellemetenditunelettrequemasœurm’avaitécriteaprèsmondépart.«Comment tedire.C’est tellementvide.Jenesaispasquelpartiprendre,alors jen’enprendspas.
Papaestbizarre.J’ail’impressionqu’ilessayedem’acheterpourquejetefasserevenir.Àchaquefoisquetuappellesetquemamanleluirapporte,ilmeposedestasdequestionsdugenre:“Dequoiavez-vousparlé?”Jenesaispassic’esttoiquiasraisonousic’estpapa.Quandilaécritaujuge,ils’esttrouvédestasderaisonscomme:“Elleestdouéemaisdésordonnée…”.Jenesaispasquoipenser.Justequetumemanques.Tunousmanques.Maissituneveuxpasrentrer,alors…nerentrepas.»Voirmamère dans cet état, et lire la souffrance deMarie, c’était un déchirement. Je culpabilisais
énormément.J’avaisl’impressiondelesavoirtrahis.D’avoirquittélenavireenleslaissantàbord.Maisquefaire?Demanderaujugederentrerchezmoi?Maisquesepasserait-ilalors?Certes,ellesseraientapaisées dem’avoir retrouvée, maismoi ? Devrais-je recommencer à vivre tout ce que j’avais déjàvécu?Malgrétoutemapeine,ilfallaitquejetiennebon.Silefoyerdesenfantsn’étaitpaslapanacée,jen’étaispasbattue.Jedevaisluttercontreunesolitudepesante,maisjen’avaispluspeurdemourir.Toutdoucement, j’apprenais à vivre sans être aux aguets en permanence. Je ne sursautais plus aumoindrebruit.Jenevoulaispourrienaumonderetournerdansmonenferpassé.
Monpère,lui,nemesemblaitpasavoirchangé.«BonjourChiquita»,medit-il, avecunpetit sourirenarquois. Jen’aimaispas ce surnom. Ilme le
donnaitcependantquelquefois,lorsqu’ilétaitdebonnehumeur.Jen’yvoyaisquemoquerie.«Salut»,netrouvais-jequ’àluirépondre.Jebaissaislesyeux,n’osantleregarderenface.Ildonnaitl’impressiond’avoirrendez-vousavecmes
professeurspourunconseildeclasse.Riendanssonattitudenelaissaittransparaîtrelagravitédenotresituation.J’avaisl’impressionqu’ilavaitdéjàoubliéqu’ilyavaiteuunprocèsquelquessemainesplustôt,etqu’ilavaitétéjugécoupable.L’histoireserépétaitetmondépartneluiavaitvisiblementpasouvertlesyeux.Toutcommeils’étaitpersuadéquesonpèrenel’avaitjamaisfrappé,ilétaitconvaincuquemonplacementetleprocèsn’étaientquequiproquos.Pendantl’audience,ilexpliquaàlajugequ’ilsouhaitaitmevoirrentrerauplusviteafindereprendre
uneviedefamillenormaleetéquilibrée.Sanspiano,sitelétaitmondésir.«Madamelajuge,mafillea14ans.Elleestenpleineadolescence.Etuneadolescenceunpeudifficile
qui plus est. Elleme répond, elle est désordonnée…C’est vrai que je lui laissais auparavant peu deliberté.Elleesttrèsdouéepourlepiano,etjenevoulaispasqu’ellegâchecetalent.Elletrouvequ’elleenfaittrop.Soit.Jem’engagedevantvousàlalaisserlibredejouerounon.Toutcequejesouhaite,c’est
qu’ellerentreauplusviteafinquenotrefamilleseressoude.»MmeBotanin’étaitpasdupe, àmongrand soulagement. Il étaitbienentenduhorsdequestionque je
rentreàlamaisonaprèscetteaudience.Ilétaitégalementtroptôtàsonavispourquemesparentsaientundroitd’hébergement.J’eusseulementledroitderendrevisiteàmamèreetàMarielemercrediaprès-midi.
Aufoyerdesenfants,aprèsledépartdeMamadou,Christelleaobtenusonémancipation.Laboutiqueoùelle avait fait son stage l’a embauchée.Elle est doncpartie elle aussi, pourvivredans sonpropreappartement. J’en étais trèsmalheureuse. Julie a étéplacée en famille d’accueil dans la ville voisine.Tous les trois furent rapidement remplacés par une fratrie plutôt exubérante. Ludmila, 12 ans, étaitl’aînée.VenaientensuiteLoïc,9ans,Yohan,5ans,et leurpetite sœur,Sophie,4ans.Toute la famillehabitaitdansunappartementdetrentemètrescarrés.Outreleursquatreenfants,lesparentshébergeaientunevingtaine de chats non castrés qui semultipliaient à la vitesse duvent.Les voisins avaient donnél’alerteenraisondel’odeurpestilentiellequisedégageaitsurlepalier.Lesdeuxderniersdelafratrie,YohanetSophie,avaientunesexualitécomplètementdisproportionnéepourleurâge.Ilssemasturbaientenpublic et simulaient les ébatsqui avaient lieu entre les chatsde lamaison.Pourpouvoir récupérerleurs enfants, les parents avaient donc l’obligationdenettoyer l’appartement de fond en comble aprèss’êtredébarrassésdeschats,etdetrouverdutravail.
Mon professeur de piano M. Bertrand avait appris mon placement et m’envoyait des lettresrégulièrement. Il semblait très touché, et même triste de la tournure qu’avaient prise les choses. Ilm’aimaitbienetnes’étaitjamaisdoutéunesecondedecequisepassaitàlamaison.Jusqu’aucoupdetéléphonedemamère.« J’espère que ta vie va se stabiliser,m’écrivait-il. Le piano n’aurait jamais dûmener à de telles
aberrations.Lepiano,c’estavanttoutfaitpoursefaireplaisirsil’onaenviedesefaireplaisiravec.Ettantmieuxs’ilapportelanotoriété,voirelacélébritéoud’autressatisfactionssocialesmaisenfait,cen’estpasfaitpourcela.Tupasserasau-dessusdecesdifficilesmomentsactuelsparcequetuasbeaucoupderichesseintérieureetungrandcaractère.Quoiquetufasses,tuleferasbien.»Aprèsmoi,M.Bertrandavaiteuquelquesélèvessupplémentairesmaismonhistoirel’avaitmarqué.Il
me disait dans ses lettres qu’il s’assurait que tous soient « ultraconsentants ». Il prenait toutes sesprécautions.Illeurdisait«quec’étaitdifficile,qu’ilfallaitdessacrificesdetemps,pasdevacances…»
Àlami-novembre,lesvisitesdumercrediaprès-midiaccordéesàmamèreetàMariesesontmisesenplace.Nous n’étions plus obligées de nous cacher.Mamère venaitme chercher au lycée à la fin descours etme ramenait à lamaison.Nousdéjeunions toutes les trois et passions l’après-midi ensemble.Ellemereconduisaitensuiteaufoyerdesenfantsversdix-huitheures.Ilarrivaitparfoisquecesaprès-midiprécieuxsoientgâchéspardesdisputesentrenous.Lasituation
danslaquellenousnoustrouvionspesaitbeaucoupàmamèreetparfoislesmotsdépassaientsapensée.Jesentaisunecertainerancœurenversmoi.Maintenantqueleprocèsétaitpassé,etquemonpèreavaitpromisquejeneferaiplusdepiano,ellenecomprenaitpasquejeneveuillepasrentrerdéfinitivementàlamaison. Il suffisait alors que je lui rappelle notre vie d’avant pour que les larmes recommencent àcouleretqu’elleadmettequ’ilétaitencoretroptôtpourmoi.Marien’allaitpastrèsbiennonplus.J’avaisdéjàpum’enrendrecompteautraversdesalettre.Elle
parlait peumais je sentais bien qu’elle souffrait demon départ. Elle pleurait beaucoup au collège etfaisaitsouventdescrisesdetétanie.Illuiétaitarrivédem’appelerpourquejeviennelavoirencachettequelquesminutesà lasortiedesclasses.Àlamaison,mesparentsneparlaientquedemoidepuisquej’étais partie. Ils étaient focalisés surmon retour.Marie se sentait totalement inexistante.Elle était en
colèrecontremoid’êtrepartiesanselle.D’unautrecôté,ellecomprenaitbienquejen’avaispaseulechoix.
Alors qu’il n’en avait pas le droit, il arrivait quemonpère soit présent lemercredi.D’un communaccordavecmamère.Ellevoulaitquenouspuissionsrenouerlecontact.Ellenevoulaitpasquetropdetempss’écouleetquel’ondeviennedesétrangersl’unenversl’autre.Ceguet-apensnemeplaisaitpasdutout.Meretrouverensacompagniemeterrorisait toujours.Mêmesimamèreétaitprésente.Jen’avaispasvraimentconfianceetj’étaistrèsmalàl’aise.Toutnotrepassérefaisaitsurfacedansmamémoire.Jeredevenaislapetitefilleinquiètedecedontilétaitcapable.Pourtant,ilmelaissaittranquilleetn’étaitpasdésagréable.Iln’évoquaitpaslefoyer.Commepoursepersuaderqu’iln’existaitpas.Ilnereparlaitpasduprocès.Commes’iln’avaitjamaiseulieu.J’avaisl’impressionqu’ilavaitfaituneamnésietotaledesévénementsrécents.Quandmonpèreétaitàlamaison,j’évitaisaumaximumdepasserdevantlasalledejeu.Jen’ymettais
lespiedssousaucunprétexte.J’avaislaterribleangoissequ’ilnem’ytrouveunjouretmedemandedelui jouer unmorceau.Marie et moi avions banni lemot piano de notre bouche. Lamoindremélodieémanant d’un piano, que ce soit à la radio, au centre commercial ou à la télévision, nous étaitinsupportable.
Aujourd’hui, j’ai renoué avec cet instrument.Àmon rythme. Pourmoi. Parce que jeme suis renducomptequ’il a lepouvoirde rendre lesgensheureux, le tempsd’unmorceau. Il a lepouvoirde faireoublierlessouffrances,pourquelquesinstants.Alorsjejouepourfaireplaisirauxautres,etleurplaisirm’apaise.Marie en revanchenepeut toujourspas supporterd’entendre le sond’unpiano.Lamoindrenotejouéelareplongedanscepasséangoissant.
CHAPITRE26
LEFOYERDESEMI-LIBERTÉ
Aumoisdemars,MmeBornovintdiscuteravecmoidelasuite.Jenepouvaisplusresteraufoyerdesenfants.C’étaitunserviced’accueild’urgenceetnonunhébergementsurlelongterme.IlétaitquestiondemeplacerdansunfoyerenNormandie.Jerefusai.Endéménageantsiloin,jedevraisencorechangerde lycée et je ne pourrais plus voir ma mère et Marie. Ensuite, elle me parla d’appartementsthérapeutiques.L’idéeétaitd’êtreautonomedansunappartementenpleinParisavecd’autresjeunesayantdestroublesdiversetvariés.Cetappartementsetrouvaitdansunquartierplutôtmalfamédelacapitale,regorgeantd’hôtelssociauxetdefoyersentoutgenre.Àquatorzeans,jenemevoyaispasvivreseuleetlivrée à moi-même. Je n’en avais pas la force et cet appartement semblait plus problématique quethérapeutique.UnesortedeversiondésaxéedeL’Aubergeespagnole.Finalement,auboutd’unmois,MmeBornorevintmevoir,confiante.Elleavaituneautresolution.Un
foyerpourfillesdansleVal-de-Marne.Fautedeplacedanslesfoyersnormaux,c’étaitunfoyerdesemi-liberté. La plupart des jeunes placées là-bas avaient commis des actes délictueux. Ce foyer était unsubstitutàlaprison.Encoreuneambianceidylliqueenperspective.Maispourmoi,celavalaittoujoursmieuxquelaNormandie.J’acceptaidoncd’allerlevisiter.
Aprèsplusdedeuxheuresdevoiture,noussommesarrivéesdevantunmanoirsurmontéd’unepetitetour.Lafaçadeétaitdécoréedemosaïque.C’étaitunendroitmagnifique.Nousavonsétéaccueilliesparledirecteuradjointdufoyer,unhommeminced’unequarantained’années,plutôtaffable.Uneéducatriceassezjeunelesuivait.Elles’appelaitNadia.Aimablement,ilsmeproposèrentunepetitevisitedeslieux.L’endroitpouvaitaccueillirvingt-trois fillesetn’avait rienàvoiravec le foyerdesenfants.Toutétaitimmense.Lesfillesétaientquatreparchambre.Chacuneavaitdroitàunlit,unearmoireetunetabledechevet.Le reste était encommun. J’étais très intimidée. J’avaispeurdenepas réussir àm’intégrer etsurtout,j’étaisobsédéeparladistanceentrecefoyeretmonlycée.J’étaisenpleinmilieudemapremièreS,j’avaisdesamischers.Ilétaithorsdequestionquejechangeencoreunefoisd’école.LelycéedontdépendaitlefoyerétaitsituédansunebanlieuedéfavoriséeavecuntauxderéussiteaubacparmilesplusbasdeFrance.Avecmacoupeaucarréetmespetiteslunettes,jenetiendraispastroisjoursavantd’êtrelesouffre-douleurdesélèves.Onmetraiteraitaumieuxd’intello,aupiredefayotte,cequiauraitpumecoûter cher à la récréation.Mme Borno ne pouvait pas se prononcer sur mon affectation scolaire. Ledirecteuradjointnonplus.Ilsavaientbesoinde«réfléchir».Danslavoiture,auretour,j’étaisenlarmes,de colère. Je ne pouvais plus supporter ce ballotage. J’avais besoin de stabilité pour pouvoir mereconstruire,c’étaitévident.Pourquoitousces«professionnelsdel’enfance»manquaient-ilstantdebonsens?Unpetitmiraclearriva.Dansmonlycée,unepétitionfutlancéegrâceàClaireetenvoyéeàl’ASE.Mes
professeurs et lamajorité des élèves dema classe l’ont signée. Ils demandaient à ce que l’on nemechange pas de lycée en raison de ma bonne intégration dans la classe et de l’imminence du bac defrançais.Cetélandegénérositém’émeutencoreaujourd’hui.Quelquesjoursplustard,jereçusuneréponsefavorableàmademande.Jenechangeraipasdelycée.
C’étaitlapremièrenouvellepositivequejerecevaisdepuislongtemps!
Peuavantl’anniversairedemesquinzeans,jequittaislefoyerdesenfantspourlefoyerdesemi-libertéàlafaçadedemosaïque.Là, jenepartageaismachambrequ’avecdeuxautresfilles,NaoueletAïcha,
touteslesdeuxâgéesde17ans.J’avaisdelachance:lafillequimeprécédaitavaitdétruitsonlitetsonbureau dans un élan de colère. J’avais donc du mobilier neuf et surtout un bureau. En revanche, cepassageàl’actenemerassuraitpassurlesprouessesdontétaientcapablesmesnouvellescomplicesdedéracinement.Danscenouveaufoyer,l’autonomiedesfillesétaitquasitotale.Leséducateursétaientlàpourassurer
le calme et la sécurité du lieumais aussi pour dialoguer si l’uned’entre nous en ressentait le besoin.Alorsqu’aufoyerdesenfantsleséducateursétaientbourrésdepréjugés,ceuxd’icinejugeaientpersonne.Lamajoritédesfillesquivivaienticiavaitcommisdesactesdedélinquance,maistoutlemondeavaitdroitàunedeuxièmechance.Àpeinearrivée, jecompris le fonctionnementet les règlesàrespectersi jenevoulaispasavoirde
problème.Lesfillesn’étaientpasdesenfantsdechœur.Lesbagarresétaientquotidiennes.Ilyavaitenréalitéunchefdegroupe:Fatima.Laplusancienneetlaplusâgée.Laplusteigneuseaussi.Elledirigeaitlesfillesetaccessoirementleséducateurs.Personneneluitenaittêtedepeurdesefaireagresser.Elleavaitsesservantes.Elleoccupaitlaplusbellechambredufoyer.Unechambreseuledanslatour,rempliedepeluches.Pourvivreenpaix,ilfallaitêtredanslespetitspapiersdeFatima.Sinon,c’étaitlaguerreouverte.Elleétaitd’ailleursplacéepouravoirsérieusementblesséune filledans la rue,d’uncoupdecutter. Pour un«mauvais regard».Fatima avait pour souffre-douleur une autre fille du foyer appeléeTatiana,quiétaitépileptique.Saseuleprésencedanslamêmepiècelarendaitdingue.Fatimaluitombaitrégulièrementdessus sansmotif.Elle l’avaitmêmeenvoyéeà l’hôpitalun jour : elleavait frappé tropfort.J’étaislaplusjeuneetlaplustimide:lesfillesm’adoptèrent.Ilfautdirequejenefaisaispasdevague
etnememêlaispasdeshistoires.Etsurtout,j’étaisutile:lesquelquesfillesencorescolariséesvenaientparfoismedemanderdel’aidepourfaireleursdevoirs.Làencore,jeneressentaisaucunpréjugé.J’étaisbonneàl’école,j’allaisaulycée.Ellesétaientcontentespourmoi.
Monlycéeétaittrèsloin.J’étaisobligéedemeleveràquatreheurestrentedumatindemanièreàêtresortiedufoyeràcinqheures.Impossibledeprendreunpetitdéjeuneravantdepartir:lescuisinesétaientfermées.Ilfallaitquej’arpenteseulelesruessombresetdésertesdelavillepourarriveràlagare.Jemontais dans le premier train de cinq heures vingt-cinq. Lewagon n’avait pas encore eu le temps dechauffer. J’avais un changement à la gare de Versailles, puis un bus à prendre avant d’arriver, déjàfatiguée,devantlelycéeàhuitheures.Lesoir,mêmeparcoursdansl’autresens.J’essayaisdetrouveruneplaceassisedansleRERpourfairemesdevoirsoumesdissertations.J’arrivaisaufoyeràvingtetuneheures pour trouver une fois encore les cuisines fermées. Outre la cantine du midi à laquelle j’étaisinscrite,jenemangeaisplusquedespommes,facilesàtransporter.Inutilededirequecelan’arrangeaitpasmamaigreur.Ce rythme était extrêmement difficile à suivre. Par compassion, le proviseurm’avait dispensée des
coursdusamedi.MonamieSandrinemefaisaitdesphotocopies,quejerécupéraisplustard.Les fillesdu foyerme trouvaient cingléede faire tous ces sacrifices.Elles avaient trouvéune autre
solutionplus«sympa».Lematinversdixheures,lorsqueleséducateursfaisaientletourdeschambrespourvérifierquetout lemondeétaitbienpartià l’écoleouenstage,ellessecachaient toutesdanslestoilettes.Unefoislechamplibre,elleschoisissaientunechambreetypassaientlajournéeavecalcool,cigarettes et cannabis à volonté.Difficile d’imaginer que les éducateurs soient dupes. Pour éviter lesennuis,ilspréféraientêtrelaxistes.Nosrythmesdevieétaientdoncopposés.Ellesnefaisaientpasbeaucoupd’effortspourmesimplifier
la tâche. Comme elles n’avaient pas à se lever le matin, elles écoutaient du rap, volume poussé aumaximum,jusqu’àuneoudeuxheuresdumatintoutenfumantdesjointsetensefaisantdesBrushing.Je
meconcentraispournepaspleurerenregardantmamontre.C’étaitleprixàpayerpourcontinueràvoirmesamis,pourêtredansunbonlycéeetdécrochermonbacafinderéalisermonrêve.
L’accumulationdefatiguemerendaitextrêmementsensible.Jepleuraispourunrienetsupportaispeudechose.Siaufoyerj’avaisretrouvéunecertaineliberté,j’avaisbeaucoupdemalàsupporterlescrisetlesbagarresquotidiennesd’unerareviolence.Unjour,lorsd’unedisputeentreNaoueletuneautrefille,le directeur adjoint eut le bras cassé en les séparant. Notre foyer jouxtait celui de la fondation desOrphelinsApprentisd’Auteuil.Unfoyerdegarçons.J’avaisainsipuremarquerquelesfillessontbienplusharpiesquelesgarçons.Ellesnelâchentpasleurproietantellessontrancunières.Engénéral,lesgarçonsrèglentleurscomptesunefoispourtoutesetpassentàautrechose.Christinecontinuaitàm’appelertouslessoirs.Elleétaitpourmoiunebouéedesauvetage.Quelqu’un
surquijepouvaiscompter.J’avaisfaitunedemandepourpasserlesvacancesd’étéchezelle.J’espéraisdetoutmoncœurqu’ellemeseraitaccordée.
Pournerienarrangeràlasituation,peuavantlebacdefrançais,j’aiglissésurleparquetdufoyerquivenait tout juste d’être ciré. J’ai dévalé le grand escalier en bois entre le premier étage et le rez-de-chaussée.Bilan:traumatismedel’articulationducoudegauche.J’avaisunénormeœdèmequimevalutunpassageauxurgences,leportd’uneattelleetuneimmobilisationcomplètedubraspendantplusieurssemaines.Cejour-là,Samia,unedeséducatrices,étaitdepermanence.C’estellequim’avaitemmenéeàl’hôpital. Alors qu’en temps normal je ne parlais jamais aux éducateurs, cet épisode nous permit debriser la glace. C’est la première fois que je trouvais quelqu’un d’aussi attentif et sensible à messouffrances.Jepouvaisluiparlerdetout.Elledevintdisponiblepourmoi.Ellem’écoutaitetessayaitdemedonnerdesconseils.Demesoutenir.Grâceàelle,aufoyer,jemesentaismoinsseule.Parleraideàavancer.Pourselibérerdupassé.Pourentrevoirl’avenir.
Pour lesépreuvesde françaisdubac,étantdonnéque j’étaismalheureusementgauchère, le lycée fitappelàunesecrétairepourquejepuissetoutdemêmepasserl’écrit.Cefutunexercicecompliquéqued’organiser sespenséesavantde lesdicter toutdego.L’oral futbienplusaisé. Je suis tombéesurcepoèmedeBaudelaire,quej’aimaistant:
Monenfant,masœur,SongeàladouceurD’allerlà-basvivreensemble!Aimeràloisir,AimeretmourirAupaysquiteressemble!
Maprofesseuredefrançais,lapremièreàsignerlapétitionpourquejerestedanslelycée,futfièredem’annoncerquelquessemainesplustardquej’avaisobtenulameilleurenotedetouteslessections.
Je n’avais jamais trouvé dans la musique une harmonie apaisante. Mon père m’avait gâché cettechance.Jeretrouvaisdanscepoèmelerêved’unvoyagequimeconduiraitdansunlieuidéal.Unlieuoùjetrouveraisenfinduréconfort.Lapromessed’unendroitquiatténueraitmapeine.
CHAPITRE27
CHRISTINE
Audébutdesvacancesscolaires,jefusreçueparlajugeBotaniàlasuitedelalettrequejeluiavaisenvoyéesixmoisauparavant.Je luidemandaisàcetteoccasion l’autorisationdepasser troissemaineschez ma tante Christine. Ma demande fut acceptée. J’en étais très heureuse. J’avais tant attendu cemoment!Lajugem’annonçaégalement,lorsdecetteaudience,quemonpèreauraitdésormaisluiaussiun droit de visite le samedi, à compter de la fin dumois de juin.Cette nouvelle nem’enchantait pasvraimentmaisj’yprêtaisalorspeuattention,tropoccupéeàpréparermesvalisesavecunejoieimmense.J’ai pris le premier train possible pour quitter au plus vite le foyer.À la gare deNancy,ma tante
m’attendaitavecmononclePierre.Ellesemblaitaussiémuequemoi.Ellemepritlonguementdanssesbras.Noussommespassésembrassermagrand-mèrequejen’avaispasvuedepuislongtempsavantderetournerchezeux.Ilsavaientrestauréuneveilleetgrandebâtissepourenfaireunemaisonchaleureuseetconviviale.Ma
tanteavaitdéjàaménagéunechambrepourmoi.Ces quelques semaines furent magiques. La première semaine, ma tante et mon oncle travaillaient
encoretouslesdeuxdanslajournée.Pierrevenaittoutdemêmedéjeuneravecmoi.Lematin,jeprofitaisdecesvacancesaucalmepourrattrapertoutmonsommeilenretard.Pasderap.Pasd’odeurdehachischétouffante.Lapaix.L’après-midi, jeprenaismonvélopourallermebaladerdansNancy. Jem’yétaisfaite quelques amis.Nous nous retrouvions pour discuter et flâner dans la ville.Vers seize heures, jepassaisàlaboulangeriepouracheterunepetitetarte.J’allaisensuitefrapperchezmagrand-mèrepourluitenirunpeucompagnieautourd’uncafé.Lessoiréesquejepassaischezmatanteetmononcleétaientunmomentprivilégié.Parfois,noussortionsnousbaladerenville.Pierreinventaitalorsdestasdepitrerieset faisait son one-man-show sous l’œilmédusé des passants.Qu’est-ce que j’ai pu rire !Cela faisaittellementdebien !Nousallionsausside tempsen tempsaucinémavoirdes filmsd’artetd’essai,ouencoreà lapatinoire.Mononcle faisaitduhockeysurglaceetentraînaitdes jeunes.C’est luiquim’aapprisàmedébrouillersurlaglaceetàpatinerenarrière,mêmetantbienquemal.Ilnousarrivaitaussideresteràlamaisonetdejouerauxcartespendantdesheures.Poker,blackjack,belotte…Mononcleetmatanteétaientdevraisaficionados!La nuit tombée, Christine et moi discutions un peu de ma vie d’avant. Elle voulait comprendre
pourquoi. Pourquoi mon père en était arrivé là ? Pourquoi ma mère ne leur avait jamais rien dit ?Pourquoipersonnen’avaitrienvu?Tantdequestionssansvraimentderéponsedéfinitive.Lemoment du coucher restait pourmoi unpassagedifficile. Je n’avais jamais réussi à retrouver le
sommeilmalgrémondépartdelamaison.Jen’arrivaispasàabandonnercettehabitudededormirfaceàlaporte,enchiendefusil,sousdeuxtonnesdecouvertures.Pierrem’apprenaitàmedétendreenutilisantdes bases de sophrologie. Il m’expliquait comment me concentrer sur ma respiration, en essayant deressentir chaque partie demon corps et leur contact avec l’environnement. Peu à peu, en sécurité, jeparvinsàm’endormirsanscrainte.Unefoismatanteetmononcleenvacances,ilfutprévud’allervisiterBruges,lafameusepetiteVenise
duNord,avantdepartiràladécouvertedelaCharente.Nousdevionspartirunsamedimatin.
Monpèreavaitapprisque jepassaismesvacanceschezChristine. Ildécidad’emmenermamèreetMariechezsesparentspourleweek-end.Ayantdésormaisundroitdevisitelesamedi,ilexigeaquejesoisprésentechezmatantecejour-làafinqu’ilpuissevenirmevoir.Jen’enavaispasdutoutl’intention.
J’étaisbien. Jemesentais revivre. Jenevoulaispasqu’ilviennemegâcher lepeudebonheurque jeressentais.ChristineetPierren’avaientpasnonplusl’intentiondelerecevoirchezeux.Enapprenantcequej’avaisvécu,ilsavaienttouslesdeuxtiréunecroixdéfinitivesurleurrelationavecmonpère.C’étaitirréversible.Lesamedimatin,commeprévu,noussommespartisauxaurorespourBrugesenespérantnepascroiser
mesparentsàproximitédelamaison.Monpère était dans une rage folle.Mamère terriblement déçue. Si elle avait été seule, les choses
auraientétébiendifférentes.Jen’auraispashésitéuneseulesecondeàlavoir.Silaréactiondemonpèrem’importaitpeu,j’avaisdelapeinepourmamère.Alors qu’il savait pertinemment que nous étions partis,mon père insista pour faire le trajet depuis
l’appartementdesesparentsjusqu’àlamaisondematanteenemmenantmamèreetmasœur.Unefoissurplace,évidemment,iltrouvaporteclose.Ilfitalorsvenirunhuissierafinqu’ilconstatemonabsenceetfitcommesipersonnenel’avaittenuinformé.Unefoislaconstatationofficielleenpoche,monpèredéposaunemaincouranteàlagendarmeriepuis
rentraavecmamèreetMarieenrégionparisienne.Ilnecomptaitpasenresterlà.Aprèss’êtreentretenuavecsonavocat,ilsaisitlejugepourluifairepartdecequ’ilconsidéraitcommeunmanquementàlaloi.Preuve à l’appui. Et là encore, il ne m’en tenait pas rigueur. Lors de mon placement, j’avais étémanipuléeparl’infirmièrescolaire.Ilétaitpersuadéquetoutcequej’avaisditàlabrigadedesmineursm’avaitétésouffléparelle.Lorsduprocès,c’estMmeBornoquim’avaitpousséeàexagérersaviolence.J’étaisfragile, jem’étaislaisséentraîner.PourBruges, lescoupablesdésignésétaientmononcleetmatantequim’avaientlittéralementkidnappéepourm’empêcherdelevoir.Monpèreavaituneexplicationlogiquepourtout.Ilétaitpersuadédel’existenced’uncomplotmontécontreluipardesindividussansvergognequimanipulaientmoninnocence.
CHAPITRE28
DROITSD’HÉBERGEMENT
QuitterNancyetretrouverlasolitudedufoyerfutdifficile.Surlequaidelagare,niChristinenimoin’avonspuretenirnoslarmes.Cesvacancesavaientétémagiques.Deretouraufoyer,j’euslamauvaisesurprisededécouvrirqu’unincendieavaitravagénotrechambre.
Unecigarettemaléteinteetj’avaisperdutouteslesphotosquitapissaientmonmurainsiquepasmaldevêtements. Le reste a senti le brûlé pendant un bonmoment. La chambre était inhabitable : j’ai doncemménagédansunechambredequatrepersonnes,beaucoupmoinsconfortable,etsansbureau.Unehaiedeplusdanslacoursed’obstaclesquijalonnaitmonexistence.
Peuavantlarentrée,FatimalaTerriblemedemandadeluirendreservice.Elleavaitmontéunepetitearnaque : le principe consistait à soutirer de l’argent à des hommes rencontrés au hasard. Cet argentservaitd’acompteàde futures relations sexuelles.Une fois la sommeobtenueaumoyendepromesseschaleureuses,Fatimadisparaissaitdanslanature.Ellechoisissaitbiensesproies:unpeuidiotesetsansdouteaffamées.Monrôleétaitdel’accompagneràtoussesrendez-vousdansdesruesplutôtmalfaméesafinqu’ellenesoitpasseule.Ellevoulutm’apprendreàmefairedel’argentdepocherapidement.Lorsqu’ellesebaladaitenville,
elledemandaitunecigaretteàtouslespassants.Endixouquinzeminutes,elleavaitrécoltél’équivalentd’unpaquet.Ellelerevendaitensuiteàbonprixauxfillesdufoyer.Jedoisreconnaîtrequej’aimiscetenseignementàprofitpendantquelquetemps.Grâceàmeslongs
trajetsentre le foyeret le lycée,monstockdecigarettes futvite impressionnant. Je lesdonnaisoù lesrevendaisensuiteenfonctiondemesbesoins.C’estgrâceàcepetittrafic–dontjenesuispastrèsfière–quejemesuisachetémonpremiertéléphoneportable.«ÀRomefaiscommelesRomains…»
Quelques changements eurent lieu à l’occasion dema rentrée en terminale.MmeBotani autorisa desdroits d’hébergement le week-end chez mes parents. Elle ordonna que nous suivions une thérapiefamiliale, sans Marie, et mit en place – cette fois-ci pour toutes les deux – une mesure d’AEMO.L’AEMO, ou Aide éducative en milieu ouvert, consistait à voir une fois tous les quinze jours deséducateurs.Lorsdupremierrendez-vous,Marieetmoiavonsfaitlaconnaissancedesdeuxéducatricesenchargedenotredossier.Jepensaisavoirtoutvuentrelefoyerdesenfantsetlefoyerdesemi-liberté.Maisnon:ilyavaitpire.Aprèss’êtreentretenueunlongmomentavecmesparents,unedeséducatricesm’a reçue.D’emblée, avantmêmeque j’ai eu le tempsd’ouvrir labouche, ellem’a lancé, faussementneutre:« J’ai lu un peu ton dossier mais j’ai aussi rencontré tes parents. Je suis perplexe. Tu as attendu
quatorzeanspourparler?Tunepouvaispasterebelleravantsic’étaitsiterriblequecelacheztoi?»Letonétaitdonné.Commed’autres,ellenemecroyaitpasetavaitsansdouteétéséduiteparlesbeaux
discoursdemonpère.Mesparentsétaientvisiblementtropbienhabilléspouravoirosémaltraiterleurfille.
Dans mon nouvel emploi du temps de terminale, le samedi matin comportait trois heures demathématiques. Je ne pouvais plus être dispensée de cours ce jour-là. Cela aurait été trop pénalisantcomptetenuducoefficientaubacdelamatièrereine.Mamèrevenaitdoncmechercheràlafindescoursetmeramenaitàlamaison.Aprèsmanger,nousnousrendionsenthérapie.
Monpèreavaitsubtilementdénichélepsychiatreleplusincompétentqu’ilpuisseexister,àTrappes.Cesséancesprêtaientà rire.Nousnousasseyions tous troiset ilnousregardaitbiengentimentdans leblancdesyeuxavecenpermanenceunsourireniais.«Bien,alors,quepuis-jefairepourvous?demanda-t-illapremièrefois.–Célineetmoiavionsquelquesconflitsliésenpartieàsonadolescenceetenpartieaufaitquejesuis
quelqu’undestrict,réponditmonpère,imperturbable.–Ahoui!Cen’estpassimpled’avoirunadolescentàlamaison.–Maisleschosess’améliorenttoutdoucement.Chacunymetdusien»,arguamonpère.Jemedemandaisijen’étaispasentraindejouerdansunmauvaistéléfilm.«Céline,avez-vousquelquechoseàdireàvosparents?–Non,pasvraiment,répondis-je,entoutcaspasàvous,pasici.–Bien,danscecas-là,jevousproposeàtoustroisderéfléchiràcequevousvoudriezmedirelors
d’unprochainrendez-vous.Quelquechosequevousn’arrivezpasàvousdireenface.»Laséanceétaitdéjàfinie.J’étaissidérée.Parlasuite,monpèreprendraitunmalinplaisiràparlerdelapluieetdubeautempsavecungrand
sourire.Notreinterlocuteurplongeaitdansunabîmedeperplexitépuisremontaitàlasurfaceàlafindechaqueconsultationendéclarantquel’onfaisaittousde«grandsprogrès».Sauflui,visiblement!Cettemascaradenedurapaslongtemps.Autermedequatrerendez-vous,cetéminentexpertcertifiapar
écritquelafamilleRaphaëlavaitscrupuleusementsuivil’obligationdethérapiedevingtséancesetqueleschosesallaientbeaucoupmieux.Iln’yavaitdoncpaslieudecontinuer.
À lamaison,Marie etmoi passions beaucoup de temps dans notre chambre ou devant l’ordinateur.Nousattendionsquenosparentssortentsebaladerpourdescendreausalonregarderlatélévision.Depuisque j’étais partie, ma sœur avait totalement rejeté mon père. Elle le méprisait et n’hésitait pas à leremettreàsaplace.Iln’avaitplusaucuneprisesurelleetn’osaitrienluiimposer.Ladominations’étaittotalementinversée.Moi,jen’avaispassaforcedecaractère.Devantlui,j’étaistoujoursparalyséeparlapeur.Incapable
deluidirenon,jemesentaislâche.Laséparationn’avaitpasétéassezlongueetréparatricepourquejeprennesuffisammentconfianceenmoi.J’avaisl’impressionqu’ilpouvaittoujoursfairecequ’ilvoulaitdemoi,et jememaudissais.L’ombredupianoplanaitencoresurnous.Personnen’osaitprononcercemottaboumaisjerestaisprisonnièredescordesdel’instrument,commedelatoiled’unearaignéegéante.Monpèreagissaitcommesij’étaiseninternat,avecsortieleweek-end.Saufqu’ilnemefrappaitplus.
Son amnésie n’était donc que partielle. Sa condamnation avec sursis l’incitait à trouver une nouvellestratégie. Après quelques week-ends passés à lamaison, sa vraie personnalité refit surface avec unenouvelle obsession : puisque je ne faisais plus de piano, je ferais desmathématiques.À outrance.Lepianon’étaitdoncqu’unprétexte.Lamusiqueimportaitpeu.Jen’étaisqu’unobjet.Sapropriété.Jemerendscompteaujourd’huiquemonpèrenem’ajamaisconsidéréecommeunepersonnecapable
de faire ses propres choix. Rapidement après ma naissance, je n’étais plus qu’une sorte d’objet detransition,dépourvudepensée. Jedevenais l’incarnationd’unmythequi transcendait laconditiond’unenfantpour l’asservir à laquêted’un idéaldeperfection.Riennepouvait s’opposerà lanécessitédefairedesesfrustrationslefermentdesesrêvesmaladifs.Lorsque j’arrivais à la maison le samedi matin, mon père demandait à voir mes contrôles de
mathématiques. J’avais de bonnes notes. J’étais toujours dans les cinqpremiers de la classe.Mais cen’étaitpassuffisant.Commepourlepiano,jedevaisêtrelameilleure.Lorsqu’undevoirsurtableétaitprévudanscettematière, ilmedemandaitmonlivred’exercices. Ilnotaitalorssurunefeuilleblanche
tousceuxqu’ilfallaitquejerésolvependantleweek-end.Jusqu’àquatre-vingt-seizeenmoinsdedeuxjours!Ledimancheaprès-midi, ilcorrigeait.S’ilyavaitdesfautes, ilajoutaitdenouveauxexercices.Alorsquej’auraispuprofiterdecesweek-endspourmereposer,jeveillaisànouveautarddanslanuit.Totalementsoussonemprise,jenedisaisrien.m’exécutais.Commeauparavant, je subissaisdesvexationsélaborées,commeretrouverde lavaisselle sousmon
oreiller.Commeavant, j’étaishumiliée.Monpèreneseprivaitpasde réflexionsdégradantessurmonétatphysique,quimehanteraientencoreaujourd’huisijen’étaispasheureuseenamour:«Toi,detoutefaçon,jenevoispasquitupourraisintéresseràpartpeut-êtrepourtireruncoup.»Je compris que mon père ne changerait jamais. Sa volonté de perfection était pathologique, voire
monstrueuse. À travers moi, peut-être voulait-il encore satisfaire son père et obtenir de lui de lareconnaissance?Enfaisantdemoiuneenfantparfaite,voulait-ilréparerledéshonneurdenepasavoirremplicerôle?Battuparmongrand-père,monpèreavaitsouffertdesesentirrabaissé.Aulieudeserévolter face à cette injustice brutale, il s’étaitmis en quête de perfection. Il se servait demoi pourréparer cette fêlure et reproduisait le schéma qui avait formaté son esprit et son comportement. Marésistance inflexible le déstabilisait et le rendait plusmenaçant, tout aumoins était-ce ainsi que je leressentais.
J’aurais pu en parler aux éducateurs. J’aurais pu demander à ne plus retourner chezmes parents leweek-end.Mais encore une fois, jeme suis tue.Maintenant, je savais ce que signifiait un procès. Jeconnaissaiscesentimentdeculpabilitécuisantetjenevoulaispaslerevivre.Etmonpèrenemefrappaitplus. La seule maltraitance que je subissais désormais était psychologique. Si elle est suffisammentpuissantepourdétruireunêtrehumain,ellen’estriendevantlajusticefrançaise.Pourmamère,toutétaitrentrédansl’ordre.J’étaispersuadéequ’ellenem’auraitpaspardonnéd’accusermonpèreunesecondefois.
CHAPITRE29
MYTHOMANE
Unsamedimatin,pendantlecoursdeMmeTurois,maprofesseuredemathématiques,jefisunmalaise.Probablementliéàunefatigueextrême.MmeBas,laconseillèreprincipaled’éducation,m’avaitjusque-làtoujourssoigneusementévitée.Onnesaitjamais,venantd’unfoyer,j’auraisputransmettrelapesteauxenfantsdebonnefamille.Accueillirdanssonlycéeuneadolescenteplacéedansunfoyerfaisaitunpeutachepour laréputationde l’établissementCejour-là,ellefutbienobligéedem’adresser laparoleduboutdeslèvres,pourpouvoirappelermamèreafinqu’elleviennemechercherplustôt.Quelquesminutesplustard,mamèrearriva.Sourianteetavenantecommeàsonhabitude,elleengagea
laconversationaveclaconseillèreavantdemerameneràlamaison.
Le lundimatin,Clairem’attendaitdevant le lycée.Ellem’appritqueMmeBaset l’assistante sociale(que je ne connaissais ni d’Ève ni d’Adam) faisaient désormais courir le bruit que j’étaismythomaneauprèsdesprofesseurs.Claireétaitaucourantcarsamèreétaitprofesseuredechimieetavaitessayédemedéfendre.MmeBassetarguaitd’avoirrencontrémesparents,desgenscharmantsdetouteévidence.LapauvrepetiteélèvecourageuseréussissantsaterminaleSn’étaitenréalitéqu’uneperversemanipulatrice.Unegossedericheenmaldereconnaissance.CetteconseillèreadmettaitmalquejenesoispasscolariséeenCLIS,cesclassesréservéesauxélèves
endifficultésouffrantdetroublesducomportementoudedifficultéspsychomotrices.Aprèsavoirétévictimeduclichéselonlequellamaltraitancenetouchequelesfamillesdéfavorisées,
je devaismaintenant affronter un nouveau préjugé. Les enfants placés ne peuvent être que débiles oudélinquants,méchantsaufondd’eux-mêmes,oudétraqués.Perdusd’avanceensomme.J’avaismisbeaucoupdecœuràêtreparmilesmeilleursdemaclasse.Pourmeprouveràmoi-même
quejevalaisquelquechose.Mieuxqu’unchien.Pourleprouverauxautres.Jemelevaistoutlesmatins,coûtequecoûte,aprèsn’avoirdormiquedeuxoutroisheures.J’affrontaiscestrajetsinterminablespourêtre à l’heure chaque jour et ne rater aucun cours. Jemettais un point d’honneur à ne jamais craquerdevantlesautres.Jen’avaisjamaisposéunseulproblèmeàquiquecesoit.J’étaisappréciée.Etvoilàquecesdeuxfemmes,muesparlafrustrationetl’étroitessed’esprit,faisaientvacillercetéquilibre.Plusqu’unesimplerumeurcolportée,c’étaitlanégationdemonpasséetdemasouffrance.AprèslesrévélationsdeClaire,j’étaissubmergéeparl’émotion.Unmélangedepeineetderage.Sans
réfléchir,jemesuisrenduedirectementauservicesocialetj’aiattendu.Lorsquelaportedubureaudel’assistantesociales’estouverte,j’aibalbutié:« Pourquoi avez-vous raconté à mes professeurs que j’avais menti sur mon passé ? Vous ne me
connaissezmêmepas!Vousnem’avezjamaisvue!»Leregardnoiretméprisant,ellemerépondit:«Sivousvoulezmeparler,commencezparvouslever.Enrestantassise,vousvousmettezencoredans
unepositiond’inférioritépourjoueràlavictime.»Elletournalestalonsaussitôtsonvenincraché.Jerestaisbouchebée.Jesuissortiedu lycéeen trombe.Jenesongeaisqu’àunechose :mejetersousunevoiturepouren
finir.MonWalkmansur lesoreillesà lapuissancemaximale, jemesuismiseàcouriraumilieude laroutesansm’arrêter.Jenepensaisplusàrien.Jenevoulaispasrentreraufoyer.Jesuisalléemeréfugierchezmamère.Laseulequipourraitm’aider.
Furieuse,elleappela leproviseurpour luidemanderdesexplications. Il luiproposaunrendez-vousdansl’après-midipourtirerlasituationauclair,etpromitdeconvoquerMmeBasetsonacolyte.Àmongrandsoulagement,jepusconstaterenretournantencoursquemesprofesseursmesoutenaient
unanimement.Lemonden’estjamaisnitoutnoirnitoutblanc.
CHAPITRE30
MAINLEVÉE
Dèslafindupremiertrimestredeterminale,jen’étaisplusquel’ombredemoi-même.J’étaisépuiséetantphysiquementquemoralement.Meleverchaquematinrelevaitdel’exploit.Jem’endormaispartout.Encours,dansletrain,surlesquaisdegare.L’anorexien’arrangeaitrien.Jenesupportaispluslesbruitsdu foyer, les bagarres incessantes. Je n’avais plus d’énergie pour me battre. Ma mère et Marie mepoussaientàrentrer.Ellesnevoyaientplusaucuneraisonàcequejeresteplacée:Jenefaisaisplusdepiano,monpèreavaitchangé,j’avaisobtenucequejevoulais.Pournepaslesperdre,jedevaisrentrer.Autrement,ellesnemesoutiendraientplus.Pourelles,leschosesavaienttropduré.Demoncôté,jepesaislepouretlecontredepuisunpetitmomentdéjà.Jesavaisquefairemédecine
enrestantaufoyerseraitdifficile:à18ans,j’iraisenappartementpourjeunemajeur;à21ans,l’Aidesocialeàl’enfancememettraitdehors.C’étaitledeal.Impossibledans ces conditionsde se lancer dansun cursusdeplusdedix ansd’études. Je pensais
égalementàMarie.Elledépérissait.Vivrechezmesparentslarongeait.Elleaussiavaitbesoindepartir.Jerentraisdéjàtouslesweek-endschezmoi.Jesavaisdoncàquoiressembleraitmonretour.Jedevraismeplierauxexigencesdemonpèreconcernantlesmathématiquesetlaphysiquejusqu’aubac,supporterses sautes d’humeur et rester stoïque malgré ses phrases assassines. Rien qui soit insurmontable ensomme.L’équationfutviterésolue.Jedécidaisderentrerchezmoi,avecentêteuneidéebienprécise.Jecomptais passer mon bac, entrer en première année de médecine, obtenir une bourse et partirdéfinitivementdelamaisonavecMarie.C’étaitnotreseulechanceàtouteslesdeuxdemettrefinàcettevie,quenousn’avionspaschoisieetquinousrendaitmalheureuses.Ensemble,loindemonpère,j’étaispersuadéequel’onpouvaitvivremieux.PeuaprèsNoël,j’aiannoncéàmesparentsquej’avaisdemandéuneaudienceaujugedesenfantsafin
de rentrer définitivement. Ils étaient ravis.Monpère avait l’air soulagé.Ma crise d’adolescence étaitenfinterminée.Lavieallaitpouvoirreprendresoncoursnormal.
Enfévrier,jereçusunelettrem’annonçantquel’audienceétaitfixéeàlafindumoisdemai.Monpèretrouvaitcetteéchéancebeaucoup trop tardive. Ilmeconseilladoncdenepas rentreraufoyerun jeudiaprèslafindescoursetdevenirme«réfugier»chezeux.Aufoyer,lesfuguesétaientaussifréquentesque les bagarres. Le soir, les éducateurs passaient leur temps à faire des déclarations de fugue aucommissariat.Cequid’ailleursneservaitstrictementàrien.Personnen’avaitenviedeperdresontempsà rechercherdesdélinquantes en fuitequi repartiraient surementdès le lendemain.De toute façon, lesfillesrevenaientd’elles-mêmesaprèsquelquesjoursdetotaleliberté.Jem’apprêtaisàvenirgrossirlerangdes statistiques.Lorsque je suis rentréeà lamaison,ce fameux jeudi soir,monpèrecontacta sonavocatpourluisignalermaprésence.Ilappelaensuitelefoyerpourlesrassurer,sitantestqu’ilsaientpuêtreinquiets,etpourleurdirequejenesouhaitaispasrentrer.Aprèscetincident,l’audiencefutavancéeàlafindumoisd’avril.
Arrivéeau tribunalce jour-là, je retrouvaismesparentsetnosdeuxavocatsdans la salled’attente.Cette fois-ci, nous n’étions plus assis le plus loin possible les uns des autres. Nous sommes entrésensembleenfaisantfrontcommundanslebureaudelajuge.Àpeineassise,jemefissermonnerpouravoirperturbé,parmafugue,lebonfonctionnementdufoyer.
Jetentaisalorsdeluiexpliquerquejen’enpouvaisplusetquejevoulaisrentrerchezmoi.Jemesuis
miseàpleurer:«Jesuisfatiguée.Jeveuxrentrerchezmoi.Jenepeuxplusfairetouscestrajets.Jemelèveàquatre
heures trente tous lesmatins pour aller au lycée. Le bac approche.Vous pensez que c’est facile pourmoi?»Derrièresonbureau,elleajustaseslunettesetmeregardadanslesyeux.«Jen’arrivepasàcomprendre,Céline.C’estbientoiquiesvenuenousdemanderdel’aide!Tuas
subidegravesmaltraitances,etaujourd’huituveuxrentrercheztoicommesirienn’étaitjamaisarrivé?–Jeveuxrentrerchezmoi.Jen’enpeuxplusdecefoyer.Touslesjoursilyadesbagarres.Ilyades
crisenpermanence.Jenepeuxpas travailler.Commentvais-jefairepourrévisermonbac?Commentvais-jefairepourfairedesétudes?»Lacolèremontaitenmoi.Enparlantàlajuge,jecriaispresque.Sijen’avaispasétéplacéeilyatrois
ans, je seraismorte. Je le savais. Les policiers, l’assistante sociale, la juge, tousm’avaient prise ausérieux.Ilsm’avaientsauvélavie,etjeleurenétaisreconnaissante.Maislesconditionsdeplacementétaienttropdures.Jenem’étaisjamaisplainte,j’avaistoujoursfaitcequel’onmedisaitdefaire,maisaujourd’huijecraquais.Aussibienphysiquementquemoralement,jen’enpouvaisplus.«J’entendsbienquelavieaufoyerestdifficile,Céline,maispourrentrercheztoi,c’estbeaucouptrop
tôt à mon avis. J’ai plusieurs rapports de tes éducateurs. D’après eux, lorsque tu rentres au foyer ledimanchesoir,tun’aspaslemoral.Jepensequetonpèreettoidevezréapprendreàvivreensembleplusprogressivement.»Mme Botani était quelqu’un d’intelligent. Elle connaissait bien mon dossier. Elle avait lu tous les
rapportsdesunsetdesautresdepuisledébut.Ellesavaitquejen’avaispasmentisurlesmaltraitancesque j’avais subies. Dans son bureau ce jour-là, elle semblait dépassée. Incrédule. Elle ne s’était pasimaginéun seul instantque jedemandeun jour à rentrer chezmoi.Mais jenepouvaispas lui dire lavérité. Mes parents étaient là. Je devais paraître convaincue et camper sur mes positions. Il fallaitabsolumentquejerentrechezmoi.Jen’avaispaslechoix.Unefoismajeure,l’ASEnemeprendraitplusenchargefinancièrementet jepourraisdireadieuà lamédecine.Dansunélandecolère, jequittais lapiècecommeunefurie.Jen’avaisjamaisréagicommeceladevantquelqu’un.Jenemecontrôlaisplus.Toutelarageetlacolèrequej’avaisenfouiesdepuisdenombreusesannéesrefaisaientsurfaced’unseulcoup.Jehurlaisdans lescouloirsdu tribunalquejevoulaisrentrerchezmoi.Jecriaisque j’allaismesuiciderenmejetantparlafenêtre,avantd’allerm’enfermerdanslestoilettes.J’étaisàbout.Jefusrapidementrejointeparmonavocate,stupéfaiteetsansvoixdevantuntelesclandre.Elleétait
suiviedeprèsparmamère,venuemeconsoler.Monpèreetsonavocatétaientrestésenretrait.Aprèsdelonguesminutes,meslarmesséchées,jesuisretournéedanslebureaudelajuge.Cettefois-ci,elleavaitl’airencolère.J’avaisl’impressiondel’avoirdéçue.Elleavaitfaitensortedemeprotéger,etc’estunpeu comme si je reniais ses efforts. Elle abdiquait. Puisque je voulais tant rentrer chezmoi, soit. Jen’avaisqu’àprendremesresponsabilités.
Aufoyer,lesfillesn’ontpascomprismonchoix.«Tutejettesdanslagueuleduloupdetoi-même»,m’ont-ellesdit.Encoreunefois,ellesnepouvaientcomprendrecesacrificedanslebutdefairedesétudes.Fatimaet
moienavionssouventdiscutéensemble:«Moi,disait-elle,jenecomptepasmecasserlatête.Àdix-huitans,jeseraismajeure.Jetrouverais
unboulotdevendeuseetjetravailleraissuffisammentpouravoirdroitauchômageetauRMI.Etaprès,j’arrête.Çanesertàriendeselevertouslesmatinspourallerbosserquandtupeuxêtrepayépareilennefaisantrien!»Moi,jenevoyaispasleschosesdelamêmefaçon.Jevoulaistravaillerpournedépendredepersonne,
et surtout pas d’unmari. Je voulais être libre. Libre de vivre la vie que j’aurais choisie sans devoirrendredecompteàquiquecesoit.J’aiexpliquéauxautresfillesque jerentraischezmoipourmieuxrepartir. Définitivement cette fois-ci, et avecMarie. Jeme sentais plus forte psychologiquement pouraffrontermonpère.Enplus,l’ombredesapeineavecsursisplanaitau-dessusdesatêteetmeprotégeait.
Après l’audience, je passais mon week-end à ranger mes affaires. Mon père vint me chercher ledimanchesoir.Jenepeuxpasdirequej’étaisheureusedepartir,nimêmesoulagée.Jem’étaisbeaucoupattachéeàSamiaetj’avaisnouédesliensd’amitiéaveccertainesfilles.Jevivaiscenouveauchangementcommeune nécessité. Sans vraiment d’émotion.À présent, j’allais de nouveaume retrouver seule, aumoinspourquelquetemps,maislasolituden’avaitplusdesecretpourmoi.Aprèslebac,chacundemesamisallaitprendreunchemindifférent.Claire,Laurent,GuillaumeetSébastienallaientrentrerenprépa.Annes’orientaitverslapharmacie,etSandrinepartaitverslesscienceséconomiquesetsociales.J’étaislaseuledontlavocationavaittoujoursétélamédecine.Jesavaisquelapremièreannéeallaitêtredure,maisj’étaisprêteàdéplacerdesmontagnespourréalisermesrêves.Jeneressentaisnilaprésencedemon père ni la difficulté du concours de première année de médecine comme des obstaclesinsurmontables.J’allaisbientôtpouvoir tournerunenouvellepagedemonexistenceet rompreaveccepassédouloureux.
CHAPITRE31
DERNIÈREBATAILLE
Aprèsmonbaccalauréat,monpère sevit proposerunnouveauposte au seindu sièged’une sociétébaséeàParis.Mesparentsdécidèrentd’emménagerdanslacapitale.ResterdanslamaisonoùnotrevieavaitbasculéétaitdevenudifficilepourmoicommepourmamèreetMarie.Chaquepiècemerappelaitdemauvaissouvenirset lasallede jeuhantait les lieux.Jen’ai jamaiscompriscenomparadoxal.Dequel jeu s’agissait-il ?En tout cas, grâce auxnouvelles règlesque j’avais imposées, laportederrièrelaquellesetrouvaitlepianorestaitferméeenpermanence.Jen’osaism’enapprocherdepeurd’ouvrirànouveauunpassageversl’enfer.Pourmonpère,ils’agissaitplusdegommertoutetracedupassécommepourmieuxsepersuaderquerienn’avaiteulieu.Dansnotrenouvelappartement,bienquetrèsgrand,iln’yavaitplusdesalledejeu.Elleavaitdisparu
effaçantavecellelapetitefilleapeuréequej’avaisété.Lepianod’études’estretrouvédansmachambre,faceàmonlit.Meublenoiretaustère,chargéd’unlourdpassé,ilétaitreléguéaurangdesimpleobjetquiprendrait la poussière. Seul le génie d’un compositeur et le talent d’un interprète pouvaient le rendrebeau.Telunpoètequidonnevieauxmots,j’auraisvouluqu’ilvéhiculemonémotionetfassenaîtredessentiments. Mais on ne peut pas exprimer son intériorité lorsque l’on est traité comme un automate.L’objetnefutquel’instrumentdemasouffrance.J’aimaisprofondémentlamusique.Jen’auraispaseubesoindetantdeviolenceetdesacrificespour
latranscender.Ellefaisaitpartiedemoietsousn’importequelleforme,jenepouvaisvivresans.Parfois,lorsquej’étaisseule,certainequemonpèrenem’entendraitpas,jerelevaislecouverclepourredonneràmonpianounsouffledevie.J’effleuraissonclavier l’espaced’un instantpourdéposermapeineet lalaisser s’envoler, emportéepar lamélodie.C’était sansdoute là leplusgrandéchecdemonpère : iln’avaitpassuobtenirparlaforcecequelapatienceauraitsuengendrer.Jevivaisdenouveauchezmesparentsmaisj’avaischangé.Enfant,jevoyaisenmonpèreunmonstre
puissant. Je comprenais aujourd’hui qu’il n’était en réalité que colosse aux pieds d’argile. L’affrontern’étaitmêmeplusmagrandebataille.Madernièrebataillepourreconquérirmaliberté,ceseraitcellequim’ouvriraitlesportesdemonrêve:devenirmédecin.
J’avaissulefairesouffrircommej’avaissouffert.J’avaissulevoirimpuissantcommejel’avaisétéfaceàsacruauté.Laseulechosequej’avaistrouvéepourl’affronterfutmamaladie.L’anorexiem’avaitdonnélepouvoirdecontrôlermoncorpsetavaitôtéàmonpèretouteautoritésurlui.Puisqueparmonalimentationjedécidaissij’allaisvivreoumourir,iln’étaitplusquesimplespectateur.Impuissant,ilnepouvaitqueregarderenfacecettelentedégradation.Cettepassivitélemettaithorsdelui.Souffrirpourlevoirperdrelaface.J’étaisprêteàtout.Duranttoutemonadolescence,j’aiméditéces
versdeBaudelaire:
Jesuislaplaieetlecouteau!Jesuislesouffletetlajoue!Jesuislesmembresetlaroue,Etlavictimeetlebourreau!
Simonpèreetmoinousnousretrouvionsparfoisàl’occasiondesrepas,jefaisaistoutmonpossiblepourl’éviter.Jesavaisquemonabsenceàtableexacerbaitsarage.Lematin,pendantlesvacancesd’été
quiprécédèrentmonentréeenfaculté,jemelevaisleplustardpossible.Engénéralverstreizeheures,unefois leurdéjeuner terminé.JesortaisensuitemebaladerdansParis.Jemarchaisdesheuresetdesheures simplement pour ne pas être chez moi. Je rentrais souvent après le repas du soir et j’allaisdirectement dans ma chambre. Une fois mes parents couchés, je me préparais quelques fruits etm’installaisdanslesalonpourregarderlatélévisionjusqu’enfindenuit.
Monentréeenfacultédemédecinemitfinàcetteorganisationunpeumarginale.Ellemarqualedébutdemanouvellevie,demavietoutcourt,devrais-jedire.Jen’avaispasbaissélesbrasduranttoutescesannéesetj’étaisrécompensée.J’avaisfranchiuncap.Ilnemerestaitplusqu’àdécrochermapremièreannée pour réaliser mon rêve. Nous étions huit cents étudiants. Il en resterait quatre-vingts l’annéesuivante.Jedevaisabsolumentfairepartiedecesrescapés.Uneautrebataillecontresoi-mêmeàlivrer.Leconcourssedécomposaitendeuxsessions.L’uneendécembre,l’autreenjuin.Jeretrouvaisleshabitudesprisesaufoyer.Pouruneplaceassisedansl’amphithéâtre,ilfallaitqueje
melèveàcinqheurestrente.Àseptheuresdevantlafaculté,j’étaisparmilespremiersàattendredevantlalourdeporte,prêteàcourir.Vershuitheures,quandlebruitdescléssefaisaitentendre,toutlemondesepréparaitpourlepremiersprintdelajournée.Lalourdeporteàpeineouverte,unenuéedevautourss’élançaient comme des affamés à l’assaut du troisième étage. Les premiers arrivés jetaient leursécharpesetleurssacssurdesbancsentiersdanslespremièresrangées.Ilsréservaientainsilaplacepourtousleursamis.Lesprimantscommemoi,quineconnaissaientpersonne,nepouvaientsepayerceluxeetdevaientbataillerchaquejourpourgagnerleurplaceassise.Leslève-tardétaientcondamnésàassisterauxcoursdeprofesseursbeaucoupmoinsrenommés.Cetteambiancenemefaisaitpaspeur.J’avaisvupire.Le soir, lorsque je rentrais à lamaison, je filais directement dansma chambre pour « travailler ».
C’étaitleseulmotquetoléraitmonpèreetquiavaitsaplaceavantlemot«manger».Depuisquelquetemps,ilavaitrenoncéàcontrôlermonalimentationetessayaitdeprendreànouveaulepouvoirsurmamanièredetravailler.Lesoir,ils’approchaittoutdoucementdemachambreetcollaitsonoreillecontrela porte pour écouter. Il entrait ensuite pour voir si j’étais bien en train de travailler ou si je faisaissemblant.Pourmesentirmoinsseule,isoléeenpermanencedansmachambre,aufonddel’appartement,j’avaispris l’habitudedemettre la radioen fondsonore.Cettepratiqueénervaitprodigieusementmonpère.Dèsqu’ilentendaitlamoindremusique,ilouvraitbrusquementlaporteetseprécipitaitsurlepostepour l’éteindre, enhurlant que l’onnepouvait pas travailler décemment avecune radio enmarche.Àpeinemonpèreparti,jerallumaisl’objetdediscordeetprenaisunimmenseplaisiràl’imaginerderrièrelaporte,vertderage,pesantlepouretlecontre.
Lemois de décembre arriva trop vite. Le rythme effréné de la faculté et le stupide combat que jemenais encore contre mon père pour gagner ma liberté m’avaient fait perdre beaucoup de poids. Jepeinaisdeplusenplusàsortirdemonlitlematin.Jenepesaisplusquetrenteetunkilos.J’avaisdumalàmarcher.J’avaistoutletempsfroid.Mamémoireflanchaitetjeretenaisdeplusenplusdifficilementmescours.Lapremièrepartieduconcourssedérouladans ladouleur.J’avais l’impression,ensortantdesépreuves,d’avoirtoutgâché.Danscettepériodedifficile,mamèreétaittoujoursprésente.Ellemeremontaitlemoralcommeellele
pouvaitpourque jem’accrochemalgré tout.Ellem’étaitd’ungrandsoutien.Elleavaitcomprismieuxquemoi que l’anorexie était unemaladie, et que sousmes airs de « je contrôle la situation », je nemaîtrisaisplusriendutout.J’étaisentréedanslaspiraleinfernaled’unepertedepoidsqueseulelamortpouvaitstopper.Elleessayaitdemefairedesplatstrèspeucaloriques,pournepasmedégoûter,àbasede légumesoudepoisson.Ellem’achetaitdes fruitset s’installait consciencieusementà la tablede lacuisine chaque après-midi pour éplucher des kilos et des kilos de pommes afin deme préparer de la
compote.Lacompotedepommesétaitleseulplaisirquimerestait.J’enmangeaislesoirdansmonlit,unlivreàlamain.Si mon père ne s’était pas adouci devant mon état, mamère était morte d’inquiétude. Depuis mon
placement,elle tentaitde sedébattreavecsaculpabilité immenseden’avoirpas sumeprotéger.Monanorexie lui rappelait chaque jour sa terribledéfaillance. Je regrettaisbeaucoupde lui faire subir toutcelacarcen’estpasellequejecherchaisàinterpeller.Elleavaitfaitsonmeaculpaenversmoietpassaitchaqueminutedesesjournéesàessayerdeserattraperententantdemerendrelavieplusfacile.PourMarie,mevoirdépérirn’étaitpassimplenonplus.Danscettepartied’échecsentremonpèreetmoi,lesautresmembresdelafamillesouffraientensilence.
Les fêtes de fin d’année furent les premières de ma vie à se dérouler sans menace ni punitionpréalables.L’ambianceétaitcependanttrèstendue.PourleNouvelAn,Mariefutinvitéechezdesamisdesonanciencollège.J’avaisquantàmoidécliné
touteinvitation.Jen’étaispluscapabledemangernormalement.Jenevoulaispasmettrelesautresmalàl’aise.Pournepasmeretrouverentêteàtêteavecmesparents,jesortiscesoir-làunpeuavantleretourdemonpère,malgréunfroidglacial.Cefutunesoiréecauchemardesque.J’aimarchésansbutdesheuresdurant, seule, dans le froid. J’avais l’impression de faire partie de la communauté des laissés-pour-compteencettesoiréeparticulière.J’étaisépuiséemaisjecontinuaisàmarcher.Versuneheuredumatin,pensantquemesparentsdevaients’êtreendormis,jesuisrentréechezmoi.Discrètement.Jecrois,avecle recul, que cettemarchedésemparée dansParis fut unpivot.Commeon tourne à gaucheplutôt qu’àdroite,j’auraispurenonceretenfinir.Monsoufflenetenaitplusqu’àunfil.Etpuisj’aicomprisquejedevaiscesserdevivreàtraverssonregard.Àl’entréedelaruedesMorts,j’aichoisidefairedemi-touretdemebattre.
Ledeuxièmesemestrecommençadèslasemainesuivantesurleschapeauxderoue,avecdenouvellesmatières.Pourcettesecondepartieduprogramme,iln’étaitplusnécessaired’êtrefortenmathématiqueset en physique. Il fallait désormais faire travailler samémoire et tout apprendre par cœur. Pourmoi,c’étaitunsupplice.Moncerveau,sous-alimenté,fonctionnaitauralenti.Jen’avaisquemavolontépourmetenirdebout.Peu après la reprise des cours, les résultats du premier semestre tombèrent. Je n’étais pas dans les
admissiblesd’embléemaisj’enétaistrèsproche.Toutrestaitdoncpossible.Ilfallaitquejem’accroche.
Lors des épreuves du mois de juin, j’étais tellement faible que ma mère m’accompagna à chaqueépreuve.Elle restait devant laportede l’amphithéâtre avecunemission simple : si jamais je tombaisdanslespommespendantuneépreuve,elledevaitempêchermonévacuation.Sortirdelasalleentraînaitobligatoirementl’abandonduconcoursetunredoublementd’office.
Lejourdel’affichagedesrésultats,audébutdumoisdejuillet,futl’undespiresjoursdemavie.Jejouaismonavenir surun simplenuméro.Arrivéedevant le tableau, je cherchais fébrilementmonnomparmilesreçus.Maviesebrouillaitentredeslarmesdepeur.Jen’yétaispas?Si,j’étaisprise!Monrêvevenaitdeseréaliser.Jenem’étaispasbattuepourrien.Avecuneimmense
fierté,j’intégraislafacultédemédecinedeParis.Jelesavaisdésormais,jeseraiunjourleDrRaphaël.Cetteréussitemefitprendreconsciencequ’unavenirmeilleurs’ouvraitàmoi,maisquej’étaisentrain
deruinertoutesmeschancesenruminantlepassé.Jetiraissurlacorde.Elleallaitfinirparserompre.Sijenevoulaispasmourir, il fallaitque jeparte loindemonpèrecommejeme l’étaispromisavantdedemanderuneaudienceà la juge.Ilfallaitqueje trouverapidementunebourseetunappartementpourMarieetmoi,afinquel’onpuissedéménagerennecomptantplusquesurnous-mêmesetsurl’aideque
mamèrepourraitnousapporter.Partir,pour se libérer l’unecomme l’autredenotrepère.Partir,pourl’oublier.
Ilétaitgrandtempsdevivremaintenant.
CONCLUSION
Parmilesmotsquem’avaientlaissésmesprofesseursetmescamaradesaumomentdemonplacement,l’und’euxcitaitunécrivainespagnol:«Quis’embarrasseàregretterlepasséperdleprésentetrisquel’avenir.»Ilestsouventdifficiledeprendredureculsursonpassé,del’accepter.Pourtant,poursetournervers
l’avenir,cetravailestnécessaire.Aujourd’hui,jen’aipaspardonnéàmonpèrepourl’enfancequ’ilm’afaitsubir.Commentpardonner
detelsactesquandilsontdurésilongtemps?Mais je l’aiacceptépourpouvoirm’en libérer.Vivredans lahainenousbloquedans lepassé. J’ai
coupé les ponts avec lui pendant quelques années. Le temps nécessaire pour faire un travail surmoi-même.
LorsquejesuispartiedelamaisonavecMarie,jemesuisarrangéepouravoiraupréalableuneboursedu CROUS grâce à une assistante sociale extraordinaire qui a fait tout ce qu’elle pouvait pour nousfaciliter lavie.J’aieulachancedetrouverunappartementpourboursieravecunloyerminimeet j’aiouvertunelignedetéléphonesurlisterouge,pourêtretranquille.Unefoisnosaffairesenordre,Marieestalléedormirchezdesamis.Dans lanuit, j’ai fait tousnos
cartonsdevêtements,delivres…Sansfairedebruit.Quandmonpèreaquittélamaisonpourserendreàson travail, dans la matinée, en ne se doutant de rien, je suis allée louer une camionnette dedéménagementetnoussommespartiespourdebon.Seulemamèreétaitdanslaconfidence.Elleperdaitcettefois-cisesdeuxfilles,tristeetcourageuse.
Installéedanscettenouvellevie, j’aipoursuivimesétudesdemédecine toutenm’engageantdans larecherche scientifique. J’étais passionnée par la cancérologie. J’ai obtenuma thèse de sciences un anavantdepasserleconcoursdel’internat.C’estàcettepériodequej’aiacceptédereprendrecontactavecmonpère.Jenesavaispass’ilavaitchangé,maisladonneétaitdifférente.Désormais,s’ilvoulaitquejedécrochemon téléphone quand je voyais son nom s’afficher sur l’écran, et s’il souhaitait continuer àavoir demesnouvelles, il se devait de respectermes choix et deme traiter commeunepersonne.Enrevanche,nousn’avons jamaispuparlerdupassé.Toutcomme ilnepeutenvisagerquesonpère l’aitbattu,ilnepeutaccepterlavéracitédemonhistoire.J’ailongtempscherchéàobtenirdesexcusesdesapart.Jepensaisenavoirbesoinpouravancer.Encomprenantqu’ilnepourraitjamaismelesdonner,j’enaifaitmondeuil.Aujourd’hui,mêmesijegardeunecertainedistancedesécuritévis-à-visdelui,jepeuxenvisagerunfuturdanslequelils’inscrirait.Jemesuislongtempsdemandés’ilm’aimait.J’aicomprisqueoui.Àsafaçon.Ilnesaitpasledire,il
nesaitpaslemontrer,maisjesaisqu’encasdeproblèmeiltenteradem’aider.
Beaucoup de gens ne comprennent pas mon attitude, à commencer par Marie qui lui en veuténormément,peut-êtreplusquemoi.Maiscommentêtreheureuselorsquel’onestenvahieparlahaine?Quandjemourrais,jeneveuxrienavoiràregretter.Àl’hôpital,jevoissouventdespatientsmourirseuls.Sansaucunefamillepour leur tenir lamaindans leursderniers instants.Et tousontdans le regarduneangoisseterrible,unepeurindescriptible.Ya-t-ilunebonneraisonpourqu’ilssoientsiseuls?Sont-ilsvictimesde leur comportementpasséoude l’égoïsmede leursproches ?Et lorsque je les regarde, siperdus,sidémunis,siabandonnés,jenepeuxm’empêcherdepenserqu’ilsmériteraientmieux.Sijepeuxm’attendrirdevantdesinconnus,alorsjepeuxtendrelamainàmonproprepère.
Jen’aijamaisrompulesliensavecmamère.Jel’aimeetj’aibesoind’elle.Jeluiaipardonnédenepasavoirsumeprotéger.Contrairementàmonpère,elleportesursesépaulesuneculpabilitéterriblequichaquejourlataraude.Elleatoujoursfaittoutcequ’ellepouvaitpournousetcontinuedelefaireencoreaujourd’hui.
J’aiarrêtétotalementlepianopendantcinqans.Etpuis,lorsquej’airencontrémoncompagnon,jemesuisrenducomptequejouerpourluiétaitunplaisir.Pendantmathèsedesciences,l’hôpitaldanslequeljetravaillaisdisposaitd’unpiano.J’aieul’autorisationdevenirjouerquandjelesouhaitais.Cepianosetrouvait à côté du service de soins palliatifs. L’été, je jouais avec les fenêtres ouvertes. Je me suisaperçuequelesfamillesdespatientshospitalisésvenaientm’écoutersansbruit.Unjour,deuxfemmessetenaientderrièrelafenêtre.Jelesaifaitentrer.Ellessesontassises.Leurpèreétaitentraindemourird’uncancer,dansceservicedesoinspalliatifs.JemesuisalorsinstalléedevantmonpianoetjeleuraijouélapremièreballadedeChopin.Etl’espacedequelquesminutes,ellesontoubliéleurpeur.L’espacede quelques instants, elles se sont senties apaisées.Le temps de cette ballademélancolique, elles ontlaissécoulerleurslarmessanshonte,commecouleletempsquiemportelessouffrancesaussibienquelesjoies.Cejour-làj’aicompriscequ’étaitvraimentlamusique.J’aicomprisquej’avaisledond’apaiserles
souffrances, l’espace d’un morceau. J’ai compris que ce piano qui m’avait fait tant souffrir pouvaitdonner un peu de bonheur aux autres. Depuis ce jour-là, je joue quand je le peux dans les hôpitauxpossédantunpiano,redonnantvieàcesobjetsvaguementdésaccordésquisouventneserventplus.Moncœurseremplitduplaisirdechaquepatientvenum’écouter.
Aujourd’hui,mavieestbelle.Jefaisunmétierquej’aimeprofondément,jevisavecunconjointquej’aimepassionnémentetjeprofitedespetitesrichessesquechaquejourpeutm’offrir.Plutôtquedeniermonpassé,j’aichoisidem’enservirpourqueleschosesévoluent,pourlesautres.Jemèneuncombatcontrelamaltraitancefaiteauxenfantsafind’éviterauxautres,sipossible,deconnaîtrecequej’aisubi.On estime qu’aujourd’hui deux enfants décèdent chaque jour en France des suites directes demaltraitances.Cesujetresteencoretaboudansnotresociétéetaucungouvernementn’aencoredécidédeprendrepleinementlamesuredecedrame.Lesorganismeschargésderecueillirlesdonnéesenmatièredemaltraitancemanquent cruellement demoyens, ce qui entraîne uneméconnaissance quasi totale desstatistiques de la maltraitance en France et empêche une réelle prise de conscience de l’ampleur duphénomène.IlexisteégalementunmanquedramatiquedemédecinsscolairesenFrance.Pire:lesfutursmédecins,enpremièrelignepourdétecterdesmaltraitances,nesontpassuffisamment
formésauproblème.Jepeuxentémoignermoi-même.Jen’aipaseudecourssurcesujet.Onnenousapprend pas lors de nos études de médecine à repérer les signes d’alertes de la maltraitance. Lesmédecins et futurs médecins ne connaissent pas bien leurs droits ni leurs devoirs en matière designalement.Lorsqu’ilsseretrouventconfrontésàuncasdemaltraitance,ilssesententsouventseulsetnesaventpasàquis’adresser.Jevoudraisquelamaltraitancefaiteauxenfantssoitdéclaréegrandecausenationalepourquechaque
citoyenprennelamesuredel’ampleuretdelagravitédeceproblème.Leslanguesdoiventsedélier.Jevoudrais que notre gouvernement dote les organismes luttant contre la maltraitance, mais aussi lesservicessociaux,desuffisammentdemoyenspourquecette luttesoitefficace.Jevoudraisquechaqueétablissementscolairepossèdesonpropreservicedemédecinescolaire.L’écoleestlelieuoùlesenfantspassentleplusdetemps.C’estdanscelieuqu’unenfantbattualeplusdechancesd’êtrerepérésitantestquel’ons’endonnelesmoyens.
Au-delàdudramepersonnelquelamaltraitancereprésentepourchaqueenfantvictime,elleauncoût
très importantenmatièredesantépubliqueparsesconséquencesàcourtet longtermes.Conséquencessouventsévèresquidevrontêtreprisesenchargeparlasociété:cécitéetdéficienceintellectuellechezles bébés secoués ; troubles anxio-dépressifs, troubles du comportement gênant les apprentissages,anorexie, boulimie, tentatives de suicide, délinquance, impossibilité d’insertion sociale etprofessionnelle,répétitiondelaviolencephysiqueàtraverslesgénérations…
J’espèrequecelivreaurafaitcomprendrequelemaln’estpastoujourscriantoumanifestepourdesregards étrangers. Souvent les bourreaux paraissent respectables et les victimes se taisent.À présent,vous saurez mieux entendre la petite voix qui appelle au secours, la petite musique de la souffrancecachée.
POSTFACE
parDanielRousseau
CélineJeconnaispeuCéline.Mais jesuis restéadmiratifde l’énergie,de la ténacitéetde ladéterminationquedégagecettefrêle
jeune femme. Toujours positive, souriante, elle capte avec calme son auditeur, journaliste, politique,public, et ne le lâche plus avant de lui avoir délivré le message qu’elle tire de sa douloureuseexpérience:lanécessitédemieuxformerlesprofessionnelsetdemobiliserlespouvoirspublicssurledramedel’enfancemaltraitée.Êtreprivéedenourriture,battuedesannéesdurant,êtreenfermée,vivreunesolitudeécrasanteaupoint
decraindrechaqueweek-endpoursavie,travailler,travaillerencore,travaillertoujourspourbrilleretjouer les artistes prodiges en public tout en gardant le secret sur l’horreur de l’intimité de sa viefamiliale.Etlesilenceautour.Assourdissant.Lavied’uneenfantesclave.Pasuneenfantduboutdumondequitravailleraitdumatinausoirànouer
des tapis, transporter des briques ou des paniers de sel. Pas une enfant d’émigrés vendue à une richefamille étrangère qui l’exploiterait comme cendrillon à tout faire. Non, une enfant d’ici, une fille denotable.Doublecontrastescandaleuxquimetàmal les imagesd’Épinalquisontcellesde l’esclavageinfantile à l’autre bout dumonde et de l’ordremoral supposé de la respectabilité bien de chez nous.Comment suspecter l’horreurde la servitude sous les atoursde l’excellence.L’exigenceabsoluede laperfection qui devient justification de tous les excès et de tous les abus et qui mystifie l’entouraged’autantplusfacilementquecetteesclaven’estpasaffectéeàunetâchedesouillonmaisàuneproductionartistiqueréservéeauxélites.
AbusetmystificationLes formes sophistiquées de la maltraitance, en particulier psychologique, reposent sur ces deux
principesquistructurentundoublelangagedestructeurversl’enfantetversl’entourage:«Sijedoistefairedumal,c’estpourtonbien»,«Sijeluifaisdumal,c’estpoursonbien.»Lepireétantsansdoutequandlaréussitevientparsurcroît.L’enfantsetrouvealorsempoisonnéparl’ivressedesfruitsdesonsuccès, ce qui le fait s’identifier au bonheur du bourreau et participer à la jouissance du maître quiengrange ses dividendes narcissiques. Imbroglio et confusion internes très difficiles à dénouer pourl’enfant.Sénèque1 a superbement décrit ce quiproquo mortifère entre un fils et son père, le petit Pélops et
Tantale. « Le jeune Pélops accourait dans les bras de son père. Frappée d’un glaive impie dans tesfoyers,ôTantale,latendrevictimefutdécoupéepartamain,etservieàlatabledesdieuxquetuavaisreçusdanstonpalais.»L’enfantseprécipitaitdansunélandetendresseducœuradresséàsonpère,maislepèrenevoyaitque
latendretédelachairchezl’enfantquicouraitverslui.Unmetsrareetprécieuxqu’ilpensait,poursefaire valoir, digne de la table de dieux.Mais les dieux antiques révoltés d’un tel traitement sauvèrentPélops2 : « En déchirant ses vêtements, il [Pélops] découvrit son épaule d’ivoire. Lorsqu’il vint aumonde,cetteépaulegaucheétaitdechaircommeladroite.Sonpère [Tantale] l’ayantautrefoiségorgépour le servir aux dieux, on rapporte que les immortels rassemblèrent ses membres pour les joindre
ensemble,etquen’ayantpuretrouverceluiquitientlemilieuentrelagorgeetlebras,ilsremplirentcevideparunepièced’ivoire,etranimèrentainsiPélopstoutentier.»Sauvémaispasindemne.C’estunedesquestionsposéespar l’histoiredeCéline: lesenfantsmaltraitéspeuvent-ils toutàfait
guérird’avoirétésimalmenés?Peuvent-ilss’ensortir?Peuvent-ilsêtrerésilients?Certainsoui,Célineen est unbel exemple,mais cen’est pas le destinde lamajorité.Beaucouppaient un lourd tribut quigrèveleuraveniretleurdéveloppement.
UneautrequestionPourquoiunenfanttarde-t-ilàparlerquandilestmaltraité?Beaucoup d’adultes imaginent qu’il serait facile pour un enfant de révéler son calvaire. Certains
parfois,quandledrameestenfinéventé,vontallerjusqu’àallerluireprocherdenepasavoirparléplustôt:«Pourquoitunousl’apasdit?»Cesadultesignorentlecouragequ’ilfautpourselibérerd’unasservissement,encoreplusquandcet
étatestimposéparceux-làmêmesquidoiventêtredesprotecteurs.Pourl’enfant,enprendreconscienceetledénoncernécessitentunematuritéexceptionnelleouunedétresseextrême.Cesadultesignorentaussile destin tragiquedes esclavesqui choisissent de fuir : devenir une enfantmarronne, suspecte, isolée,bourlinguée,malmenée,etpourquilesmauvaisesconditionsd’accueiloffertesauxenfantsendifficultédansnotrepaysconstituentuneépreuvesupplémentaire.C’est aussi pourquoi je suis admiratif du courage dont Céline a fait preuve en témoignant de son
incroyable histoire. Pour que ce récit sauve des vies. Mais personne ne veut entendre la vérité surl’horreur.Prendrelaparolepourladénoncerdérange.Notresociétécontraintlesvictimesàsetaireetàgarder leurhontepardeverselles.Conserverà toutprix l’homéostasiesociétaleenmaintenant lapaixdesconsciencesetl’ordresocial.Seteniràl’abridescoupsdechaudetdessueursfroides,àl’écartdelamisère humaine, de la barbarie ordinaire et de la sauvagerie commune.Détourner les yeux, ne rienentendre,poursuivresonchemin,neriensavoir.C’estencoreplusflagrantaveclamaltraitanceinfantile,quepersonneneveutregarderenface,parcequ’elletoucheàlanaturemêmedecequinousrendhumainet de ce qui fait famille : la sollicitude pour le plus faible sans que celui-ci ait à se justifier de sonexistenceetlaprotectiondeceuxquidevrontnoussuccéder.Pourquoi restons-nous pétrifiés devant la réalité de lamaltraitance infantile lorsqu’elle se présente,
sansycroire,allantjusqu’àremettreendoutelesévidences,alorsqu’elletouchetantd’enfants?Parcequenossociétésmodernessesontconstruitessurunanachronisme,lapermanencedelapatria
potestas,etsurundéni,celuiconcernantl’infanticide.Le droit écrit, la loi française, le droit européen, les conventions internationales ratifiées par notre
pays protègent l’enfant. Mais le droit coutumier, celui qui nous vient des temps immémoriaux et quiimprègne le langage et la vie quotidienne nous susurre tout autre chose. Ce droit coutumier hérité del’Antiquité,lapatriapotestas,définitl’enfantcommeunobjetmobilierquiappartenaitaupaterfamilias.Àlanaissanced’unnouveau-nécelui-cin’étaitgardédanslafamillequesilepaterfamiliasledécidait.Dans lecascontraire, il était abandonnédansun lieupublicouauxbêtes sauvages.Lepater familiasconservaitunpouvoirabsolusurl’enfant:ledroitdevieoudemort,decorrection,delevendrecommeesclaveoudedéciderd’uneunionmatrimoniale.Les lois ont changémais il a fallu vingt-cinq siècles pour passer de lapatria potestas à l’autorité
parentalepartagée tellequ’on laconnaîtaujourd’huietpour laquelle,enFrance, iln’yaunevéritableégalitéentrelesparentsquedepuismars2002.Lapatriapotestascontinued’imprégnerlaviefamilialesansquenousenprenionsconscience:«Situcontinues,jelediraiscesoiràtonpèreetiltepunira»,«Sit’espassage,t’irasenpension»,«Situveuxpasnousobéir,ontevendra.»
Cedroitcoutumierconsacraitlatoute-puissancepaternellesansdroitd’ingérencedelasociétésurlefonctionnementfamilialetacceptaitl’infanticidecommemodederégulationdesnaissances,pratiquequifitetquifaittoujoursl’objetd’unpuissantdénidelasociété.Je travailledepuisplusdevingtansdansunfoyerde l’enfance.Desrechercheshistoriquesrécentes
nousontapprisquecettepouponnièreoùnoustravaillons,situéedansleparcd’uncouventdésaffectéàAngers, est en fait construite sur le cimetière des innocents de cet ancien lieu de recueil des bébésexposés3.Çanes’inventepas!Cesnourrissonsabandonnésetrecueillispardesinstitutionscharitablesymouraientparmilliers.EnFrance,entreleXVIIeetleXIXesiècle,plusdesixmillionsd’enfantsysontdécédés.Neufenfantssurdixnesurvivaientpas.L’abandonétaitl’équivalentd’uninfanticidecoutumier.Noustravaillonsetnousvivonssurcethumushistoriquedontnousnevoulonsriensavoir.Notre société, fondée pendant des siècles et des siècles sur l’infanticide comme seul moyen de
régulation des naissances, n’a pas encore fait son coming out sur ce sujet, ni d’acte de repentance, etcontinueàtenterd’ignorercettehistoirequinoustraversetoujours.Nousrestonsstupéfaitsàl’annoncedefaits divers d’infanticides à répétition avec des découvertesmacabres dans les congélateurs familiauxmais,tous,nousracontonsl’histoiredestroispetitscochonsànoschérubinsenoubliantdeleurpréciserqu’il y eut bien plus de nouveau-nés qui ont fini aux cochons que d’enfantsmangés par les loups. LalecturedesouvragesdemédecinelégaleduXIXesiècleestàcetitreeffrayante.La persistance inconsciente du droit coutumier qu’est lapatria potestas et la pratique régulière de
l’infanticide depuis la nuit des temps nous rendent aujourd’hui sourds, aveugles et muets face à lamaltraitanceinfantilecar,danslesesprits, ledroitabsoludesparentsresteencorepluspuissantquelavieoulebien-êtredel’enfantmêmeprotégéparlaloi.
Àpartirdequeldegréledésirdel’adultesurl’enfantdevient-ilmaltraitant?Ilestlogiquequedesparentssouhaitentqueleurenfantsachelire,écrire,fairedusport,qu’ildécouvre
lessciences,lalittérature,lesartsetlamusique.Etqu’ilpuisseaussibrilleretréussiràsamesuredanstel et teldomaineet ainsi être reconnuet récompenséde sesefforts.Maisàpartirdequelle limitecedésir-là, conçu pour le bien de l’enfant, devient tyrannique et aboutit au contraire à flétrir la jeunepousse?Lesparentsimaginentsouventtrouverlaréponseenrecherchantunenorme.Combiend’heures?Àquel
âge?Est-cetroptôt?Alorsquelaréponseestàtrouverchezl’enfant.Yprend-ilduplaisir?Exprime-t-ildesdifficultés?Qu’endit-il?Qu’enpense-t-il?Reconnaîtrel’autonomiedudésirchezl’enfantc’estlereconnaîtreentantquepetitepersonnehumaineresponsable.Cequineveutpasdirequ’ilnefaillepasparfoislesoutenirdansseseffortsoul’inviteràhonorersesengagementsetàallerauboutd’uneffortacceptable.Mais d’une juste, ferme et sereine exigence, dosée pour forger son caractère sans jamaisblesserl’enfant,sonamour-propreousaconfianceenlui.Unpèremeracontait :«J’aiprisrendez-vousavecvousparcequej’aicomprisquej’étaistropdur
avecMartinpoursesleçons.Iltravaillaitbienmaisj’enrajoutaistoujours.Unjourj’airemarquéqu’ilavait lesyeuxhumidesetqu’ilnemeparlaitplus.Jemesuisfaitpeur.»Unpèredontla tendressel’aemporté sur une volonté aveugle. Voilà la limite : quand l’exigence et l’amour du travail bien fait –valeurs positives quand elles restent mesurées – ne sont plus structurants mais destructeurs. Et lasensibilité de chaque enfant est différente. Aux parents de s’adapter à lui et de composer avec sescapacités.Pasàl’enfant.
Je reste aussi étonné de la liberté de ton que prennent des parents mais aussi des éducateurs –enseignants,entraîneurssportifs,professeursetéducateursvariés,certains,pas tous,bienentendu!–àl’endroit des enfants. Il leur paraît normal de les humilier, de les moquer, d’user de discrimination.
Observer certains parents dans la vie publique, au supermarché, à l’abord d’un terrain de foot ou detennisàl’heuredel’entraînementouàlasortiedel’école,quihurlent,menacent,injurientleursenfants,faitparfoisfroiddansledos.Sivousrajoutezlesconfidencesdesenfantssurlescrislorsdelaséancedes leçons du soir ou sur les capacités de leurs ascendants d’inventer des punitions humiliantes oudémesurées–lapluscouranteétantlasuppressiondelatournéeduPèreNoëlqui,lui,n’arienexigé–lacoupeestpleine!Leurpositiond’autoritésurl’enfantparaîtlesexonérerdudevoirderespect.Cesparentsquimanquent
deconsidérationenvers leurpropreenfantseraient laplupartdu tempsscandalisésqu’unétrangerà lafamille, voisin, passant, se permette lesmêmes libertés avec cet enfant qu’ils viennent de « traiter »,commedisentlesplusjeunes.Voilàunautrepointderepère:accepteriez-vousquevotrevoisins’adresseàvotreenfantdanslesmêmestermesquevous?Accepteriez-vousquevotrecollèguedetravailouvotresupérieurhiérarchiqueusedesmêmesinsultesàvotreendroit?Leharcèlementpsychologiqueoumoralestdevenuunconceptcourantdanslemondedesadultesmaiscertainssecomportentàl’identiqueenversleursenfantssansmêmesansrendrecompte.Diredanscessituations,«J’ailedroit,c’estmonenfant»,quiétaituneévidencedansl’Antiquitéetjusqu’auXIXesiècle,estaujourd’huitotalementanachronique.L’inculture, la bêtise et l’ignorance font aussi des ravages. J’ai vu des parents m’expliquer avoir
fouettéleurenfantavecdesortiespourledissuaderdefairepipiaulitaulieudelesoigner.D’autresquifrappaientoupunissaientunenfantinsomniaque–celaneviendraitàl’idéedepersonned’appliquerlamêmethérapeutiqueàunadulte.Certainsparentsseliguentaveclesenseignantspourcontraindremanumilitarileurenfantàrentrerdansl’écoleoudanslecollègealorsqu’ilprésenteunephobiescolairetrèsinvalidante.Unsalariéendifficultédanssonentreprise,quis’yrend lagorgeserréeet leventrenoué,accepterait-ilunteltraitement?Unenfantquipleurepouralleràl’écolen’estpasunfainéant.Ilestsansdouteendifficultéavecletravailscolaireouavecsescamarades,ouaveclesprofesseurs,ouaveclui-mêmepourdesraisonsdiverses.La manifestation d’une difficulté chez l’enfant est trop souvent perçue par les adultes comme
l’expressiond’unacted’oppositionoude rébellion–«c’estde lacomédie, tu le faisexprès, tuveuxnousembêter»–avantquesoit interrogée ladimensiondesouffrancepsychologiquequi la sous-tend.Pourquoinepasdemandertoutsimplementunavismédicaloupsychologiqueavantdetaxerl’enfantde«n’êtrepassage,pasgrand,pasraisonnable,pasmignon,pasobéissant»etdeluiprédire l’avenir leplussombrecommeunecertitudeincontournable.
UnedernièrequestionL’histoiredeCélinen’est-ellequ’unaccident?Lamaltraitancen’est-ellepasréservéeàlaprogéniture
desmiséreux?Commentpourrait-elleserencontrerdanslesfamillesillustresettoucherdesenfantsdehaute lignée?Unpetitdétourpar lamythologiepeutnouséclaireret la lecturedesmythographesnouslibérerdecetteillusion.Lesenfantsdesdieuxnesontpasàl’abridesmauvaistraitements.PrenonsHéphaïstos. Il avait étémaltraité bébé par ses propres parents, Zeus etHéra, lemaître de
l’Olympeetsonépouse.Pausaniasrapporte:«LesGrecsracontentqueHéraprécipitaHéphaïstos[duhaut de l’Olympe] dès qu’il fut né et que celui-ci, qui n’avait pas oublié cesmauvais traitements, luienvoyaencadeauuntrôneportantdesliensinvisibles;unefoisassise,elleyfutenchaînéeetaucundesdieuxneputpersuaderHéphaïstosdeconsentir(àlalibérer).»4
Dansunesecondeversionde la légende, reprisepar lepseudo-Apollodore,c’estZeusquimaltraitasonfils:«AyantvoulusecourirsamèrequeJupiteravaitsuspendueduhautdel’Olympe[…],cedieuleprécipitaduCiel,d’oùiltombadansl’îledeLemnos;ets’étantestropiélespieds,Thétispritsoindeluietlesauva.»5
Dans un autre texte encore,Homère6 reprend les propos deHéra dénonçant comment Zeus expédia
l’enfantpar-dessusbord :«Mon filsHéphaïstos,que j’aienfantémoi-même,estdébileeta lespiedstournés;car,l’ayantsaisidesesmains,ill’ajetédanslamerlarge.»Héphaïstosconservalacraintedelaviolencedesonpère7:«Àmamèrejeconseille–etelleypense
déjà – d’offrir à Zeus, mon père, de l’agrément, pour éviter qu’à nouveau mon père ne la querelle,troublant notre festin. Car si l’Olympien foudroyant veut nous précipiter de nos sièges… Il est debeaucoupleplusfort.“Touche-ledoncpardesparolestendres,et,aussitôt,nousauronsl’Olympiendebonnehumeur”.Parlantainsi,Héphaïstoss’élanceavecunecoupeàdeuxanses,lametdanslamaindesamère,etdit:“Supportecela,mamère,souffre-le,malgrétadouleur,depeurque,malgrémonamour,jetevoiebattresousmesyeux.Alors jenepourrais,malgrémonchagrin, tesecourir,car ilestdifficiledeluttercontrel’Olympien.”»Héphaïstoseuttoujoursdelareconnaissancepoursa«familled’accueil»,ThétisetsafilleEurynomé,
quilesauvèrentdelamort,lesoignèrentetlechérirent,àl’écartdumonde,commelerapporteHomèredans un texte magnifique8 qui relate une visite de Thétis chez Héphaïstos adulte : « Cependant à lademeured’HéphaïstosarrivaThétisauxpiedsd’argent,demeureimpérissable,brillantecommeunastre,remarquableparmicellesdesimmortels,faitedebronze,queleBoiteuxs’étaitlui-mêmefabriquée.Elleletrouvasuant,tournantautourdessoufflets[…].L’illustreboiteux[déclara]:“Certes,c’estunedéessecrainteetvénéréequiestchezmoi,cellequime
sauva,quandlasouffrancemevint,aprèslalonguechutevoulueparmamèreauxyeuxdechienne,quidésiraitmecacher,parcequej’étaisboiteux.Alorsj’auraissouffertenmoncœur,siEurynoméetThétisne m’avaient reçu sur leur sein, Eurynomé, fille de l’Océan qui revient sur lui-même. Près d’elles,pendant neuf ans, je forgeai maints bijoux bien faits, agrafes, spirales aux belles courbes, calices defleursetcolliers,dansunegrotteprofonde.Autourd’elles, lecoursdel’Océan,avecsonécumeetsesmurmures,coulait,infini;etnulnesavaitrien,nidesdieux,nidesmortels,sinonThétisetEurynomé,quim’avaientsauvé.C’estThétisquivientaujourd’huidansnotremaison;jedoisbienpayerentièrement,àThétisauxbellesboucles,marançondeviesauve.Toi,placedevantelledebeauxprésentsd’hospitalité,pendant que jemettrai de côtémes soufflets et tousmesoutils”.Ayant dit cela, de son enclume l’êtremonstrueux,énorme,seleva,enboitant;sousluis’empressaientsesjambesgrêles.Lessoufflets,il lesmitloindufeu;ettouslesoutils,dansunecaissed’argent,il lesrassembla,ses
instrumentsdetravail.Avecuneéponge,ilessuyasafigure,sesmains,soncoufort,sapoitrinevelue.Ilrevêtitunetunique,pritungrossceptre,etmarchaverslaporte,enboitant.»Lespanthéonsgrecsetégyptiensnousoffrentaussileslégendesd’Herculeetd’Harpocrate,tousdeux
enfantsmalmenésetdontlesvertuspropresàchacun,laforceetletravailincessantpourlepremier,lesdonsdethaumaturgepourlesecond,sontdesformesderésiliencequ’ilsontétécontraintsdedévelopperenréactionàlamaltraitance.Apollodore9racontequ’Alcmène,séduiteparlemaîtredel’Olympe,mitaumondedeuxenfants,l’un
deZeus–sonamant–,Héraclès,plusvieuxd’unenuit,etl’autred’Amphitryon–sonmari–,Iphiclès.SelonlesversionscefutHéra,épousedeZeus,résolueàsevenger,ouAmphitryon,désireuxdesavoirlequeldesdeuxenfantsétaitsonvraifils,quimitdesserpentsdansleberceaudesjumeaux.Lepremierexploit d’Hercule fut de réussir, encore bébé, à étouffer ces énormes reptiles. Il démontra alors lesprémicesdesaforcelégendaire.QuantàHarpocrate,dontlesGrecsestimaientqu’ilétaituneréminiscenced’Hercule,ildutaffronterla
hainedesononcle,leméchantSeth,figuredudieujalouxetdestructeur.Celui-civoulaitlefairepériretdéposaitlanuitscorpions,serpentsettoutessortesd’animauxredoutablesdanssonberceau.MaischaquematinHarpocratesurvivait.SamèreIsisréussitàleguériretàlecacher.Ilétaitparfoisreprésentétenantdesserpentsàlamainetchevauchantdescrocodiles.Ayantéchappéàlamort,onluiattribuaitledondesauvegarderlesvivants.Àceteffet,soneffigieprotectriceétaitportéeenamuletteoumontéeenbague
chezlesRomains.Le petit Harpocrate est aussi représenté l’index posé sur les lèvres dans un geste d’admonition,
imposant le silence.Souvent interprétédans le sensde l’injonctionde se tairedevant lesmystèresdudivin,onpeutaussilelirecommelesilencecontraintouchoisideceuxquionttraversél’horreur,delaguerre,descamps,del’arbitraire,dutotalitarismeoudelamaltraitance,etquisaventcombienl’hommeest capable du pire. Rescapés taisez-vous ! Ne troublez point les fêtes et les danses des vivants.Harpocrate,préserve-nousdelafoliedeshommes!Lamaltraitanceinfantiletouchetouslesmilieux.L’exigence de performance sociale qui caractérise les milieux aisés peut y devenir un facteur de
pressionpsychologiqueextrêmesurl’enfant.Ladénonciationdelamaltraitanceinfantileyserabeaucoupplus difficile que dans desmilieuxmoins favorisés etmoins aguerris à se défendre et à se protéger.Sandor Ferenczi écrivait en 1932 : «Même des enfants appartenant à des familles honorables et detraditionpuritainesont,plussouventqu’onosaitlepenser,lesvictimesdeviolencesetdeviols.»10
Vouspourriezarguerquelasociétéachangéetquelesidéessuruneéducationrespectueusedesenfantsontprogressé.Désormaisdesloisprotègentmieuxlesenfants.Surlepapieretdanslesdiscourscertes!Maisconstater,enFrance,en2013,queplusdecinqcentmillemineursontétéretirésàleurfamilleàunmomentouàunautredeleurenfance,quelesmortsparinfanticidedépassentchaqueannéeennombrelesdécès des femmes battues et que les rares statistiques11 disponibles sur la maltraitance infantiledémontrent l’accroissement constant des cas dépistés, n’incite pas à croire que cette évolution desmentalitésetdelaconsciencesocialeconcernantl’enfancebénéficieàtous.
PourconclureParlersupposeuneécoute.Etl’écoutesupposeunerencontre.Lerisquepourunenfants’ilparle,c’est
qu’onnel’entendepas.Etpourunenfant,parlerenvainestpirequesetaire.Auxterriblesconséquencespsychiques d’avoir été exploité et piétiné, à la cruelle désillusion sur la capacité protectrice de sesparents,sesurajoutelapertedéfinitivedetouteespérancedanslasolidaritéhumaine.SiCélineasurvécuàcetenfer,c’estgrâceàunerencontre.Quelqu’unareconnuenelleunepersonne
humaineetnes’estpasconforméaustéréotypedel’enfantquidevraitêtresoumisaucapriceunilatéraldesesparents.CommeCélineleraconte,c’estuneinfirmièrescolaire–s’appelait-elleTéthis?–quiluiaredonnécettesecondevie.Combienunenfanta-t-ildevies?Plusieurs?Commedans les jeuxvidéooù lehérosmort se relèveàchaque foisque l’onpresse le
boutonon-off?Non!Lapartitiondelavien’estpasunjeuvidéo.Maispourtant,Céline,jevoussouhaiteNewGame.
1SÉNÈQUE,Thyeste,acteI,scèneII,[140].2OVIDE,LesMétamorphoses,livreVI,382-411.3Lapratiquedel’«exposition»desnouveau-nés,c’est-à-direleurabandondansunespacepublic,formed’infanticidecoutumier,remonte
àlapluslointaineAntiquité,enparticulierdanslaculturegrecqueetlatine.ElleétaitencoretrèsfréquenteenEuropejusqu’aumilieuduXIXe
siècleet futmême institutionnaliséepar ladiffusiondes« tours»destinésau recueil anonymedesnourrissonset rendusobligatoirespar ledécretimpérialdu19janvier1811.
4PAUSANIAS,I,20,3.5Pseudo-APOLLODORE,I,3,5.6HymnesHomériques,I,331.7HOMÈRE,Iliade,ChantI.8HOMÈRE,Iliade,ChantXVIII.9Pseudo-APOLLODORE,LivreII,4,8,«ZeusetAlcmène,Amphitryon,HéraclèsetIphiclès,lesserpents»,trad.UgoBratelli,2001.
10FERENCZI(Sandor),Confusiondelangueentrelesadultesetl’enfant[1932],Paris,Payot&Rivages,coll.«PetiteBibliothèquePayot»,(no521),2004,96p.
11Ilestrévoltantdeconstaterquel’ÉtatfrançaisnedisposemêmepasencedébutdeXXIesiècled’unorganismeofficielensituationdefournirdeschiffresréguliersoufiablessurlamaltraitanceinfantile.Lesdispositifsprévusàceteffetparlaloisontinopérants.