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Tous droits réservés © Recherches amérindiennes au Québec, 2009 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 16 juin 2020 01:34 Recherches amérindiennes au Québec La crise d’Oka de 1990 Retour sur les événements du 11 juillet Pierre Trudel Droits et identités en mouvement Volume 39, numéro 1-2, 2009 URI : https://id.erudit.org/iderudit/045005ar DOI : https://doi.org/10.7202/045005ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Recherches amérindiennes au Québec ISSN 0318-4137 (imprimé) 1923-5151 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Trudel, P. (2009). La crise d’Oka de 1990 : retour sur les événements du 11 juillet. Recherches amérindiennes au Québec, 39 (1-2), 129–135. https://doi.org/10.7202/045005ar

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Tous droits réservés © Recherches amérindiennes au Québec, 2009 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation desservices d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politiqued’utilisation que vous pouvez consulter en ligne.https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/

Cet article est diffusé et préservé par Érudit.Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé del’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec àMontréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.https://www.erudit.org/fr/

Document généré le 16 juin 2020 01:34

Recherches amérindiennes au Québec

La crise d’Oka de 1990Retour sur les événements du 11 juilletPierre Trudel

Droits et identités en mouvementVolume 39, numéro 1-2, 2009

URI : https://id.erudit.org/iderudit/045005arDOI : https://doi.org/10.7202/045005ar

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Éditeur(s)Recherches amérindiennes au Québec

ISSN0318-4137 (imprimé)1923-5151 (numérique)

Découvrir la revue

Citer cet articleTrudel, P. (2009). La crise d’Oka de 1990 : retour sur les événements du 11juillet. Recherches amérindiennes au Québec, 39 (1-2), 129–135.https://doi.org/10.7202/045005ar

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LA CRISE D’OKA nous a fait brutale-ment prendre conscience del’existence dans la région de

Montréal de l’une des plus anciennesrevendications territoriales de l’his-toire du Canada. Cette crise s’estproduite en 1990, à l’époque où sedéroulaient des négociations consti-tutionnelles qui suscitaient un largedébat sur la situation des « peuplesfondateurs » du pays, discussions quitenaient compte, cette fois-ci, despeuples autochtones. La littératuresur la crise d’Oka nous renvoie sou-vent dans le lointain passé de larevendication des terres de la sei-gneurie du Lac-des-Deux-Montagnesou traite de multiples facettes de lasituation globale des autochtones ;elle reflète également les divers inté-rêts et interprétations des nombreuxacteurs politiques de cette crise. Ledevoir de mémoire ne devrait cepen-dant pas faire abstraction d’uneincontournable question : qu’est-cequi nous a précipités dans cette crisenationale, que s’est-il passé le matindu 11 juillet 1990 ?

Un policier est mort lors de l’inter-vention de la Sûreté du Québec le11 juillet 1990 et les Forces arméessont intervenues par la suite en rem-placement de la Sûreté du Québec.Le pont Mercier, sur lequel circulentsoixante-dix mille voitures par jour,est resté fermé pendant cinquante-sept jours et la crise a duré soixante-dix-huit jours. Une quarantaine departicipants autochtones au conflit àOka ont été accusés d’entrave au tra-vail d’agents de la paix, de participa-tion à une émeute et de port d’armesdans le but d’en faire un usage dan-gereux pour la paix publique. Le3 juillet 1992, un jury a rendu unverdict de non-culpabilité.

Pour avoir suivi de très près lacrise d’Oka, je reste toujours un peuétonné de constater qu’au fil dutemps se fabrique une certainemémoire collective ; mémoire quisélectionne et qui oublie. Je répon-drai donc à deux questions afin dedissiper deux des malentendus quise sont installés dans les récits de lacrise, récits que l’on retrouve mainte-nant dans les médias, les films et lesdocumentaires, ou encore dans lalittérature plus spécialisée. Première-ment, l’enjeu principal consistait-ilvraiment en un projet d’expansiond’un terrain de golf sur des terres

Dossier « Kanesatake/Oka : vingt ans après »La crise d’Oka de 1990Retour sur les événements du 11 juillet*

Vol.

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, nos

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Pierre Trudel

Cégep du VieuxMontréal et

Université duQuébec àMontréal,Montréal

* Ce texte est disponible sur Internetdans le supplément « Anniversaireshistoriques » de L’état du Québec 2010(Institut du Nouveau Monde, Boréal,Montréal, p. 51-58, 2010). Nous lepublions ici avec des ajouts et delégères corrections.

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« sacrées » pour les Mohawks et sur lesquelles se trouvaitun cimetière ? Deuxièmement, est-il exact que desGuerriers de Kahnawake ont bloqué le pont Mercier dansle but de venir en aide aux Mohawks d’Oka/Kanesatakelorsque ces derniers ont été attaqués par la Sûreté duQuébec à Oka ? Finalement, je reviendrai plus loin sur lescirconstances de la mort du caporal Lemay.

UN « SACRÉ » BEAU PROJET DE DÉVELOPPEMENTIMMOBILIER !

Les terres visées par le projet de développement dansla municipalité d’Oka appartenaient à l’époque en partieà la municipalité et en partie à un propriétaire privé. Leprojet consistait en l’agrandissement d’un terrain de golf,mais aussi en la construction de soixante habitations.L’agrandissement du terrain de golf couvrait la plusgrande superficie des terres convoitées. Cependant, àmon avis, le projet domiciliaire constituait le véritableenjeu de cette crise. Subdiviser un terrain privé et yconstruire soixante habitations luxueuses situées àquarante-cinq minutes du centre-ville de Montréal, rési-dences qui auraient été situées près d’un golf et d’unemarina, avec vue sur le lac des Deux Montagnes, aurait

assurément rapporté des sommes faramineuses aux pro-moteurs. Le petit cimetière mohawk ne constituait pas levéritable enjeu. Loin de projeter de le détruire ou de ledéplacer, la Municipalité avait entamé des discussionsavec le Conseil de bande, bien avant la crise, afin del’agrandir ; ces discussions n’avaient cependant pasabouti. On ne s’entendait pas sur le lieu de l’agrandisse-ment du cimetière.

La majeure partie des terres visées par le projet dedéveloppement était constituée d’une forêt mixte et d’unepinède. Bien qu’elles n’aient pas été « sacrées », elles avaientune grande valeur pour les Mohawks. Historiquement,elles se situent à l’endroit où se trouvaient les terrescommunales de l’ancienne seigneurie du Lac-des-Deux-Montagnes, territoire toujours revendiqué par les autoch-tones. La municipalité d’Oka avait fait un parc municipald’une partie de ces terres qu’elle avait achetées du gou-vernement fédéral, lequel les avait acquises desSulpiciens dans les années 1940. Ceux-ci avaient déjàvendu la grande majorité des terres de la seigneurie sanstenir compte du droit des Mohawks qui y résidaientdepuis fort longtemps. Lorsque, dans les années 1940, le

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Projet domiciliaire et projet d’agrandissement du golf à Oka en 1990A. Projet d’agrandissement du golf ; B. Projet domiciliaire ; C. Limites de Kanesatake (gris pâle). Le trait foncé représente les limites du village d’Oka(municipalité d’Oka)(Carte modifiée d’après Québec 1995 : 41a)

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gouvernement fédéral acheta des Sulpiciens les terres res-tantes, il visait à corriger cette situation inhabituelle : des« Indiens inscrits » résidaient sur des terres privéesappartenant à une communauté religieuse plutôt quedans une « réserve indienne ».

En 1990, dans les faits, c’étaient les Mohawks quicontrôlaient ces terres. Ils en faisaient un usage commu-nautaire, comme du temps de la seigneurie, et peut-êtreavant, et il était bien connu que la municipalité n’arrivaitpas à établir de contrôle réel sur sa « propriété », comptetenu de l’opposition des Mohawks qui l’occupaient detemps à autre et en faisaient un certain entretien.

Le lucratif projet de développement, qui aurait hausséla valeur des résidences voisines et donc permis derécolter davantage de taxes, entrait en opposition avec unautre projet, celui du ministère des Affaires indiennes.Après avoir vendu ces terres à la municipalité dans lesannées quarante, le gouvernement fédéral envisageaitleur rachat afin d’unifier l’assise territoriale des Mohawksde Kanesatake à Oka. D’où la politique d’achat de terresmis en place par le Ministère.

À mon avis, il n’est pas certain que les promoteurssouhaitaient réaliser leur projet. Visaient-ils plutôt à fairehausser la valeur des terres auprès de l’État qui s’apprê-tait à faire une offre d’achat, ou souhaitaient-ils réelle-ment tirer un bénéfice encore plus grand en subdivisantces terres, en les vendant et en y construisant des habita-tions ? En pleine crise d’Oka, pour calmer le jeu, le gou-vernement fédéral racheta les terres litigieuses, ce que leConseil de bande de Kanesatake avait demandé bienavant la crise ainsi que le ministre des Affaires

autochtones du Québec, justementpour éviter que cette crise se pro-duise. Le montant payé pour indem-niser les promoteurs de n’avoir puréaliser leur projet a été supérieur auprix payé pour les terres. Il importede rappeler que le maire d’Oka,dans des négociations ultimes avecle Conseil de bande, quelques heuresavant l’échange de coups de feu quicausa la mort du caporal Lemay,avait annoncé qu’il abandonnait leprojet d’agrandissement du golf. À laquestion du chef Georges Martin àsavoir s’il laissait aussi tomber leprojet domiciliaire, le maire réponditalors par un non catégorique. Ce quilaisse croire que le véritable enjeuétait justement ce développementdomiciliaire, et non le projet d’agran-dissement d’un terrain de golf.

LE BLOCAGE DU PONT MERCIER : APPUI MORALET DIVERSION

De nos jours, il existe des centaines de revendicationsterritoriales autochtones au Canada, ce qui parfois a pro-voqué des crises politiques. Cependant, l’ampleur de lacrise d’Oka demeure inégalée et certains facteurs en sontresponsables, particulièrement le blocage, pendantcinquante-sept jours, d’un pont reliant une banlieue à ungrand centre urbain et l’implication, du côté amérindien,d’une « société des Guerriers » possédant une certaineexpérience militaire.

Les conséquences du blocage du pont Mercier par desMohawks de Kahnawake le 11 juillet 1990 étaientévidemment beaucoup plus importantes que celles de labarricade d’Oka érigée sur un chemin de terre quepersonne n’empruntait vraiment. Quelle était donc lastratégie poursuivie par ceux qui ont bloqué le pont etquelles en ont été les conséquences ? Précisons, d’entréede jeu, que le blocage du pont Mercier s’est fait aprèsl’arrivée des policiers à Oka mais avant l’échange decoups de feu. Dans la mémoire collective, le blocage dupont a été effectué en réaction à l’intervention policièremenée à Oka. Il faut examiner ici heure par heure ledéroulement des événements à Oka/Kanesatake et àKahnawake et, notamment, distinguer le moment del’arrivée de la Sûreté du Québec à Oka, à 5 h 45 le matinet, près de trois heures plus tard, son avancée en terri-toire revendiqué par les Mohawks dans le but d’enleverla barricade. C’est à ce moment-là qu’est décédé lecaporal Marcel Lemay.

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Une fois la crise déclenchée, les barricades se renforcent !(Photo Pierre Trudel, 1990)

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Philip Deering, un traditionaliste bien en vue deKahnawake, a affirmé au coroner Guy Gilbert que le blo-cage du pont Mercier avait comme objectif de « dévierl’attention de la Sûreté du Québec » qui intervenait àOka. Quant à Joe Norton, chef du Conseil de bande deKahnawake au moment de la crise, il a expliqué aucoroner qu’un représentant des Guerriers lui avaitrépondu que le blocage du pont servait à donner un

« tremendous moral boost » auxMohawks de Kanesatake qui résis-taient alors aux policiers de la Sûretédu Québec à Oka. L’avancée de laSûreté du Québec dans la pinède,afin de lever la barricade qui blo-quait un chemin de terre situé dansle parc municipal d’Oka, s’est pro-duite plus deux heures après l’arrivéedes policiers à Oka. Le pont a étébloqué peu de temps après l’arrivéedes policiers à Oka et bien avantl’ordre d’enlever la barricade.

L’effet « surprise » à Oka souhaitépar la SQ qui avait décidé d’inter-venir à 5 h 45 le matin était complè-tement raté parce que l’usage de gazlacrymogènes et de grenades assour-dissantes (stunts grenades) n’arrivaitpas à intimider et à faire fuir lesmanifestants. Hésitante devant deshommes armés et bien cachés et deplus en plus nombreux, mais n’arri-vant pas à éloigner, isoler ou arrêterdes femmes et leurs enfants ainsi quedes hommes non armés qui s’oppo-saient à la venue des policiers et audémantèlement de la barricade, ladirection de la Sûreté du Québecdonne malgré tout l’ordre d’avancerà 8 h 50 du matin. Les manifestantsnon armés étaient situés entre lespoliciers et les membres armés de laSociété des Guerriers. Le coroner ablâmé la Sûreté du Québec de nepas avoir respecté les règles de sécu-rité prévues lors de ce type d’inter-vention. Il écrit :

Mais encore là, personne ne semble aufait que le filet 11 (les mesures de sécuritéque les policiers adoptent lorsqu’ils sonten connaissance du fait qu’ils sont devantdes gens armés) n’était pas susceptibled’application dans le contexte géo-graphique de la pinède. À l’enquête,l’inspecteur Gariépy a dit que cette

difficulté avait traversé son esprit, mais qu’on n’en avait pas discutéau cours de la réunion du 10 juillet. (Québec 1995 : 262)

En l’espace de vingt à trente secondes, au moins93 tirs d’armes à feu ont été entendus, dont 51 provenaientdes armes de cinq ou six policiers. Le coroner a estiméqu’au moins trois autochtones ont fait usage de leursarmes, de deux endroits différents. Selon les expertsconsultés par le coroner, une de ces balles, qui ne pouvait

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Localisation des trois communautés mohawks au Québec(Carte modifiée d’après Dominique et Deschênes 1985 : 35)

Le calme après la tempête : lieu où s’est produit l’échange de coups de feu(Photo Pierre Trudel, 1990)

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provenir d’armes des policiers et qui ne pouvait avoirricoché sur un arbre de la pinède, visait expressément lecaporal Lemay. Le coroner affirme qu’un « miracle » a faitqu’il n’y eut qu’un seul mort. Les policiers ont tiré à« hauteur d’homme dans un mouvement balayé, d’unangle minimal de 90° ; ces tirs n’étaient pas dirigés versune cible identifiée (ibid. : 383) Le champ de vision de laplupart des tireurs, de part et d’autre, était obstrué pardes gaz lacrymogènes lancés par les policiers. L’analyse del’impact des projectiles – qui auraient été tirés par lesoccupants mohawks – sur les arbres de la pinède et surdes voitures situées sur la route 344 indique, selon lecoroner, que ces tirs provenaient de trois endroits diffé-rents. Dans la plupart des cas ils proviendraient du « sec-teur D » et du « secteur E » et auraient été retrouvés à« hauteur d’homme » au niveau de la route 344, routequi est cependant plus élevée que le terrain de la pinèdeoù se situaient les policiers. Il se pourrait donc que cesprojectiles aient été tirés en haut de la tête des policiers.Selon les traces de l’une des balles sur un arbre, ce seraitdu « secteur B », situé plus à l’ouest, qu’aurait été tiréecelle qui a atteint le caporal Marcel Lemay. Selon le

coroner, tout indique que les membres de la Société desGuerriers ont tiré en premier.

Des extraits du rapport du coroner Gilbert montrentclairement, à mon avis, que c’est la prise du pont Mercierqui a poussé la Sûreté du Québec à poser un geste qui vaprécipiter le Québec dans cette crise de soixante-dix-huit jours :

Il aurait fallu y dépêcher (à Kahnawake) sans délai le G.I. (Grouped’intervention) Mais les trois équipes disponibles à la Sûreté duQuébec sont déjà à Oka. La quatrième est à Akwesasne, lacinquième est en vacances. (Témoignage du directeur généraladjoint Lizotte, ibid. : 311)

Celui qui donna l’ordre de lever la barricade, le direc-teur adjoint Lizotte, ajoute, en faisant référence aublocage du pont Mercier à Kahnawake :

Je veux avoir une intervention, je veux régler le cas d’Oka le plusrapidement possible, regarde, j’ai la province qui est en train derevirer à l’envers. (ibid. : 324)

La stratégie des Guerriers de diviser et de déstabiliser laSûreté du Québec, dès leur arrivée à Oka, a manifestementbien fonctionné. Contrairement à ce que rapportent les

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« J’ai la province qui est en train de revirer à l’envers »Une nouvelle barricade avec des voitures de police renversées après l’échange de coups de feu(Photo Pierre Trudel, 1990)

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médias et presque l’ensemble de la littérature sur la crised’Oka, y compris des mémoires de maîtrise, la prise dupont ne s’est pas effectuée après l’échange de coups defeu. Le blocage du pont a poussé la Sûreté du Québec àdonner l’ordre d’enlever la barricade malgré le danger etune évaluation inadéquate de la situation, ce qui a pro-voqué l’échange de coups de feu pendant lequel est mortle caporal Lemay.

LA MORT DU CAPORAL LEMAY

« ILS NE TIRERONT PAS »L’idée selon laquelle les Mohawks armés n’allaient pas

tirer sur des policiers a été soutenue devant le coronerpour expliquer, et surtout pour justifier, la décision d’inter-venir. Cette opinion avait été soutenue par les respon-sables de l’opération quelques jours avant l’interventiondu 11 juillet 1990.

Voici à ce sujet, selon le rapport du Coroner, un extraitdes discussions qui se sont tenues le 9 et le 10 juillet :

Selon le directeur général adjoint Lizotte, à une question que ledirecteur général lui pose alors, l’inspecteur-chef répond qu’il estconvaincu que les Mohawks ne tireraient pas, qu’il n’y aurait pasde problème et que l’opération serait de courte durée. Citant lerapport de Mme Falardeau, le directeur de la sécurité en dégagel’extrait selon lequel « rien n’indique que les Mohawks seraient lespremiers à se servir des armes ». On ne semble pas s’être arrêté àla mention du rapport faisant état « qu’il y aura peu de sang »,l’inspecteur Charland ayant expliqué à l’enquête que selon lui, celas’entendait « pas de sang ». (ibid. : 213)

Encore une fois, à la question du directeur général « Crois-tu qu’onva avoir des problèmes » le responsable du Service de renseigne-ment aurait répondu en substance comme suit : « Ils ne tirerontpas, on se fera pas tirer ». Le directeur Lavigne confirme en outreque l’inspecteur-chef Charland lui a rappelé les différentes opéra-tions où la Sûreté du Québec est intervenue à Oka depuis deux outrois ans, sans qu’il y ait d’affrontement ou de problème commetel. (ibid. : 218)

Il faudrait, à mon avis, analyser les fondements decette évaluation du comportement des membres de laSociété des Guerriers. J’ai soutenu devant le coroner quede sérieux indices laissaient croire le contraire. De plus,le coroner écrit que le responsable du Service de rensei-gnement, l’agent Jodoin, s’est présenté au Quartier généralà trois heures du matin, six heures avant la mort ducaporal Lemay, et a informé le responsable de l’opérationsur le terrain qu’il avait changé d’opinion quant à savoirsi les Guerriers allaient tirer ou non. L’agent Jodoinrapporte avoir mentionné au lieutenant Marcotte quedans le contexte, nonobstant ce qu’il avait dit, aucontraire, le 9 juillet au directeur général adjoint Lizotte,quant à lui « il n’irait pas là » (ibid. : 268). Le responsablede l’opération sur le terrain a déclaré au coroner qu’il nese souvenait pas de ce changement d’opinion du respon-sable du Service de renseignement.

NOUS SOMMES PRÊTS À MOURIR

La position des manifestants à la barricade suivait lemode traditionnel qu’ont adopté les Mohawks, au coursde leur histoire, à l’occasion de conflits avec des policiers.À l’avant, les femmes mènent le groupe et, derrière, leshommes les défendent. Il importe de rappeler que le chef(traditionaliste) de la Maison-Longue de Kanesatake,Samson Gabriel, s’opposait à la présence d’armes à feu età la présence du drapeau des Guerriers sur la barricade.Les représentants de ces traditionalistes ont d’ailleurs quittéle lieu de cette barricade quelques jours avant la fusillade,justement parce que la Société des Guerriers en avait prisle contrôle. Ils ont clairement affirmé qu’avoir placé desfemmes et des enfants entre deux groupes armés, qui ris-quaient de se tirer dessus, avait été irresponsable.

Selon une version des événements donnée par desMohawks aux journalistes York et Pindera publiée dansle livre People of the Pines, l’ordre donné par les leaders dela Société des Guerriers consistait à faire usage de leursarmes seulement dans la situation où les policiers tire-raient. Les directives étaient alors de répliquer et de tirerau-dessus des têtes des policiers. Selon cette version,environ trente hommes armés étaient présents à l’arrivéedes policiers à 5 h 45. Une heure plus tard, une douzained’autres hommes de la communauté, qui ne faisaient paspartie de la Société des Guerriers, se sont ajoutés augroupe qui avait des armes. Au moment de la fusillade,ils étaient entre cinquante et soixante-quinze hommesarmés. La majorité de ces hommes n’ont pas fait usage deleurs armes au moment de l’échange de coups de feu.Cinq ou six l’auraient fait en tirant au-dessus des têtes.Certains ont confié aux journalistes qu’ils étaient biencachés et que, de leur position, ils auraient été en mesurede tirer et de tuer les policiers qui avançaient pour leverla barricade.

York et Pindera rapportent dans leur livre les proposde Kahentiiosta, une femme mohawk présente à la barri-cade, qui montrent le rôle des femmes dans le processusdécisionnel et le fait qu’elles étaient prêtes à risquer leursvies en compagnie de leurs enfants, comme cela a été lecas pendant les soixante-dix-huit jours qu’a duré la crise :

Kahentiiosta était une autre vétéran de la confrontation arméeavec la police. Elle a passé trois ans à Ganienkeh, une communautéMohawk militante du nord de l’État de New York. […] Elle avaitpleinement confiance envers les Guerriers qui, armés et cachésdans la forêt, devaient protéger la pinède ainsi que les femmes etles enfants au front.

[…]

Kahentiiosta est restée calme. Alors âgés de cinq et sept ans, sesgarçons s’amusaient autour du feu. Elle les avisait de se tenir loindes policiers.

(York et Pindera 1991 : 25-26)

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Kahentiiosta a demandé de l’aide des Guerriers afin de prévenirque la police n’avance plus loin. (ibid. : 33)

Vingt ans plus tard, on ne sait toujours pas avec certi-tude qui, des Guerriers ou des policiers, a tiré en premier.Deux versions s’opposent également quant à savoir si lecaporal Marcel Lemay a été visé et tué intentionnelle-ment. L’enquête du coroner tend à démontrer cette der-nière hypothèse pendant que des Mohawks ont plutôtavancé l’idée selon laquelle une balle tirée par les poli-ciers a pu ricocher sur un arbre et atteindre mortellementMarcel Lemay ou encore que le tir d’un policier ait pul’atteindre directement.

Les policiers se sont retirés dans le village d’Oka aprèsl’échange de coups de feu et des milliers d’entre eux ontalors encerclé Kanasetake et Kahnawake, pendant que descentaines de Mohawks des deux communautés consoli-daient leurs positions défensives. Les Forces arméescanadiennes ont remplacé les policiers le 14 août 1990jusqu’à la fin du conflit, le 26 septembre 1990.

LES AMÉRINDIENS DE LA CRISE D’OKA : SPIRITUELSET VICTIMES ?

Pourquoi l’histoire officielle de la crise d’Oka a-t-elletendance à attribuer une importance démesurée aux« terres sacrées » et au « cimetière » et à occulter lesenjeux financiers associés au développement domiciliaire?Des courants de pensée autochtones et non autochtonespourraient bien ici converger. L’intérêt que des autoch-tones ont à dramatiser le conflit en en faisant une ques-tion identitaire ou un conflit découlant de l’insensibilitédes « Blancs », qui détruisent un cimetière au profit d’unterrain de golf, pourrait coïncider avec l’expression dustéréotype bien connu de l’Amérindien spirituel etexotique rencontré dans la littérature et le cinéma.

Pourquoi, d’autre part, systématiquement inverser lesfaits qui se sont produits ce matin-là. L’inversion est pré-sente dans des rapports et documents publiés immédia-tement après la crise. Il se pourrait que la simple logiquesoit en partie responsable : le pont bloqué par desMohawks de Kahnawake devait bien servir à aider lesMohawks d’Oka qui se faisaient attaquer par les policiers.À mon avis, il faut dépasser l’explication relative aucaractère vraisemblable, mais erroné, du montage des faitshistoriques du matin du 11 juillet. Beaucoup de ques-tions ont été posées aux autorités policières sur la déci-sion d’intervenir dans un tel contexte et sur leur façond’intervenir, ce qui aurait provoqué la crise d’Oka. Unemeilleure connaissance des événements de ce matin du11 juillet nous amène à moins percevoir les autochtonescomme étant strictement des victimes mais aussi à voir lerôle qu’ils ont joué dans l’enchaînement des événementsqui se sont succédé et qui ont déclenché la crise d’Oka.

Ouvrages cités

DOMINIQUE, Richard, et Jean-Guy DESCHÊNES, 1985 : Cultureset sociétés autochtones du Québec : bibliographie critique. Institutde recherche sur la culture, Québec,

QUÉBEC, Gouvernement du, 1995 : Rapport d’enquête du coronerGuy Gilbert sur les circonstances du décès de monsieur MarcelLemay. Bureau du coroner, Montréal.

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