La Conscience de l'Europe

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section 5 Bilan de la Cour et perspectives d’avenir

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La Cour européenne des droits de l’homme est plus qu’une

institution européenne parmi d’autres, c’est un symbole.

Elle harmonise les ordres juridiques ainsi que les systèmes

judiciaires et s’attache à protéger les droits fondamentaux,

la démocratie et la prééminence du droit, de manière

aussi impartiale et objective que possible, en vue de

garantir durablement la stabilité, la paix et la prospérité

… La Convention européenne des droits de l’homme est

devenue le système international de protection des droits

de l’homme le plus efficace jamais conçu. Elle représente

la tentative la plus aboutie de donner une force juridique

contraignante à la Déclaration universelle des droits de

l’homme de l’ONU de 1948, et constitue en cela un élément

du patrimoine juridique international ; elle est un modèle

à suivre pour les parties du monde où la protection des

droits de l’homme, qu’elle soit nationale ou internationale,

demeure une aspiration plus qu’une réalité ; elle est à

la fois un symbole et un catalyseur de la victoire de la

démocratie sur le totalitarisme ; elle est la preuve ultime

que la démocratie et le principe de la prééminence du droit

peuvent – et même doivent – transcender les frontières.1

Luzius Wildhaber

Président de la Cour (1998-2007)

À première vue, le lecteur peut être frappé par la hardiesse

d’une telle affirmation. Cette dernière est pourtant on ne peut

plus exacte. La Cour européenne des droits de l’homme est

bien unique en son genre, et ce à plus d’un titre. En termes de

chiffres : aucune autre juridiction internationale ne traite un

aussi grand nombre d’affaires. En termes de substance : aucun

autre organe de contrôle n’a atteint un tel degré de perfection

dans l’élaboration et l’amélioration des normes en matière

de droits de l’homme. En termes de portée : l’impact des

arrêts rendus par la Cour est sans pareil parmi les organismes

compétents dans le domaine des droits de l’homme, que ce soit

pour les parties dont les litiges sont tranchés définitivement et

avec force obligatoire ou pour la communauté des quarante-

sept Parties contractantes prise dans son ensemble. En termes

de statut juridique enfin : très peu de traités peuvent se réclamer

d’une évolution qui les a fait passer du stade d’actes du

droit international commun à celui d’instruments de nature

constitutionnelle, et on peut affirmer sans exagération qu’aucun

tribunal au monde n’a œuvré à ce point à l’émancipation de

l’individu en tant que sujet du droit international.

En d’autres termes : si nombreux sont ceux qui affirment

bien volontiers que la tâche accomplie par la Cour est immense,

il n’est pas facile de résumer en peu de mots ce bilan d’un

Bilan de la Cour de Strasbourg

chapitre

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La conscience de l’Europe : 50 ans de la Cour européenne des droits de l’homme Chapitre 13 : Bilan de la Cour de Strasbourg

Rien d’étonnant dès lors à ce qu’un grand nombre d’ouvrages de

la doctrine aient été consacrés à ce texte2. Loin de vouloir faire

concurrence aux manuels volumineux ou aux monographies

spécialisées, notre contribution a pour objet de dresser le bilan

de la Cour de Strasbourg en quelques pages. Nos recherches

nous amèneront à analyser quatre aspects différents dont nous

espérons que, considérés ensemble, ils offrent un portrait fidèle de

ce que la Cour a réalisé dans son premier demi-siècle d’existence :

chiffres, droits, principes et impact.

Les chiffres

Inutile de retracer ici en détail l’historique de la Cour : d’autres

contributions de ce volume décrivent de façon circonstanciée le

développement du « système de Strasbourg ». La mise en relief

de quelques-unes des statistiques suffira à l’évidence à donner

une idée de l’étendue du bilan de la Cour.

Les années 1959-2009 ont été les témoins d’une réaction

en chaîne. Après des débuts au ralenti, le nombre de requêtes a

connu une croissance rapide et continue – le nombre des requêtes

individuelles s’entend – les requêtes étatiques, elles, n’ayant jamais

été très populaires dans les capitales des Parties contractantes.

Les premières années, le nombre de requêtes individuelles a

été faible, ce qui ne saurait surprendre : la Convention était

à peine connue du grand public ou du monde juridique. On

peut affirmer sans exagération que la Convention était perçue

comme une déclaration solennelle de valeurs communes et non

comme un instrument de droit positif destiné à être invoqué

dans le prétoire. La conséquence parle d’elle-même : en 1955,

138 requêtes seulement furent portées devant la Commission.

Dix ans plus tard, ce nombre avait plus que doublé (310) tout

en restant modeste. Preuve en est le petit nombre de cas portés

devant la Cour pendant la première décennie de son existence.

La situation demeura comparable en 1975 (466 nouvelles

requêtes portées devant la Commission ; 2 arrêts rendus par

la Cour), voire en 1985 (596 nouvelles affaires, 11 arrêts de la

Cour dont 4 radiations du rôle). Durant toutes ces années, la

jurisprudence était, dans une large mesure du moins, celle de la

Commission. Même si les rapports et les avis de celle-ci étaient

dépourvus d’effet obligatoire, les opinions qu’elle exprimait alors

avaient un poids considérable3. D’une part, la Cour, pour autant

qu’elle était saisie, suivait souvent l’avis de la Commission. De

l’autre, ce qu’on appelle la « jurisprudence négative » (décisions

d’irrecevabilité de la Commission) revêtait une importance

fondamentale car elle définissait le champ d’application de

la Convention. Si la Commission rejetait systématiquement

certaines affaires (celles touchant à l’avortement notamment4),

alors la Cour ne pouvait plus rien faire dans ce domaine.

Les choses changèrent à la fin des années 1980. À cette

époque, on commença à mieux connaître la Convention

européenne au sein des Parties contractantes d’alors, cependant

que nombre d’États d’Europe centrale et orientale devenaient

membres du Conseil de l’Europe et ratifiaient la Convention.

Il en résulta un accroissement du nombre de requêtes, qui

passèrent de 1 009 en 1988 à 2 037 en 1993, 5 981 en 1998

et 27 189 en 2003, pour dépasser les 50 000 en 2008. On

s’attend à ce que cette croissance se poursuive. Mais ce n’est pas

seulement le nombre de requêtes qui augmenta. Les « résultats »

suivirent, surtout après la réforme du système de la Convention,

entrée en vigueur le 1er novembre 1998. Le 18 septembre 2008

a été franchie une étape importante puisque la Cour a rendu

son 10 000e arrêt5. En fait, l’accroissement du rendement a été

tel que plus de 90 % des arrêts prononcés par la Cour depuis sa

mise en place en 1959 l’ont été entre 1998 et 2008.

Les arrêts ne sont toutefois que le sommet de l’iceberg. Plus

de 90 % de toutes les requêtes sont rejetées pour irrecevabilité.

Certes, la plupart de ces affaires sont traitées par des comités de

trois juges (et, depuis l’entrée en vigueur du Protocole no 14, par

une formation de juge unique), mais les chambres et la Grande

Chambre elles aussi peuvent déclarer une requête irrecevable.

Bien que la très large majorité des décisions de recevabilité soit

de nature technique, il en est pourtant qui présentent une grande

importance au fond6. Cela s’explique en partie par le fait qu’aux

termes de l’article 35 de la Convention la Cour peut déclarer une

requête irrecevable si elle l’estime « manifestement mal fondée ».

Même si cette expression peut donner à penser que le grief est à

l’évidence dépourvu de tout fondement, les organes de Strasbourg

demi-siècle d’activité judiciaire tant il englobe un grand nombre

d’aspects variés. Là n’est pas le seul problème. C’est ainsi qu’on

peut sans conteste soutenir que l’essentiel de l’œuvre de la Cour

ne se trouve pas expressément mentionné dans ses décisions

et dans ses arrêts. D’un côté, il est normal pour les citoyens

de l’Europe de pouvoir porter leurs litiges devant la Cour de

Strasbourg, dans laquelle ils voient le prolongement naturel des

juridictions nationales et, de l’autre, ces mêmes États qui, il y

a moins d’un demi-siècle, se retranchaient jalousement derrière

leur souveraineté sont désormais disposés à modifier leur droit

et leur pratique internes pour tenir compte de la jurisprudence

de la Cour. Ils demandent même à celle-ci de leur indiquer la

voie à suivre et l’encouragent à leur proposer des solutions

pour résoudre les problèmes structurels qui ont été constatés.

Autrement dit, la Cour est arrivée à se faire une place bien

établie dans le paysage juridique européen.

Cela ne veut pas dire qu’il n’y a ni points faibles ni dangers.

On ne sait que trop que la Cour ploie sous la charge de travail et

qu’en conséquence l’examen des affaires même les plus urgentes

prend des années. Les possibilités d’enquête dont dispose la Cour

sont des plus restreintes, et il lui est fort difficile de traiter les

problèmes structurels et les violations des droits de l’homme de

grande ampleur. Les victimes peuvent ressentir de l’amertume

lorsqu’elles constatent les moyens limités qu’a la Cour pour

redresser les violations. Le soutien politique accordé à la Cour

par certains États a été tout sauf indéfectible et les critiques

n’ont pas manqué, de la part surtout et avant tout – nul ne

s’en étonnera – de ceux des États qui étaient visés par un grand

nombre de requêtes. Et même si l’honnêteté commande de dire

qu’en général les tabloïdes n’ont jamais compté parmi les plus

ardents partisans de la Cour, la situation a encore empiré au cours

des dernières années. L’appui de l’opinion publique aux droits de

l’homme a connu un déclin surtout dans les domaines sensibles

que sont l’immigration, la lutte contre la criminalité et les mesures

antiterroristes, et la Cour, figure de proue de la flotte des droits de

l’homme, n’a pas été épargnée par les attaques du populisme.

Cela dit, la Convention européenne est vraiment ce que le

droit international des droits de l’homme a de mieux à offrir.

Rick Lawson.

« Papa, avant que tu ne décides des mesures à prendre par rapport au fait que j’ai cassé ta voiture, j’aimerais que tu rencontres mon avocat, mon éducatrice et un type de la Commission européenne des droits de l’homme... » (Dessin de Stan McMurtry paru le 10 septembre 1996 dans le Daily Mail.)

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La conscience de l’Europe : 50 ans de la Cour européenne des droits de l’homme Chapitre 13 : Bilan de la Cour de Strasbourg

Les droits

Cette dernière remarque nous amène à aborder ce qui est le

signe distinctif de la Cour : son interprétation des droits et

libertés protégés par la Convention. C’est un lieu commun

de dire que la jurisprudence de la Cour a donné chair à la

Convention. Il est par ailleurs impossible de rendre justice

à cinquante années de jurisprudence en quelques pages. On

renverra donc ici à un petit nombre de décisions de principe

sur les articles 2 et 6 de la Convention, notre ambition n’étant

évidemment pas d’offrir une description exhaustive mais plutôt

de donner un aperçu de la manière dont la Cour interprète les

droits fondamentaux (tel le droit à la vie) et le droit à un procès

équitable, celui-ci étant le plus invoqué en pratique.

Le premier arrêt de la Cour sur le droit à la vie (article 2 de

la Convention) n’a été rendu qu’en 1995, soit quarante ans après

l’entrée en vigueur de la Convention7. Depuis, la Cour a toutefois

été amenée à examiner nombre d’affaires, trouvant pour la plupart

leur origine dans les « troubles » qu’a connus l’Irlande du Nord ou

dans le conflit opposant les forces armées turques au PKK (Parti

des travailleurs du Kurdistan) dans le sud-est de la Turquie8. Ces

dernières années, la Cour a également conclu à l’existence de

plusieurs violations de l’article 2 de la Convention dans le cadre de

la guerre en Tchétchénie9. La plupart de ces affaires portent sur les

allégations de caractère disproportionné du recours à la force par

les forces de l’ordre ou de manquement des autorités à procéder à

une enquête adéquate sur le décès de la victime10. D’autres affaires

ont soulevé des questions éthiques délicates, telles que l’avortement

et le droit de mourir ; elles ont en général donné lieu à des décisions

assez évasives dans lesquelles la Cour a reconnu une très grande

liberté aux autorités nationales pour réglementer ces domaines11.

Au fil des ans, la Cour a bien souvent souligné la nécessité,

pour les autorités, de mener une enquête adéquate sur l’usage

de la force meurtrière. Pour elle, un manquement à cet égard

comporte le risque de contourner les garanties légales protégeant

le droit à la vie et peut affecter la confiance de l’opinion publique

dans le monopole de l’État en matière de recours à la force. Dans

ce cadre, la Cour a développé des normes minutieuses qu’il n’est

pas sans intérêt d’examiner de plus près car elles illustrent bien

la « valeur ajoutée » apportée par la jurisprudence de la Cour.

Disons d’emblée qu’une enquête prompte s’impose pour garantir

en ont toujours livré une interprétation fort libérale. Certaines

requêtes rejetées comme « manifestement mal fondées » ne l’ont

été qu’à l’issue de longues délibérations. Là encore, le rendement

a connu une croissance brusque : pour la seule année 2009, plus

de décisions d’irrecevabilité (33 065) ont été rendues que pendant

toute la période de 1955 à 1998 (32 602).

Quoi qu’il en soit des efforts mis en œuvre, l’accroissement

continu du volume des nouvelles affaires traduit le maintien du

fort décalage, voire son augmentation, entre le nombre d’affaires

tranchées par la Cour et celui des nouvelles requêtes. À la

fin de 2009, les formations de jugement étaient saisies de

119 300 requêtes, soit 23 % de plus que l’année précédente.

Les chiffres sont ce qu’ils sont. Et que nous disent-ils ?

D’une part, les statistiques montrent à quel point il est devenu

« normal » de porter plainte à Strasbourg. Il semble en effet

légitime d’affirmer que le droit de requête individuelle, pierre

angulaire du système de la Convention, appartient désormais

au catalogue des caractéristiques fondamentales de la culture

juridique européenne contemporaine. Dans la plupart des

États membres du Conseil de l’Europe, il est devenu courant

pour un avocat saisi d’une affaire qui est au premier (ou même

seulement au second) plan de l’actualité de proclamer : « Nous

irons à Strasbourg. » L’équité commande toutefois d’ajouter

que la situation continue à varier selon les pays. Dans certains

États membres, les autorités manifestent toujours une réaction

d’hostilité si un individu ose aller devant les « organes européens »

ou en assiste d’autres lorsqu’ils revendiquent leurs droits au

titre de la Convention. On connaît même des cas épouvantables

dans lesquels les défendeurs des droits de l’homme ont payé

leurs activités de leur vie : on pense ici à l’assassinat, le 16 juillet

2009, de Natalia Estémirova, présidente du Centre des droits de

l’homme de Grozny (Tchétchénie), le « Memorial ».

Les statistiques révèlent également que de grands efforts ont

été accomplis pour s’attaquer au flux sans précédent de requêtes.

Au-delà de l’adoption formelle de Protocoles destinés à renforcer

l’efficacité du travail des organes de Strasbourg, nombre de mesures

d’ordre pratique ont été prises. Le greffe s’est étoffé, ses méthodes

de travail ont été rationnalisées, l’usage des nouvelles technologies

s’est répandu. Le danger existe toutefois d’une concentration sur

le seul rendement. Négligeant la difficulté manifeste de garantir la

haute qualité d’un travail exercé sous pression, la Cour peut être

tentée de s’investir à fond dans l’accroissement visible du nombre

d’affaires résolues. Le risque de cette approche est toutefois de

privilégier le temps consacré aux affaires faciles au détriment des

cas les plus complexes – tels ceux qui font apparaître des problèmes

structurels et/ou impliquent les violations des droits de l’homme

les plus graves – ou au détriment de ceux qui posent de

nouvelles questions d’interprétation de la Convention.

L’année 2010 a été celle du 25e anniversaire du concours René Cassin, qui se déroule sous la forme d’un faux procès sur une affaire fictive dans le cadre de laquelle des violations de la Convention sont alléguées. Les équipes qualifiées pour la finale plaident au Palais des droits de l’homme devant des juges de la Cour et d’autres personnalités du monde juridique. Un concours similaire, le concours Sporrong Lönnroth, est organisé dans les pays nordiques.

Manifestation en marge d’une audience de la Cour.

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La conscience de l’Europe : 50 ans de la Cour européenne des droits de l’homme Chapitre 13 : Bilan de la Cour de Strasbourg

– dont certains s’inspirent du droit administratif interne et d’autres

sont propres à Strasbourg – sont devenus la caractéristique de la

Cour. Il n’est pas exagéré d’affirmer qu’ils ont exercé une profonde

influence sur le droit international des droits de l’homme.

Un « instrument vivant »Depuis l’affaire Tyrer, la Cour souligne sans relâche que la

Convention est un « instrument vivant » à interpréter à la

lumière « des conditions de vie actuelles »23. Cette conception

a grandement contribué à l’importance que la Convention ne

cesse de revêtir pour la société contemporaine. Pour déterminer

ces « conditions de vie actuelles », la Cour a souvent adopté une

approche comparative en cherchant à déceler les dénominateurs

communs aux normes et aux développements du droit et de la

pratique des États parties à la Convention. La Cour se montre

également de plus en plus encline à tenir compte des tendances

internationales24. Elle s’est, par exemple, inspirée plus d’une

fois de la Charte canadienne des droits et des libertés et de la

jurisprudence de la Cour suprême canadienne25. Le caractère

convaincant de cette approche dépend bien évidemment pour

une grande part de la transparence et de la cohérence de cette

méthode, et en fait la Cour se montre de plus en plus disposée

à indiquer la base factuelle lorsqu’elle affirme l’existence de

normes communes26.

En 1999, la Cour a ajouté que l’interprétation dynamique

qui est la sienne ne saurait conduire à tirer les normes vers

le bas, bien au contraire : « Le niveau d’exigence croissant en

matière de protection des droits de l’homme et des libertés

fondamentales implique, parallèlement et inéluctablement,

une plus grande fermeté dans l’appréciation des atteintes aux

valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. »27

Des droits « concrets et effectifs »Autre principe de longue date : la Convention « a pour but

de protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais

concrets et effectifs »28. Cette approche téléologique donne

un argument de poids à la Cour pour ne pas s’en tenir aux

apparences et vérifier si un individu a véritablement été en

mesure de jouir de ses droits en pratique.

Ce principe constitue également le ressort de la doctrine

des « obligations positives », laquelle commande aux autorités

de prendre des mesures raisonnables et appropriées lorsqu’elles

savent que des individus sont en danger29. Cela ne signifie pas

bien entendu qu’on peut déduire de la Convention une obligation

positive de prévenir toute possibilité de violence. Il n’en demeure

pas moins que la Cour a conclu, à plusieurs reprises, à un

manquement des autorités à leur devoir de protection des individus

contre des agresseurs privés30, voire contre des risques naturels31.

Dans le cadre du droit à un procès équitable, par exemple, la

Cour a ainsi fait observer dès 1980 que les autorités sont tenues

d’intervenir si elles remarquent que le défenseur commis d’office de

l’accusé n’assume pas effectivement la défense de ce dernier. Elle a

déclaré que « [la nomination] n’assure pas à elle seule l’effectivité

de [l’assistance] car l’avocat d’office peut mourir, tomber

gravement malade, avoir un empêchement durable ou se dérober

à ses devoirs. Si on les en avertit, les autorités doivent le remplacer

ou l’amener à s’acquitter de sa tâche »32.

L’État, garant ultime des droits et libertésLe troisième principe général à mentionner ici est étroitement

lié lui aussi à celui de l’effet utile de la Convention. L’État, en sa

qualité de partie contractante à la Convention, est le « garant »

ultime des droits et libertés que consacre cette dernière :

« L’État a l’obligation positive d’assurer à toute personne

dépendant de sa juridiction de bénéficier pleinement, et sans

pouvoir y renoncer à l’avance, des droits et libertés garantis

par la Convention. »33 L’État ne saurait ainsi se soustraire à sa

responsabilité de garant des droits et des libertés protégés par

la Convention en déléguant ses obligations à des organismes

privés ou à des particuliers34 ou en transférant des compétences

à des organisations internationales35. Dans le même ordre

d’idées, la Cour a remarqué en termes plutôt laconiques que,

le maintien de la confiance de l’opinion publique et prévenir

toute apparence de collusion ou de tolérance relativement à

des actes illégaux12. Les mêmes raisons militent en faveur de

la transparence suffisante de l’enquête et de ses résultats afin

que la mise en jeu de la responsabilité soit assurée en pratique

et non pas seulement en théorie. Par ailleurs, les proches de la

victime doivent être associés à la procédure dans toute la mesure

nécessaire à la protection de leurs intérêts légitimes13.

La Cour exige également des autorités qu’elles prennent des

mesures raisonnables pour assurer l’obtention des preuves relatives

aux faits en question : dépositions des témoins oculaires, expertise

médicolégale et, le cas échéant, rapport d’autopsie fournissant

un exposé complet et exact des blessures et une analyse objective

des constats cliniques, y compris de la cause du décès14. En règle

générale, les personnes responsables des investigations et celles

qui les effectuent doivent être indépendantes de celles impliquées

dans les faits. Cela suppose non seulement l’absence de tout lien

hiérarchique ou institutionnel mais également une indépendance

pratique15. Les conclusions de l’enquête doivent se fonder sur une

analyse approfondie, objective et impartiale de l’ensemble des

éléments pertinents et doivent appliquer un critère comparable

à celui de la « nécessité absolue » énoncé à l’article 2 § 2 de la

Convention16. Enfin, les investigations doivent permettre de

mener à l’identification et à la punition des responsables. Si les

investigations débouchent sur la poursuite et la condamnation

d’agents de l’État, alors la peine imposée doit être suffisamment

dissuasive. À cet égard, la Cour a fait observer que : « S’il n’existe

pas d’obligation de résultat supposant que toute poursuite doit se

solder par une condamnation, voire par le prononcé d’une peine

déterminée, les juridictions nationales ne doivent en aucun cas

s’avérer disposées à laisser impunies des atteintes à la vie ou des

atteintes graves à l’intégrité physique et morale. »17

Des monographies entières ont été consacrées au droit à un

procès équitable18. L’article 6 de la Convention est celui qui est

le plus souvent invoqué et dont la violation est le plus souvent

constatée. Il pose un certain nombre de principes généraux,

dont le droit à être entendu par « un tribunal indépendant et

impartial » et celui à être entendu publiquement. Il reconnaît par

ailleurs un certain nombre de droits de la défense spécifiques,

dont celui à l’audition contradictoire des témoins. C’est tout

particulièrement l’exigence de l’examen de l’affaire « dans un

délai raisonnable » qui a donné lieu à la formulation de griefs

en provenance de pratiquement toutes les parties de l’Europe19.

Dans le souci de réduire le nombre énorme de requêtes faisant

état de délais excessifs, la Cour insiste, depuis l’arrêt Kudła,

sur l’obligation pour les États – pour autant qu’ils ne sont

pas en mesure de résoudre le problème structurel de systèmes

juridictionnels débordés – d’offrir aux justiciables un recours

interne leur permettant de faire intervenir plus tôt la décision

des tribunaux saisis de leur affaire ou d’obtenir une réparation

adéquate pour les retards déjà accusés20.

Un certain nombre de garanties ne sont pas expressément

mentionnées dans l’article 6. La Cour les a développées dans le

cadre de sa jurisprudence. Dans l’arrêt de principe Golder, elle

a déduit de l’article 6 § 1 un droit d’accès à un tribunal ; dans

l’arrêt Airey, tout aussi célèbre, elle a affirmé que l’article 6 § 1

peut parfois engendrer un droit à l’aide judiciaire gratuite ; dans

l’arrêt Hornsby, elle a ajouté que le droit à un procès équitable

implique l’obligation d’exécution des jugements ; l’arrêt Jalloh

fait jurisprudence s’agissant du droit de ne pas contribuer à sa

propre incrimination21. La Cour a pareillement tiré de l’article

6 § 1 l’obligation, pour les juridictions internes, d’examiner

comme il se doit les observations, arguments et éléments de

preuve et de motiver de manière adéquate leurs décisions22.

Les principes

En interprétant les droits et libertés individuels consacrés par la

Convention, la Cour a développé plusieurs principes généraux que

l’on retrouve fréquemment dans sa jurisprudence. Ces principes

Le danger se tapit dans le moindre recoin, dans la moindre fissure dès qu’il est

question de droits de l’homme ; en vérité, il est même peut-être plus à craindre

dans une démocratie car le simple fait que les gens vivent dans une société

ostensiblement démocratique peut endormir leur conscience des violations qui

pourraient être commises parfois furtivement sous couvert d’une apparente

légalité. La plupart des personnes ont tendance à supposer que vivre dans

une démocratie les met à l’abri de violations des droits de l’homme. Il n’en est

pas forcément ainsi, et comme toujours la liberté a un prix : une continuelle

vigilance … Aucun gouvernement au monde n’est exempt d’un risque d’erreur

ou d’injustice, même dans les pays où l’administration de la justice et la

protection des libertés civiles sont les plus remarquables … Nul État ne

perdra son image de démocratie, s’agissant des droits de l’homme, s’il est

prêt à faire amende honorable pour ses insuffisances. L’erreur est humaine,

seule la persistance dans l’erreur est répréhensible car la démocratie doit

nécessairement veiller à sa propre crédibilité.

Edwin Busuttil*

Membre de la Commission (1967-1999)

Diane Pretty se mourait d’une sclérose latérale amyotrophique et souhaitait pouvoir choisir le moment et les modalités de son décès afin d’éviter souffrances et perte de dignité. Sa maladie l’empêchant de se suicider sans aide, elle voulait pouvoir obtenir l’assistance de son mari (à gauche) mais, invité par elle à garantir que ce dernier ne serait pas alors poursuivi, le Director of Public Prosecutions avait refusé d’accueillir la demande. Dans son arrêt de 2002, la Cour a jugé que l’on ne pouvait déduire de la Convention un droit à mourir, que ce soit de la main d’un tiers ou avec l’assistance d’une autorité publique, et qu’en conséquence il n’y avait pas eu violation de la Convention.

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Il y a lieu d’ajouter que la marge d’appréciation revêt une

importance particulière s’agissant des droits qui peuvent faire

l’objet de restrictions au titre de la Convention, tels le droit

au respect de la vie privée et la liberté de religion. En règle

générale, son rôle, à supposer qu’il existe, est moindre en ce qui

concerne les droits absolus (articles 2, 3 et 4 de la Convention).

Toutefois, même lorsque ces derniers sont en jeu, la Cour

peut faire preuve de retenue lorsqu’elle est confrontée à des

conceptions opposées, ce qu’illustre l’affaire Vo :

Au plan européen, la Cour observe que la question de la

nature et du statut de l’embryon et/ou du fœtus ne fait pas

l’objet d’un consensus … Tout au plus peut-on trouver

comme dénominateur commun aux États l’appartenance

à l’espèce humaine … Quant à ce qui précède, la Cour

est convaincue qu’il n’est ni souhaitable ni même possible

actuellement de répondre dans l’abstrait à la question de

savoir si l’enfant à naître est une « personne » au sens de

l’article 2 de la Convention.47

D’un côté, cette jurisprudence constitue le revers de la médaille de

la jurisprudence Tyrer exposée ci-dessus. Lorsqu’il apparaît qu’il

existe un consensus entre les Parties contractantes, la Cour n’aura

pas de problème pour imposer des normes « européennes » à un

seul État récalcitrant48. D’un autre côté, la Cour évite de prendre

clairement position sur des questions qui ne font pas l’unanimité.

Le recours à la marge d’appréciation n’a cessé de prêter à

controverse. Pour ses partisans, cette notion constitue un sage

exemple de la retenue de la Cour, laquelle est en général appropriée

au vu des sensibilités qui existent au sein des États européens. Pour

d’autres, cette déférence est difficile à concilier avec l’idée qui est

sous-jacente à la notion de droits de l’homme, à savoir que tous les

hommes naissent libres et égaux en dignité et en droits. Pourquoi

une publication (telle que Le Petit Livre rouge à l’usage des écoliers,

à l’origine de la célèbre affaire Handyside) devrait-elle être libre

d’accès au Danemark mais interdite au Royaume-Uni ? Ce débat

est loin d’être clos et devrait encore avoir de beaux jours devant lui

tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du prétoire de Strasbourg.

L’impact

En fin de compte, l’essentiel, c’est l’impact. Dans quelle mesure

la Cour est-elle capable de mettre fin à des situations qu’elle

estime contraires à la Convention européenne des droits

de l’homme ? Il existe plusieurs façons de répondre à cette

question, certaines relevant plus que d’autres de la spéculation.

Tout d’abord, quel est l’impact de la Cour sur le sort du

requérant individuel ? À cet égard, il faut bien comprendre

que les pouvoirs de la Cour sont limités. La Cour n’a pas le

pouvoir d’ordonner la libération d’un prisonnier, de rouvrir une

procédure à l’échelon national ou d’octroyer un permis de séjour.

Aux termes de l’article 41 de la Convention, la Cour peut (ou

non) conclure à l’existence d’une ou de plusieurs violations de

si les États peuvent connaître des difficultés concrètes à faire

respecter les droits garantis par la Convention sur l’ensemble de

leur territoire, « il demeure que tout État partie à la Convention

est responsable des événements qui se produisent à n’importe

quel endroit de son territoire national »36.

Rien d’étonnant dès lors à ce que l’État réponde de tous les

actes et omissions de ses organes, que l’acte ou l’omission en

cause trouve son origine dans le droit interne ou dans la nécessité

de satisfaire à des obligations juridiques internationales. Il

n’existe pas de distinction selon le type de normes ou de mesures

en cause et aucune partie de la « juridiction » d’un État membre

n’est soustraite à l’empire de la Convention37.

Alignement sur le droit international général et sur la pratique internationaleDès 1975, la Cour a reconnu qu’il y a lieu pour elle de s’inspirer

de la Convention de Vienne sur le droit des traités lorsqu’elle

détermine le sens de la Convention38. Ces dernières années, elle

s’est efforcée d’interpréter la Convention conformément aux

principes internationaux généralement acceptés en matière de

juridiction de l’État, de responsabilité de l’État, d’immunité de

l’État, etc.39 La Cour n’a cessé de répéter que la Convention « ne

saurait s’interpréter dans le vide »40. La Convention doit être

interprétée autant que faire se peut en harmonie avec d’autres

règles du droit international sans perdre de vue son caractère

d’instrument des droits de l’homme.

La Cour a également reconnu depuis longtemps l’importance

croissante de la coopération internationale et de son corollaire,

la nécessité d’assurer le bon fonctionnement des organisations

internationales41. Plusieurs de ses arrêts

reflètent son désir de ne pas faire obstacle

à la coopération internationale42 pour au

contraire lui apporter son soutien43. Cela

illustre l’existence de limites à la conception

de la Cour faisant de l’État le garant ultime

des droits et des libertés et à sa volonté de

rendre l’État responsable de tous les actes et

omissions de ses organes.

La marge d’appréciationDans l’arrêt Handyside, la Cour a reconnu

qu’on ne peut dégager une notion

européenne uniforme de la morale car « cette

dernière varie dans le temps et l’espace »44.

Grâce à « leurs contacts directs et constants

avec les forces vives de leur pays, les

autorités de l’État se trouvent en principe mieux placées que le

juge international » pour se prononcer sur le contenu précis des

exigences de la morale comme sur la nécessité d’une restriction

à apporter aux droits fondamentaux dans le but de protéger

cette dernière. En conséquence, la Cour reconnaît aux autorités

nationales une « marge d’appréciation ». Ladite marge, devenue

au cours des années qui ont suivi une des pierres angulaires de la

jurisprudence de la Cour, constitue pour l’essentiel une sphère de

discrétion ou de liberté de choix que la Cour est disposée à laisser

aux autorités nationales.

Plus de trente ans après l’arrêt Handyside, la marge

d’appréciation n’a rien perdu de sa vitalité et de son

dynamisme. La Cour reconnaît la diversité culturelle de

l’Europe surtout dans les domaines de la morale et de la religion

et tend à laisser aux États une ample marge d’appréciation pour

réglementer ces matières45. Dans l’affaire Evans, la Grande

Chambre a fait observer ce qui suit :

Pour déterminer l’ampleur de la marge d’appréciation

reconnue à l’État dans une affaire soulevant des questions

au regard de l’article 8, il y a lieu de prendre en compte un

certain nombre de facteurs. Lorsqu’un aspect particulièrement

important de l’existence ou de l’identité d’un individu se

trouve en jeu, la marge laissée à l’État est restreinte … Par

contre, lorsqu’il n’y a pas de consensus au sein des États

membres du Conseil de l’Europe, que ce soit sur l’importance

relative de l’intérêt en jeu ou sur les meilleurs moyens de le

protéger, en particulier lorsque l’affaire soulève des questions

morales ou éthiques délicates, la marge d’appréciation est plus

large … La marge d’appréciation est de

façon générale également ample lorsque

l’État doit ménager un équilibre entre

des intérêts privés et publics concurrents

ou différents droits protégés par la

Convention.46

Le Petit Livre rouge à l’usage des écoliers, écrit par deux enseignants danois en 1969, incitait les jeunes gens à remettre en cause les normes sociétales. Il provoqua immédiatement une polémique, certains craignant qu’il ne sape les structures morales de la société, et fut interdit dans certains pays. Au Royaume-Uni, le livre donna lieu à un procès et à une condamnation en vertu de la loi sur les publications obscènes. Dans son arrêt rendu en 1976 dans l’affaire Handyside c. Royaume-Uni, la Cour conclut que la condamnation pénale infligée à l’éditeur ainsi que la saisie puis la confiscation et la destruction de la matrice et de centaines d’exemplaires de l’ouvrage n’avaient pas violé la liberté d’expression de l’intéressé.

En 2008, 200 écoliers issus de cinq pays ont présenté leurs travaux sur les droits de l’homme à des représentants de la Cour et du Conseil de l’Europe, et ont planté un arbre devant le Palais des droits de l’homme.

La conscience de l’Europe : 50 ans de la Cour européenne des droits de l’homme Chapitre 13 : Bilan de la Cour de Strasbourg

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La conscience de l’Europe : 50 ans de la Cour européenne des droits de l’homme Chapitre 13 : Bilan de la Cour de Strasbourg

droit à un avocat dès le début de la garde à vue, ou est-ce tout

simplement parce que la pratique en vigueur était en tout état

de cause en voie de révision51 ? En 2007, le Conseil de l’Europe

lui-même a publié une étude intéressante sur l’impact de ses

mécanismes en matière de droits de l’homme, mais ce document

se limite à « une sélection d’exemples » et ne « prétend pas

être exhaustif »52. En fait, il serait matériellement impossible

d’analyser l’impact réel de chaque arrêt de la Cour dans chacun

des quarante-sept États membres du Conseil de l’Europe ainsi

que les facteurs pertinents à cet égard.

Quoi qu’il en soit de toutes les querelles possibles en termes de

méthode, on ne peut que se rallier à l’opinion exprimée par Jean-

Paul Costa, l’actuel président de la Cour, pour lequel :

La Convention et la Cour ont connu un très grand succès.

Elles exercent une influence très importante sur les droits

et libertés de quarante-sept États européens. Elles ont un

rayonnement qui en fait une source d’inspiration au-delà

même de l’Europe ; et elles ont, grâce à la sauvegarde et au

développement des droits, été un facteur de paix, de stabilité

et de renforcement de la démocratie, y compris après le

passage à celle-ci de régimes autoritaires, ainsi que lors de la

période de transition qui a suivi la chute du mur de Berlin.53

Rick Lawson

Professeur, titulaire de la chaire Kirchheiner à la faculté

de droit de l’université de Leiden

1. Extrait d’un discours prononcé le 20 janvier 2006 par Luzius Wildhaber, président de la Cour de 1998 à 2007, à l’occasion de la cérémonie d’ouverture de l’année judiciaire. Texte intégral publié dans Dialogue entre juges, Conseil de l’Europe, 2006.

2. Une liste fort incomplète des ouvrages publiés au cours des seules cinq dernières années comprendrait au moins les titres suivants : D.J. Harris, M. O’Boyle, E. Bates et C. Buckley, Law of the European Convention on Human Rights, 2e éd., Oxford University Press, 2009 ; P. van Dijk et al. (dir.), Theory and Practice of the European Convention on Human Rights, 4e éd., Intersentia, 2006 ; C. Ovey et R. White, Jacobs and White: the European Convention on Human Rights, 4e éd., Oxford University Press, 2006 ; D. Gomien, Vade-mecum de la Convention européenne des droits de l’homme, 3e éd., Conseil de l’Europe, 2005 ; J. Vande Lanotte et Y. Haeck (dir.), Handboek EVRM, Intersentia, 2004. Nombreux sont les juges en activité qui ont contribué à l’ouvrage de L. Caflish et al. (dir.), Liber Amicorum Luzius Wildhaber : droits de l’homme, regards de Strasbourg, Norbert Paul Engel, 2007. Pour l’influence de la Convention européenne des droits de l’homme en droit interne, voir R. Blackburn et J. Polakiewicz (dir.), Fundamental Rights in Europe: the European Convention on Human Rights and its Member States – 1950-2000, Oxford University Press, 2001.

3. On trouvera une série de contributions sur le rôle et la jurisprudence de la Commission dans l’ouvrage de M. de Salvia et M.E. Villiger (dir.), The Birth of European Human Rights Law: Liber Amicorum Carl Aage Nørgaard, Nomos, 1998.

4. Voir ses décisions dans les affaires Brüggemann et Scheuten c. Allemagne (1976) et H. c. Norvège (1992).

5. L’affaire Takhaïeva et autres c. Russie (2008) concernait la disparition d’Ayoub Takhaïev, âgé de vingt ans, après son enlèvement par des soldats russes dans son village de Tchétchénie. La Cour conclut à la violation des articles 2 (droit à la vie), 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants), 5 (droit à la liberté et à la sûreté) et 13 (droit à un recours effectif) de la Convention.

6. Voir, par exemple, les décisions de la Grande Chambre dans les affaires Banković et autres c. Belgique et autres (2001) et Behrami et Behrami c. France et Saramati c. France, Allemagne et Norvège (2007).

7. McCann et autres c. Royaume-Uni (1995).8. Voir, par exemple, Kelly et autres c. Royaume-Uni (2001) et Oğur c. Turquie (1999).9. Voir, par exemple, Aziyevy c. Russie (2008).10. Pour une affaire impliquant ces deux éléments, voir, par exemple, Güleç c. Turquie (1998).

11. Sur l’avortement, voir notamment Vo c. France (2004) et Tysiąc c. Pologne (2007). Sur le droit de mourir, voir Pretty c. Royaume-Uni (2002).

12. Voir, par exemple, Çakıcı c. Turquie (1999), §§ 80, 87 et 106.13. Voir, par exemple, Hugh Jordan c. Royaume-Uni (2001), § 142.14. Voir, par exemple, Gül c. Turquie (2000), § 89.15. Voir, par exemple, Ramsahai et autres c. Pays-Bas (2007), §§ 324-325.16. Ramsahai et autres c. Pays-Bas (2007), § 321.17. Voir, par exemple, Ali et Ayşe Duran c. Turquie (2008), § 61. Mais voir également McBride

c. Royaume-Uni (décision de 2006).18. Par exemple S. Trechsel, Human Rights in Criminal Proceedings, Oxford University Press,

2005.19. Voir, par exemple, Ferrari c. Italie (1999), § 21, où la Cour a conclu que l’accumulation de

manquements était « constitutive d’une pratique incompatible avec la Convention ».20. Kudła c. Pologne (2000).21. Golder c. Royaume-Uni (1975), Airey c. Irlande (1979), Hornsby c. Grèce (1997), Jalloh

c. Allemagne (2006).22. Grădinar c. Moldova (2008).23. Tyrer c. Royaume-Uni (1978), § 31. Cette formule a été reprise à maintes occasions, depuis

l’arrêt Dudgeon c. Royaume-Uni (1981), § 60, jusqu’à l’arrêt Mamatkoulov et Askarov c. Turquie (2005), § 121.

24. Voir notamment Demir et Baykara c. Turquie (2008), §§ 81-86.25. Voir, par exemple, Allan c. Royaume-Uni (2002), M.C. c. Bulgarie (2003) et Hirst

c. Royaume-Uni (no 2) (2005). Pour des renvois à la Cour suprême des États-Unis, voir, entre autres, Appleby et autres c. Royaume-Uni (2003), notamment § 46.

26. Voir toutefois Behrami et Behrami c. France et Saramati c. France, Allemagne et Norvège (2007), décision dans laquelle la Cour n’a pas mentionné l’Observation générale no 31 du Comité des droits de l’homme des Nations unies (doc. CCPR/C/21/Rev.1/Add.13).

27. Selmouni c. France (1999), § 101.28. Airey c. Irlande (1979), § 24.29. Voir A.R. Mowbray, The Development of Positive Obligations under the European

Convention on Human Rights by the European Court of Human Rights, Hart, 2004.30. Voir, par exemple, E. et autres c. Royaume-Uni (2002) et, s’agissant de la traite des êtres

humains, Rantsev c. Chypre et Russie (2010). Les grands principes ont été établis pour la première fois dans Osman c. Royaume-Uni (1998) ; voir également Young, James et Webster c. Royaume-Uni (1981), §§ 48-49.

31. Boudaïeva et autres c. Russie (2008).32. Artico c. Italie (1980), § 33.33. Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie, arrêt de chambre de 2001, § 70,

confirmé par l’arrêt de Grande Chambre de 2003, § 119.34. Costello-Roberts c. Royaume-Uni (1993), § 27.35. Matthews c. Royaume-Uni (1999), § 32, et Bosphorus Hava Yolları Turizm ve Ticaret

Anonim Şirketi (Bosphorus Airways) c. Irlande (2005), § 154.36. Assanidzé c. Géorgie (2004), § 146. Voir également Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie

(2004), § 313. Il est certain que la position de la Cour contribue au renforcement de la protection des droits de l’homme en empêchant les États de se retrancher derrière l’autonomie d’entités fédérales. En même temps, elle soulève des questions intéressantes au vu des efforts du Conseil de l’Europe pour accroître la démocratie locale et régionale, qui suppose un certain degré d’autonomie au niveau local. Voir par exemple la Charte européenne de l’autonomie locale (1985).

37. Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie (1998), § 29.38. Golder c. Royaume-Uni (1975), § 29.39. Voir, par exemple, Banković et autres c. Belgique et autres (décision de 2001), § 55, Ilaşcu

et autres c. Moldova et Russie (2004), § 320, Manoilescu et Dobrescu c. Roumanie et Russie (2005), §§ 70 et suiv.

40. Al-Adsani c. Royaume-Uni (2001), § 55. Voir également Demir et Baykara c. Turquie (2008), §§ 65 et suiv.

41. Voir, par exemple, Waite et Kennedy c. Allemagne (1999), §§ 63 et 72.42. Voir, par exemple, Pafitis et autres c. Grèce (1998), § 95 : tenir compte du temps

nécessaire à la Cour européenne de justice pour se prononcer sur une demande de question préjudicielle (en l’espèce, plus de deux ans et demi) lors de l’appréciation de la longueur de la procédure « porterait atteinte au système institué par l’article 177 du Traité CEE et au but poursuivi en substance par cet article ». Voir également Behrami et Behrami c. France et Saramati c. France, Allemagne et Norvège (décision de 2007), notamment § 149.

43. Voir, par exemple, S.A. Dangeville c. France (2002), §§ 47 et 55.44. Handyside c. Royaume-Uni (1976), § 48.45. Voir, par exemple, Murphy c. Irlande (2003), § 67, Leyla Şahin c. Turquie (2005), § 109, et

Schalk et Kopf c. Autriche (2010), §§ 61-62.46. Evans c. Royaume-Uni (2006), § 77.47. Vo c. France (2004), §§ 84-85, confirmé par l’arrêt de chambre Evans c. Royaume-Uni

(2006), § 46.48. Pour un arrêt en sens contraire exceptionnel, voir F. c. Suisse (1987), § 33 : « le fait qu’un

pays occupe, à l’issue d’une évolution graduelle, une situation isolée quant à un aspect de sa législation n’implique pas forcément que pareil aspect se heurte à la Convention, surtout dans un domaine – le mariage – aussi étroitement lié aux traditions culturelles et historiques de chaque société et aux conceptions profondes de celle-ci sur la cellule familiale. »

49. Pretty c. Royaume-Uni (2002), § 75.50. Opuz c. Turquie (2009), §§ 162-163.51. Salduz c. Turquie (2008).52. Impact réel des mécanismes du Conseil de l’Europe relatifs aux droits de l’homme pour

l’amélioration du respect des droits de l’homme dans les États membres, Conseil de l’Europe, 2007. NDLR : Cette étude, mise à jour en 2010, figure sur le CD-Rom accompagnant le présent ouvrage.

53. Mémorandum du Président de la Cour européenne des droits de l’homme aux États en vue de la Conférence d’Interlaken, 3 juillet 2009.

la Convention et, en cas de violation, accorder une satisfaction

équitable à la partie lésée, laquelle satisfaction peut couvrir les

dommages matériel et moral ainsi que les frais et dépens.

À l’aune des paramètres de ce système, on peut reconnaître à

la Cour une efficacité digne de ce nom : les sommes dues à titre de

dédommagement sont toujours payées, sans exception. Cela est

pour une large part à mettre au crédit du Comité des Ministres

qui, en vertu de l’article 46 de la Convention, est responsable

de la surveillance de l’exécution des arrêts. Le Comité des

Ministres s’assure en premier lieu de la réalité du versement de la

satisfaction équitable accordée par la Cour conformément à ce

qu’elle a ordonné. De plus, il vérifie que des mesures individuelles

ont été prises en tant que de besoin aux fins de garantir une

restitutio in integrum, autrement dit pour remettre la victime,

autant que faire se peut, dans la situation qui était la sienne avant

la violation de la Convention. Lesdites mesures peuvent prendre

entre autres la forme d’une réouverture de la procédure au

niveau national, de l’octroi d’un permis de séjour ou encore de la

radiation de mentions des casiers judiciaires.

Mais l’exécution des arrêts a également une dimension bien

différente, à savoir l’impact qu’elle a sur des affaires autres que

celle du requérant individuel. Lorsqu’il agit au titre de l’article 46

de la Convention, le Comité des Ministres examine également si

des mesures générales ont été adoptées, au besoin, afin de prévenir

pareilles violations de la Convention à l’avenir. Il peut s’agir

d’amendements constitutionnels, législatifs ou réglementaires, de

modifications de la pratique administrative ou de la jurisprudence,

de la publication et/ou de la diffusion d’un arrêt de la Cour.

C’est ce processus qui joue le rôle déterminant de multiplicateur

des arrêts de la Cour dans l’ordre interne qui a vu naître le grief

originel. Cet « effet multiplicateur » a été reconnu par la Cour dans

l’affaire Pretty dans les termes suivants :

Or, si l’article 34 de la Convention donne effectivement

pour mission à la Cour non de formuler des avis dans

l’abstrait, mais d’appliquer la Convention aux faits

concrets des espèces dont elle est saisie, les arrêts rendus

dans les affaires individuelles constituent bel et bien, dans

une mesure plus ou moins grande, des précédents, et la

décision en l’occurrence ne saurait, ni en théorie ni en

pratique, être articulée de façon à empêcher qu’elle ne soit

appliquée dans d’autres espèces.49

Dans un tel contexte, on ne s’étonnera donc pas de voir que

l’impact d’un arrêt peut s’étendre au-delà des frontières du pays

concerné. Nombre de Parties contractantes font désormais leur

la théorie de la force obligatoire, pour elles, de la Convention

dans l’interprétation qu’en donne la Cour de Strasbourg. Cela

signifie que même s’il se trouve porter sur des griefs soulevés

contre un autre État, un arrêt peut comporter des principes

essentiels pour tous les États membres du Conseil de l’Europe.

Telle paraît être l’approche suivie dans la récente affaire Opuz,

où la Cour a déclaré ce qui suit :

La Cour doit maintenant rechercher si les autorités internes

ont pris toutes les mesures auxquelles elles pouvaient

raisonnablement avoir recours pour empêcher la réitération

des agressions contre l’intégrité physique de l’intéressée.

… À cette fin, et gardant à l’esprit qu’elle a pour tâche de

donner une interprétation authentique et définitive des

droits et libertés énumérés dans le titre I de la Convention,

la Cour doit déterminer si les autorités nationales ont

dûment pris en compte les principes découlant des arrêts

qu’elle a rendus sur des questions similaires, y compris dans

des affaires concernant d’autres États.50

La prudence s’impose néanmoins lorsqu’on aborde les causes

du phénomène. Si, dans le sillage de l’arrêt Salduz, les Pays-Bas

ont amendé les dispositions portant sur l’accès à un avocat au

cours de la garde à vue, est-ce en raison de cet arrêt Salduz,

est-ce parce que le Comité européen pour la prévention de la

torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants

(CPT) n’a cessé de réclamer la présence immédiate d’un avocat

lors de la garde à vue, est-ce parce que le Commissaire aux

droits de l’homme, à l’occasion de sa visite en septembre 2008,

a vivement conseillé aux autorités des Pays-Bas de garantir le La Cour reçoit plus d’affaires qu’elle ne peut en traiter, comme l’illustre ce dessin de Jos Collignon.

Page 8: La Conscience de l'Europe

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La conscience de l’Europe : 50 ans de la Cour européenne des droits de l’homme Chapitre 13 : Bilan de la Cour de Strasbourg

Chambre plutôt que sur les sections fut de favoriser les rencontres

entre les juges de la nouvelle Cour.

La nouvelle Cour a agi dans la continuité de la jurisprudence

existante sauf dans les cas où la doctrine d’une interprétation

évolutive des garanties reconnues par la Convention, les

changements intervenus au sein de la société ou encore la nouveauté

ou l’étendue de nouveaux problèmes l’obligeaient à suivre des

voies nouvelles. On ne saurait s’en étonner. Agir autrement aurait

démontré un manque de professionnalisme de la part de la Cour

à laquelle le Protocole no 11 ne donnait d’ailleurs pas mandat de

modifier ou d’étendre la teneur des garanties de la Convention.

Il faut bien admettre que, quoi qu’il en soit de ces arguments en

faveur de la continuité, la philosophie propre à chacun des juges joue

un rôle crucial. Contrairement à ce que croient beaucoup de profanes,

que les juges aient été formés dans le système de la common law

ou dans celui du droit civil, en Europe de l’ouest ou en Europe de

l’est, n’est pas nécessairement important. Par contre, ce qui l’est,

c’est si les juges pensent que leur tâche consiste à soutenir soit

les faibles, soit l’intégration européenne, soit les organisations non

gouvernementales, soit les États souverains, soit la justice sociale, soit

les nouvelles structures du pouvoir dans les nouveaux États membres,

soit un ensemble équilibré de ces nombreux objets et d’autres.

Lorsque la nouvelle Cour de Strasbourg est devenue

permanente, il a été tout spécialement important de maintenir le

dialogue avec les cours suprêmes et les cours constitutionnelles des

États membres. Dans l’ancienne Cour, ce contact était assuré sans

problème grâce à ceux des juges de Strasbourg qui étaient en même

temps membres des juridictions internes. Dans la nouvelle Cour,

il m’a semblé particulièrement essentiel d’accepter les invitations

des cours suprêmes et des cours constitutionnelles afin d’expliquer

(en règle générale avec le juge national siégeant à Strasbourg)

le mécanisme de la Convention et le fonctionnement de la Cour

européenne des droits de l’homme, de souligner la subsidiarité

du système, d’encourager les juridictions internes à affronter

et à accepter leurs responsabilités et d’explorer les possibilités

d’amélioration de la protection des droits de l’homme. …

L’accroissement permanent et inexorable de la charge de travail

de la nouvelle Cour a imposé de revoir et de modifier sans cesse

les méthodes de travail et de renoncer à tous les services non

indispensables. À la fin de l’année 2007, la Cour s’attendait à avoir

reçu plus de 53 000 requêtes pour cette année ; 104 000 requêtes

étaient pendantes, dont 10 000 depuis plus de trois ans et donc

constitutives d’un arriéré. …

En même temps, deux audits, l’un interne, l’autre externe, de

même qu’un rapport de gestion de 2004-2005 ont démontré assez

clairement la qualité de l’organisation et de la gestion de la Cour. Le

principal problème de celle-ci est simplement l’impossibilité dans

laquelle elle se trouve, dans l’état actuel des structures, de traiter

l’avalanche des requêtes sans retard indu. Le Protocole additionnel

no 14 aurait permis une nouvelle rationalisation de la procédure.

Presque tous les États l’ont ratifié mais la Douma russe a refusé

de donner son accord à la fin de 2006, rendant ainsi apparemment

impossible une nouvelle réforme de la Convention dans un avenir

proche2. Sans compter que le veto russe a un effet paralysant face

aux propositions de nouvelles idées telles que celles exposées dans

le rapport du Groupe des sages.

L’identité et les particularités de l’ancienne et de la nouvelle

Cour sont vraiment différentes. De l’atmosphère feutrée d’un club

londonien à la productivité à la chaîne d’une usine, d’une juridiction

internationale spécialisée à une quasi-cour constitutionnelle

paneuropéenne, il semble que l’on soit face à deux mondes à part.

Pourtant les idéaux et l’idéalisme n’ont pas changé. Et aujourd’hui

comme dans le futur, une bonne dose d’idéalisme ne sera pas

de trop. Il est acquis que l’avenir de la Cour apparaît fort solide

lorsqu’on pense à la fonction d’inspiratrice qui est la sienne et aux

nombreux besoins qu’elle devrait satisfaire. Cet avenir semble

toutefois moins brillant si l’on sait que les structures et les

ressources budgétaires actuelles de la Cour ne lui permettent pas de

jouer pleinement le rôle important qu’elle doit assumer.

Luzius Wildhaber*

Président de la Cour (1998-2007)

1. NDLR : La situation a changé avec l’adoption de la Résolution CM/Res(2009)5, dans laquelle le Comité des Ministres a indiqué que les juges bénéficiaient désormais du régime des pensions qui est en vigueur pour les agents du Conseil de l’Europe et étaient affiliés au régime de couverture médicale et sociale de l’Organisation. Cette résolution est effective depuis le 1er octobre 2009.

2. NDLR : Le Protocole no 14 a été ratifié par la Fédération de Russie le 18 février 2010.

L’anCiEnnE Et La nouvELLE Cour EuropéEnnE dEs droits dE L’hommE

Dans les années 1990, l’ancienne Cour tranchait quelque 50

à 100 affaires par an. Il ne faut bien entendu pas oublier qu’à

cette époque Strasbourg avait une procédure à deux niveaux : la

Commission européenne intervenait en amont de la Cour et son

rôle était plus celui d’une première instance que d’une instance

de filtrage. Aussi, lorsque la nouvelle Cour exprima le vœu

(malheureusement non exaucé par les gouvernements) de pouvoir

se concentrer sur les affaires et les questions prioritaires et de voir

adopter une « instance de filtrage », elle était surtout animée par le

souci d’éliminer les requêtes irrecevables ou répétitives plutôt que de

favoriser un examen à deux niveaux des affaires dignes d’intérêt. …

Chaque affaire était alors traitée et discutée avec beaucoup

d’attention, ou, pour être peut-être plus exact, le faible nombre de

cas autorisait l’ancienne Cour à consacrer un grand soin à chaque

requête. Ce n’est qu’exceptionnellement qu’une affaire n’était pas

examinée en audience publique. Lors de la seconde délibération,

il était donné lecture du projet d’arrêt dans son ensemble avant de

le soumettre à une analyse minutieuse. Parfois, on recourait à une

troisième délibération. Le droit comparé était mis à contribution

grâce aux informations fournies par les juges.

La personne du « rapporteur » qui a acquis une telle influence

dans la nouvelle Cour était inconnue de l’ancienne. À la place, des

comités de rédaction étaient désignés et les juges nationaux priés

de lire attentivement les projets d’arrêts afin de vérifier l’exactitude

de l’exposé des faits et du droit interne. Lors de l’audience publique,

le délégué de la Commission venait expliquer la position de la

Commission dans le rôle d’« amicus curiae » ou d’« avocat général ».

On ne peut que regretter son absence de la nouvelle Cour.

Les chambres étaient constituées par tirage au sort. Ce système

favorisait un mélange permanent des juges, ce qui évitait les

discordances de jurisprudence. Il avait également pour effet que les

juges s’identifiaient plus avec la Cour dans son ensemble qu’avec

une chambre. À l’opposé, la nouvelle Cour est divisée en quatre

sections, cinq depuis 2006. Les juges peuvent ainsi être tentés de

s’assimiler aux pratiques et aux idiosyncrasies de leur section plus

qu’à la Cour elle-même. Ce genre de tendance, si tant est qu’elle

se fasse jour, serait bien évidemment regrettable. Ce problème est

aggravé du fait que, si les sections de 1998 ont bien été remaniées

dans une certaine mesure en 2001, tel n’a pratiquement pas été le

cas en 2004 et 2007 en raison surtout des résistances opposées par

de nombreux juges.

Dans l’ancienne Cour, les deux groupes s’exprimant pour

l’essentiel en français ou en anglais étaient à peu près de taille

équivalente. Cette situation a nettement changé dans la nouvelle

Cour où ceux qui préfèrent parler anglais sont à peu près le double

de ceux qui choisissent plutôt le français.

Selon moi, dans les années 1990, au lendemain de la chute

du rideau de fer et de l’éclatement de l’Union soviétique et de

l’ex-Yougoslavie, c’est l’ancienne Cour qui a incarné l’adhésion

absolument historique des anciens États communistes au Conseil

de l’Europe et à la Convention européenne des droits de l’homme.

Cette adhésion signifiait en même temps l’arrivée de nouveaux juges

venant de ces pays. Et c’est là une des raisons essentielles pour

lesquelles ces années restent dans ma mémoire comme une période

d’inspiration, de passion et d’enrichissement. Il faut reconnaître en

même temps que le quotidien de l’ancienne Cour était bien moins

influencé et façonné par les affaires des nouveaux États membres

que ne l’était la vie à la nouvelle Cour.

En 1991, quand je suis arrivé dans l’ancienne Cour, les juges

devaient passer une semaine par mois à Strasbourg. Au moment

où la Cour est devenue une institution à plein temps, en 1998, la

période de présence était de plus ou moins deux semaines. Les juges

avaient leur principale activité alimentaire dans leur pays. Comme

ceux de la nouvelle Cour, ils avaient des antécédents professionnels

variés. Un peu plus d’un tiers étaient des juges nationaux, un peu

moins, des professeurs ; les autres étaient d’anciens membres de

gouvernement, des fonctionnaires, des magistrats ou des avocats. Il

est difficile de classer les juges en catégories car nombre d’entre eux

ont une carrière très diversifiée.

Pour le Conseil de l’Europe, les juges étaient plus ou moins des

experts juridiques, remboursés de leurs frais et rémunérés par des

indemnités journalières. Dans la nouvelle Cour, qui est permanente,

les juges perçoivent naturellement des émoluments mais, et c’est

déplorable, le Conseil de l’Europe leur a refusé le bénéfice d’une

pension et du régime de sécurité sociale, trahissant ainsi ses propres

principes et bases juridiques1.

La nouvelle Cour a commencé à travailler en novembre

1998, avec toute la verve et l’enthousiasme propres à des

débuts. Un quart des juges (10) avaient déjà exercé cette fonction

dans l’ancienne Cour, un quart (10) avaient été membres de la

Commission et la moitié (20) se retrouvaient pour la première

fois dans une instance de Strasbourg. Malgré les divergences

nées de la variété de leur formation professionnelle, de leur

origine géographique et de leur parcours, la majorité des juges

s’installèrent vite dans une routine relativement homogène,

laquelle engendra une agréable atmosphère de travail. L’article 5

§ 5 du Protocole no 11 transmit à la Grande Chambre de la nouvelle

Cour les 89 affaires encore pendantes devant l’ancienne Cour. Un

des effets secondaires positifs de cet accent mis sur la Grande

Page 9: La Conscience de l'Europe

177176

La conscience de l’Europe : 50 ans de la Cour européenne des droits de l’homme Chapitre 13 : Bilan de la Cour de Strasbourg

imputaient le décès de leurs proches survenu lors d’une frappe

aérienne sur Belgrade en 1999 (Bankovic et autres c. Belgique et

autres, décision de 2001) ; vis-à-vis des États participant aux troupes

de la KFOR, la force armée internationale stationnée au Kosovo*,

auxquels les intéressés reprochaient les blessés et les morts dont ils

imputaient la responsabilité à la KFOR (Behrami et Behrami c. France

et Saramati c. France, Allemagne et Norvège, décision de 2007) ; ou vis-

à-vis des Pays-Bas en leur qualité de nation hôte du Tribunal pénal

international pour l’ex-Yougoslavie (Galic c. Pays-Bas et Blagojevic

c. Pays-Bas, décisions de 2009).

Les suites de l’attaque de l’Irak en 2003 n’ont pas épargné la

Cour. À l’heure où nous écrivons cet article, la Grande Chambre est

saisie de la question de savoir si la Cour a compétence en ce qui

concerne le Royaume-Uni, que des requérants rendent responsable

de détentions illégales et de décès survenus sur le territoire irakien

placé sous le contrôle des forces britanniques (Al-Skeini et autres

c. Royaume-Uni et Al-Jedda c. Royaume-Uni).

Des affaires nées d’un conflit armé sur le territoire d’États

parties à la Convention sont beaucoup plus courantes. Elles

concernent en général des mouvements séparatistes, par exemple

le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) dans le sud-est de la

Turquie et l’IRA (« Armée républicaine irlandaise ») provisoire en

Irlande du Nord, dont la Cour elle-même n’hésite pas à étiqueter la

violence comme « terroriste ». En pareils cas, les requêtes soulèvent

des griefs classiques, relatifs à la détention et à des mauvais

traitements, que la Cour peut examiner. Les arrêts que la Cour a déjà

rendus dans ce genre d’affaires se comptent par centaines.

La Cour n’a pris position dans aucun arrêt et aucune décision

sur la substance d’aucun conflit international et d’aucune lutte

interne. Elle ne peut pas le faire : sa juridiction telle que la délimite

la Convention lui permet seulement d’assurer le respect des

engagements résultant pour les États parties à la Convention et à

ses Protocoles. La Cour a bien conscience du rôle qu’elle doit jouer

pour mettre l’Europe à l’abri du fléau de la guerre, de la tyrannie et

de l’oppression, mais là se situe la ligne qu’elle ne peut franchir.

Egbert myjer

Juge à la Cour

et

peter Kempees

Chef de la Division de la satisfaction équitable au greffe de la Cour

LE rôLE dE La Cour dans LEs situations dE ConfLit Et postConfLit

Immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, on espérait

qu’il serait possible d’éviter définitivement la guerre et les atrocités

dont elle s’accompagne. Témoigne déjà de cet espoir la Charte

des Nations unies (1945), qui avait pour vocation de « préserver les

générations futures du fléau de la guerre qui deux fois en l’espace

d’une vie humaine [avait] infligé à l’humanité d’indicibles souffrances,

[et de] proclamer à nouveau [la] foi dans les droits fondamentaux

de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine,

dans l’égalité des droits des hommes et des femmes, ainsi que des

nations, grandes et petites ». La Déclaration universelle des droits

de l’homme (1948) a de plus fortes ambitions encore : « Considérant

qu’il est essentiel que les droits de l’homme soient protégés par un

régime de droit pour que l’homme ne soit pas contraint, en suprême

recours, à la révolte contre la tyrannie et l’oppression. »

Au niveau universel, ces objectifs se concrétisèrent par les

Pactes internationaux relatif aux droits civils et politiques et relatif

aux droits économiques, sociaux et culturels (1966). Au niveau

régional européen, ils se matérialisèrent d’abord par le Statut du

Conseil de l’Europe (1949) et la Convention européenne des droits de

l’homme (1950), rejoints plus tard par la Charte sociale européenne

(de 1961, révisée en 1996).

Cela n’a cependant pas empêché l’Europe de subir sa part

de conflit et d’oppression depuis 1945. Il est possible de replacer

la présence de l’Union soviétique en Europe centrale et orientale

(jusqu’en 1989) sous cet éclairage. Au cours de cette période,

l’Europe a été le témoin d’une brutale répression de soulèvements

populaires en Allemagne de l’Est (1953), en Hongrie (1956) et en

Tchécoslovaquie (1968). Le mur de Berlin (édifié en 1961) est devenu

le symbole d’un pan de l’histoire.

Le conflit armé entre des États membres du Conseil de l’Europe

fut inconnu jusqu’à l’occupation du nord de Chypre par les troupes

turques (en réponse à un coup d’État appuyé par le régime des

colonels grecs) en 1974. Le gouvernement chypriote introduisit

trois requêtes interétatiques dirigées contre la Turquie devant la

Commission entre 1974 et 1977. Depuis que la Turquie a accepté

le droit de recours individuel (en 1987) et surtout depuis qu’elle a

reconnu la compétence obligatoire de la Cour (en 1990), la Cour a

eu à connaître d’autres affaires dirigées contre cet État contractant :

une quatrième affaire interétatique introduite par Chypre et quantité

de requêtes individuelles dont l’ont saisie des citoyens chypriotes

qui se plaignent pour la plupart d’avoir été écartés de leurs terres

dans le nord de l’île. Depuis qu’a été rendu l’arrêt pilote dans

l’affaire Xenides-Arestis c. Turquie (2006), les revendications d’ordre

patrimonial sont tranchées par un organe que l’on peut qualifier

d’arbitral et qui compte parmi ses membres un ancien secrétaire de

la Commission européenne des droits de l’homme (Hans Christian

Krüger) ; dans une décision sur la recevabilité, la Grande Chambre a

précisé que les requérants concernés ont désormais le choix entre se

prévaloir du recours ainsi fourni, tel qu’il est, et attendre une solution

politique à laquelle parviendraient les États en cause (Demopoulos

et autres c. Turquie, 2010). Récemment, la Cour a été amenée à

constater des violations des articles 2, 3 et 5 relativement à neuf

hommes disparus en 1974 dans la partie nord de Chypre occupée par

la Turquie (Varnava et autres c. Turquie, 2009).

Le démantèlement de l’Union soviétique s’est déroulé plus

pacifiquement que l’on ne s’y attendait généralement, et le fait qu’à

l’exception de l’une d’elles les anciennes républiques soviétiques se

trouvant en Europe soient toutes membres du Conseil de l’Europe

et parties à la Convention atteste du chemin qu’elles ont parcouru.

Quand bien même, au cours de ce processus ont surgi des conflits

qui n’ont jamais été correctement résolus, et de graves problèmes

demeurent. L’Arménie et l’Azerbaïdjan se disputent encore la région

du Haut-Karabakh. La Russie maintient une présence militaire

dans les parties de la Moldova et de la Géorgie qui ont proclamé

leur indépendance. Pour les prisonniers irrégulièrement détenus en

Transnistrie, une région de la Moldova, la Cour a dû constater que

la Moldova et la Russie violaient toutes deux la Convention (Ilaşcu et

autres c. Moldova et Russie, 2004). Des requêtes qui tirent leur origine

des hostilités qu’ont connues récemment l’Abkhazie et l’Ossétie du

Sud sont actuellement pendantes contre la Russie et la Géorgie ; la

Géorgie a introduit deux requêtes interétatiques contre la Russie.

La situation qui règne dans le Haut-Karabakh donne lieu à de très

nombreuses requêtes visant à la fois l’Arménie et l’Azerbaïdjan,

introduites par des personnes qui ont été contraintes d’abandonner

les terres qui appartenaient à leurs familles depuis des générations.

La dissolution de l’ex-République socialiste fédérative de

Yougoslavie est à l’origine d’un grand nombre de requêtes dirigées

contre les anciennes républiques yougoslaves. Beaucoup d’entre

elles soulèvent des griefs se rapportant au fait que des particuliers

ne peuvent accéder aux comptes bancaires en devises étrangères

dont ils étaient titulaires avant la guerre (par exemple, Kovacvic et

autres c. Slovénie, 2008). D’autres requêtes ont été portées devant la

Cour par des personnes déplacées au cours des hostilités et qui sont

rentrées chez elles pour y trouver leur domicile occupé par d’autres

personnes, elles aussi déplacées et ne voulant pas quitter ces

logements (comme dans Blecvic c. Croatie, 2006).

Le démantèlement de la Yougoslavie a été beaucoup plus violent

que les autres conflits européens que nous venons d’évoquer – pour

preuve : la communauté internationale a jugé nécessaire d’engager

une action militaire dans la région, de maintenir des forces armées

dans les parties qui la composaient auparavant et d’instituer un

tribunal pénal spécifique. La Cour a décliné sa compétence vis-à-vis

des États européens membres de l’OTAN auxquels des requérants En 2010, près de 15 000 personnes sont encore portées disparues en conséquence des conflits qui ont marqué les Balkans dans les années 1990.

Page 10: La Conscience de l'Europe

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La conscience de l’Europe : 50 ans de la Cour européenne des droits de l’homme Chapitre 13 : Bilan de la Cour de Strasbourg

Le Kosovo*L’analyse de la situation au Kosovo montre bien comment l’application

de la Convention européenne des droits de l’homme, avec toutes

les normes de protection des droits et libertés fondamentaux de la

personne qui s’y rattachent, ne se limite pas aux pays parties à la

Convention. Il arrive de plus en plus souvent que ces normes soient

progressivement et explicitement retenues comme points de référence

naturels et comme symboles des valeurs communes de tous les

peuples du continent européen, quel que soit le territoire ou l’État de

résidence concerné ou le statut de celui-ci. Dans une large mesure,

cette tendance est une conséquence des transformations politiques

profondes et structurelles que connaît l’Europe centrale et orientale

depuis 1989.

Après la cessation du conflit ouvert au Kosovo, le Conseil de sécurité

de l’Organisation des Nations unies (ONU) adopta sa résolution 1244

(1999), plaçant le Kosovo sous une administration civile internationale

provisoire assurée par une Mission des Nations unies (la MINUK) chargée

de « défendre et promouvoir les droits de l’homme » sur l’ensemble

de ce territoire. La situation était d’autant plus compliquée qu’il fallait

garantir le respect des droits de l’homme par les institutions et organes

internationaux, et pas seulement par les instances locales, lesquelles

n’avaient pas encore été mises en place. Par ailleurs, en application de

règlements de la MINUK, les normes découlant de la Convention et des

Protocoles à celle-ci, ainsi que certains des instruments internationaux

de protection des droits de l’homme parmi les plus importants, ont été

transposés dans l’ordre juridique du Kosovo jusqu’à ce que le statut

politique définitif de la province soit déterminé.

Le 30 juin 2000, en application du règlement no 2000/38 de

la MINUK, un Bureau du médiateur fut créé pour le Kosovo. Sa

mission consistait à promouvoir et protéger les droits et libertés

des personnes physiques et morales et à veiller à ce que chacun au

Kosovo pût exercer effectivement, pour autant que les circonstances le

permissent, ses droits et libertés fondamentaux. Parmi ses fonctions

et attributions, le médiateur enquêtait sur les cas de violations des

droits de l’homme et d’abus de pouvoir par les organes internationaux

et locaux de l’administration civile intérimaire au Kosovo. L’unicité

de ses pouvoirs tenait à ce qu’il pouvait également formuler des

recommandations et des avis sur la compatibilité des lois et

règlements internes aux normes internationales reconnues, y compris,

là encore, à la Convention.

À partir de 2000, le médiateur examina bon nombre de problèmes

divers liés aux droits de l’homme au Kosovo en retenant la Convention

et les arrêts et décisions de la Cour comme normes de référence. Une

jurisprudence unique fondée sur la Convention, s’inspirant autant que

possible de l’interprétation donnée à cet instrument par la Cour, vit le jour.

L’ensemble des rapports et analyses ainsi produits, largement diffusés en

anglais et dans les langues vernaculaires, jouèrent un rôle crucial en ce

qu’ils permirent d’intervenir dans des violations alléguées de droits, et de

par leur vertu didactique. Ce double rôle était particulièrement important

dans une région dont les habitants n’avaient alors accès à aucun autre

organe de protection des droits de l’homme similaire, à quelque niveau

que ce fût. La Convention et les procédures devant la Cour eurent

également une influence considérable sur la manière dont le médiateur

traitait les volets procéduraux des plaintes individuelles.

En 2006, il fut décidé de convertir l’institution du médiateur en un

organe purement local dépourvu de compétence pour les questions

concernant la MINUK. En vue de combler la lacune résultant de

l’absence de contrôle indépendant du respect des droits de l’homme

par l’administration internationale, le Comité consultatif des droits de

l’homme fut créé en application du règlement de la MINUK no 2006/12

du 23 mars 2006. L’idée qui sous-tend sa création était qu’un organe

indépendant de nature quasijudiciaire serait chargé d’examiner les

griefs en matière de droits de l’homme contre la MINUK, de formuler

des avis et de les soumettre au représentant spécial du Secrétaire

général de l’ONU et, en cas de violation constatée, de faire des

recommandations sur les moyens de redresser celle-ci.

Depuis sa création, le Comité consultatif entretient des liens

étroits avec Strasbourg. Ainsi, ses membres sont désignés sur

proposition du président de la Cour. En pratique, les griefs soumis au

Comité consultatif sont tranchés presque exclusivement par référence

aux droits et libertés garantis par la Convention et ses Protocoles.

Au début de ses travaux, la majorité de ces griefs portaient sur des

violations alléguées du droit à la protection de la propriété (article 1

du Protocole no 1) et du droit au respect de la vie privée et familiale

(article 8 de la Convention) dans le contexte de décisions relatives à

la propriété et à l’occupation de résidences. Dans bien d’autres cas

a été soulevée la question de l’accès effectif à un tribunal au sens

de l’article 6 § 1, surtout concernant des demandes d’indemnisation

immobilière dont les tribunaux locaux avaient été saisis. Un certain

nombre d’autres affaires portent sur le droit à la vie, tel que protégé

par l’article 2.

Bien qu’il joue un rôle important dans le renforcement des moyens

de protection des droits individuels au Kosovo, le Comité consultatif

n’est qu’un organe provisoire dont la durée est subordonnée à celle

du mandat de la MINUK. On ignore toujours quelles formes prendront

les autres organes judiciaires ou quasijudiciaires qui seront créés pour

connaître des violations alléguées des droits et libertés fondamentaux, y

compris ceux garantis par la Convention. Il est difficile de prédire quand

la population du Kosovo aura accès à un mécanisme solide, fondé sur la

Convention, qui lui permettra de porter ses griefs devant la Cour.

Les travaux du médiateur et, plus récemment, du Comité

consultatif, ainsi que le rôle joué par l’un et l’autre au Kosovo, ont

permis d’établir les normes applicables dans les affaires où sont

alléguées des violations des droits de l’homme et constituent à cet

égard d’incontestables points de référence. S’inspirant abondamment

de la Convention et des décisions et arrêts de la Cour, le médiateur et

le Comité consultatif ont concrètement développé une jurisprudence

fondée sur la Convention, parallèle et extérieure à celle de la Cour

et tenant compte du contexte unique du Kosovo. Il est également

intéressant de noter que c’est au Kosovo que, pour la première fois, une

organisation internationale, en l’occurrence l’ONU, a été soumise à des

règles tirées de la Convention, instrument relevant formellement du

système d’une autre organisation, à savoir le Conseil de l’Europe.

marek antoni nowicki

Membre de la Commission (1993-1999)

(Texte rédigé en février 2009.)

La Bosnie-herzégovineLa Bosnie-Herzégovine proclama son indépendance en mars 1992.

Une guerre s’ensuivit, qui allait durer jusqu’à la fin de l’année 1995.

Il fut généralement accepté dès le début que « le respect des

droits de l’homme les plus étendus » figurerait parmi les principes

constitutionnels directeurs de la Bosnie-Herzégovine. Dès la

présentation du plan Vance-Owen, à la fin de l’année 1992, un cadre

juridique comprenant un médiateur disposant de larges pouvoirs

ainsi qu’une cour constitutionnelle et une cour des droits de

l’homme fut proposé. L’entrée en vigueur de l’accord-cadre de paix

de Dayton, le 14 décembre 1995, le concrétisa. Un « accord sur les

droits de l’homme » à part, constituant l’annexe 6 à l’accord-cadre,

garantissait « les droits de l’homme et les libertés fondamentales

Ci-contre: Thomas Hammarberg, Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, visitant un camp rom au Kosovo en 2010.

Page de droite: Le 11 février 2010, Christine Chinkin a prêté serment en tant que nouveau membre du Comité consultatif des droits de l’homme, en présence (de gauche à droite) de Lamberto Zannier, représentant spécial du Secrétaire général des Nations unies et chef de la MINUK, Marek Nowicki, membre assurant la présidence du Comité, Paul Lemmens, membre du Comité, et Rajesh Talwar, chef du secrétariat du Comité.

Page 11: La Conscience de l'Europe

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La conscience de l’Europe : 50 ans de la Cour européenne des droits de l’homme

internationalement reconnus les plus étendus », notamment ceux

protégés par la Convention européenne et ses Protocoles. Un Bureau

du médiateur et un organe judiciaire, la Chambre des droits de

l’homme, furent créés.

L’idée avait toujours été que ce système serait à prédominance

internationale. Ainsi, au cours des cinq premières années de son

existence, le médiateur ne pouvait être un ressortissant de Bosnie-

Herzégovine ni d’un État voisin. La règle était la même pour huit des

quatorze membres de la Chambre des droits de l’homme, désignés

par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, alors que les six

autres, nommés par les entités formant la Bosnie-Herzégovine, en

étaient les membres nationaux (deux Bosniaques, deux Croates de

Bosnie et deux Serbes de Bosnie).

La procédure prévue par l’accord était similaire sur certains points

à celle fixée dans le texte initial de la Convention en 1950. Les plaintes

devaient en principe être présentées au médiateur pour enquête. Ce

dernier, dont les fonctions étaient plus ou moins analogues à celles de

la Commission des droits de l’homme à Strasbourg, pouvait renvoyer

une affaire devant la Chambre des droits de l’homme. Toutefois, il

était également possible aux requérants de contourner le médiateur

et saisir directement la Chambre. Le médiateur intervenait souvent

dans une procédure devant la Chambre en qualité d’amicus curiae, en

quelque sorte comme la Commission le faisait devant la Cour.

Ces deux institutions étaient aidées par un personnel dévoué

composé d’une majorité de ressortissants de la Bosnie-Herzégovine

de toutes origines ethniques et d’une minorité d’étrangers. Plus tard,

bon nombre d’agents nationaux, ayant alors acquis des connaissances

et une expérience précieuses, finirent par exercer des fonctions

importantes au sein d’institutions nationales et internationales.

Pendant longtemps, les organes de la Convention prêtèrent leur

concours au Bureau du médiateur et à la Chambre des droits de

l’homme. La Commission et la Cour détachèrent l’une et l’autre

certains de leurs juristes aux postes de médiateur adjoint et de greffier

de la Chambre des droits de l’homme, pour des durées assez longues.

La prédominance internationale au sein de ces deux institutions ne

devait durer que cinq ans. Le Bureau du médiateur fut en fait transféré

aux autorités nationales à la fin de l’année 2001. En vertu d’un accord

spécial, la Chambre des droits de l’homme continua d’exister jusqu’à

la fin de l’année 2003, après quoi ses fonctions furent reprises par la

Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine.

Le Bureau du médiateur et la Chambre des droits de l’homme

déployèrent bien des efforts pour combler le vide laissé par l’absence

de tribunaux nationaux en état de fonctionnement. Il est même juste

de dire que, à l’époque, la Chambre était le seul organe juridictionnel

effectif du pays. Son effectivité tenait dans une large mesure à son

pouvoir de prononcer des ordonnances de référé contraignantes.

Ces dernières servaient le plus souvent à empêcher les expulsions

illégales, souvent à la demande du médiateur, ce qui contribua à

mettre un terme au « nettoyage ethnique » qui s’était poursuivi au

lendemain de la guerre.

D’un point de vue plus fondamental, les droits de l’homme ont

imprégné la vie publique en Bosnie-Herzégovine à un degré rarement

vu ailleurs. Il ne pouvait guère en être autrement. Après tout, lorsque la

Chambre des droits de l’homme était la seule juridiction qui fonctionnait

dans le pays, la Convention européenne des droits de l’homme était la

première source de toutes les règles de droit matériel.

peter Kempees

Chef de la Division de la satisfaction équitable au greffe de la Cour

Ci-dessus : La Chambre des droits de l’homme lors d’une audience à Sarajevo en 1998. De gauche à droite, Mehmed Dekovic, Viktor Masenko-Mavi, Želimir Juka, Miodrag Pajic, Rona Aybay, Dietrich Rauschning, Manfred Nowak (vice-président), Michèle Picard (présidente), Peter Kempees (greffier), Hasan Balic, Vlatko Markotic, Jacob Möller, Giovanni Grasso, Vitomir Popovic et Andrew Grotrian. Plusieurs juristes chevronnés du secrétariat de la Commission et du greffe de la Cour ont exercé les fonctions de greffier de la Chambre ou de médiateur adjoint.

Ci-contre : Un camp rom au Kosovo*.