La Communauté Désavouée

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COLLECTION LA PHILOSOPHIE EN EFFET dirigée par Jacques Derrida, Sarah Kofman, Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy

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Jean-Luc Nancy

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  • COLLECTION LA PHILOSOPHIE EN EFFET dirige par Jacques Derrida, Sarah Kofman, Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy

  • La Communaut dsavoue

  • DU MME AUTEUR

    Aux ditions Galile LE TITRE DE LA LETTRE, avec Philippe Lacoue-Labarthe, 1973. LA REMARQUE SPCULATIVE, 1973. LE PARTAGE DES VOIX, 1982. HYPNOSES, avec Mikkel Borch-Jacobsen et ric Michaud, 1984. L'OUBLI DE LA PHILOSOPHIE, 1986. L'ExPRIENCE DE LA LIBERT, 1988. UNE PENSE FINIE, 1991. LE SENS DU MONDE, 1993 ; rd. 2001. LES MUSES, 1994 ; rd. 2001. TRE SINGULIER PLURIEL, 1996; rd. 2013. LE REGARD DU PORTRAIT, 2000. L'INTRUS, 2000; rd. 2010. LA PENSE DROBE, 2001. LA CONNAISSANCE DES TEXTES. Lecture d'un manuscrit illisible, avec Simon

    Hanta et Jacques Derrida, 2001. L' IL y A DU RAPPORT SEXUEL, 200I. VISITATION (DE LA PEINTURE CHRTIENNE), 2001. LA COMMUNAUT AFFRONTE, 2001. LA CRATION DU MONDE - OU LA MONDIALISATION, 2002. L'COUTE, 2002. Au FOND DES IMAGES, 2003. CHRONIQUES PHILOSOPHIQUES, 2004. FORTINO SAMANO. Les dbordements du pome, avec Virginie Lalucq, 2004. ICONOGRAPHIE DE L'AUTEUR, avec Federico Ferrari, 2005. LA DCLOSION (Dconstruction du christianisme, 1), 2005. SUR LE COMMERCE DES PENSES. Du livre et de la librairie, illustrations

    originales de Jean Le Gac, 2005. ALLITRATIONS. Conversations sur la danse, avec Mathilde Monnier, 2005. LA NAISSANCE DES SEINS, suivi de PAN POUR APHRODITE, 2006. TOMBE DE SOMMEIL, 2007. PLUS D'UN TITRE. Jacques Derrida, 2007. VRIT DE LA DMOCRATIE, 2008. LE PLAISIR AU DESSIN, 2009. IDENTIT. Fragments, franchises, 2010. L'ADORATION (Dconstruction du christianisme, 2), 2010. MAURICE BLANCHOT, PASSION POLITIQUE, 201I. POLITIQUE ET AU-DEL, 20 Il. DANS QUELS MONDES VIVONS-NOUS?, avec Aurlien Barrau, 2011. L'QUIVALENCE DES CATASTROPHES, 2012. JAMAIS LE MOT CRATEUR (Correspondance 2000-2008), avec Simon

    Hanta,2013.

    L'AUTRE PORTRAIT, 2014.

  • Jean-Luc Nancy

    dsavoue

    R930

  • Je remercie Ccile Bourguignon, Juan-Manuel Garrido, Mathilde Girard et Michel Surya

    pour leurs relectures prcieuses de ce livre

    2014, DITIONS GALILE, 9, rue Linn, 75005 Paris. En application de la loi du Il mars 1957, il est interdit de reproduire intgralement ou partiellement le prsent ouvrage sans autorisation de l'diteur ou du Centre franais d'exploitation du droit de copie (cFe), 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.

    ISBN 978-2-7186-0904-1 ISSN 0768-2395

    www.editions-galilee.fr

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    La communaut, le nombre

  • 1 Le mot communisme

    Cet essai se propose comme l'tude de l'ouvrage de Maurice Blanchot au sujet de la communaut. travers l'histoire de ce livre, du dchiffrement qu'il appelle - de l'impossibilit, sans doute, d'en achever l'interprtation - se profile un enjeu qui dpasse de beaucoup ce livre et son auteur. Il s'agit de la proc-cupation de notre temps quant au caractre commun de nos existences : ce qui fait que nous ne sommes pas d'abord des atomes distincts mais que nous exis-tons selon le rapport, l'ensemble, le partage dont les entits discrtes (individus, personnes) ne sont que des aspects, des ponctuations. Cette trs simple et trs essentielle condition d'tre nous chappe dans la rne-sure o l'vidence de sa donne se drobe avec le drobement de toutes les fondations et de tous les totenlS qui avaient pu passer pour les garanties d'un tre commun ou bien, tout au moins, pour les garan-ties d'une existence en commun.

    Par le commun il faut entendre la fois le banal, c'est--dire l'lment d'une galit primordiale et irrductible tout effet de distinction, et -- indiscernablement - le

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    partag, c'est--dire ce qui n'a lieu que dans le rapport, par lui et comme lui : par consquent, ce qui ne se rsout ni en tre ni en unit . Cela, donc, qu'on ne peut mme pas poser comme un singulier -. le rapport - sans faire lever l'essaim bourdonnant de ses pluriels. Pour reprendre une image de Freud: le fait d'tre nourris d'un mnle lait maternel tout en tant exposs un par un l'absence paternelle d'unit figu-rale. Le fait cl' tre ainsi lis au sein d'une dliaison, dlis le long de la liaison mme.

    Comment penser cela, qui nous tient tous littrale-ment au corps, lorsqu'il n'est plus possible de recourir aux fondations ou aux totems des mondes disparus? Cette question excde, par dfinition, toute politique, toute ecclsiologie, tout nationalisme ou communau-tarisme, et plus encore toute espce de solidarit, d'en-traide ou de soin collectif. Elle est la question dont le mot communisme entretient depuis plus de deux sicles l'charde, l'irritation ou le tourrnent en mme temps qu'une attente et une exigence.

    Le livre dont j'entame ici la lecture est un tmoin remarquable dans l'histoire de cette question.

    2 Hapax

    l'automne de 1983, Maurice Blanchot publiait La Communaut inavouable. Depuis trente ans, ce livre a t trs souvent rappel ou voqu, trs sou-

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    vent aussi associ La Communaut dsuvre que je publiais pour ma part en 1986 et La Communaut qui vient de Giorgio Aganlben, paru en 1990. Si toutefois le deuxime de ces titres et, dans une mesure moindre, le troisime ont fait l'objet d'assez nom-breux cornmentaires et d'analyses (parfois les compa-rant, les contrastant, les rapprochant), le premier a t aussi peu comment qu'il a t beaucoup rnentionn. Les citations de son texte ont t peu frquentes, alors mme que le livre comme tel tait signal ou invoqu en tant que moment initial d'une rflexion qui s'est prolonge - de manires trs diverses - jusqu' nos jours 1.

    1. En l't 2013 o j'cris ces lignes, un festival littraire, li la maison d'dition Verdier, s'intitule La Communaut inavouable: questionnements sur l'tre-ensemble, occasion - est-il prcis - de rendre hommage Maurice Blanchot. Le programme an-nonc ne propose aucun questionnement sur le livre de Blan-chot, ni mme simplement de commentaire. C'est en revanche dans un essai plutt littraire qu'on peut trouver un passage qui pourrait tre directement inspir de Blanchot (mme s'il s'agit d'une rencontre fortuite). Dans son livre sur Jimi Hendrix, Hymne, Lydie Salvayre crit : En jouant The Star-Spangled Banner, ce matin du 18 aot 1969 Woodstock, Hendrix fit renatre le sen-timent d'une fraternit dont les hommes taient devenus pauvres, et prta vie cette chose si rare aujourd'hui qu'on appelle, j'ose peine l'crire, une communaut, une communaut forme l, dans l'instant, une communaut prcaire, heureusement prcaire [ ... ] une communaut de solitaires, chacun plong entirement dans sa musique, chacun y trouvant domicile, mais au rythme de toUS (Paris, Le Seuil, 20 Il, p. 191). On a pu aussi faire rfrence Blan-chot et La Maladie de la mort propos de l'artiste Haegue Yang parlant d'une communaut d'absence (article d'ric Loret dans

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    Pour la caractriser d'une formule, disons que cette rflexion naissait, sans aucun hasard, de l'puisement de ce qu'on avait nornm le communisme rel et ITlettait en jeu la pense que ce rel avait dfigure. Sans aucun hasard, en effet, puisque les annes 1980 ont t les dernires annes de la puissance qui se qualifiait de sovitique , c'est--dire organise sur la base de conseils . Il ne s'agissait pas de renouve-ler ni de dvelopper la critique des mensonges qui avaient t accumuls sous des termes qui mobili-saient - et depuis longtemps - toutes les smantiques du commun , du cum, de 1' avec ou de 1' en-semble (non seulement donc les communismes et socialismes mais les communions ou com-munauts religieuses). la connaissance des men-songes et des trahisons s'ajoutait pour certains la conscience plus ou moins prcise de ceci: on ne savait pas vraiment ce qui avait t trahi. (Tout au plus pouvait-on penser plus ou moins clairement - Engels en est un tmoin 1 _. qu'une vrit chrtienne de la communaut avait t perdue, entranant toute-fois dans sa perte celle du message chrtien lui-mme.) Il ne suffisait pas de rnesurer le communisme rel en comparant ses liberts, sa justice et son galit

    Libration du 23 aot 2013). On pourrait encore mentionner la compagnie thtrale intitule La Communaut inavouable: il y a certainement bien d'autres rferences possibles que celles-l pour tmoigner de la prsence la fois tutlaire et parfaitement vague d'un texte en ralit peine connu.

    1. Cl sa Contribution l'histoire du christianisme primitif de 1894.

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    celles que propose la dmocratie des tats de droit soumis, quoi qu'ils en aient, aux mcanismes d'une production de richesse trangre toute commu-naut d'existence. Il s'agissait d'interroger le sens ou la teneur d'un mot tel que communaut qui ne propo-sait en substance rien d'autre que communisme , sans le discrdit politique o ce dernier tait tomb (et aussi, ce n'est pas ngligeable, la diffrence de la valeur doctrinale voire doctrinaire du suffixe -isme).

    Il Y avait donc bien quelque chose d'initial ou d'inaugural dans un moment o la fermeture irrver-sible du communisme historique exigeait un ques-tionnement nouveau sur ce que communisme , communaut , tre-en-commun peuvent vouloir dire, sur les registres de pense auxquels ils renvoient (social? politique? anthropologique? ontologique?) et sur leurs implications symboliques et pratiques, imaginaires et affectives.

    C'est pourquoi il est trs surprenant de constater combien peu a t analys le livre de Blanchot et sin-gulirement sa seconde partie, qui est sa part propre-ment affirmative, mais celle aussi qui demande de rnanire assez vidente tre dchiffre et interprte, pour elle-mme et dans son rapport la premire par-tie. Or s'il y eut bien videmment des commentaires 1, il ne semble pas - sous bnfice d'inventaire - qu'au-

    1. Il suffit de rappeler au moins les noms de Christophe Bident, Philippe Mesnard, Leslie Hill, en demandant pardon celles et ceux que j'oublie ou dont je ne connais pas les textes; Aukje van Roo-den, Cristina Rodriguez-Marciel, Hannes Opelz, Jrmie Majorel,

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    cun se soit empar de la construction d'ensemble ni de l'conomie propre du livre. Le fait est d'autant plus remarquable que ce livre prsente une particula-rit dans l'uvre de son auteur: celle-ci se cornpose

    ric Hoppenot, Sylvain Santi, Arthur Cools, Idoia Quintana Dominguez ont chacun consacr un texte encore indit (au moment o j'cris ces lignes, en juillet 2013) ce qui se joue dans le livre de Blanchot; en ce moment aussi, il se trouve que Michel Surya et Leslie Hill, chacun de son ct, publient des textes o ils reprennent l'examen des rapports entre Blanchot, Bataille et Nancy dans la configuration singulire de La Communaut inavouable. Tous ces auteurs ont bien voulu me communiquer leurs travaux, tous remar-quables, dont les perspectives chaque fois bien diffrentes ont en commun la conscience d'une nigme qu'il faut clairer tout en re-connaissant qu'elle se drobe plus avant, ft-ce en se drobant dans l'vidence mme (toute vidence se drobe en elle-mme). Qu'il y ait une certaine synchronie de rveil dans la curiosit pour cette nigme n'est pas trs surprenant: il y a des temps d'incubation qui s'impo-sent, et il y a des dures ncessaires pour dissiper les effets d'intimi-dation (Michel Surya parle du pouvoir d'intimidation de ce livre dans sa Saintet de Bataille (Paris, L'clat, 2012), ouvrage qui importe de manire minente la lecture de La Communaut inavouable quoique et parce que dans une perspective sensiblement diffrente de la mienne, non oppose pourtant). Au demeurant, je ne me propose pas de pntrer le rseau complexe de ces tudes qui sont contempo-raines tout en s'ignorant souvent entre elles. C'est pourquoi je ne pourrai, sous peine de m'garer, me rfrer ce qui, en chacun d'eux, l'et appel. Je livre ma propre lecture, telle qu'elle s'est lentement impose moi comme je l'ai signal dans La Communaut affronte et dans Maurice Blanchot. Passion politique (Paris, Galile, 2001 et 20 Il). C'est avant tout la lecture de celui qui Blanchot adressait, comme je le montrerai, une rponse, une rplique et une sorte d'avertissement. En outre, je m'en tiens ici lire ce seul livre de Blan-chot, sans chercher examiner les relations qu'il entretient de toute vidence avec le reste de l'uvre. - J'ajoute un mot propos de l' in-

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    en effet presque entirernent, outre les textes de fic-tion, d'ensembles de fragments et de recueils d'articles ou d'autres textes formellement discontinus. Les li-vres d'une seule venue sont rares, souvent trs minces. Par ailleurs, La Communaut inavouable constitue un hapax chez Blanchot si on prend en compte son objet - disons tout la fois pratique, politique et ontolo-gique, quitte revenir plus tard sur ces qualificatifs. C'est le seul livre o la littrature n'apparat pas en position de thme - tout en jouant un rle qu'on pourrait dire opratoire. vrai dire, cet hapax s'est prolong ou rejou l'anne suivante (1984) avec la publication de Les intellectuels en question 1 -texte qu'il faut sans aucun doute considrer comme intimernent li au livre de 1983.

    timidation : il n'est pas impossible qu' ct d'elle se soit aussi produit un effet de gne et de rserve chez certains qui ont pu discer-ner les enjeux de ce livre mais n'ont pas voulu en faire tat du vivant de Blanchot ni dans les temps qui ont suivi sa mort. Je suis d'ailleurs moi-mme en partie dans ce cas, mais si j'ai tard dix ans aprs cette mort, ce n'est pas par rserve mais par relle difficult comprendre. - Il faut toutefois prciser que le numro de la revue Lignes consa-cr aux politiques de Maurice Blanchot (1930-1993) , qui doit paratre en mme temps que le prsent livre (n 43, mars 2014), fournira sans aucun doute un contexte trs enrichissant ma lecture. Je peux en juger au moins par le texte que Michel 5Ulya doit y publier, L'autre Blanchot , qu'il a bien voulu me communiquer et qui me conforte beaucoup d'gards. Il en va de mme pour le texte de Mathilde Girard dans le mme numro, o figurera par ailleurs l'entretien entre elle et moi voqu infta, p. 55, n. 1.

    1. Alors publi en tant qu'article dans Le Dbat, n 29, 1984; repris comme livre en 1996 chez Fourbis.

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    3 Aller plus loin

    Le constat qui prcde engage une double obliga-tion: d'une part il faut examiner de plus prs la teneur de c livre, d'autre part il faut comprendre pourquoi cet examen est rest si longtemps diffr.

    En cette affaire, je suis le premier oblig puisque La Communaut inavouable a pris son occasion et son thme dans le dsir que Blanchot prouva de rpondre ma Communaut dsuvre sous sa premire forme, c'est--dire sous la forme de l'article publi dans la revue Ala 1. cette obligation, j'ai fait allu-sion et l 2 sans aller plus loin que la simple allusion. Il est arriv que certains s'en tonnent et je comprends leur tonnement. Je reconnais que depuis trente ans je suis en dfaut cet gard. Mon cas particulier a pour lui une srie de raisons comprhensibles : tout d'abord un effet de sidration produit, l'poque, par le fait que Blanchot crive - et en quelques mois -un livre pour rpondre un simple article et qu'il le publie dans la mme anne (1983) que l'article, l'ayant donc crit en obissant une sorte d'urgence.

    Mon tonnement tait d cette promptitude mais d'abord au fait qu'un personnage aussi consi-drable que Blanchot rponde un article de quel-

    1. Ala, n 4, 1983. La deuxime forme est celle du livre, La Communaut dsuvre, paru chez Bourgois en 1986 et dont deux nouvelles ditions ont paru depuis (1990 et 1999).

    2. Cf ibid.

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    qu'un qui n'tait qu'un jeune philosophe sans autorit (33 ans de moins que Blanchot, cart qui contenait en particulier toutes les annes 1920 et 1930 - or l'autorit, c'est l'exprience). Je sais que je suis rest d'abord interdit, avant mme de commencer plus ou moins comprendre que Blanchot m'interdisait - nous interdisait - d'en rester au texte que j'avais publi. Au mornent de conclure la premire partie du livre il parle en effet de la "communaut dsuvre" sur laquelle Jean-Luc Nancy nous a appels rflchir sans qu'il nous soit permis de nous y arrter 1 .

    Je peux imaginer que cette formule reprend sa fa-on la dernire phrase du texte que j'avais publi dans Ala. Elle disait nous ne pouvons qu'aller plus loin pour suggrer que nous avions prolonger ce que je ve-nais de citer de Bataille : le sentiment de communau-t me liant Nietzsche . Ces mots venaient conclure le dernier dveloppement du texte : la communaut ni communielle, ni strictement politique de ceux et de cela qui se communique(nt) dans le suspens ou dans l'inter-ruption des transmissions, des continuits d'change -ce que je dsignais sous le mot criture selon un sens du mot provenant de Blanchot lui-mnle et de Derrida 2.

    1. Maurice Blanchot, La Communaut inavouable, Paris, Minuit, 1983, p. 43.

    2. Eux-mmes conduits vers cette valeur du mot par des frayages ouverts depuis un certain temps -. on se rappelle Le Degr zro de l'criture de Roland Barthes, en 1953 -, et dont l'histoire prcise reste faire. Le dplacement d'un monde de 1' auteur, du style et de 1' uvre (voire du message) vers un espace de

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    Il est clair que Blanchot, tout en prolongeant la phrase et donc le texte qu'elle concluait, y ajoutait par un tour peine dissimul cette valeur tout autre : il n'est pas pennis d'en rester ce que dit Nancy, il faut aller plus loin. C'est aller plus loin que s'employait la suite du livre. Sur le moment, je n'ai peru cette intention que trs confusment et dans l'embarras.

    Aller plus loin , toutefois, n'impliquait pas seule-ment de se dtacher du propos de Nancy. Ce pouvait tre aussi bien le prolonger que l'abandonner, ce pou-vait tre le dpasser dans tous les sens qu'on peut donner ce mot. Et de fait Blanchot a sans doute pratiqu dans son livre toutes ces possibilits tresses ensemble et mles plusieurs autres relatives Ba-taille. Mais leur intrication est telle qu'elle ne peut pas tre entirement dmle: tout au moins suis-je inca-pable de le faire et sans doute ne suis-je pas le seul. C'est peut-tre la raison pfincipale de la fascination souvent embarrasse exerce par ce texte - sans qu'on puisse exclure que cet embarras ne se soit pas dj exerc sur Blanchot lui-mme. Une difficult peut-tre insurmontable menace les efforts pour dire l'tre du partage d'tre, qui aucun gard ne peut tre

    1' criture et du texte (de l'aventure d'une criture selon Jean Ricardou en 1967, Problmes du Nouveau Roman, Paris, Le

    Seuil~ p. Ill) a rpondu une mutation de la perception et des conditions du sens, c'est--dire de ce qui fait lien ou rapport. Le commun y tait entirement en jeu si 1' criture en venait nommer la communication dont les ples d'mission et de destina-tion ne sont pas prsents, sont absents titre provisoire ou dfinitif.

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    autrement qu'en dfaisant l'tre (substantif, sujet) dans son acte (verbe, transitivit).

    4 Le commun nombreux

    Le livre de Blanchot tait ainsi de part en part crit en rponse ou en rplique -- et quelques gards en riposte - au texte d'Ala. Si le rnotif du livre de Blan-chot tait bien celui de la cornmunaut, son mobile se trouvait dans une raction quelque chose qu'il avait reu, pour le dire lourdement, comme un rappel- on ne saurait dire un rappel l'ordre mais le rappel d'une exigence laquelle il savait devoir rpondre sans l'avoir peut-tre assez manifest. Sa premire phrase dit: partir d'un texte important de Jean-Luc Nancy je voudrais reprendre une rflexion jamais interrompue, mais s'exprimant seulement de loin en loin, sur l'exigence communiste 1 .

    On pourrait vouloir retracer de manire prcise l'histoire antrieure de ce motif chez Blanchot, en particulier au long de ses rapports avec Dionys Mas-

    1. J'avais crit (p. 28 du livre que je suivrai dsormais, car il est seul accessible, et tout en admettant quelques petites modifications dont je n'ai pas tenir compte ici) : une exigence communiste communique avec le geste par lequel nous devons aller plus loin que tous les horizons - l' outrepassement de 1' horizon tant destin carter, avec la formule de Sartre sur le communisme horizon indpassable de notre temps , l'ide mme d' horizon dans sa double rsonance, d'une part du ct du projet, de la vise, d'autre part du ct de la phnomnologie.

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    colo et avec Marguerite Duras. De plus comptents le feront. Je m'en tiens la circonstance de 1983. son sujet, il est important de rappeler un fait trs souvent oubli lorsqu'on voque le livre de Blanchot. Non seulement ce livre rpondait mon article, mais rnon article rpondait une demande formule par Jean-Christophe Bailly. Pour le troisime numro de la revue qu'il animait chez Christian Bourgois - Ala-, il avait propos un thme qu'il nonait ainsi: La communaut, le nombre .

    Avec la belle fortune lexicale dont il a le secret, Bailly avait ainsi nomm une question - une instance, une Ide, une attente - laquelle je ne m'attendais pas plus que, peut-tre, Blanchot pour sa part ne s'y attendait. Je venais pourtant de consacrer une anne de cours aux divers motifs de la communaut chez Bataille. Mais je l'avais fait, pour le dire ainsi, l'en-seigne d'une proccupation domine par le nlot politique 1. L'article que j'crivis en porte d'ailleurs trs clairement la marque et par ailleurs il faudra que

    1. cette poque, Philippe Lacoue-Labarthe et moi-mme diri-gions un Groupe de recherches sur le politique l'ENS-Ulm. Il n'y tait gure question de communaut alors mme qu' notre insu ce motif s'imposait l'arrire-plan de ce que nous nommions le retrait du politique , recul et retracement de la forme politique dans la condition gnrale du monde. Dj en 1983, ce Centre nous dcevait, glissant vers un consensus autour de la sparation entre socit civile et tat qui nous semblait loin de ce qu'exi-geait une pense neuve de la politique. Dans Les intellectuels en question , en 1984, Blanchot fait une allusion claire au retrait du politique (p. 13 dans l'dition Fourbis de 1996, op. rit.).

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    plus tard je revienne loisir sur les questions depuis noues autour de la politique (la fin du livre de Blanchot nous y conduira). C'est une chose que d'tre la recherche d'une formule ou d'une construction politique, c'en est une autre de voir surgir dans une sorte de dpouillement aveuglant ce couple de termes - la communaut, le nombre - qui est loin de se satisfaire d'tre rang sous la rubrique politique .

    On peut dire que Bailly faisait surgir dans cette brve parataxe l'entrechoc de deux notions et de deux images dont l'affrontement contrast n'tait que rarement rappel dans ces annes o on tendait oublier la fois le lent dclin de l'ide communiste et la persistance plus ou moins sourde de ce que David Riesman avait en 1950 nomrn The Lonely Crowd. Le rappel n'tait certes pas cinglant, mais il tait vif: dans le grand nombre brass par les flux de la consommation (on nommait ainsi, en ce temps, le capitalisme foisonnant), qu'en est-il de l'existence en commun laquelle de son ct le cornmunisme ne rend aucune justice?

    Ou bien encore: le commun nombreux, le commun numrique fait-il droit ce comrllun qu'voque le mot communaut ? La rponse vidente tait non mais cette vidence tait aussitt prise en dfut d'analyse et de rflexion par la difficult donner une consistance prcise au terme communaut 1. La trouvaille de

    1. Dans son texte, Blanchot fait une allusion au motif du nombre en prcisant que thoriquement et historiquement il n'y a de communaut que d'un petit nombre (La Communaut inavouable, op. cit., p. 17).

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    Bailly consistait rejouer comme thme et comme ques-tion un mot qui avait eu une existence fivreuse - margi-nale mais intense et plusieurs gards prgnante - dans les vingt annes prcdentes dont le pivot avait t 68. Les conlmunauts hippies, celles imagines et tentes par milliers, en Europe et dans les Amriques, au nom de la libration sexuelle, de la croissance zro, de l'cologie, de sensibilits chrtiennes, bouddhistes, conseillistes ou so-cialisantes, avaient entretenu un irnaginaire permanent et lentement dclinant au fil des changements cono-miques et gopolitiques des annes 1980.

    En fait, l'invitation d'Ala avait la valeur et la force d'un symptme d'poque. Elle avait donc aussi un pouvoir d'injonction: il fallait s'emparer des questions niches dans sa parataxe. C'est ainsi que je m'tais senti commis d' ofhce une tche urgente, et sans doute Blanchot prouva-t-il en me lisant quelque chose d'analogue. Mais pour lui, le sens de cette tche remon-tait bien plus avant dans son histoire. C'est aussi cela qui s'est jou dans son livre.

    Il n'est pas non plus impossible que pour Blanchot la juxtaposition de ces mots - la communaut, le nombre - ait fait entrevoir la fois leur contraste et le risque de penser une communaut nombreuse, la mesure de l'poque du nombre et voue la complexit des rapports et des institutions. Pour sa part, c'est en tout cas trs rsolument vers le plus petit nombre qu'il dirige la pointe de sa rflexion: vers le deux, lui-mme se rsolvant en un phmre 1 + 1.

  • Outre-politique

  • 5 Ek-sistence

    Le communisme selon Blanchot, au sens de ce qui exclut (et s'exclut de) toute communaut dj constitue , tait prsent dans mon essai avec cette citation tire d'un texte de 1968 1 Il en tait un mobile essentiel, il lui donnait un lan qui soutenait celui que je prenais dans cet autre tenne -le dsu-vrement - dont la smantique blanchotienne d-signe le mouvement de l'uvre qui l'ouvre au-del d'elle-mme, qui ne la laisse pas s'accomplir en un sens achev mais l'ouvre l'absentement de son sens ou du sens en gnral. Le dsuvrement est ce par quoi l' uvre n'appartient pas l'ordre de l'achev, ni d'ail-leurs de l'inachev: elle ne nlanque de rien tout en n'tant rien d'accompli.

    Il est vrai qu' propos du communisme je glissais un lger reproche: comme d'autres, par exemple Benjamin se voulant marxiste, Blanchot n'aurait pas engag le mo-tif du comrnunisme au-del d'une sphre littraire et artistique (

  • La Communaut dsavoue

    crivais-je 1) et n'aurait donc pas vraiment propos une pense de la communaut . Ce passage, que je retrouve avec un certain tonnement 2, a deux implications : d'une part, j'avais de longtemps remarqu l'empire exer-c sur beaucoup (il y en aurait trop nommer) par les mots et motifs du communisme ou de la critique marxiste l o les penses ne devaient rien ou peu une considration de l'exploitation capitaliste et de la lutte des classes (je pense Bataille, Benjamin, Bloch, entre autres) ; d'autre part, je demandais - avec un aplomb qui prte sourire -- que la communaut soit pense selon une vrit qui restait encore en souffrance (et que je semblais sans doute m'apprter produire). Par l'une et par l'autre voie, on pourrait dire que je m'en prenais ce qui tait simplement reu de l'ide de communaut , ce qui tait dpos dans l'usage du terme, exactement comme Blanchot visait sous le nom de communisme un excs sur toute communaut constitue .

    En somme, il devait s'agir d'une communaut consti-tuante ou de la constitution, de la formation ou cration de la cornmunaut. cela donc qui fait le commun en tant que tel: l'lan et l'vnement o il nat.

    1. La Communaut dsuvre, op. rit., p. 25. 2. Il faut le dire, je n'ai plus aujourd'hui qu'une vision vague de

    ce livre. Je ne tenterai pas d'en reconstituer avec prcision l'cono-mie car je serais entran soit trop mettre au jour des lments rests implicites, latents, mal perus par moi-mme dans le moment de la rdaction, soit trop vouloir critiquer et le cas chant corri-ger ce qui ne manque pas de s'y avrer dfectueux ou insuffisant. Mon propos ici n'est pas de me relire mais de relire Blanchot.

    28

  • Outre-politique

    Ce qui fait le commun, je m'efforais ensuite de dire que c'est le partage de la finitude. Ce dernier terme ne s'opposant pas l'infini mais donnant la mesure de ceci que l'infini s'ouvre dans la passion du rapport - la communication des passions tant l'expression de Bataille pour nommer ce dont le sacr n'tait peut-tre qu'un nom purement pdant 1. Ce qui se com-munique n'est pas une substance commune mais le fait mme d'tre en rapport, la contagion qui est un autre nom pour la communication et par laquelle ne se transmet rien d'autre que prcisment le fait qu'il y ait transmission, passage et partage.

    Au fond, ce que je proposais tait de mettre nu ceci: rien n'est donn, ni au dbut, ni la fin, comme l'unit substantielle d'une communaut mais la commu-naut nomme le fait d'un partage incessant qui ne rpartit rien de donn mais qui se confond avec la condition d'tre-expos. Or cette condition tait au fond chez moi la transcription de l'Ek-sistenz de Heidegger et de son aus-sein, de l'tre-hors, d'un hors antrieur tout dedans , toute clture d'une subjectivit selon le schme classique d'un tre--soi.

    Ce qui m'importait en cela tait d'inverser l'ordre ordinaire des raisons, o la communaut succde aux individualits, et de considrer l'ek-sistence (ou 1' ex-tase dont je reprenais le terme Bataille) comme la

    1. Citation faite p. 79 de La Communaut dsuvre, op. dt., et renvoyant une confrence de Bataille de 1947, dans uvres compltes, vol. VII, Paris, Gallimard, 1976, p. 37.

    29

  • La Communaut dsavoue

    condition ontologique mme, dont la communaut ne pouvait qu'tre le corollaire. ] e ne faisais rien d'autre que redoubler l'exclusion de toute comnlunaut cons-titue que Blanchot voyait dans le communisme . Mais ce redoublernent s'engageait, cause de ma lec-ture de Bataille, dans une direction qui devait heurter Blanchot (ce dont je n'avais pas le moindre soupon) 1.

    6 Politique?

    Sans aucun doute il a dsapprouv la faon dont j'avais lu Bataille. tout le moins il l' a juge insuffi-sante. Et il n'avait pas tort, puisque j'avais lu Bataille

    1. De toute faon je dois reconnatre que je n'avais, crivant ce texte, aucune espce de reprsentation de la possibilit que Blanchot me lise, mme si mon titre affichait une rference lui. C'est peut-tre un trait de jeunesse, mais il me semble plutt que, de manire gnrale, il est rare d'crire en pensant des lecteurs dtermins. Si cela se produit, l'criture s'en trouve paralyse ou lgrement dvoye, pervertie en signe de reconnaissance. Il y a quelque chose du rapport ou de la communication qui prcde toute adresse dtermine et tout rapport entre des subjectivits. C'est pourquoi il importe que je ne donne pas l'impression de rduire le livre de Blanchot la rponse et raction qu'il contient aussi trs manifestement. Il ne me rpon-dait pas plus qu'il ne rpondait avec et malgr moi la mme exigence d'poque laquelle Bailly avait invit rpondre et laquelle long-temps auparavant le mot communisme avait eu la charge de rpondre. Nous ne sommes pas quittes de cette exigence et c'est la raison qui me pousse mieux comprendre ce qui s'est pass dans l'pisode et sous la configuration dont je parle - ce qui s'est pass mais qui n'appartient pas simplement au pass.

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  • Outre-politique

    en cherchant chez lui quelque chose qu'il ne pouvait pas donner (que personne sans doute ne pouvait dj plus donner) : je cherchais une politique, j'avais trouv un renoncement la recherche d'une communaut politique. J'avais trouv une opposition entre la so-cit de consumation des amants (de la passion, donc) et la socit dite par Bataille d'acquisition et identi-fie comme l'tat . Je ngligeais, dans ce texte, le Bataille des annes de Contre-attaque puis d'Acphale car il m'avait sembl qu'alors avait t prouve la li-mite d'une exigence de communion sociale. Cette exi-gence ou bien avait engag les malentendus qui avaient fait parler de surfascisme , ou bien s'tait heurte l'insurmontable difficult de concevoir un sacrifice fon-dateur dans un monde que cimentait depuis longtemps l'abandon du sacrifice 1. Suivant le mouvement de Bataille dans les annes 1950, je devais enregistrer l'abandon de toute affirmation qu'on aurait pu dire communiste .

    Si je recevais de Bataille la communaut en tant que communication des passions, je n'acceptais pas que celle-ci soit limite aux amants et qu'en somme la socit soit condamne l'ordre de ce qu'il avait nomm l'homogne , et ainsi prive de l'irruption de l'altrit et du sens d'un au-del de l'individu

    1. J'voquais seulement la rsonance tardive (1951), et comme touffe et rsigne, d'un motif d'une socit de la fte, de la d-pense, du sacrifice et de la gloire (La Communaut dsuvre, op. cit., p. 92).

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  • La Communaut dsavoue

    seul 1 que pourtant ce Bataille tardif reconnaissait encore devoir tre l'apanage de la Cit . En mme temps, Bataille dplorait que la cit soit dsormais inca-pable d'ouvrir cet au-del et ne voulait pas transf-rer aux seuls amants ce qui ne pouvait cesser d'tre exigible de la cit, mme s'il fallait y renoncer.

    J'essayais de jouer ce dernier Bataille contre celui qui opposait les amants la socit d'acquisition . J'avais dcel dans sa communaut des amants l'aspiration une cornmunion 2 : ce mot n'est sans doute pas frquent chez Bataille mais on trouve confusion et continuit qui caractrisent le passage la limite, dans l'treinte, des individus distincts dont le but commun est une fusion au demeurant impossible (et par rapport laquelle l'rotisme reste une comdie, tout comme, de son ct, le sacrifice o ne disparat pas le sacrificateur lui-mme). Je pensais donc que cette aspiration la comrnunion arrtait Bataille dans sa recherche d'une politique comme elle l'avait aupara-vant dtourn d'une action politique o la politique elle-mme se serait consume .-. se serait consomme en se consumant. Je m'efforais donc - tout en hsitant nommer encore politique ce dont il s'agissait - d'es-quisser l'ide d'une politique s'ordonnant au dsu-vrement de sa communication 3 .

    1. Citation faite dans La Communaut dsuvre, op. cit., p. 94, et renvoyant un fragment posthume de Bataille dans uvres compltes, vol. VIII, Paris, Gallimard, 1976, p. 497.

    2. Dans le texte de mon article lu par Blanchot, le mot figurait deux fois.

    3. La Communaut dsuvre, op. dt., p. 100.

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  • Outre-politique

    En toute rigueur, je sais aujourd'hui que cet effort tait vain et restait tributaire d'un sens de politique exorbitant. ]' crivais d'ailleurs : si ce mot peut dsi-gner l'ordonnance de la conlmunaut cornrne telle, dans sa destination et son partage, et non l'organisation de la socit l . Mais cette hsitation ne tenait gure car je ne voyais pas o prendre un autre mot pour dsi-gner ce qu'un peu plus tard Grard Granel nommerait la forme de l'existence en crivant: Si politique il y a, elle a pour objet la forme de l'existence; si existence il y a, elle a pour forme la Polis 2 . Mais Granel confir-mait ainsi un usage du terme qui s'avre dsormais difficile tenir en face de ce que je dsignais comme l'organisation de la socit (ce que Rancire, jetant une clart crue, nomme la police).

    C'est sous une telle acception de la politique (ou du politique, masculin de concept ou d'essence qu'on s'est mis privilgier dans cette poque) que s'tait tenu Bataille lorsqu'il pensait le sens au-del de l'individu et c'est dans ce rgime de sens que je me tenais alors. Blanchot, on le verra, n'tait pas tout fait dans la mme disposition de langue et de pense. La chose n'est pas sans consquence et j'y reviendrai. Je prcise tout de suite qu'aujourd'hui je considre comme garant cet usage du mot, qui rend politique qui-

    1. Ibid., p. 99. 2. Grard Granel, Apolis , dans Apolis, Mauvezin, TER, 2009,

    p. 5. Je choisis cette phrase pour sa frappe particulirement nette qu'elle donne une pense du ou de la politique dont nous avons presque tous et longtemps t tributaires.

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  • La Communaut dsavoue

    valent ontologique ou thologique . On peut noter que le mot politique n'apparat que trs peu dans La Communaut inavouable, mais quelques mo-ments remarquables (on le verra), en particulier la fin pour dsigner un certain ordre parmi d'autres de consquences de ce que le livre a tabli ou propos. U ne chose tait au ITloins plus claire chez Blanchot que chez moi: la politique restait distincte de la COIT1-munaut comme telle. (Ce qui n'empche qu'en une occurrence de son livre, comme on le verra, le Inot prenne une valeur illimite.)

    7 L' immdiat-universel

    Quoi qu'il en soit de ce point, qui est important rIlais ne touche pas au plus profond du diffrend, la rsistance de Blanchot la faon dont je me rappor-tais Bataille tait tout fait manifeste. Je l'ai perue ds ma premire lecture et j'en fus assez embarrass car, ITlme si je discernais malles tenants et aboutis-sants de sa critique, je me sentais dmuni devant ce jugement autrernent autoris que le Inien.

    Toutefois, sans s'adresser comme Bataille une ins-tance nomITle cit ou tat et en dsignant la po-litique comme une sphre particulire, Blanchot n'en reprenait pas moins la communaut des amants (ti-tre de la seconde partie de son livre) pour lui donner une position - disons fondamentale - de laquelle pou-

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  • Outre-politique

    vaient se dduire diverses consquences, entre autres politiques.

    Blanchot tenait ainsi revenir, contre moi, au Ba-taille d'avant la guerre. C'est--dire celui qui avait ten-t de rpliquer au fascisme autrement que sur un mode simplement dmocratique (juridique, rpublicain, hu-maniste). Ce point est dcisif: tout se joue partir de lui. Si j'avais nglig le Bataille des annes 1930, c'tait en raison d'un chec reconnu par lui-mme. chec aux aspects divers - difficult faire partager ses vues, difficult aussi clairement les distinguer de vues fascisantes -, mais chec qui fut bien moins celui d'une tentative personnelle que le symptme d'une aporie constitutive de l'poque alors inaugure - qui est encore la ntre: l'absence de tout antagonisme s-rieux la civilisation dtermine par le capitalisme. De cette aporie tmoignent dans les annes 1930 aussi bien les durcissements des droites obnubiles par diverses modulations du couple dcadence/restauration que les approximations des marxismes marginaux comme ceux de Bloch, de Benjamin ou de Bataille.

    C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre La Com-munaut inavouable : non pas, bien entendu, dans le contexte des annes 1930 (pas directement du moins, on y reviendra), mais dans celui des annes 1980 qui tait nouveau, toutes choses gales d'ailleurs, celui d'un dsenchantement profond de la dmocratie. Que ce dsenchantement soit en jeu, on ne peut en douter si on lit attentivernent les sections du livre intitules mai 1968 et Prsence du peuple : parlant du

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  • La Communaut dsavoue

    peuple, Blanchot vite de prononcer le mot dmo-cratie ; il distingue, voire oppose, un caractre poli-tique qui se dfinit par le refus de ne rien exclure 1 et des volonts politiques dtermines qui appartien-nent au registre des termes que ce passage disqualifie: pouvoir , autorit , idologie , commande-ment , institutions formelles - tout ce qui se range sous la formule initiale o mai 1968 est dsign en tant que fte qui bouleversait les formes sociales admises ou espres . Le dernier mot est important: il carte non seulement l'ordre institu mais toute projec-tion instituante, rvolutionnaire ou rformiste.

    Je partage sans rserve cette caractrisation de l'es-prit le plus profond et le plus vif de 68. Je ne suis pas sr en revanche de pouvoir en tirer la distinction entre une politique non dtermine (et identifie l'immdiat-universel ) et des politiques dtermines. Pareille distinction suppose une amphibologie du terme politique dont toute notre poque conti-nue tre victime. Dans La Communaut dsuvre je fisais moi-mme des emplois divers, pas toujours cohrents et pas toujours clairs, de ce mot poli-

    1. M. Blanchot, La Communaut inavouable, op. cit., p. 53. vrai dire, la grammaire de cette formule ne laisse pas de prter confusion. Il est manifeste que Blanchot veut dire le refus d'ex-clure qui ou quoi que ce soit; mais il serait plus conforme au sentiment classique de la langue, dans ce contexte prcis surcharg de ngations (refus, exclure ... ), d'crire le refus de rien exclure. Qu'un crivain aussi raffin commette un lger lapsus calami l'occasion d'un sujet d'une complexit plus qu'extrme, peut-tre inextricable, mrite d'tre indiqu - sans toutefois insister plus.

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  • Outre-politique

    tique . Il rn' a fallu longtemps pour commencer me dgager d'une confusion o nous sommes tous plus ou mOIns pns.

    Cette observation porte sur un lment coup sr essentiel au livre de Blanchot. Parlant d'un imm-diat-universel , il ne parle pas de politique. Il le sait sans pouvoir ni vouloir le savoir tout fait. Mais de quoi parle-t-il et de quoi parlais-je moi-mme sous le mot communaut? Peut-tre ne pouvions-nous mme pas savoir que cette question se posait. Un pa-radoxe crucial se tient au cur de cette affaire de la communaut (et/ou du communisme) : nous rpon-dions - Bailly, Nancy, Blanchot, Agamben, tout le monde - une question - celle du communisme -qu'il faudrait dire suressentielle et dont le sens nous chappait. Autant dire qu'il nous chappe encore.

    8 Ultra

    Assurment il n'tait pas facile de reprendre contre-courant le mouvement de Bataille tel que je l'avais suivi et tel que j'en avais retenu la leon dernire: l'impossi-bilit de discerner la communaut dans l'ordre de la Cit ou de l'tat - autrement dit, ce Bataille qui crivait en 1949 : La grande question pour l'homme actuel tient sans doute la dfaillance de la direction qui dissocie, qui dcompose la socit 1 . Mais un

    1. G. Bataille, uvres compltes, vol. Xl, Paris, Gallimard, 1988, p. 479 (article de 1949, Caprice et machinerie d'tat Stalin-

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  • La Lommunaut dsavoue

    retour amont pouvait, devait conduire telle feuille de Programme rdige en 1936 :

    1. Fonner une communaut cratrice de valeurs, valeurs cratrices de cohsion.

    [ ... ] 7. Lutter pour dcomposer et exclure toute cOllununaut autre que cette communaut univer-selle, telle que les communauts nationales, socialiste et communiste ou les glises.

    8. Mfirmer la ralit des valeurs, l'ingalit hu-maine qui en rsulte et reconnatre le caractre orga-nique de la socit 1.

    On imagine la longue, difficile et pnible mdita-tion de Blanchot lisant ce texte - non en 1936 o il est exclu qu'il l'ait connu mais en 1970 o il n'a pas pu ne pas le lire (il en avait peut-tre mme eu com-munication avant la publication de ce volume des

    ~uvres). Pour lui, 1' exigence communiste avait pris (singulirement travers Mascolo) une vigueur qui la dcouplait entirement de tout ce que forait impitoyablement dsigner le mot communisme . Nanmoins, ce que Bataille en 1936 rcuse comme communaut communiste au mme titre que toute communaut dfinie, dtermine et dnomme, ne peut que rester rcus. Le texte de Blanchot de 1983

    grad ). Lie dans le contexte une analyse des fascismes la formule n'en embrasse pas moins toutes les directions politiques aux-quelles on pouvait penser en 1949 ... comme afortiori en 2014.

    1. G. Bataille, uvres compltes, vol. II, Paris, Gallimard, 1970, p. 273 (texte posthume isol, intitul Programme par les diteurs).

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  • Outre-politique

    le dit en voquant une manire encore jamais vcue de communisme que nulle idologie n'tait mme de rcuprer ou de revendiquer 1 .

    Lorsque le mme texte, dans la mme page, dclare, citant Char (caution bienvenue), une cornmune pr-sence qu'il faut crditer de la conscience d'tre, telle quelle 2, l'immdiat-universel, avec l'impossible cornme seul dfi , on ne peut manquer de relever une proximit avec la communaut universelle exige par Bataille en 1936. Cela doit se faire sans impliquer, quoique sans l'exclure, un rapport littral des deux textes: il s'agit en tout cas d'une proximit de penses, proximit soigneusement mise au jour d'une actualit qui ne permettait plus de s'enflammer comme en 1936.

    Il s'agissait cependant pour Blanchot de proposer une image du Bataille des annes 1930 qui permt de le rapprocher d'une perspective possible cinquante ans plus tard au sujet de la communaut. Il nlet en uvre cette fin un mlange de rappels elliptiques et d'vocations d'une disposition profonde de cet ami qu'il est mieux que quiconque autoris caractriser.

    Je n'entrerai pas dans une analyse intgrale du texte : elle serait la fois ncessaire et impossible. Ncessaire, car c'est l'usage de chaque mot, de chaque tour de phrase et de tous les dtails d'une composi-

    1. M. Blanchot, La Communaut inavouable, op. cit., p. 53. 2. Est-ce une allusion, et de quelle intention? Tel Quel avait

    publi l'anne prcdente l'article de Jeffrey Mehlman relatif aux positions politiques de Blanchot avant la guerre.

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  • La Communaut dsavoue

    tion aussi serre que drobe aux protocoles de l'ar-gumentation qu'il faudrait examiner. Mais il faudrait en mme temps se laisser conduire vers une limite aprs laquelle il n'y aura plus rien dire 1 - peut-tre faut-il comprendre qu'il n'y aura plus rien dire dans l'ordre d'une rflexion sur la communaut, puisque celle-ci doit se connatre en s'ignorant elle-mme -, cependant qu'il y aura lieu de se dplacer - d'une manire qui peut paratre arbitraire 2 et qui rpond donc une ncessit drobe - vers un autre registre de parole et d'criture : celui de la seconde partie.

    (

  • Outre-po litique

    une exposition et un abandon de son ami une soli-tude pour laquelle la communaut ne se sait que ngative , selon le mot qu'il cite en prcisant que Bataille l'a au. moins une fois ernploy 1. Le choix de cet hapax en guise de titre de la premire partie (

  • La Communaut dsavoue

    le meilleur moyen de rpondre au besoin, l'aspira-tion essentielle des hommes 1.

    Sans chercher savoir si Blanchot a connu ce texte prcis ou d'autres de teneur similaire, on ne peut pas ne pas penser que cette dimension ou direction pro-fonde de Bataille ds ces annes ne peut tre mcon-nue, car elle a son germe ou son principe dans les vises mmes qui conduisirent Acphale 2. Blanchot a trs certainement en 1983 des raisons fortes de suggrer partir de Bataille et en le relevant (?) une dtermination politique dont nous avons dj rencontr la modulation propre. Cette dtermination politique ne tend sans doute en mme temps qu' confirmer et conforter un outrepassement de la poli-tique, indiqu par Bataille lui-mme.

    Pour le dire en mode ramass : il importe Blan-chot d'affirmer une ultra-politique, et cela peut-tre implique une politique ultra. Ce qui, du coup, ne serait gure bataillien. Mais le mode ramass ne con-vient pas longtemps des rnatires aussi dlicates.

    1. G. Bataille, Ce que j'ai dire, 7 fvrier 1937. Texte lu dans une runion, publi dans L'Apprenti sorcier, Paris, La Difference, 1999.

    2. Rappelons que Acphale fut le nom d'une revue et l'inti-tul d'un groupe - socit secrte selon Bataille -, crs par ce dernier en 1936. Ce nom dsignait la reprsentation d'une commu-naut dpourvue de chef, aux deux sens du terme.

  • III

    Le cur ou la loi

  • 9 Transmission de l'intransmissible

    Tentons de suivre le cheminement de Blanchot. Son point de dpart est donn par un accord avec Nancy sur le refus d'ordonner la communaut sa propre existence comme celle d'un sujet transcen-dant les existences singulires et qui les assumerait en tant que l'uvre mme de l'tre commun (commu-naut d'un peuple lui-mme compris comme entit spirituelle ou naturelle aussi bien que communisme compris comme force d'auto-production collective). Ce refus formait la prmisse de mon propre texte et du choix du terme dsuvre.

    Cet accord axiomatique et axiologique - qui tire simplement la leon de la convulsion laquelle survi-vait seule la dmocratie capitaliste, c'est--dire aussi la dissolution des possibilits d' uvre (forme, figure) commune - recueillait un aspect de l'exprience faite par Bataille: la vie commune doit se tenir hauteur de mort! . Cette hauteur recle le nud de la

    1. G. Bataille, cit par M. Blanchot, La Communaut inavouable, op. rit., p. 24.

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  • La Communaut dsavoue

    difficult. Pour Bataille elle exigeait la tension main-tenue d'un accs paradoxal la mort (une joie ) dont le sacrifice (d'un autre, de soi, de soi comme un autre) ne peut tre que parodie. Blanchot, connais-sant l'chec de 1' absurde 1 intention sacrificielle d'Acphale 2, dtourne aussitt - non sans suivre en cela un glissement 3 de Bataille lui-lnme - le sens mme du sacrifice (de mme qu'il carte aussitt la connotation hroque du terme hauteur 4 ). Ce glissement va se fire vers l'abandon et ce dernier s'amorce par l'introduction du motif de 1' criture en tant que motif de ce qui, de la communaut, ex-pose en s'exposant 5 . 5' exposer, s'abandonner: les deux termes sont solidaires.

    Cette parole expose est expressment oppose par Blanchot la Souverainet de Bataille. Cela ne peut que surprendre puisque Bataille n'a pas cess d'aller plus avant dans l'affirmation que la souverainet n'est rien , comme je l'avais rappel avec insistance. cet gard Blanchot se dtourne trs manifestement: il lui importe de laisser la souverainet du ct des dieux, des hros et de ce qui reconduit forcment le terme

    1. M. Blanchot, La Communaut inavouable, op. cit., p. 29. 2. Comme on sait, Bataille avait envisag - hypothse relle ou

    imaginaire? - un sacrifice humain qui aurait scell la communaut d'Acphale. Nous allons voir que le livre de Blanchot conduit la fois vers un dpassement et une effectuation mythique ou mystique d'un sacrifice de la communaut dans toute l'ambigut de l'expression.

    3. M. Blanchot, La Communaut inavouable, op. cit., p. 30. 4. Ibid., p. 25. 5. Ibid., loc. cit.

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  • Le cur ou la loi

    souverain vers son acception propre l'tat mo-derne, autrernent dit vers une hauteur , en effet, que rien ne peut excder. L o Bataille (et moi-mme sa suite) s'efforait de penser une souverainet s'ef-fectuant dans sa propre ngation, Blanchot veut en-tendre un don de parole 1 - communication de rien que d'un appel expos n'tre pas reu - auquel convient le nom d' criture . Avec ces mots, Blan-chot reprend aussi un thme que mon texte s'efforait d'introduire comme celui du dsuvrement l' uvre dans et de la communaut. De toute vidence, les mots et le thme de l'criture en tant qu'exposition de la parole (du sens, de la communication) m'avaient eux-mmes t donns par Blanchot (conjointement avec Derrida). Il se produisait donc une sorte de recouvrement de crance et de rappropriation. Ce geste tait double:

    1) d'une part, le rnotif de l'criture tait repris Nancy selon un mouvement qui se rvlera progressi-vement tre celui d'un rappel l'exigence de l'uvre que contient le dsuvrernent. Cette rvlation sera surtout le fait de la seconde partie, mais ds les pages que nous suivons ici, Blanchot propose sa propre cri-ture, avec une citation du Pas au-del 2;

    2) d'autre part, 1' criture selon Blanchot reprend

    1. Ibid., loc. cit. 2. Elle-mme assortie d'une rfrence Derrida faisant pour sa

    part usage du Viens blanchotien : autre rappropriation - dont je veux au demeurant souligner qu'en la dsignant, comme la prcdente, je n'induis pas un procs: j'essaie de dcrire avec prci-

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  • La Communaut dsavoue

    ou relve de faon plus souterraine, plus obscure, mais non moins dcisive, l'criture de Bataille. C'est dans Madame Edwarda qu'il va reprer la substitu-tion de l'abandon au sacrifice l, autrement dit d'une parole qui s'offre et se retire 2 au lieu d'une nlse mort qui retranche et fait expier 3. Ensuite, c'est dans L'Exprience intrieure qu'il voit se rejouer sous la forme paradoxale du livre 4 ce qui avait t tent par Acphale. L'criture de Bataille est donc bien le lieu du partage d'une extase (celle de l'tre rnortel, par-

    sion un processus extrmement complexe et dont la lgitimit ne se discute pas.

    1. Cf M. Blanchot, La Communaut inavouable, op. cit., p. 30. 2. Ibid., p. 31. On peut remarquer qu'en 1983 aussi, et peu avant

    l'article du Nouveau Commerce dont il va tre question plus loin, Blanchot avait publi Aprs coup, texte dans lequel il parlait de cette sorte d'absolu qu'est Madame Edwarda , qu'aucun commentaire ne saurait entamer et qu'on ne peut que rapporter la nudit du mot crire, gale l'exhibition fivreuse [du personnage de Bataille] (Aprs coup, prcd par Le Ressassement ternel, Paris, Minuit, 1983, p. 91). C'est une question ouverte que celle de savoir jusqu'o La Communaut inavouable commente cette sorte d'absolu et jus-qu'o, au contraire, son criture se livre l' exhibition fivreuse .

    3. Cf M. Blanchot, La Communaut inavouable, op. cit., p. 32, n. l, qui sans doute contient une allusion Ren Girard (par la mention des boucs missaires ), indication qu'il fut retenir dans la perspective de l'pisode christique qui viendra plus tard. Pour Girard le sacrifice du Christ est celui par lequel c'en est fini du sacrifice en gnral. Ne voulant pas s'identifier sans reste cette pense chrtienne, Blanchot se limite une allusion furtive et esquisse avec les mots don et abandon, infini de l'abandon , conjoints dchanement sans fin des passions et dsastre , la voie beaucoup plus sinueuse et drobe qu'il entend frayer.

    4. Ibid., p. 34.

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  • Le cur ou la loi

    tageant la mortalit) qui ne peut que se communiquer et dont la communication est la vrit de la commu-naut, savoir la vrit de ce qui ne peut se lirniter un seuIl . Que le sens soit essentiellement commun et non isol, c'est chez Bataille plus qu'un thme, c'est une obsession, une hantise. La comrnunaut et l'cri-ture y naissent tresses ensemble.

    Ici s'opre le plus subtil mouvement de Blanchot: l o pour Bataille, l'criture reste dchire dans sa tension vers une inaccessible transmission (communication, fusion) 2, l s'avre malgr tout possible pour Blanchot la transmission de l'intransmissible , ft-ce dans un accord commun [ ... ] de deux tres singuliers, rompant par peu de paroles l'impossibilit du Dire 3. La trans-mission de l'intransmissible - on peut dire: l'ouvrage du dsuvrement - constitue le ressort fondamental du propos de Blanchot et sans doute la teneur ultime de 1' inavouable en tant qu'il s'avoue tel.

    Si je qualifie ce mouvement de subtil , c'est en deux sens: sous un premier angle, il s'agit d'afEner la communication (donc la communaut) selon Ba-taille en faisant de la dchirure, sans la refermer, un

    1. Ibid., p. 35. 2. crire, se retourner les ongles, esprer, bien en vain, le mo-

    ment de sa dlivrance. G. Bataille, L'Impossible, dans uvres com-pltes, vol. III, Paris, Gallimard, 1971, p. 114.

    3. M. Blanchot, La Communaut inavouable, op. cit., p. 35. Allusion, cette fois, Levinas, qui anticipe sur la place de celui-ci dans la seconde partie. Le Dire se trouve repris et rejou en parole-passion des amants.

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  • La Communaut dsavoue

    passage, un accs aussi mince et fragile soit-il (la fragi-lit donnant en sornme accs); sous un second angle, on repre une mobilisation dialectique: l'incommu-nicable se comrllunique et une tragdie est surmon-te. L o Bataille se retourne les ongles , Blanchot nous tend son livre lire.

    10 Abandon

    Il ne reste qu' parachever le mouvement qui doit emporter (rejouer, relever, dplacer, transformer) Ba-taille (relay par Nancy) vers cette possibilit - voire cette ncessit - de communiquer (dans) l'impossibi-lit de (dire/crire) la communaut.

    S'il s'agit d' extase , selon un autre mot obsdant de Bataille 1, c'est--dire, en termes heideggeriens, de l'tre-hors-de-soi, Blanchot en souligne le trait dci-sif : c'est que celui qui l'prouve n'est plus l quand il l'prouve 2 . Si l'extase peut tre remmore - et ainsi parle ou crite -, ce n'est que par la mmoire d'un pass qui n'aurait jamais t vcu au prsent (donc tranger tout Erlebnis) . On ne peut que no-

    1. Par rapport auquel Blanchot prend toutefois, avant de le rin-vestir, une distance prudente que motivent sans doute la fois les ambiguts qu'avait attaches Bataille l'expression sartrienne de nouveau mystique et ma propre reprise pourtant elle aussi distancie - du motif de l'extase chez Bataille.

    2. M. Blanchot, La Communaut inavouable, op. dt., p. 37.

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  • Le cur ou la loi

    ter aussitt 1 qu'un tel pass relve de ce que dsigne le plus ordinairement le mythe, observation que je place ici en pierre d'attente.

    De manire consquente et homologue, le partage de la communaut en tant que dsuvre ne peut avoir lieu que dans la seule communication qui dsormais convienne et qui passe par l'inconvenance littraire 2 . Cette non-convenance en tant qu'inconvenance ren-voie aux rcits rotiques de Bataille et une com-munication nocturne, celle qui ne s'avoue pas 3 -expression par laquelle est donn un premier signal relatif 1' inavouable alors que vient d'tre accentu le motif du secret sans secret de la communaut.

    J'avais parl d'un renoncement de Bataille pen-ser proprement le partage de la communaut. Il me semblait qu'il avait renonc en raison de l'impossibi-lit o il s'tait trouv d'assumer le secret sanglant 4 , soit le sacrifice vou l'aporie de la mise mort du

    1. Et noter en mme temps, sur un plan distinct, l'allusion heideg-gerienne au sujet de l'Erlebnis - que renforce au demeurant la formule de la page suivante sur l'inachvement ou l'incompltude de l'existence. Ce ctoiement de Heidegger - qui avait aussi t celui de Bataille - se marque dans un contexte o il a prcisment fallu voquer son fourvoiement politique (ibid., p. 27). C'est une faon d'indiquer l'exigence de rpondre la sur-philosophie de la Volksgemeinschaft sans lui abandonner le terrain (politique), mais au contraire en le rinvestissant au nom mme de la pense de l'existence - cette dernire tant transporte sur le registre de l'criture.

    2. Ibid., p. 38. 3. Ibid., p. 39. 4. La Communaut dsuvre, op. cit., p. 47.

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  • La Communaut dsavoue

    sacrificateur. Pour cette raison, si le sacrifice ne pouvait que tourner en parodie, l'criture ne pouvait que tourner en communication nocturne partage par la lecture silencieuse de quelques amis. Or, pour Blanchot, l'amiti s'avre donner la forme mme de la "communaut dsuvre" sur laquelle Jean-Luc Nancy nous a appels rflchir sans qu'il nous soit permis de nous y arrter 1 . L'amiti expose la possibilit du partage du non-secret (en tant que tel impartageable). Nous ne pouvons nous arrter Nancy d'abord parce que ce dernier a lui-mme conclu en crivant Nous ne pouvons qu'aller plus loin (obissant l'effort et l'appel de Bataille) et ensuite parce que ni lui ni Bataille n'ont pour finir accd la possibilit plus trange, loge au cur de l'impossible mme, d'une transmission de l'intrans-missible ou d'un don de et dans l'abandon. Le mouve-ment de Bataille reste pour Blanchot dsespr 2 et li un sentiment d'abandon au sens de se trouver abandonn de ses amis 3 . Ce sentiment accom-pagne chez Bataille, toujours selon Blanchot, l'expo-sition de sa solitude par la communaut elle-mme, par le cur ou la loi de la fraternit qui dcouvre l'inconnu que nous sommes nous-mmes 4.

    Ici encore il est permis d'voquer une dialectique. Bataille fut abandonn dans le mouvement mme de sa

    1. M. Blanchot, La Communaut inavouable, op. dt., p. 43. 2. Ibid., p. 45. 3. Ibid., p. 47. 4. Ibid., p. 46.

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  • Le cur ou la loi

    communication. Blanchot relve cet abandon, aussi bien en retraant l'exprience de son ami qu'en se communi-quant lui-mme en tant que celui qui garde et qui sait le cur ou la loi de l'amiti, de la communaut.

    Il Entre l'thique et l'criture

    crire le cur ou la loi en ponctuation finale de toute cette premire partie ne saurait tre indiffrent. L'quivalence ainsi pose voque un cur ayant va-leur de loi ou une loi du cur.

    Cette loi du cur est celle de l'amiti ou fraternit qui seule me rvle () mon exposition solitaire, la-quelle forme aussi bien ma communaut partage. Une loi du cur pourrait tre cela qui se laisse crire - et lire par les amis - comme l'inconvenance littraire o aurait lieu la communication du secret sans secret.

    Or l'ami par excellence de Bataille n'est autre que Blanchot. Cet ami n'est pas de ceux qui surtout avant la guerre 1 ont pu lui donner le sentiment de l'abandonner : ceux-l reculaient devant une absur-dit sacrificielle, mais le dernier et sans doute le seul vritable ami (en un sens non loign de Laure nom-me quelques pages plus haut) ne refuse pas, au contraire, la tche d'aller plus loin dans la pntration du sens plus profond, plus drob de la vrit de l'abandon que le sacrifice dissimulait (dis-simulait).

    1. Ibid., p. 47.

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  • La Communaut dsavoue

    Un ami peut son tour donner lire une criture de l'abandon: une criture qui s'abandonne, livrant l'abandon de l'crivant tout en formant le rcit (si c'en est un) de cet abandon par lequel se commu-nique ce qui n'est rien de communicable et que nous partageons. Cet ami peut dans ce dessein - refusant pourtant de faire projet - offrir une criture autre: une qui pour relever de la loi du cur en s'abmant au cur de la loi - de la loi commune et d'avant toute loi -serait comme celle de Laure l'criture d'une femme. Cette femme serait elle-mme l'amie de l'ami. C'est ainsi que secrtement nous sommes en train d'acc-der la seconde partie du livre. Il y eut Laure pour Bataille, il y aura Marguerite pour Blanchot. En pas-sant de l'une l'autre on passera d'une communica-tion l'autre, d'un partage du secret (titre de la section p. 37) opr clandestinement l un autre, o l'inavouable sera expos et communiqu.

    *

    Au moment de ce passage, il fut indiquer ce que doit aussi recouvrir, pour Blanchot, une autre faon d'entendre cette quivalence: le cur ou la loi . Comprise comme alternative - ce qui ne peut tre exclu, tant mme impliqu dans le geste qui ouvre ainsi en deux ce que d'abord on a nomnl du seul nom de cur -, la mme formule met en jeu un

    1. M. Blanchot, La Communaut inavouable, op. ft., p. 39.

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  • Le cur ou la loi

    dilemme ou un conflit, une tension ressentie par Blanchot comme insoutenable 1 entre deux gra-vits , celle de la politique qui veut un accomplisse-ment et celle qui ne cherche ni accomplissement ni pouvoir, mais s'abandonne un bouleversement qui n'a pas besoin de russir, ou de parvenir une fin dtermine 2 . Dans le texte de 1984, Les intellec-tuels en question (o se trouve, enchanant sur le livre de 1983, un rappel de mai 68 comme d'une exception qui donne une ide d'un tel boule-versement), cette tension insoutenable prend la forme plus douloureuse encore d'un dommage peut-tre irrparable 3 subi par l'crivain (ici la vraie figure de l'intellectuel) lorsqu'il se soustrait la seule tche qui lui importe : celle de la parole inattendue . Inattendue, la parole l'est lorsqu'elle ne rpond pas un projet, lorsqu'elle n'est pas astreinte la ncessit pressante d'une justice (c'est le mot qui dans ce texte occupe la place de la loi ) et relve d'un abandon une saintet du vide 4 . C'est sur celle-ci que le mme texte s'ouvre en une vocation du tombeau d-

    1. Dans une lettre de 1962 Bataille que Fernanda Bernardo m'a fait remarquer et que j'ai commente rapidement dans un entretien avec Danielle Cohen-Levinas destin aux Cahiers Maurice Blanchot, n 2 ( paratre), puis nouveau dans un entretien avec Mathilde Girard (pour Lignes, n 43, mars 2014), laquelle a relev le lien entre cette lettre et Les Intellectuels en question.

    2. Comme il le dit dans Les Intellectuels en question, op. cit., p.60.

    3. Ibid., p. 38 (de mme que les deux citations suivantes). 4. Ibid., p. 7.

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  • La Communaut dsavoue

    sert par le Christ enchanant sur la ncessit qu'il n'y ait dsuvrement que dans la poursuite infinie des uvres - enchanement qui lui-mme enchane, nous le verrons, sur la fin de La Communaut in-avouable, comme s'il s'agissait au moins quelque gard de le prolonger.

    Le cur ou la loi , cela peut dsigner aussi bien une loi du cur laquelle seule devrait obir la passion dchane de l'abandon, que l'exclusion mutuelle entre cette passion et cette autre que pres-sent les urgences de justice et de libert qui, pour tre imprieuses, n'en sont pas moins obscures car dsignes par des mots vagues, affirmations puis-santes et mal dtermines 1. Cette obscurit n'est autre que celle d'une dmocratie [ ... ] qui ne rayonne plus et qui se rduit la mdiocrit quotidienne 2, dclare Blanchot sur un ton qui rappelle l'analyse heideggerienne du on . Or cette dmocratie assom-brie (ayant perdu l'clat de l'Aufklarung3) est celle qui dans le fascisme a cru pouvoir nouveau s'ouvrir aux mythes , mconnaissant quel point dans l'ex-termination des Juifs s'acharnait une hostilit dres-se contre le rejet des mythes, le renoncement aux idoles, la reconnaissance d'un ordre thique qui se manifeste par le respect de la Loi 4.

    1. M. Blanchot, Les Intellectuels en question, op. cit., p. 55. 2. Ibid., p. 49. 3. Ibid., p. 17, o il faut remarquer que cet clat est qualifi de

    peut-tre, voire certainement illusoire . 4. Ibid., p. 50.

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  • Le cur ou la loi

    La tension atteint ici son comble puisqu'elle se tend entre rien d'autre que l'thique et l'criture, entre le judasme et quelque chose qui, sans tre le mythe l, dernanderait pourtant s'y ouvrir, entre l'ami Levinas et l'ami Bataille, entre un Blanchot et un autre, entre une passion d'accomplir la loi et une passion d'ouvrir le cur. Le texte publi en revue en 1984 prsente une idiosyncrasie fort singulire puisque les intellec-tuels y sont mis en question dans leur solitude cratrice 2 par une exigence morale qui les contraint devenir, selon la citation finale de Ren Char (encore une fois garant opportun), des monstres de justice et d'intolrance, des simplificateurs claquemurs 3 .

    n'en pas douter, La Communaut inavouable en-tend mettre au jour une manire de penser la commu-naut qui vite aussi bien la simplification de la cause

    1. Au sujet du mythe, dont le motif n'tait pas vraiment abord dans mon texte de 1983, je dois signaler que la premire publica-tion de Le Mythe nazi, crit avec Philippe Lacoue-Labarthe, avait eu lieu en 1981, publication plutt confidentielle d'un Comit sur l'Holocauste, Les Mcanismes du fascisme , Strasbourg. Il n'est pas possible de savoir si Blanchot avait pu en avoir connais-sance (la publication aux ditions de l'Aube n'eut lieu qu'en 1991). En revanche, c'est aussi en 1981 qu'tait paru, au Seuil, un autre essai commun avec Lacoue-Labarthe, Le peuple juif ne rve pas , inclus dans le collectif La psychanalyse est-elle une histoire juive?, actes d'un colloque tenu Montpellier et auquel, entre autres invi-ts, avait particip Levinas. Il y a donc quelques raisons de penser que ce texte - dont le titre englobe le mythe sous le rve pouvait tre connu de Blanchot.

    2. M. Blanchot, Les Intellectuels en question, op. cit., p. 55. 3. Ibid., p. 62.

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  • La Communaut dsavoue

    soutenir et de la loi servir que la dsesprance de devoir restreindre une sphre prive la communica-tion de la passion dchane (abandonne). J'avais in-diqu l'exigence d'viter ce double cueil, mais selon Blanchot, je n'avais pas peru l'exigence ultime, ou je ne l'avais perue que de manire confuse : comment relever ensemble la loi et la passion, la politique et l'criture, la solitude et la communication. (Comment relever, bien entendu, sans disposer d'une tierce ins-tance de synthse, qui serait la philosophie. Ce qui se joue ici est aussi, par rapport au discours philosophique de Nancy, une criture capable de l'inavouable.)

    Du mme mouvement, ce livre entend ouvrir une voie indite et sinueuse qui irait de Levinas (pour accder autrui) Bataille (pour accder dans la pas-sion), et enfin aboutirait Blanchot lui-mme pour crire le cur ou la loi.

    Le cur ou la loi : si la loi jamais ne peut faire cur, le cur en revanche peut faire loi au-del de toute loi. C'est peut-tre l'inavouable.

  • IV

    La communaut consomme

  • 12 Sans issue

    Ce mouvement se prsente l'enseigne d'une nou-velle citation de Nancy, mais qui n'est pas extraite de La Communaut dsuvre. Elle provient d'un texte antrieur intitul L'tre abandonn 1 . Elle nonce: La seule loi de l'abandon, comme celle de l'amour, c'est d'tre sans retour et sans recours .

    L'usage de cette phrase a des implications multiples. D'une part Blanchot y trouve runis deux mots dont nous avons reconnu l'importance dans son texte - la loi et l'abandon, conjoints en une formule qui par l'unicit, donc le caractre exceptionnel, de la loi en question peut tre rapproche d'une loi du cur ; d'autre part cette loi singulire prescrit une condition - sans retour et sans recours - qui ne disconvient pas l'absentement du sujet tel qu'il a t dsign comme son vrai rapport l'exprience de la commu-

    1. J.-1. Nancy, L'tre abandonn, paru en 1981 dans le n 23-24 de la revue Argiles, crit sans aucune espce de corrlation, tout au moins consciente, avec Blanchot, mais contemporain de lectures de Bataille; cit dans M. Blanchot, La Communaut in-avouable, op. cit., p. 51.

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  • La Communaut dsavoue

    nication (extase ou rapport en gnral). En ce sens, Blanchot retourne un Nancy contre un autre, d'un contre qui peut se confornler en mme temps au tout contre et au contre-cur , conjonction paradoxale d'o il ressort la fois que Nancy ne s'est pas bien compris lui-mme en ne comprenant pas bien Bataille et que Blanchot, lui, cornprend l'un et l'autre mieux qu'ils ne se sont compris.

    Cette comprhension meilleure (ou bien sup-rieure?) va passer de manire dcisive par le recours une uvre littraire. Ce geste signifie une mise !' cart dlibre de tout ce que j'avais pour ma part avanc au sujet de la littrature dans La Communaut dsuvre - Blanchot jugeant sans doute que cela se tenait trop distance de la ncessit de l'uvre proprement dite -, tout comme, de manire gnrale, c'est la ncessit de l'uvre qu'il entend me rappeler 1.

    Rien en tout cas n'aura prpar de manire visible le bond qui s'accomplit de la premire la seconde partie du livre de Blanchot - peut-tre analogue au saut mortel qui sera invoqu plus loin tant en r-frence au bond prodigieux de Tristan jusqu' la couche d'Iseult qu' celui qui selon Kierkegaard

    1. Sans trop chercher me justifier, je dirais pourtant que je pensais bien aux uvres de la littrature mais j'tais plus soucieux de la communication tous de leurs forces et de leurs formes que du travail de l'crivain o se forgent ces forces et ces formes. plus d'un gard sans doute Blanchot me signifie : Vous n'tes pas crivain, vous n'tes que philosophe. Il fait entendre aussi: Bataille fut dsespr comme crivain et comme philosophe et : Duras et moi, l'un par l'autre et l'un en l'autre, nous crivons l'inavouable .

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  • La communaut consomme

    est ncessaire pour s'lever jusqu'au stade thique et surtout religieux 1. Blanchot ne dit pas qu'il bondit ou qu'il saute, mais il annonce, sans transition autre que l'exergue mentionn: J'introduis ici, d'une ma-nire qui peut paratre arbitraire, des pages crites sans autre pense que celle d'accoITlpagner la lecture d'un rcit [ ... ] de Marguerite Duras 2 .

    Cette dclaration est la fois assez claire pour lais-ser entendre que l'arbitraire n'est qu'apparent et que sa ncessit se dcouvrira, tout en donnant nan-moins penser qu'il ne s'agit que de lire un rcit pour lui-mme, et un rcit, est-il prcis, en lui-mme suffisant, ce qui veut dire parfait, ce qui veut dire sans issue 3 . Nous sommes ainsi prvenus de ce qu'une per-fection (une uvre accomplie) va se prsenter comme parfaitement aportique: n'aboutissant pas, ne rsol-vant pas - et pourtant telle qu'elle a reconduit Blanchot la pense de la communaut.

    (Par deux fois, au dbut de chacune des parties du livre, il s'agit de reprendre et d'tre reconduit la question de la communaut: comme s'il fallait toujours un rappel, et un eHort pour revenir quelque chose qu'on aurait tendu dlaisser. Quelque chose, peut-tre, qui toucherait un aveu dlicat.)

    L'auteur du rcit annonc - La Maladie de la mort-est une femme. Blanchot la connat trs bien et de

    1. M. Blanchot, La Communaut inavouable, op. cit., p. 74. 2. Ibid., p. 5I. 3. Ibid., loc. cit.

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  • La Communaut dsavoue

    longtemps. Marguerite Duras dclare dans un entre-tien : Blanchot, qui me connat trs bien 1 ; interroge sur un passage du commentaire dans lequel nous allons pntrer, elle dclare: C'est exactement a 2 . N gligean t mme ces remarques postrieures de Duras, nous ne pouvons que penser que ce rcit intervient ici dans une position exceptionnelle: celle d'un accompagnement de lecture qui est aussi un compagnonnage, et non tranger, entre autres cir-constances, aux vnernents de mai 68 dont il va tre question.

    L'vocation prcdente des lectures amies (dont celle de Laure) et du lecteur en tant que compagnon qui s'abandonne l'abandon 3 ne peut qu'encoura-ger l'hypothse selon laquelle Duras se trouve ici avoir crit pour deux tandis que son lecteur, Blanchot, crit sa lecture amicale - amoureuse? partageuse en tout cas - l'adresse de l'ami qui a disparu et vers lequel il se tourne un peu comme une femme (communaut moins avouable peut-tre que toute autre puisqu'tran-gre en fait une homosexualit avre 4, amiti entre

    1. Marguerite Duras, La Passion suspendue, entretiens avec Leopol-dina Pallotta della Torre, Paris, Le Seuil, 2013, p. 40 [paru en italien en 1989]. Cette dclaration intervient propos de mai 68.

    2. Ibid., p. 62. 3. M. Blanchot, La Communaut inavouable, op. dt., p. 43. 4. Il n'en faudrait pas moins interroger l'insistance de Blanchot

    dans ces pages sur l'homosexualit masculine rapporte la socit homogne au sens de Bataille (une fois mme aux SA nazis - ibid., p. 69-70, n. 1 -, une autre fois amour des garons rserv avec celui des mes la seule Aphrodite ouranienne - p. 76) et relie

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  • La communaut consomme

    les hommes qui serait ce par quoi l'htrogne - l'aban-don - s'ouvre dans l'homogne).

    13 Composition complexe

    Si Blanchot indique bien qu'il introduit des pages d'abord crites sans intention d'y aborder la question de la communaut, il ne signale pas qu'elles ont dj t publies ni que cette publication est trs rcente. En vrit, le recours ces pages procde d'une intrica-tion assez singulire de circonstances et de dates, que Blanchot prfre ngliger - et non pas sans doute cacher puisqu'on ne voit pas pourquoi cacher ce qui pouvait tre aisment constat, la fin de 1983 ou au dbut de 1984, par un lecteur familier du milieu

    la maladie de la mort en tant que restriction au cercle mas-culin et impossibilit d'accder l'autre (voir l'allusion Proust, p. 65) -- malgr, toutefois, une notation rapide f.isant droit l'amour et donc l'abandon l'autre sous sa forme homosexuelle (p. 84). La dmarche est si complexe et subtile qu'il n'est pas question de l'envi-sager ici de manire plus prcise: elle exigerait de se demander ce que masculin et fminin peuvent indiquer par-del les sexualits supposes dtermines. Il faudrait aussi tre capable de parler avec justesse du rle des amitis majeures de Blanchot dans sa vie et dans ses textes (comment discerner ?). J'ajouterai seulement que si les remarques sur l'homosexualit peuvent sembler gnantes il fut les replacer dans le contexte d'un temps o la political correctness n'tait pas la mme. Par ailleurs, seule sans doute une femme pouvait discer-ner chez Blanchot un mouvement fminin envers Bataille et m'en inspirer l'hypothse: celle-ci se nomme Hlne, elle est dj interve-nue la fin de La Communaut dsuvre.

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  • La Communaut dsavoue

    intellectuel et ditorial. Avec un peu de temps, bien entendu, ces circonstances ont t oublies. Il convient de les rappeler, non par pointillisme d'archiviste mais parce que leur ensemble contribue au sens ou aux sens multiples du livre de Blanchot, non moins que son silence sur cet ensemble.

    Qu'il y ait lieu de resituer la provenance des pages qui vont constituer la charpente de la seconde partie du livre - et sa leon, si j'ose dire, sur la communaut - c'est ce qu'invite comprendre Blanchot lui-mme en indiquant que ces pages ont t crites pour ac-compagner la lecture d'un rcit presque rcent (mais la date n'importe pas) de Marguerite Duras . Une note fournit en ce point la rfrence de La Maladie de la mort avec la mention des ditions de Minuit mais sans date, contre l'usage le plus constant 1. L'ex-pression presque rcent est surprenante : on se prend mme penser que presque est intercal pour viter la lourdeur de rcit rcent . Il y avait pour-tant d'autres moyens de l'viter et Blanchot choisit un nonc bizarre qui semble vouloir rapprocher le plus possible les dates, comme si rcent dsignait

    1. On sait que Blanchot s'carte toujours ostensiblement des usages acadmiques de la rfrence, qu'il s'agisse d'ouvrages ou de citations. Mais il n'en est que plus remarquable de le voir ici prciser que la date n'importe pas comme s'il voulait prcisment attirer l'attention sur les dates. - On pourra d'autre part se rapporter, propos de dates, aux discussions qu'a souleves une question de datation dans L'instant de ma mort: voir les textes de Derrida (Demeure, Paris, Galile, 1998), Lacoue-Labarthe (Agonie termine, agonie interminable, Paris, Galile, 2011), Ginette Michaud (Tenir au secret, Paris, Galile, 2006).

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  • La communaut consomme

    une proximit irnmdiate. Je peux imaginer qu'il lui importe en effet d'affirmer une sorte d'immdiatet, un enchanement continu, un glissement mme entre les textes, les amitis, les identits, bref un abandon sans retour et sans recours mme si la forme d'en-semble en est donne et maintenue sous le nom de Maurice Blanchot.

    Chacune des parties du livre, et donc le livre entier, s'ouvre sur un Je et se termine avec un Nous . Le premier devient le second, lui-mme la fois compos et rassembl de faon devenir ce petit livre qui conhe d'autres 1 un certain nombre de questions. Moins un livre sur le sujet de la commu-naut qu'un livre sujet lui-mme d'une communaut qu'il appelle et qu'il n'appelle (

  • La Communaut dsavoue

    thique selon Levinas. Il est rpondu, en substance, qu'il s'agit de plus que d'une identit: l'htrognit du rapport amoureux (sexuel, passionnel) tout la fois imite et excde la loi thique (le chant de Bizet rsonne dans le texte: l'amour n'a jamais connu de loi). Dans cette dmesure, la mort est mise en jeu comme l'est le dsuvrement dans les pages si denses, si violentes ... de Duras.

    ce point le lecteur - j'entends le lecteur, la lectrice du prsent texte, ici et maintenant - a peut-tre dj reconnu des phrases de La Communaut inavouable. De fait, le texte de l'article du printemps est intgra-lement reproduit dans la seconde partie du livre, prcd et suivi de pages qui le ressaisissent dans la perspective de la communaut. Blanchot a repris ce texte et l'a en quelque sorte re-adress ou re-destin -pratiquement sans changement, l'exception d'un remaniement important des paragraphes d'introduc-tion, de l'insertion des pages qui prcdent et qui suivent, et enfin de la distribution en sections avec intertitres qui fait continuit avec la premire partie 1.

    1. Il serait intressant, mais trop encombrant, de prsenter une synopse des deux versions du texte. Je prcise simplement qu' la page 58 du livre, on peut se reporter la page 31 de l'article, et suivre de l le texte jusqu' la page 77 du livre, qui correspond la fin de l'article. - la page 58 du livre, avant de reprendre son premier texte, Blanchot donne une justification de cette reprise, qui pour-tant reste indiscernable au lecteur qui n'aurait pas lu l'article et rend mme peu intelligible le verbe reprendre : pas plus, crit-il, qu'au premier abord de la lecture, il ne sait ce que Duras dsigne par la maladie de la mort , et : C'est ce qui m'autorise

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  • La communaut consomme

    Ce n'est pas tout. Deux circonstances supplmen-taires compltent le protocole de cette recomposition.

    D'une part le texte de l'article en venait dj vo-quer la communaut des amants , quoique sans nommer Bataille. Plus prcisment Blanchot crivait : une injonction silencieuse adresse la "commu-naut" des anlants l o, dans le livre, il met entre guil-lemets l'entier syntagme communaut des amants (qui est devenu, rappelons-le, le titre de toute la partie). Le dplacement est important puisque la premire leon revient distancier ou relativiser la justesse du terme communaut tandis que la seconde prend bras-le-corps, si on peut dire, l'expression de Bataille qui, relaye par Nancy, a t conduite au point nvralgique de la pense de Blanchot.

    Or les noms de Bataille et de Nancy apparaissent prcisment dans la dernire note dont l'appel figure au dernier mot de l'article (avant la citation de Tsve-taeva, p. 77 du livre). Cette note (qui bien entendu a disparu dans le livre) doit tre cite, en prcisant qu'elle est appele la fin de cette ultime phrase : ... la parole toujours venir du dsuvrement .

    Je renvoie ici aux pages publies par J.-L. Nancy sur la communaut dsuvre (Ala, 4), pages qui devraient faire date dans l'approche de la pense

    reprendre comme neuf la lecture et son commentaire . Cette autorisation est elle-mme autorise, ou exige, par le dsir de tout reprendre au nom de la communaut en rpondant Nancy et en relevant Bataille, tout en dfiant encore Levinas.

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    de Georges Bataille, encore si mconnue, rnalgr ou cause de sa renomme.

    Ce renvoi ne peut pas tre autre chose qu'un ajout de dernire minute : le numro d'Ala (du mme printemps 1983 que celui du Nouveau Commerce) a d arriver Blanchot lorsqu'il achevait la rdaction, voire plus vraisemblablement encore la correction d'preuves de son article. Il a voulu prendre date aussitt, frapp par la rencontre entre ce qu'il venait d'crire et le thme, aussi bien que le seul titre, de mon article. Entre le printemps et l'automne de 1983, il s'empresse d'crire La Communaut inavouable. On peut imaginer qu'il est dj guid par la pense de re-conduire - plutt que de simplement introduire -sa rflexion aimante par l'thique de Levinas pour la mener de manire plus dcide en direction de la communaut des amants (avec toutes les variations de guillemets et de parenthses qu'on peut projeter sur le syntagme), tout en la retournant ou dtournant vers Bataille. S'il prcise que ce dernier reste si mconnu , cela peut tre pour faire entendre que tout en saluant l'article deN ancy, il y voit subsister une mconnais-sance qu'il veut s'employer rparer.

    L'ensemble de cette opration complexe offre un caractre remarquable deux titres : d'abord, la rencontre entre son texte et le mien fut contingente, mais cette contingence puisait quelque ncessit dans ce que j'ai rappel plus haut: l'invitation faite par Bailly

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  • La communaut consomme

    travailler sur la communaut, le nombre - signe d'une exigence du temps, laquelle Blanchot sut aussi-tt qu'il devait d'autant plus rpondre que lui-mme venait d'effleurer le motif de la communaut. Ensuite, cette exigence - qu'il dit communiste l'ouverture du livre - surgissait l'enseigne de Bataille et le rappor-tait, vingt et un ans aprs la mort de l'arni, tout ce qui avait pu s'changer entre eux partir d'une rencontre que les circonstances (1940) avaient forcrnent place sous le signe de proccupations intenses et difficiles partir de ce que l'un et l'autre (et l'un sans l'autre) avaient cru ou dsir dans les annes 1930.

    D'emble - on le devine - Blanchot a su que l'occa-sion s'offrait de reprendre (comme il l'crit la premire page) une direction de pense (une orienta-tion peut-tre, si on pense ce qu'il a crit au sujet des notes apparemment dsorientes 1 de Bataille) tou-jours sourdement prsente chez lui et dont un aspect venait de s'exprimer dans l'article sur le rcit de Duras.

    Ce n'tait surtout pas l'actualit d'un motif com-munautaire qui pouvait l'animer. Au contraire, il tient dans l'exorde de cette partie carter les communau-ts qui subsistent et qui mme se multiplient alors que l'exigence "communautaire" [ ... ] les hante peut-tre mais s'y renonce presque srement 2. Il n'est pas indiffrent de noter que mon article tait plac - par une ddicace toute une srie de noms - sous le

    1. M. Blanchot, La Communaut inavouable) op. cit., p. 45. 2. Ibid., p. 51.

    Tl

  • La Communaut dsavoue

    signe de la vie communautaire que je menais alors et dont Blanchot tait inform 1. Je n'exclus pas que les lignes plutt cinglantes pour les communauts qui subsistent (il faut rappeler que ces annes suc-cdaient aux annes hippies) m'aient vis (avec Lacoue-Labarthe) de manire personnelle. Blanchot a pu vou-loir me signifier que ces expriences (auxquelles je n'affirme pas pour autant qu'il rduisait mon texte) restaient plus qu'en de de l'exigence dont je voulais tmoigner 2.

    1. En particulier par l'intermdiaire de Jacqueline et Roger La-porte, amis communs.

    2. En un sens il n'avait pas tort si mon hypothse est fonde -car l'exprience communautaire en question tait prcisment en train de se dfaire, ce qui ne veut pas dire - il s'en faut -- qu'elle se soit limite renoncer l'exigence communiste ou communau-taire. Au cur de l'exprience en question - communaut, tribu, association ou intrication complexe des vies de deux couples et de quatre enfants - il Y avait la communaut de travail entre Philippe Lacoue-Labarthe et moi. Blanchot la connaissait et en tait curieux. Il lui est mme arriv de nous faire part de son tonnement : pouvions-nous tre associs comme nous l'tions - pour crire -sans nous menacer l'un l'autre? Plus largement: chacun n'est-il pas renvoy sa solitude? (Philippe et moi commentions ces questions, mais ce n'est pas le lieu d'en parler. J'ai effleur ce sujet dans ma postface L'Allgorie de Ph. Lacoue-Labarthe, Paris, Galile, 2006, et j'y reviendrai ailleurs de manire plus attentive.) -- Nul doute propos de ces pisodes sur les possibilits de gloses socio-psychana-lytiques en tous sens, mais elles m'chappent par dfinition. Il reste, pour ce qui nous concerne ici, un contraste assez vident entre le retrait de Blanchot et l'exhibition de notre communaut - le premier d'ailleurs souvent trahi, par lui-mme ou par d'autres, la seconde plus secrte, moins avoue qu'il n'y paraissait. - J'essaie d'tre clair: il ne s'agit pas de mler les penses et les vies, mais il faut

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  • La communaut consomme

    14 ne rien foire

    De manire abrupte, ayant introduit le rcit de Duras, Blanchot tourne la page; au lieu d'en venir au rcit annonc, il fait surgir une section intitule mai 1968 . Le lecteur ordinaire ne peut pas savoir qu'il ne s'agit pas immdiatement des pages annon-ces. Blanchot semble prendre plaisir brouiller les pistes. La lecture de Duras devra tre prcde par la mmoire de la rencontre heureuse l que permit 68.

    Rencontre heureuse, rcit parfait : la concordance des deux n'est pas exprime, elle ne se propose pas moins avec force. Rien n'empche au surplus d'irna-giner tel ou tel rapport - nous drob - entre le texte de Duras et les souvenirs de 68 de Blanchot, de Duras et d'autres. Le dbut du rcit, que Blanchot cite p. 60, semble rpondre l'ouverture qui permet-tait chacun [ ... ] de frayer avec le premier venu 2 . On pourrait se laisser aller imaginer qu'en cet entre-lacs de textes s'abrite un secret, une histoire vcue et connue de quelques-uns qui peut-tre s'y reconnais-sent. Cela ferait rplique aux communauts qui se multiplient au grand jour. dire, c'est indniable, que les textes dont il s'agit ici sont tous traver-ss et travaills par des expriences, des attentes et des errances qui cherchaient une inscription. Aussi bien n'y eut-il jamais de pense des rapports qui ne mette en jeu des rapports effectifs. Ni, du reste, de pense qui ne soit exprience (sauf rester discours bavard).

    1. M. Blanchot, La Communaut inavouable, op. cit., p. 52. 2. Ibid., loe. cit.

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  • La Communaut dsavoue

    Il est bien possible que Blanchot, tout comme il s'est brivement rfr la vie de Bataille, veuille nous f.ire entendre qu'il s'agit pour lui d'une exprience autant que d'une pense - une exprience qui doit tre celle de la pense pour qu'elle pense, c'est--dire pour qu'elle