La chinoise - ENS

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CINÉ-CLUB NORMALE SUPLa chinoise - Jean-Luc Godard - SCÉNARIO : JEAN-LUC GODARD, PHOTO : RAOUL COUTARD, INTERPRÉTATION : JEAN-PIERRE LÉAUD, ANNE WIASEMSKY, JULIET BERTO, FRANCIS JEANSON... 1967, COULEURS, 90 MIN L a Chinoise se présente à première vue comme un film de propagande maoïste relativement caricatural. La phraséologie est celle du petit livre rouge et de ses commentaires, les attaques (du capitalisme, des Etats-Unis, du Gaullisme, de l'Université...) sont celle des "gauchistes" de l'époque, enfin l'apologie du terrorisme et de la violence cadre assez bien avec les méthodes de la "Révolution Culturelle" qui se déroule en Chine au même moment. Les services secrets Chinois ne sont pas loin... Et en effet Godard a décidé de faire du cinéma politique. Ou plutôt de "faire poli- tiquement du cinéma", comme il le dira plus tard*. Il délaisse donc l'anarchisme et la "provoc" première manière pour tenter de penser, et de réaliser, un cinéma engagé. "Question de mode, me direz-vous : Godard est un pur produit de son époque". Il est vrai que les années 60 sont celles de "l'engagement", et que ne pas s'engager politiquement (à gauche, cela va sans dire) signifie alors, pour un artiste, être rangé sans autre forme de procès dans la caté- gorie "réactionnaire", ou, si d'aventure l'on proteste, "fasciste". Godard "s'engage" donc, comme beaucoup d'autres, après beaucoup d'autres. Sauf qu' il s'engage peut-être plus que d'autres, plus à gauche, aux côtés des plus extrémistes parmi les multiples groupuscules estudiantins ; sauf que, aussi, étudiant, Godard ne l'est plus depuis longtemps, qu'il approche de la quarantaine et que son énergie est intacte. Sauf enfin que ce cinéaste vétéran, réalisa- teur en 1967 d'une douzaine de longs- métrages, déplace la réflexion politique sur le terrain des discours, mots et images, montre que la domination comme la sub- version passent d'abord par la culture, prophétise enfin, en même temps que Guy Debord dont La Société du Spectacle paraît la même année, les questions et les angoisses qui seront brandies au cours du mois de mai suivant. Godard, et c'est ce qui interdit de classer son film dans la simple propagande ou le "petit manuel" cinématographique d'action politique, poursuit conjointement ses réflexions politiques et esthétiques. Les gauchistes de l'époque (notamment le jour- nal maoïste Les Cahiers Marxistes- Léninistes) critiquèrent très vivement le film à sa sortie pour son manque de clarté, son équivocité sur la psychologie et le statut des personnages, son absence de position tranchée concernant les débats internes à la gauche de l'époque, etc... Surtout c'est tout ce qui constitue ce que l'on pourrait appeler la "désillusion" du cinéma de Godard qui irrita les maoïstes : par "désillusion" j'entends l'ensemble des procédés par lesquels Godard pourfends ce qu'il appelle lui-même "l'illusion ciné- matographique", l'effet de vérité, c'est à dire ce qui tend à faire passer les images fictives pour du réel objectif. Pour cela, le cinéaste force le trait, dévoile son disposi- tif filmique, multiplie les ponts entre le filmé et le "filmant" : ses personnages sur- jouent à l'extrême, on voit à plusieurs mardi 30 janvier 2001

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CINÉ-CLUBNORMALE SUP’

La chinoise- Jean-Luc Godard -

SCÉNARIO : JEAN-LUC GODARD,PHOTO : RAOUL COUTARD,

INTERPRÉTATION : JEAN-PIERRELÉAUD, ANNE WIASEMSKY, JULIET

BERTO, FRANCIS JEANSON...1967, COULEURS, 90 MIN

La Chinoise se présente à premièrevue comme un film de propagandemaoïste relativement caricatural. La

phraséologie est celle du petit livre rougeet de ses commentaires, les attaques (ducapitalisme, des Etats-Unis, du Gaullisme,de l'Université...) sont celle des"gauchistes" de l'époque, enfin l'apologiedu terrorisme et de la violence cadre assezbien avec les méthodes de la "RévolutionCulturelle" qui se déroule en Chine aumême moment. Les services secretsChinois ne sont pas loin... Et en effet Godard a décidé de faire ducinéma politique. Ou plutôt de "faire poli-tiquement du cinéma", comme il le diraplus tard*. Il délaisse donc l'anarchisme etla "provoc" première manière pour tenterde penser, et de réaliser, un cinéma engagé."Question de mode, me direz-vous :Godard est un pur produit de son époque".Il est vrai que les années 60 sont celles de"l'engagement", et que ne pas s'engagerpolitiquement (à gauche, cela va sans dire)signifie alors, pour un artiste, être rangésans autre forme de procès dans la caté-gorie "réactionnaire", ou, si d'aventure l'onproteste, "fasciste". Godard "s'engage"donc, comme beaucoup d'autres, aprèsbeaucoup d'autres. Sauf qu' il s'engage

peut-être plus que d'autres, plus à gauche,aux côtés des plus extrémistes parmi lesmultiples groupuscules estudiantins ; saufque, aussi, étudiant, Godard ne l'est plusdepuis longtemps, qu'il approche de laquarantaine et que son énergie est intacte.Sauf enfin que ce cinéaste vétéran, réalisa-teur en 1967 d'une douzaine de longs-métrages, déplace la réflexion politique surle terrain des discours, mots et images,montre que la domination comme la sub-version passent d'abord par la culture,prophétise enfin, en même temps que GuyDebord dont La Société du Spectacleparaît la même année, les questions et lesangoisses qui seront brandies au cours dumois de mai suivant.Godard, et c'est ce qui interdit de classerson film dans la simple propagande ou le"petit manuel" cinématographique d'actionpolitique, poursuit conjointement sesréflexions politiques et esthétiques. Lesgauchistes de l'époque (notamment le jour-nal maoïste Les Cahiers Marxistes-Léninistes) critiquèrent très vivement lefilm à sa sortie pour son manque de clarté,son équivocité sur la psychologie et lestatut des personnages, son absence deposition tranchée concernant les débatsinternes à la gauche de l'époque, etc...

Surtout c'est tout ce qui constitue ce quel'on pourrait appeler la "désillusion" ducinéma de Godard qui irrita les maoïstes :par "désillusion" j'entends l'ensemble desprocédés par lesquels Godard pourfends cequ'il appelle lui-même "l'illusion ciné-matographique", l'effet de vérité, c'est àdire ce qui tend à faire passer les imagesfictives pour du réel objectif. Pour cela, lecinéaste force le trait, dévoile son disposi-tif filmique, multiplie les ponts entre lefilmé et le "filmant" : ses personnages sur-jouent à l'extrême, on voit à plusieurs

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reprises la caméra, et souvent on la "sent",au travers de ses interactions avec la scènefilmée (cf le procédé des interviews, parlequel le personnage "répond" à lacaméra). Bref tout est fait pour que jamaisle spectateur ne se trouve dans un état d'il-lusion, prenant pour réel le spectacle qu'ila devant les yeux, mais qu'au contrairepour il reconnaisse ce spectacle comme telet qu'il garde sa liberté critique. Le filmn'impose donc pas une image de la réalité,il pose des questions et ouvre (provoque)une discussion.Cependant il est des éléments qui rappel-lent que La Chinoise est le produit d'uneconviction vraie : à de nombreuses repris-es Godard a "lesté" son film d'un poids deréalité, comme pour lui conférer une force"documentaire" (ce qui n'est pas contradic-toire : dans la proposition "JE filme LEREEL" il suffit que les deux pôles soientégalement affirmés). De nombreux person-nages portent le patronyme de l'acteur, lesdialogues sont composés en parties d'ex-traits de revues ou d'ouvrages réels, cer-taines scènes de débat sont des débats"réels", en particulier la longue discussionentre Véronique et Francis Jeanson (qui futvraiment professeur de philo d'AnneWiasemsky !). Quant aux dialogues, quiparaissent caricaturaux, dans le fondcomme dans la forme, avec leur côté trèsthéâtral, il suffit de regarder un débat demai 68 pour s'apercevoir que ces idées etce ton sont en partie ceux d'une époque :on "parlait" couramment cette "langue"dans la jeunesse estudiantine parisienne, età l'Ecole Normale plus qu'ailleurs... Il serait facile, à partir de cet aspect docu-mentaire, de comprendre le film comme undocument d'époque, mi-sérieux, mi-paro-dique : c'est ce que préconise le commen-taire que l'on trouve sur l'Internet MovieData Base**. Il y est conseillé ("It is prob-ably safest(...)") de voir "La Chinoise"comme un regard amusé de Godard sur lajeunesse de son temps et sur ses errementspolitiques, plutôt qu'un manifeste politiqueassumé de l'auteur. Cette vision des chosesest séduisante (et évidemment qu'ils sontdrôles, ces maoïstes fous !), tant ce film est

littéralement "étrange", tant ce qu'il nousdit et la façon dont il nous le dit nousparaissent d'un exotisme loufoque. Untelle interprétation contredit pourtanttotalement les propos même de Godard quia défendu avec ferveur, dans des inter-views-fleuves, son film et ses convictions,et a poursuivi ses recherches esthético-politiques dans ce sens au moins jusqu'à lamoitié des années 70, accompagné desCahiers du Cinéma (avec le "groupe DzigaVertov") et d'une bonne partie des étudi-ants et intellectuels de l'époque. En réalité cette interprétation n'est "plussûre" ("safest") que dans la mesure où elleprive le film de sa force subversive, en lecantonnant au passé et à la parodie. Or audelà de son aspect "daté", au delà des sesexcès (il y en a bien-sûr), au delà mêmedes "tics" godardiens, qui sont ici, commetout le reste, extrêmisés, La Chinoise, pourpeu qu'on veuillent bien lui prêter l'oreilleet l'œil (le bon), peut révéler des trésors deperspicacité politique, de créativité et desensibilité.

Thomas Rosso

* Godard par Godard - t.3 : Des annéesmao aux années 80., éd."Champs ContreChamps", Flammarion, 1991** www.imdb.com

http://www.eleves.ens.fr/cof/cineclub/[email protected]

Actualités

mardi 6 février : Changement de pro-gramme! Avant première de Too muchflesh, deuxième volet d’une trilogie deJean-Marc Barr avec Elodie Bouchez.Invité : Jean-Marc Barr.

Deuxième semaine de février :Une semaine un peu spéciale dédiéeau cinéma, comment dire... trash,gore, déjanté... Voilà le programme :mardi 13 février : L’impitoyable lunede miel (I married a strange person)de Bill Plympton, un dessin animé à lacroisée de Tex Avery et Pulp Fiction.jeudi 15 février : Court, mais trashavant première de 11 courts métragesen présence de certains des réalisa-teurs.

A venir : des soirées spéciales etnotamment La Nuit du Ciné-Club, le 6mars.

Bande de veinards!