La chambre interdite

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LA CHAMBRE INTERDITE

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Du même auteur chez le même éditeur

LA PART DU SOLEIL, roman.

Chez d'autres éditeurs

LA FEMME ET LE MANUSCRIT (Grasset), roman. LA FEUILLE DE BÉTEL (Casterman), roman. LE CŒUR EN TÊTE (Casterman), roman.

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JEANNE CRESSANGES

LA CHAMBRE INTERDITE

roman

JULLIARD

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© Julliard, 1969.

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A Maurice Chapelan.

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Tes joues sont des fleurs roses, Tes yeux des cerises noires, Tes cheveux du velours sombre. Ton cœur et le mien sont liés Et personne ne sait rien de nos blessures.

(Chanson juive.)

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PREMIÈRE PARTIE

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Les Allemands pillent et brûlent Amiens. Le toit d'une maison se soulève et laisse échapper un panache rouge. Il y a des mitrailleuses sur le trot- toir, face au théâtre. Une pluie métallique crépite contre les ardoises. Ils ont lancé des plaquettes incendiaires dans les escaliers, les couloirs, jusqu'au milieu des fauteuils d'orchestre. Les vitres, chauf- fées à blanc, éclatent. Le vent souffle sur le brasier qui rosit et agite les chairs nues des danseuses sculptées dans la façade. Rue des Trois-Cailloux, des balles de linge tombent des fenêtres. On des- cend des meubles, des tapis, des ustensiles. On se hâte. L'ennemi aura brûlé la ville avant l'aube. Des soldats poussent devant eux une bande d'enfants, de vieillards, de femmes. Cette file se mêle à d'au- tres, venues des rues voisines, qui forment sur la place de la cathédrale un troupeau effrayé. Au- dessus de la ville, les flammes empourprent les nuages.

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Marie alla jusqu'à la fenêtre. « Ça brûle toujours ? » demanda le médecin. Elle

eut un signe de tête. La lumière de la lampe à pétrole qu'elle tenait à bout de bras anima les grosses marguerites mauves du papier peint : « Ils ne passeront pas la Somme, dit-il. A quoi leur ser- virait de piller les marais ! »

Madeleine, allongée sur la table, se mit à geindre. Il la regarda :

— Quelle idée, d'accoucher ce soir ! — Ce sera un monstre, répéta-t-elle.

Elle ne savait pas qui l'avait prise. Non pas un homme jeune et sain, ceux-là faisaient la guerre : un chasseur à l'affût dans sa cabane. La nuit. Elle revenait de l'usine. Elle rentrait chez sa mère, où elle couchait depuis la mort de son mari et retrou- vait ses enfants. Elle avait emprunté le chemin le plus court à travers les roseaux. L'homme fond sur elle. Elle n'a rien dit. Elle pense qu'il devait se tenir aux aguets depuis longtemps : ses mains et son visage sont glacés. Elle a du mal à se remettre debout, le corps englué par la terre. Arrivée à la maison, crottée jusqu'aux épaules, sa mère qui l'at- tend en ravaudant auprès du feu la dévisage sans lui poser de questions. Elle s'est regardée dans la glace, au-dessus de l'évier. Elle avait perdu un peigne. Ses mèches jaunes et grises, collées par la sueur et la poussière, tombent le long de ses joues creuses, fardées d'un rouge orangé qu'elle fabrique elle- même, tandis que Marie maugrée et tourne autour

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d'elle en faisant claquer ses sabots, ses chiffons et ses conseils : « Tu ferais mieux ma fille... » Made- leine contemple dans le miroir la petite blessure de sa lèvre : cet homme avait des dents de loup.

La souffrance était revenue. Ses mains s'attar- dèrent à ses seins, lissèrent la chemise de nuit et se crispèrent sur l'enflure du ventre.

Le long du fleuve, les fuyards s'égaillent. Ils cher- chent des embarcations pour atteindre les hortil- lonnages où les cabanes des maraîchers et des chasseurs leur serviront de refuge. Une barque à fond plat s'éloigne. Ysoline, debout, jambes écar- tées, bêche l'eau avec sa rame. Sa maison de la rue des Serpentes doit être maintenant un brûlot. Elle entend, derrière elle, sa mère pleurer. De petits gémissements brefs. Depuis que son père était mort dans la maison de Temps-Perdu, toutes les maisons où elles avaient vécu lui avaient été étrangères. Elle découvrait son goût pour le feu. Un vent humide chasse des nuages pourpres où s'illumine la nuit des eaux, mouillant la racine de ses cheveux roux dont les mèches, nouées trop vite, lui balafrent le visage, et rafraîchit ses seins durcis : elle le boit goulûment. « Après Pont-Noyelle, sur la gauche, il y a une fenêtre éclairée », dit sa mère entre deux sanglots.

François leur ouvrit la porte. Ysoline ne vit que sa haute stature et sa moustache grise. Il les fit

1. Petites îles, dans les marais, cultivées en jardins maraîchers.

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entrer dans une cuisine au plafond bas, pavée de dalles rouges, où ronflait un poêle. Elle remarqua alors ses yeux clairs d'où partaient des rides pro- fondes. Au-dessus, Madeleine poussa un hurlement terrible qui fit tressaillir les deux femmes. « Ne faites pas attention, dit François. Ma fille est en train d'accoucher. » Il leur désigna le banc, près de la table massive sur laquelle un homme jeune encore s'était affalé, un pot de bière vide dans le poing gauche. Sa main droite, atrophiée de nais- sance, ressemblait à un moignon. Il releva la tête et se versa à boire. La mère d'Ysoline s'assit près de lui et se remit à pleurer. Agacée, la jeune fille demanda à François :

— Puis-je monter ? — Si vous voulez, répondit-il. Mais ce n'est pas

un spectacle. Ysoline grimpa jusqu'à la chambre. Marie la

regarda surgir, étonnée, mais ne lui posa pas de question. L'accoucheur s'emportait contre Made- leine : « Nom d'un chien ! Poussez au lieu de jouer la comédie ! Marie, essuyez-moi les yeux, je n'y vois plus clair. »

Il releva son visage vers la vieille puis, de nou- veau, se pencha. La sueur pénétrait dans ses sour- cils. Un filet de sang coulait sur les linges. Ses mains devinaient la tête de l'enfant.

Ysoline s'était appuyée au mur : elle avait chaud et froid, envie de vomir et de ne rien perdre de la scène qui se déroulait devant elle. Elle ne quit- tait pas des yeux le petit corps bleui que l'accou- cheur arrachait de sa mère.

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— Marie, l'eau chaude ! Posez la lampe près de moi.

Courant vers le fourneau, Marie jeta un coup d'œil à l'enfant.

— Une fille ! dit-elle. — Un monstre, gronda Madeleine. Ysoline fit un pas vers l'accouchée. Elle voulait

voir l'enfant, mais le médecin l'écarta : Marie arri- vait avec ses bassines : « Vous allez vous faire ébouillanter ! » Ensuite, il s'occupa de la demoi- selle : la tenant par les pieds, il la balançait comme un lapin écorché vif : « Alcool. » Il frictionnait à pleines mains les chairs potelées. Pas un cri. Le médecin hocha la tête. « Habillez-la et tenez-la au chaud. Je voudrais me laver les mains. » Marie, dans sa hâte, renversa la cuvette sur le plancher. « Excu- sez-moi, docteur, excusez-moi ! Vivra-t-elle ? » Il fit la moue, se pencha vers le nouveau-né, lui insinua ses doigts entre les lèvres et en retira des peaux blanchâtres. Le visage de l'enfant se convulsa. Un miaulement emplit la pièce et couvrit le rire du médecin et de Marie. Madeleine se boucha les oreilles :

— Ça commence ! — Ça gueule, donc ça vit, dit le médecin. Ysoline sentait les larmes lui picoter les yeux et

des frissons la parcourir comme si l'enfant vagis- sante venait d'être arrachée de sa propre chair. Elle la prit entre ses mains afin d'aider Marie à l'em- mailloter.

Le docteur descendit à la cuisine. — C'est une fille, annonça-t-il.

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— Une fille, Robert, dit François. L'homme serra son verre entre son moignon et

son estomac, et se versa à boire de la main gauche : — Lorsque je me suis mis avec Madeleine, grogna-

t-il, il a été convenu que je me chargerais des trois garçons qu'elle a eus avant. Mais je ne veux pas de cette gosse-là. Elle n'est pas du mort, pas de moi. De personne.

— Vous trinquerez bien avec nous ? dit François au docteur.

— Merci, je rentre. Ma femme doit commencer à être inquiète.

— Je vais vous conduire jusqu'au chemin de halage.

— Mon Dieu ! qu'allons-nous devenir ? s'écria la mère d'Ysoline.

Du seuil, François la rassura : — Vous dormirez ici. Il se tourna vers le médecin : — Cette dame et sa fille, que vous avez vue là-

haut, se sont réfugiées chez nous. — Tout brûle là-bas, sanglota-t-elle. Nous ne

retrouverons rien de notre maison. Le médecin la regarda, parut réfléchir et lança

d'un ton bourru : — A côté d'ici, j'ai une grande baraque. Si ça peut

faire votre bonheur ! François viendra chercher la clef et vous la fera visiter.

La porte retomba sur eux.

Au petit jour, l'envahisseur quittait la ville cal- cinée et poursuivait sa marche sur Paris.

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28 mai 1940.

Cette maison est immense. J'y ai tout de suite cherché un coin, autre que ma chambre — où ma mère prend prétexte de veiller au bon ordre de mon linge pour entrer à tout propos — qui puisse me servir de refuge. J'ai choisi, au premier étage, au fond du couloir, une pièce nue dont la porte est voilée par un rideau de velours rouge. Une table, une chaise devant la fenêtre ont suffi à la meubler. L'hiver, on doit apercevoir, à travers la grille des arbres, la maison basse des hortillons qui nous ont hébergées l'autre nuit. Je vais, jusqu'à la rentrée des classes, y lire et y écrire. Ecrire est un bien grand mot !

Enfant, les lendemains de tempête, je cherchais dans la cour de Temps-Perdu les ardoises arrachées du toit et j'y traçais des mots à la craie. Je rêvais d'écrire sur les toits ce qui me tenait à cœur,

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sachant que la pluie l'effacerait et me donnerait une page toujours neuve. Sans doute est-ce ce vieux rêve qui me jette deux fois l'an au moins dans une papeterie, m'y fait acquérir un cahier épais et solide, m'oblige, durant des jours, parfois des semaines, à y noter ce qui me passe par la tête, puis me le fait abandonner, mécontente de moi, de ce que j'y relis, la fureur d'écrire passée. Bientôt, la vue de ce cahier me devenant insupportable, je le brûle, je me jure de ne plus jamais en com- mencer d'autre... Mais, pour l'odeur des premières jacinthes, pour un chat sur le mur, pour un visage, pour rien, me revoilà agitée par le besoin d'aligner des mots. Je résiste quelque temps : je me soûle de lectures, je marche dans la campagne. M'avan- turé-je en ville, j'entre dans la première boutique où l'on débite du papier !

Je ne peux détacher mon esprit de cette nuit où j'ai vu mourir et naître... Je voudrais demander à ma mère si chaque naissance a cet aspect de meurtre, mais elle me regarderait de ses yeux clairs, si facilement égarés, et je serais obligée de baisser les miens. Il ne lui plaît guère que chaque jour j'aille rendre visite aux hortillons. François, qui nous a aidés à sauver quelques meubles des décom- bres et à nous installer ici, a conquis son estime mais elle veut ignorer les autres : « Les membres de la tribu. » Moi, je veux simplement revoir Sophie. Madeleine ricane lorsque j'arrive : « Si vous aimez tant les gosses, faut vous marier. »

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Je ne réponds pas. Je regarde l'enfant qui som- meille, ses longs cils noirs ombrant sa joue deve- nue rose.

J'ai dû m'interrompre car ma mère a voulu me faire essayer une robe. D'avoir retrouvé une mai- son l'incline à penser que la guerre sera bientôt finie. Elle prépare déjà mon trousseau pour l'Ecole normale, en septembre. Vivre recluse dans cette grande bâtisse, à l'autre extrémité de la ville, seul quartier encore debout, ne m'enchante guère. J'ai- merais rester ici, passer mes journées à débrous- sailler le parc, à lire, à écrire, à regarder grandir Sophie.

Pourquoi ai-je eu la tentation d'écrire : à te regarder grandir ? Parce que, malgré moi, en même temps qu'il me semblait, en te voyant naître, qu'on t'arrachait à ma propre chair, j'ai senti que tu serais cette petite sœur, poupée vivante dont j'ai toujours rêvé lorsque j'étais enfant.

J'ai maintenant compris que je ne pourrais noir- cir ces cahiers avec persévérance que s'ils doivent un jour être lus. Est-ce toi, Sophie, qui va m'aider à m'accoucher de moi-même ?

Afin de ne pas être tentée de détruire ce cahier, je l'appelle : Le Livre de Sophie.

J'ai quinze ans et je ne me plais pas. Quand je me regarde dans la glace, je ne vois que ces longues mèches « queue de vache », comme me disent les autres filles, le long de ma figure trop pâle, mes taches de son, la bosse que j'ai sur le nez, ma poi-

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trine plate et mes jambes d'échassier. Hier, je t'ai prise dans mes bras, Sophie, je t'ai contemplée dans la lumière et je me suis nourrie de ton visage. Tu seras belle, toi, et tu le sauras car, moi, je te le dirai.

A l'âge où je devins coquette, si ma mère me surprenait en arrêt devant mon image, elle m'éloi- gnait du miroir en disant : « Quand une petite fille est bien lavée elle est toujours belle. » En ai-je passé des heures, sous la douche, à m'étriller, pen- sant que ma mère ne me tenait un tel langage que pour me consoler de ces « éphélides » répan- dues sur mon corps de rousse. Un jour, par miracle, deviendrais-je belle, comment pourrais-je oublier que j'ai vécu toute mon enfance et mon adolescence sous les dehors d'une laide ? Sophie, je veux t'épargner ce chagrin ; je serai ton miroir.

Ce matin, au magnolia en fleur devant ma fenêtre, j'ai failli cueillir quelques corolles pour les mettre dans ton berceau, mais leur parfum est trop lourd pour ton petit nez. Quand tu seras plus grande, je t'apprendrai à connaître les arbres.

4 juin 1940.

Des avions passent et font trembler la maison. Ma mère soupire : « Si ton père était là, nous sau- rions si nous devons rester ou fuir ! » Et elle me fait des recommandations : « Quand tu vas en ville, ne regarde pas les soldats. »

Que craint-elle ? Un flirt ? Je n'ai aucun goût pour les uniformes. Les amourettes m'écœurent... Ne

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serait-ce pas, plutôt, que l'amour m'effraie ? Pour une mère peureuse, quelle fille rassurante !... Cela ne m'empêche pas de divaguer ! Plus tard, bien plus tard, si je deviens belle, je voudrais rencontrer un homme un peu las, qui ferait de moi sa femme, sa sœur et sa fille et qui vivrait par moi son dernier amour. J'imagine souvent nos soirées dans une maison semblable à celle-ci, réchauffée, illuminée par de grands feux de bois qui répandent le parfum délicieux d'une forêt qui brûle.

Je ne puis évoquer le visage de l'homme, pres- sentir la force de sa main refermée sur la mienne, la douceur de son baiser, sans qu'une fillette brune et rieuse ne se mêle à mes imaginations !

6 juin 1940.

Je suis inscrite à l'Ecole normale. En voilà pour trois ans ! Quand j'en sortirai, je serai vieille. Comment avoir du génie passé vingt ans ? D'ici là, je vais être enfermée aussi sûrement qu'au couvent, avec des leçons à apprendre et des devoirs à faire !

Je sais que je mourrai jeune. Je ne me vois pas dans la peau d'une femme de quarante ans. Je n'ai pas envie de ressembler à ma mère. Le suicide est un idée bien fascinante : choisir sa mort puisqu'on ne peut choisir sa vie.

Il est peut-être honteux d'écrire ces lignes, une tartine à la main, alors que tant de gens meurent en ce moment sur les routes ! François disait l'autre jour que la guerre allait finir. Moi, je te berçais, Sophie, dans un rayon de soleil. Tu venais de boire

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ton biberon et tu plissais tes yeux noirs en bâillant comme une petite chatte. Puis tu t'es endormie et je suis restée longtemps, assise sur le seuil de votre porte, à couver ton sommeil.

Ton premier sourire a été pour Guy. J'ai eu beau me dire que ce n'était pas un vrai sourire, j'en ai eu un pincement au cœur.

J'ai découvert, entre deux rieux, une petite île pleine de joncs et de saules. Je me suis couchée dans l'herbe qui sentait la menthe sauvage et je me suis laissée envahir par la tristesse.

22 juin 1940.

Mère est contente. La guerre est finie. C'est un vieillard qui gouverne la France. Elle dit que nous payons nos erreurs passées et que c'est justice. Je lui ai demandé qu'elles étaient nos erreurs, elle m'a répondu : notre légèreté.

Je voudrais connaître des gens de caractère léger. Ma gravité m'accable.

24 juin 1940.

La directrice de l'Ecole normale est une longue femme sèche qui nous a reçues, ma mère et moi, avec des airs tragiques. « S'il n' y avait pas ces jeunes esprits à éduquer, dit-elle, j'irais rejoindre de Gaulle. »

Après dix minutes d'entretien, elle nous recondui-

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sit à la porte : « Nous nous préparerons ensemble à la victoire et à un avenir meilleur. »

J'ai interrogé ma mère sur de Gaulle. — Certains disent que c'est notre sauveur, d'au-

tres un aventurier. Il veut continuer la guerre... Elle soupira : — Nous avons déjà perdu notre maison, c'est

assez ! Il y avait des regrets dans sa voix comme si elle

déplorait, en son for intérieur, de n'avoir pas le courage de perdre son bien une deuxième fois.

4 juillet 1940.

Je t'ai fabriqué une poupée en chiffons, ma Sophie. Tu lui as léché la figure, puis tu l'as jetée à terre. En dehors de ton biberon, il n'y a que les bras de François et les grimaces de Guy qui te conviennent. Moi, tu me supportes. Je ne réussis à t'intéresser que lorsque je fais tinter au-dessus de ton berceau les sept bracelets que je porte au bras, les bracelets donnés par mon père.

Ce matin, le docteur nous a surprises alors que nous lavions le carrelage de la grande pièce du bas que nous nommons salon. Il a paru content de nous voir installées chez lui : « Ma femme n'a jamais voulu y vivre. Elle trouve l'endroit trop isolé. » Maman a pris son air de résignation. « Mon mari était pharmacien, mais il sacrifiait sa clientèle

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à ses recherches de laboratoire et nous a habituées au silence. » Elle a feint de ne pas voir mon regard assombri : Je ne peux supporter qu'elle fasse passer mon père pour un dépeceur de rats et de gre- nouilles. Lui, disait : « Je vends des drogues qui, en principe, doivent soulager les misères du corps, mais je ne m'intéresse qu'à l'aventure de l'esprit. » Quand le médecin s'est en allé, je l'ai rejoint dans le parc et lui ai demandé si nous pourrions occuper longtemps sa demeure. Il a paru étonné. Je lui ai dit que j'aimais cette maison qui me rappelait celle de Temps-Perdu et mon enfance. Il a ri, m'a tapoté la joue : « Tu as des idées d'ancêtre ! A ton âge, on s'intéresse plus aux garçons qu'aux arbres et aux vieilles pierres ! »

Je dois être anormale. Vois-je un garçon et une fille qui se mangent la bouche, je me détourne, écœurée.

7 juillet 1940.

Hier, il a fait une journée splendide, exception- nelle en ce pays de brume. La terre flambait. Le bleu du ciel donnait le vertige. J'ai été me baigner à l'étang de la Folie. Je venais d'enfiler mon mail- lot lorsque trois garçons, traînant leur bicyclette d'une main, ont débouché sur la petite plage de sable. Je me suis jetée à l'eau pour ne pas entendre leurs ricanements. Revenue sur la berge, je les vois qui exhibent au soleil leurs jambes et leurs torses maigres. Je saisis ma culotte, mon soutien-gorge, ma robe et vais m'habiller en pénétrant loin dans les joncs. L'un d'eux a crié derrière mon dos : « T'as

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pas besoin d'avoir peur ! Tu donnes pas envie de baiser. »

Comment l'idée de me trouver dans les bras de l'une de ces brutes, pourrait-elle me faire battre le coeur !

8 juillet 1940

J'ai appris à François mon entrée à l'Ecole nor- male. Son regard bleu s'est aiguisé : « Vous avez de la chance, mademoiselle Ysoline. C'est si beau de s'instruire et, après, d'enseigner aux autres afin de les hisser plus haut que soi ! Moi, j'ai toujours regretté... » Il ne termina pas sa phrase mais enchaîna, après un silence : « Je voudrais bien que pour les enfants ce ne soit pas comme pour moi. » Il a dit « les enfants » en me montrant Sophie qui dormait nue sur une couverture posée dans l'herbe.

13 septembre 1940.

J'ai appris que Madeleine, Robert et les trois gar- çons allaient retourner en ville. Mais Sophie restera chez François.

Pour revenir, j'ai couru joyeusement sur le che- min, sous la pluie d'orage qui faisait monter de la terre et de mes cheveux défaits une odeur fauve.

Quand je suis entrée ruisselante dans le « salon », ma mère a levé les yeux de sa broderie et a sou- piré : « Il est temps que les vacances se termi- nent ! » Ma gaieté d'un seul coup s'est éteinte ; je

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Achevé d'imprimer le 15 juillet 1969 sur les presses de l'Imprimerie Mourral pour Julliard, éditeur à Paris.

N° d'éditeur : 3952. — N° d'impression : 3638. Dépôt légal : 3° trimestre 1969.

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