LA BOÉTIE, Étienne de • Discours de la servitude volontaire (1549-1570-1576) (+mp3)

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LA BOÉTIE, Étienne de • Discours de la servitude volontaire (1549-1570-1576) (+mp3) // 1. LA BOÉTIE, Étienne de • Discours de la servitude volontaire • Avertissement au lecteur par M. de Montaigne (1570) // 2. LA BOÉTIE, Étienne de (1530-1563) • Le discours de la servitude volontaire ou le contr'un (1549) (ed. Claude Ovtcharenko) // 3. LA BOÉTIE, Étienne de • Discours de la servitude volontaire [1576] (ed. Yann Forget) // 4. LA BOÉTIE, Étienne de • Discours de la servitude volontaire (audiolivre www.mediatexte.fr) (voix : Olivier Gaiffe)

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tienne de LA BOTIE (1530-1563) Discours de la servitude volontaire Avertissement au lecteur par M. de Montaigne (1570) Le discours de la servitude volontaire ou le contr'un (1549) (ed. Claude Ovtcharenko) Discours de la servitude volontaire [1576] (ed. Yann Forget) Discours de la servitude volontaire (audiolivre www.mediatexte.fr) (voix : Olivier Gaiffe)

alma, lyon (2011)

source : http://fr.wikisource.org/wiki/uvres_compltes_dEstienne_de_La_Botie/Avertissement_au_lecteur_par_M._de_Montaigne

Estienne de La Botie

uvres compltes dEstienne de La BotiePaul Bonnefon, 1892 (pp. 61-62)

Discours de la Servitude volontaire

Avertissement au lecteur par M. de Montaigne

Lettre M. de Lansac

ADVERTISSEMENT AV LECTEVRPAR

M. DE MONTAIGNE

LECTEVR, tu me dois tout ce dont tu iouis de feu M. Etienne de la Botie : car ie taduie que quant luy, il ny a rien icy quil eut iamais eper de te faire voir, voire ny quil etimait digne de porter on nom en public. Mais moy qui ne uis pas i hault la main, nayant trouv autre choe dans a Librairie, quil me laia par on tetament, ancore nay-ie pas voulu quil e perdit. Et, de ce peu de iugement que iay, iepere que tu trouveras que les plus habiles hommes de noitre iecle font bien ouvent fete de moindre choe que cela : ientens de ceux qui lont prattiqu plus ieune, car notre accointance ne print commencement quenviron ix ans avant a mort, quil avoit faict force autres vers Latins & Franois, comme ous le nom de Gironde, & en ay ouy reciter des riches lopins. Meme celuy qui a ecrit les Antiquitez de Bourges en allegue, que ie recognoy : mais ie ne ay que tout cela eit devenu, non plus que ces Pomes Grecs. Et la verit, meure que chaque faillie luy venoit la tete, il en dechargeoit ur le premier papier qui luy tomboit en main, ans autre oing de le conerver. Aeure toy que iy ay faict ce que iay peu, & que, depuis ept ans que nous lavons perdu, ie nay peu recouvrer que ce que tu en vois, au vn Dicours de la ervitude volontaire, & quelques Memoires de noz troubles ur lEdict de Ianuier, 1562. Mais quant ces deux dernieres pieces, ie leur trouve la faon trop delicate & mignarde pour les abandonner au groier & peant air dvne i mal plaiante aion. A Dieu. De Paris, ce dixieme dAout, 1570.

tienne de LA BOTIE(1530-1563)crivain franais, ami de Montaigne

(1549)

LE DISCOURS DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE OU LE CONTRUNUn document produit en version numrique par Claude Ovtcharenko, bnvole, Journaliste la retraite prs de Bordeaux, 40 km de Prigueux Courriel: [email protected]

Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://classiques.uqac.ca/ Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

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Cette dition lectronique a t ralise par Claude Ovtcharenko, bnvole, journaliste la retraite prs de Bordeaux, 40 km de Prigueux. Courriel: [email protected] partir de :

tienne de LA BOTIE (1530-1563) LE DISCOURS DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE OU LE CONTRUN. Manuscrit de Mesme.

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dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2004 pour Macintosh. Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5 x 11) dition numrique ralise le 21 mai 2006, revue et corrige le 15 fvrier 2009 Chicoutimi, Ville de Saguenay, province de Qubec, Canada.

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Table des matiresPrsentation de luvre par Claude Ovtcharenko Prsentation de luvre dans lencyclopdie Wikipedia 1. Transcription en franais moderne (19e sicle) Avant-propos par Charles TESTE (1836) 2. Transcription en franais ancien (16e sicle)

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Le Discours de la servitude ou Le ContrUn (1549)

Prsentation de loeuvre

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Il s'agit d'un texte politique essentiel. L'auteur se pose la question: Pourquoi un seul peut gouverner un million, alors qu'il suffirait ce million de dire non pour que le gouvernement disparaisse ? Cet ouvrage est paru en 1549. Le Prince de Machiavel est paru en 1513. La Renaissance bat son plein en Europe et les auteurs politiques commencent s'exprimer. La Botie est n Sarlat, 30 km de chez moi, en Prigord noir (Dordogne). Sa maison existe toujours dans la vieille ville. Les touristes peuvent la visiter. Claude Ovtcharenko, Journaliste la retraite, bnvole.

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Le Discours de la servitude ou Le ContrUn (1549)

Prsentation de loeuvreEncyclopdie Wikipedia

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Le Discours de la servitude volontaire ou le Contr'un est un court rquisitoire contre l'absolutisme qui tonne par son rudition et par sa profondeur, alors qu'il est cens tre rdig par un jeune homme d' peine 18 ans. Montaigne cherche en connatre l'auteur : de sa rencontre avec La Botie nat alors une amiti qui va durer jusqu' la mort de ce dernier. Le texte de La Botie pose la question de la lgitimit de toute autorit sur une population et essaie d'analyser les raisons de la soumission de celle-ci (rapport domination / servitude). Il prfigure ainsi la thorisation du contrat social et invite le lecteur une vigilance de tous les instants avec la libert en ligne de mire. Les nombreux exemples tirs de l'Antiquit qui, comme de coutume l'poque, illustrent son texte lui permettent de critiquer, sous couvert d'rudition, la situation politique de son temps. Si La Botie est toujours rest, par ses fonctions, serviteur fidle de l'ordre public, il est cependant considr par beaucoup comme un prcurseur intellectuel de l'anarchisme. Source : http://fr.wikipedia.org/wiki/tienne_de_La_Botie

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LE DISCOURS DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE OU LE CONTRUN*tienne de LA BOTIE(Sarlat [Dordogne France], 1 novembre 1530 Germignan, 18 aot 1563)er

Manuscrit de Mesme

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* Rdig en 1549 lge de 19 ans, premire publication en 1576

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Transcription par Charles TESTE (1836)Avant-propos

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Un mot, frre lecteur, qui que tu sois, et quelles que puissent tre dailleurs ta position ici-bas et tes opinions personnelles ; car, bien que dordinaire et proverbialement parlant, tous les frres ne soient pas cousins, toujours est-il quen dpit de la distribution si bizarrement faite dans ce monde des titres et des calomnies, des dcorations et des emprisonnements, des privilges et des interdictions, des richesses et de la misre, il faut bien, malgr tout, reconnatre que, pris ensemble (in globo), nous sommes tous naturellement et chrtiennement frres. Lamennais la dit et prouv, en termes si loquents, si admirables, que jamais, non jamais, cette tant maudite machine quon appelle presse, ne pourra trop les reproduire. Ne pense donc pas que ce soit pour tamadouer que je dbute ainsi, dans cet avant-propos, en tapostrophant du nom de frre. La flatterie nest pas mon fort et bien men a dj cuit de ma franchise, dans ce sicle de duplicit et de mensonges. Bien men cuira peut-tre encore dajouter au livre, qui nest pas mien, et que jentreprends, trop tmrairement sans doute, de rajeunir pour donner un plus libre cours aux vieilles, mais indestructibles vrits quil renferme.

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Je voudrais pouvoir te faire comprendre tout mon embarras dans lexcution de ce dessein que jai mdit longtemps avant doser laccomplir. Je suis dj vieux, et nai jamais rien produit. Suis-je plus bte que tant dautres qui ont crit des volumes o lon ne trouve pas mme une ide ? je ne le crois pas. Mais sans avoir jamais reu dinstruction dans aucune cole, ni aucun collge, je me suis form de moi-mme par la lecture. Heureusement, les mauvais livres neurent jamais dattraits pour moi, et le hasard me servit si bien que jamais aussi, dautres que les bons ne tombrent sous ma main. Ce que jy trouvai me rendit insupportables toutes les fadaises, niaiseries ou turpitudes qui abondent dans le plus grand nombre. Jai pris du got pour ces moralistes anciens qui ont crit tant de bonnes et belles choses, en style si naf, si franc, si entranant, quil faut stonner que leurs uvres, qui pourtant ont eu leur effet, nen aient pas produit davantage. Le nouveau, dans les crits du jour, ne ma plu, parce que, selon moi, ce nest pas du nouveau, et quen effet, dans les meilleurs, rien ne sy trouve qui nait t dj dit et beaucoup mieux par nos bons devanciers. Pourquoi donc faire du neuf, quand le vieux est si bon, si clair et si net, me disais-je toujours ? Pourquoi ne pas lire ceux-l ; ils me plaisent tant moi ; comment se fait-il quils ne plaisent de mme tout le monde ? Quelque fois il ma pris envie, par essai seulement, den lire quelques passages ces pauvres gens qui ont le malheur de ne pas savoir lire. Jai t enchant de cette preuve. Il fallait voir comme ils sbahissaient les our. Ctait pour eux un vrai rgal que cette lecture. Ils la savouraient au mieux. Cest qu la vrit, javais soin de leur expliquer, aussi bien quil mtait possible, le vrai sens cach parfois sous ce vieux langage malheureusement pass de mode. Telle est lorigine de la fantaisie qui me prend aujourdhui. Mais combien de fois, tout rsolu que jtais dans ce dessein, jai d abandonner luvre, parce quen effet, je mapercevais chaque pas que je gtais louvrage, et, quen voulant badigeonner la maison, je la dgradais. Aussi, lecteur, tu ne me sauras jamais assez de gr de ma peine dans lexcution dun travail si ingrat o je nai persist que par dvoment, car jai lintime conviction que le mets que je toffre est bien infrieur, par cela seul que je lai arrang ton got. Ctait pour moi un vrai crve-cur semblable celui que doit prouver un tailleur qui, plein denthousiasme et dengoment pour ces beaux costumes grecs et romains que le grand Talma a mis en si bonne vogue

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sur notre thtre, est oblig, pour satisfaire la capricieuse mode, de tailler et symtriser les mesquins habillements dont nous nous accoutrons. Encore celui-l nous en donne-t-il pour notre argent ; il fait son mtier pour vivre, et moi je nai entrepris cette fatiguante et pnible transformation que pour ton utilit. Je ne regretterai ni mon temps, ni ma peine, si jatteins ce but qui est et sera toujours mon unique pense. Au lieu de mtendre si longtemps sur ce point o la bonne intention suffisait, ce me semble, pour justifier le tmraire mfait, jaurais d te parler, me diras-tu peut-tre, du mrite de lauteur dont je viens toffrir lantique enfant drap la moderne : Faire son apologie, vanter ses talents, prner ses vertus, exalter sa gloire, encenser son image, cest l ce que font chaque jour nos habiles de lInstitut, non envers leurs confrres vivants, car lenvie les entre-dvore, mais envers les dfunts. Cest la tche oblige de chaque immortel nouveau-n pour limmortel trpass, lors de son entre dans ce prtendu temple des sciences o viennent senfouir plutt que sentre-nourrir les talents en tous genres, et quon pourrait appeler plus juste titre le campo santo * de nos gloire littraires. Mais serait-ce moi, chtif, dimiter ces faiseurs de belles phrases, ces fabricants dloges de commande quils dbitent si emphatiquement ? Ce nest pas que je neusse un plus beau thme queux, car je pourrais, en deux mots, te faire le portrait de mon auteur, et te dire en style non-acadmique, mais laconien : Il vcut en Caton et mourut en Socrate. Mais entrer dans dautres dtails, je ne le pourrais, et quel que fut lart que je misse te parler de ce bon Estienne de La Botie, je serais toujours fort au-dessous de mon sujet. Je prfre donc te le faire connatre en te rappelant tout simplement ce quen a dit-on tant bon ami Montaigne dans son chapitre : de lAmiti, et en reproduisant ici, par extrait, quelques-uns des lettres o ce grand gnie, ce profond moraliste, ce sage philosophe nous dit les vertus de* Cest ainsi quon nomme ordinairement les cimetires dans presque toute

lItalie. Celui de Naples est remarquable par sa singularit. Il est compos de 366 fosses trs profondes. Chaque jour on en ouvre une, on y jette ple-mle, aprs les avoir dpouills, les cadavres de ceux qui sont morts la veille, et le soir cette fosse est hermtiquement ferme pour ntre plus rouverte que le mme jour de lanne suivante. Ceux qui ont assist cette rouverture assurent que, durant cette priode, le terrain a entirement dvor les cadavres ensevelis et quil nen reste plus aucun vestige.

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sa vie et le calme de sa mort. Jespre quaprs avoir lu ces extraits ** , tu me seras gr de mtre occup de rajeunir luvre de La Botie, que tu seras mme indulgent pour les imperfections et que je toffre de trs grand cur. Fais-lui nanmoins bon accueil, plus pour lamour de toi, que de moi-mme.

Ton frre en Christ et en Rousseau, Ad Rechastelet.

** Pour les rendre plus comprhensibles, il ma fallu aussi les transformer en

langage du jour. Cest un sacrilge ! diront quelques-uns ; et comme eux je le pense. Mais est-ce ma faute, moi, si notre langue a perdu cette franchise et cette navet qui jadis en faisaient tout le charme ? Redevenons meilleurs, et peut-tre retrouverons-nous pour lexpression de nos penses une faon plus naturelle et plus attrayante.

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Homre 1 raconte quun jour, parlant en public, Ulysse dit aux Grecs : Il nest pas bon davoir plusieurs matres ; nen ayons quun seul. Sil et seulement dit : il nest pas bon davoir plusieurs matres, cet t si bien, que rien de mieux ; mais, tandis quavec plus de raison, il aurait d dire que la domination de plusieurs ne pouvait tre bonne, puisque la puissance dun seul, ds quil prend ce titre de matre, est dure et rvoltante ; il vient ajouter au contraire : nayons quun seul matre. Toutefois il faut bien excuser Ulysse davoir tenu ce langage qui lui servit alors pour apaiser la rvolte de larme, adaptant, je pense, son discours plus la circonstance qu la vrit 2 . Mais en conscience nest-ce pas un extrme malheur que dtre assujetti un matre de la bont duquel on ne peut jamais tre assur et qui a toujours le pouvoir dtre mchant quand il le voudra ? Et obir plusieurs matres, nest-ce pas tre autant de fois extrmement malheureux ? Je naborderai pas ici cette question tant de fois agite ! si la rpubli1

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Le plus clbre des potes anciens, duquel J.-M. Chnier a dit : Trois mille ans ont pass sur la cendre dHomre Et depuis trois mille ans Homre respect Est jeune encore de gloire et dimmortalit. Cet Ulysse tait roi lui-mme. Comment naurait-il pas prch pour le pouvoir dun seul ? Excusons-le donc, suivant le dsir de ce bon La Botie ; excusons mme si lon veut tous ces plats courtisans qui, dhabitude, ont constamment dfendu ce pouvoir pour se gorger aux budgets et sengraisser de nos sueurs ; mais nexcusons jamais, stigmatisons plutt ces vils hypocrites qui ont souffl tour tour le froid et le chaud, et cri, selon loccurrence, vive le roi, vive la ligue ? ces bavards sempiternels, imposteurs effronts qui ont tenu, si impudemment, et quelquefois du jour au lendemain, deux langages tout opposs ; en un mot ces feseurs de discours circonstance dont le nombre a t si grand de nos jours, que lnorme Moniteur lui-mme, o ces exemples de bassesses et dinsolents mensonges fourmillent sous toutes les formes, ne nous en donne quune bien imparfaite collection.

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que est ou non prfrable la monarchie . Si javais la dbattre, avant mme de rechercher quel rang la monarchie doit occuper parmi les divers modes de gouverner la chose publique, je voudrais savoir si lon doit mme lui en accorder un, attendu quil est bien difficile de croire quil y ait vraiment rien de public dans cette espce de gouvernement o tout est un seul. Mais rservons pour un autre temps 3 cette question, qui mriterait bien son trait part et amnerait dellemme toutes les disputes politiques. Pour le moment, je dsirerais seulement quon me fit comprendre comment il se peut que tant dhommes, tant de villes, tant de nations supportent quelquefois tout dun Tyran seul, qui na de puissance que celle quon lui donne, qui na de pouvoir de leur nuire, quautant quils veulent bien lendurer, et qui ne pourrait leur faire aucun mal, sils naimaient mieux tout souffrir de lui, que de le contredire. Chose vraiment surprenante (et pourtant si commune, quil faut plutt en gmir que sen tonner) ! cest de voir des millions de millions dhommes, misrablement asservis, et soumis tte baisse, un joug dplorable, non quils y soient contraints par une force majeure, mais parce quils sont fascins et, pour ainsi dire, ensorcels par le seul nom dun quils ne devraient redouter, puisquil est seul, ni chrir puisquil est, envers eux tous, inhumain et cruel. Telle est pourtant la faiblesse des hommes ! Contraints lobissance, obligs de temporiser, diviss entre eux, ils ne peuvent pas toujours tre les plus forts. Si donc une nation, enchane par la force des armes, est soumise au pouvoir dun seul (comme la cit dAthnes le fut la domination des trente tyrans 4 ), il ne faut pas stonner quelle serve, mais bien dplorer sa servitude, ou plutt ne sen tonner, ni sen plaindre ; supporter le malheur avec rsignation et se rserver pour une meilleure occasion venir.

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Si ce bon Etienne vivait aujourdhui, il nhsiterait pas traiter la question, et certes, sa solution ne serait pas lavantage de la monarchie. Allusion au gouvernement de trente oligarques que les Spartiates, vainqueurs de la guerre du Ploponnse, imposrent aux Athniens en 404. [N. E.] Les appels de notes en chiffres romains correspondent aux notes de lditeur du 19e sicle.

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Nous sommes ainsi faits que les communs devoirs de lamiti absorbent une bonne part de notre vie. Aimer la vertu, estimer les belles actions, tre reconnaissant des bienfaits reus, et souvent mme rduire notre propre bien-tre pour accrotre lhonneur et lavantage de ceux que nous aimons et qui mritent dtre aims ; tout cela est trs naturel. Si donc les habitants dun pays trouvent, parmi eux, un de ces hommes rares qui leur ait donn des preuves ritres dune grande prvoyance pour les garantir, dune grande hardiesse pour les dfendre, dune grande prudence pour les gouverner ; sils shabituent insensiblement lui obir ; si mme ils se confient lui jusqu lui accorder une certaine suprmatie, je en sais si cest agir avec sagesse, que de lter de l o il faisait bien, pour le placer o il pourra mal faire, cependant il semble trs naturel et trs raisonnable davoir de la bont pour celui qui nous a procur tant de biens et de ne pas craindre que le mal nous vienne de lui. Mais grand Dieu ! quest donc cela ? Comment appellerons-nous ce vice, cet horrible vice ? Nest-ce pas honteux, de voir un nombre infini dhommes, non seulement obir, mais ramper, non pas tre gouverns, mais tyranniss, nayant ni biens, ni parents, ni enfants, ni leur vie mme qui soient eux ? Souffrir les rapines, les brigandages, les cruauts, non dune arme, non dune horde de barbares, contre lesquels chacun devrait dfendre sa vie au prix de tout son sang, mais dun seul ; non Mirmidon * souvent le plus lche, le plus vil et le plus effmin de la nation, qui na jamais flair la poudre des batailles, mais peine foul le sable des tournois ; qui est inhabile, non seulement commander aux hommes, mais aussi satisfaire la moindre femmelette ! Nommerons-nous cela lchet ? Appellerons-nous vils et couards les hommes soumis un tel joug ? Si deux, si trois, si quatre cdent un seul ; cest trange, mais toutefois possible ; peut-tre avec raison, pourrait-on dire : cest faute de cur. Mais si cent, si mille se laissent opprimer par un seul, dira-t-on encore que cest de la couardise, quils nosent se prendre lui, ou plutt que, par mpris et*

Dans loriginal on trouve Hommeau, que les annotateurs ont traduit par Hommet, Hommelet : petit homme. Jai cru pouvoir mettre a la place : Mirmidon. Lemploi de ce dernier mot, qui ma paru exprimer tout fait la pense de lauteur, ma t inspir par une chanson, que tout le monde connat, de notre tant bon ami Branger, Quil nous pardonne ce larcin !

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ddain, ils ne veulent lui rsister ? Enfin, si lon voit no,n pas cent, non pas mille, mais cent pays, mille villes, un million dhommes ne pas assaillir, ne pas craser celui qui, sans mnagement aucun, les traite tous comme autant de serfs et desclaves : comment qualifieronsnous cela ? Est-ce lchet ? Mais pour tous les vices, il est des bornes quils ne peuvent dpasser. Deux hommes et mme dix peuvent bien en craindre un, mais que mille, un million, mille villes ne se dfendent pas contre un seul homme ! Oh ! Ce nest pas seulement couardise, elle ne va pas jusque-l ; de mme que la vaillance nexige pas quun seul homme escalade une forteresse, attaque une arme, conquire un royaume ! Quel monstrueux vice est donc celui-l que le mot de couardise ne peut rendre, pour lequel toute expression manque, que la nature dsavoue et la langue refuse de nommer ? Quon mette, de part et dautre, cinquante mille hommes en armes ; quon les range en bataille ; quils en viennent aux mains ; les uns libres, combattant pour leur libert, les autres pour la leur ravir : Auxquels croyez-vous que restera la victoire ? Lesquels iront plus courageusement au combat, de ceux dont la rcompense doit tre le maintien de leur libert, ou de ceux qui nattendent pour salaire des coups quils donnent ou reoivent que la servitude dautrui ? Les uns ont toujours devant leurs yeux le bonheur de leur vie passe et lattente dun pareil aise pour lavenir. Ils pensent moins aux peines, aux souffrances momentanes de la bataille quaux tourments que, vaincus, ils devront endurer jamais, eux, leurs enfants, et toute leur prosprit. Les autres nont pour tout aiguillon quune petite pointe de convoitise qui smousse soudain contre le danger et dont lardeur factice steint presque aussitt dans le sang de leur premire blessure. Aux batailles si renommes de Miltiade, de Lonidas, de Thmistocle 5 , qui datent de deux mille ans et vivent encore aujourdhui, aussi fraches dans les livres et la mmoire des hommes que si elles venaient dtre livres rcemment en Grce, pour le bien de la Grce et pour lexemple du monde entier, quest-ce qui donna un si petit nombre de Grecs, non le pouvoir, mais le courage de repousser ces flottes formidables dont la mer pouvait peine supporter le poids, de combattre et de vaincre tant et de si nombreuses nations que tous les5

Respectivement batailles de Marathon (490), des Thermopyles (480) et de Salamine (480). [N. E.]

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soldats Grecs ensemble nauraient point lev en nombre les Capitaines 6 des armes ennemies ? Mais aussi, dans ces glorieuses 7 journes, ctait moins la bataille des Grecs contre les Perses, que la victoire de la libert sur la domination, de laffranchissement sur lesclavage 8 . Ils sont vraiment miraculeux les rcits de la vaillance que la libert met dans le cur de ceux qui la dfendent ! mais ce qui advient, partout et tous les jours, quun homme seul opprime cent mille villes le plus c et les prive de leur libert : qui pourrait le croire, si cela ntait quun ou-dire et narrivait pas chaque instant et sous nos propres yeux ? encore, si ce fait se passait dans des pays lointains et quon vint nous le raconter, qui de nous ne le croirait controuv et invent plaisir ? Et pourtant ce tyran, seul, il nest pas besoin de le combattre, ni mme de sen dfendre ; il est dfait de lui-mme, pourvu que le pays ne consente point la servitude. Il ne sagit pas de lui rien arracher, mais seulement de ne lui rien donner. Quune nation ne fasse aucun effort, si elle veut, pour son bonheur, mais quelle ne travaille pas elle-mme a sa ruine. Ce sont donc les peuples qui se lais6 7

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La Botie a voulu dire sans doute la totalit des officiers de larme des Perses. Ne te lai-je pas dit, dans mon avant-propos, cher lecteur, que le prtendu nouveau en faon de dire nest souvent que du rchauff ? Te serais-tu attendu trouver ici, si justement accoupls et appliqus par notre bon Etienne de La Botie, ces deux mots : glorieuses journes que des misrables jongleurs, lches flagorneurs du peuple, beuglrent tue-tte, en sortant, tremblottants deffroi, de leurs caves, o ils staient tenus cachs pendant les trois jours du grand mouvement populaire de juillet ? Ces deux mots ne furent donc pas de leur part une invention, mais bien une trouvaille quils employrent astucieusement pour duper les trop crdules et escamoter leur profit la grande victoire ; ce qui se fit, note le bien, le soir mme du 29 juillet 1830. Nos trois journes ne furent donc pas glorieuses, car il ny a de vraiment glorieux que ce qui amne un rsultat favorable au bonheur de lhumanit. Ces miraculeux efforts se sont reproduits de nos jours et nous avons eu aussi nos Lonidas, nos Thmistocle et nos Miltiade. Mais, comme le dit fort judicieusement notre auteur, cela ne se voit que chez les peuples libres. Aussi, combien nen trouverions-nous pas de ces traits hroques, si nous voulions fouiller nos trop courtes annales rpublicaines. Il suffira den rappeler quelques-uns qui vraiment peuvent tre mis en parallle avec tout ce que lhistoire nous retrace de plus prodigieux.

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sent, ou plutt se font garrotter, puisquen refusant seulement de servir, ils briseraient leurs liens. Cest le peuple qui sassujettit et se coupe la gorge : qui, pouvant choisir dtre sujet ou dtre libre, repousse la libert et prend le joug, qui consent, qui consent son mal ou plutt le pourchasse. Sil lui cotait quelque chose pour recouvrer sa libert je ne len presserais point : bien que rentrer dans ses droits naturels et, pour ainsi dire, de bte de redevenir homme, soit vraiment ce quil doive avoir le plus cur. Et pourtant je nexige pas de lui une si grande hardiesse : je ne veux pas mme quil ambitionne une je ne sais quelle assurance de vivre plus son aise. Mais quoi ! Si pour avoir la libert, il ne faut que la dsirer ; sil ne suffit pour cela que du vouloir, se trouvera-t-il une nation au monde qui croie la payer trop cher en lacqurant par un simple souhait ? Et qui regrette volont recouvrer un bien quon devrait racheter au prix du sang, et dont la seule perte rend tout homme dhonneur la vie amre et la mort bienfaisante ? Certes, ainsi que le feu dune tincelle devient grand et toujours se renforce, et plus il trouve de bois brler, plus il en dvore, mais se consume et finit par steindre de lui-mme quand on cesse de lalimenter : pareillement plus les tyrans pillent, plus ils exigent ; plus ils ruinent et dtruisent, plus on leur fournit, plus on les gorge ; ils se fortifient dautant et sont toujours mieux disposs anantir et dtruire tout ; mais si on ne leur donne rien, si on ne leur obit point ; sans les combattre, sans les frapper, ils demeurent nuds et dfaits : semblables cet arbre qui ne recevant plus de suc et daliment sa racine, nest bientt quune branche sche et morte. Pour acqurir le bien quil souhaite, lhomme entreprenant ne redoute aucun danger, le travailleur nest rebut par aucune peine. Les lches seuls, et les engourdis, ne savent ni endurer le mal, ni recouvrer le bien quils se bornent convoiter. Lnergie dy prtendre leur est ravie par leur propre lchet ; il ne leur reste que le dsir naturel de le possder. Ce dsir, cette volont inne, commune aux sage et aux fous, aux courageux et aux couards, leur fait souhaiter toutes choses dont la possession les rendrait heureux et contents. Il en est une seule que les hommes, je ne sais pourquoi, nont pas mme la force de dsirer. Cest la libert : bien si grand et si doux ! que ds quelle est perdue, tous les maux sensuivent, et que, sans elle, tous les autres biens, corrompus par la servitude, perdent entirement leur got et leur saveur. La seule libert, les hommes la ddaignent, uniquement, ce me

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semble, parce que sils la dsiraient, ils lauraient : comme sils se refusaient faire cette prcieuse conqute, parce quelle est trop aise. Pauvres gens et misrables, peuples insenss, nations opinitres en votre mal et aveugles en votre bien, vous vous laissez enlever, sous vos propres yeux, le plus beau et le plus clair de votre revenu, piller vos champs, dvaster vos maisons et les dpouiller des vieux meubles de vos anctres ! vous vivez de telle sorte que rien nest plus vous. Il semble que vous regarderiez dsormais comme un grand bonheur quon vous laisst seulement la moiti de vos biens, de vos familles, de vos vies. Et tout ce dgt, ces malheurs, cette ruine enfin, vus viennent, non pas des ennemis, mais bien certes de lennemi et de celui-l mme que vous avez fait ce quil est, pour qui vous allez si courageusement la guerre et pour la vanit duquel vos personnes y bravent chaque instant la mort. Ce matre na pourtant que deux yeux, deux mains, un corps et rien de plus que na le dernier des habitants du nombre infini de nos villes. Ce quil a de plus que vous, ce sont les moyens que vous lui fournissez pour vous dtruire. Do tire-t-il les innombrables argus 9 qui vous pient 10 , si ce nest de vos rangs ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, sil ne les emprunte de vous ? Les pieds dont il foule vos cits, ne sont-ils pas aussi les vtres ? A-t-il pouvoir sur vous, que par vous-mmes ? Comment oserait-il vous courir sus, sil ntait dintelligence avec vous ? Quel mal pourrait-il vous faire si vous ntiez receleur du larron qui vous pille, complice du meurtrier qui vous tue, et tratres de vous-mmes ? Vous semez vos champs, pour quil les dvaste ; vous meublez et remplissez vos maisons afin quil puisse assouvir sa luxure 11 ; vous nourris9

Argus, homme fabuleux cent yeux, dit le dictionnaire : espion domestique. Chez plusieurs peuples, ce mot se prononce argous. Je ne me pique pas dtre tymologiste ; mais, tout rcemment, un journaliste, plus savant et plus malin que moi, a dit que ce mot venait dargoussin, chef des forats ; et il fit cette remarque fort spirituelle prcisment, au moment o, sous un certain ministre, on se servit des forats librs pour former certaines bandes qui parcoururent les rues de la capitale et y jetrent lpouvante, en assommant indistinctement tous les passants. 10 Il faut croire que le verbe espionner ntait pas encore usit du temps de ce bon Etienne. 11 Louis XV, lun des plus crapuleux de ces gens-l, faisait enlever les jeunes jolies filles par ses valets de chambre Bontemps et Lebel, pour en peupler son

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sez vos enfants, pour quil en fasse des soldats (trop heureux sont-ils encore !) pour quil les mne la boucherie, quil les rende ministres de ses convoitises, les excuteurs de ses vengeances 12 . Vous vous usez la peine, afin quil puisse se mignarder en ses dlices et se vautrer dans ses sales plaisirs. Vous vous affaiblissez, afin quil soit plus fort, plus dur et quil vous tienne la bride plus courte : et de tant dindignits, que les btes elles-mmes ne sentiraient point ou nendureraient pas, vous pourriez vous en dlivrer, sans mme tenter de le faire, mais seulement en essayant de le vouloir. Soyez donc rsolus ne plus servir et vous serez libres. Je ne veux pas que vous le heurtiez, ni que vous lbranliez, mais seulement ne le soutenez plus, et vous le verrez, comme un grand colosse dont on drobe la base, tomber de son propre poids et se briser 13 .

parc aux cerfs. Napolon, plus franc et plus rond dans ses manires, choisissait dans la maison impriale dEcouen, avec lentente de la Campan, les demoiselles quil lui plaisait dengrosser. Allez plutt demander un certain prince allemand, qui pourra, senqurir auprs de mad. la princesse, sa femme, dont je tais, par discrtion, le premier nom de famille. 12 Ainsi le firent en grandes coupes rgles, les grands brigands quon appelle si mal propos des grands hommes ; Alexandre le Macdonien, Louis XIV et de nos jours surtout Napolon. 13 Jai trouv ces jours-ci, et certes par un pur hasard, ce passage cit et transcrit en entier, avec la plus grande exactitude et toute la puret de son ancien style, dans un ouvrage publi rcemment par M. le baron Bouvier du Molart, exprfet de Lyon et intitul : des causes du malaise qui se fait sentir dans la socit en France ; mais cet auteur, lve de lempire, et par suite administrateur trs digne de notre poque, net certainement pas un rudit ; car tout en citant et exaltant cet loquent morceau, il la attribu Montaigne, dans les uvres duquel se trouve ordinairement le discours de La Botie. Aurait-il ignor ou mis en doute lexistence de ce dernier ? Ce nest pas croyable. Cest donc une simple distraction ; il faut la pardonner M. le baron ex-prfet, absorb sans doute par les soins qua d lui coter cet norme volume, o il a amoncel, ple-mle, il est vrai, une politique et plusieurs documents statistiques trs curieux pour arriver enfin cette conclusion ; que, la trop grande population tant la cause premire de notre malaise, il fallait se hter demployer tous les moyens, prendre toutes les mesures, mettre en usage toutes les ressources, voire les plus immorales, pour touffer la procration des proltaires, en dcimer mme la race, du moins autant quil sera ncessaire den diminuer le nombre, pour garantir, conserver et augmenter mme lextrme aisance et les doux bats de messieurs les jouisseurs et privilgis de toute sorte.

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Les mdecins disent quil est inutile de chercher gurir les plaies incurables, et peut-tre, ai-je tort de vouloir donner ces conseils au peuple, qui, depuis longtemps, semble avoir perdu tout sentiment du mal qui lafflige, ce qui montre assez que sa maladie est mortelle. Cherchons cependant dcouvrir, sil est possible, comment sest enracine si profondment cette opinitre volont de servir qui ferait croire quen effet lamour mme de la libert nest pas si naturel. Premirement, il est, je crois, hors de doute que si nous vivions avec les droits que nous tenons de la nature et daprs les prceptes quelle enseigne, nous serions naturellement soumis nos parents, sujets de la raison, mais non esclaves de personne. Certes, chacun de nous ressent en soi, dans son propre cur, limpulsion toute instinctive de lobissance envers ses pre et mre. Quant savoir si la raison est en nous inne ou non (question dbattue fond dans les acadmies et longuement agite dans les coles de philosophes), je ne pense pas errer en croyant quil est en notre me un germe de raison, qui, rchauff par les bons conseils et les bons exemples, produit en nous la vertu ; tandis quau contraire, touff par les vices qui trop souvent surviennent, ce mme germe avorte. Mais ce quil y a de clair et dvident pour tous, et que personne ne saurait nier, cest que la nature, premier agent de Dieu, bienfaitrice des hommes, nous a tous crs de mme et couls, en quelque sorte au mme moule, pour nous montrer que nous sommes tous gaux, ou plutt tous frres. Et si, dans le partage quelle nous a fait de ses dons, elle a prodigu quelques avantages de corps ou desprit, aux uns plus quaux autres, toutefois elle na jamais pu vouloir nous mettre en ce monde comme en un champ clos, et na pas envoy ici bas les plus forts et les plus adroits comme des brigands arms dans une fort pour y traquer les plus faibles. Il faut croire plutt, que faisant ainsi les parts, aux uns plus grandes, aux autres plus petites, elle a voulu faire natre en eux laffection fraternelle et les mettre mme de la pratiquer ; les uns ayant puissance de porter des secours et les autres besoin den recevoir : ainsi donc, puisque cette bonne mre nous a donn tous, toute la terre pour demeure, nous a tous logs sous le mme grand toit, et nous a tous ptris de mme pte, afin que, comme en un miroir, chacun put se reconnatre dans son voisin ; si elle nous a fait, tous, ce beau prsent de la voix et de la parole pour nous aborder et fraterniser ensemble, et par la communication et lchange de nos penses nous ramener la com-

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munaut dides et de volonts ; si elle a cherch, par toutes sortes de moyens former et resserrer le nud de notre alliance, les liens de notre socit ; si enfin, elle a montr en toutes choses le dsir que nous fussions, non seulement unis, mais quensemble nous ne fissions, pour ainsi dire, quun seul tre, ds lors, peut-on mettre un seul instant en doute que nous avons tous naturellement libres, puisque nous sommes tous gaux, et peut-il entrer dans lesprit de personne que nous ayant mis tous en mme compagnie, elle ait voulu que quelquesuns 14 y fussent en esclavage. Mais en vrit est-ce bien la peine de discuter pour savoir si la libert est naturelle, puisque nul tre, sans quil en ressente un tort grave, ne peut tre retenu en servitude et que rien au monde nest plus contraire la nature (pleine de raison) que linjustice. Que dire encore ? Que la libert est naturelle, et, qu mon avis, non seulement nous naissons avec notre libert, mais aussi avec la volont de la dfendre. Et sil sen trouve par hasard qui en doute encore et soient tellement abtardis quils mconnaissent les biens et les affections innes qui leur sont propres, il faut que je leur fasse lhonneur quils mritent et que je hisse, pour ainsi dire, les btes brutes en chaire pour leur enseigner et leur nature et leur condition. Les btes (Dieu me soit en aide !) si les hommes veulent les comprendre, leur crient : Vive la libert ! plusieurs dentre elles meurent sitt quelles sont prises. Telles que le poisson qui perd la vie ds quon le retire de leau, elles se laissent mourir pour ne point survivre leur libert naturelle. (Si les animaux avaient entre eux des rangs et des prminences, ils feraient, mon avis, de la libert leur noblesse.) Dautres, des plus grandes jusquaux plus petites, lorsquon les prend, font une si grande rsistance des ongles, des cornes, des pieds et du bec quelles dmontrent assez, par l, quel prix elles attachent au bien quon leur ravit. Puis, une fois prises, elles donnent tant de signes apparents du sentiment de leur malheur, quil est beau de les voir, ds lors, languir plutt que vivre, ne pouvant jamais se plaire dans la servitude et gmissant continuellement de la privatisation de leur libert. Que signifie, en effet, laction de llphant, qui, stant dfendu jusqu la dernire extrmit, nayant plus despoir, sur le point dtre pris, heurte sa machoire et casse ses14 Et a fortiori, La Botie aurait pu dire : que la presque totalit y soit esclave de

quelques-uns.

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dents contre les arbres, si non, quinspir par le grand dsir de rester libre, comme il lest par nature, il conoit lide de marchander avec les chasseurs, de voir si, pour le prix de ses dents, il pourra se dlivrer, et si, son ivoire, laiss pour ranon, rachtera sa libert. Et le cheval ! ds quil est n, nous le dressons lobissance ; et cependant, nos soins et nos caresses nempchent pas que, lorsquon veut le dompter, il ne morde son frein, quil ne rue quand on lperonne ; voulant naturellement indiquer par l (ce me semble) que sil sert, ce nest pas de bon gr, mais bien par contrainte. Que dirons-nous encore ? Les bufs eux-mmes gmissent sous le joug, les oiseaux pleurent en cage. Comme je lai dit autrefois en rimant, dans mes instants de loisir. Ainsi donc 15 , puisque tout tre, qui a le sentiment de son existence, sent le malheur de la sujtion et recherche la libert : puisque les btes, celles-l mme cres pour le service de lhomme, ne peuvent sy soumettre quaprs avoir protest dun dsir contraire ; quel malheureux vice a donc pu tellement dnaturer lhomme, seul vraiment n pour vivre libre, jusqu lui faire perdre la souvenance de son premier tat et le dsir mme de le reprendre ? Il y a trois sortes de tyrans. Je parle des mauvais Princes. Les uns possdent le Royaume 16 par llection du peuple, les autres par la force des armes, et les autres par succession de race. Ceux qui lont acquis par le droit de la guerre, sy comportent, on le sait trop bien et on le dit avec raison, comme en pays conquis. Ceux qui naissent rois, ne sont pas ordinairement meilleurs ; ns et nourris au sein de la tyrannie, ils sucent avec le lait naturel du tyran, ils regardent les peuples qui leur sont soumis comme leurs serfs hrditaires ; et, selon le penchant auquel ils sont le plus enclins, avares ou prodigues, ils usent du Royaume comme de leur propre hritage. Quant celui qui tient son pouvoir du peuple, il semble quil devrait tre plus supportable, et il serait, je crois, si ds quil se voit lev en si haut lieu, au-dessus de tous les autres, flatt par je ne sais quoi, quon appelle grandeur, il ne prenait la ferme rsolution de nen plus descendre. Il considre pres15 manuscrit de Mesme porte linvocation o Longa . Il sagit l du prdces-

seur de La Botie au parlement de Bordeaux. [N. E.]16 Par ce mot, La Botie a sans doute voulu dire : le droit de rgner, et non la

possession du territoire.

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que toujours la puissance qui lui a t confie par le peuple comme devant tre transmise ses enfants. Or, ds queux et lui ont conu cette funeste ide, il est vraiment trange de voir de combien ils surpassent en toutes sortes de vices, et mme en cruauts, tous les autres tyrans. Ils ne trouvent pas de meilleur moyen pour consolider leur nouvelle tyrannie que daccrotre la servitude et dcarter tellement les ides de libert de lesprit de leurs sujets, que, pour si rcent quen soit le souvenir, bientt il sefface entirement de leur mmoire. Ainsi, pour dire vrai, je vois bien entre ces tyrans quelque diffrence, mais pas un choix faire : car sils arrivent au trne par des routes diverses, leur manire de rgner est toujours peu prs la mme. Les lus du peuple, le traitent comme un taureau dompter : les conqurants, comme une proie sur laquelle ils ont tous les droits : les successeurs, comme tout naturellement. A ce propos, je demanderai : Si le hasard voulait quil naqut aujourdhui quelques gens tout--fait neufs, ntant ni accoutums la sujtion, ni affriands la libert, ignorant jusquaux noms de lune et de lautre, et quon leur offrit loption dtre sujets ou de vivre libre ; quel serait leur choix ? Nul doute quils naimassent beaucoup mieux obir leur seule raison que de servir un homme, moins quils ne fussent comme ces juifs dIsral, qui, sans motifs, ni contrainte aucune, se donnrent un tyran 17 , et, desquels, je ne lis jamais lhistoire sans prouver un extrme dpit qui me porterait presque tre inhumain envers eux, jusqu me rjouir de tous les maux qui, par la suite, leur advinrent. Car pour que les hommes, tant quil reste en eux vestige dhomme, se laissent assujettir, il faut de deux choses lune : ou quils soient contraints, ou quils soient abuss : contraints, soit par les armes trangres, comme Sparte et Athnes le furent par Alexandre ; soit par les factions, comme lorsque, bien avant ce temps, le gouvernement dAthnes tomba aux mains de Pisistrate 18 . Abuss, ils perdent aussi leur libert ; mais cest alors moins souvent par la sduction dautrui que par leur propre aveuglement. Ainsi, le peuple de Syracuse (jadis capitale de la Sicile), assailli de tous cts par des ennemis, ne songeant quau danger du moment, et sans prvoyance de lavenir lut17 Sal [N. E.] 18 Successeur de Solon la tte dAthnes, il sempara du pouvoir en sappuyant

sur les petits paysans de la montagne. [N. E.]

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Denys Ier, et lui donna le commandement gnral de larme. Ce peuple ne sapert quil lavait fait aussi puissant que lorsque ce fourbe adroit, rentrant victorieux dans la ville, comme sil et vaincu ses concitoyens plutt que leurs ennemis, se fit dabord capitaine roi 19 et ensuite roi tyran 20 . On ne saurait simaginer jusqu quel point un peuple ainsi assujetti par la fourberie dune tratre, tombe dans lavilissement, et mme dans un tel profond oubli de tous ses droits, quil est presque impossible de le rveiller de sa torpeur pour les reconqurir, servant si bien et si volontiers quon dirait, la voir, quil na pas perdu seulement sa libert, mais encore sa propre servitude, pour sengourdir dans le plus abrutissant esclavage 21 . Il est vrai de dire, quau commencement, cest bien malgr soi et par force que lon sert ; mais ensuite on sy fait et ceux qui viennent aprs, nayant jamais connu la libert, ne sachant pas mme ce que cest, servent sans regret et font volontairement ce que leurs pres navaient fait que par la contrainte. Ainsi les hommes qui naissent sous le joug ; nourris et levs dans le servage sans regarder plus avant, se contentent de vivre comme ils sont ns, et ne pensant point avoir dautres droits, ni dautres biens que ceux quils ont trouvs leur entre dans la vie, ils prennent pour leur tat de nature, ltat mme de leur naissance. Toutefois il nest pas dhritier, pour si prodigue ou nonchalant quil soit, qui ne porte un jour les yeux sur ses registres pour voir sil jouit de tous les droits de sa succession, et vrifier si lon na pas empit sur les siens ou sur ceux de son prdcesseur. Cependant lhabitude qui, en toutes choses, exerce un si grand empire sur toutes nos actions, a surtout le pouvoir de nous apprendre servir : cest elle qui la longue (comme on nous le raconte de Mithridate qui finit par shabituer au poison) parvient nous faire avaler, sans rpugnance, lamer venin de la servitude. Nul doute que ce ne soit la nature qui nous dirige dabord suivant les penchants bons ou mauvais quelle nous adonns ; mais aussi faut-il convenir quelle a encore moins de pouvoir sur nous19 Comme on dirait aujourdhui : lieutenant-gnral dun royaume. 20 Le mot tyran exprimait jadis un titre et navait rien de fltrissant. Ce sont les

brigands tels que Denys, qui lui valurent par la suite son odieuse acception. Au train dont vont les choses en Europe, il pourrait bien en arriver de mme aux titres de : roi, prince ou duc. 21 Lesclavage est plus dur que la servitude. La servitude, impose un joug ; lesclavage un joug de fer. La servitude opprime la libert ; lesclavage la dtruit. (Dictionnaire des synonymes).

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que lhabitude ; car, pour si bon que soit la naturel, il se perd sil nest entretenu ; tandis que lhabitude nous faonne toujours sa manire en dpit de nos penchants naturels. Les semences de bien que la nature met en nous sont si frles et si minces, quelles ne peuvent rsister au moindre choc des passions ni linfluence dune ducation qui les contrarie. Elles ne se conservent pas mieux, sabtardissent aussi facilement et mme dgnrent ; comme il arrive ces arbres fruitiers qui ayant tous leur propre, la conservent tant quon les laisse venir naturellement ; mais la perdent, pour porter des fruits tout fait diffrents, ds quon les a greffs. Les herbes ont aussi chacune leur proprit, leur naturel, leur singularit : mais cependant, le froid, le temps, le terrain ou la main du jardinier, dtriorent ou amliorent toujours leur qualit ; la plante quon a vu dans un pays nest souvent plus reconnaissable dans un autre. Celui qui verrait chez eux les Vnitiens 22 , poigne de gens qui vivent si librement que le plus malheureux dentre eux ne voudrait pas tre roi et qui, tous aussi ns et nourris, ne connaissent dautre ambition que celle daviser pour le mieux au maintien de leur libert ; ainsi appris et forms ds le berceau, quils nchangeraient pas un brin de leur libert pour toutes les autres flicits humaines : qui verrait, dis-je, ces hommes, et sen irait ensuite, en les quittant, dans les domaines de celui que nous appelons le grandseigneur, trouvant l des gens qui ne sont ns que pour le servir et qui dvouent leur vie entire au maintien de sa puissance, penserait-il que ces deux peuples sont de mme nature ? ou plutt ne croirait-il pas quune sortant dune cit dhommes, il est entr dans un parc de btes 23 ? On raconte que Lycurgue, lgislateur de Sparte, avait nourri

22 Alors les vnitiens taient en rpublique. Libres, ils devinrent puissants ; puis-

sants, ils se firent riches : et corrompus par les richesses, ils retombrent dans lesclavage et lavilissement. Ils sont aujourdhui sous la schlague autrichienne comme presque tout le reste de cette belle Italie !! Autre preuve de ltiolement des espces, des individus et des nations. 23 Nous ne traiterions pas aussi brutalement aujourdhui ces pauvres Musulmans. Ils sont certainement bien loin dtre ce que nous dsirerions les voir ; mais ils sont peut-tre plus prs de leur rsurrection que certains autres peuples pourris, jusqu la moelle, par un systme de corruption qui les rgit et qui vivent ou plutt vgtent et souffrent sous lcrasant fardeau de ces gouvernements quon appelle si faussement constitutionnels. Labsolutisme en Turquie na jamais t, je crois, aussi attentatoire au grand principe de la sainte galit que

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deux chiens, tous deux frres, tous deux allaits du mme lait 24 , et les avait habitus, lun au foyer domestique et lautre courir les champs, au son de la trompe et du cornet 25 . Voulant montrer aux Lacdmoniens linfluence de lducation sur le naturel, il exposa les deux chiens sur la place publique et mit entre eux une soupe et un livre : lun courut au plat et lautre au livre. Voyez, dit-il, et pourtant, ils sont frres ! Ce lgislateur sut donner une si bonne ducation aux Lacdmoniens que chacun deux eut prfr souffrir mille morts, plutt que de se soumettre un matre ou de reconnatre dautres institutions que celles de Sparte. Jprouve un certain plaisir rappeler ici un mot des favoris de Xercs, le grand roi de Perse, au sujet des Spartiates : Lorsque Xercs faisait ses prparatifs de guerre pour soumettre la Grce entire, il envoya, dans plusieurs villes de ce pays, ses ambassadeurs pour demander de leau et de la terre (formule symbolique quemployaient les Perses pour sommer les villes de se rendre), mais il se garda bien den envoyer, ni Sparte, ni Athnes, parce que les Spartiates et les Athniens, auxquels son pre Darius en avait envoys auparavant pour faire semblable demande, les avaient jets, les uns dans les fosss, les autres dans un puits, en leur disant : Prenez hardiment, l, de leau et de la terre, et portez-les votre prince. En effet, ces fiers rpublicains ne pouvaient souffrir que, mme par la moindre parole, on attantt leur libert. Cependant, pour avoir agi de la sorte, les Spartiates reconnurent quils avaient offens leurs dieux et surtout Talthybie 26 , dieu des hraults. Ils rsolurent donc, pour les apaiser, denvoyer Xercs deux de leurs concitoyens pour que disposant daux son gr, il pt se venger sur leurs personnes du meurtre des ambassadeurs de son pre. Deux Spartiates ; lun nomm Sperthis et lautre Bulis soffrirent pour victime volontaires. Ils partirent. Arrivs au palais dun Perse, nomm Hydarnes, lieutenant du roi pour toutes les quices prtendus gouvernements reprsentatifs, enfants btards du libralisme, o bout, nos dpens, la marmite de ce bon Paul Courrier. 24 Ceci est pris dun trait de Plutarque intitul : Comment il faut nourrir les enfants, de la traduction dAmiot 25 Du cor Huchet, dit Nicot, cest un cornet dont on huche ou appelle les chiens et dont les postillons usent ordinairement. 26 Hraut dAgamemnon, qui participa avec lui la guerre de Troie. [N. E.]

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taient sur les ctes de la mer, celui-ci les accueillit fort honorablement et aprs divers autres discours leur demanda pourquoi ils rejetaient si firement lamiti du grand roi 27 ? Voyez par mon exemple, leur ajouta-t-il, comment le Roi sait rcompenser ceux qui mritent de ltre et croyez que si vous tiez son service et quil vous et connus, vous seriez tous deux gouverneurs de quelque ville grecque. En ceci, Hydarnes 28 , tu ne pourrais nous donner un bon conseil, rpondirent les Lacdmoniens ; car si tu as got le bonheur que tu nous promets, tu ignore entirement celui dont nous jouissons. Tu as prouv la faveur dun roi, mais tu ne sais pas combien est douce la libert, tu ne connais rien de la flicit quelle procure. Oh ! si tu en avais seulement une ide, tu nous conseillerais de la dfendre, non seulement avec la lance et le bouclier, mais avec les ongles et les dents. Les Spartiates seuls disaient vrai ; mais chacun parlait ici selon lducation quil avait reue. Car il tait impossible au Persan de regretter la libert dont il navait jamais joui ; et les Lacdmoniens au contraire, ayant savour cette douce libert, ne concevaient mme pas quon pt vivre dans lesclavage. Caton dUtique, encore enfant et sous la frule du matre, allait souvent voir Sylla le dictateur, chez lequel il avait ses entres libres, tant cause du rang de sa famille que des liens de parent qui les unissaient. Dans ces visites, il tait toujours accompagn de son prcepteur, comme ctait lusage Rome pour les enfants des noble de ce temps-l. Un jour, il vit que dans lhtel mme de Sylla, en sa prsence, ou par son commandement, on emprisonnait les uns, on condamnait les autres ; lun tait banni, lautre trangl ; lun proposait la confiscation des biens dun citoyen, lautre demandait sa tte. En somme, tout dy passait, non comme chez un magistrat de la ville, mais comme chez un tyran du peuple ; et ctait bien moins le sanctuaire de la justice, quune caverne de tyrannie. Ce noble enfant dit son percepteur : Que ne me donnez-vous un poignard ? je le cacherai sous ma robe. Jentre souvent dans la chambre de Sylla avant quil soit lev jai le bras assez fort pour en dlivrer la rpublique. Voil vraiment la pense dun Caton ; cest bien l, le dbut dune vie si digne de se mort. Et nanmoins, taisez le nom et le pays, racontez seu27 Voyez Hrodote, I. 7, page 422. 28 Qui tort, dans le texte, est appel Gidarne.

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lement le fait tel quil est ; il parle de lui-mme, : ne dira-t-on pas aussitt cet enfant tait Romain et lorsquelle tait libre. Pourquoi dis-je ceci ? je ne prtends certes pas que le pays et le sol perfectionnent rien, car partout et en tous lieux lesclavage est odieux aux homme et la libert leur est chre ; mais par ce quil me semble que lon doit comptir ceux qui, en naissant, se trouvent dj sous le joug : quon doit les excuser ou leur pardonner, si, nayant pas encore vu lombre mme de la libert, et nen ayant jamais entendu parler, ils ne ressentent pas le malheur dtre esclave. Si en effet (comme le dit Homre des Cimmriens 29 ), il est des pays o le Soleil se montre tout diffremment qu nous et quaprs les avoir clairs pendant six mois conscutifs, il les laisse dans lobscurit durant les autres six mois, serait-il tonnant que ceux qui natraient pendant cette longue nuit, sils navaient point ou parler de la clart, ni jamais vu le jour, saccoutumassent aux tnbres fans lesquelles ils sont ns et ne dsirassent point la lumire ? On ne regrette jamais ce quon na jamais eu ; le chagrin ne vient quaprs le plaisir et toujours, la connaissance du bien, se joint le souvenir de quelque joie passe. Il est dans la nature de lhomme dtre libre et de vouloir ltre ; mais il prend trs facilement un autre pli, lorsque lducation le lui donne. Disons donc que, si toutes les choses auxquelles lhomme se fait et se faonne lui deviennent naturelles, cependant celui-l seul reste dans sa nature qui ne shabitue quaux choses simples et non altres : ainsi la premire raison de la servitude volontaire, cest lhabitude ; comme il arrive aux plus braves courtauds 30 qui dabord mordent leur frein et puis aprs sen jouent ; qui, regimbent nagure sous la selle, se prsentent maintenant deux-mmes, sous le briallant harnais, et, tout fiers, se rengorgent et se pavanent sous larmure qui les couvre. Ils disent quils ont toujours t sujets, que leurs pres ont ainsi vcu. Ils pensent quils sont tenus dendurer le mors, se le persuadent par des exemples et consolident eux-mmes, par la dure, la possession de ceux qui les tyrannisent. Mais les annes donnent-elles le droit de mal faire ? Et linjure prolonge nest-elle pas une plus grande injure ? Toujours en est-il certains qui, plus fiers et mieux inspirs que les au29 Peuple lgendaire qui habitait un pays o le Soleil napparaissait pas et o

Ulysse se rendit pour voquer les morts et interroger le devin Tirsias. [N. E.]30 Cheval qui a crin et oreilles coups.

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tres, sentent le poids du joug et ne peuvent sempcher de le secouer ; que ne se soumettent jamais la sujtion et qui, toujours et sans cesse (ainsi quUlysse cherchant, par terre et par mer, revoir la fume de sa maison), nont garde doublier leurs droits naturels et sempressent de les revendiquer en toute occasion. Ceux-l ayant lentendement net et lesprit clairvoyant, ne se contentent pas, comme les ignorants encrots, de voir ce qui est leurs pieds, sans regarder ni derrire, ni devant ; ils rappellent au contraire les choses passes pour juger plus sainement le prsent et prvoir lavenir. Ce sont ceux qui ayant deuxmmes lesprit droit, lont encore rectifi par ltude et le savoir. Ceux-l, quand la libert serait entirement perdue et bannie de ce monde, ly ramnerait ; car la sentant vivement, layant savoure et conservant son germe en leur esprit, la servitude ne pourrait jamais les sduire, pour si bien quon laccoutrt. Le grand Turc sest bien aperu que les livres et la saine doctrine inspirent plus que tout autre chose, aux hommes, le sentiment de leur dignit et la haine de la tyrannie. Aussi, ai-je lu que, dans le pays quil gouverne, il nest gure plus de savants quil nen veut. Et partout ailleurs, pour si grand que soit le nombre des fidles la libert, leur zle et laffection quils lui portent restent sans effet, parce quils ne savent sentendre. Les tyrans leur enlvent toute libert de faire, de parler et quasi de penser, et ils demeurent totalement isols dans leur volont pour le bien : cest donc avec raison que Momus 31 trouvait redire lhomme forg par Vulcain de ce quil navait pas une petite fentre au cur par o lon pt vois ses plus secrtes penses. On a rapport que, lors de leur entreprise pour la dlivrance de Rome ou plutt du monde entier, Brutus et Cassius ne voulurent point que Cicron, ce grand et beau diseur, si jamais il en fut, y participt, jugeant son cur trop faible pour un si haut fait. Ils croyaient bien son bon vouloir, mais non son courage. Et toutefois, qui voudra se rappeler les temps passs et compulser les anciennes annales, se convaincra que presque tous ceux qui, voyant leur pays mal men et en mauvaises mains, formrent le dessein de le dlivrer, en vinrent facilement bout, et que, pour son propre compte, la libert vient toujours leur aide ; ainsi :

31 Dans la mythologie, personnification du Sarcasme, fille de la Nuit et sur des

Hesprides, selon Hsiode. [N. E.]

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Harmodius et Dion 32 , qui conurent un si vertueux projet, lexcutrent heureusement. Pour tels exploits ; presque toujours le ferme vouloir garantit le succs. Cassius et Marcus Brutus russirent en frappant Csar pour dlivrer leur pays de la servitude ; ce fut lorsquils tentrent dy ramener la libert quils prirent, il est vrai ; mais glorieusement, car, qui oserait trouver rien de blmable, ni en leur vie, ni en leur mort ? Celle-ci fut au contraire un grand malheur et causa lentire ruine de la rpublique, qui, ce me semble, fut enterre avec eux. Les autres tentatives essayes depuis contre les empereurs romains ne furent que des conjurations de quelques ambitieux dont lirrussite et la mauvaise fin ne sont pas regretter, tant vident quils dsiraient, non renverser le trne, mais avilir seulement la couronne 33 ne visant qu chasser le tyran et retenir la tyrannie 34 .32 Harmonius et Aristogiton : assassins de Pisistrate. Thrasybule : chassa les

tyrans dAthnes en 409. Brutus lancien et Valerius : fondateurs de la rpublique. Dion : successeur de Denys comme tyran de Siracuse. [N. E.] 33 Ainsi firent les fameux Girondins qui schapprent de lassemble lgislative, le 20 juin 1792, pour se rendre aux Tuileries et y matriser la sainte insurrection populaire contre le tyran Capet. Ils sauvrent celui-ci et sur ce trne mme, quil tait alors si facile de renverser, ils laffublrent du bonnet rouge que la tte dun roi salissait et le firent boire mme la bouteille. Par ce seul fait dune politique astucieuse et froidement perfide, les Girondins auraient mrit le sort que plus tard ils subirent. 34 Ceci sapplique ravir un trait caractristique de notre histoire contemporaine auquel peu de gens ont fait assez dattention, si ce nest les intrigants qui lont rpt et mis profit plus tard au grand dtriment des intrts populaires. Le voici : quand, son retour miraculeux de lle dElbe, Bonaparte prouva les bourbons sur leur trne, ces tyrans aux abois, transis de frayeur, ne sachant o donner de la tte, firent les rodomonts ; les uns allrent faire leur bravade Lyon, do ils dcamprent comme des lches ; les autres tentrent quelques arrestations Paris et voulurent sassurer notamment du fameux Fouch quils souponnaient tre dintelligence avec le revenant qui causait leur effroi. Fouch se sauva de leurs griffes, se mit labri de leur rage. Mais deux jours aprs on crut devoir traiter avec lui ; on lui dcocha un agent diplomatique, le rou Vitrolles. A celui-ci Fouch tint ce propos qui montre lastucieuse politique de ce misrable : Sauvez le monarque, je me charge de sauver la monarchie. Et en effet, les Bourbons dcamprent, Bonaparte arriva avec sa manie de trner aussi ; Fouch fut son ministre ; Fouch le trahit plus tard, et, sentendant avec les allis pour lenvoyer Sainte-Hlne, il resta le ministre de cet autre rou, Louis XVIII, qui net pas la moindre rpugnance travailler avec lhomme qui avait condamn son frre mort et forger avec lui les listes de prescription qui signalrent son retour. Les sanglants antcdents de

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Quant ceux-l, je serais bien fch quils eussent russi et je suis content quils aient montr par leur exemple quil ne faut pas abuser du saint nom de la libert pour accomplir un mauvais dessein 35 . Mais revenant mon sujet que javais quasi perdu de vue ; la premire raison pour laquelle les hommes servent volontairement, cest quils naissent serfs et quils sont levs dans la servitude. De celle-l dcoule naturellement cette autre : que, sous les tyrans, les hommes deviennent ncessairement lches et effemins, ainsi que la fort judicieusement, mon avis, fait remarquer le grand Huppcrate, le pre de la mdecine, dans lun de ses livres intitul : Des maladies 36 . Ce digne homme avait certes le cur bon et le montra bien lorsque le roi de Perse voulut lattirer prs de lui force doffres et de grands prsents ; car il lui rpondit franchement 37 quil se ferait un cas de conscience de soccuper gurir les Barbares qui voulaient dtruire les Grecs et de faire rien qui pt tre utile celui qui crivit ce sujet, se trouve parmi les autres uvres, et tmoignera toujours de son bon cur et de son beau caractre. Il est donc certain quavec la libert, on perd auscet excrable monstre convenaient en effet lhypocrisie et la lche cruaut de Louis XVIII, auquel il ne manquait que le courage du crime, pour tre le plus froce des tyrans. 35 Que dirait aujourdhui ce bon Etienne de nos doctrinaires, de nos libraux de la restauration et du dgotant juste-milieu qui ont si bien et si souvent abus de ce saint nom ? 36 Ce nest pas dans le livre : Des maladies que cite La Botie mais bien dans un autre intitul : Sur les airs, les eaux et les lieux, et dans lequel Hippocrate dit ( 41) Les plus belliqueux des peuples dAsie Grecs ou barbares, son ceux qui, ntant pas gouverns despotiquement, vivent sous des rois absolus, ils sont ncessairement fort timides. On trouve les mmes penses plus dtailles encore, dans le 40 du mme ouvrage. 37 Une maladie pestilentielle stant rpandue dans les armes dArtaxerxs, roi de Perse, ce prince, conseill de recouvrir dans cette occasion lassistance dHippocrate, crivit Hystanes, gouverneur de lHellespont pour le charger dattirer Hippocrate la cour de Perse, en lui offrant autant dor quil voudrait, et en lassurant, de la part du roi, quil irait de pair avec les plus grands seigneurs de Perse Hystanes excuta ponctuellement cet ordre ; mais Hippocrate lui rpondit aussitt : quil tait pourvu de toutes les choses ncessaires la vie, et quil ne lui tait pas permis de jouir des richesses des Perses, ni demployer son art gurir des barbares qui taient ennemis des Grecs. La lettre dArtexerxs Hystanes, celle dHystanes Hippocrate, do sont tires toutes ces particularits, se trouvent la fin des uvres dHippocrate.

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sitt la vaillance, les esclaves nont ni ardeur, ni constance dans le combat. Ils ny vont que comme contraints, pour ainsi dire engourdis, et sacquittant avec peine dun devoir : ils ne sentent pas brler dans leur cour le feu sacr de la libert qui fait affronter tous les prils et dsirer une belle et glorieuse mort qui nous honore jamais auprs de nos semblables. Parmi les hommes libres, au contraire, cest lenvi, qui mieux mieux, tous pour chacun et chacun pour tous : ils savent quils recueilleront une gale part au malheur de la dfaite ou au bonheur de la victoire ; mais les esclaves, entirement dpourvus de courage et de vivacit, ont le cur bas et mou et sont incapables de toute grande action. Les tyrans le savent bien : aussi font-ils tous leurs efforts pour les rendre toujours plus faibles et plus lches. Lhistorien Xnophon, lun des plus dignes et des plus estims parmi les Grecs, a fait un livre peu volumineux 38 , dans lequel se trouve un dialogue entre Simonide et Hiron, roi de Syracuse, sur les misres du tyran. Ce livre est plein de bonnes et graves remontrances, qui, selon moi, ont aussi une grce infinie. Plt Dieu que tous les tyrans, qui aient jamais t, leussent plac devant eux en guise de miroir. Ils y auraient certainement reconnu leurs propres vices et en auraient rougi de honte. Ce trait parle de la peine quprouvent les tyrans, qui,nuisant tous, sont obligs de craindre tout le monde. Il dit, entre autyres choses, que les mauvais rois prennent leur service des troupes trangres, nosant plus mettre les armes aux mains de leurs sujets quils ont maltraits de mille manires. Quelques rois, en France mme (plus encore autrefois quaujourdhui), ont eu leur solde des troupes trangres, mais ctait plutt pour pargner leurs propres sujets, ne regardant point, pour atteindre ce but, la dpense que cet entretien ncessitait 39 . Aussi, tait-ce lopinion de Scipion (du grand Africain, je pense), qui aimait mieux, disait-il, avoir sauv la vie un citoyen que davoir dfait cent ennemis. Mais ce quil y a de bien positif, cest que le tyran ne croit jamais sa puissance assure, sil nest38 Hiron ou portrait de la condition des rois. Coste a traduit cet ouvrage et la

publi en grec et en franais avec des notes, Amsterdam, 1771.39 Ce bon Etienne est bien gnreux dinterprter ainsi les intentions de nos mo-

narques. Sil avait vu les Suisses du fameux Charles X tirant sur le peuple de Paris, il naurait pas dit certes que ces bons Suisses taient l pour pargner les sujets.

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parvenu ce point de navoir pour sujets que des hommes, sans valeur aucune. On pourrait lui dire juste titre ce que, daprs Trence 40 , Thrason disait au matre des lphants : Vous vous croyez brave, parce que vous avez dompt des btes ? Mais cette ruse des tyrans dbtir leurs sujets, na jamais t plus vidente que dans la conduite de Cyrus envers les Lydiens, aprs quil se fut empar de Sardes, capitale de Lydie et quil et pris et emmen captif Crsus, ce tant riche roi, qui stait rendu et remis sa discrtion. On lui apporta la nouvelle que les habitants de Sardes staient rvolts. Il les et bientt rduits lobissance. Mais en voulant pas saccager une aussi belle ville, ni tre toujours oblig dy tenir une arme pour la matriser, il savisa dun expdient extraordinaire pour sen assurer la possession : il tablit des maisons de dbauches et de prostitution, des tavernes et des jeux publics et rendit une ordonnance qui engageait les citoyens se livrer tous ces vices. Il se trouva si bien de cette espce de garnison, que, par la suite, il ne ft plus dans le cas de tirer lpe contre les Lydiens. Ces misrables gens samusrent inventer toutes sortes de jeux, si bien, que de leur nom mme les latins formrent le mot par lequel ils dsignaient ce que nous appelons passe-temps, quils nommaient, eux, Lundi, par corruption de Lydie. Tous les tyrans nont pas dclar aussi expressment quils voulussent effminer leurs sujets ; mais de fait ce que celui-l ordonna si formellement, la plupart dentre eux lont fait occultement. A vrai dire, cest assez le penchant naturel de la portion ignorante du peuple qui dordinaire, est plus nombreuse dans les villes. Elle est souponneuse envers celui qui laime et se dvoue pour elle, tandis quelle est confiante envers celui qui la trompe et la trahit. Ne croyez pas quil y ait nul oiseau qui se prenne mieux la pipe, ni aucun poisson qui, pour la friandise, morde plus tt et saccroche plus vite lhameon, que tous ces peuples qui se laissent promptement allcher et conduire la servitude, pour la moindre douceur quon leur dbite ou quon leur fasse goter. Cest vraiment chose merveilleuse quils se laissent aller si promptement, pour peu quon les chatouille. Les thtres, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les btes curieuses, les mdailles, les tableaux et autres drogues de cette espces taient pour les peuples anciens les appts de la servitude, la com40 Trence, Eunuq., act. 3, sc. I, v. 25.

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pensation de leur libert ravie, les instruments de la tyrannie 41 . Ce systme, cette pratique, ces allchements taient les moyens quemployaient les anciens tyrans pour endormir leurs sujets dans la servitude. Ainsi, les peuples abrutis, trouvant beau tous ces passetemps, amuss dun vain plaisir qui les blouissait, shabituaient servir aussi niaisement mais plus mal encore que les petits enfants napprennent lire avec des images enlumines. Les tyrans romains renchrirent encore sur ces moyens, en festoyant souvent les hommes des dcuries 42 en gorgeant ces gens abrutis et les flattant par o ils taient plus faciles prendre, le plaisir de la bouche. Aussi le plus instruit dentre eux net pas quitt son cuelle de soupe pour recouvrer la libert de la rpublique de Platon 43 . Les tyrans faisaient ample largesse du quart de bl, du septier de vin, du sesterce 44 ; et alors ctait vraiment piti dentendre crier vive le roi ! Les lourdauds ne sapercevaient pas quen recevant toutes ces choses, ils ne faisaient que recouvrer une part de leur propre bien ; et que cette portion mme quils en recouvraient, le tyran naurait pu la leur donner, si, auparavant, il ne let enleve eux-mmes. Tel ramassait aujourdhui le sesterce, tel se gorgeait, au festin public, en bnissant et Tibre et Nron de leur libralit qui, le lendemain, tait contraint dabandonner ses biens lavarice, ses enfants la luxure, son rang mme la cruaut de ces magnifiques empereurs, ne disait mot, pas plus quune pierre et ne se remuait pas plus quune souche. Le peuple ignorant et abruti a toujours t de mme. Il est, au plaisir quil ne peut honnte41 Eh ! que navons-nous pas vus de nos jours en ce genre ? Les Osages et la

giraffe ; les Bfres des Champs-Elyses o lon a fait tant de fois des distributions de vin, de jambons et de cervelas ; les parades et les revues ; les mts de cocagne et les ballons ; les joutes et les reprsentations gratis ; les illuminations et les feux dartifice ; les courses de chevaux au Champs de Mars ; les expositions aux muses ou dans les grands bazars dindustrie ; tout rcemment encore le fameux et si coteux vaisseau de carton ; et qui, certes ntaient pas connues des anciens. 42 Runion dhommes du peuple, groups et enrls de dix en dix, et nourris aux dpens du trsor public. 43 Titre de lun des ouvrages de ce philosophe ; fiction, il est vrai, mais admirable, et qui pourrait se raliser, si les hommes avaient tous la vertu du sage quil fait parler pour les instruire, du divin Socrate. 44 Monnaie dargent chez les Romains dont la plus petite valeur tait denviron 5 fr. 50.

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ment recevoir, tout dispos et dissolu ; au tort et la douleur quil ne peut raisonnablement supporter, tout fait insensible. Je ne vois personne maintenant qui, entendant parler seulement de Nron, ne tremble au seul nom de cet excrable monstre, de cette vilaine et sale bte froce, et cependant, il faut le dire, aprs sa mort, aussi dgotante que sa vie, ce fameux peuple romain en prouva tant de dplaisir (se rappelant ses jeux et ses festins) quil fut sur le point den porter le deuil. Ainsi du moins nous lassure Cornlius Tacite, excellent auteur, historien des plus vridiques et qui mrite toute croyance 45 . Et lon trouvera point cela trange, si lon considre ce que ce mme peuple avait fait la mort de Jules Csar, qui foula aux pieds toutes les lois et asservit la libert romaine. Ce quon exaltait surtout (ce me semble) dans ce personnage, ctait son humanit, qui, quoiquon lait tant prne fut plus funeste son pays que la plus grande cruaut du plus sauvage tyran qui ait jamais vcu ; parce quen effet ce fut cette fausse bont, cette douceur empoisonne qui emmiella le breuvage de la servitude pour le peuple romain. Aussi aprs sa mort ce peuple-l qui avait encore en la bouche le got de ses banquets et lesprit la souvenance de ses prodigalits, amoncela 46 les bancs de la place publi45 Cet historien dit : La plus vile portion du peuple habitue aux plaisirs du

cirque et des thtres, les plus corrompus des esclaves et ceux qui, ayant dissip leurs biens, avides de dsordres, ntaient substants que par les vices de Nron, tous furent plongs dans la douleur. 46 Le jour des funrailles tant fix, on lui leva un bcher dans le Champ-deMars, prs du tombeau de Julie ; et vis--vis la tribune aux harangues un difice dor sur le modle du temple de Vnus-mre. On y voyait un lit divoire couvert dor et de pourpre, dont le chevet tait surmont dun trophe et de la robe quil portait lorsquon le poignarda Dans les jeux funraires, on chanta des vers pour exciter la piti pour Csar et lindignation contre ses meurtriers Pour tout loge, Marc-Antoine fit prononcer par un hrault le senatusconsulte qui dcernait la fois Csar tous les honneurs humains et divins et le serment par lequel ils staient tous obligs le dfendre ; il ny ajouta luimme que peu de mots. Des magistrats en exercice ou sortis de fonctions portrent le lit de parade dans la place publique ; les uns voulaient le brler au Capitole, dans le sanctuaire de Jupiter, les autres dans la salle du snat, btie par Pompe, lorsque tout coup deux hommes, lpe au ct, et arms de deux javelots, mirent le feu au lit avec des flambeaux. Aussitt tous ceux dalentour y entassrent des branches sches, les bancs, les siges des juges et tous les prsents quon avait apports ; ensuite, les joueurs de flte et les acteurs, dpouillant et dchirant les habits triomphaux dont ils staient revtus pour la crmonie, les jetrent dans la flamme ; les vtrans lgionnaires y je-

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que pour lui en faire honorablement un grand bcher et rduire son corps en cendres ; puis il lui leva 47 une colonne comme Pre de la patrie (ainsi portait le chapiteau), et enfin il lui rendit plus dhonneur, tout mort quil tait, quil nen aurait d rendre homme du monde, si ce nest ceux qui lavaient tu. Les empereurs romains noubliaient pas surtout de prendre le titre de tribun du peuple, tant parce que cet office tait considr comme saint et sacr, que parce quil tabli pour la dfense et protection du peuple et quil tait le plus en faveur dans ltat. Par ce moyen ils sassuraient que ce peuple se fierait plus eux, comme sil lui suffisait dour le nom de cette magistrature, sans en ressentir les effets. Mais ils ne font gure mieux ceux daujourdhui, qui avant de commettre leurs crimes, mme les plus rvoltants les font toujours prcder de quelques jolis discours sur le bien gnral, lordre public et le soulagement des malheureux. Vous connaissez fort bien le formulaire dont ils ont fait si souvent et si perfidement usage 48 . Et bien, dans certains dentre eux, il ny a mme plus de place la finesse tant et si grande est leur impudence. Les rois lAssyrie, et, aprs eux, les rois Mdes, ne paraissaient en public que le plus tard possible, pour faire supposer au peuple quil y avait en eux quelques chose de surhumain et laisser en cette rverie les gens qui se montent limagination sur les choses quils nont point encore vues. Ainsi tant de nations, qui furent assez longtemps sous lempire de ces rois mystrieux, shabiturent la servir, et les servaient dautant plus volontiers quils ignoraient quel tait leur matre, ou mme sils en avaient un ; de manire quils vivaient ainsi dans la crainte dun tre que personne navait vu.trent les armes dont ils staient pars pour les funrailles, et la plupart des dames, les ornement quelles portaient et ceux de leurs enfants. Le deuil public fut extrme ; la multitude des nations trangres y prit part ; chacune delles fit sa manire des lamentations autour du bcher et surtout les juifs qui le frquentrent plusieurs nuits conscutives. (Sutone, vie de Csar, 84.) 47 Une colonne massive de prs de vingt pieds, en pierres de Numidie, fut leve ensuite dans la place publique avec linscription : Au Pre de la patrie. (Sutone, vie de Csar, 85.) 48 Cest La Botie qui parle ; nen doute nullement lecteur, et surtout, pas dallusion si tu le peux.

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Le premiers rois dEgypte ne se montraient gure sans porter, tantt une branche, tantt du feu sur la tte : ils se masquaient ainsi et se transformaient en bateleurs. Et pour cela pour inspirer, par ces formes tranges, respect et admiration leurs sujets, qui, sils neussent pas t si stupide ou si avilis, nauraient d que sen moquer et en rire. Cest vraiment pitoyable dour parler de tout ce que faisaient les tyrans du temps pass pour fonder leur tyrannie ; combien de petits moyens ils se servaient pour cela, trouvant toujours la multitude ignorante tellement dispose leur gr, quils navaient qu tendre un pige sa crdulit pour quelle vint sy prendre ; aussi nont-ils jamais eu plus de facilit la tromper et ne lont jamais mieux asservie, que lorsquils sen moquaient le plus 49 . Que dirai-je dune autre sornette que les peuples anciens prirent pour une vrit avre. Ils crurent fermement que lorteil de Pyrrhus, roi dEpire, faisait des miracles et gurissait des maladies de la rate. Ils enjolivrent encore mieux ce conte, en ajoutant : que lorsquon et brl le cadavre de ce roi, cet orteil se trouva dans les cendres, intact et non atteint par le feu. Le peuple a toujours ainsi sottement fabriqu lui-mme des contes mensongers, pour y ajouter ensuite une foi incroyable, Bon nombre dauteurs les ont crits et rpts, mais de telle faon quil est ais de voir quils les ont ramasss dans les rues et carrefours. Vespasien, revenant dAssyrie, et passant par Alexandrie pour aller Rome semparer de lempire, fit, disent-ils, des choses miraculeuses 50 . Il redressait les boiteux, rendait clairvoyants les aveugles, et mille autres choses qui ne pouvaient tre crues, mon avis, que par des imbciles plus aveugles que ceux quon prtendait gurir 51 . Les

49 Oh ! pour le coup, on dirait que La Botie crivait davance lhistoire de ce

qui se passe en certain pays depuis 1830 !50 Deux hommes du peuple, lun aveugle et lautre boiteux, vinrent le trou-

ver sur son tribunal, pour le prier dappliquer leur infirmit le remde que Srapis leur avait rvl en songe : le premier se promettant de recouvrer la vue si Vespasien crachait sur ses yeux ; et le second de ne plus boter, sil daignait lui toucher la jambe avec le pied. (Sutone, vie de Vespasien, 7.) 51 Et nos rois de France, qui valaient bien Vespasien, ne gurissaient-ils pas les crouelles ? Ce charlatanisme a dur bien longtemps, car il tait encore usit au sacre de Louis XV (voir Lemontey). A ces momeries en ont succd bien

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tyrans eux-mmes trouvaient fort extraordinaire que les hommes souffrissent quun autre les maltraita. Ils se couvraient volontiers du manteau de la religion et saffublaient quelquefois des attributs de la divinit pour donner plus dautorit leurs mauvaises actions. Entre autres, Salmone 52 , qui, pour stre ainsi moqu du peuple auquel il voulut faire accroire quil tait Jupiter, se trouve maintenant au fin fond de lenfer o (selon la sibylle de Virgile qui ly a vu) il expie son audace sacrilge : L des fils dAlos gisent les corps normes, ceux qui, fendant les airs de leurs ttes difformes osrent attenter aux demeurent des Dieux, et du trne ternel chasser le Roi des cieux, L, jai vu de ces Dieux le rival sacrilge, pour arracher au peuple un criminel encens, de quatre fiers coursiers aux pieds retentissants attelant un vain char dans lElide tremblante, une torche la main y semaient lpouvante : insens, qui, du ciel prtendu souverain par le bruit de son char et de son pont dairain du tonnerre imitait le bruit inimitable ! mais Jupiter lana le foudre vritable, et renversa, couvert dun tourbillon de feu, le char, et les coursiers, et la foudre et le Dieu : son triomphe fut court, sa peine est ternelle. (Traduction de lnde, par Delille, liv. 6.) si celui qui ntait quun sot orgueilleux, se trouve l-bas si bien trait, je pense que ces misrables qui ont abus de la religion pour faire le mal, y seront plus juste titre punis selon leurs uvres. Nos tyrans nous, semrent aussi en France je ne sais trop quoi : des crapauds, des fleurs de lys, lampoule, loriflamme. Toutes choses

dautres qui, pour tre moins grossires, nen sont pas moins pernicieuses pour les pauvres peuples. 52 Lun des fils dEole. [N. E.]

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que 53 , pour ma part, et comme quil en soit, je ne veux pas encore croire ntre que de vritables balivernes, puisque nos anctres les croyaient et que de notre temps nous navons eu aucune occasion de les souponner telles, ayant eu quelques rois, si bons en la paix, si vaillants en la guerre, que, bien quils soient ns rois, il semble que la nature ne les aient pas faits comme les autres et que Fieu les ait choisis avant mme leur naissance pour leur confier le gouvernement et la garde de ce royaume 54 . Encore quand ces exceptions ne seraient pas,53 Par tout ce que La Botie nous dit ici des fleurs de lys, de lampoule et de

loriflamme, il est ais de deviner ce quil pense vritablement des choses miraculeuses quon en conte. ET le bon Pasquier (a) nen jugeait point autrement que La Botie : Il y a en chaque rpublique, nous dit-il (dans ses Recherches de la France, liv. VIII, C. XXI) plusieurs histoires que lon tire dune longue anciennet, sans que le plus souvent lon en puisse sonder la vraie origine ; et toutefois on les tient non seulement pour responsables, mais pour grandement autorises et consacres. De telles marques, nous en trouvons plusieurs tant en Grce que dans la ville de Rome. Et de cette mme faon nous avons presque attir jusqu nous, lancienne opinion que nous emes de lauriflamme, linvention de nos fleurs de lys, que nous attribuons, la divinit, et plusieurs autres telles choses, lesquelles, bien quelles ne soient aides dauteurs anciens, il est biensant tout bon citoyen de les croire pour la majest de lempire. Tout cela, rduit sa juste valeur, signifie que cest par pure complaisance quil faut croire ces sortes de choses. Dans un autre endroit du mme ouvrage (liv. II ch. XVII) Pasquier remarque quil y a eu des rois de France qui ont eu pour armoiries trois crapauds ; mais que Clovis , pour rendre son royaume plus miraculeux, se fit apporter par un ermite, comme par avertissement du ciel, les fleurs de lys, lesquelles se sont continues jusques nous. Ce dernier passage na pas besoin de commentaire. Lauteur y dclare fort nettement et sans dtour qui lon doit attribuer linvention des fleurs de lys. (a) Ce bon Pasquier est un des anctres de Me Estienne Denis Pasquier, actuel prsident de la cour des pairs, qui mriterait bien une tout autre pithte, qui en mriterait mme plusieurs autres, ne fut-ce que par la mystification lui inflige trop dbonnairement sans doute par le conspirateur rpublicain Malet, lan 1812 ; la trahison de son matre lempereur dans la nuit du 30 au 31 mars 1814 ; sa songerie cicronnienne la chambre des dputs (session 1819) o parlant des sditieux de lopposition, il disait : sils bougent, ils auront vcu. Aujourdhui, il fait pis que tout cela. 54 Ce passage est lunique prcaution oratoire que La Botie ait glisse dans son ouvrage, comme passeport aux vrits dures quil renferme. Je ly ai fidlement conserve. Au reste, cet ouvrage fut crit sous le rgne de Franois II ; il est toutefois possible que le souvenir rcent de celui de Louis XII ait arrach

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je ne voudrais pas entrer en discussion pour dbattre la vrit de nos histoires, ni les plucher trop librement pour ne point ravir ce beau thme, o pourront si bien sescrimer ceux de nos auteurs qui soccupent de notre posie franaise, non seulement amliore, mais, pour ainsi dire, refaite neuf par nos potes Ronsard, Baf et du Bellay, qui en cela font tellement progresser notre langue que bientt, jose esprer, nous naurons rien envier aux Grecs et aux Latins, sinon le droit danesse. Et certes, je ferais grand tort notre rythme (juse volontiers de ce mot qui me plat) car bien que plusieurs laient rendu purement mcanique, je vois toutefois assez dauteurs capables de lannoblir et de lui rendre son premier lustre : je lui ferais, dis-je, grand tort, de lui ravir ces beaux contes du roi Clovis, dans lesquels avec tant de charmes et daisance sexerce ce me semble, la verve de notre Ronsard en sa Franciade. Je pressens sa porte, je connais son esprit fin et la grce de son style. Il fera son affaire de loriflamme, aussi bien que les Romains de leurs ancilles et des boucliers prcits du ciel 55 dont parle Virgile. Il tirera de notre ampoule un aussi bon parti que les Athniens firent de leur corbeille dErisicthone 56 . On parlera encore de nos armoiries dans la tour de Minerve. Et certes, je serais bien tmraire de dmentir nos livres fabuleux et desscher ainsi le terrain de nos potes. Mais pour revenir mon sujet, duquel je ne sais trop comment, je me suis loign, nest-il pas vident que, pour se raffermir, les tyrans se sont continuellement efforcs dhabituer le peuple non seulement lobissance et la servitude, mais encore une espce de dvotion envers eux ? Tout ce que jai dit jusquici sur

cet hommage lauteur ; mais bien incapable dapprcier sa juste valeur ce fanfaron dhonneur, cet arlequin royal dont la phrase si vante : tout est perdu fors lhonneur, se termin par ce complment dgotant de fatuit et surtout ma personne qui est saulve de tout danger. 55 Sous le rgne de Numa tomba du ciel un bouclier de bronze auquel, selon la sybille Egrie, tait attach le salut de Rome. Pour viter quil ne ft vol, Numa en fit fabriquer onze copies, les ancilles. [N. E.] 56 Un habile traducteur anglais a donn sur ce passage une note trs curieuse et trs utile pour ceux qui ne sauraient point ce que cest que la corbeille dErisicthone. La voici en substance : Callimaque dans son hymne Crs, parle dune corbeille quon supposait descendre du ciel et qui tait porte sur le soir dans le temple de cette desse, lorsquon clbrait sa fte. Suidas dit que la crmonie des corbeilles fut institue sous le rgne dErisicthone.

tienne de La Botie, Le Discours de la servitude volontaire (1549) 40

les moyens employs par les tyrans pour asservir, nest gures mis en usage par eux que sur la partie ignorante et grossire du peuple. Jarrive maintenant un point qui est, selon moi, le secret et le ressort de la domination, le soutien et le fondement de toute tyrannie. Celui qui penserait que les Hallebardes des gardes et ltablissement du guet garantissent les tyrans, se tromperait fort. Ils sen servent plutt, je crois, par forme et pour pouvantail