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Hector Malot

LA BELLEMADAME DONIS

1873

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C’est dans la vie d’une jeune fille un mo-ment décisif, que celui, où faisant acte de vo-lonté sérieuse pour la première fois, elle va semettre en opposition déclarée avec sa famille.

Ce moment était arrivé pour Marthe Donis :on voulait la marier et l’homme que son père etsa belle-mère acceptaient pour gendre, n’étaitpas celui qu’elle aimait.

Comment ses parents s’étaient-ils laissésprendre par les intrigues du vicomte de Sainte-Austreberthe, elle ne le savait pas au juste etil lui était impossible de deviner par quels sen-tiers détournés, Sainte-Austreberthe avait che-miné pour approcher son père et sa belle-mère,mais si elle ne pouvait pas suivre un à un lesmoyens qu’il avait mis en œuvre avec une ha-bileté effrayante, elle voyait clairement le ré-

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sultat auquel il était arrivé et ce résultat, c’étaitson mariage arrangé et conclu malgré elle.

Auprès de son père, Sainte-Austrebertheavait sans doute fait agir l’influence politique,et s’appuyant sur la faveur certaine de la couret du gouvernement, disposant du préfet quin’était entre ses mains qu’un instrument docile,il avait gagné M. Donis en lui assurant la dé-putation, puis par des cajoleries, des roueries,l’adresse, le mensonge, l’hypocrisie, il avaitachevé de le circonvenir et de le dominer.

Chez sa belle-mère, c’étaient les mêmesmoyens qui très probablement avaient agi.Pourquoi madame Donis n’aurait-elle pas étésensible à l’ambition ? Bordeaux l’ennuyait,elle avait dû se laisser toucher par la perspec-tive d’aller vivre à Paris. Avec la grande fortunede M. Donis, il y avait pour une femme commeelle, belle, intelligente et orgueilleuse, un rôle àjouer dans le monde parisien ; son mari, dépu-té demain, pouvait être ministre un jour ; si cemiroir magique avait été adroitement manœu-

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vré devant ses yeux par Sainte-Austreberthe, ill’avait certainement éblouie et entraînée.

En tout cas, que ce fussent ces raisons oubien que c’en fussent d’autres qu’elle neconnaissait pas, peu importait, le fait gravec’était que la demande en mariage de Sainte-Austreberthe eut été approuvée.

C’était là le terrible et l’effrayant.

Ce qui rendait cette situation plus doulou-reuse encore, et ce qui pour beaucoup contri-buait à augmenter le trouble d’idées et l’an-goisse de Marthe, c’était l’absence de PhilippeHeyrem.

Philippe à Bordeaux, elle eût pris courage,car elle l’eût averti du danger qui menaçait leuramour, et il fût venu à son aide, il l’eût soute-nue, conseillée, guidée.

Alors que son père lui avait parlé des pro-jets de Sainte-Austreberthe et de sa demandeen mariage, elle avait voulu lui avouer la véri-té. Le premier mot qui lui était venu aux lèvres,

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avait été : « J’aime Philippe, je ne peux pasêtre la femme de M. de Sainte-Austreberthe ; »et si elle n’avait point obéi à cette inspiration,ç’avait été pour respecter la volonté de sonamant. Elle avait confiance en lui, il connais-sait la vie et le monde qu’elle même connais-sait si peu, elle avait la foi en son amant, elleavait imposé silence à sa propre conscience etrenfermé le secret que Philippe lui avait de-mandé de garder.

Ce furent pour elle des jours cruels queceux qui s’écoulèrent lentement à la suite decet entretien avec son père : elle était déso-rientée, sans direction, sans boussole après lecoup de foudre qui s’était abattu sur elle.

Que faire ? se défendre. Mais comment, etque dire ?

Enfin, après avoir longtemps cherché et hé-sité, elle se décida à prévenir Philippe pourqu’il revînt d’Espagne. Sainte-Austreberthe,appuyé par M. et madame Donis, allait arriver

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d’un jour à l’autre à Château-Pignon, il allaitparler, que devrait-elle répondre ? Cette ré-ponse, c’était à Philippe de la dicter.

Cette résolution prise, elle ne se laissa pasarrêter par l’embarras d’écrire pour la premièrefois à celui qu’elle aimait. Quelques mots suffi-saient d’ailleurs :

« Revenez en toute hâte, nous sommes me-nacés par celui que vous redoutiez… »

Et bravement elle mit son nom « MartheDonis » au-dessous de ces deux lignes.

Mais cette lettre écrite, tout n’était pas fini,il fallait la jeter à la poste, et c’était là pourelle une difficulté assez délicate à résoudre, caril n’était pas d’usage au château qu’elle portâtelle-même ses lettres à la boîte.

Elle annonça à sa belle-mère qu’elle partaitpour une promenade sur la Gironde et ayantfait chauffer la Mésange, elle alla jusqu’à Blayeou elle descendit à terre, et put ainsi mettre salettre à la poste sans éveiller les soupçons.

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Alors elle attendit avec un peu plus decalme : décidée à engager la lutte, elle savaitqu’elle ne serait pas seule à la soutenir.

Mais les jours succédèrent aux jours, sansque Philippe revînt, et bientôt l’inquiétude lareprit, d’autant plus vive et plus cruelle qu’ellesuccédait à un moment d’espérance. Pourquoin’arrivait-il pas ? Ou bien la lettre ne lui étaitpas parvenue, ou bien il était malade. C’est-à-dire que dans l’un comme dans l’autre cas,elle n’avait pas de secours à attendre, et le mo-ment approchait où il allait falloir se pronon-cer formellement. Chaque matin elle se disait :« C’est pour aujourd’hui, et le soir elle se di-sait : « C’est pour demain. »

Enfin, ce demain si souvent retardé arriva,et à la façon dont son père l’embrassa en ren-trant un soir au château, elle sentit qu’elle de-vait se préparer.

En effet, M. Donis, profitant d’un momentoù madame Donis les avait quittés pour don-

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ner un ordre, lui annonça qu’il avait reçu surSainte-Austreberthe les renseignements qu’ilavait demandés, et que ces renseignementsétaient tels, qu’il avait invité celui-ci à venirpasser la journée du lendemain à Château-Pi-gnon.

— Je compte que tu te conduiras avec luien personne raisonnable, dit-il, et non en en-fant.

— Les sentiments que m’inspire M. deSainte-Austreberthe n’ont pas changé.

— C’est pour qu’ils changent que je l’ai pré-cisément invité ; tu me parleras de lui quand tuauras appris à le connaître.

— Mais, mon bon père…

— Je n’entendrai rien avant que tu sachesce que tu dis. Nous aurons aussi demain Phi-lippe Heyrem : il arrive d’Espagne, je l’ai vu aumoment où je montais en voiture.

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Philippe ! Philippe à Bordeaux ! elle oubliapresque Sainte-Austreberthe.

Lequel arriverait, le lendemain, le premierà Château-Pignon ? La question pour Martheétait poignante.

Aussi, dès le matin, se posta-t-elle à sa fe-nêtre, explorant la route de Bordeaux avec unelorgnette. Si elle n’espérait pas reconnaître lespersonnes ; elle était certaine de ne pas setromper à la vue de l’équipage. Sainte-Austre-berthe arriverait dans la calèche préfectorale ;Philippe, comme à son ordinaire, dans une mo-deste voiture de louage. Bien des fois son cœurbattit, car bien des fois des petits nuages depoussière s’élevèrent sur la route, indiquantl’approche d’une voiture, mais ces voitures,continuant leur route vers Pressac, ne tour-nèrent point au chemin qui se détache de lagrande route pour venir au château. Enfin, versdix heures et demie, une voiture qui roulaitrapidement prit ce chemin : c’était un panier,traîné par un seul cheval et conduit par un co-

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cher en chapeau de paille. Philippe arrivait lepremier.

Marthe n’avait pas l’intention de l’attendretranquillement dans le salon. Elle descendit vi-vement dans le jardin, et, prenant par le sentierqui coupe à travers les pelouses, elle alla seplacer à l’un des tournants de la route, de ma-nière à arrêter la voiture au passage.

En l’apercevant, Philippe sauta à terre, et,ayant renvoyé son cocher à Pressac, il courut àelle.

— Vous êtes ici, dit-il, chère Marthe ? celaencore après votre lettre ; que vous êtesbonne !

— Vous l’avez reçue, ma lettre ?

— La voici, dit-il en la lui tendant.

Mais elle ne la prit pas.

— Elle est à vous, dit-elle.

— C’est il y a trois jours seulement que jel’ai reçue ; on a couru après moi dans la mon-

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tagne, je suis parti aussitôt, et j’ai voyagé sansm’arrêter une minute. Que se passe-t-il ?

— Parlons en marchant.

— Alors, marchons doucement.

— Aussi doucement que vous voudrez ;croyez bien que vous ne pouvez avoir plus debonheur à être avec moi que je n’en ai à êtreavec vous ; j’ai passé, en vous attendant, pardes angoisses que vous ne connaissez pas.

Alors elle lui raconta les événements quis’étaient accomplis depuis son départ : la de-mande de Sainte-Austreberthe et l’entretienqu’elle avait eu avec son père.

— Vous n’avez pas dit que nous nous ai-mions ?

— Je le voulais, mais je n’ai point osé. Jen’avais point oublié vos paroles ; elles ont rete-nu l’aveu qui vingt fois est venu sur mes lèvres.Ai-je eu tort ?

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— Peut-être eût-il mieux valu dire la vérité.Mais j’avoue que je n’en sais rien. Si M. Doniss’en était fâché, nous aurions été séparés, tan-dis que nous sommes deux maintenant pourlutter, et nous lutterons. Il n’y a qu’à faireconnaître M. de Sainte-Austreberthe à M. Do-nis.

— Mais mon père le connaît ; il a demandésur lui des renseignements qui ont été favo-rables. M. de Sainte-Austreberthe doit venirpasser la journée d’aujourd’hui avec nous ; ilreviendra demain peut-être, après-demain,tous les jours.

— M. Donis a été trompé.

— Que savez-vous sur M. de Sainte-Austre-berthe ?

— C’est un aventurier vivant d’intrigues, dejeu et peut-être de pire encore.

— Vous savez que mon père n’écoute pasles « peut-être, » mais les faits certains et pré-cis.

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— Nous chercherons, nous trouverons.M. de Sainte-Austreberthe à une réputation dé-testable, et il est impossible que cette réputa-tion ne soit pas basée sur des faits. Son pèrene vaut pas mieux que lui ; il a cent fois désho-noré son nom dans des affaires scandaleuses,sa main est dans toutes les grandes voleriesqui se sont organisées depuis douze ou quinzeans. C’est le type du chevalier d’industrie, etil faut le gouvernement que nous avons pourqu’il soit général.

— Votre haine contre le gouvernement nevous trompe-t-elle pas ? Si M. de Sainte-Aus-treberthe était dans un autre parti, aurait-il lesmêmes défauts à vos yeux ?

— Je ne dis pas que tous ceux qui dirigentce parti sont des gredins ; mais je soutiens queles gredins se tournent volontiers vers ce parti,parce qu’ils savent trouver avec lui des facilitésde s’enrichir qu’ils ne rencontreraient pas avecun autre gouvernement. C’est là le cas du gé-néral de Sainte-Austreberthe, qui s’est attaché

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à l’Empire, parce que l’Empire lui offrait lesmoyens de satisfaire commodément ses appé-tits et ses besoins.

— Enfin, quoi qu’il en puisse être, il y apour le moment un fait qui nous menace etcontre lequel il faut nous défendre tout desuite. D’une minute à l’autre, M. de Sainte-Austreberthe peut arriver ? Que faire ?

Philippe fit un geste que Marthe arrêta.

— Si je vous ai parlé en toute franchise,dit-elle, c’est que je vous ai jugé assez sagepour ne pas vous laisser emporter par la co-lère. Pour moi, pour notre amour, il ne doit riense passer entre M. de Sainte-Austreberthe etvous. Apprenez sur M. de Sainte-Austreberthetout ce que vous pourrez, prouvez à mon pèreque c’est un misérable : cela sera parfait maisil me semble que c’est tout ce que vous pouvezfaire pour me défendre. Si quelqu’un doit par-ler à M. de Sainte-Austreberthe, c’est moi, moiseule ; et je lui parlerai aujourd’hui même.

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— Vous, Marthe, devant moi ?

— Oui, devant vous, et c’est parce que vousserez là que j’aurai la force de le faire. Si voussouffrez de voir M. de Sainte-Austrebertheprès de moi, soyez persuadé que je ne souf-frirai pas moins que vous d’être obligée de lesupporter. Mais je crois qu’il faut que je luiparle. Il faut qu’il sache que je ne l’aimeraijamais ; qu’il ne m’épousera jamais. Cela, jeveux le lui dire et je le lui dirai. Si j’attendaisvotre retour avec tant d’angoisse, ce n’était pasparce que je manquais de courage pour medéfendre, mais c’était parce que je ne savaispas comment me défendre ; je ne savais pasce que je pouvais dire et ce que je devais ca-cher. Maintenant, que je n’ai plus peur de fairequelque chose contre votre volonté, laissez-moi agir pour moi, tandis que de votre côtévous agirez vous-même.

Si lentement qu’ils eussent marché, ilsétaient arrivés au bout du chemin, c’est-à-diresur l’esplanade qui s’étend devant le château.

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On pouvait les voir, peut-être même pouvait-on les entendre.

— Quoi qu’il arrive, dit-elle en baissant lavoix, je veux vous répéter en ce moment ceque je vous ai dit la dernière fois que nous noussommes vus dans le kiosque : je ne serai jamaisla femme d’un autre que vous, et je vous ai-merai toujours, toujours. Voici ma belle-mère,allez la saluer et soyez aimable avec elle. Quepersonne ne puisse se douter que vous savezque M. de Sainte-Austreberthe a demandé mamain. – Puis, haussant la voix : – Ainsi, vousêtes venu de Madrid en vingt-quatre heures ?

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II

Sainte-Austreberthe n’arriva à Château-Pi-gnon que quelques minutes après onze heures.

Bien qu’il n’eût pas, comme Philippe, passéla nuit dans l’insomnie, brûlé par la fièvre etl’impatience, il s’était levé tard, et le tempsqu’il avait dû donner à son valet de chambre,pour être arrangé à son gré, l’avait fait partiraprès l’heure convenue : il avait fallu discuterle pantalon qu’il choisirait, puis après le panta-lon le gilet, la cravate, le vêtement, et tout ce-la l’avait mis en retard. Il avait compté que leschevaux du préfet regagneraient le temps per-du et le feraient arriver pour le déjeuner ; maisil avait compté sans la chaleur, qui ce matin-làétait pesante.

Quand il entra dans le salon, tout le mondeétait réuni ; on l’attendait depuis dix minutes

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déjà pour se mettre à table, au grand mécon-tentement de M. Donis, qui n’admettait pasplus l’inexactitude pour un déjeuner que pourune échéance.

Lorsque Sainte-Austreberthe aperçut Phi-lippe assis auprès de Marthe, il éprouva unmouvement de surprise désagréable ; il croyaitque l’ingénieur était toujours en Espagne, et saprésence au château, dans cette journée, dé-rangeait ses plans. Cependant il ne laissa rienparaître de ce qui se passait en lui, et il accom-plit ses salutations en souriant. Lorsqu’il arrivadevant M. de Mériolle, il lui serra la main avecune chaleur qui disait à tous : « Celui-là estmon ami intime, voyez comme je suis heureuxde le rencontrer ici. » Avec Philippe, il se tintsur la réserve, mais tout en ayant cependantpour lui la politesse qu’il devait à un ami dela maison. Roide et fier comme s’il s’était faitnommer grand d’Espagne pendant son voyage,Philippe reçut ces politesses avec un parfaitdédain.

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— Il faut que vous sachiez, mon cher Hey-rem, dit M. Donis, que pendant votre absenceil s’est passé quelque chose de très important,de très heureux pour nous. Grâce aux dé-marches de M. de Sainte-Austreberthe, qui afait un voyage à Paris, grâce à son influence,notre projet va être mis à exécution.

— Va ? dit Philippe.

— Il n’y a pas de douter, la question a faitun pas considérable. Si vous aviez lu le Journalofficiel, qui a publié une note à ce sujet, vousverriez que nous touchons enfin à une solution.Mais on ne lit pas l’Officiel en Espagne.

— En Espagne comme en Angleterre,comme en Allemagne, comme en Russie,comme partout, on ne lit pas les journaux dugouvernement français ; on sait de quelle façonils sont faits et la foi qu’il faut avoir en eux.

— Enfin, dit M. Donis qui ne voulait paslaisser s’engager une discussion politique,l’idée que nous avons tant à cœur tous deux est

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en bonne voie. Et c’est à M. de Sainte-Austre-berthe que nous le devons. Ce que nous n’au-rions pas pu obtenir dans plusieurs années, ill’a obtenu en quelques heures.

Une insolence vint sur les lèvres de Phi-lippe, mais un regard de Marthe l’arrêta. Enmême temps madame Donis s’avança et tenditla main à Sainte-Austreberthe pour passerdans la salle à manger et mettre ainsi fin àun incident qui commençait à devenir gênantpour tout te monde, M. de Mériolle seul excep-té. Inconscient de ce qui se passait et se disaitautour de lui, M. de Mériolle n’avait d’yeux quepour Sainte-Austreberthe, et depuis que le vi-comte était entré, il restait saisi d’admiration.Sans doute il avait de terribles griefs contrelui, mais ils ne l’empêchaient pas de lui rendrejustice. Quel pantalon ! quel gilet ! quelle cra-vate ! Canaille, oui, il l’était, mais, bon Dieu,qu’il s’habillait bien ! Le dernier bouton de songilet, comme il était posé, et puis la dernièremèche de sa raie, quelle merveille ! Les pas-

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sions peuvent agiter le monde, les drames bou-leverser les familles : le beau est le beau et par-tout il conserve ses droits.

Pour employer la journée on devait faireune promenade sur la Mésange ; mais, pendantle déjeuner, le temps qui le matin, avait étébeau quoique lourd, se mit à l’orage ; de grosnuages noirs et cuivrés arrivèrent de l’Océand’où ils paraissaient s’élever en tourbillonscomme du foyer d’un immense incendie ; desrafales passèrent dans les arbres, apportantune fraîcheur salée mêlée au parfum aroma-tique des pins, et sous leur impulsion, la Gi-ronde commença à se couvrir de vagues mou-tonnantes, qui de loin donnèrent à sa surfacel’aspect d’une mer agitée.

Devant ces menaces d’une tempête immi-nente, il n’eût pas été prudent de sortir. AlorsM. Donis s’ingénia à trouver des distractionspour faire passer le temps à ses invités. Heu-reusement le château était bien fourni en jeux

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de toute sorte : billard, crocket, tir et vingtautres.

On décida qu’on commencerait par le tir, etmadame Donis ainsi que Marthe tirèrent elles-mêmes quelques balles. Alors, après les pre-miers coups, on en vint naturellement à parlerde bons tireurs. Le temps était passé où M. deMériolle avait pour unique souci de faire brillerles qualités de Sainte-Austreberthe ; cepen-dant, comme il n’avait encore rien trouvé à direau vicomte depuis le déjeuner et qu’une pa-reille réserve pouvait paraître étrange, il lui de-manda tout à coup si ce qu’on disait de sa forceau pistolet était exact.

Sainte-Austreberthe répondit modestementqu’il tirait comme tout le monde ou au moinscomme ceux qui savent tirer ; mais il fit cetteréponse de telle sorte qu’il était évident, aucontraire, qu’il était un tireur de premier ordre.

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— Allons, dit M. Donis, il faut nous montrerce que vous appelez tirer comme tout lemonde, monsieur le vicomte.

— Volontiers, si cela peut vous êtreagréable. Que voulez-vous ?

— Mais ce que vous voudrez, dit madameDonis.

— Alors je demanderai à M. Heyrem devouloir bien nous tracer avec la craie une cir-conférence sur la plaque. Je regrette de nepouvoir pas faire cela moi-même ; mais je n’aijamais pioché le tableau noir, et je suis moinsmaladroit avec un pistolet qu’avec un morceaude craie.

— Allons, Heyrem, dit M. Donis, vous quiêtes fort en x.

Lorsque la circonférence fut tracée, Sainte-Austreberthe prit vingt balles et commença àtirer : il en plaça dix-neuf sur le cercle de craie,à égale distance les unes des autres, exacte-ment comme s’il eût tracé la circonférence

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avec son pistolet, et la vingtième, il la logea aucentre du cercle, là où se fût trouvé la pointedu compas, si ce cercle avait été dessiné avecun instrument.

— Voilà qui est magnifique, s’écria M. Do-nis ; n’est-ce pas que c’est prodigieux ? Mescompliments, monsieur le vicomte. D’avanceje vous adresse mes excuses pour le cas où jevous offenserais ; vous savez, je refuse de mebattre avec vous.

— Je ne me suis jamais battu, dit Sainte-Austreberthe en regardant M. de Mériolle enface : on sait généralement dans le mondecomment je tire le pistolet, et cela refroiditceux qui seraient disposés me chercher que-relle ; comme, de mon côté, j’ai horreur desquerelles, je n’en cherche pas moi-même.

— Avec cette supériorité, dit Philippe, ceserait un assassinat.

— D’autant mieux, répliqua Sainte-Austre-berthe, que bien tirer est une habitude du

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corps, indépendante pour ainsi dire de la vo-lonté. Je suis certain que si je me trouvais enface d’un adversaire, mon pistolet tomberait delui-même en joue, et que je tuerais cet adver-saire comme je casse cette poupée, sans y faireattention.

Parlant ainsi, il avait abaissé son pistolet,et sans viser, tout en discourant simplement, ilavait pressé la gâchette, et la poupée était tom-bée en morceaux.

Le temps s’étant légèrement éclairci, et lapluie ne menaçant plus de tomber d’un mo-ment à l’autre, on fit une promenade dans lesjardins. M. Donis, qui marchait en tête avecSainte-Austreberthe, eût voulu avoir Martheavec lui ; mais celle-ci s’échappait toujours etrevenait à l’arrière-garde rejoindre Philippe.Seulement ils ne se trouvaient jamais en tête-à-tête, car madame Donis, qui d’ordinaire pre-nait M. de Mériolle pour compagnon de pro-menade, semblait ce jour-là ne pas vouloir res-ter seule avec lui. Sans cesse elle appelait Phi-

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lippe en tiers, comme M. Donis appelaitMarthe.

La lourdeur de l’atmosphère et la chaleurorageuse abrégèrent la promenade ; on revintau château et l’on s’installa devant la veran-dah. Alors Marthe se trouvant seule une mi-nute avec Philippe, lui dit que le moment étaitarrivé pour elle de parler à Sainte-Austre-berthe.

— Je ne sais pas attendre et il m’est impos-sible de rester sous cette impression. Tenez-vous là, je vais l’emmener dans l’allée des pla-tanes ; ne nous perdez pas des yeux.

Il voulut la retenir, lui faire des objections ;mais elle ne l’écouta pas et les choses se pas-sèrent comme elle avait dit. Elle s’approcha deSainte-Austreberthe, et parlant du paysage, dufleuve et des fleurs, elle l’emmena doucementvers cette allée de platanes qui se trouve àdroite du château et forme là perpendiculaire-

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ment, à l’alignement de la façade, un magni-fique couvert de verdure et de fraîcheur.

Lorsqu’ils se furent éloignés d’une centainede mètres, elle changea brusquement deconversation ; on ne pouvait plus les entendre,mais on pouvait toujours les voir, de mêmequ’elle voyait Philippe assis devant la veran-dah, – ce qu’elle voulait.

— Monsieur le vicomte, dit-elle d’une voixque l’émotion rendait vibrante, je vous de-mande la permission d’aborder avec vous unentretien qui m’est pénible, mais que je croisnécessaire.

Sainte-Austreberthe croyait que Martheétait une petite fille, sans grand caractère ; ilfut surpris de la résolution et du calme qui semontraient dans son regard. Sans répondre, ils’inclina, curieux de savoir ce que pouvait êtrecet entretien ainsi annoncé.

— Mon père, continua-t-elle, m’a dit quevous nous faisiez le grand honneur de deman-

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der ma main ; je dois vous déclarer que je nesuis pas disposée à me marier en ce moment.

— Alors, mademoiselle, j’attendrai.

— Je dois vous dire encore que je suis cer-taine de ne pas changer de sentiment.

Ceci devenait assez grave, mais Sainte-Aus-treberthe ne se laissa pas troubler.

— Mademoiselle, dit-il avec une grandedouceur dans la voix et dans le regard, j’ai de-mandé votre main à M. votre père, parce queje vous aime…

— Monsieur ! s’écria-t-elle en reculant vive-ment.

— Mon Dieu ! mademoiselle, il faut bien,puisque vous avez désiré cet entretien, quel’un et l’autre nous soyons francs, et vous mepermettrez de vous dire que si je vous parlede mon amour, c’est que vous m’y obligez ;d’ailleurs, je puis le faire sans blesser lesconvenances.

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— Mais non sans me blesser moi-même.

— Je puis le faire, continua-t-il, puisque j’ysuis autorisé par M. votre père. Il a bien vouluaccueillir ma demande après l’avoir scrupuleu-sement examinée, et hier en m’invitant à pas-ser la journée ici, il m’a dit que je n’avais plusmaintenant qu’à obtenir votre consentement.

— Et c’est ce consentement que je ne puisvous donner.

— Je comprends que vous me parliez ainsi,et un autre langage m’étonnerait dans votrebouche ; vous ne me connaissez pas.

— La question de personne n’est pour riendans mon refus.

— Mon amour-propre vous remercie decette raison que vous voulez bien me donner ;mais elle est pour moi inutile. D’ailleurs jetrouve que la question de personne doit êtreau contraire déterminante, et voilà pourquoi jevous prie de ne pas trouver mauvais si je conti-nue à user de la permission que M. Donis a

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bien voulu m’accorder. Le temps est un grandmaître, et c’est sur lui que je compte pour vousamener à d’autres sentiments.

— Mon cœur ne change jamais.

— Votre cœur, il me semble, n’a rien à voirdans ce que vous me dites aujourd’hui, puisquevous ne me connaissez pas. Cela ne pourraitêtre que si on l’avait prévenu contre moi, etalors je vous demanderais de ne pas céder àcette prévention sans m’avoir entendu.

— Je vous assure que je parle spontané-ment.

Sainte-Austreberthe eut un sourire qui fitperdre à Marthe le calme qu’elle voulait gar-der ; d’ailleurs elle sentait que ce n’était paselle qui dirigeait cet entretien, comme ellel’avait espéré, et elle avait hâte d’en finir.

— Il me semble, dit-elle, qu’un cœur peutêtre guidé par un autre sentiment que la pré-vention.

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— Sans aucun doute ; ainsi il peut l’êtrecontre un amour par un autre amour. Mais ce-la, je ne la croirai jamais d’une jeune fille telleque vous, qui pour moi êtes un modèle de pu-reté ; et d’ailleurs, si, par impossible, cela était,ce serait un terrible malheur pour nous. Je nevous céderais point à un rival. J’ai encore dusang de mes ancêtres dans les veines, et s’ilfallait vous conquérir ou vous défendre avecce sang, je le ferais, soyez-en persuadée. Maisvoici la pluie qui frappe les feuilles, ne serait-ilpas bon de rentrer ? Nous reprendrons cet en-tretien, au reste, quand vous voudrez.

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III

Pendant que Marthe et Sainte-Austreberthes’entretenaient en marchant sous les platanes,M. Donis et Philippe, qui les suivaient du re-gard, passaient par des émotions bien diffé-rentes.

Tout entier à la satisfaction que cette pro-menade lui causait, M. Donis, riant et parlanthaut, se montrait l’homme le plus heureux dumonde.

Philippe, au contraire, en proie à l’angoisseet à la colère, s’enfonçait les ongles dans leschairs, et se cramponnait fortement aux bar-reaux de la chaise de fer sur laquelle il était as-sis.

Aux premières gouttes de pluie, il se levavivement :

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— Il faut aller prévenir mademoiselleMarthe, dit-il.

— Croyez-vous qu’ils n’entendent pas lapluie sur le feuillage ? dit M. Donis en le rete-nant.

Déjà ils revenaient, Marthe la première, encourant ; Sainte-Austreberthe plus posément,comme il convenait à un homme qui n’a peurni de la pluie ni de l’orage.

M. Donis alla au-devant de sa fille, et la pre-nant dans ses bras pour l’embrasser :

— C’est bien, dit-il à voix basse ; ce que tuas fait là est d’une bonne fille. Tu m’as compris.

Elle leva les yeux sur lui pour le détromperet se défendre d’avoir voulu faire quelquechose qui pût être agréable à Sainte-Austre-berthe, mais la réflexion l’empêcha de céder àce mouvement instinctif. Son père n’était plus,comme il l’avait été jusqu’à ce jour, le confi-dent de ses pensées ; elle ne pouvait plus par-

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ler avec franchise, elle ne pouvait plus toutoser.

— Je vais changer de robe, dit-elle.

Elle était à peine mouillée ; mais, dans cechangement de toilette, elle trouvait un pré-texte pour rester seule pendant quelques mi-nutes.

Cependant elle ne voulut pas s’éloignersans dire un mot à Philippe pour le rassurer ;elle se dirigea de son côté, comptant sur unheureux hasard pour lui glisser quelques pa-roles. Mais, au même moment, Sainte-Austre-berthe arrivait, et elle s’arrêta n’osant pas allerplus loin. Elle sentait ses yeux sur elle et elle enétait encore paralysée. Alors, pour échapper àcette influence, elle tourna le dos au vicomteet elle put ainsi lancer à Philippe un long re-gard, dans lequel elle mit assez de tendressepour que celui-ci, furieux, fût instantanémentréconforté : ce ne fut qu’un éclair, mais un deces éclairs éblouissants qui illuminent la nuit la

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plus noire. Philippe, qui dans son trouble, vou-lait tuer Sainte-Austreberthe et se laissait en-traîner par l’emportement d’une colère folle, nepensa plus qu’à rire de lui.

Seule dans sa chambre, Marthe put réflé-chir à ce qui venait de se passer ; mais, malgrél’effort qu’elle fit pour se dégager des parolesqui l’avaient enveloppée comme un filet habi-lement lancé, elle resta embarrassée sous sesplis.

Avec la bonne foi de la jeunesse, elle avaitcru que pour obliger Sainte-Austreberthe à re-noncer à sa demande, il n’y avait qu’à lui direqu’elle ne l’aimait pas. Sans doute cela était as-sez difficile à formuler, et la démarche était pé-nible pour elle ; mais enfin il fallait la faire, sidésagréable qu’elle pût être. Et pendant toutela journée elle s’était affermie dans sa résolu-tion : elle dirait ceci et puis encore cela ; alorsle vicomte serait bien forcé de comprendrequ’il n’avait qu’à se retirer. On n’épouse pasune jeune fille malgré elle ; on ne s’obstine pas

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à la poursuivre, après qu’elle vous a dit qu’ellene veut pas de vous. Au moins c’était ainsiqu’elle avait compris les choses, et elles luiavaient paru si naturelles, arrangées de cettefaçon, qu’une fois sa résolution prise, elle avaitété impatiente de la mettre à exécution. Lesregards heureux que Sainte-Austreberthe atta-chait sur elle l’exaspéraient, tandis que la mé-lancolie de Philippe l’agaçait. À l’un elle avaitenvie de dire que sa tendresse devait attendrepour se montrer ; à l’autre, que sa tristesseétait trop prompte. Quand elle aurait parlé,leurs sentiments changeraient : la tristesse del’un serait remplacée par la tendresse, la ten-dresse de l’autre par la tristesse. Et commeM. de Sainte-Austreberthe ne lui inspirait au-cun intérêt, elle s’était fait une joie de ce petitcoup de théâtre. Elle trouvait son plan pro-digieusement bien combiné, et elle était fièred’avance du résultat qu’il devait infailliblementamener.

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Grande avait été sa surprise de voir qu’ellene pouvait pas l’exécuter ce plan, et qu’il luiétait impossible de débiter avec calme le petitdiscours qu’elle avait préparé.

Ce n’était point ainsi qu’elle avait comptéque les choses se passeraient ; elle parlerait,Sainte-Austreberthe écouterait, et quand ellese tairait, il n’aurait plus qu’à s’en aller. Rienn’était plus simple.

Non seulement elle n’avait pas pu parler ou,en tout cas, elle n’avait pas pu dire ce qu’ellevoulait dire, mais encore elle avait dû écouter,et ce qu’elle avait entendu la jetait dans l’in-quiétude et l’épouvante.

— Pourquoi donc M. de Sainte-Austre-berthe n’avait-il pas voulu lui laisser la libertéde s’expliquer franchement ? pourquoi luiavait-il fermé la bouche, comme s’il avait peurd’entendre ce qu’elle avait à dire ?

Il y avait là pour elle quelque chose d’in-explicable. N’avait-il pas tout intérêt à savoir

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ce qui se passait en elle, et quels étaient sessentiments ? Puisqu’il voulait devenir son ma-ri, ne devait-il pas chercher toutes les occa-sions de l’étudier et de la connaître ? Au lieude les chercher, ces occasions, il les fuyait, etquand elles se présentaient ; il les repoussait.

Car elle ne pouvait pas se tromper sur la di-rection qui avait été donnée à cet entretien parSainte-Austreberthe : du commencement à lafin, l’unique souci de celui-ci avait été de l’em-pêcher de parler.

Il voulait donc l’épouser quand même etmalgré tout. Alors il ne l’aimait pas, et cen’était pas son cœur qu’il désirait ; c’était safortune.

S’il en était ainsi, et tout semblait le prou-ver, c’était bien l’homme que Philippe redou-tait : capable de tout pour réussir.

Dans son esprit inexpérimenté, ces consé-quences ne s’étaient pas présentées avec cettenetteté et cet enchaînement. Elle n’avait pas

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marché sûrement de déduction en déduction ;mais s’égarant tantôt d’un côté, tantôt del’autre, elle s’était souvent perdue dans desprofondeurs pour elle insondables, et elle avaiteu grande peine à retrouver un fil conducteurau milieu de ces détours de conscience qui serévélaient à elle pour la première fois.

Mais lorsqu’elle était arrivée à cette conclu-sion que Sainte-Austreberthe voulait l’épouserà tout prix, elle avait été prise d’épouvante,car elle avait alors compris ses dernières pa-roles, qui tout d’abord lui avaient paru assezembrouillées.

Elles n’étaient que trop claires maintenant,ces paroles, que trop précises dans leur obscu-rité voulue. S’il trouvait un rival devant lui, ille tuerait. Et, dans la bouche d’un homme quitirait le pistolet comme lui, ce mot menaçantavait une terrible portée.

Savait-il que Philippe était ce rival ? Main-tenant la question était là.

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Mais, malgré l’ardeur fiévreuse qu’elle mit àla sonder, il lui fut impossible de la résoudre.Elle se perdait dans le dédale des inductionspar lesquelles elle devait passer pour éclaircirce point, et elle n’arrivait qu’à se donner lesentiment désespérant de son impuissance etde son inexpérience ; il y avait là évidemmentdes choses qu’elle ne connaissait pas, et quin’étaient ni de son âge ni de son monde.

Lesquelles ?

Elle était fine, et la vie quotidienne avecune belle-mère qu’elle craignait, avait aiguiséencore cette finesse native. Bien souvent, parune sorte d’instinct féminin, elle avait devinédes choses qu’elle ne comprenait pas. Mais,précisément pour cela, elle ne pouvait pas selaisser emporter par des illusions qui eussentété tout-puissantes sur une nature moins déli-cate.

Lorsqu’elle eut reconnu qu’elle était devantune porte fermée et sans moyens de l’ouvrir,

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elle ne s’obstina point à rester devant cetteporte, en attendant l’aide du hasard ou dutemps.

Que Sainte-Austreberthe sût ou ne sût pasque Philippe était son rival, lui parut être unequestion secondaire. La principale était quePhilippe ne restât point exposé à ses menacesle jour où cette rivalité serait connue, ou bienle jour où elle éclaterait.

C’était là l’essentiel, et c’était de cela, de ce-la seul qu’elle devait se préoccuper pour le mo-ment. Le reste viendrait plus tard. Avant toutelle devait sauver Philippe.

Aussitôt qu’elle se fut arrêtée à cette idée,elle s’habilla à la hâte et descendit de sachambre.

Mais, pendant son absence, l’orage s’étaitdéclaré ; on avait quitté la verandah pour se ré-fugier dans le salon. Au moment où elle entradans cette pièce, un formidable coup de ton-

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nerre secoua le château du faîte aux fonda-tions.

— Je croyais que tu étais restée cachéedans ta chambre, dit M. Donis ; puis, se tour-nant vers Sainte-Austreberthe, il voulut expli-quer ces paroles.

— Il faut que vous sachiez, continua-t-il,que cette enfant a été renversée par la foudrequand elle n’avait que trois ans, et que depuiscette époque l’orage produit sur elle un effetextraordinaire. Elle qui habituellement n’a peurde rien, tremble pendant l’orage comme unefeuille, et longtemps avant qu’on n’entende letonnerre, on la voit pâlir.

Sans pâlir et sans trembler elle vint se pla-cer derrière Philippe, qui, le visage collé contreune fenêtre, paraissait suivre attentivement lamarche des nuages qui passaient sur la Gi-ronde, denses et noirs, éclairés sur leurscontours curvilignes par le mince sillon deséclairs.

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— Pourquoi donc l’éclair suit-il toujoursune ligne courbe ou brisée ? dit-elle comme sielle voulait se faire expliquer les phénomènesde l’électricité.

— Parce que l’électricité suit toujours laligne qui offre le moins de résistance à sa trans-mission, répondit Philippe surpris de cettequestion. Alors…

À ce moment un nouveau coup de tonnerreébranla les vitres de ses roulements.

— Il faut, dit Marthe sans se laisser émou-voir et profitant de ce bruit assourdissant, quevous partiez pour Paris immédiatement et quevous obteniez sur M. de Sainte-Austreberthetous les renseignements que vous pourrez.

Les roulements s’étaient éloignés, Marthefit signe à Philippe de continuer sa démonstra-tion scientifique.

— Les décharges comprimant l’air, l’élec-tricité cherche la partie où l’air est le moinscondensé ; alors elle dévie de la ligne droite

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pour suivre une ligne capricieuse, droite ou bri-sée. Vous comprenez ?

— Parfaitement.

Ces paroles étaient échangées à haute voix,et elles arrivaient jusqu’à M. Donis et à Sainte-Austreberthe, qui étaient assis au milieu du sa-lon.

Un coup de tonnerre retentit, et, pendantque ses roulements et son retentissement seprolongeaient, les deux amants reprirent leurentretien intime.

— Je n’ai rien obtenu, dit Marthe ; c’est bienl’homme que vous redoutiez.

— Et vous voulez que je parte, que je vouslaisse livrée à son entreprise, que j’aille à Parispendant qu’il reste ici !

— Je veux que vous fassiez ce que je nepeux pas faire, que vous me défendiez à Paris,pendant que je me défendrai ici.

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Un intervalle de silence les interrompit etles obligea à reprendre leur conférence météo-rologique.

— L’éclair que vous venez de voir, continuaPhilippe, et dont la forme approchait de celled’une sphère, est un phénomène qui n’a pas étéencore expliqué.

Et il continua ainsi assez longtemps, jus-qu’au moment où une nouvelle détonation lesisola.

— Au moins m’écrirez-vous ? demanda Phi-lippe.

— Je vous en prie, ne me demandez pascela. Je vous promets que si je suis menacée,vous recevrez un mot. Écrivez-moi votreadresse, vous me la donnerez avant ce soir.Partez demain.

— Je partirai.

À ce moment Sainte-Austreberthe s’avança.

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— Il me semble que mademoiselle supportebien cet orage, dit-il.

— C’est qu’il y a orage et orage, dit Phi-lippe, venant au secours de Marthe, selon quel’électricité aérienne est positive ou négative.

Devant une démonstration qui avait l’ap-parence scientifique, Sainte-Austreberthe n’osapas insister. D’ailleurs Marthe, que l’énergieavait soutenue jusque-là, s’était laissée tomberdans un fauteuil, et, n’ayant plus rien à dire,elle s’était abandonnée aux mouvements ner-veux qui l’oppressaient.

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IV

C’était beaucoup pour Marthe d’avoir puenvoyer Philippe à Paris, mais ce n’était pastout, et elle comprenait très bien qu’elle avaitseulement gagné du temps. Le danger avait étééloigné, il n’avait pas été supprimé.

Quand Philippe reviendrait, il se trouveraitde nouveau en présence de Sainte-Austre-berthe, et alors celui-ci pourrait mettre ses me-naces à exécution tout aussi bien qu’en ce mo-ment même.

Ce qu’il fallait, c’était qu’avant ce retour,Sainte-Austreberthe eût abandonné ses préten-tions.

Mais comment arriver à cela ?

La tentative qu’elle avait déjà faite auprèsde son père la décourageait d’en essayer une

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nouvelle : elle le connaissait, et elle savaitquelle fixité il apportait dans ses idées, – pourne pas employer un autre mot. Il avait décidéqu’elle devait apprendre à connaître Sainte-Austreberthe, il ne se départirait pas de cetteligne. Tout ce qu’elle ferait directement pourtoucher son esprit ou son cœur serait parfaite-ment inutile, et la réponse qu’elle obtiendraitserait toujours la même :

— Tu ne le connais pas, sache d’abord cequ’il est avant de le condamner.

Cela pouvait durer longtemps ainsi. Qu’elledît demain que M. de Sainte-Austreberthe luiplaisait, et son père l’accepterait tout de suitepour gendre, sans plus ample examen ; quelledît au contraire qu’il ne lui plaisait point, et onlui répondrait qu’elle ne pouvait pas s’être sivite fixée et qu’elle devait attendre, avant de seprononcer définitivement.

Et, pendant qu’elle attendrait, Philippe, quibien certainement resterait à Paris le moins de

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temps qu’il pourrait, reviendrait à Bordeaux, etalors le danger qu’elle voulait conjurer éclate-rait.

La situation était difficile, et, quoi qu’elle fît,elle arrivait toujours à une impossibilité d’ensortir.

Une seule voie s’ouvrait devant elle. C’étaitde s’adresser à sa belle-mère ; car, si celle-ci voulait user de l’influence toute-puissantequ’elle exerçait sur M. Donis, il était à peu prèscertain qu’elle ferait repousser Sainte-Austre-berthe. Mais, pour mettre cette influence enjeu, il fallait la demander et c’était là pourMarthe le sacrifice le plus douloureux qu’ellepût s’imposer.

Bien que les relations entre la belle-mère etla belle-fille fussent en apparence affectueuseset même, jusqu’à un certain point, cordiales,elles étaient en réalité difficiles, et il fallaittoute l’adresse féminine de l’une et de l’autre,

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pour que des dissentiments sérieux n’écla-tassent point chaque jour entre elles.

Lorsque le mariage de sa belle-mère s’étaitfait, Marthe était encore au couvent, à Paris.Un matin elle avait vu arriver son père, qui,avec une satisfaction toute franche, lui avaitannoncé qu’il se mariait.

— Tu verras demain celle que j’ai choisie,lui avait-il dit, et tout de suite, j’en suis certain,vous vous aimerez, car tu sentiras qu’elle serapour toi une mère. Au reste, elle m’a bien pro-mis de l’être.

Marthe avait été stupéfaite de cette nou-velle, puis bientôt, par la réflexion, désolée.Elle n’avait jamais pensé que son père pouvaitse remarier. Pourquoi se marier ? Ne l’aimait-elle pas tendrement ? Il ne l’aimait donc pluscomme au temps où elle était enfant ? ellen’était donc plus tout pour lui ?

Le lendemain, l’impression qu’elle avait re-çue en voyant celle qu’on voulait lui donner

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pour mère avait aggravé encore sa répulsion,et ni la bonne grâce de sa future belle-mère, nises avances, ni ses caresses n’avaient pu la tou-cher. Instantanément elle avait senti qu’elle nepourrait jamais l’aimer ; elle était trop jeune,trop belle. Elle eût été heureuse de l’avoir pourbelle-sœur, si elle avait eu un frère aîné ; pourbelle-mère, elle en avait peur.

Ses sentiments n’avaient pas tardé à se ma-nifester ouvertement.

— Voulez-vous m’appeler « maman ? » luidit un jour madame Donis, fatiguée d’entendreun « madame » bien sec répondre à toutes sesquestions.

— Je ne peux pas, madame.

— Vous ne voulez pas alors que je vous ap-pelle « ma fille ? »

— Je le veux, si vous le voulez.

— Et si je ne le veux pas ?

— J’en serai heureuse.

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— Alors comment dois-je vous appeler ?

— Marthe est mon nom.

— Marthe est bien court, et, dans l’intimitéoù nous devons vivre, bien froid ; voulez-vousque je vous appelle « chère fille ? »

— Je ne peux pas être votre fille, mais je nesuis encore qu’une enfant ; pourquoi ne m’ap-pelez-vous pas « chère enfant ? »

— Et vous, chère enfant, vous me répon-drez « madame ; » ne suis-je pas votre amie ?

— Je puis vous appeler « chère amie, » sivous trouvez cela respectueux.

— Il ne doit pas être question de respectentre nous.

Pour gagner ce cœur de petite fille, qui semontrait si froid et si dur, madame Donis avaitcru qu’elle devait commencer par l’amollir. EtMarthe avait été littéralement accablée de ca-deaux de toutes sortes ; cadeaux de sa belle-mère, cadeaux de son père.

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Mais ce système avait précisément produitun effet contraire à celui que madame Donisespérait ; car chaque fois que M. Donis avaitdonné quelque chose à sa fille, il n’avait pasmanqué de lui dire que c’était à l’instigation desa femme, et cela avait exaspéré Marthe.

— Sans elle, je ne serais donc plus rien pourpapa ? s’était-elle dit. Autrefois il n’avait pasbesoin qu’on lui suggérât des idées ; il pensaitbien à moi tout seul.

Et alors elle avait montré la plus vive ten-dresse pour les cadeaux d’autrefois, et la plusparfaite indifférence pour ceux de maintenant.

À ces causes de dissentiment s’en étaientjointes bientôt d’autres plus graves, qui avaientpris naissance dans la rivalité des deuxfemmes. Jamais elles ne s’étaient franchementexpliquées à propos de cette rivalité, maisleurs yeux avaient parlé.

— C’est mon mari ! disait madame Donis.

— C’est mon père ! disait Marthe.

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Dans ces conditions, on comprend qu’il de-vait être pénible à Marthe de s’adresser à sabelle-mère pour lui demander son secours ; ce-pendant elle se résigna à ce sacrifice. Ellen’était pas en situation de choisir entre ce quilui était agréable ou désagréable, facile ou pé-nible. Elle ne devait avoir qu’une pensée : pro-téger Philippe.

Lorsque son père et Sainte-Austreberthefurent repartis pour Bordeaux, elle entra chezsa belle-mère, et, tout de suite, sans hésitationcomme sans détour, elle aborda résolûmentson sujet.

— Je viens vous demander un service, dit-elle, le plus grand service que vous puissiez merendre.

— Vous savez, chère enfant, que j’ai tou-jours été entièrement à vous, et si vous n’avezpas usé plus souvent de moi, c’est que vousn’avez pas voulu ; j’aurais été heureuse de voustémoigner mes sentiments d’une façon active.

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Vous n’avez jamais voulu voir en moi qu’unebelle-mère ; je vous donne ma parole que vousauriez pu y trouver une amie, une sœur, et,permettez-moi le mot, Marthe, une mère.

Cela fut dit avec une sincérité qui touchaMarthe, et, s’il y avait des reproches dans cesparoles, ils avaient quelque chose d’attendri etd’attristé qui ne pouvait pas blesser.

— C’est à ces sentiments que je viens faireappel, dit Marthe, en vous priant de les em-ployer à me sauver.

— Vous sauver !

— Vous savez que mon père veut me don-ner à M. de Sainte-Austreberthe ; usez de l’in-fluence que vous avez sur lui pour le faire re-noncer à ce mariage, qui ferait mon malheur.Je n’aime pas, je ne peux aimer M. de Sainte-Austreberthe, qui me fait horreur.

— Horreur ?

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— J’aimerais mieux mourir que d’être safemme. Madame Donis la regarda longue-ment ; puis, après cet examen, que Marthesoutint sans baisser les yeux, elle posa la tapis-serie à laquelle elle travaillait.

— Je veux vous parler en toute franchise,dit-elle, et vous faire connaître ce que je saisde ce mariage. Il y a quelques semaines, M. deSainte-Austreberthe m’a parlé de ses projets etm’a demandé de les appuyer auprès de votrepère. Je lui ai répondu que je ne pouvaisprendre aucune part dans la détermination demon mari ni dans la vôtre, attendu que jen’étais pas votre mère, et que, d’ailleurs, monsentiment était qu’une jeune fille ne devaitobéir qu’aux inspirations de son cœur.

— Cela est bien vrai, et c’est un grand mal-heur que mon père ne pense pas comme vous.

— Quelque temps après, votre père, ayantreçu la demande de M. de Sainte-Austreberthe,est venu me la communiquer en me deman-

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dant si je lui conseillais de l’accueillir. Je lui airépondu que ce n’était pas à moi de me pro-noncer dans une question aussi grave, maisà vous ; et j’ai refusé absolument d’intervenirdans ce mariage. Telle a été ma conduite. Votrepère et M. de Sainte-Austreberthe pourraientvous le dire.

— Oh ! je vous crois.

— Maintenant, c’est vous qui vous adressezà moi, et je vous assure que vous me mettezdans un grand embarras. Rien n’est plus gê-nant, n’est plus pénible que d’être ainsi sollici-tée de tous côtés, et je ne peux pas accepter lerôle qu’on veut me faire prendre d’arbitre de lafamille.

— Je ne vous demande pas d’être arbitreentre nous, je vous demande d’employer l’in-fluence que vous avez sur mon père pour le dé-tourner du mariage.

— Mon influence ? Tout le monde parle decette influence, comme si j’étais le chef de la

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famille, mais cette influence n’est pas ce quevous pouvez croire, et si vous avez vu quel-quefois votre père se rendre à mes conseils,c’est que ces conseils étaient alors conformesà ses secrets désirs. Or, dans ce moment, ledésir de votre père est de vous donner M. deSainte-Austreberthe pour mari, d’abord parceque dans ce mariage il trouve pour vous desavantages de position, ensuite parce qu’il ytrouve pour lui des avantages politiques. Sivous épousez M. de Sainte-Austreberthe, votrepère sera député et il désire être député.

— Alors, je suis perdue.

— Je ne dis pas cela, mais seulement quel’influence que vous me supposez, pourraitbien n’être pas assez grande pour changer lesidées de votre père. En tous cas, je ne crois pasque votre père veuille contrarier votre volonté,et si vous vous prononcez bien formellementcontre M. de Sainte-Austreberthe, je ne croispas que M. Donis vous l’impose. Attendez, etquand vous pourrez parler de M. de Sainte-

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Austreberthe en toute connaissance, faites-lefranchement ; votre père vous écoutera, aumoins je l’espère.

— Attendre ! Mais c’est précisément ce queje ne veux pas.

— Et pourquoi donc ?

Quelques semaines plus tôt, madame Donisn’eût pas parlé ainsi à Marthe, et si celle-cilui avait demandé de l’aider à faire repousserSainte-Austreberthe, elle eût promis sonconcours. Mais le temps avait marché. Si d’ins-tinct elle avait commencé par être opposéeà ce mariage, elle avait peu à peu passé àd’autres sentiments. Avait-elle à craindreSainte-Austreberthe ? Elle ne le savait pasd’une façon précise ; mais, dans le doute, elletrouvait qu’il était inutile de provoquer sonhostilité. D’un autre côté, en voyant son mariporté à faire ce mariage, elle avait été presqueheureuse de cette disposition, qui lui permet-tait de ne pas intervenir directement, et de lais-

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ser aller les choses telles qu’elles se présen-taient. Puis, peu à peu, elle s’était habituée àcette idée, elle en avait vu les avantages, et elleen était arrivée à désirer qu’elle se réalisât : Pa-ris, avec sa liberté et ses plaisirs, avait exer-cé sur elle sa toute-puissante attraction. En-fin une autre raison encore avait pesé sur saconscience : la jalousie. Que M. de Mériolle ai-mât Marthe, cela lui avait tout d’abord paruimpossible ; mais cette insinuation, jetée dansson cœur par Sainte-Austreberthe, l’avait peuà peu troublée ; puis quand M. Donis lui avaitraconté en riant la démarche de Mériolle etce qui, selon lui, la déterminait, elle avait étéprise d’une inquiétude réelle, et elle s’était ditque ce mariage devait se faire et qu’il se ferait.Le mot de Marthe redoubla cette inquiétude.Pourquoi Marthe craignait-elle tant la présencede Sainte-Austreberthe ? Cette présence bles-sait donc quelqu’un ? Qui ?

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V

Comme ce n’était pas la première fois quemadame Donis essayait de confesser Marthe,elle savait par expérience que cela n’était paschose commode, car, même pour ce qui étaitinsignifiant, Marthe avait l’habitude de s’enfer-mer dans une réserve très difficile à forcer.

Avec son père seul elle avait de l’abandon,et quand madame Donis voulait savoir quelquechose que Marthe cachait, c’était par celui-ciqu’elle le faisait demander. Au premier mot deson père elle parlait, et le secret que n’avaientpu lui arracher les habiletés ou les détours, ellele livrait sans qu’il fût besoin d’insister.

Malheureusement, dans les circonstancesprésentes, madame Donis ne pouvait pas re-courir à son mari ; il fallait qu’elle agît seule,et cela serait d’autant plus délicat que Marthe

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se tiendrait sur ses gardes. Si le plus souvent,et pour ce qui n’avait pas d’importance, elle ré-pondait d’une façon obscure ou ne répondaitpas du tout, il était à croire qu’elle ne se déci-derait pas facilement à dire le motif vrai qui lapoussait à vouloir éloigner Sainte-Austreberthetout de suite.

Cependant, comme madame Donis tenait àconnaître ce motif, elle risqua l’aventure.

— J’avoue, dit-elle, ne rien comprendre àl’empressement que vous montrez, pour vousdébarrasser de la présence de M. de Sainte-Austreberthe.

— À quoi bon subir cette présence pluslongtemps ? Je suis décidée, bien décidée àne jamais accepter M. de Sainte-Austreberthepour mari. Je ne vois pas l’avantage qu’il y aà traîner en longueur une situation, qui devraitêtre déjà tranchée.

— J’en vois un qui me paraît considérable,vous donnez satisfaction à votre père.

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— Si je n’avais pas eu égard aux volontés demon père, j’aurais nettement signifié à M. deSainte-Austreberthe que je ne voulais pas levoir.

— Cela eût été vif.

— Peut-être cela eût-il été en effet inconve-nant de la part d’une jeune fille, mais c’est lapeur seule de peiner mon père qui m’a retenueet m’a fait supporter les yeux tendres de M. deSainte-Austreberthe, ainsi que ses propos ai-mables.

— Ils ne paraissent pas bien affreux, cesyeux.

— Ce qui est affreux, c’est d’avoir à subirles attentions et les soins d’un homme qu’onn’aime pas ; au moins cela est ainsi pour moi.C’est un outrage.

— Un bien gros mot.

— Enfin, je me sens blessée, et je vous as-sure que chaque regard de M. de Sainte-Aus-

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treberthe, chaque parole de lui me blesse. Jesuis surprise que mon père n’ait point penséà cela. Je ne sais pas si l’usage permet qu’unhomme soit ouvertement admis dans une hon-nête maison pour plaire à une jeune fille.Quant à moi, cela me choque, et, je dois répé-ter le mot, cela m’outrage. On dirait que je suisune marchandise exposée en vente.

— Vous êtes à marier.

— Si c’est là le début du mariage, il estrévoltant, et voilà pourquoi je voudrais queM. de Sainte-Austreberthe me dispensât de sesvisites.

— Auriez-vous préféré que votre père ac-cordât tout de suite votre main à M. de Sainte-Austreberthe ? C’est ainsi que les choses sepassent le plus souvent, et vous faites presqueun crime à votre père de ce qu’il a dérogé àcet usage, pour vous permettre de connaître etd’apprécier le mari qu’il vous propose.

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— Je ne fais de crime à mon père de rien,car je sais quelle est sa bonté et quelle est satendresse ; je regrette seulement qu’il persisteà m’imposer M. de Sainte-Austreberthe. Main-tenant que je le connais, il n’a que faire ici,puisque je n’en veux pas.

— Si votre père croyait que vous avez puconnaître M. de Sainte-Austreberthe en si peude temps, il se rendrait peut-être à votre désir ;mais il ne croira jamais cela, et moi-même j’aipeine à l’admettre. Si M. de Sainte-Austre-berthe était laid, vieux, repoussant enfin d’unefaçon quelconque, rien ne serait plus légitimeque votre refus ; mais il n’en est point ainsi,M. de Sainte-Austreberthe est assurément trèsbien, aussi bien qu’un homme de son mondepeut être, et c’est tout dire.

— Pas pour moi, qui ne suis pas de cemonde.

— Qu’avez-vous à lui reprocher ?

— Rien et tout.

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— Cela n’est pas répondre.

— Il ne me plaît point.

— Qui vous déplaît en lui ?

— Qui vous déplaît dans le parfum duchèvrefeuille ? Tout le monde aime cetteodeur, vous seule peut-être la trouvez mau-vaise ; c’est ce qui fait qu’on a arraché ici tousles chèvrefeuilles qui avaient enveloppé lesarbres. J’admets que tout le monde aime M. deSainte-Austreberthe ; seule je ne l’aime point.Mon antipathie pour lui existe, comme la vôtrepour le chèvrefeuille, sans être fondée. Est-ce que les sympathies ou les antipathies seforment jamais par des raisons détermi-nantes ? Elles existent et elles sont invincibles,voilà tout.

— Qu’elles se forment comme vous dites, jele veux bien ; mais qu’elles soient invincibles,c’est autre chose. Ainsi j’admets qu’à premièrevue M. de Sainte-Austreberthe ne vous plaisepoint, bien que cela soit assez difficile à concé-

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der, mais je crois que, si vous le connaissiezmieux, votre sentiment changerait.

— Je verrais M. de Sainte-Austreberthependant une année entière que cela ne modi-fierait en rien mon sentiment. Si riche qu’il soiten qualités, et vous lui en reconnaissez beau-coup, il n’est point, n’est-ce pas, comme lesarbres de ce jardin, il n’a point une saison d’hi-ver et une d’été ; on ne peut pas me dire que jel’ai vu l’hiver et que si j’attendais l’été pour levoir couvert de fleurs et de feuillage, je change-rais d’avis. Il n’aura pas plus de cheveux danssix mois qu’il n’en a aujourd’hui, ses yeux neseront pas plus grands, ses dents ne seront pasplus blanches ; dans six mois, il sera plus âgéde six mois, et c’est tout.

— Vous raillez très plaisamment, chère en-fant, mais la raillerie n’a jamais rien prouvé.D’ailleurs vous savez tout aussi bien que moi,qu’il n’y a pas seulement à considérer dans unmari ses cheveux ni ses dents. Il y a des quali-tés qui ne peuvent s’apprécier par les yeux.

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— Les qualités morales, n’est-ce pas ? Est-ce que c’est par là que M. de Sainte-Austre-berthe brille ? Je vous demande pardon den’avoir pas pensé à cela, mais je ne me doutaispas que M. de Sainte-Austreberthe avait de lé-gitimes prétentions au prix de vertu.

— Peut-être pourrait-il en avoir. Si je vousdisais que M. de Sainte-Austreberthe a pen-dant son dernier voyage à Paris sacrifié géné-reusement 10,000 francs pour sauver la vertud’une jeune fille, cela vous étonnerait, n’est-cepas ?

— Mon Dieu ! non, dès lors que vous deviezle savoir ; c’était un placement.

— C’est encore là une accusation injuste.M. de Sainte-Austreberthe ne pouvait pas sa-voir que sa générosité nous serait connue. Ellenous a été révélée par M. le marquis de Vir-rieux, gendre de M. Charroux, ami de votrepère. M. de Virrieux était présent, lorsqueM. de Sainte-Austreberthe a donné ces

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10,000 fr. à cette malheureuse jeune fille,M. de Virrieux est incapable de dire ce qui n’estpas. Au reste, il n’était pas seul ; d’autres quelui ont été témoins de la générosité de M. deSainte-Austreberthe, et je vous assure que lesgens qui donnent 10,000 fr. pour le plaisir deles donner sont rares.

— Je ne dis pas que cela n’est pas admi-rable ; je dis seulement que pour moi il y a eutrop de témoins de cette action d’éclat. J’aimemieux la générosité qui donne un louis en ca-chette que celle qui donne 10,000 francs en pu-blic. Je n’aime pas les bienfaits connus.

— Vous avez l’esprit chagrin.

— J’espère que non, mais j’ai vu ce qui sepassait autour de moi et je l’ai compris. Entremon père, qui ne parle jamais des services qu’ilrend, et notre voisin M. Sandoz, qui nous disaitl’autre jour que le pont de Bordeaux s’écrou-lerait, si tous les gens qu’il a obligés se trou-vaient dessus, je n’hésite pas à croire que le

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seul généreux est mon père. Parler des servicesqu’on rend est une fatuité, à mon sens, in-supportable ; j’aime encore mieux les gens quiparlent de leurs qualités physiques, de leursyeux ou de leurs cheveux.

— Je vois que bien décidément M. deSainte-Austreberthe est condamné par vous ;même dans ce qu’il fait de bien, vous cherchezà le prendre en faute. Savez-vous que c’est unindice grave ?

— Indice d’une profonde antipathie, j’enconviens, et il me semble que c’est là unepreuve que je n’aimerai jamais M. de Sainte-Austreberthe.

— Ce qu’on ne s’explique pas, c’est cetteantipathie. D’où vient-elle ? Qui l’a causée ?Pour qu’un homme vous soit à ce point antipa-thique, il faut qu’il y ait en lui quelque chosequi justifie cette répulsion ; et je ne vois riendans M. de Sainte-Austreberthe qui soit de na-ture à motiver vos sentiments.

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— Ils sont tels que je dis cependant.

— Une seule chose les expliquerait.

Il y eut un moment de silence.

— Et laquelle ? demanda Marthe, ne vou-lant pas rester sous le coup de cette interroga-tion.

— Elle est tellement délicate que j’ose àpeine en parler, elle pourrait vous blesser.

— Vous savez que je n’ai pas l’habitude deme blesser facilement.

— Eh bien ! ce que je veux dire, c’est qu’uncœur reste d’autant plus étroitement ferméqu’il est rempli.

Marthe ne répondit pas.

— Ainsi, continua madame Donis, votre an-tipathie pour M. de Sainte-Austreberthe meparaîtrait toute naturelle, si je vous voyais unevive sympathie pour une autre personne.

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Il y eut encore une pause et Marthe nebroncha pas.

— Mais je ne vous en vois pas, continuamadame Donis. Il est vrai que, réservéecomme vous l’êtes, cette sympathie pourraittrès bien exister sans que je la connusse ;seulement je trouve que, dans ce cas, vous au-riez grand tort de n’en point parler soit à votrepère, soit à moi.

Marthe pâlit, mais elle ne desserra pas leslèvres.

— Je sais, reprit madame Donis, que c’estun aveu délicat à faire ; mais vous êtes assezcertaine de notre tendresse pour savoir quevous n’avez rien à en craindre. Si vous étiezgardée contre l’amour de M. de Sainte-Austre-berthe par un autre amour, je trouve que vousauriez grand tort de n’en point parler à votrepère. Cela, j’en suis certaine, changerait sesdispositions. Après tout, ce ne serait point ungrand crime, si même c’en était un. Quoi de

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plus naturel que vous ayez ressenti une incli-nation pour l’un des jeunes gens que nous re-cevons, ou que vous avez pu voir dans notremonde ? Pourquoi n’aimeriez-vous pas M. Cas-tera ou bien Jacques Gaulhiac ? J’ai vu quedon José Rivadeynera avait pour vous une vé-ritable admiration ; Jules Montagut est votreesclave.

— Oh ! Montagut ! dit Marthe en souriant.

— Pourquoi pas ?

Peut-être que si le nom de Philippe avaitété prononcé, Marthe eût faibli, mais il ne lefut point, pas plus que celui de Mériolle, carmadame Donis appartenait à cette classe defemmes qui disent tout excepté ce qu’ellesveulent dire.

— J’avais cru, dit Marthe après un momentde silence, que ma répulsion pour M. deSainte-Austreberthe suffirait à vous toucher età vous mettre de mon côté ; je vois que je

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m’étais trompée, car il n’a jamais été si chau-dement prôné que par vous.

— Vous vous trompez, chère enfant, je neprône pas M. de Sainte-Austreberthe et je suisdisposée à vous servir ; seulement je le suisdans de certaines conditions. Ainsi je ne diraipoint à votre père que je trouve qu’il a tortde vouloir vous donner à M. de Sainte-Austre-berthe ; mais je lui dirai volontiers, si cela peutvous être agréable, quels sont vos sentiments àl’égard de celui-ci. Ainsi je ne sortirai point dela réserve que j’ai voulu m’imposer au sujet devotre mariage. Cela vous convient-il ?

— J’en serai très heureuse, car papa ne veutpas m’écouter.

— De même je pourrais encore parler dansce sens à M. de Sainte-Austreberthe, au moinsdans une certaine mesure.

— Oh ! je vous en prie, s’écria Marthe avecélan.

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— Eh bien ! je le ferai. M. de Sainte-Aus-treberthe doit venir mercredi, je lui parlerai.Vous verrez que je suis votre amie, votre sin-cère amie, et que vous avez tort de ne pas vousouvrir à moi, entièrement avec franchise, avecabandon, comme vous le feriez avec votremère.

Marthe eut un moment d’hésitation, et ma-dame Donis crut qu’elle allait parler ; mais lemot qu’elle dit enfin fut celui qu’elle avait déjàrépété tant de fois :

— Sauvez-moi de M. de Sainte-Austre-berthe !

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VI

Madame Donis avait l’habitude de raconterà son mari tout ce qu’elle faisait, et aussi toutce qu’elle apprenait d’intéressant. C’est là uneméthode commode pour ceux qui ont quelquechose à cacher, car elle supprime les interroga-tions précises, et elle permet en même tempsd’arranger les faits sous la forme qu’on veutqu’ils prennent. Mieux que les meilleurs écri-vains, les femmes savent quel est le pouvoird’un mot mis en bonne place et dit à propos.

Conformément à cette habitude, elle racon-ta à son mari, lorsque celui-ci revint à Château-Pignon le mardi soir, l’entretien qu’elle avaiteu avec Marthe ; elle fit d’ailleurs ce récit avecune véracité parfaite, en lui donnant sa vraiephysionomie.

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— Cette répulsion est inexplicable, ditM. Donis ; qu’en pensez-vous ?

— Je ne sais.

— Vous qui êtes femme et qui avez une fi-nesse qui me manque, ne pouvez-vous pas de-viner quelque chose ?

— J’ai cru un moment que Marthe pouvaitaimer quelqu’un.

— Ma fille !

— Mon ami, votre fille, si pure qu’elle soit,a un cœur, ne l’oubliez pas.

— Si ma fille avait aimé quelqu’un, elle se-rait venue à moi et me l’aurait dit franche-ment ; car son choix, j’en suis certain, n’eût puêtre que digne d’elle. Marthe n’est pas roma-nesque, et elle n’a pas été s’éprendre d’amourpour le premier venu.

— Je ne pensais pas au premier venu.

— Et à qui pensiez-vous donc ?

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— À personne précisément, je cherchais ;car enfin, lorsqu’on est en face d’une situationinexplicable, on frappe à toutes les portes.D’ailleurs vous-même m’aviez donnél’exemple.

— Moi, chère amie, je n’ai jamais soupçon-né Marthe.

— Vous m’avez cependant parlé de M. deMériolle.

M. Donis se mit à rire :

— Je vous ai dit que Mériolle pouvait aimerMarthe, mais je ne vous ai pas dit que Marthepouvait aimer Mériolle. Il y a là une distinctioncapitale. Que Mériolle ait été séduit parMarthe ; par sa beauté, son esprit, son charme,sa fortune même, cela se comprend et me pa-raît tout naturel ; mais du diable si je vois enMériolle quelque chose qui puisse séduire unefemme. Entre nous, c’est un sot.

Madame Donis fit un mouvement qui fut re-marqué de son mari.

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— Je vous demande pardon, dit-il, de parlerainsi de quelqu’un qui est de vos amis. Sansdoute, Mériolle est un charmant garçon, il atoutes sortes de qualités agréables dans lemonde, il se met bien, il sait offrir son bras ;mais ce n’est pas un homme qu’une femmepuisse aimer. J’estime trop ma fille pour croirequ’elle a pu avoir l’idée de faire de Mériolle unmari.

— On aime souvent, sans penser au but oùl’amour peut vous conduire.

— Ma fille n’aime pas Mériolle, je l’affirme.Je serais honteux si cela était.

— En l’interrogeant là-dessus, je lui ai parléde plusieurs personnes, mais je ne lui ai nom-mé ni M. de Mériolle ni M. Heyrem.

— Et vous avez bien fait, car ils sont aussiimpossibles l’un que l’autre. Si Philippe Hey-rem a des qualités sérieuses que M. de Mériollen’a pas, il est sans fortune, sans position, etMarthe sait parfaitement que je ne la donnerais

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pas à un homme qui n’est rien ; ma positionm’impose des devoirs qu’elle connaît commemoi. Aussi je ne crois pas qu’il faille chercher larépugnance qu’elle montre pour M. de Sainte-Austreberthe, dans un amour qui garderait soncœur. Non, il y a là quelque chose d’inexpli-cable, au moins pour le moment et que nousdécouvrirons plus tard. C’est pourquoi je suisd’avis, que nous ne devons pas faire trop atten-tion à son caprice. Il me semble qu’elle agit unpeu comme au temps où elle était petite fille etoù elle ne voulait pas manger quelque chose.Quand on lui faisait violence, elle finissait paravouer qu’elle aimait ce dont elle n’avait pasvoulu tout d’abord. Et pourquoi n’en avait-ellepas voulu ? Simplement parce qu’elle ne savaitpas ce que c’était. Quand elle connaîtra M. deSainte-Austreberthe, elle l’aimera.

— Peut-être ; mais, pour le moment, je metrouve, quant à moi, dans une situation assezdifficile. J’ai promis à Marthe de parler à M. deSainte-Austreberthe, et je ne sais trop que lui

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dire pour n’être pas en opposition avec vosidées.

— Je ne vois là rien de bien embarrassant,et je trouve même qu’il est bon que M. deSainte-Austreberthe sache qu’il n’a pas eu qu’àparaître pour vaincre. De notre part, c’est dela franchise et de la loyauté. S’il n’aime pasMarthe, il se retirera ; si au contraire il l’aime ilpersistera. C’est à lui de se faire aimer. Je vousprie donc d’avoir avec lui une explication à cesujet ; vous vous en tirerez beaucoup mieuxque moi, j’ai la main trop lourde.

Comme le dimanche précédent, Sainte-Austreberthe arriva pour déjeuner. L’absencede M. de Mériolle et de Philippe eût pu donnerà cette visite un caractère d’intimité quen’avait point eu la dernière, mais Marthe mon-tra tant de froideur et même de roideur, queSainte-Austreberthe, malgré son assurance ha-bituelle, se trouva plus d’une fois démonté.

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Ce fut avec un soulagement réel que tout lemonde se leva de table, le déjeuner fini. Alors,M. Donis attira Marthe près de lui et voulut luifaire des observations sur sa façon d’être avecSainte-Austreberthe ; mais elle, qui d’ordinaireécoutait respectueusement son père, quoi qu’ildît ou demandât, se révolta presque.

— M. de Sainte-Austreberthe est ici pourme plaire, dit-elle ; il ne me plaît point, je le luimontre.

— Encore faut-il le faire avec convenance.

— En quoi ai-je manqué aux convenances ?

M. Donis ne supportait pas la discussiondans la famille ; exaspéré par la résistance qu’ilrencontrait pour la première fois chez sa fille, ils’en alla se promener dans son jardin, de peurde se laisser entraîner par la colère.

Pendant ce temps, madame Donis etSainte-Austreberthe étaient passés dans le pe-tit salon, celui-là même où avait eu lieu leurpremier entretien.

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— Puisque vous m’avez demandé, dit-elle,d’être votre intermédiaire auprès de mon mariet de ma belle-fille, je vous dois compte de ceque j’ai pu faire.

— Permettez-moi de vous interrompre, dit-il, et de vous prier de ne pas aller plus loin,avant que je puisse vous remercier de ce quevous avez bien voulu faire jusqu’à présent. Cen’est pas l’ingratitude qui m’a fermé la bouche,soyez-en persuadée ; mais, comme chaquejour j’aurais dû vous remercier, j’ai attendu unecirconstance favorable pour m’en acquitterconvenablement. Elle m’est offerte, j’en pro-fite.

Où voulait-il en venir ? Madame Donis se ledemanda avec une certaine inquiétude.

— Je sais, dit-il, que c’est à votre interven-tion que je dois l’accueil qui m’a été fait parM. Donis, et je n’oublierai jamais que mon ma-riage avec mademoiselle Marthe aura été votreouvrage.

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Madame Donis leva la main pour l’inter-rompre et dire que cette intervention n’avaitpoint été ce qu’il supposait ; mais elle s’arrêtadans ce premier mouvement de franchise, et,après une seconde de réflexion, elle le laissacontinuer. Pour justifier à ses propres yeuxcette réticence, elle se dit qu’il serait toujourstemps de rectifier plus tard cette erreur. Elle neprésentait ni inconvénients ni dangers ; elle nefaisait tort à personne, tandis que la vérité pou-vait être mauvaise. Sans doute elle n’eût rienfait pour persuader Sainte-Austreberthe qu’elleavait agi activement auprès de M. Donis demanière à le rendre favorable à ce mariage ;mais elle ne voyait pas qu’il y eût urgence à ledétromper.

— Vous ne sauriez croire, continua Sainte-Austreberthe, combien je m’applaudis mainte-nant d’avoir employé auprès de vous les bonsoffices de M. de Mériolle. Pendant quelquesjours, j’ai eu des doutes sur la légitimité de ce

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moyen ; mais je vois que nous nous sommescompris.

En ce moment encore, madame Donis vou-lut parler, et cependant elle ne le fit pas. Lesmêmes raisons qui lui avaient fermé les lèvresquelques secondes auparavant, les lui fer-mèrent encore. Plus tard il serait temps des’expliquer. Pour l’heure présente, il suffisaitde tenir l’engagement qu’elle avait pris avecMarthe, et cela était assez délicat pour qu’ellene le compliquât point.

Mais, aux premiers mots, Sainte-Austre-berthe lui vint en aide.

— Oui, je sais, dit-il, mademoiselle Martheme marque une certaine froideur ; mais je nevous fais point responsable de cet accueil, et jene l’en accuse pas elle-même ; c’est ma faute.Mademoiselle Marthe, qui doit savoir le che-min que j’ai suivi pour obtenir sa main, trouvepeut-être mauvaise ma façon de procéder. Elleeût voulu sans doute que je m’adressasse à elle

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tout d’abord, et comme c’est par vous que j’aicommencé, elle a dû être blessée de ce man-quement d’égards. Elle m’accuse sans douted’avoir considéré mon mariage avec ellecomme une affaire, et d’avoir cherché à assurerd’abord l’affaire sans me préoccuper de gagnerson cœur. C’est là un grief que je trouve chezelle bien légitime, mais il ne m’inquiète pointet j’espère le lui faire oublier.

— Peut-être cela ne sera-t-il pas aussi facileque vous croyez.

— Au moins je dois essayer. MademoiselleMarthe est une jeune fille, et, si j’ose m’ex-primer ainsi en parlant d’elle, elle a tous lespréjugés des jeunes filles. Elle croit que la vieest faite de poésie, de fictions, de romans, etnon de réalités ; elle croit que tous ces espritsélevés qui parlent de pureté, d’abnégation etde sentiment à outrance, sont de bonne foi,et ne sait pas que ce sont des farceurs qui serattrapent dans le particulier de ce qu’ils sontobligés de dire en public.

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— Je crois que vous vous trompez sur cepoint. Marthe n’est pas la jeune fille roma-nesque que vous vous imaginez : tendre, oui ;sentimentale, oui ; mais c’est tout, et encorece besoin de sentiment est-il chez elle renfer-mé dans des limites assez étroites. L’exaltationn’est point son fait ; c’est une bourgeoise, fillede bourgeois.

— Enfin je dois m’efforcer de faire revenirmademoiselle Marthe des mauvaises impres-sions que mes premières démarches ont pro-duites. Avec votre aide, j’espère y parvenir.Si, à nous trois, car je veux toujours compternotre ami Mériolle parmi mes alliés, si à noustrois nous n’arrivons pas à la convaincre quece n’est point « l’affaire » qui a inspiré ma de-mande, mais le « sentiment, » ce serait vérita-blement jouer de malheur, et il y aurait là pourmoi un mystère que je tiendrais à percer.

M. Donis, en rentrant, mit fin à cet entre-tien. Pendant tout le reste de la journée,

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Marthe s’arrangea pour n’être pas seule uneminute avec Sainte-Austreberthe.

Cependant, comme de son côté Sainte-Aus-treberthe cherchait à obtenir un résultat oppo-sé, il arriva un moment où il put se trouver du-rant quelques instants avec elle, loin de M. Do-nis, qui les accompagnait.

— Mademoiselle, dit-il, j’ai eu un entretienavec madame votre belle-mère, qui, enquelques mots, m’a expliqué la froideur devotre accueil. Ce qu’elle m’a dit m’a désolé,mais ne m’a pas découragé ; je vous aime et nerenoncerai à vous qu’avec la vie.

Marthe ne répondit pas et, sans baisser lesyeux, elle le regarda hautaine et dédaigneuse.

— Je dois vous écouter, dit-elle enfin, jevous écoute.

— Je n’ai qu’un mot à dire, et ce mot estune prière ; ne me repoussez pas, sans avoircompris les raisons qui ont inspiré mon amour.Je vous aime, parce que vous êtes à mes yeux

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un modèle d’honnêteté et de droiture. Je n’aipas eu de mère ; j’ai vécu auprès d’un père quin’a été pour moi qu’un compagnon de plaisir,et qui ne m’a point donné d’autres leçons quecelles qui dirigeaient sa vie. Malgré cette déso-lation de ma jeunesse, j’aime ce qui est beau etce qui est bon. Je ne veux pas que ma vieillessesoit celle de mon père, et je veux être estimépar mes enfants. Pour que j’aie cette vie hono-rable et heureuse, il faut que je sois aidé et ac-compagné par une femme. Cette femme, je l’aitrouvée en vous, lorsque le hasard, ou plus jus-tement la Providence m’a amené à Bordeaux.Dans ces conditions, vous devez comprendreque je ne peux pas renoncer à vous, et je n’yrenoncerai pas. Votre père m’a accueilli, votrebelle-mère m’a accueilli, votre famille est déjàla mienne ; j’espère que, vous aussi, vous m’ac-cueillerez.

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VII

En disant à madame Donis qu’il n’étaitpoint inquiet des sentiments que Marthe lui té-moignait, Sainte-Austreberthe n’avait pas dit lavérité.

Il en était au contraire très inquiet, trèstourmenté, car ils déroutaient entièrement sesprévisions.

Lorsqu’il s’était arrêté à l’idée de devenir lemari de Marthe, il avait cru que les difficultésqu’il pourrait rencontrer se trouveraient sur-tout chez M. Donis. Il était tout naturel de pen-ser en effet que le riche négociant serait peudisposé à donner sa fille et, en fin de compte,sa fortune, à un homme qui n’avait rien.

C’était en prévision de ces difficultés qu’ilavait manœuvré pendant les premiers temps

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de son séjour à Bordeaux, et c’était pour lesneutraliser qu’il avait si laborieusement acquisles concours de Mériolle tout d’abord, celui demadame Donis ensuite, et enfin qu’il avait misen jeu toutes les intrigues politiques et gou-vernementales dont il pouvait disposer. Cesefforts avaient réussi mieux qu’on ne pouvaitl’espérer. Mériolle, madame Donis, M. Donis,avaient été successivement gagnés ; il ne res-tait plus que Marthe. Mais elle résistait de tellesorte que par elle seule le succès définitif setrouvait sérieusement compromis. Tout cequ’il avait fait jusqu’à présent n’était rien.

Dans son plan, il n’avait point calculé surcette résistance. Ce n’était qu’une petite fille ;il n’aurait qu’à paraître pour vaincre. Avecquelques paroles aimables et des yeux doux,il triompherait. Lorsqu’il avait appris l’amourde Marthe pour Philippe, il avait senti que leschoses ne se passeraient point aussi simple-ment qu’il l’avait tout d’abord imaginé ; maisil n’avait point été sérieusement effrayé. Il fau-

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drait plus de paroles ; les yeux, au lieu d’êtredoux, devaient être passionnés, et voilà tout.Il lui avait paru qu’entre Philippe Heyrem, quin’avait ni élégance ni relations, et lui, la luttene devait être ni longue ni douteuse. Martheétait comme toutes les jeunes filles ; elle seraitséduite par le prestige de la vie parisienne. Quepouvait offrir l’ingénieur qui fût l’équivalentd’une position à la cour ?

Mais bientôt il avait fallu en rabattre decette superbe assurance. La jeune fille n’étaitpoint une poupée qui tournait à tous les vents.Elle avait un caractère et une volonté.

Comment la réduire et même comment l’at-taquer ? Il ne savait quel air jouer pour la tou-cher ? Fallait-il essayer de la douceur ? Lafrayeur ne valait-elle pas mieux au contraire ?

Il n’avait aucune idée à ce sujet, et au ha-sard il allait d’une expérience à l’autre. Il avaitessayé de l’intimidation, il était revenu au sen-timent ; il avait parlé d’amour, il avait risqué

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des variations sur la vertu. C’était à en perdrela tête. Cette petite fille, avec son calme et safroideur, le déroutait ; devant elle il se sentaitgauche et embarrassé. Quelle langue lui par-ler ? Il se croyait également fort sur tous lesinstruments, mais encore fallait-il savoir lequelchoisir ; et rien ne venait le guider, tous ceuxqu’il avait essayés jusqu’à présent semblaientne produire aucun effet. Elle le regardait, et aufond de ses yeux naïfs on voyait comme unsentiment d’assurance et de confiance qui étaitexaspérant.

Les visites qu’il faisait à Château-Pignonétaient pour lui un véritable supplice ; lui quiavait fait trembler tant d’hommes et tant defemmes, tremblait presque devant cette enfant.

Et cependant il savait son secret : elle étaitentre ses mains ; il pouvait la déshonorer etla perdre, et il avait peur d’elle, tandis qu’ellesemblait se moquer de lui.

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En voyant revenir Heyrem d’Espagne, ilavait cru qu’elle voulait le lui opposer, et ilavait habilement joué la scène du tir pour l’in-timider. Mais précisément Heyrem était partile lendemain et elle était restée seule, commepour le défier.

Quelle scène jouer maintenant ?

Il n’avait plus qu’une ressource, qui était defaire agir madame Donis, sous le coup d’unemenace directe et précise. Mais, avant d’en ve-nir là, il fallait réfléchir, car c’était jouer le toutpour le tout. Jusqu’à présent, madame Donisavait docilement obéi à ses suggestions ; maisjusqu’à présent il n’avait demandé que le pos-sible. S’il exigeait l’impossible, qu’obtiendrait-il ? En supposant que madame Donis cédât àune menace nettement formulée, que pourrait-elle sur Marthe ? Arriverait-elle à emporter leconsentement de M. Donis, malgré le refus deMarthe ? La chose était douteuse ; en tous cas,elle était dangereuse à tenter, et, avant de la

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risquer, il fallait essayer tous les autresmoyens.

Mais lesquels ?

Il revint fort embarrassé à Bordeaux, etcomme toujours, lorsqu’il était sous l’obses-sion d’une difficulté, il s’en expliqua avec M. deCheylus. La discussion suggère souvent desidées qu’on ne trouve pas dans le calme de laréflexion.

— Croiriez-vous, dit-il, que je me trouve ar-rêté net par cette petite peste de Marthe ? Rienne la touche. Le père, la mère sont décidés aumariage ; elle seule me fait une résistance in-vincible.

— Invincible, une femme !

— Non, une jeune fille, ce qui n’est pas dutout la même chose.

— Pourquoi ne la séduisez-vous pas ?

— Précisément parce qu’elle est une jeunefille. Ah ! si c’était une femme et que je vou-

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lusse être son amant au lieu d’être son mari !Plus je vais, plus je suis convaincu qu’on neréussit pas ce qui est tout bêtement honnête.

— Ou bien il faut être bête et honnête soi-même.

— Alors, c’est payer trop cher le succès. Sinous étions à Paris, au lieu d’être à Bordeaux,je ne désespérerais pas, tandis qu’ici je suis po-sitivement à bout de ressources.

— Et qui manque à Bordeaux que vous au-riez à Paris ?

— Des femmes. Si j’avais une femme sur la-quelle il me fût possible d’exercer une pres-sion, comme j’en ai à Paris, Marthe serait àmoi.

— Et comment cela, cher ami ? Instruisez-moi, je vous prie, car vous êtes véritablementtrès instructif, et avec vous on profite toujours.Depuis que vous êtes ici, positivement je meforme.

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— Pour avoir une femme, le meilleurmoyen, n’est-ce pas, c’est de rester en tête àtête avec elle ?

— Ce qui revient à dire que pour vous c’estune affaire d’occasion.

— À peu près. Au contraire, avec une jeunefille, ce n’est pas un tête-à-tête qu’il faut, c’estun tiers. C’est une grande erreur de croirequ’une jeune fille honnête, et je donne à ce mottoute son étendue, se laisse séduire lorsqu’elleest seule avec un homme. Loin de là, elle setient sur ses gardes, et il est à peu près im-possible de la surprendre. Tandis qu’on a degrandes chances pour triompher de sa résis-tance, si on a pu la faire préparer par une amieintelligente. C’est cette amie qui me manqueà Bordeaux, et que j’aurais à Paris. À Paris,j’aurais su introduire cette amie dans la familleDonis, et Marthe maintenant n’aurait plus qu’àm’épouser.

— Parfait, parfait.

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— Eh ! non, ce n’est pas parfait ; car ce n’estque de la théorie, et dans la pratique, je crainsbien qu’elle n’épouse cet ingénieur du diable.Que voulez-vous que je fasse, contre l’inertied’une jeune fille ? Le père me dit : « Vousn’avez qu’à lui plaire, et elle est à vous. » Lafille ne veut pas que je lui plaise. La situationpeut ainsi se prolonger indéfiniment ; pour lemoment elle traîne en longueur et je com-mence à trouver qu’elle manque d’intérêt.Nous tournons dans un cercle et il faut en sor-tir.

— C’est évident, et si je ne peux vous enfournir les moyens, je veux au moins vous ras-surer quant à Philippe Heyrem ; je ne crois pasque M. Donis lui donne jamais sa fille.

— Qu’en savez-vous ?

— C’est une conviction qui s’est formée enmoi, à la suite de plusieurs conversations avecM. Donis. Jamais il n’acceptera pour gendre unhomme qui n’a pas une haute position ; chez lui

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c’est affaire de principe, de religion pour ainsidire, et Heyrem n’a pas cette position.

— Et s’il hérite de son oncle ?

— Sans doute cela pourrait changer le sen-timent de M. Donis mais il faut que l’onclemeure, il faut qu’il laisse sa fortune à son ne-veu. Cela fait bien des si, et Heyrem a telle-ment conscience du peu de chance qu’il a deréussir, qu’il ne s’est pas prononcé, même de-puis que votre mariage le menace. Pour vous,c’est, il me semble, un motif de vous rassurer.

Sainte-Austreberthe resta un moment sansrépondre, réfléchissant profondément ; enfin,au bout de cinq minutes au moins, il releva latête :

— Ce que vous me dites, cher ami, m’ins-pire une idée qui peut, je l’espère, trancher laquestion.

— Et laquelle ?

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— Elle est encore tellement indécise que jevous demande à la garder pour moi ; elle a be-soin d’être couvée et amenée à point, car je nesuis pas l’homme de l’improvisation. Aussitôtque je verrai clair dans ma propre tête, je vousexpliquerai ce que je vois et vous demanderaiconseil.

— Vous savez que je n’insiste jamais. Jecrois que j’aurais fait un bon confident de tra-gédie : on m’appelle, je viens ; on ne me ditrien, je m’en retourne sans demander pourquoion m’a appelé. Seulement il est entendu que lejour où vous avez besoin de mon intervention,on est certain de me trouver prêt à agir active-ment. Amitié à part, je vous assure que votremariage m’intéresse ; c’est quelque chosecomme une comédie dont je serais spectateur.À chaque difficulté qui se présente, je me dis :Comment Sainte-Austreberthe va-t-il s’en ti-rer ? D’un côté, l’innocence ; de l’autre, l’habi-leté. Elles sont aux prises. Qui va triompher ?C’est fort curieux, je vous assure. Nous voici

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au troisième acte. Le père est gagné, mais l’hé-roïne résiste. Comment allez-vous jouer votrequatrième acte ? Je ne vois pas ça. La piècen’est pas finie et je ne lui trouve pas de fin. Cequi surexcite encore mon intérêt, c’est que j’aigrande confiance en vous. Ce cher Sainte-Aus-treberthe est bien fin, il va inventer des res-sources et mettre en jeu des ressorts que moi,naïf, je ne prévois pas. C’est charmant !

— Ce que j’invente pour le moment, c’estvotre intervention.

— Et que dois-je faire ? Tracez-moi monrôle, car je n’en ai pas la moindre idée.

— Votre rôle, non, car il faut que vous trou-viez en vous ce que vous devez faire. Seule-ment je peux vous dire ce dont j’ai besoin.

— Et de quoi avez-vous besoin ?

— Il faut que M. Donis soit engagé enversnous c’est-à-dire envers le gouvernement, demanière à ne pas pouvoir se dégager. En unmot, il faut que, quoi que je risque avec lui, il

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se trouve si bien lié à nous qu’il ne puisse passe détacher. Et je vous préviens que ce que jeveux risquer est assez grave pour lui imprimerune secousse telle, que les liens les plus solidespeuvent se rompre.

— Vous me faites peur, cependant, je ne re-cule pas. Jusqu’à présent, il est entendu queM. Donis est mon candidat ; mais cela n’estpoint officiellement connu. J’ai rencontré enlui des résistances, des pudeurs de jeune fille.Il veut être nommé, il brûle de l’être ; seule-ment il voudrait que son élection se fît sansque la main administrative se montrât dedans.Croiriez-vous qu’il a refusé avant-hier un jour-naliste que j’avais fait venir exprès de Parispour lui ! et un bon encore, un des meilleurspour injurier un adversaire. Il m’a dit qu’il vou-lait n’être soutenu que d’une façon honnête etavec des procédés courtois. Il faut donc main-tenant que je le compromette de telle sortequ’il soit évident qu’il est non seulement pour

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nous un candidat agréable, mais encore uncandidat officiel.

— C’est cela même, et il faut surtout qu’ilsoit bien connu que le gouvernement lui ac-corde sa protection, parce que j’épouse made-moiselle Donis.

— Cela a déjà été répandu, mais dansquelques jours sera universellement accepté.Je vous demande trois jours. Samedi matin,M. Donis sera si bien accablé sous les faveursde l’administration qu’il ne pourra pas s’en dé-barrasser quoi qu’il veuille. À mon tour je vaisdonc entrer en scène : je commençais à m’en-nuyer de ne pas jouer. À samedi.

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VIII

Les élections, dans la circonscription oùM. Donis se portait, avaient eu jusqu’à ce jourun caractère singulier.

Tandis que M. Donis, le vrai candidat dupréfet, se présentait en déclinant le concoursde l’administration, son concurrent, M. Pho-cion Latapie, combattu en sous mains par tousles fonctionnaires, affirmait au contraire hautet ferme que ce concours lui était acquis.

Tout autre préfet que le comte de Cheyluseût voulu sortir de cette situation ambiguë ;mais, pour lui, il s’en amusait et il y trouvait uninépuisable sujet de plaisanteries avec ses fa-miliers. Il avait joué si souvent la comédie dusuffrage universel, qu’il n’y prenait plus intérêtque lorsqu’il pouvait y introduire un élémentimprévu. Il en était de lui comme de ces gâ-

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tés par le succès, qui, après avoir tenu sérieu-sement leur rôle en lui donnant tout ce qu’ilsont d’intelligence et de talent, en arrivent, auxdernières représentations, à se moquer du pu-blic et à faire leur propre charge. À ses débuts,il avait acquis une véritable célébrité par la fa-çon habile dont il pétrissait la matière électo-rale et en tirait ce qu’il voulait. En Normandieet plus tard en Alsace, il avait obtenu, dans cegenre, des succès qui passaient toute mesure,sans avoir éprouvé jamais un seul échec. Il suf-fisait qu’il mît la main dans une élection pour lafaire réussir, quel que fût le candidat qu’il eûtchoisi ou qu’on lui eût imposé.

À la longue, cette habitude de la victoirel’avait gâté, et il avait apporté dans les élec-tions une nonchalance qu’il n’avait pas dans sapremière jeunesse.

— Bah ! disait-il lorsqu’on voulait le faireagir, rien ne presse ; pendant les derniers joursil sera temps encore.

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— Mais ce village vous est hostile.

— Nous le gagnerons : un banquet auxpompiers, une poignée de main émue au curé,une bonne peur au maire, et nous aurons lamajorité.

— Notre candidat n’inspire aucune sympa-thie.

— Qu’importe ! le candidat n’est rien, lesélecteurs ne sont rien, le préfet est tout. Lesuffrage universel est un instrument dans le-quel le préfet souffle : si le préfet est un artiste,l’instrument lui obéit ; s’il n’est qu’un savetier,l’instrument laisse échapper des couacs. J’ai laprétention de n’être pas un savetier.

Une fois qu’il était sur ce sujet, il ne s’ar-rêtait plus, et il racontait une foule d’histoirespour justifier son assurance. Dans le nombre,il y en avait une qui revenait souvent dans sesrécits, parce qu’elle était tout à fait caractéris-tique :

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— Quand j’étais à Strasbourg, disait-il,j’avais pour secrétaire particulier un garçoncharmant, qui eût fait un beau chemin dans lapolitique s’il n’avait point été attaqué au cœurpar une maladie qui ne pardonne pas : le sen-timent. Malgré toute son intelligence, il avaiteu la sottise de mettre sa vie dans l’amour.Il était l’amant d’une femme charmante aussi,qui, bien entendu, était mariée (Madame Ober-nin). Comme tous les amants dans sa situation,il avait besoin de plaire au mari et de lui rendredes services, qui le maintinssent quand mêmedans la maison. À bout d’expédients, aprèsavoir usé son répertoire, il inventa de fairenommer le mari conseiller général. Il vint meconter son embarras et je l’accueillis à brasouverts, d’abord parce que j’avais beaucoupd’amitié pour lui, et puis ensuite parce qu’il yavait dans cette manière d’agir, un sentimentpolitique qui me semblait devoir le débarrasserde quelques préjugés qui auraient entravé sacarrière. Il avait été jusque-là assez grincheuxpour les choses de la conscience ; il se formait

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et commençait à comprendre que tout doit cé-der devant notre intérêt personnel. Seulementune difficulté se présentait : le conseiller géné-ral qu’il s’agissait d’abandonner, pour donnersa place au mari protégé par mon secrétaire,était un des plus riches industriels du pays.C’était un de ces Alsaciens qui prennent à cœurd’employer leur fortune au profit de tous : ilavait construit des routes à ses frais, bâti desmaisons pour ses ouvriers, des hôpitaux, desécoles, des refuges, des auberges pour les ou-vriers voyageurs. En un mot, il était estimé detout le monde, et dans son canton il n’y avaitpersonne qu’il n’eût obligé. Le mari de notrebelle dame était au contraire un vrai fils debourgeois, qui n’avait jamais eu d’autre soucique d’augmenter sa fortune petit à petit, sûre-ment et par de bons moyens, qui ne pouvaientprofiter qu’à lui seul. Dans ces conditions, ilétait vraiment assez délicat de dire aux élec-teurs : — Voici un candidat que vous connais-sez, que vous aimez, qui a tout fait pour vous.Vous ne le renommerez pas, tout simplement

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parce que nous n’en voulons plus. Nos raisonssont bonnes ou mauvaises ; nous n’en voulonsplus, cela suffit. Au contraire, en voici un autrequi n’a rien fait pour vous et que vous nomme-rez parce que nous en voulons ; nous en vou-lons, cela suffit. J’essayai de présenter cetteobjection à mon secrétaire ; mais, je vous l’aidit, c’était un garçon intelligent, qui meconnaissait bien.

— Est-ce que vous n’avez pas envie de voirce que vous pouvez dans ce pays ? me dit-il.Pour un joueur tel que vous, il n’y a d’intérêt àjouer qu’avec de mauvaises cartes.

— C’était me prendre par mon faible. Je ris-quai la partie, et, comme elle était aventurée,j’intervins moi-même dans la lutte : maires,juges de paix, curés, pasteurs, gendarmes,gardes champêtres, gardes forestiers, institu-teurs, cafetiers, débitants de tabac, je mis toutle monde en réquisition et jouai le grand jeu.Notre mari fut nommé avec quelques voix demajorité seulement, mais enfin il fut nommé.

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Il fallait des conditions de ce genre pourqu’il s’occupât maintenant sérieusement d’uneélection ; voilà pourquoi celle de M. Donis pi-quait sa curiosité. Pour elle, il n’était pas seule-ment question de bien jouer son rôle de préfet,c’est-à-dire de montrer du zèle et du dévoue-ment en paroles, de manière à renvoyerchaque candidat content ; en réalité, elle l’inté-ressait, et il prenait un véritable plaisir aux ma-nœuvres des deux concurrents en même tempsqu’à l’embarras des maires, qui littéralementperdaient la tête au milieu de cette situationembrouillée.

Ces malheureux maires étaient devenuspour lui un sujet de distraction, et le fidèlePoultier avait l’ordre d’introduire, sans les ren-voyer ou les faire attendre, ceux qui apparte-naient à ce qu’on appelait « la circonscriptionDonis. »

— Eh bien, mon cher maire, disait M. deCheylus quand il voyait un maire entrer, lamine longue et l’attitude gênée, qu’est-ce qu’il

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y a donc ? Ce n’est pas un malheur qui voussoit personnel, n’est-ce pas ? Madame est enbonne santé ? Et votre petite fille ?

— Je n’ai pas d’enfant, monsieur le préfet.

— Pas d’enfant ! Comment vous n’avez pasd’enfant ? Ce n’est pas ce que la chronique ra-conte. Enfin, rien de personnel, n’est-ce pas ?Parlez vite, ne me laissez pas dans l’inquié-tude : vous savez quelle sympathie j’éprouvepour vous, le premier maire de mon départe-ment, car vous êtes le premier, vous savez ?pas le second, le premier. Aussi, vous serez lepremier décoré, foi de préfet !

À cette promesse chaleureuse, la figure dumaire s’épanouissait ; mais, pensant à ce quil’amenait, elle se rembrunissait aussitôt.

— J’ai vu M. Phocion Latapie, et il prétendque c’est lui qui est le candidat du gouverne-ment, et que, si on ne vote pas pour lui, ça fâ-chera l’empereur et ça amènera la républiquerouge.

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— Qu’est-ce que je vous ai dit la dernièrefois que j’ai eu le plaisir de vous voir et l’hon-neur de vous serrer la main ?

— Vous nous avez dit, au maire de Saint-Michel et à moi, que c’était M. Donis qui étaitle candidat de l’empereur, et ça nous a fait plai-sir, parce que M. Donis est un homme pourqui on peut être fier de voter ; tout le mondele connaît, et avec lui on n’est point exposéà s’entendre dire : « Tu sais, ton député, celuique tu nous as tant recommandé, il sera enfaillite la semaine prochaine. » Ce qui n’est pasagréable pour un maire qui a sa responsabilité.Mais, tandis que M. Phocion Latapie dit par-tout qu’il est le candidat de l’empereur, M. Do-nis, quand on lui demande s’il l’est aussi, ré-pond qu’il ne l’est pas. Lequel croire ?

— Vous savez quelle est la première règlede la politique, n’est-ce pas, mon cher maire ?c’est de croire le contraire de ce qu’on vous dit.Appliquez, cette règle à l’élection et vous êtesfixé. M. Latapie dit qu’il est notre candidat, il

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ne l’est pas ; M. Donis dit qu’il ne l’est pas, ill’est. Rien de plus simple.

— Bien, sûr ; pourtant on ne voit pas bienpourquoi le gouvernement ne se prononce pasfranchement.

— Ce que vous dites là est très profond,et un homme qui voit qu’il ne voit pas esttrès fort. Je pourrais vous donner les raisonsdu gouvernement ; mais, comme j’ai confianceen vous, je ne vous les donne pas. Il y a desmaires à qui j’ai donné ces raisons, mais ceux-là n’étaient pas les premiers maires de mondépartement ; ils demandaient à comprendre.Est-ce qu’un homme intelligent a besoin decomprendre ce que son gouvernement lui de-mande ? Il obéit et ne raisonne pas.

Comme tous les maires étaient d’aussibonne composition et ne se contentaient pointde ces explications, d’un autre côté, comme lesjournaux de l’opposition commençaient à de-venir gênants, le préfet fut bien aise d’avoir une

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occasion pour donner un dénoûment à cettecomédie.

Le soir même de son entretien avec Sainte-Austreberthe, il signifia à M. Phocion Latapieson exécution.

— Cher ami, lui dit-il avec son air le plusgracieux et sa voix la plus douce, vous m’avezdemandé souvent d’affirmer le rôle de l’admi-nistration dans votre élection ; le moment estvenu en effet où nous devons nous prononcer.

— Ah ! enfin.

— J’ai la douleur de vous annoncer quec’est M. Donis qui sera candidat officiel. Jevous dis cela brusquement, en deux mots,parce que je suis navré d’avoir à vous porter unpareil coup : dans ma longue carrière de préfet,aucune mission ne m’a été plus pénible. Maisque voulez-vous ? il le faut. Ce qui jusqu’à cemoment avait suspendu la décision du gouver-nement, c’était l’état de votre situation com-merciale. Cet état s’est aggravé. Nous ne pou-

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vons pas soutenir officiellement un candidatqui, d’un jour à l’autre, peut être… il faut dire lemot, peut être au dessous de ses affaires. Pourmoi, cher ami, je suis ainsi fait, que je ne peuxpas voir le malheur de mes amis, et, lorsqueleur ruine est irréparable, j’ai l’habitude de meséparer d’eux immédiatement. Croyez à toutema sympathie.

— Mes affaires ne sont pas ce qu’on dit ;mais vous pouvez me perdre en m’enlevantvotre appui.

— Désolé, navré ; je n’y peux rien. Voyez leministre. Pour moi, je vous le répète, je vouspromets ma sympathie et je vous promets aus-si de ne pas vous combattre ; j’appuieraiM. Donis, voilà tout.

Pendant un quart d’heure, il prodigua sesconsolations à cette malheureuse marion-nette ; il fut éloquent, il pleura presque, et fina-lement il s’en débarrassa en l’envoyant à Paris.

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Puis, cette exécution accomplie, il s’occupaactivement de tenir la promesse qu’il avait do-minée à Sainte-Austreberthe, et le samedi ma-tin, à l’heure de la marée, les gens qui pas-saient sur le pont de Bordeaux purent voir uneflottille de petites embarcations qui sillon-naient la Garonne, allant et venant au milieudes grands navires du quai de Queyries au quaiVertical, des magasins généraux au quai de Ba-calan.

Dans ces embarcations, on apercevait despersonnages coiffés de casquettes galonnéesd’or.

La foule s’arrêta, s’amassa sur le pont et surle quai. Que se passait-il ? Que faisaient doncces personnages ? Leur occupation paraissaitinexplicable.

Lorsque leur embarcation s’éloignait del’endroit où elle s’était arrêtée, on apercevaitsur l’eau troublée du fleuve un petit drapeautricolore flottant au-dessus d’une bouée.

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Les journaux de la préfecture donnèrentl’explication de ce mystère : on étudiait l’em-placement des digues qu’on allait construirepour rectifier le cours de la Gironde et per-mettre aux plus grands navires de remonter àpleine charge jusqu’à Bordeaux, qui allait de-venir un Liverpool. Depuis le pont de Bordeauxjusqu’au Verdon, les ingénieurs, les piqueurs,les employés des ponts et chausséesmouillaient aussi partout des bouées ou plan-taient des balises.

Enfin on allait bientôt commencer l’exécu-tion du gigantesque projet de M. Donis, – deM. Donis, l’ancien et le futur député de la Gi-ronde, – de M. Donis, le candidat officiel del’administration.

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IX

En apprenant cette nouvelle, M. Donis, quin’avait été prévenu de rien, accourut à la pré-fecture.

— Je vois que vous êtes surpris, mon chermonsieur Donis, s’écria le préfet en lui serrantles deux mains ; n’est-ce pas que j’ai de l’im-prévu et de l’originalité ?

— Assurément, mais il me semble que…

— Il vous semble que j’aurais dû vous pré-venir et vous consulter, c’est cela que vousvoulez dire. Ah ! cher honnête homme, quevous êtes naïf !

M. Donis était naturellement sérieux, il ai-mait peu les plaisanteries, et il ne pouvait passupporter celles dont il était le sujet. Il prit safigure des grandes circonstances.

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— Allons, ne vous fâchez pas, dit le préfet,et faites-moi l’amitié de croire que, dans cetteaffaire comme toujours, je n’ai eu en vue quevotre intérêt, votre seul intérêt.

— Vous savez que j’ai l’habitude de m’occu-per moi-même de mes affaires.

— S’il n’avait été question que d’une affairecommerciale, je n’aurais rien fait sans vous, carvous le premier êtes le premier commerçant dudépartement.

Dans la bouche de M. de Cheylus, on étaittoujours le premier de son département : lepremier maire, le premier curé, le premiercommerçant.

— Mais il s’agissait d’une affaire politique,continua-t-il, et en politique je crois avoir unecertaine dextérité de main.

— Et d’esprit.

— Mille fois trop aimable ; mais, puisquevous voulez bien me reconnaître quelques-

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unes des qualités qui font le politique, je doisvous dire que ce sont ces qualités qui m’ont faitagir comme je l’ai fait dans cette affaire. Quelest mon désir et mon but ? Vous le savez, c’estque vous soyez mon député. Ce n’est pas d’au-jourd’hui que je vous en parle. Si j’avais lais-sé l’élection se faire naturellement, que serait-ilarrivé ? Le suffrage universel, livré à lui-même,est capable de tout : M. Phocion Latapie pou-vait être nommé. Voyez-vous à quel point maresponsabilité était engagée et les reprochesauxquels j’étais exposé de la part du ministre ?

— Latapie a été trouvé bon pour faire undéputé il y a quelques années, pourquoi ne leserait-il plus ?

— Il y a quelques années, on a fait une fauteen le choisissant pour vous l’opposer ; mainte-nant on ferait une sottise, ce qui pour moi estbeaucoup plus grave. Ce n’est pas à vous, pré-sident de la chambre de commerce, membredu tribunal, conseil de la banque, qu’il est né-cessaire de donner les raisons qui combattent

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M. Latapie. Dans un mois, dans six mois, ilpourrait être un grand embarras pour le gou-vernement, qui a la responsabilité morale deses choix.

— Cet embarras pouvait vous arriver l’an-née dernière.

— Puisque nous avons eu la chance d’yéchapper, nous ne devons plus nous y exposer.Pour cela, il était impossible de garder la neu-tralité entre vous ; d’autant mieux que M. Lata-pie ne se gênait pas pour dire partout qu’il étaitnotre homme, et ce bruit était confirmé par vospropres paroles, puisque, de votre côté, vousvous défendiez d’être notre candidat.

— Je ne me parais pas de votre appui, voilàtout.

— Notez que je ne vous blâme pas ; à votreplace, j’aurais très probablement agi commevous. Il est plus agréable d’être aimé pour soi-même que pour les beaux yeux de sa cassette ;il est aussi plus agréable d’être élu pour son

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propre mérite que pour celui de l’administra-tion. Et dans votre condition, je comprendstrès bien qu’il y avait un orgueil légitime àdire : J’ai été nommé le jour où le gouverne-ment a donné la liberté aux électeurs. Malgrél’exemple pernicieux qui pouvait résulter decette élection, j’étais pour mon compte décidéà donner cette liberté aux électeurs de votrecirconscription ; mais les menaces de M. Lata-pie m’ont obligé à intervenir. Si cet honorablehomonyme du rival de Démosthène n’a jamaisété « la hache » d’aucun discours au corps lé-gislatif, il est redoutable dans une élection. Jene pouvais me laisser battre par lui. Et commeje n’avais qu’un mot à dire pour le réduire àl’impuissance, je l’ai dit. Auriez-vous voulu quepour ménager votre susceptibilité je retardassel’étude d’un travail que vous avez tant à cœuret qui fera la fortune de votre pays ? Non, n’est-ce pas ?

— J’aurais mieux aimé que cette étude sefût faite à un moment où il aurait été impos-

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sible de la prendre pour une manœuvre électo-rale.

— Quand même c’en serait une, commentla blâmer ? Il est des circonstances, mon chermonsieur Donis, où nous devons sacrifier nosconvenances à l’intérêt du pays ; vous le savezmieux que personne. Vous êtes victime devotre amour pour la Gironde, mais une victimeque je ne peux pas plaindre beaucoup, car si,d’un côté, votre juste amour-propre est fâché,de l’autre votre gloire doit être flattée ; au-jourd’hui tout le monde sait que si Bordeauxdevient jamais un vrai port de mer, c’est à vousqu’il le devra. Qui m’eût dit il y a quelques moisque Sainte-Austreberthe serait l’instrumentdont la Providence se servirait pour accomplirce miracle ? Comme les choses les plus éloi-gnées les unes des autres s’enchaînent ! L’amé-lioration de la Gironde, votre élection et le ma-riage de mademoiselle Marthe avec notre ami,tout cela ne fait plus qu’un maintenant.

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— J’aurais voulu que ces trois choses res-tassent séparées.

— Je le pense bien, et c’est pour cela pré-cisément que je ne vous ai pas consulté pourannoncer publiquement, que vous étiez le can-didat du gouvernement. Si je préviens M. Do-nis, me suis-je dit, il se défendra, et, entraînépar mon amitié pour lui, j’aurai peut-être lafaiblesse de lui céder. Cette faiblesse pourranous coûter cher, ne nous y exposons pas. Etcomme il y avait urgence, j’ai agi, certaind’avance que vous ne me démentiriez pas.

— Vous avez eu raison ; seulement je metrouve obligé maintenant à me donner moi-même une sorte de démenti. Après avoir ditque je me présentais sans le concours du gou-vernement, je dois reconnaître aujourd’hui queje profite de ce concours. Cela manque deloyauté ou tout au moins de franchise, et jen’aime pas cela.

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— Comment cela ! Quoi de plus loyal quevotre conduite ? Dites les choses telles qu’ellesse sont passées, mon cher député, et personnene pourra vous blâmer. Vous ne vouliez pasde l’appui du gouvernement, c’est le préfet quivous l’a imposé. Chargez-moi, appelez-moi detous les noms qui vous passeront par l’idée,peu importe, j’ai bon dos et j’en ai vu biend’autres. De mon côté, je ferai un récitconforme au vôtre, en expliquant comment etpourquoi je vous ai choisi, et les raisons ne memanqueront pas : n’êtes-vous pas le premiernégociant de Bordeaux, le promoteur des tra-vaux de la Gironde ? ne mariez-vous pas votrefille au fils d’un des personnages les plus im-portants de la cour ? De ces divers récits, ilrésultera un fait certain, c’est que vous avezété choisi comme candidat officiel sans l’avoirdésiré ou demandé, et il n’y a pas beaucoupde vos confrères qui puissent en dire autant.Croyez-en un vieux préfet qui a l’expérience dusujet. Vous êtes un phénix, mon cher monsieurDonis.

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— Ainsi envisagée, la question change deface.

— Et vous voyez, n’est-ce pas, que je mesuis conduit envers vous comme un véritableami. Maintenant restez chez vous et n’ayezplus souci de rien ; vous êtes député ; votre af-faire est dans le sac, ou plus justement vos bul-letins de vote sont dans la soupière.

M. Donis revint chez lui dans des disposi-tions autres, que celles qui l’avaient fait sortirpour aller demander une explication au préfet.

Sans doute il eût préféré n’être point can-didat officiel et ne devoir le vote de ses élec-teurs qu’à leur confiance et à leur estime : il luisemblait qu’il était digne de cette distinction,et qu’il avait assez fait pour la mériter.

Mais, d’un autre côté, la façon dont la can-didature officielle lui était imposée à son insu,avait quelque chose de tellement honorable,qu’il ne pouvait pas s’empêcher d’en être flatté.Quoi qu’on en pût penser dans le public, il

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avait la conscience de n’avoir rien fait pour ob-tenir le concours de l’administration, et celasuffisait à sa fierté. Ce n’était pas lui qui avaitbesoin du gouvernement, c’était au contrairele gouvernement qui avait besoin de lui. Lesblessures qu’il avait reçues autrefois trouvaientlà une ample réparation, assez grande et assezbelle pour contenter les plus difficiles.

En rentrant, il trouva Sainte-Austreberthequi l’attendait, et comme il était dans des dis-positions d’humeur où la vue du vicomte nepouvait que lui être très agréable, il marcha àlui, souriant et les mains ouvertes.

Mais il s’aperçut bien vite que Sainte-Aus-treberthe devait être sous le coup d’une sé-rieuse préoccupation ; sa figure était sombre,son attitude gênée.

— Que se passe-t-il donc ? demandaM. Donis ; mais je suis peut-être indiscret devous faire cette question, pardonnez-moi.

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— Vous m’encouragez au contraire, car jesuis venu pour vous entretenir d’un sujet quim’est si douloureux, que, sans votre interro-gation, je n’aurais peut-être pas osé l’aborder.Mais avant tout je veux vous remercier de l’ac-cueil que vous m’avez fait ; le souvenir de votrebienveillance et de votre sympathie, quoi qu’ilpuisse arriver, restera à jamais enfermé là.

Sainte-Austreberthe se frappa la poitrine,tandis que M. Donis le regardait avec stupéfac-tion.

— Vous m’avez autorisé, dit-il, en conti-nuant, à toucher le cœur de mademoiselleMarthe. Je n’ai point réussi.

— Il me semble, interrompit M. Donis, qu’iln’y a pas là de quoi vous désoler ; vous avez àpeine vu Marthe, et elle ne vous connaît pas.

— Ces paroles que vous me dites sont jus-tement celles que je me répétais encore ce ma-tin ; mais maintenant je ne peux plus me com-

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plaire dans ces illusions de mon amour, il fautque la vérité se fasse.

— Quelle vérité ? Et sur quoi, sur qui vou-lez-vous qu’elle se fasse !

— Si pénible qu’il me soit de répéter ce quej’ai appris, il le faut, n’est-ce pas ? Il paraîtque M. Philippe Heyrem aime mademoiselleMarthe.

— Heyrem ! Allons donc ! C’est donc cela…

Mais M. Donis s’arrêta, et Sainte-Austre-berthe reprit :

— Mademoiselle Marthe aime-t-elleM. Heyrem, je n’en sais rien ; mais cela est pos-sible, et cet amour m’expliquerait la froideurqu’elle me témoigne. Si cet amour existe, je n’aiqu’à me retirer, malheureux et désolé, aprèsvous avoir rendu votre parole ; si, au contraire,il n’y a d’amour que chez M. Heyrem, je puisencore espérer. Voilà la vérité que je dois sa-voir et que je viens vous demander.

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M. Donis resta assez longtemps sans ré-pondre, la tête baissée ; quand il la releva, saface était pâle et ses lèvres tremblaient.

— Ce qui se passe dans le cœur de ma fille,dit-il, je n’en sais rien, mais je le saurai ; seule-ment ce que je puis vous affirmer en attendant,c’est que M. Heyrem ne sera jamais mongendre ; vous entendez, jamais ! Heyrem !Heyrem !

Et de sa main il frappa son bureau d’uncoup qui fit voler les papiers.

Il y eut encore un long intervalle de silence,que M. Donis rompit le premier.

— Comment donc avez-vous connu cetamour de M. Heyrem, que moi je ne soupçon-nais pas ? dit-il.

— Si vous l’exigez, je vous le dirai ; car dansun pareil sujet vous avez le droit de tout sa-voir ; cependant je demande à votre délica-tesse de ne pas me questionner, car j’ai promisle secret. Il m’en coûterait beaucoup de man-

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quer à mon engagement ; je ne le ferai que sivous m’y obligez.

— Gardez votre engagement. Ma fille parle-ra ; alors même qu’elle aimerait M. Heyrem, ceque je ne peux pas croire, elle ne le cacheraitpas, elle est incapable de tromper.

— J’en suis convaincu, et je crois qu’il vautbeaucoup mieux que vous sachiez tout de sapropre bouche.

— C’est ce que je veux. Je vais partir immé-diatement pour Château-Pignon. Vous deviezvenir demain ; je compte sur vous.

— Ne vaudrait-il pas mieux que je remissema visite ?

— Non ; Marthe aura parlé ce soir, et de-main vous saurez ce que vous voulez ap-prendre. À demain, monsieur le vicomte.

Et comme Sainte-Austreberthe s’était levé,M. Donis alla à lui.

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— Votre main, et, quoiqu’il arrive, comptezque vous aurez toujours en moi un ami.

— C’était un père que j’espérais.

— Espérez toujours.

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X

Jamais M. Donis n’avait trouvé si longue ladistance qui sépare Bordeaux de Château-Pi-gnon. À chaque instant, il se penchait en avant,et, d’une voix impatiente, il répétait toujours lemême mot à son cocher :

— Vous ne marchez pas ; allez donc,Pierre !

Et alors celui-ci, tournant légèrement la têteet, du haut de son siège, abaissant ses yeuxdans la voiture, se demandait d’où pouvait ve-nir un pareil empressement. Puis, pour conci-lier ce qu’il devait à son maître et ce qu’il de-vait à ses bêtes, il touchait légèrement ses che-vaux du bout de son fouet, tandis que de lamain gauche il les retenait. C’était un hommequi avait des principes et faisait tout correcte-ment : il ne pouvait pas ainsi changer l’allure

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de ses chevaux. Il ne répliquait pas à M. Donis,car cela n’eût pas été convenable ; mais ilcontinuait d’aller du train qu’il croyait devoiraller : il connaissait son métier peut-être.

À moitié route à peu près, au haut d’unepetite montée, il était d’habitude d’arrêter leschevaux durant quelques minutes, pour leslaisser souffler. Alors une vieille femme boi-teuse, qui demeurait dans une mauvaise bi-coque bâtie sur le bord du chemin, sortait dechez elle et venait tendre la main dans la voi-ture. Jamais, depuis de longues années, M. Do-nis n’avait manqué de lui faire l’aumône d’unepetite pièce blanche, et quand madame Doniset Marthe l’accompagnaient, elles joignaientleur offrande à la sienne. C’était de cette petiterente que la pauvre vieille vivait.

Ce jour-là, comme tous les jours, les che-vaux, fidèles à leur habitude, allaient s’arrêter,mais M. Donis, tiré de ses réflexions par lechangement d’allure, se pencha encore en

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avant et, de la même voix impatiente, répétason même mot :

— Allez donc, n’arrêtez pas.

Il n’y avait qu’à obéir, et Pierre était tropbien élevé pour raisonner ; mais, tout bas, il sedit que si son maître « avait des connaissancesen affaires, il n’en avait pas en chevaux. »

Enfin, on arriva à Château-Pignon.

Marthe, précisément, se promenait danscette partie du jardin qui borde de ses taillis lechemin des voitures ; en entendant le bruit desroues sur le gravier, l’idée lui vint que c’étaitPhilippe qui arrivait.

Pourquoi Philippe plutôt qu’un autre ?Parce qu’elle aimait Philippe et non un autre.Nos pressentiments ne sont-ils pas faits de nosdésirs ? Philippe était parti depuis bientôt huitjours ; il avait dû recueillir sur Sainte-Austre-berthe les renseignements qu’il voulait. Elle al-lait être débarrassée du vicomte : ils allaients’aimer comme autrefois, en attendant le jour

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où la lettre de Bourbon leur permettrait de s’ai-mer librement.

Elle courut vivement au chemin. La voituren’était pas encore en vue, mais on l’entendaitvenir. Au bruit, elle crut reconnaître la voiturede son père ; mais c’était impossible, M. Donisne devait revenir que le dimanche matin. Sic’était le vicomte ! À cette pensée, elle rentrasous le feuillage. La voiture parut.

Ce n’était point Philippe, ce n’était point levicomte, c’était son père.

Elle avait été folle de penser à Philippe, ilne pouvait pas arriver à pareille heure.

Alors, sortant du taillis, elle agita son mou-choir, car, la première impression de déceptionpassée, elle était heureuse de revoir son père.

Le cocher arrêta ses chevaux, et elle se pré-para à monter en voiture : c’était presquecomme au temps où, petite fille, elle venait au-devant de son père pour avoir le plaisir de faireun bout de chemin en voiture sur ses genoux.

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Mais ce fut lui au contraire qui descendit.

Elle l’embrassa tendrement.

— Sais-tu que tu deviens l’homme des sur-prises ? dit-elle. Tu ne devais revenir que de-main.

— J’ai à te parler.

Alors elle remarqua sa préoccupation, quetout d’abord elle n’avait pas vue.

— Philippe a envoyé ses renseignements,se dit-elle ; M. de Sainte-Austreberthe estmort.

Cette idée la mit de belle humeur.

— Eh bien ! parle, dit-elle ; je t’écoute enfille soumise, et, si tu me dis que je dois renon-cer à l’honneur d’être la vicomtesse de Sainte-Austreberthe, je te promets de t’obéir sans ré-pliquer. Si tu savais comme je serais heureuse !

Elle s’approcha de lui pour lui prendre lebras, mais il la repoussa.

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— Ce n’est pas de M. de Sainte-Austre-berthe qu’il est question, c’est de M. Heyrem.

À la façon dont M. Donis prononça « mon-sieur Heyrem, » Marthe comprit que le mo-ment décisif était arrivé. Son père savait tout.Mais cette pensée ne l’épouvanta point. Tantmieux au surplus. Elle ne pouvait plus s’enfer-mer dans le silence qui l’étouffait et l’humiliait.Elle avait honte de ne pas tout dire à son père.Si l’heure était sonnée de parler, c’était bien.Elle lutterait ouvertement.

M. Donis s’arrêta et, la regardant en face :

— Est-ce vrai, dit-il, que M. Heyrem a del’amour pour toi ?

Elle attendait cette question ; cependantelle en fut troublée jusqu’au plus profond del’âme, et un flot de sang empourpra son visage.Pourquoi son père la regardait-il ? Pourquoi nelui faisait-il pas la grâce de baisser les yeux ?

— Tu ne réponds pas, dit-il d’une voix quise fâchait.

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— C’est vrai, dit-elle à voix basse.

— Vrai ! c’est vrai ? Il a osé… tu sais qu’ilt’aime, il te l’a dit ?

— Il me l’a dit !

— Et toi ?

— Moi, je l’aime.

Elle dit ces trois mots d’une voix presqueferme et la tête levée ; mais, devant le regardde son père, elle la baissa. Il était si irrité, ceregard, ordinairement si doux et caressant, ilétait si plein de colère et de menace, qu’elle eutpeur.

— Cher papa ! dit-elle.

— Laisse-moi, ne me parle pas ; ne vois-tupas que je me fais violence pour ne pas me lais-ser emporter ? Marche près de moi, je te parle-rai tout à l’heure.

Jamais elle n’avait vu son père dans cet étatde fureur : ses lèvres s’agitaient sans formerdes mots suivis.

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— Ma fille, ma fille ! disait-il.

Mais ces paroles, les seules intelligibles,n’avaient rien de tendre ; c’étaient plutôt desexclamations d’étonnement et d’indignation.

Ils marchèrent ainsi durant quelques mi-nutes, puis M. Donis s’arrêta.

— Maintenant, dit-il, il faut me racontercomment cet amour s’est formé, et il faut lefaire franchement, sans détour, sans men-songe.

— Oh ! père, est-ce que je t’ai jamais trom-pé ?

— Je te croyais incapable de tromper ;maintenant tout est possible. Parle et ne cacherien.

— Quand M. Heyrem a commencé à venirrégulièrement ici, je n’ai pas fait attention àlui plus qu’aux autres personnes que tu reçois ;c’est seulement à la longue qu’il m’a paru êtreau-dessus des autres. Tu avais plaisir à t’en-

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tretenir avec lui ; quand il était parti, tu faisaissans cesse son éloge ; il était bon pour toi,plein de respect, de prévenances, et puis il par-lait de sa mère avec une tendresse qui touchaitle cœur. Il me plut, et quand je trouvais sesyeux attachés sur les miens, cela me rendaitheureuse ; mais je ne croyais pas qu’il m’aimâtet je ne me disais pas que je l’aimais. Je ne pen-sais pas à cela ; seulement j’avais plaisir à levoir arriver et plaisir aussi à voir que tu cher-chais à te trouver avec lui. Tu dois te souve-nir des soirées que nous avons passées tous lestrois ; vous parliez des travaux de la Gironde,je vous écoutais.

— Il spéculait sur ma préoccupation pours’approcher de toi ; pendant que je lui expli-quais mes idées, il te regardait, il te parlait sansdoute.

— C’est plus tard qu’il m’a parlé. Un jour ilm’a dit qu’il m’aimait et il a compris que je l’ai-mais.

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M. Donis s’arrêta et, prenant sa fille par lebras, il la fit se tourner vers lui de manière àla voir en pleine figure. Durant quelques se-condes il la regarda longuement, puis lui aban-donnant le bras.

— Et alors, dit-il, au lieu de venir me de-mander ta main, il a continué à se faire aimerde toi.

— Il voulait t’adresser cette demande ;mais, comme il connaissait tes idées, il a eupeur, lui qui était sans fortune et sans position,d’être refusé. Alors sa mère est partie pourBourbon, pour tâcher de sauver la fortune deson oncle, qui est considérable. Une fois maîtrede cette fortune, Philippe devait te parler. D’unmoment à l’autre, nous attendons une lettrequi doit nous annoncer que Philippe est l’héri-tier de son oncle. Voilà la vérité, toute la vérité.

— La vérité, pour toi peut-être, car j’espèreque dans ta faute tu n’as pas perdu le respectde toi-même, ta franchise et ta sincérité d’en-

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fant ; mais ce n’est pas la vérité pour moi.M. Heyrem, qui poursuit la fortune de sononcle à Bourbon, poursuit la mienne à Bor-deaux ; par l’une il espère gagner l’autre, etvoilà pourquoi il a trouvé avantageux de te sé-duire.

— Oh ! père !

— Et de quel autre mot veux-tu que j’ap-pelle sa façon d’agir ? Il s’est introduit près denous adroitement, il a flatté mes idées ; pen-dant que je l’écoutais il s’est fait aimer de toi,espérant nous mettre dans une situation où ilnous serait impossible de le refuser. Cela estd’un lâche et d’un voleur : après avoir spéculésur ma faiblesse, il a spéculé sur ta jeunesse etton innocence.

— Oh ! père, je l’aime !

— Non, tu ne l’aimes pas, tu ne peux pasl’aimer. Qu’a-t-il pour te plaire ? A-t-il de la jeu-nesse, de l’élan, de la générosité ? N’est-il pasau contraire toujours roide, mécontent, prêt à

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juger tout le monde du haut de sa supérioritéet de son honnêteté ? Sais-tu ce qu’il fait, cehéros d’amour, au moment où tu es demandéeen mariage par un rival ? Au lieu de rester icipour te défendre bravement, il est à Paris, oùil tâche de mettre en jeu des moyens adroitspour combattre ce rival, sans s’exposer ? Cematin j’ai reçu une lettre de lui, pleine d’in-sinuations contre M. de Sainte-Austreberthe ;il m’annonce des choses terribles, mais il segarde bien de les préciser.

— C’est moi qui l’ai envoyé à Paris ; je nevoulais pas qu’il restât exposé à une provoca-tion de M. de Sainte-Austreberthe, et je voulaisen même temps qu’il te fît connaître celui-ci.S’il y a un coupable, c’est moi ; ce n’est pas lui.

— Que tu sois coupable, cela est malheu-reusement vrai ; mais le principal, le grandcoupable, l’initiateur du mal, c’est lui. C’est luiqui a profité de mon amitié pour te tromperet prendre ton cœur. Est-ce que s’il avait étéun homme loyal, n’ayant que des intentions

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loyales et droites, il n’aurait pas commencé pars’adresser à moi, le jour où il a senti qu’il t’ai-mait ? Est-ce que l’amitié que je lui témoignaisne lui rendait pas cette démarche plus facilequ’à tout autre ? Ce n’est pas ce qu’il a fait. Ilsavait que je le refuserais, il a voulu forcer sonmariage en te séduisant ; il ne sera jamais tonmari.

— Ne dis pas cela, je t’en supplie ; nousavons été coupables, cela est vrai, mais pas au-tant que tu le crois. Je t’expliquerai…

— Mais, malheureuse enfant, ton aveugle-ment aggrave sa faute et me prouve toute l’ha-bileté de son calcul ; tu vois bien que tu le dé-fends parce que tu es trompée.

— Je le défends parce que je l’aime.

Ce mot ainsi répété fit perdre à M. Donis lacontrainte qu’il s’imposait à grand’peine.

— Ne dis pas que tu l’aimes, s’écria-t-il avecviolence, car il ne sera jamais ton mari et tu ne

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le reverras jamais. Je le chasse d’ici comme unmisérable et un voleur.

— Tu peux le chasser, tu ne peux pas m’em-pêcher de l’aimer.

— C’est un soin dont se chargera M. deSainte-Austreberthe, car c’est lui qui sera tonmari, et il saura bien te garder contre les entre-prises de M. Heyrem.

Ils étaient arrivés au château ; tandis queM. Donis entrait au salon, Marthe monta à sachambra bouleversée, éperdue.

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XI

Marthe était femme : forte et résolue dansla lutte, elle redevenait faible lorsque le dangerétait passé et alors elle subissait l’influencetoute-puissante de ses nerfs.

Avec son père, elle avait tenu bon, dispu-tant le terrain pied à pied, se défendant quandmême ; après l’avoir quitté à la porte du salon,elle avait encore monté l’escalier à pas compté,avec l’apparence du calme. Mais, lorsqu’elle futenfermée dans sa chambre, portes et fenêtresbien closes, elle se jeta sur un fauteuil.

C’était fini, elle ne le verrait plus.

Elle connaissait son père et savait qu’il nerevenait jamais sur ce qu’il avait dit. Qu’il eûttort ou qu’il eût raison, qu’il gagnât ou qu’ilperdît, il s’en tenait rigoureusement à sa pa-

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role, et comme avec cela il avait une mémoiresûre, n’oubliant jamais rien, ce qu’il avait dit, ille faisait, coûte que coûte. Ce qui chez lui avaitété tout d’abord un principe était devenu à lalongue, et par l’exagération naturelle de l’habi-tude, une manie qu’il portait dans les grandescomme dans les petites choses.

— Allez, allez, disait-il quand on le plaisan-tait à ce sujet, riez, je ne me fâcherai pas.Seulement citez-moi beaucoup de négociantsdont la parole soit acceptée comme un billet :moi, je n’ai jamais fait de billets. Tout le mondesait que quand j’ai dit : « Je paye le 31, » onpeut se présenter le 31.

Avec un pareil caractère, il était certain quela condamnation prononcée contre Philippeserait irrévocable ; explications, raisons,prières, M. Donis ne voudrait rien entendre :« il avait dit. » Il avait dit que Philippe ne seraitpas son gendre, rien ne ferait que celui-ci lefût ; il avait dit que Sainte-Austreberthe le se-rait, rien ne ferait que celui-ci ne le fût pas. On

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pouvait l’attaquer par tous les côtés, le prendrepar la persuasion ou la tendresse, la tête ou lecœur ; il ne se laisserait ni convaincre ni émou-voir, et répéterait toujours : « J’ai dit, il fautque cela soit. »

La cloche du dîner vint surprendre Martheau milieu de son désespoir. Elle n’avait pasconscience du temps qui s’était écoulé depuisl’arrivée de son père ; elle ne pensait plus, ellene savait plus, elle était écrasée.

La sonnerie de la cloche la rappela à la réa-lité : il fallait descendre. Machinalement ellese leva ; mais elle était brisée, ses jambes flé-chirent, et elle sentit que sa tête était lourde etvacillante.

Il fallait se remettre cependant, réagircontre cet anéantissement, ressaisir sa raisonet descendre. Sans doute, il le fallait ; maiselle ne le pouvait pas car plus elle faisait d’ef-forts pour fixer son esprit sur cette nécessité,plus ses idées se confondaient. Elles passaient

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dans sa tête comme des éclairs dans un orage ;une lueur l’éblouissait, et instantanément elleretombait dans l’ombre noire, et toujours aucœur, elle sentait un coup sourd qui frappait etrefrappait sans cesse : c’était fini, elle ne le ver-rait plus.

Dans la confusion de ses sensations doulou-reuses il lui sembla qu’on grattait à la porte desa chambre : la honte d’être surprise en cet étatde prostration lui donna une secousse. Elle fitquelques pas vers cette porte.

— Mademoiselle est-elle malade ? deman-da la voix de Clara.

— Non.

— On attend mademoiselle pour dîner.

— C’est bien.

Le temps marchait donc bien vite ; il luisemblait que la sonnerie venait de cesser. Sonpère et sa belle-mère l’attendaient ; comment

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paraître devant eux, devant elle, la figure lui-sante de larmes, les yeux rougis ?

Elle se plongea la tête dans l’eau, mais leremède ne fut point efficace : les traces delarmes disparurent ; la bouffissure du visage,la rougeur des paupières, ne s’effacèrent point.En un tour de main, elle arrangea ses cheveuxébouriffés, et elle descendit ; sous ses pas, lesmarches de l’escalier s’enfonçaient.

Son père, sa belle-mère, étaient à table, etle maître d’hôtel, en habit noir, en cravateblanche, se tenait debout, immobile et majes-tueux devant le dressoir prêt à servir le po-tage : le regard qu’il abaissa sur Marthe étaitindigné et disait clairement qu’il ne comprenaitpas que dans une honnête maison, une jeunefille se permît de faire attendre ainsi ses pa-rents. Il avait été habitué à voir mieux res-pecter les idées de famille chez le comte deCharraynac et chez le marquis de Poligny, maisc’étaient des gens de race et non des bourgeoisparvenus.

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— Nous t’attendons, dit M. Donis d’unevoix sévère.

— Je vous demande pardon, je n’avais pasconscience de l’heure.

Ce n’était pas une excuse pour M. Donis ;mais il ne poussa pas plus loin sa réprimande,car il ressentait une sorte de respect pour cemajestueux maître d’hôtel, qui, à ses yeux, re-présentait le monde, et devant lui il avait tou-jours peur de faire quelque chose qui ne fûtpas conforme aux usages. Il n’avait pas été éle-vé à manger ainsi en représentation, et, bienqu’il fût fier de le voir présider au service desa table, il était quelquefois gêné par son re-gard. Alors il se disait qu’il payait peut-être unpeu cher l’honneur d’avoir chez lui un pareilpersonnage, gai comme un commissaire desmorts, et que ses déjeuners à son comptoir,au milieu de ses commis, avec un morceau depain et de fromage, étaient plus agréables queses dîners à son château, sous la surveillancede son maître d’hôtel. Mais, quand ces idées

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lui traversaient l’esprit, il les chassait bien vite,pour revenir à celles que sa position lui impo-sait. Où irait la société si on n’acceptait, desdevoirs et des usages, que ceux qui nous sontagréables ?

Sans madame Donis, le dîner se fût écoulésilencieux et lugubre ; mais elle entretint laconversation à elle seule, et tandis que le pèreet la fille faisaient semblant de manger pourdissimuler leur émotion, elle paraissait pluslibre, plus gaie qu’à l’ordinaire. Malgré sontrouble, Marthe remarqua ce changement dansles manières de sa belle-mère ; mais elle étaittrop profondément absorbée dans sa préoccu-pation douloureuse pour en chercher la cause.Que lui importait d’ailleurs qu’elle fût triste ouqu’elle fût joyeuse ?

Il était de règle qu’après le dîner M. Donisprenait son café sous la verandah ; tandis queMarthe se mettait au piano dans le salon, luifaisait de la musique jusqu’au moment où ill’appelait.

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Elle n’osa pas manquer à la règle établie, et,en sortant de table, elle alla s’asseoir devantson piano ; puis, après avoir ouvert un mor-ceau, elle se mit à jouer. Que jouait-elle ? Ellen’en savait rien ; les notes dansaient devant sesyeux, elle faisait du bruit.

Cependant il y avait ce bon côté dans sacruelle situation, qu’elle était seule, et quepourvu qu’elle frappât les touches de sesdoigts, elle pouvait ne plus se contraindrecomme à table. Alors elle laissa couler leslarmes qui l’étouffaient, et elle en éprouva unesorte de soulagement ; ses pleurs tombaientsur ses mains en grosses gouttes chaudes.Quelqu’un qui l’eût vue ainsi eût été touchécar, par une ironie du hasard, la musiquequ’elle jouait était gaie et dansante.

Tout à coup elle entendit derrière elle lavoix de sa belle-mère :

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— Vous pouvez ne plus jouer, dit madameDonis ; votre père est parti faire sa promenadedans le jardin.

Mais Marthe ne s’arrêta point ; car elle eûtété forcée de se retourner, et elle ne voulait pasmontrer son visage baigné de larmes.

Alors madame Donis s’approcha d’elle et luimettant la main sur l’épaule :

— Pourquoi ne m’avez-vous pas tout dit,chère enfant, lors de notre entretien ?

Marthe oublia ses larmes et se retourna vi-vement : sa belle-mère savait qu’elle aimaitPhilippe ! Ce fut une nouvelle blessure s’ajou-tant à celles qui l’avaient déjà frappée ; cetamour qu’elle avait caché au plus profond deson âme, tout le monde le connaissait et s’enoccupait.

— Le hasard a livré ce secret, continua ma-dame Donis, et cela est très fâcheux ; car nouseussions pu peut-être disposer votre père àl’accueillir sans colère, tandis que maintenant

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il sera impossible de le faire revenir sur sonpremier sentiment.

— Impossible ? dit Marthe, sans trop savoirce qu’elle disait.

— Vous savez bien que votre père est l’es-clave de ses premières impressions ; il mesemble que vous avez eu grand tort de refuserobstinément la porte que je vous ouvrais.

Marthe ne répondit pas. Ce n’était pas desavoir si elle avait eu tort ou raison qu’elleavait maintenant souci : c’était du présent,c’était de l’avenir.

— Ce que je vous ai demandé, dit-elle enfin,je vous le demande encore : sauvez-moi deM. de Sainte-Austreberthe. Il doit venir de-main, obtenez de mon père que je ne le voiepas.

— Cela est impossible ou tout au moins im-possible pour moi, et si quelqu’un peut l’ob-tenir, c’est vous seule. Adressez-vous à votre

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père ; le voici justement. Je vous laisse en-semble, parlez-lui.

Par la fenêtre du salon, Marthe vit son pèrerentrer dans la verandah et s’asseoir ; il prit unjournal et parut vouloir le lire. Alors elle sortitdu salon et se dirigea vers lui ; mais, au bruitque faisaient ses pas sur les nattes de jonc, il neleva pas la tête, et ce fut seulement lorsqu’ellefut contre lui qu’il la regarda.

Alors elle s’agenouilla devant lui, et lui pre-nant la main dans les siennes :

— Oh ! père, dit-elle, je t’en supplie, par-donne-moi la peine que je te cause.

Elle le prit dans ses bras, et, se relevant, ellel’embrassa.

— Tu as réfléchi à ce que je t’ai dit ? deman-da-t-il.

— Réfléchi, non, dit-elle ; j’ai pleuré, maisje réfléchirai, si tu le veux. Seulement, je t’enprie, permets-moi de rester demain dans ma

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chambre ; je serai malade, tout ce qu’on vou-dra. Dispense-moi de recevoir M. de Sainte-Austreberthe, je ne pourrais pas le voir : c’estplus fort que moi, plus fort que ma volonté dene pas te peiner.

— As-tu oublié ce que je t’ai dit ?

— Non, oh ! non.

— Eh bien ! alors tu sais que je ne reviensjamais sur ce que j’ai dit.

— Je t’en prie !

— Tu m’as déjà fait beaucoup de peine, nem’en fais pas de nouveau ; épargne-moi aumoins le chagrin d’une discussion. Qui m’eûtdit, quand tu étais petite, docile et caressante,que je trouverais un jour en toi une volontéhostile à la mienne ? Oh ! les enfants !

Il se leva et sortit de la verandah pour sepromener en long et en large.

Au bout de quelques instants, madame Do-nis revint, et alors il rentra.

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Marthe étouffait, il lui semblait que sa têteallait éclater. Elle fit bonne contenance aussilongtemps qu’elle put ; mais il vint un momentoù les efforts qu’elle faisait pour se contenirfurent impuissants. Alors elle s’approcha deson père :

— Veux-tu me permettre de me retirer dansma chambre ? dit-elle.

— Êtes-vous malade ? demanda madameDonis.

— Malade, non ; mais je ne me sens pasbien.

— Laissez-la aller, dit M. Donis en s’adres-sant à sa femme. Puis, d’une voix adoucie et setournant vers sa fille : Bonsoir, mon enfant.

Comme tous les soirs, elle se pencha sur luiet l’embrassa au front ; mais lui, comme tousles soirs, ne la prit point dans ses bras pour luirendre son baiser.

Madame Donis fit quelques pas avec elle.

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— Eh bien ? dit-elle à voix basse.

— Rien, je n’ai pu rien obtenir.

— Alors il faut vous résigner à la journée dedemain, car je ne réussirai pas mieux que vous.

Se résigner à la journée du lendemain ; non,mille fois non. Voir Sainte-Austreberthe, en-tendre ses paroles d’amour, jamais. Plutôt quede subir ce supplice et cet outrage, elle aimaitmieux quitter cette maison, s’enfuir, se sauvern’importe où.

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XII

C’était sous le coup du désespoir que cetteidée de fuite avait jailli dans la tête de Marthe.

Elle s’était présentée tout d’abord indéciseet vague, mais la réflexion lui donna uneforme, et ce qui n’avait été qu’une lueur fugi-tive devint bien vite une lumière fixe qui éclai-ra son esprit.

Oui, elle devait fuir ; elle le devait pouréchapper à la présence de Sainte-Austreberthe,dont les paroles et les regards la blessaientdans ses sentiments les plus délicats ; elle ledevait encore par respect pour son amour. Quepenserait Philippe, que souffrirait-il, séparéd’elle, lorsqu’il la saurait exposée aux entre-prises de son rival ? Elle ne pouvait pas lui im-poser une pareille douleur. Partie de ce point,elle alla vite sur ce chemin, et ce fut seulement

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lorsqu’elle fut arrivée au bout qu’elle revint enarrière, ramenée par la loi naturelle de la ré-action. Fuir, c’était bien pour elle et pour Phi-lippe ; mais pour son père !

Alors un terrible combat se livra en elle :d’un côté, l’horreur que lui inspirait Sainte-Austreberthe et son amour pour Philippe lapoussaient à fuir ; d’un autre, sa tendressepour son père et le respect du monde la re-tenaient. Hésitante, irrésolue, elle alla ainsid’une idée à l’autre, décidée un moment à par-tir, décidée, la minute d’après, à rester, passantpar les plus cruelles alternatives, car les rai-sons pour l’un comme pour l’autre parti étaientsuccessivement toutes-puissantes dans soncœur. Quel coup pour son père, si le lendemainelle n’était pas là pour l’embrasser ! Quelledouleur pour Philippe, s’il était obligé de resterloin d’elle, livré aux inquiétudes et aux torturesde la jalousie ! Quelle honte pour elle, quelsupplice, si elle devait être exposée chaque

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jour aux hommages de M. de Sainte-Austre-berthe !

Concilier toutes ces difficultés d’une situa-tion arrivée à une phase décisive était impos-sible : il fallait les trancher, mais comment etdans quel sens ?

Elle avait dans sa chambre un portrait de samère. Ce portrait, œuvre assez médiocre d’unpeintre de Bordeaux, avait autrefois occupé laplace d’honneur dans le salon ; mais, lors dusecond mariage de M. Donis, il avait dû aban-donner cette place. Madame Donis avait faitremarquer à son mari que cette peinture étaittrop mauvaise pour rester exposée aux regardsdes étrangers, qu’elle prêtait à la critique etdonnait une triste idée du goût de ses proprié-taires, si bien que le portrait avait été décrochéet porté dans la chambre de Marthe qui l’avaitdemandé. Elle n’avait pas souci du mérite oudes défauts de la peinture, elle ne s’inquiétaitpas de savoir si la pose était mauvaise ou l’exé-cution grossière, ce n’était pas une toile re-

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couverte bien ou mal de couleurs qu’elle avaitdevant les yeux : c’était sa mère, vraiment samère, qu’elle n’avait pas connue.

Tout le monde sait que bien souvent la viedans un tableau est indépendante de la ques-tion d’art ; c’était ce qui était arrivé pour le por-trait de la mère de Marthe ; le peintre, tout enfaisant un tableau détestable, avait su prendrela vie dans son modèle et la transporter sur latoile : le portrait vivait, parlait, regardait. Aumoins c’était l’impression qu’il produisait surMarthe, et bien souvent, dans ses heures dechagrin, elle venait s’entretenir avec sa mèredans ce langage mystérieux du sentiment quin’a pas besoin de l’aide de la parole matériellepour être éloquent. Le portrait ne remuaitpoint les lèvres ou ne clignait point de l’œil,comme ces madones miraculeuses de la super-stition catholique, et cependant Marthe com-prenait les longs discours qu’il lui adressait,ses conseils comme ses reproches.

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Dans la cruelle angoisse où elle se trouvait,c’était à lui de l’inspirer, de la diriger.

Marthe était sans lampe dans sa chambre ;mais la lune, qui se levait au-dessus des peu-pliers de la Gironde, entrait par les fenêtres ou-vertes et, frappant en plein le portrait, l’éclai-rait de sa blanche lumière : le visage pâle sedétachait dans l’ombre et sortait pour ainsi direde la toile.

Longtemps elle resta en contemplation de-vant lui, mais elle ne put pas en obtenir une ré-ponse précise dans un sens ou dans un autre.Ce qu’il lui disait c’était ce qu’elle s’était ditelle-même : Reste pour ton père ; pour tonamour, pars. Cependant il souriait toujours, et,quelle que fût sa réponse, il la regardait tou-jours de ses yeux doux.

Convaincue à la longue qu’elle ne pourraitpas fixer sa résolution par ce moyen, elle eutl’idée de la demander au hasard ; car elle étaitarrivée à cet état d’inquiétude et de doute où la

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raison nous échappe et laisse la place libre aumerveilleux et au surnaturel.

Par les fenêtres, elle voyait au-dessus desarbres des lumières courir sur la Gironde,– c’était l’heure de la marée, – et les vapeursvenant de la mer profitaient du flot pour re-monter à Bordeaux ; à leurs mâts et à leurstambours, ils portaient des fanaux allumés quisillonnaient la nuit de leurs lueurs rouges etvertes.

Marthe se mit à sa fenêtre, et, s’accoudantsur le balcon, elle se dit que, si les vapeursqui passeraient devant elle dans l’espace d’unquart d’heure étaient en nombre pair, elle par-tirait ; que si au contraire ils étaient en nombreimpair, elle resterait.

Les trois quarts de neuf heures sonnèrent àl’horloge du château, et elle se mit à sonder del’œil les profondeurs bleuâtres de la nuit ; puis,pour bien préciser et ne rien laisser à l’incerti-tude, elle se dit que ce ne seraient pas tous les

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navires dont elle pouvait apercevoir les feuxqui compteraient, mais ceux-là seulement qui,au premier coup de dix heures, auraient passédevant un grand peuplier qui, en face d’elle etprès du fleuve, dressait sa colonne noire sur leciel pâle.

Deux vapeurs passèrent, balançant leurs lu-mières ; puis elle ne vit plus rien, et les mi-nutes, les unes après les autres, s’écoulèrentsans qu’aucun navire parût. Deux ! Elle reste-rait donc.

Mais le quart n’était pas encore écoulé, etdans l’obscurité elle vit surgir plusieurs pointslumineux, qui grandirent rapidement. Combienétaient-ils ? deux, trois, quatre. Deux et quatrefaisaient six, elle devait donc rester.

Passeraient-ils devant le peuplier avant lecoup de dix heures ?

Ces lumières, qui tout d’abord lui avaientparu marcher sur une même ligne, étaient enréalité séparées par des distances inégales.

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L’un des vapeurs passa derrière le peuplier,puis un second passa encore.

Cela faisait quatre, et l’heure allait sonner.

Les deux derniers se tenaient et s’avan-çaient comme s’ils avaient été attachés l’unà l’autre ; leurs fanaux grandissaient, ils arri-vaient.

Mais avant de se masquer derrière le peu-plier, la séparation se fit, car il y avait entre euxune différence de marche, et ce qui avait parules attacher, c’était que le meilleur marcheur,arrivant sur le plus mauvais, avait mis un cer-tain temps à le dépasser.

Combien ce temps rapide cependant avaitété long et cruel pour Marthe !

Le marteau de l’horloge se leva, le premiervapeur passa derrière le peuplier pendant quel’heure sonnait ; quand les dix coups furentfrappés, le second arrivait à peine à l’arbre.

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Quatre et un faisaient cinq, le nombre étaitimpair : elle devait partir, c’était le sort quil’avait décidé. Alors elle éprouva une sorte decalme et de soulagement, comme il arrive tou-jours lorsqu’on n’a plus l’angoisse de l’irrésolu-tion ou de l’incertitude.

Décidée à partir, elle n’avait pas examiné laquestion de savoir où elle irait ; mais elle nes’arrêta pas longtemps à cette difficulté. Ellen’avait qu’un parent, qu’un ami : son grand-père Azimbert. Elle irait chez lui, et bien certai-nement, quand elle lui aurait expliqué sa posi-tion, il l’accueillerait et la défendrait.

Ainsi fixée sur son départ et sur son lieu derefuge, elle se disposa à partir, car le matin nedevait pas la trouver au château, et c’était dansla nuit même qu’elle le quitterait.

Elle alluma une bougie, et sa première pen-sée fut d’écrire à son père ; car elle ne pouvaitpas se séparer de lui ainsi, sans lui dire qu’ellepartait et pourquoi elle partait.

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Mais, au moment où elle ouvrait son bu-vard, on frappa à la porte de sa chambre.

— C’est moi, dit la voix de madame Donis ;comment êtes-vous ?

Marthe alla à la porte.

— Je ne suis pas malade, dit-elle, je vousremercie.

— Alors couchez-vous, ma chère enfant, etespérez tout du temps.

Et madame Donis s’éloigna, mais Marthecourut après elle.

— Dites à papa que je l’embrasse, je vousprie, que je l’embrasse de tout cœur.

— Soyez tranquille.

Rentrée dans sa chambre et sa porte ferméeau verrou, elle se mit à écrire.

« La résolution que je prends, mon cher papa,m’est bien cruelle, et je suis désolée du chagrin queje vais te causer. Mais il m’est impossible de voir

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M. de Sainte-Austreberthe et de subir la honte deses hommages. C’est lui que je fuis ; ce n’est pascette maison, où jusqu’à ce jour j’avais été si heu-reuse auprès de toi. J’ai dit à M. de Sainte-Aus-treberthe que je ne pouvais pas être sa femme, iln’a pas voulu m’écouter ; je t’ai dit que je ne pour-rais jamais l’aimer, tu n’as pas voulu me croire. Jeme sens incapable de supporter sa présence, je memets à l’abri de ses poursuites. Il comprendra alors,il faut l’espérer, qu’il ne sera jamais mon mari, et ilaura sans doute la fierté de renoncer à une femmequi ne veut pas de lui. Ce jour-là, je reviendrai prèsde toi, et peut-être par ma tendresse, me sera-t-ilpossible de te faire oublier ma faute. Tu comprendsque je ne peux pas te dire où je me retire ; mais jeveux au moins te donner l’assurance que là où jevais, je ne verrai pas celui qui t’a irrité.

» Adieu, mon cher père ; permets-moi de t’em-brasser, et, si grande que soit ta juste colère, neferme pas ton cœur pour jamais à ta fille qui t’aime.

» MARTHE. »

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Cette lettre, écrite et mise sous enveloppe,elle resta un moment accablée par ses souve-nirs de tendresse, et épouvantée aussi devantl’inconnu qui s’ouvrait pour elle.

Mais bientôt elle reprit sa résolution et elleécrivit à Philippe, qui, lui aussi, devait être pré-venu de sa fuite.

« Mon père sait que vous m’aimez et que jevous aime, c’est vous dire sa colère. Il a décidé qu’ilne vous verrait plus, et que moi je devais voir M. deSainte-Austreberthe chaque jour. Je ne veux passupporter ce supplice et je ne veux pas que vous lesubissiez.

» Je quitte cette maison, pour me retirer chezmon grand-père, à Gabas. Vous comprendrez, j’ensuis certaine, que vous ne devez pas m’y venir voir.Si cruelle que soit notre séparation, nous devonsl’un et l’autre la supporter, sans rien faire pour ag-graver notre faute. Nous ne nous verrons point,mais nous nous aimerons. Je vous ai promis den’accepter jamais M. de Sainte-Austreberthe, et den’être la femme de personne si je ne pouvais pas

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être la vôtre : vous voyez que vous pouvez comp-ter sur ma parole ; comptez aussi sur ma tendresse,sur mon amour.

» MARTHE DONIS. »

Onze heures sonnaient quand elle achevaitd’écrire cette lettre ; elle se dit qu’elle partiraità minuit.

Et alors elle s’habilla pour ce voyage, quidurerait Dieu seul savait combien de temps.

Elle choisit sa toilette la plus simple, cellequi devait la faire le moins remarquer ; puiselle prit ce qu’elle avait d’argent dans son ti-roir, quatre ou cinq cents francs qui lui res-taient de son mois. Elle prit aussi le médaillonde son père, qu’elle retira de son cadre de ve-lours, pour pouvoir le serrer dans son carnet.

Puis, tout étant disposé, elle souffla sa lu-mière et elle attendit. L’ombre parla douloureu-sement à son cœur et plus d’une fois elle faillitabandonner sa résolution.

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Enfin minuit sonna et lui rendit sa force ;avant que le douzième coup eût frappé, elleétait sortie de sa chambre. Alors elle marchadoucement sur la pointe du pied, sans que sarobe de laine fît le moindre bruit.

Arrivée devant le vestibule qui conduisait àla chambre de son père, elle s’arrêta comme sielle était retenue malgré elle. Il était là, il dor-mait ; quel réveil pour lui !

Une fois encore elle hésita ; cependant ellene revint pas en arrière : au contraire, elle sehâta vers l’escalier, qu’elle descendit presqu’encourant.

Elle ne comptait pas sortir par la grandeporte du vestibule, mais par une petite porte dederrière qui servait aux gens de la maison. Enarrivant à cette porte, elle trouva qu’elle n’étaitpas fermée, mais seulement poussée contre lepêne.

Qu’est-ce que cela voulait dire ?

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Elle ne s’arrêta pas à chercher une explica-tion, elle sortit et repoussa la porte.

Elle était dans le jardin, et maintenant ellen’avait plus qu’à aller devant elle, à la garde deDieu.

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XIII

Elle fit quelques pas dans l’allée sur laquelleouvrait cette petite porte ; puis elle s’arrêta, caril y a loin de la résolution qu’on prend brave-ment entre quatre murailles, avec un toit surla tête, à l’exécution qu’on doit mener à bonnefin, en pleine campagne, au milieu de la nuit.

Elle était dans des dispositions nerveusesoù la nuit précisément exerce sur l’âme une in-fluence pleine de trouble et d’émoi.

Peut-être dans l’obscurité eût-elle marchévaillante et déterminée, sans hésitation, maisla lune n’est pas faite pour raffermir les cœursqu’une émotion agite fortement.

Il tombait du ciel bleuâtre une clarté ar-gentée, qui donnait aux arbres et aux plantesdes figures étranges : les arbustes que la lu-

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mière frappait avaient un relief extraordinaire,les ombres avaient une profondeur inquié-tante ; sur le sable de l’allée, le feuillage, agitépar la brise de la mer, promenait des dessinschangeants, et dans le branchage des pinss’élevaient des murmures confus, des bruisse-ments graves, qui avaient quelque chose deplaintif.

Après un moment d’hésitation, Marthe sedit qu’elle attendrait les premières lueurs dujour naissant pour se mettre en route. Ces voixde la nature, cette lumière mystérieuse, le par-fum qui s’exhalait des fleurs : tout cela la trou-blait trop pour qu’elle fût maîtresse d’elle-même.

Si l’heure de minuit avait été bonne poursortir du château, parce qu’alors tout le mondedormait du premier sommeil, elle était mau-vaise pour cheminer à travers la campagne ; aumatin, elle aurait tout le temps de s’éloigner,et, avant qu’on s’aperçût de sa fuite, elle pour-rait être loin.

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Cette allée aboutissait à un petit pavillonrustique. Elle résolut de s’y réfugier, pour y at-tendre le lever de l’aube ; là sans doute ellesubirait moins ces impressions de la nuit. Elleétait fâchée contre elle-même, dépitée de setrouver si peu brave ; mais la peur était cepen-dant la plus forte.

L’allée qu’elle suivait faisait plusieurs dé-tours, ce qui ne lui permettait pas de voir loinautour d’elle, malgré la clarté de la nuit.Comme elle approchait du pavillon, qui setrouvait au milieu d’une petite pelouse décou-verte, il lui sembla entendre comme un bruit devoix étouffées.

Mais à peine cette idée avait-elle effleuréson esprit, qu’elle la rejeta ; sans doute c’étaitune illusion de la crainte, et ce qu’elle avait prispour des voix était le bruissement de la brisedans le feuillage. Qui pouvait se trouver dansle jardin à pareille heure ?

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Cependant elle prêta l’oreille, et s’arrêtantelle regarda du côté d’où était venu le bruit. Cen’était point une illusion de la crainte : on en-tendait des pas qui criaient sur le gravier et unmurmure de voix. Elle s’avança doucement surla pointe des pieds en marchant sur le gazon ; àdix mètres devant elle, deux personnes se pro-menaient lentement : une femme appuyée surle bras d’un homme et se serrant contre lui. Lalune qui les éclairait dans le dos, dessinait net-tement leurs contours.

La première pensée de Marthe fut de sesauver et de rentrer à la maison en courant,mais elle n’en eut pas le temps : les deux pro-meneurs, arrivés au bout de l’allée, se retour-naient. Vivement elle se blottit derrière unetouffe de lauriers et elle regarda, cachée dansl’ombre.

La lune alors frappait les promeneurs enface : la femme était sa belle-mère, l’hommeétait M. de Mériolle. Ils venaient de son côté,

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et dans quelques secondes ils allaient passercontre elle.

Elle fut frappée de stupéfaction, et sonanéantissement fut tel que bien certainementelle n’eût pas pu faire un pas pour se cacher ;mais le laurier l’enveloppait de son ombre, eton ne pouvait la découvrir que si elle sortaitde son abri ; ses vêtements sombres se confon-daient avec le feuillage. Elle voyait, on ne lavoyait pas.

Le bruit des voix devint distinct, et, bienqu’elle ne fît rien pour écouter, les paroles arri-vèrent à elle, faibles d’abord, plus fortes à me-sure qu’ils se rapprochaient.

— Est-ce que vous n’allez pas rentrer ? di-sait la voix de M. de Mériolle.

— Pourquoi rentrer déjà ? Je suis si heu-reuse de me promener librement avec vous, àvotre bras, au milieu de cette belle nuit. Est-ce que ce silence, cette lune splendide, ce par-fum des fleurs, ce souffle dans les feuilles, est-

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ce que tout cela ne parle pas à votre cœur et nevous émeut pas ?

— Oh ! certainement.

— On dirait que cette nuit est faite exprèspour nous ; je n’ai jamais vu le ciel si pur, ilsemble qu’on entend des voix mystérieuses quine parlent pas le langage de la terre.

Elle se serra contre lui et elle s’arrêta, re-gardant au loin dans les profondeurs bleues dela nuit. Ils étaient à quelques pas à peine dulaurier qui abritait Marthe ; elle voyait leursvisages, qui paraissaient d’une pâleur argen-tée, et quand ils faisaient un mouvement ou ungeste, de grandes ombres noires couraient der-rière eux sur le sable blanc.

Marthe eût voulu ne pas voir et ne pas en-tendre, mais une horrible curiosité l’empêchaitde fermer les yeux et de se boucher lesoreilles : elle en avait trop entendu pour ne pasécouter encore.

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— Je m’applaudis maintenant, continuamadame Donis, de n’avoir pas obéi à mon pre-mier mouvement, quand mon mari est revenu.Je voulais vous mettre dans le pavillon le si-gnal qui vous aurait annoncé que je ne pouvaispas venir à notre rendez-vous, mais j’ai eu peurque vous ne vous inquiétiez.

— Il fallait me mettre une lettre à la placedu signal ; dans une lettre vous m’auriez donnédes explications.

— Risquer ainsi une lettre était trop grave ;et puis, pour tout dire, j’étais impatiente devous voir. Quand aurions-nous pu retrouverune occasion ? J’ai préféré courir l’aventure dedescendre, bien que mon mari soit là.

— C’est parce que votre mari est là-hautque je vous demandais si vous n’alliez pas ren-trer ; car enfin s’il s’éveillait ?

— Il ne s’éveillera pas.

— Comme vous dites ça ! Ma parole d’hon-neur ! vous savez, je vous trouve magnifique.

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Il ne s’éveillera pas, il ne s’éveillera pas ; et s’ils’éveillait, ça ne serait pas drôle du tout. Aus-si j’aime bien mieux vous avoir à Bordeaux,dans notre appartement, les volets fermés, laporte close par un bon verrou, j’ai plus de li-berté d’esprit. Vous trouvez peut-être que je nesuis pas poétique du tout, mais je suis commeça. La nuit me trouble, et dans l’ombre je perdscinquante pour cent. Vous, c’est tout lecontraire, vous n’êtes jamais si bien à votreaise que chez vous. Positivement les femmessont admirables.

— Vous croyez que je suis à mon aisequand je souris au danger ?

— Dame ! ça me fait cet effet-là. Moi, jeperds la tête, je ne sais plus ce que je fais, jene sais plus ce que je dis, et je dis des sottisespour ne pas rester dans mon embarras. C’estpour cela que j’aime bien mieux vous avoirchez nous. Là au moins je suis libre et puis ilme semble que vous êtes mieux à moi ; en tout

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cas je suis mieux à vous, car je ne suis pas obli-gé d’avoir l’œil ouvert et l’oreille tendue.

— Comment voulez-vous que j’aille à Bor-deaux en ce moment ?

— Je sais bien. C’est pour cela que c’est unebonne idée de nous voir dans le pavillon. Maisencore faut-il que votre mari soit à Bordeaux ;quand il est ici comme aujourd’hui, c’est beau-coup moins agréable.

— Ne parlons pas de mon mari, ne parlonspas de lui, je vous prie ; parlons de cette nuitsplendide, parlons de notre amour.

Ils reprirent leur promenade et le bruit deleurs paroles, se mêlant au bruit de leurs pas,ne fut bientôt plus qu’un murmure confus.

Marthe était atterrée : sa belle-mère ! c’étaitsa belle-mère. Est-ce qu’elle rêvait ? est-cequ’elle voyait mal ? est-ce qu’elle entendaitmal ? Non, elle était éveillée ; elle voyait, elleentendait, mais elle ne comprenait pas. Carenfin sa belle-mère aimait son père ; de cela

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elle était certaine, elle le savait mieux que per-sonne. Combien de fois y avait-il eu lutte et ri-valité entre elles pour plaire à M. Donis ? et,dans ces luttes, combien souvent c’était ma-dame Donis qui l’avait emporté en préve-nances, en soins, en tendresse. Mais alorscomment s’expliquer ce qu’elle voyait et cequ’elle entendait ? Son père ! son pauvre père !

Arrivés à l’extrémité de l’allée, ils reve-naient sur leurs pas, et, une fois encore, ils al-laient passer devant elle.

— Venez demain pour le déjeuner, disaitmadame Donis.

— Votre mari ne m’a pas invité.

— Cela ne fait rien ; vous nous rendrez ser-vice d’ailleurs. Votre présence enlèvera au dé-jeuner le caractère d’intimité qu’il serait dif-ficile de maintenir, dans les conditions oùMarthe se place vis-à-vis de M. de Sainte-Aus-treberthe.

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— Vous savez, positivement mademoiselleMarthe me fait plaisir, elle montre une fermetéque je ne lui connaissais pas. Sainte-Austre-berthe aura du mal avec elle.

— Et cela vous fait rire ?

— Je ne suis pas fâché de voir Sainte-Aus-treberthe battu.

— Alors, si telles sont vos dispositions au-jourd’hui, pourquoi êtes-vous venu me deman-der, il y a quelques semaines, d’user de toutemon influence pour décider M. Donis à ce ma-riage ?

— Il y a quelques semaines, je ne connais-sais pas Sainte-Austreberthe comme je leconnais maintenant ; il m’avait demandé defaire cette démarche auprès de vous, je n’ai pasvoulu le refuser. Mais maintenant je ne seraispas fâché de le voir échouer ; et puis, il y aquelques semaines, je ne savais pas qu’elle ai-mait Heyrem. Comme ils ont bien caché leurjeu ! Je ne me doutais pas du tout de cet

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amour, mais là ce qui s’appelle pas du tout.Oh ! les femmes sont-elles admirables !

— Il me semble que les hommes le sontaussi, car M. Heyrem a dissimulé ses senti-ments tout aussi bien que Marthe.

— Tiens, c’est vrai. Enfin cela n’arrange pasles affaires de Sainte-Austreberthe. Quand jene savais pas que mademoiselle Marthe aimaitHeyrem, je me disais qu’elle finirait par céderun jour, parce que Sainte-Austreberthe arran-gerait si bien les choses qu’elle serait sa dupe ;mais maintenant Sainte-Austreberthe me pa-raît distancé. On n’épouse pas une jeune fillemalgré elle.

— Non, mais une jeune fille ne se marie pasnon plus malgré son père, et jamais, M. Do-nis ne consentira au mariage de Marthe avecM. Heyrem. Cessez donc de vous réjouir del’échec de M. de Sainte-Austreberthe. Ce qu’ily a de mieux à souhaiter pour nous tous, c’estqu’il épouse Marthe. Aussi moi qui tout

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d’abord étais assez opposée à ce mariage, j’ysuis maintenant favorable. Plus je vois M. deSainte-Austreberthe, et plus je suis convaincueque c’est un homme qu’il vaut mieux avoirpour ami que pour ennemi. Nous ne sommespas dans une position, à nous faire des enne-mis, de gaieté de cœur. Si vous voulez m’encroire, vous ne ferez donc pas montre de votrehostilité contre M. de Sainte-Austreberthe.Pour moi, je suis bien décidée à garder dé-sormais, une neutralité absolue dans le ma-riage de Marthe ; je ne ferai rien pour qu’elleépouse M. de Sainte-Austreberthe, mais je neferai rien non plus pour qu’elle ne l’épouse pas.Je trouve dangereux de provoquer son inimi-tié ; c’est un homme qui voit clair, et qui saitpeut-être beaucoup plus de choses qu’il ne fau-drait pour notre tranquillité. Je vous engage àprendre la même ligne de conduite. Ce mariagene nous touche pas, ne pensons qu’à notreamour.

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Ils s’éloignèrent ; mais cette fois, au lieud’aller droit devant eux, ils prirent l’allée parlaquelle Marthe était venue.

— Conduisez-moi encore quelques pas, ditmadame Donis.

Ils disparurent dans le détour de l’allée ;puis, quelques minutes après, M. de Mériollerevint seul : il sifflait doucement une chansongaie, et de sa canne il fouettait l’air.

Marthe resta derrière son laurier pendantassez longtemps après qu’elle n’entendit plusaucun bruit ; puis, quand elle en sortit, au lieude se diriger vers le pavillon, elle tourna vers lechâteau.

Son père ! elle ne pensait plus qu’à sonpère, et elle voulait rester près de lui.

Mais, en arrivant à la petite porte, elle latrouva fermée.

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XIV

Devant cette porte close et qu’elle ne pou-vait pas ouvrir, Marthe resta fort en peine.

Il ne fallait pas penser à sonner ou à appe-ler, et pour rentrer elle était obligée d’attendrele matin : mais alors elle devrait passer devantles domestiques, et elle ne pouvait le faire sansprovoquer leur curiosité. Que chercheraient-ilsen la voyant à cette heure et en costume devoyage ? Ce serait un déluge de bavardages,dont le flot sans doute remonterait jusqu’à sabelle-mère.

C’était encore un obstacle qui se dressaitdevant elle : il était donc écrit qu’elle ne pour-rait rien faire de ce qu’elle avait résolu. Ellevoulait fuir, elle était arrêtée ; elle voulait res-ter, elle ne le pouvait pas.

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Il fallait cependant prendre un parti, maisl’état de trouble et de désarroi où l’avait jetéece qu’elle venait d’apprendre lui enlevait touteliberté.

Elle s’éloigna du château, et, marchant dansl’allée à petits pas, elle tâcha de réagir contrel’émotion profonde qui l’angoissait. Ce n’étaitplus d’elle seulement qu’il s’agissait ; ce n’étaitplus seulement de Philippe, de leur amour etde leur bonheur. Maintenant la vie de son père,son honneur, son repos, étaient entre sesmains.

Et pour porter cette lourde responsabilité,elle était sans forces ; sa volonté était chance-lante, sa raison bouleversée, alors qu’elle eûtdû être au contraire ferme et sûre.

Elle fit un effort contre elle-même et tâchade raisonner.

Si elle rentrait au château, elle restait au-près de son père, et le jour où celui-ci avait be-soin de consolation, elle était avec lui.

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Là était l’avantage de cette résolution. Ellen’avait pas besoin de raisonner pour le com-prendre : ses sentiments, son amour pour sonpère, le lui disaient haut.

Mais ce n’était pas tout de voir le côté avan-tageux de la question, il fallait aussi voir le côtédésavantageux.

Comment pourrait-elle vivre désormaisavec sa belle-mère ? Exaspérée par la présencede M. de Mériolle, serait-elle toujours maî-tresse d’elle-même, et le terrible secret qui ve-nait de descendre dans son cœur ne monterait-il pas un jour dans ses yeux, s’il ne montait pasdans sa bouche ? Pour le moment, elle se sen-tait une telle indignation contre sa belle-mère,qu’elle n’osait pas répondre que la fureur nel’emporterait pas un jour sur la prudence. Alorsqu’arriverait-il ? Pour avoir voulu soulager ladouleur de son père, ne lui porterait-elle pas lecoup qui la ferait éclater ?

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Pendant longtemps elle marcha dans l’allée,agitant ces lourdes pensées, allant de l’une àl’autre et s’efforçant de les peser. Elle ne su-bissait plus l’influence de la nuit, elle n’enten-dait plus la musique monotone des pins, elle nesentait plus le parfum des verveines et des hé-liotropes ; elle ne voyait plus rien autour d’ellequi l’inquiétât ; elle était descendue au plusprofond de sa conscience et elle concentraittout ce qu’elle avait d’énergie dans la lutte dou-loureuse qui s’y livrait. La vie venait d’ouvrirpour elle la porte de ses mystères les plus ter-ribles, elle était femme : la jeune fille qu’elleavait été jusqu’à cette heure, était demeuréedans sa chambre.

Ce qui arrive souvent dans les situations ex-trêmes se produisit pour Marthe ; après avoirété dix fois, vingt fois d’une alternative àl’autre, elle s’arrêta enfin à une idée qui étaitune conciliation, une sorte de fusion entre lesdeux partis opposés qui l’avaient si longue-ment et si cruellement agitée. Elle irait chez

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son grand-père, et, comme elle serait là encommunication journalière avec Bordeaux,elle reviendrait près de son père, si celui-ciavait besoin d’elle.

Deux heures sonnaient à l’horloge lors-qu’elle prit cette décision : pendant plus d’uneheure et demie elle avait tourné sur elle-même,sans avoir conscience du temps qui s’écoulait.

Marthe n’était pas ordinairement mati-neuse, et elle n’avait pas l’habitude de voir le-ver le soleil pendant cette saison ; elle ne sa-vait donc pas trop à quelle heure précise ilserait jour. À quatre heures peut-être. C’étaitdeux heures à attendre.

Comme elle était lasse, et d’un autre côté,comme elle ne voulait plus entrer maintenantdans le pavillon, elle alla s’asseoir sur un bancqui se trouvait dans l’ombre. Là, s’enveloppantdans son manteau et regardant le ciel pour voirsi les étoiles pâlissaient, elle arrêta le plan deson voyage.

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De Château-Pignon à Gabas, où demeuraitson grand-père, il y a en ligne directe 25 ou28 lieues. Marthe eût pu faire cette route àpied, qu’elle l’eût entreprise ; mais c’était folied’y penser. La faire avec une voiture qu’elleprendrait dans le premier village qui se mon-trerait sur son chemin n’était pas un meilleurmoyen ; car bien certainement, lorsqu’ons’apercevrait de sa fuite, on la ferait chercher,et il ne serait pas difficile de découvrir le voitu-rier qui l’aurait conduite ; celui-ci parlerait, et,sur ses indications, on arriverait bien vite à Ga-bas.

Ce qu’il fallait, c’était qu’elle tombât chezson grand-père sans laisser de traces de sonpassage ; pour cela elle ne voyait qu’un moyen,qui était de prendre un détour et d’aborder Ga-bas par le côté où elle ne pouvait pas arriver.

Simple en théorie, ce moyen était assezcompliqué en pratique ; car, s’il était assez fa-cile de se rendre à Bordeaux et là de monterdans le chemin de fer de Bayonne, qui la dé-

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poserait à une station au-delà de Gabas, il étaitpresque impossible de passer dans la gareSaint-Jean sans être reconnue.

Le détour devait donc être assez long pourlui permettre d’éviter Bordeaux, c’est-à-direqu’elle devait décrire une courbe à grand rayonautour de cette ville, en partant du Nord pourarriver à Gabas par le Sud.

À l’époque où se passe ce récit, le réseaudes chemins de fer du Midi était loin d’êtreachevé, et les grandes lignes principalesétaient seules construites : celle de Bordeaux àCette et celle de Bordeaux à Bayonne et à Ba-gnères-de-Bigorre.

Marthe, décidée à faire un détour, arrêtaqu’elle traverserait la Gironde à Blaye ; deBlaye, elle se ferait transporter en voiture àLibourne. Là, elle prendrait la ligne de Parisjusqu’à Coutras ; de Coutras, elle irait à Pé-rigueux, de Périgueux à Agen, d’Agen à Tou-louse, de Toulouse à Montrejeau, de Montre-

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jeau à Bagnères en voiture, et enfin de Ba-gnères à Morceux, en chemin de fer. De là ellearriverait enfin à Gabas.

C’était un détour qui lui ferait faire 6 ou7000 kilomètres au lieu de 25 lieues ; mais, sion la cherchait, il y avait bien des chancespour qu’on ne trouvât jamais sa trace. Com-ment la suivre, au milieu de ces changementsde ligne, et si on ne la suivait pas méthodi-quement, comment la rejoindre ? Depuis long-temps, son père n’était pas venu à Gabas.

En se traçant cet itinéraire, elle tenait sesyeux levés vers le ciel ; enfin il lui sembla queles étoiles pâlissaient, tandis que çà et là degrandes raies claires coupaient les profondeursde la nuit. En même temps, elle se sentit, mal-gré ses vêtements de laine, pénétrée par unfroid humide. Au-dessus de la Gironde, flot-tèrent des vapeurs légères comme une fumée,et, dans le silence profond, éclatèrent, à delongues distances, quelques cris d’oiseaux.C’était le matin. Du côté de l’Orient, une lueur

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jaune montait au ciel et s’arrondissait en gran-dissant rapidement.

Elle ne devait pas se laisser surprendre parquelque jardinier matineux. Elle quitta sonbanc, et, après avoir longuement regardé lechâteau, elle se dirigea vers le chemin qui de-vait la conduire hors du parc. Ses yeux étaientobscurcis par les larmes qui les emplissaient ;mais sa résolution était bien prise cette fois, etrien ne l’arrêterait désormais.

Pendant une heure à peu près, elle marchaà travers les vignes, dans les sentiers mouillésde rosée, et elle arriva au village où elle voulaitprendre une voiture au moment où l’angélussonnait ; les portes des maisons s’ouvraient,et déjà dans la rue les paysans allaient et ve-naient en se disant bonjour.

En la voyant passer, ils s’arrêtèrent, et, àmesure qu’elle avança, elle entendit derrièreelle un murmure de voix de plus en plus fort :

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évidemment elle faisait révolution dans le vil-lage.

Elle prit son courage à deux mains, et, aper-cevant un gros bonhomme qui, les mains dansses poches, la regardait en souriant, elle s’ap-procha de lui et lui demanda où elle pourraittrouver une voiture pour la conduire à Blaye.

— Une voiture pour conduire une damecomme vous, il n’y en a pas chez nous.

— Je ne tiens pas à la beauté de la voiture ;une carriole, avec un bon cheval et un conduc-teur, me suffit.

— Il faut que le cheval soit bon, vous êtespressée pour lors ?

— Si je me suis levée si matin, c’est que jen’ai pas de temps à perdre.

— Juste ça ; on a ses affaires ; c’est pourune affaire que vous allez à Blaye ?

Marthe n’était pas en disposition de faire delongues conversations ni d’humeur à subir des

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interrogatoires ; cependant elle ne pouvait pastourner le dos à ce paysan curieux et bavard,dont elle avait besoin.

— C’est pour une affaire pressée, dit-elle.

— Un parent malade peut-être ?

— Oui, justement.

— Vous avez eu de mauvaises nouvelles ?

— Oui, et c’est pour cela que je voudraistrouver tout de suite cette voiture.

— Je comprends ça ; je crois bien que le filsà l’Agenais pourrait vous conduire. Je vas vousy mener, car vous ne savez pas où il demeure,bien sûr. Vous n’êtes pas d’ici ?

Ils se mirent en route pour aller chez le filsà l’Agenais ; mais, à chaque pas, ils s’arrêtaient,et à toutes les personnes qu’il rencontrait, lepaysan racontait qu’ils allaient chez le fils àl’Agenais pour lui demander sa carriole.

— C’est pour conduire cette jeune dame àBlaye, parce qu’elle a un parent malade ; et elle

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a reçu de mauvaises nouvelles, elle est pres-sée.

— Le fils à l’Agenais ; il n’y a que lui quipeut faire ça.

— Il ne le fera pas.

Et une discussion s’engageait pendant la-quelle le temps s’écoulait : on appelait un voi-sin ou un passant, et on le prenait pour juge.

Bientôt tout le village sut qu’il y avait unejeune dame qui cherchait une voiture pour al-ler à Blaye, et Marthe, qui avait les oreilles ou-vertes, saisit bientôt, çà et là, quelques mots aupassage, qui lui prouvèrent qu’elle était recon-nue.

— Je te dis que c’est elle.

— Si c’était elle, elle ne viendrait pas cher-cher une voiture ici ; elle a ses chevaux.

— Et si elle ne veut pas s’en servir ?

— Pourquoi qu’elle ne se servirait pas deses chevaux ?

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— Ah ! pourquoi !

— Et puis elle ne se promènerait pas touteseule, à cinq heures du matin.

— Je ne la connais pas peut-être.

Marthe comprit alors qu’elle avait eu tort dene pas profiter de la nuit pour marcher et s’éloi-gner davantage de Château-Pignon. Dans cevillage, en effet, il y avait de grandes chancespour qu’elle fût connue, et elle l’était. Cela étaitmal commencer. Heureusement, si on la cher-chait, on irait tout d’abord à Pressac et l’onne viendrait à ce village qu’après avoir explorétous les autres ; en se hâtant, elle pouvaitprendre assez d’avance pour échapper à cet in-convénient.

Mais là précisément était la difficulté. Lespaysans ne se hâtent pas, et ceux du Médoc,comme ceux de tous les pays, vont comme s’ilsavaient l’éternité devant eux.

Avant de décider le fils à l’Agenais, il fallutéchanger des milliers de paroles inutiles ; puis,

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quand on fut d’accord, il fallut qu’il fît mangerson cheval.

Il était six heures et demie quand Marthemonta dans la carriole, au milieu du concoursde curieux qui la regardaient en s’entretenant.

Dans deux heures, au château, on s’aperce-vrait de sa fuite ; le cheval partit au grand trot.Elle eut bon espoir.

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XV

Heureusement pour Marthe, son conduc-teur n’était ni bavard ni curieux : ce qu’il avaitappris lui suffisait, il n’avait pas envie d’en sa-voir davantage. On lui avait donné vingt francspour aller à Lamarque, qui se trouve vis-à-visde Blaye, il était satisfait : que ce fût mademoi-selle Donis ou une autre qu’il conduisit, peului importait, puisqu’il était payé d’avance etn’avait pas peur de perdre son argent.

Assis sur le premier banc de la carriole, tan-dis que Marthe était placée sur le dernier, il semit à siffler, et, sans s’interrompre, sans chan-ger d’air, il arriva à Lamarque toujours sifflant.Quand il s’arrêta de siffler, son cheval s’arrê-ta de marcher : c’était à croire que le chevalet l’homme étaient une mécanique à musiquecomme on en fabrique pour les enfants.

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Marthe fut tellement satisfaite de cette fa-çon de voyager, qu’elle lui mit dix francs dansla main.

— Merci, mademoiselle Donis, dit le fils àl’Agenais ; je vais boire un verre à votre santé.On disait que vous étiez généreuse, ça setrouve vrai. Si vous avez besoin de moi uneautre fois, à votre service.

La traversée de la Gironde prit plus detemps que Marthe n’en avait compté, et, quandelle arriva à Blaye, la diligence qui fait la cor-respondance du chemin de fer venait de partir ;il fallut qu’elle se mît de nouveau à la re-cherche d’une voiture. Mais, à Blaye, la choseétait facile ; cependant elle eut le désagrémentde se promener seule par la ville, allant d’hôtelen hôtel, sous le regard curieux des désœuvrés,qui suivaient des yeux cette jeune femme etfaisaient des commentaires en riant. Lescloches sonnaient la messe, et les dévotes quise rendaient à l’église la regardaient avec une

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curiosité scandaleuse : pourquoi courait-elleles rues, au lieu d’aller à l’office ?

Enfin elle trouva un loueur de voitures, quivoulut bien lui donner une américaine à deuxchevaux pour la conduire à Libourne. Commeelle ne marchandait point, le marché fut viteconclu.

Elle avait cru que ce serait le loueur lui-même qui serait son cocher ; mais, quand ellevit celui qu’on lui donnait, elle eut un momentd’hésitation et fut sur le point de renoncer àson projet. Ce cocher était un grand garçon àcheveux roux, dont l’air insolent et tapageurn’avait en effet rien de rassurant, alors surtoutqu’il fallait faire cinquante kilomètres en sacompagnie.

Mais elle se gourmanda de ce premier mou-vement de répulsion ; elle ne pouvait pas exi-ger d’un cocher de louage la tenue décenteet l’air convenable d’un domestique de bonnemaison. Qu’avait-elle à craindre en plein jour,

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sur la grande route ? Elle était à peine au débutde son voyage ; si elle prenait peur ainsi àpropos de tout, elle n’arriverait jamais. Il étaiturgent qu’elle ne perdît pas son temps à Blaye,où l’on pouvait venir la chercher. Elle monta envoiture.

Elle avait si grande hâte de partir, qu’ellen’avait pas pris le temps de déjeuner ; elle avaitacheté seulement un petit pain. Une fois qu’ellefut sortie de la ville, elle se mit à manger sonpain.

Son cocher n’avait rien de l’honnête paysanqui l’avait amenée à Lamarque, il ne sifflaitpas, et, au lieu de regarder toujours ses che-vaux ou la route, il regardait à chaque instantdans la voiture. Assis de côté sur son siège,les jambes croisées, le chapeau de paille en ar-rière, dans la pose que devait prendre le pos-tillon de Longjumeau lorsqu’il « conduisait unedame de haut parage, » il était très commo-dément placé pour diriger ses chevaux et en

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même temps pour faire la conversation avec savoyageuse, si celle-ci voulait parler.

Mais Marthe n’en avait aucune envie ; ellemangeait son pain par petits morceaux, et elleregardait au loin dans la campagne, commesi elle prenait un intérêt extrême à suivre levol des alouettes et le balancement des arbresdoucement secoués par le vent.

— Ça me fait deuil, dit le cocher, de voirune dame manger comme ça son pain sansboire. Dans un quart d’heure, nous serons auSoleil-Levant ; le vin y est bon, on pourrait arrê-ter.

— Je suis pressée.

— Ça ne ferait pas perdre de temps.

— Merci, je n’ai pas soif.

— Ce que je vous en disais, c’était pourvous obliger ; ça ne vous va pas, c’est bon.

Et, se retournant vers ses chevaux, il leurcingla une râclée de coups de fouet qui leur fit

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prendre le galop : la voiture allait d’un bord àl’autre de la route.

Marthe n’était pas peureuse : cependant lessecousses de la voiture étaient telles qu’elle secramponna instinctivement à la banquette.

— Vous trouvez que nous allons trop vite ?dit le cocher, après s’être amusé un moment desa peur, qui le faisait rire aux éclats : je ne veuxpas contrarier une jolie dame comme vous, al-lons plus doucement.

Et il mit ses chevaux aux pas.

Tout cela n’était point fait pour rassurerMarthe. Mais ce qui l’inquiétait plus que toutencore, c’étaient les yeux que de temps entemps il lui lançait : il avait une façon de laregarder, en se frottant le menton de la maindroite, qui la glaçait.

Heureusement, cette partie du Blayais quiconfine au Cubzadais est couverte de villages,Plassac, Villeneuve, Bayon, Bourg, et, sur laroute, on ne parcourt pas de longues distances

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sans rencontrer des maisons : avec quelle an-xiété Marthe regardait celles qu’elle venait dedépasser et avec quelle impatience elle cher-chait au loin celles qu’elle allait atteindre !

En traversant l’un de ces villages, Marthes’enhardit et lui demanda de prendre une allurerégulière.

— Je vas au galop, vous n’êtes pascontente ; je vas au pas, vous n’êtes pascontente. Vous êtes difficile, savez-vous. Enfin,ça se comprend, vous en avez le droit. Si j’étaisen homme ce que vous êtes en femme, je feraisma tête aussi ; car, vrai de vrai, vous êtes laplus jolie femme que j’aie jamais conduite.

Disant cela, il la regarda en clignant de l’œilet en frottant sa barbe rousse avec le manchede son fouet.

Bientôt on aperçut les premières maisonsde Saint-André-de-Cubzac ; alors il se tournade nouveau vers Marthe.

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— Vous savez, dit-il, je ne suis pas commevous, je ne peux pas faire la route sans boire ;nous allons rester un moment à l’hôtel Ber-gerot. Nous avons encore 21 kilomètres avantd’atteindre Libourne ; mes chevaux ont besoinde souffler et moi j’ai besoin de prendre desforces.

Il accompagna ces paroles de son mauvaissourire, et Marthe descendit de la voiture ense demandant si elle ne ferait pas bien de ren-voyer ce cocher à Blaye et d’en chercher unautre. Comme elle agitait cette question enmarchant devant l’hôtel, elle vit sortir du bu-reau des voitures une femme de la campagnequi portait un petit enfant dans son bras, et àla main un paquet de vêtements noués dans unchâle.

— Quel malheur ! disait cette femme, quelmalheur !

Marthe s’approcha d’elle, car elle n’étaitpoint à l’âge où nos propres souffrances nous

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rendent insensibles aux souffrances des autres.Elle la questionna, et elle apprit que cette pay-sanne se désolait parce qu’il n’y avait plus devoiture pour aller à la station de la Grave-d’Ambarès : deux lieues c’était bien long avecson enfant et son paquet à porter.

Ce fut une inspiration pour Marthe : peu luiimportait de prendre le chemin de fer à Li-bourne ou à la Grave-d’Ambarès ; elle décidaqu’elle irait à cette dernière station et qu’elleferait monter la paysanne dans sa voiture. Parce moyen, elle ne serait plus seule avec sonhorrible cocher.

Quand celui-ci apprit ce changement d’iti-néraire, il se mit à jurer comme un diable. Ilétait loué pour aller à Libourne, il voulait allerà Libourne, bien que la route fût plus longue ;il était loué pour porter une personne, il n’envoulait pas deux dans sa voiture, surtout il nevoulait pas d’enfant.

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Cependant il fallut bien qu’à la fin il cédât ;comme à son ordinaire, il se vengea sur seschevaux. En moins de trois quarts d’heure,Marthe, accompagnée de sa paysanne, arrivaà la Grave-d’Ambarès. Alors elle respira et elles’avoua à elle-même la peur qu’elle avait eue.

À force de tourner et retourner son plan,Marthe avait fini par le perfectionner. Elle fitprendre deux places de troisième classe parla paysanne pour Coutras, et elle en prit elle-même une de première pour Paris. Si on la sui-vait jusqu’à la Grave-d’Ambarès et si l’on fai-sait des recherches pour savoir où elle était, cebillet pris pour Paris donnerait le change, biencertainement, sur sa véritable direction.

En montant dans son wagon de troisièmeavec sa compagne, qui la bénissait, elle s’ap-plaudit de cette idée. Et de fait, pour une jeunefille à ses débuts, ce n’était pas mal combiné,car dans les voyageurs qui arrivaient de Bor-deaux elle aperçut plusieurs figures deconnaissance ; heureusement ces voyageurs

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occupaient des wagons de première classe.Qu’eût-elle répondu à leurs interrogations, sielle s’était rencontrée avec eux dans le mêmecompartiment ? Il eût fallu parler ; que dire ?En troisième, ce danger était évité.

De la Grave-d’Ambarès à Périgueux, sonvoyage se fit sans incident ; mais, à Périgueux,elle se trouva en face d’une difficulté qu’ellen’avait pas prévue, car elle avait organisé sonplan au hasard et sans indicateur. Il n’y avaitplus de train pour Agen et il fallait attendreau lendemain, c’est-à-dire qu’il fallait coucherà Périgueux.

S’il était désagréable de voyager seule enchemin de fer et en voiture, l’idée de coucherseule dans un hôtel était assez inquiétante ; ce-pendant il fallait bien qu’elle s’y résignât. Unomnibus était dans la cour de la gare, elle ymonta et se laissa conduire au premier hôtelqui se trouva sur son chemin.

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Elle était loin d’être rassurée ; mais, préci-sément parce qu’elle était tremblante, elle tâ-cha de prendre une attitude déterminée. Lors-qu’elle descendit d’omnibus, elle se tenait siroide et elle faisait de tels pas qu’on devait laprendre pour une Anglaise.

— Madame arrive bien, dit la maîtressed’hôtel qui la reçut ; on va servir la tabled’hôte.

Dîner à table d’hôte ! c’était trop. Elle de-manda qu’on la servît dans sa chambre.

Ce n’était pas la première fois que Marthese trouvait dans une chambre d’hôtel, maisc’était la première fois qu’elle s’y trouvaitseule, sans son père, sa belle-mère ou des do-mestiques auprès d’elle. Lorsque la porte futfermée, elle se laissa aller à l’émotion quil’étreignait, et, s’étant assise sur une chaise,elle réfléchit tristement ; son cœur était gonflé,elle n’avait plus le mouvement du voyage pour

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la secouer, l’imminence du danger ne la surex-citait plus, elle s’abandonna.

Bientôt un domestique, en frappant à laporte, la tira de son abattement. Il entra, por-tant un registre à la main.

— C’est pour le nom de madame, dit-il.

Son nom ! Elle n’avait pas pensé à cela.Cette demande la surprit et l’interloqua. Ce-pendant elle se remit.

— Madame Philippe ! dit-elle.

— Le domicile ?

— Paris.

Serait-elle jamais la femme de Philippe ?Au moins elle l’aurait été une fois, et ce tristevoyage qu’elle faisait pour lui, elle l’aurait faitsous son nom.

Cette idée la remonta. Cependant la soiréefut longue ; elle ne pensa pas seulement à Phi-lippe, elle pensa aussi à son père, et par l’espritelle revint à Château-Pignon.

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Ces pensées n’étaient pas de nature à la dis-poser au sommeil, et, malgré sa fatigue, ellene sentait nulle envie de dormir. Et puis elleétait tremblante d’une crainte vague, contre la-quelle il lui était impossible de réagir. Cettechambre d’hôtel lui faisait froid, ces portes malcloses l’inquiétaient ; les bruits du corridor etdes chambres voisines la faisaient à chaqueinstant tressaillir.

Cependant les heures s’écoulaient et la nuits’avançait. Alors elle posa les deux bougies al-lumées sur la table ; puis, ayant entassé toutesles chaises devant la porte, elle s’assit dans unfauteuil au milieu de la chambre, décidée à at-tendre là le jour, enveloppée dans son man-teau.

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XVI

On eût bien surpris Marthe en lui disantque, malgré son inquiétude et son chagrin,malgré sa surexcitation nerveuse, malgré safrayeur vague au milieu de cette chambresombre, elle s’endormirait sur son fauteuil : cefut cependant ce qui arriva.

Mais la veille eût été moins fiévreuse etmoins pénible pour elle. Quand elle sortit ducauchemar qui l’étouffait, elle se trouva plon-gée dans une profonde obscurité ; les bougies,arrivées à bout de la cire, s’étaient éteintes, ettout d’abord elle ne sut pas où elle était. Ques’était-il passé ? Pourquoi donc n’était-elle pasdans son lit ?

Le sentiment de la réalité lui revint vite,mais non le calme ; elle était haletante, et, sansqu’elle sût pourquoi, elle pleurait. Elle écouta ;

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au milieu du silence, elle n’entendit que le mur-mure d’une fontaine qui coulait en face l’hôtel.

À tâtons, se cognant aux meubles et auxmurailles, elle alla à la fenêtre, qu’elle ouvrit.L’aube blanchissait le ciel, une lumière jeuneeffleurait les toits des maisons : c’était le jour.

Avec l’air et la lumière, son émotion s’apai-sa ; elle reprit possession d’elle-même, de saraison et de sa volonté.

Quand elle fut installée dans le wagon ré-servé aux dames seules, elle éprouva un véri-table soulagement : il lui sembla que le tempsdes épreuves et des difficultés dans son voyageétait passé ; elle n’avait plus qu’à aller droitdevant elle ; il n’était guère probable que, surcette ligne elle rencontrât quelqu’un qui laconnût ; si on ne l’avait pas rejointe à Péri-gueux, elle devait croire qu’elle avait dépistéles recherches.

Cependant elle ne tarda pas à voir quetoutes les difficultés auxquelles elle pouvait

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être exposée n’étaient point encore écartées desa route.

Le train qui part de Périgueux pour Agen àcinq heures du matin arrive en cette dernièreville à dix heures, et les voyageurs qui veulentcontinuer pour Toulouse doivent attendre letrain de Bordeaux jusqu’à onze heures etquelques minutes.

S’il y a, pour les femmes qui voyagentseules, des compartiments spéciaux, il n’y apas dans les stations des salles d’attente quileur soient exclusivement réservées. En arri-vant à Agen les deux seuls voyageurs de pre-mière classe étaient Marthe et un sous-lieute-nant de hussards ; on leur ouvrit la salle d’at-tente en les prévenant qu’ils pouvaient aller aubuffet ; ils avaient une heure pour déjeuner.

Marthe n’avait pas fait attention au com-pagnon de voyage que le hasard lui imposait ;mais, en le voyant s’asseoir vis-à-vis d’elle et laregarder d’une façon gênante, elle se dit qu’elle

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serait mieux au buffet que dans cette salle dé-serte.

Elle alla donc au buffet et, se plaçant dansun coin, elle demanda une tasse de chocolat.

Elle était à peine installée que le sous-lieu-tenant vint se placer à la table qui était à côtéde la sienne et commanda son déjeuner.

Au lieu de se mettre dans le même sensqu’elle, il s’était mis vis-à-vis, et il avait recom-mencé à la regarder ; Marthe ne pouvait pas le-ver les yeux sans trouver ceux de cet officiersur elle.

Cela devenait embarrassant et exaspérant.Si une femme se sent mal à l’aise sous des re-gards qui la poursuivent, combien plus mal àl’aise encore se trouve la jeune fille qui, pourla première fois, est exposée à cette obsession,sans avoir personne près d’elle pour la dé-fendre !

En réfléchissant longuement à son plan deconduite pendant ce voyage, Marthe s’était im-

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posé le devoir d’être brave et de ne pas s’ar-rêter ou s’intimider devant les dangers qu’ellepourrait rencontrer. Le moment était venu demettre en pratique cette belle résolution. Ellene devait point se laisser troubler par cet offi-cier, elle devait lui faire sentir qu’il était inso-lent.

Elle releva donc les yeux et les fixa sur lui ;mais la dignité et le dédain qu’elle mit dans sonregard ne produisirent pas l’effet qu’elle avaitespéré.

L’officier ne sentit pas son insolence, et, aulieu de se déconcerter et de se décourager, ilrépondit au coup d’œil indigné du Marthe parun sourire ; sa bouche entr’ouverte montra sesdents blanches. C’était un fort beau garçon,qui, par malheur pour lui, connaissait trop biensa beauté et se croyait irrésistible ; tout, dansson attitude élégante et dans son assurance, di-sait la bonne opinion qu’il avait de lui-même :c’était le type de l’homme heureux, content de

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lui, content des autres, trouvant tout charmantdans la vie et ne doutant de rien.

Marthe, n’osant pas renouveler la tentativequi lui avait si mal réussi, pensa à abandonnerla place et à se réfugier dans la salle d’attente.Le sous-lieutenant avait commandé un co-pieux déjeuner ; il ne le sacrifierait pas pour lasuivre. Elle se hâta donc d’avaler son chocolat.

Mais bien qu’elle tînt ses yeux plongés danssa tasse, elle vit l’officier se pencher vers elle.

— Mon Dieu, madame, dit-il d’une voix ca-ressante, je crois que vous avez tort de vousbrûler. Si, comme je le présume, vous prenezla ligne de Cette, nous avons une heure devantnous.

Marthe inclina la tête, sans répondre etsans regarder son interlocuteur.

Mais il ne se tint pas pour battu.

— Vous pouvez déjeuner tranquillement,dit-il ; moi-même je prends la ligne de Cette et

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vous voyez que je compte déjeuner d’une fa-çon confortable.

Marthe ne broncha pas ; elle continua decasser son pain et de le mettre dans sa tasse.Malheureusement, pour porter la cuiller à sabouche, elle était obligée de relever la tête, etalors elle voyait les yeux brillants du sous-lieu-tenant qui la brûlaient.

— Après ça, ce n’est peut-être pas à Cetteque vous allez ? à Bordeaux alors ? Effective-ment il me semble que j’ai eu l’honneur devous rencontrer à Bordeaux.

Il ne manquait plus que cette complication ;ce militaire la reconnaissait. Qu’allait-elledire ?

— Est-ce que je me trompe ? dit-il.

Malgré sa ferme volonté de ne pas donnersigne de vie, Marthe crut qu’il valait mieux ré-pondre.

— Vous vous trompez, monsieur.

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— Alors, si ce n’est pas à Bordeaux, c’estailleurs, à Arcachon peut-être, à Biarritz ; carbien certainement j’ai eu l’avantage de me ren-contrer avec vous. Quand on a eu le plaisir devoir une seule fois une personne aussi char-mante, on ne l’oublie pas.

Marthe s’était levée ; sans se retourner, ellesortit du buffet pour rentrer dans la salle d’at-tente.

Elle y était depuis dix minutes à peine,quand le sous-lieutenant vint la rejoindre.

Au lieu de reprendre la place qu’il occupaittout d’abord, il vint directement à elle.

— Je vois, dit-il, que vous prenez la lignede Cette ; permettez-moi de me mettre à votredisposition. Une femme qui voyage seule estexposée à mille ennuis, à des embarras detoute sorte ; je serais heureux de vous venir enaide, si vous voulez bien le permettre.

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C’était trop ; Marthe ne put pas se renfer-mer dans le silence et une fois encore elle vou-lut faire tête au danger.

— Oui, monsieur, dit-elle vivement en te-nant ses yeux levés sur lui ; une femme quivoyage seule est exposée à mille ennuis. Mais,puisque vous connaissez les embarras de cetteposition, n’aggravez pas les miens, je vous enprie ; me poursuivre comme vous le faites estmal, cela est indigne d’un homme délicat. Vousn’avez donc pas de mère, monsieur, pas desœur ?

Elle débita ce petit discours avec une tellevéhémence, que malgré son assurance le sous-lieutenant resta un moment interloqué ; maisil n’était point homme à se laisser battre ainsi.Heureusement pour Marthe, un train venaitd’arriver en gare et quelques personnes, aunombre desquelles se trouvaient deux dames,entrèrent dans la salle d’attente.

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Enfin le train de Bordeaux arriva, et Marthecourut au compartiment réservé aux damesseules ; elle était sauvée. Il est vrai qu’à chaquestation où le train arrêta, à Valence, à Mon-tauban, à Grisolles, elle eut l’ennui de voir lesous-lieutenant passer devant sa voiture ; maisc’était là un petit inconvénient , elle était pro-tégée par la petite plaque de cuivre accrochéeà la portière, aussi bien qu’elle l’eût été par unesolide grille en fer ; il pouvait passer, repassersur le quai en cambrant sa taille dans sa vestebleue et en faisant des yeux passionnés ; il nepouvait pas entrer.

Mais à Toulouse elle perdit de son assu-rance ; dans la salle où on la fit entrer pour at-tendre le train de Montrejeau, elle vit arriversur ses talons le hussard toujours souriant.

— Vous n’allez pas à Cette ? dit-il en s’avan-çant vers elle : décidément le ciel veut quenous fassions route ensemble.

C’était à désespérer.

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Marthe alla au buffet, il la suivit ; elle revintà la salle d’attente, il la suivit encore ; elle étaitcomme un oiseau que chasse un milan, et ellecommençait à perdre la tête ; l’inquiétude, lahonte, la honte surtout, lui donnaient la fièvre :elle n’avait pas imaginé qu’on pouvait être ex-posée à un pareil supplice.

Une fois encore, le compartiment réservéla délivra de son persécuteur jusqu’à Montre-jeau. Là, elle le retrouva toujours fidèle, tou-jours souriant.

Mais ce n’était pas le seul ennui qui l’atten-dait ; il était trop tard pour continuer sa route,il n’y avait plus de diligences pour Tarbes oupour Bagnères, et il fallait coucher à Montre-jeau.

Ce voyage ne finirait donc jamais ; c’étaitune nouvelle nuit à passer à l’hôtel, avec cetofficier pour voisin sans doute.

Cette crainte se réalisa : Marthe était àpeine enfermée dans sa chambre qu’elle en-

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tendit le sous-lieutenant s’installer dans lachambre voisine : il paraissait joyeux et ilchantait à mi-voix.

Marthe passa l’inspection de sa chambre :il n’y avait pas de communication avec lachambre voisine et la porte était garnie d’unsolide verrou. Rassurée de ce côté, elle voulutpousser les précautions plus loin, et, descen-dant doucement, elle alla au bureau des voi-tures où elle avait retenu une place de coupépour le lendemain matin.

— Est-ce que vous avez encore des places ?dit-elle au buraliste ; je voudrais tout le coupé.

— C’est impossible ; à peine étiez-vous sor-tie que les deux places qui restaient ont étéprises.

— Par qui, s’il vous plaît ?

— Par un officier de hussards.

Ainsi fixée dans ses craintes, Marthe voulutessayer de déjouer cette combinaison, et le ha-

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sard, qui depuis Agen la persécutait, lui vintenfin en aide.

Comme elle sortait du bureau des dili-gences, un cocher lui offrit une voiture pourTarbes.

Bien que Marthe eût de la répugnance àessayer encore des voitures particulières, cecocher avait une bonne figure honnête qui ladécida : l’officier allait à Bagnères, elle iraità Tarbes ; elle serait bien décidément débar-rassée de lui. Cependant, pour plus de pré-cautions, elle voulut partir le lendemain matinavant la diligence.

Tout étant ainsi disposé, elle remonta danssa chambre, où elle se barricada. Pendant toutela soirée, elle entendit l’officier aller et veniren faisant sonner ses éperons dans le corridor,mais elle ne s’en inquiéta pas autrement ; laporte était solide, et d’ailleurs elle passa la nuitcomme elle avait passé la précédente, sur unfauteuil ; seulement cette fois elle eut soin de

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ne pas brûler ses deux bougies en mêmetemps : quand l’une fut près de finir, elle allu-ma l’autre.

Le lendemain matin elle sortit de sachambre, sans faire le moindre bruit, et ellemonta dans sa calèche sans apercevoir la ter-rible veste bleue qui l’avait tant tourmentée ;mais, en passant devant le bureau des dili-gences, elle vit le sous-lieutenant qui se pro-menait en long et en large, en l’attendant.

Quand il l’aperçut dans sa calèche, empor-tée rapidement par ses quatre chevaux, il restastupéfié, dans une attitude si grotesque, queMarthe ne put pas s’empêcher de rire.

À dix heures elle était à Tarbes, à troisheures, à Morcenx ; à six heures du soir, auhameau de Laqueytive, où habitait son grand-père, à une lieue de Gabas.

Marthe, c’est mademoiselle Marthe ! s’écriala vieille servante en la voyant entrer ; en voilàun bonheur !

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— Et grand-père, où est-il, Jeannette ?

— À Gabas, à la justice ; il va revenir avantpeu de temps.

— Eh bien ! je vais au-devant de lui.

— Par la pinède, et après toujours le chemind’autrefois.

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XVII

Dans sa première enfance, surtout pendantles premières années qui avaient suivi la mortde sa mère, Marthe était souvent venue à La-queytive. M. Donis n’était point alors proprié-taire de Château-Pignon, il n’avait pas de mai-son de campagne, et, quand Marthe avait be-soin de prendre l’air ou bien quand elle avaitéprouvé une indisposition d’enfant, c’était àLaqueytive qu’on l’envoyait avec sa vieillebonne qui l’élevait. Ainsi et à plusieurs repriseselle avait fait de longs séjours chez son grand-père.

À cette époque, des relations suiviespresque intimes liaient le beau-père et legendre ; M. Donis venait quelquefois passer lajournée du dimanche dans la lande, et de son

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côté M. Azimbert venait aussi visiter assezsouvent son gendre à Bordeaux.

Mais peu à peu, avec le temps et plus en-core avec la fortune, ces relations s’étaient re-froidies. À mesure que M. Donis avait grandi,les points de contact et de sympathie qui exis-taient entre le beau-père et le gendre avaientdiminué. M. Azimbert était une espèce de pay-san du Danube ; s’il n’avait point le regard detravers et le nez tortu, il avait la barbe touffue,surtout il avait de l’homme de Marc-Aurèle leparler droit, franc et rude. Pour dire les chosestelles que son honnêteté les sentait, il ne met-tait pas de gants, et sa langue naïve ignoraitl’art des périphrases. Quand M. Donis était de-venu député de la Gironde, le père Azimbertavait tenu, au milieu du monde officiel qui fré-quentait la maison de son gendre, des discoursembarrassants pour celui-ci, puis, en mêmetemps, par sa façon d’être, il s’était montré as-sez gênant dans une maison qui se mettait surun certain pied de respectabilité. Pour venir

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à Bordeaux, il ne changeait rien à ses habi-tudes ; il chaussait ses souliers lacés, il endos-sait sa longue redingote de gros drap gris, ilse coiffait de son chapeau de feutre à largesbords, et il arrivait dans le salon ; il se mou-chait comme s’il eût voulu imiter le bruit del’ophicléide ; à table, il mettait ses deux coudessur la nappe, et le jour où, pour la premièrefois, on lui avait servi un rince-bouche, il avaitavalé l’eau chaude de son bol en déclarant quec’était une drogue affreuse. Devant l’honorablemaître d’hôtel, qui ne riait pas, mais qui exa-gérait encore son dédain, une pareille tenueétait vraiment blessante pour M. Donis. Bienentendu il ne s’en était pas plaint, mais il s’étaitarrangé de manière à voir moins souvent sonbeau-père. Pour son caractère, il avait conser-vé le plus profond respect, et bien certaine-ment, s’il avait eu besoin d’un conseil dans unecirconstance solennelle il aurait tout d’abordpensé à lui ; mais, dans les rapports de la vieordinaire, il avait préféré le maintenir à unecertaine distance. Honnête homme, cela ne fai-

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sait pas de doute, cœur excellent, caractèreélevé, mais un ours et un ours fort mal léché ;bon dans les Landes, embarrassant à Bor-deaux. Le second mariage de M. Donis avaitachevé ce que ces différences d’habitudes etde goûts avaient commencé ; une séparations’était faite entre eux. M. Azimbert était venuune fois ou deux par an voir M. Donis à soncomptoir, et M. Donis n’était plus venu à La-queytive.

Cette séparation naturellement s’était éten-due jusqu’à Marthe : après être venue, pendantune douzaine d’années, passer chaque saisonquelques mois avec son grand-père, elle avaitcessé d’y venir même pour quelques jours : ellen’avait personne pour l’y amener et ne pouvaitpas voyager seule.

Cependant elle n’avait pas cessé d’entrete-nir des relations avec lui, et pendant tout letemps qu’elle était restée à Paris, comme de-puis qu’elle était revenue à Château-Pignon,

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elle lui avait toujours écrit régulièrement : ilavait été pour elle un confident et un ami.

En se retrouvant au milieu des lieux où elleavait passé tant de journées heureuses, en re-voyant les objets qui avaient servi aux pre-miers jeux de son enfance, Marthe éprouva unprofond apaisement. Elle respira et ses nerfs sedétendirent : ce douloureux voyage était fini,elle n’avait plus rien à craindre du hasard.

Elle s’arrêta et regarda autour d’elle avec unsentiment de bonheur : là était la maison d’ha-bitation avec son toit de tuiles rouges, plus loinles granges où elle avait joué à se cacher, labergerie vide de moutons, le four au pain, lepuits avec son auge pour les bœufs ; puis toutautour, excepté du côté de la route agricole, lapinède, autrement dit le bois de pins. C’était surcette auge qu’elle avait fait flotter son premierbateau construit dans une planche ; c’étaitdans cette bergerie qu’on lui avait donné sonpremier agneau noir, qu’elle promenait der-rière elle avec un ruban blanc au cou. Un pay-

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san vint à passer, portant sur sa tête une grossebourrée de bruyères fleuries. Il s’arrêta pour laregarder ; puis, après l’avoir longuement dévi-sagée, il porta sa main à son front :

— C’est mademoiselle Marthe, dit-il ; envoilà une surprise !

— Bonjour, Arnaud ; oui, c’est moi. Tu mereconnais donc ?

— Pardi ! le maître va être bien content, caron parle de vous souvent.

Laqueytive est un petit hameau d’une dou-zaine de maisons, qui se trouve à cinq ou sixkilomètres de Gabas, à l’entrée de la landerase. La maison de M. Azimbert était la plusimportante de ce petit groupe, mais encoreétait-ce plutôt une métairie qu’une habitationde bourgeois ; car M. Azimbert possédaitquelques terres dans la lande, qu’il cultivait lui-même avec l’aide de trois paysans à son ser-vice depuis plus de quarante ans. C’étaient dechétives terres, produisant de chétives récoltes

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et nourrissant de médiocres moutons ; maiscependant, dans ce pauvre pays où la cultureest si misérable et si pénible, c’était quelquechose, et le juge de paix était le plus riche pro-priétaire ou plus exactement le moins pauvrede son hameau.

La pinède qui entoure la maison est de peud’étendue, et les pins qui la composent ne sontpas d’une bien belle venue, tant la terre estlà de mauvaise qualité ; cependant, ces pinssont exploités, et tous portent, le long de leurstroncs, des cicatrices rouges par lesquelless’écoule la résine en larmes blanches cristal-lisées. Ébranchés jusqu’à la cime, ils res-semblent de loin à des palmiers, et quand ilssont balancés par la brise de la mer, ils font en-tendre une musique monotone, qu’ils chantenttristement comme s’ils se plaignaient de leursblessures. Cette brise, en passant entre leursaiguilles et leurs colonnes serrées, se charged’un âpre parfum balsamique qu’elle porte au

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loin, et qui va assainir l’air vicié des marécageset des flaques d’eau stagnantes.

En sortant de la pinède, Marthe se trouvadans la lande rase, qui s’étend jusqu’à Gabaset bien au delà ; alors elle regarda au loin pourvoir si elle n’apercevait pas son grand-père, re-venant à la maison.

Mais, jusqu’à l’extrémité de l’horizon où sesyeux coururent à perte de vue, elle n’aperçutque la plaine rougeâtre qui s’étalait devant elle,plate et monotone. Çà et là seulement,quelques arbres chétifs dressaient leurs cimesnoires qui se découpaient sur le bleu du ciel.De distance en distance, les ajoncs jaunes suc-cédaient aux bruyères roses, puis les champsde fougères, se mouvant sous la brise, rempla-çaient bruyères et ajoncs. Le tout produisaitune confusion de couleurs qui se fondait dansles lointains en de grandes lignes sombres. Surcette immense étendue et dans ces profon-deurs insondables pour l’œil, régnaient la so-litude et le silence : c’était à croire qu’on était

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isolé au milieu d’un désert. De temps en temps,cependant, tout au loin, au-dessus de cetocéan de verdure, se dressait une forme noire,à l’aspect bizarre, qui eût frappé d’étonnementl’étranger arrivant pour la première fois au mi-lieu de ces espaces immenses : un corpssombre, qui paraissait ne pas toucher à la terreet marcher au-dessus des plantes sans lescourber. C’était un berger monté sur seséchasses, qui surveillait ses moutons, perdusdans les genêts et les herbes. Parfois aussi laterre tremblait et l’on entendait un bruit sourd :c’était une troupe de chevaux libres qui pre-naient leur galop et s’ébattaient joyeusement,poulinières et poulains, à travers la plaine.

Marthe connaissait ces mystères de lalande, jamais cependant elle n’en avait ressentisi fortement la poésie. Elle resta longtempsassise sur le bord du sentier, au milieu desbruyères en fleurs ; elle écoutait les mille bruitsdes insectes qui cheminaient et travaillaientdans les herbes ; elle respirait les exhalaisons

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qui s’élevaient de ces plantes ; elle se souve-nait. Combien de fois était-elle venue ainsi secoucher le soir dans ces bruyères, combien defois avait-elle couru après les papillons, à tra-vers ces plaines ! Comme elle était heureusealors et tranquille ; et, maintenant, comme elleétait tourmentée, agitée et inquiète !

Peu à peu, le soir se fit sur ces solitudes ;le soleil s’était couché dans la mer au delà desdunes ondulées comme des vagues immenses,et sur toute la plaine s’était étendu un voilesombre, tandis que le ciel restait éclairé d’unelueur pâle. On n’entendait plus un cri d’oiseau,un hennissement de cheval, un bêlement demouton ; le sommeil et le repos descendaientsur la lande. Au hameau seulement, la vie étaitencore dans toute son activité, et au-dessus dela pinède flottaient des petits flocons de fuméejaune ; les paysans étaient rentrés à la maisonpour le repas du soir.

Tout à coup Marthe, qui ne quittait pas desyeux le sentier qui de Gabas vient à Laquey-

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tive, aperçut une forme noire s’avançant au mi-lieu des ajoncs. Elle se leva vivement, et elle vitun grand vieillard à barbe blanche qui marchaitbon pas, la tête nue et le chapeau à la main :c’était son grand-père.

Elle courut au devant de lui.

Alors, voyant une femme venir, il s’arrêtasurpris.

— Est-ce possible ? dit-il enfin d’une voixforte qui résonna dans le silence.

— Oui, grand-père, cria Marthe, c’est moi.

— Marthe, c’est Marthe !

Et au lieu de marcher à elle, il s’appuya surson bâton.

— C’est toi ! dit-il, toi !

Elle était dans ses bras et elle l’embrassait.

Il se remit bien vite de ce mouvement detrouble. Alors il l’éloigna doucement et la re-garda avec attention :

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— Ton père ? dit-il.

— Rassure-toi, il n’est pas malade ; s’ill’était, je ne serais pas là.

— Ses affaires ?

— Non ; ce n’est pas de mon père qu’ils’agit, c’est de moi. Je suis bien malheureuse,et je viens à toi, grand-papa, pour que tu meprotèges, pour que tu me sauves.

— Ta belle-mère te fait souffrir ; il y a long-temps, n’est-ce pas ? Pourquoi ne me l’as-tupas dit ? Ta dernière lettre était comme toutesles autres, et rien ne me faisait prévoir que tuallais m’arriver ainsi éplorée.

— Je ne savais pas, il y a quelques jours,que j’en viendrais jamais à me sauver de lamaison pour te demander abri et protection.

— Sauvée ! Toi, Marthe, tu t’es sauvée de lamaison de ton père ? Ah ! ma pauvre enfant,cela est bien grave.

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— Oh ! si tu me grondes, grand-père, jen’aurai jamais le courage de te dire tout.

— Je ne te gronde pas, puisque je ne saisrien. Je suis inquiet de ta résolution, voilàtout ; car tu n’es pas fille à avoir cédé à un coupde tête.

— J’ai cédé au désespoir, et je suis venue àtoi, parce qu’il n’y a que toi qui puisse me pro-téger.

— Contre ta belle-mère ?

— Contre mon père, qui veut me forcer àépouser un homme que je n’aime pas, que jeméprise et que tout le monde méprise. Mais,pour que tu me comprennes, pour que tu m’ex-cuses, il faut que je te dise la vérité, toute la vé-rité.

— Parle, mon enfant, et, avant de rentrer àla maison, ouvre-moi ton cœur ; je suis le pèrede ta mère, je suis ton ami, et tu sais que jet’aime tendrement.

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XVIII

Pendant son voyage, Marthe avait plusd’une fois pensé à ce qu’elle devrait dire-en ar-rivant à Laqueytive, car elle savait que le pre-mier mot qu’elle entendrait, serait : « Que s’est-il passé, pourquoi viens-tu ainsi ? » De ses ré-ponses résulterait l’accueil de son grand-père,qui serait en réalité ce qu’elle le ferait elle-même.

Cependant, au moment d’entreprendre sonrécit, elle s’arrêta, la gorge serrée par l’émo-tion.

Au fond du cœur, elle était fière de sonamour pour Philippe ; mais c’était à conditionque cet amour restât précisément au fond deson cœur discrètement voilé. Si elle était for-cée d’en parler, un sentiment de respect et de

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pudeur lui fermait les lèvres. Elle avait vivacele souvenir de son entretien avec son père.

— Eh bien ! mon enfant, dit M. Azimbert, lavoyant hésitante et confuse, parle, parle sanscrainte ; tu sens bien que tu dois tout me dire,absolument tout, car par ta démarche et l’appuique tu me demandes, tu m’obliges à devenirjuge entre ton père et toi. Pour m’engager dansune décision aussi grave et prendre parti pourl’un ou l’autre de vous, il faut que je sachela vérité. Si la confession a jamais eu du bon,c’est dans des conditions pareilles : je pensebien que ce que tu as à dire doit t’être pénible,mais il nous est souvent salutaire de descendredans notre conscience et de la scruter à fond ;nous sentons mieux ainsi nos fautes, que nousne sommes que trop disposés à nous cacher ànous-mêmes.

— Je n’ai rien à cacher, grand-père, ni à toini même à moi.

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— J’en suis certain, et c’est pour cela que jete prie de me mettre à même de me prononceren toute connaissance. Ce n’est point ainsi quenous procédons d’ordinaire, nous autres juges ;si nous interrogeons l’inculpé, nous contrôlonsses réponses par des témoignages divers, maisavec toi je sais que les témoins sont inutiles.Tu es toujours, n’est-ce pas, la petite fillefranche et droite, qui venait loyalement s’accu-ser quand elle était en faute ? Note bien que,je ne t’accuse pas, dans les circonstances pré-sentes, d’être en faute, puisque je ne sais riende ce qui s’est passé entre ton père et toi ;seulement je te demande, si tu es en faute,de ne pas le cacher ou l’atténuer. Tu ne peuxpas trouver une oreille plus indulgente que lamienne, et tu sais bien que s’il y a des circons-tances atténuantes à admettre en ta faveur, jeserai le premier à les chercher, sans que tu tedonnes la peine de me les indiquer.

— Tu ne peux pas comprendre…

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— Si, je peux comprendre beaucoup dechoses, et tu ne dois pas croire que, parce queje suis un vieux bonhomme, je n’admets pasles faiblesses de cœur. Tu vois bien que jeles admets ces faiblesses, puisqu’au lieu de tefaire les gros yeux et de te reconduire tout desuite chez ton père, comme je le devrais, si jen’étais sensible qu’à la seule voix du devoir, jet’écoute et t’accueille les bras ouverts. D’où ce-la vient-il ? De ce que je t’aime, et quand nousaimons nous sommes faibles, nous écoutonsnotre cœur et nous nous laissons entraîner parlui. Mais je parle trop, tandis que c’est à toide parler. Asseyons-nous là, nous avons tout letemps de rentrer à la maison.

Disant cela, M. Azimbert s’assit sur le borddu sentier et fit placer Marthe près de lui. Ilstournaient le dos au soleil couchant et leur vi-sage se trouvait dans l’ombre.

Ainsi encouragée autant par les bonnes pa-roles que par l’attitude de son grand-père,Marthe commença son récit. Elle le fit exact et

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complet, sans rien oublier, sans rien affaiblir,donnant à chaque chose et à chaque mot sa va-leur et son importance.

M. Azimbert l’écouta sans l’interrompre, et,pendant tout le temps qu’elle parla, il ne levapas les yeux sur elle une seule fois. À le voirtraçant sur le sable du chemin des dessins ré-guliers avec son bâton, on eût pu croire qu’ilétait absorbé dans cette occupation.

— Ainsi, dit M. Azimbert, lorsqu’elle eutachevé son récit, ton père veut que tu acceptesM. de Sainte-Austreberthe pour mari, et toi tuveux M. Philippe Heyrem ?

— Oh ! grand-père, je ne vais pas jusque-là : je n’aime pas M. de Sainte-Austreberthe etj’aime Philippe.

— C’est bien cela.

— Oui, mais c’est pour fuir M. de Sainte-Austreberthe que j’ai quitté la maison, pour ce-la seulement : voilà ce qu’il faut que tu com-prennes bien.

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— Je le comprends.

— J’aurais supporté sans plainte et sans ré-volte qu’on me défendît de voir Philippe ; ceque je n’ai pu supporter, c’était qu’on m’im-posât M. de Sainte-Austreberthe. J’admets trèsbien que mon père ait de la répulsion pour Phi-lippe. Pourquoi ne pas admettre que j’en aiepour M. de Sainte-Austreberthe ?

— Comme je ne connais ni celui que tu ap-pelles Philippe de son petit nom, ni M. deSainte-Austreberthe, je ne peux pas me pro-noncer entre eux et dire si la répulsion de tonpère est fondée et si la tienne est juste. Jene fais aucune difficulté à déclarer que toutd’abord je suis mal disposé à l’égard de M. deSainte-Austreberthe. Je ne le connais pas, celaest vrai ; mais il a contre lui son origine : filsd’intrigant ne m’inspire aucune confiance.

— N’est-ce pas ?

— Aucune, surtout en présence de la grossefortune de ton père, qui doit être la raison dé-

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terminante de sa demande en mariage. Ce quime fait suspecter encore ses intentions, c’est larentrée de ton père dans la vie politique ; il doity avoir là-dessous quelque intrigue politiquedont il est victime, et de tout cela résultent descharges contre ce M. de Sainte-Austreberthe.Mais, en raisonnant ainsi, il faut dire aussi queje n’ai pour moi que des inductions assezfaibles. En réalité, M. de Sainte-Austreberthe aagi dans cette affaire conformément aux règlesdes convenances : pour obtenir ta main, il s’estadressé à ton père. Ce n’est point ce qu’a faitton ami Philippe.

— Nous nous sommes aimés, sans rien voirau-delà de notre amour.

— Je veux l’admettre, bien que, chez unhomme comme M. Heyrem, cela soit assez peuprobable. Mais enfin, si vous vous êtes aimés,sans réfléchir, sans penser à l’avenir, il est arri-vé un jour où la réflexion est née. Pourquoi cejour-là n’avoir pas parlé à ton père ?

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— Je te l’ai dit, parce que Philippe est sansfortune ; connaissant les idées de mon père, ila voulu attendre le résultat de la démarche quesa mère tentait auprès de son oncle.

— Mais toi, quand ton père t’a parlé pourla première fois de M. de Sainte-Austreberthe,comment ne lui as-tu pas avoué ton amourpour Philippe ?

— Philippe m’ayant demandé de ne pasparler de notre amour, j’ai cru devoir m’en rap-porter à lui, le jugeant plus capable que moide savoir ce qu’il fallait faire dans une tellecirconstance. Cependant, lorsque papa m’a ditque M. de Sainte-Austreberthe demandait mamain, j’ai été bien près de tout avouer ; maispapa m’a fermé la bouche. Tu connais les de-voirs auxquels il se croit obligé par sa fortune ?

— Je connais ses idées, mieux que ses de-voirs.

— Ce sont ces idées qui m’ont empêchéede parler. « Dans notre position, m’a-t-il dit, on

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ne se marie pas comme les gens qui n’ont qu’àconsulter leur cœur ; notre fortune nous im-pose des devoirs envers la société. » Commentlui répondre que celui que j’aimais n’avait au-cun rang dans cette société ?

— Il est ingénieur.

— Tu sais bien que, pour mon père, c’estla fortune qui donne le rang, et Philippe estpauvre.

— Je ne veux pas blâmer ton père, mais ilest vraiment malheureux qu’il se soit arrêté àdes idées aussi étroites. Il croit que quand onfait fortune, ce n’est pas pour soi seul, et en ce-la il est très supérieur à tous ses rivaux. Parmalheur, dans la pratique, il n’étend pas bienloin ce principe généreux. Au lieu de faire ser-vir sa fortune à l’amélioration de tous, il secontente de l’employer à tenir son rang, et ilcroit qu’il accomplit strictement son devoir en-vers la société. C’est pour la société qu’il ades valets qui l’ennuient, et un luxe de mai-

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son qui lui est une fatigue. C’est pour la sociétéqu’il veut que tu fasses un mariage sinon de ri-chesse, au moins de position.

Maintes fois M. Azimbert avait eu des dis-cussions à ce sujet avec M. Donis. L’ayantabordé, il ne le lâcha pas de sitôt. Que sonpère eût tort ou raison, ce n’était pas de celaque Marthe avait souci en ce moment, et cequi l’angoissait, c’était de savoir si, en fin decompte, elle resterait à Laqueytive ou si elledevrait retourner à Château-Pignon ; cepen-dant elle n’osa pas interrompre son grand-père.

— Comment ton père n’a-t-il pas senti, dit-ilen poursuivant son idée avec véhémence, qu’ilest dangereux pour une honnête famille, d’in-troduire dans son sein, un de ces Parisiens duParis cosmopolite qui ne peuvent nous appor-ter que la corruption ? On dit que la Franceest corrompue : cela est vrai pour une certainepartie de Paris, je le crains bien ; mais cela nel’est pas pour la province, où il y a plus d’hon-neur, d’honnêteté et de vertu qu’on ne croit gé-

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néralement. Or, la France est dans la provinceet non dans Paris, comme on le répète fausse-ment. Seulement pour que cette honnêteté seconserve, il ne faut pas que la province fassela sottise de donner ses filles à tous ces beauxfils, épuisés et gangrenés par la vie parisienne.

— Alors tu es contre M. de Sainte-Austre-berthe ? s’écria Marthe.

— Je n’ai pas dit cela, chère enfant ; car jen’ai parlé qu’en théorie.

— Enfin en théorie tu n’admets pas qu’ilsoit mon mari, et pour toi j’ai eu raison de lerefuser.

— Pour moi, ton père a eu tort de se laisserprendre à un mirage trompeur ? À sa place, jet’aurais cherché un bon mari à Bordeaux, et,quand j’aurais eu le temps de le bien connaître,si vous aviez eu de l’amour l’un pour l’autre, jete l’aurais donné. On ne marie pas deux posi-tions, on marie deux cœurs.

— C’est pour Philippe que tu conclus.

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— Non, car il y a dans sa conduite quelquechose de trop prudent, de trop bien calculé quime blesse. C’est pour toi que je conclus, car jecomprends que tu ne puisses pas supporter laprésence de M. de Sainte-Austreberthe. Tu res-teras donc avec moi.

Sans répondre, elle se jeta dans ses bras etlongtemps elle le tint embrassé.

— Tu avais donc douté de moi ? dit-il en serelevant.

— Non, mais j’avais conscience de ma fauteet je ne savais pas comment tu la jugerais.

— Je juge que vous avez eu grand tort devous cacher de ton père, car c’est de là queviennent tous vos malheurs.

— Mon père eût repoussé Philippe.

— Peut-être, mais il n’eût pas accueilliM. de Sainte-Austreberthe, envers lequel il estmaintenant engagé ; tu n’aurais eu à lutter quepour faire rentrer Philippe en grâce, tandis que

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maintenant, à cette tâche, déjà assez difficilepar elle-même, se joint celle de lutter contreM. de Sainte-Austreberthe.

— Avec ton aide…

— Je ne peux pas te le promettre ; je veuxbien te défendre contre la poursuite d’unhomme que tu n’aimes pas, mais je ne peux pasfavoriser ton amour pour un homme que tonpère repousse. Au reste, nous reparlerons decela. Pour le moment, allons souper : tu doisavoir faim ?

— Et sommeil, donc.

— Pauvre petite, oublie ce que tu as souf-fert, et dis-toi que maintenant je serai toujoursprès de toi.

— Même s’il faut rentrer à Château-Pi-gnon ?

— Même jusque-là.

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XIX

Lorsqu’ils rentrèrent à la maison, ils trou-vèrent, la table servie : il y avait deux couvertssur une nappe blanche damassée.

Au temps ou Marthe venait régulièrementà Laqueytive, M. Azimbert avait l’habitude demanger à la même table que ses domestiques :lui au bout, eux de chaque côté. Alors on nese servait jamais de nappe, et le couvert étaitmis sur la table de sapin blanc, récurée chaquematin avec des cendres. En voyant ce chan-gement aux vieilles habitudes, Marthe regardason grand-père avec surprise.

— Eh bien ! dit celui-ci s’adressant à lavieille servante, qu’est-ce qu’il y a donc au-jourd’hui, Jeannette ?

Et de la main il désigna la table.

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— C’est pour mademoiselle Marthe.

— Et qui est mademoiselle Marthe ? Est-cede Marthe que vous voulez parler ? Oui, n’est-ce pas, c’est de celle que vous appeliez Marthetout court, quand elle était petite ? Eh bien !pour avoir grandi, elle n’a pas cessé d’êtreMarthe, et elle n’est pas devenue une demoi-selle pour vous, qui avez débarbouillé son nezplein de confitures. Vous lui disiez tu alors, etmaintenant vous l’appelez mademoiselle. Est-ce que cela te convient, Marthe ?

— Mais pas du tout, grand-père.

— Moi, cela me blesse. Serez-vous bienaise que Marthe ait pour vous les sentimentsqu’elle avait autrefois ?

— Bien sûr.

— Alors commencez par vous montrer telleque vous étiez autrefois. Maintenant que celaest dit, autre chose : enlevez-moi cette nappeet mettez les assiettes et les couverts des genssur ma table. Personne ne doit souffrir de l’arri-

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vée de l’enfant, tout le monde doit s’en réjouir ;pour cela, il ne faut rien changer à nos vieilleshabitudes.

La rapidité avec laquelle Jeannette enlevala nappe montra que M. Azimbert savait sefaire obéir, et que chez lui un ordre donné étaitun ordre exécuté. Il avait parlé doucement etplutôt sur le ton de la bonhomie et de la plai-santerie que sur le ton du commandement.

Pendant que la vieille servante allait et ve-nait autour de la table, il continua en s’adres-sant à Marthe :

— Tu sais que tu ne trouveras pas ici leconfortable et le bien-être au milieu desquelstu vis maintenant. À vrai dire, je pourrais amé-liorer notre ordinaire, mais je m’en garderai.On a fait du bien-être une sorte de religionà laquelle on sacrifie tout : sans bien-être, ilsemble aujourd’hui que la vie est impossibleou insupportable. C’est, à mon sens, un grandmal, qui a sur les mœurs générales une in-

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fluence pernicieuse. Ici tu verras, maintenantque tu es grande et que tu raisonnes, qu’onpeut vivre simplement, et cette leçon pourrane pas t’être inutile. Il faut nous attacher avanttout à être libre, et c’est de la liberté qu’ongagne quand on apprend à ne point se fairel’esclave des choses ; c’est bien assez d’êtrel’esclave des idées qu’on reçoit.

Le souper était digne de cette simplicitédont parlait M. Azimbert : il se composaitd’une soupe aux légumes et d’une salade avecdes œufs durs. Marthe mangea avec le magni-fique appétit d’une jeune fille qui a jeûné de-puis trois jours, et, bien que le pain fût cuit de-puis plus d’une semaine, elle ne le trouva pastrop rassis.

Elle dormit comme elle avait soupé, et, enretrouvant sa chambre telle qu’elle l’avait lais-sée autrefois, elle éprouva, une véritable joie.Comme on ne l’attendait pas, cette chambreétait encombrée de différentes choses : au pla-fond pendaient des glanes de maïs ; dans les

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encoignures, étaient entassés des sacsd’avoine. Mais qu’importait ! les draps engrosse toile avaient la blancheur de la neige, etil n’était pas nécessaire de fermer la porte auverrou.

Ce furent les craquements de l’escalier enbois qui l’éveillèrent. Elle ouvrit les yeux, etelle vit que la chaude lumière du soleil levantemplissait déjà sa chambre.

Elle se hâta de s’habiller et de descendre.Dans la cour, elle trouva son grand-père quiveillait au départ des ouvriers.

— Déjà ? dit-il en l’apercevant.

À la façon dont il prononça ce mot en sou-riant, elle sentit qu’elle lui avait fait plaisir : ilavait horreur en effet qu’on restât tard au lit.

Bientôt les préparatifs furent terminés, et,les bœufs ayant été attachés au joug, le charsortit de la cour, emportant les ouvriers.

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Alors M. Azimbert, prenant Marthe par lebras, l’emmena sous un chêne vert qui abritaitun banc de son ombrage noir, et la fit asseoirprès de lui.

— J’ai beaucoup réfléchi à toi durant lanuit, dit-il, car la situation dans laquelle tu t’esmise et tu me mets est terriblement délicate ;c’est ta réputation, ton honneur de jeune fille,que tu as joués.

— M’était-il possible de faire autrement ?

— Je ne sais pas, et à vrai dire je trouvequ’il est inutile d’examiner aujourd’hui cettequestion, puisque nous ne pouvons pas reveniren arrière, et que tout ce qui est fait est ir-réparable. Cependant il me semble que si tum’avais écrit de venir te voir, si tu m’avaisconsulté, nous aurions peut-être trouvé unmoyen pour ne pas te lancer dans cette aven-ture.

— Je n’avais pas le temps d’attendre.

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— Enfin ne discutons pas là-dessus, ce se-rait paroles perdues. Nous avons mieux à faire.Tu restes ici, c’est entendu. Maintenant nousdevons voir dans quelles conditions. Qu’onpuisse te retrouver après tous les détours quetu as faits, cela me paraît peu probable, car tuas eu la finesse et la ruse du renard ; tu as sibien embrouillé ta piste, qu’il faudrait un fin li-mier pour la suivre. D’un autre côté, qu’on ap-prenne, par l’indiscrétion des gens d’ici, quetu es avec moi, cela ne présente guère plusde chances. Jamais un étranger ne vient à La-queytive, et jamais un habitant de notre ha-meau ne va à Bordeaux. Nous sommes dans undésert.

— C’est là-dessus que j’ai compté.

— Et tu as compté juste : il me paraît queles chances sont pour qu’on ne te découvrepas. Donc nous voilà réunis pour un longtemps peut-être, et ta tranquillité est assurée.Mais celle de ton père ? En ce moment, si j’enjuge par son caractère emporté, il est furieux

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contre toi. Mais la colère, si violente qu’ellesoit, ne persiste pas dans le cœur d’un père quiaime son enfant, et ton père t’aime d’une ten-dresse très vive, très passionnée ; au moins ilt’aimait ainsi autrefois, au temps où nous par-lions de toi ensemble.

— Il en est maintenant comme il en étaitautrefois.

— J’en suis certain, et c’est pour cela queje m’inquiète de lui. Quand la colère va s’apai-ser, crois-tu que son angoisse ne va pas êtregrande ? Il va se demander où tu es, ce que tufais. Sens-tu sa douleur ? C’est presque commesi tu étais morte pour lui. Et si tu savais quellehorrible chose c’est pour un père d’avoir perduson enfant !

— Je voudrais lui écrire.

— Sans doute, c’est ce que tu dois faire.Mais, si tu ne veux pas qu’on te vienne cher-cher le lendemain du jour où tu auras écrit, ilne faut pas que ta lettre parte d’ici. On doit te

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croire à Paris, il faut que tes lettres portent letimbre de Paris. Pour cela, je les enverrai à unami que j’ai à Paris et qui les mettra à la poste.

— Et je te promets d’écrire de telle sorte,que papa verra bien que c’est seulement M. deSainte-Austreberthe que je fuis.

— Voilà un point réglé ; il en reste un autre.C’est contre M. de Sainte-Austreberthe que jeveux te défendre ; mais, je te l’ai déjà dit, jen’entends pas favoriser ton amour pour Phi-lippe ni l’amour de Philippe pour toi. Je veux,quand ce sujet sera abordé entre ton père etmoi, pouvoir dire hautement que tu n’as pas vuPhilippe, que tu ne lui as pas écrit et qu’il net’a pas écrit lui-même. Pour moi, c’est une af-faire de conscience, dont tu dois sentir toutel’importance. Ce que je fais est déjà bien assezgrave, sans encore le compliquer. Promets-moide ne pas écrire à M. Heyrem, promets-moiaussi de lui renvoyer sa lettre sans la lire s’ilt’écrit, et tu auras assuré ma tranquillité.

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— Je te le promets.

— Maintenant je vais être tout au bonheurde t’avoir avec moi.

— Il me semble, dit Marthe après un mo-ment de réflexion, que tout n’est pas encore ré-glé.

— Que vois-tu qui manque ?

— Mon père aura de mes nouvelles, maismoi je n’en aurai pas de lui.

— Cela est vrai, mais je ne veux pas allerle voir à Bordeaux cependant ; tu comprendsqu’il me serait impossible, en parlant de toi dene pas dire que tu es ici.

— Assurément.

— Alors que veux-tu que nous fassions ?Il me paraît dangereux de s’ouvrir à une per-sonne de Bordeaux ; pour moi je n’ai pas d’amisûr à qui je pourrais demander ce service, jecraindrais une indiscrétion.

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— Cependant il est de la plus grande im-portance que nous ayons des nouvelles de monpère. D’abord je ne pourrais pas rester plu-sieurs semaines sans savoir comment il seporte. Comment a-t-il supporté ma fuite ? S’ilétait malade et que je ne fusse pas près de lui,ce serait un crime.

— Sans doute, mais que veux-tu que jefasse à cela ?

— Et puis il y a encore un autre point àconsidérer. Si M. de Sainte-Austreberthe,éclairé par mon départ, renonce à sa demandeet rompt avec mon père, je veux rentrer à lamaison.

— Tout cela est très juste, mais je ne trouvepas par quel moyen nous pouvons être infor-més de ce qui se passe à Bordeaux ou à Châ-teau-Pignon : je ne peux pas aller à Bordeauxsans voir ton père, et je ne peux pas voir tonpère sans parler de toi.

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— Il me semble qu’il y aurait un moyen ce-pendant de savoir ce que nous désirons.

— Et lequel ?

— Tu n’en voudras peut-être pas, au moinsje le crains.

— Dis toujours.

— D’avance tu l’as repoussé, c’est là ce quim’arrête.

— Comment, d’avance ?

— Ne m’as-tu pas demandé de ne pas écrireà Philippe ? C’est lui cependant et lui seul quipourrait nous venir en aide. Personne n’a in-térêt comme lui à savoir ce qui se passe chezmon père, et, bien qu’il ne puisse pas s’y pré-senter maintenant, certainement il l’appren-drait. Avec lui pas d’indiscrétion à craindre,aucun danger, et un dévouement certain.

— Oui, mais il faut qu’il t’écrive.

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— Pourquoi ne t’écrirait-il pas à toi ? Cen’est pas la même chose que s’il m’écrivait àmoi.

— Tu me dis qu’il est à Paris.

— Je n’aurais qu’une lettre, une seule à luiécrire, pour lui dire de revenir à Bordeaux ; delà il pourrait nous tenir au courant de ce quinous intéresse.

M. Azimbert regarda Marthe dans les yeux,mais elle vit qu’elle ne l’avait pas fâché : saphysionomie, toujours franche et ouverte,avait une expression souriante tout à fait ras-surante.

— Ah ! petite fille, dit-il en lui tirantl’oreille, petite fille, tu as plus de malice dans tanaïveté que moi dans mon expérience. M’as-tubien amené à ce que tu voulais, et je ne me suisdouté de rien ; tu as joué de moi comme d’unvieux pantin.

— Ah ! grand-père.

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— Allons, il sera fait comme tu demandes ;car tu as si bien manœuvré, que je ne voispas comment t’échapper. Je vais donc recevoirdes lettres de M. Heyrem. Au surplus je n’ensuis pas fâché ; cela va me permettre de leconnaître. Il y a en lui quelque chose qui neme plaît point. Peut-être ses lettres change-ront-elles mon impression.

— Ce n’est pas peut-être qu’il faut dire ; tuverras, tu verras.

— Oui, un dieu, n’est-ce pas ? Ah ! jeunesse,jeunesse, que tu es heureuse !

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XX

Bien que M. Azimbert pensât peu ordinaire-ment aux choses de la toilette, il voulut, dansles précautions qu’il prenait pour arranger leséjour de Marthe à Laqueytive, porter ses soinsjusque dans ces petits détails.

— Maintenant, dit-il, que nous avons déci-dé les points importants qui doivent régler tavie ici, il me semble qu’il serait bon de nousoccuper de choses moins sérieuses peut-être,mais cependant utiles. Qu’as-tu apporté avectoi ?

— Rien, cette robe et le chapeau que j’avaissur la tête : je ne pouvais pas m’embarrasser etme charger de bagages.

— Il te faut donc du linge, des robes, deschaussures, les mille objets nécessaires à une

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femme : je n’ai rien de cela ici, et nous ne pou-vons pas le trouver à Gabas, à moins de t’ha-biller en paysanne.

— Cela serait assez drôle.

— Oui, mais nous devons éviter ce qui peutfaire parler ; il faut donc acheter les objets quite sont nécessaires.

— Et où cela ? demanda Marthe avec ef-froi ; encore voyager !

— Rassure-toi, nous voyagerons ensemble ;seulement, comme il pourrait être dangereuxde nous montrer à Mont-de-Marsan, où toutle monde me connaît, nous irons à Dax où àBayonne.

— Mais en chemin de fer ?

— Nous voyagerons en troisième classe, oùtu ne rencontreras pas sans doute des amis : tun’as pas peur de t’asseoir sur des planches ?

— Tu t’y asseois bien, toi.

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— Oh ! moi, tu sais, je suis dur à la fatigue,et puis je suis un plébéien ; je m’ennuie dansvos wagons de première classe où je ne trouveque des gens qui croiraient compromettre leurdignité s’ils parlaient à leurs voisins. En troi-sième, où les voyageurs sont moins « commeil faut, » on écoute quand on a des oreilles, etl’on apprend beaucoup de choses.

Ils partirent le lendemain pour Dax et ilspassèrent une partie de la journée à parcourirles magasins : nouveautés, lingerie, mercerie,chaussures, c’était un trousseau complet qu’ilfallait à Marthe.

Elle voulait prendre les choses les plussimples, mais son grand-père s’y opposait.

— Ne pense pas seulement au présent, di-sait-il ; je voudrais, quand nous serons séparés,que tu pusses te servir des objets que nousachetons en ce moment : cela t’obligerait parla pensée à revenir au temps que tu auras pas-sé près de moi. Songe donc, petite-fille, qu’on

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a d’autant plus de plaisir à donner qu’on n’estpas riche, et que l’argent qu’on dépense vousa coûté à gagner. Ruine-moi, je t’en prie ; c’estun plaisir dont ton père est privé.

Quand les acquisitions furent terminées,elle voulut regagner la gare.

— Pas encore, dit M. Azimbert en repre-nant la main de Marthe sous son bras ; nousn’avons pas fini.

— Je n’ai plus besoin de rien.

— Tu crois ; je vais te prouver que tu tetrompes.

Et il l’emmena d’un air triomphant. Sur leurpassage, les gens s’arrêtaient ou se retour-naient ; on regardait avec curiosité ce grandvieillard qui marchait le chapeau à la main,traînant derrière lui les basques flottantes desa longue redingote grise, d’une coupe si vieillequ’un archéologue seul eût pu dire son âge ;on admirait ses longs cheveux blancs, qui pen-

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daient en mèches frisées jusque sur sesépaules.

Il la conduisit chez un sellier qui était enmême temps carrossier.

— Est-ce que tu veux m’acheter une ca-lèche ? dit-elle en riant.

— Non, mais une selle de femme, pour quenous puissions faire de bonnes courses en-semble. Tu penses bien, n’est-ce pas, que je nevais pas te laisser à la maison pour que tu t’en-fonces dans de tristes idées ? À tourner sur lui-même, l’esprit s’étourdit comme le corps. J’aiune jument qui est douce à monter ; nous fe-rons des excursions qui te seront salutaires. Jeveux que tu rentres à Bordeaux saine d’espritet forte de corps. Je vais reprendre un pro-jet que j’ai caressé autrefois, quand j’espéraisque ton père t’enverrait passer tous les ansdeux ou trois mois avec moi : j’avais bâti alorstout un plan d’éducation que les circonstancesne m’ont pas permis d’exécuter. Tu as été en-

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voyée à Paris, et maintenant c’est à toi sansdoute de faire mon éducation.

— Ah ! grand-père !

— J’ai la tête un peu dure, mais j’ai bonnevolonté et persévérance : tu verras.

En parlant ainsi, M. Azimbert était de lameilleure foi du monde. Marthe avait été unedes bonnes élèves du couvent à la mode danslequel elle avait été élevée ; pour lui elle avaitdû puiser là une instruction bien supérieure àcelle qu’il eût pu lui donner. Il avait la religiondu progrès, et il croyait que le progrès avait dûsuivre sa marche ascendante dans l’instructioncomme dans toutes choses, même à travers lesgrilles d’un couvent.

Mais il vit bientôt qu’il devait en rabattre decette espérance : ce n’était pas à Marthe de luiapprendre quelque chose.

Les fonctions de juge de paix à la cam-pagne, dans un pays qui n’est pas de chicaneet de procès, ne sont pas très absorbantes.

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M. Azimbert avait beaucoup de temps à lui, cetemps, il le passait tout entier avec Marthe ; ilsse promenaient à cheval ou à pied, et, en sepromenant, ils causaient. M. Azimbert, qui nevoulait pas laisser Marthe livrée à ses pensées,portait presque toujours l’entretien sur des su-jets généraux, dont leurs excursions à traversles landes, dans les plaines, dans les bois, aubord de la mer, leur fournissaient le thème.

Mais il arrivait souvent que, dès les pre-miers mots, M. Azimbert s’arrêtait et regardaitMarthe avec stupéfaction.

— Eh quoi, se disait-il, elle ne connaît pasces choses si simples : qu’est-ce donc qu’on ap-prend aux enfants aujourd’hui.

Pendant les premiers jours, il se fit ces ré-flexions tout bas, mais il n’était pas homme àtaire longtemps ses pensées ou à retenir l’ex-pression de ses sentiments. Bientôt lacontrainte qu’il s’imposait lui échappa.

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— Supportes-tu les observations ? dit-il unmatin à Marthe.

— Comment peux-tu me demander cela ?Tu me crois donc bien sotte ?

— Eh bien ! mon enfant, il faut que je tedise que tu me causes d’étranges surprises.

— Crois-tu que je ne m’en sois pas aper-çue ? Tout à coup, en causant, tu t’arrêtes, tufrappes la terre avec ton bâton et tu me re-gardes comme une bête curieuse. Voyons,qu’est-ce qu’il y a en moi qui t’étonne : suis-jecurieuse ou suis-je bête ?

— Il y a que tu me dis des choses prodi-gieuses.

— Sans m’en douter ?

— Absolument. Ainsi avant-hier, en reve-nant des dunes et en traversant les alios, nousvenons à parler d’histoire naturelle. C’étaitobligé, en sautant de monticule en monticule,au milieu des flaques d’eau, nous devions nous

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occuper des milliers de bêtes qui peuplent ceseaux. Je te fais causer et tu me dis que les ani-maux apathiques comprennent les infusoires,les polypes, les radiaires, les vers.

— Eh bien ?

— C’était parfait. Te voyant partir ainsi, jecrois que tu vas continuer ; mais plus rien, jene peux plus rien tirer de toi. Je te montre unesangsue, tu ne sais même pas ce que c’est ;seulement, quand je te la nomme, tu me disque c’est un animal invertébré, formant la pre-mière classe de la subdivision des vers.

— Ce n’est pas juste ?

— C’est admirable. Dans la lande, je temontre une fougère. Autre histoire. Tu me disque les fougères sont des plantes acotylédo-nées, herbacées, à tiges souterraines, ram-pantes, vivaces ; puis tu me dis encore deschoses intéressantes sur les plantes inem-bryonnées et embryonnées. Je crois que tu esforte en botanique ; je te montre une flouve, tu

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ne sais pas ce que c’est ; une avoine, un trèfle,tu ne sais pas ce que c’est ; tu ne connais mêmepas les herbes de ton pays.

— C’est vrai ; on ne nous en a jamais riendit.

— Hier, à propos des protestants de Gabas,qui sont une exception dans le département,nous venons à parler de la Saint-Barthélemy, ettu me dis que la responsabilité de ce massacreporte exclusivement sur Catherine de Médicis,qui irrita ou dénatura l’instinct religieux pouren faire un instrument politique, tandis que lareligion catholique est demeurée étrangère àcet attentat.

— Tu ne crois pas cela ?

— Ah ! certes non.

— C’est cependant ce qui nous a été ensei-gné, et cette phrase se trouve à peu près tex-tuellement dans l’histoire de France qui nousservait en classe.

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— J’en suis convaincu, et c’est là précisé-ment ce qui me fâche. On t’a pris tes bellesannées pour t’enfermer entre quatre murailleset pendant qu’on étiolait ton corps, on faussaitton esprit ou bien on le nourrissait de futilités.Ta mère, chère enfant, qui a été élevée ici danscette pauvre maison, n’ayant d’autre maîtreque moi, d’autres livres que les deux ou troiscents volumes de ma chétive bibliothèque, ensavait plus que toi. Elle ne m’aurait pas débitétoutes les belles choses que tu viens de me ra-conter, mais elle ne m’eût pas dit « que la lu-mière est un mystère de la nature, qui nousapprend à croire les mystères de la foi… » Tamère n’eût pas écrit une lettre avec une or-thographe aussi correcte que la tienne ; ellen’eût pas comme toi su qu’on devait écrire uncouvre-pied, des couvre-pieds, un serre-tête,des serre-tête. Mais son esprit avait été dressédès l’enfance à des habitudes de rigueur et denetteté que je ne trouve pas en toi. J’auraisvoulu te donner cette instruction première,mais ton père la trouvait indigne de ton rang :

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il avait d’autres ambitions que d’offrir pour pro-fesseur à sa fille un vieux juge de paix de vil-lage. Il a voulu mieux ; et comme il a payé pouravoir le mieux, il a aujourd’hui la consciencesatisfaite. Ce n’est pas sa faute, s’il n’a pas ob-tenu un meilleur résultat.

— Est-ce la mienne ?

— Non, bien sûr ; mais c’est celle de tonéducation frivole et superficielle, c’est celle detes maîtres et du mauvais esprit qui les inspire.Veux-tu que nous essayions de réparer cela ?Rien n’est salutaire comme le travail pour nousdistraire de notre chagrin. Malgré la figure sou-riante que tu tâches de me montrer toujours,je sais qu’au fond du cœur tu n’es pas gaie. Nete défends pas : quoi de plus naturel, de plusjuste, dans la triste situation où tu te trouvesplacée ? Le plaisir, la promenade, la conversa-tion, ont du bon pour occuper notre esprit, l’ar-racher à son tourment et tuer le temps, maisle travail vaut mieux encore. Veux-tu que noustravaillions ensemble ? Ne crains pas de me fa-

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tiguer ou de m’ennuyer, et sois persuadée aucontraire que rien ne peut m’être plus agréable.J’avais fait mon deuil de ce bonheur que jem’étais promis autrefois, au temps où je me di-sais : « Ma petite-fille n’aura pas de fortune demoi, mais elle aura des souvenirs qui valentmieux que la richesse. » Maintenant que nouspouvons pour ainsi dire revenir dans le passé,profitons-en.

Marthe était trop heureuse de pouvoiréchapper aux idées qui l’oppressaient pour nepas accepter cette proposition avec empresse-ment ; elle se mit donc au travail sous la direc-tion de son grand-père, et les heures, jusque-làsi longues et si vides, passèrent plus vite parcela seul qu’elles étaient maintenant remplies.

Qu’allait dire la réponse de Philippe ?

C’était la question que Marthe se posaitavec angoisse depuis son arrivée à Laqueytive.Sans le travail dans lequel elle s’absorba, cette

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question terrible n’eût pas accordé une minutede relâche à son esprit.

Enfin elle arriva, cette réponse : Philippe,de retour à Bordeaux, avait trouvé l’intimitéde M. Donis et de Sainte-Austreberthe aussiétroite qu’au moment où il était parti pour Pa-ris. Madame Donis était en voyage ; M. Doniset Sainte-Austreberthe étaient en plein dansle travail de l’élection ; jamais agent électoraln’avait déployé autant de zèle que le vicomte.

L’effet de cette nouvelle ne fut pas le mêmesur le grand-père et sur la petite-fille : Martheresta atterrée, M. Azimbert, dans un mouve-ment d’égoïsme inconscient, se montra ra-dieux.

— Allons, dit-il, je crois que nous avons dutemps pour rester ensemble et travailler. Elleest bien, cette lettre : il y a de la droiture, de lanoblesse, de la fierté.

— N’est-ce pas, grand-père ?

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— Je crois que c’est un honnête garçon ;mais, pour nous prononcer, attendons sesautres lettres.

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XXI

Comment les relations de M. Donis et deSainte-Austreberthe n’avaient-elles pas étérompues par la fuite de Marthe, c’est ce quePhilippe, n’ayant plus accès à Château-Pignon,n’avait pu savoir, et c’est ce qu’il est utile d’ex-pliquer.

Quand M. Donis couchait à Château-Pi-gnon, il avait l’habitude de se lever de bonneheure et de descendre au jardin, où presqueaussitôt Marthe venait le rejoindre ; alors, pen-dant que madame Donis restait à sa chambre,ils se promenaient tous deux jusqu’au momentdu déjeuner. Ils n’avaient jamais décidé cettepromenade par des paroles précises, mais ils’était établi entre eux un accord tacite si for-mel, qu’elle était devenue pour ainsi dire régle-mentaire ; jamais Marthe ne l’avait manquée :

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c’était pour elle le seul moment de la journéeoù elle avait son père sans partage et où elle leretrouvait tel qu’elle l’avait vu autrefois avantson mariage ; c’était l’heure de l’intimité, desconfidences, des bavardages, de l’abandon etde la tendresse. Ils discutaient les change-ments qu’on exécuterait lors du prochain hiver,ils suivaient les progrès des plantations faitespendant l’hiver précédent ; il lui donnait sesinstructions pour la semaine dans laquelle onentrait, elle lui rendait compte des travaux dela semaine écoulée. Le temps marchait rapide,heureux, et la cloche du déjeuner les surpre-nait presque toujours, qu’ils avaient encoremille choses à se dire.

— Ne pars pas demain trop tôt, disaitMarthe ; nous reviendrons.

Le dimanche matin, jour de la fuite deMarthe, M. Donis descendit plus tard qu’à l’or-dinaire, car pour lui la nuit avait été fatigante ;après son premier sommeil qui était toujourssolide, si grandes que fussent ses préoccupa-

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tions, il était resté longtemps éveillé, tourmen-té de ce qui se passait, et assez inquiet aussi.C’était pour lui un cruel chagrin d’être endésaccord avec sa fille, et il fallait qu’il fût réel-lement bien convaincu de l’excellence de sondroit pour ne pas céder.

Pendant un quart d’heure, il marcha de longen large dans l’allée des platanes, s’attendant àvoir Marthe arriver d’un moment à l’autre ; caril ne lui était pas venu à l’idée que malgré leurdissentiment, elle pourrait manquer à leur pro-menade du dimanche.

Enfin, comme elle ne paraissait pas, il des-cendit au jardin, désolé de cette bouderie de safille, la première qu’il remarquât chez elle.

— Elle va me rejoindre, se dit-il.

Et convaincu qu’il allait la voir surgir aubout d’une allée, il ne s’éloigna pas du château.

Mais les minutes, les quarts d’heure, s’écou-lèrent, les heures mêmes, sans qu’il la vît.

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Alors l’inquiétude commença à le serrer aucœur.

Si elle était malade ? Elle était bien pâle laveille ; l’émotion et le chagrin lui avaient peut-être donné la fièvre.

Il monta à sa chambre, il frappa. Personnene répondit. Il frappa de nouveau, et, n’ayantpas obtenu de réponse, il entra.

Vivement il traversa la première pièce et enentrant dans la chambre, il marcha droit au lit ;il n’était pas défait.

Au moment où il se retournait, se deman-dant ce que cela pouvait signifier, il aperçutsur le bureau de Marthe une lettre placée enévidence ; il s’approcha. L’enveloppe portait engros caractères : « Pour mon père, seul. »

Il la prit, frappé d’un terrible pressenti-ment ; mais sa main tremblait tellement qu’ilpouvait à peine lire. Cependant les mots : « Jefuis… là où je me retire… adieu, mon cherpère… », se détachèrent enfin de la lettre et

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flamboyèrent devant ses yeux, comme s’ilsavaient été tracés en caractères de feu.

Partie, Marthe, ce n’était pas possible !

Il s’assit et, ayant posé la lettre sur le bu-reau, il la relut.

Le doute n’était pas possible ; il fallait serendre à l’évidence, si cruelle qu’elle fût. Safille ! sa fille !

Il prit la lettre et descendit à la chambrede sa femme. Celle-ci, en le voyant entrer, futépouvantée de sa pâleur ; ses mains trem-blaient, la colère lui sortait des yeux.

— Madame, dit-il, il se passe ici des chosesterribles, monstrueuses.

Disant cela, il agita la lettre dans sa main enla froissant.

Madame Donis ne se troublait pas facile-ment ; cependant elle était dans une situationoù le péril imminent amollit la fermeté la

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mieux trempée, elle regarda son mari avec uneémotion de trouble et d’effroi.

— Que voulez-vous dire ? demanda-t-elle.

— Lisez cette lettre.

Elle prit la lettre et tout d’abord ses yeuxcoururent à la signature : c’était de Marthe.Elle respira. De Marthe, elle n’avait rien àcraindre.

Elle lut alors la lettre.

— Vous voyez, dit M. Donis, c’est ma fille ;elle fuit la maison ; elle me fuit, moi qui l’ai-mais tant. Oh ! les femmes, tout est donc pos-sible avec elles ?

— Mon ami…

— C’est de ma fille que je parle ; ce n’estpas de vous, Éléonore. Donnez-moi votremain, que je sente que tout n’est pas tromperieen ce monde, et qu’il me reste un cœur pourme soutenir et me consoler.

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Il resta un moment accablé sous ce coup,qui le frappait si durement dans ses sentimentsde père, dans son amour et sa tendresse ; maisbientôt la colère reprit le dessus, et sa fiertéoutragée se révolta.

— Le monde ! s’écria-t-il en abandonnant lamain de sa femme, que va dire le monde quinous envie ? On va rire de nous. Marthe désho-norée, quelle humiliation !

— Il ne faut pas que cela soit.

— Comment l’empêcher ?

— En ne donnant pas au monde l’occasionde parler, en ne lui permettant pas de savoir lavérité.

— Est-ce possible ?

— Je le crois ; au moins il faut le tenter.

En ce moment, Clara entra dans lachambre :

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— M. le vicomte de Sainte-Austreberthe,dit-elle, vient d’arriver ; il est au salon avecM. de Mériolle.

— Dites à ces messieurs que nous descen-dons, commanda madame Donis, qui avaittout son sang-froid.

— M. de Sainte-Austreberthe, dit M. Donislorsque Clara fut sortie ; comment lui ap-prendre la vérité ?

— Quand je vous disais tout à l’heure,continua madame Donis sans répondre direc-tement, qu’il ne fallait pas permettre au monded’apprendre la vérité, je pensais à faire unvoyage : Marthe serait censée m’accompagneret son absence aurait une explication toute na-turelle. Je puis partir immédiatement, je nereviendrai que quand Marthe reviendra elle-même.

— Me quitter, vous aussi, en ce moment ?

— N’est-ce pas le seul moyen pour dérouterla médisance ?

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— Et où voulez-vous aller ?

— Je ne sais, n’importe où, dans un villagedes Pyrénées, où nous n’aurions pas d’indis-crétion à craindre ; ou bien dans un village dela côte de Normandie où personne ne nousconnaît. Mais le lieu est de peu d’importance ;c’est de votre détermination qu’il s’agit.

— Guidez-moi, car je suis incapable de meconduire moi-même en ce moment ; la pré-sence de Sainte-Austreberthe m’enlève ma rai-son.

— On peut dire que Marthe est souffrante.

— Tromper le monde, oui, j’y consens ;mais tromper M. de Sainte-Austreberthe estimpossible : ce serait une infamie dont je neme rendrais pas coupable, au prix même de lavie. Il faut qu’il sache tout. C’est de son bon-heur et de son honneur qu’il s’agit.

— Voulez-vous lui montrer cette lettre ?

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— Non ; mais je veux, je dois lui dire queMarthe a quitté ma maison parce qu’elle neveut pas l’épouser, que je ne sais pas où elles’est réfugiée. Il me semble que c’est là ce queje dois faire, et, si terrible que cela soit, je le fe-rai. Descendons.

— Remettez-vous.

— Oui, je tâcherai. Parlez tout d’abord, oc-cupez-les ; essayez de les distraire, si vous enavez la force. Pendant ce temps, je reprendraima raison. Oh ! Marthe, Marthe !

Madame Donis lui mit la main sur labouche.

— Ne l’accablez pas ; l’amour est terrible-ment puissant dans un cœur passionné.

— C’est l’indulgence qui dicte vos paroles ;mais, hélas ! je ne vous vaux pas ; et c’est la co-lère qui parle en moi.

Madame Donis entra la première dans lesalon, et après avoir serré la main de Sainte-

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Austreberthe, elle fit un signe à M. de Mériollepour lui dire qu’elle avait à lui parler.

Celui-ci, croyant qu’il fallait prendre un airassuré et détourner les soupçons, ne trouvarien de mieux à dire que de demander des nou-velles de Marthe.

— Elle est souffrante, dit madame Donis ;elle ne peut pas descendre.

À ce mot, Sainte-Austreberthe ouvritl’oreille, et, remarquant l’air bouleversé deM. Donis, il se dit qu’une scène avait sansdoute eu lieu entre le père et la fille, et que parsuite Marthe ne voulait pas descendre. Commeil s’attendait à quelque chose de décisif, il nefut pas surpris, et en réalité il aima mieux cetteabstention de Marthe qu’une nouvelle explica-tion avec elle.

Madame Donis regarda son mari, et, levoyant résolu dans son émotion, elle tendit lamain à M. de Mériolle.

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— Voulez-vous m’offrir votre bras ? dit-elle ; que je vous consulte pour mon jardin.

Puis, sortant du salon, serrée contre lui, ellese haussa vers son oreille :

— Où voulez-vous aller ? dit-elle, au bordde la mer, en Normandie, ou dans les Pyré-nées ?

Il la regarda, interdit.

— Je parle sérieusement ; je puis passerquelques jours de liberté avec vous, avec vousseul. Où voulez-vous que nous les passions ?

— Vous savez que je suis stupide.

— Vous n’avez pas besoin de comprendre,je vous expliquerai plus tard ; pour le moment,vous n’avez qu’à me dire où vous voulez aller.

— Où vous voudrez.

— Bien, en Normandie alors. Tout à l’heure,en rentrant dans la salle à manger, vous an-noncerez votre départ pour l’Angleterre, départarrêté depuis huit jours déjà, n’oubliez pas ce-

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la, et vous n’êtes venu aujourd’hui ici que pournous l’annoncer.

M. Donis, resté seul avec Sainte-Austre-berthe, eut un moment d’hésitation doulou-reuse ; mais bientôt, relevant la tête, il vint seplacer en face du vicomte.

— Madame Donis vous a dit tout à l’heureque Marthe était souffrante : cela est une ex-cuse bonne pour le monde ; la vérité est quema fille a quitté ma maison, cette maison, pours’enfuir je ne sais où. Tout ce que je puis af-firmer, c’est qu’elle n’a pas rejoint la personnedont vous m’avez parlé. Elle s’est résolue à cetacte coupable, parce qu’elle refuse de ratifierl’engagement que j’ai pris envers vous. Mon-sieur le vicomte, je vous rends donc votre pa-role, et je vous demande d’accueillir les ex-cuses d’un père désolé, les regrets d’un ami.

En écoutant ce discours, débité d’une voixbrisée, que la volonté seule soutenait, Sainte-Austreberthe demeura stupéfié. Marthe s’était

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sauvée ! De toutes les probabilités qui s’étaientprésentées à son esprit, c’était la plus invrai-semblable qui précisément se réalisait. Cela ledémonta un moment.

Mais après quelques secondes de ré-flexions, il se remit :

— Les paroles que vous venez de pronon-cer, dit-il lentement en pesant les mots, sontde l’homme loyal par excellence. Ma douleurest si profonde, ma stupéfaction est si grande,que je ne sais que répondre. Cependant il y aune chose que je veux vous dire, c’est que je nereprends pas ma parole et ne vous rends pasvotre engagement aujourd’hui.

— Monsieur le vicomte !…

— Ce qui s’est passé, je n’en sais rien ; maisil m’est impossible de soupçonner mademoi-selle Marthe. Avant de la juger, sachons la vé-rité. Alors nous parlerons librement. Pour au-jourd’hui, nous n’avons qu’une chose à faire :la retrouver, et c’est la mission que je vous prie

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de me confier, mon cher monsieur Donis, monami, mon père.

Et il se jeta dans les bras de M. Donis, quisuffoquait.

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XXII

Il fallait retrouver Marthe. Pour cela Sainte-Austreberthe avait besoin du concours deM. de Cheylus. En rentrant à Bordeaux, il ra-conta donc à celui-ci ce qui s’était passé à Châ-teau-Pignon.

— Qui aurait cru cette jeune fille capabled’une telle résolution ? dit M. de Cheylus. L’airdoux, réservé, timide même : fiez-vous doncaux jeunes filles !

— L’eau qui dort.

— Enfin voici une affaire manquée. Je suisdésolé, cher ami, ma parole d’honneur, déso-lé ; tout allait à bien. Quelle fatalité !

— Et pourquoi voulez-vous que l’affaire soitmanquée ?

— Il me semblait.

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— Tout d’abord j’ai pensé comme vous,mais quelques minutes de réflexion m’ont faitenvisager la question sous un autre point devue. De quoi s’agit-il en réalité ? D’une esca-pade de jeune fille.

— Si vous ne voyez là qu’une escapade,très bien alors. Je suis de votre avis, mettonsque c’est une escapade.

— Absolument et, en allant au fond deschoses, on ne trouve que cela. Seulement, cequi n’est, pour des gens sensés, qu’une esca-pade, je maintiens le mot, est chez la jeunefille, un acte de courage et de fermeté qui in-dique une femme de volonté et de résolution,avec des côtés passionnés et violents que je nesoupçonnais pas en elle. Savez-vous ce que cetacte a produit en moi ?

— Je me serais prononcé tout à l’heure,maintenant j’hésite.

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— Eh bien, il m’a révélé un amour que je nesentais pas en moi. Hier Marthe m’était assezindifférente, aujourd’hui je l’adore.

— Ah, ah !

— Positivement. Je la trouvais jolie, char-mante, délicieuse, douée de mille qualités phy-siques et morales, tout ce qu’on voudra ; mais,en réalité, elle ne me disait rien de particulier.En la voyant la première fois, j’avais cru quej’allais m’éprendre d’une belle passion ; quej’aimerais le ciel bleu et les étoiles, les brisesdu soir et les silences de la nuit ; que je plonge-rais mes mains dans l’eau avec délices en la re-gardant tendrement, que je me lèverais la nuitpour converser avec la lune. Eh bien ! non, celane s’est pas réalisé. Une fois, en nous prome-nant sur la Gironde, j’ai plongé mes mains dansl’eau, comme cela se fait dans les lithographiesqui se trouvent en tête des romances : maisje n’ai ressenti d’autre sensation que celle dufroid. Maintenant c’est bien différent et sa fuitesi bien combinée, si bien exécutée, m’émeut et

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me provoque : c’est une femme, un caractère.Il y a quelque chose en elle qui vaut la peined’être dompté.

— Quel feu ! vous amoureux ?

— Hé, mon cher, ne l’avez-vous jamaisété ?

— Aussi souvent que j’ai pu.

— Alors vous savez, aussi bien que moi,que les femmes qu’on aime réellement ne sontpas celles qui vous promènent lentement, tran-quillement dans une plaine calme et mono-tone ; mais celles au contraire qui vous en-traînent pour vous enlever aujourd’hui sur unsommet, et vous plonger demain dans unabîme.

— Autrement dit, dans un langage moinspoétique, les femmes honnêtes sont en-nuyeuses, et les autres seules sont amusantes :il y a du vrai là-dedans.

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— Enfin j’adore Marthe, et je veux qu’ellesoit ma femme, si cela est encore possible, ceque je crois. Il y a toutes sortes d’avantagesà être le mari d’une femme sur laquelle on abarres.

— Sans compter que mademoiselle Marthe,revenant à la maison paternelle, vaut plus cherqu’avant sa fuite ; et bien certainement M. Do-nis augmentera la dot en faveur du gendre quivoudra bien prendre sa fille après l’accroc fait àsa réputation. La déchirure n’est pas sérieuse,j’en suis persuadé comme vous, mais enfinc’est une tare qu’on peut estimer à un million…ou deux ; c’est un chiffre à fixer à l’amiable,puisque la marchandise a subi avant livraisonune diminution de valeur.

— Je n’avais pas pensé à cela.

— Convaincu, cher ami.

— Enfin, puisque je suis décidé à épouserMarthe, si cela est encore possible, il faut quenous nous occupions activement de la cher-

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cher et de la trouver. Pour cela, il me faut Fre-china ; voulez-vous me le donner ?

— Immédiatement je l’envoie chercher et jele mets à votre disposition. Bonne chasse, cherami.

Frechina écouta le récit et les explicationsde Sainte-Austreberthe avec une discrétion ad-mirable ; quand on prononçait un nom propre,il fermait les yeux, et, aux passages compro-mettants, il prenait une attitude composée, oùil y avait à la fois de la sympathie et de la déso-lation ; puis, pour passer d’une expression devisage à une autre, il remontait ou il abaissaitses lunettes sur son nez, et ce n’était plus lemême homme.

— Vous avez été content de moi, la pre-mière fois que j’ai eu recours à vos services ?demanda Sainte-Austreberthe.

— J’ai été comblé ; je suis devenu inspec-teur de première classe et j’ai reçu une gratifi-cation.

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— Eh bien ! si vous réussissez, on fera da-vantage pour vous, et je tâcherai de vous fairearriver à Paris, où votre place est marquée.

Promettre Paris à Frechina, c’était lui en-foncer les éperons à l’endroit sensible.

— Je réussirai ! s’écria-t-il.

— N’allez pas trop vite, dit Sainte-Austre-berthe, car par-dessus tout je tiens à la discré-tion ; vous devez agir seul et sans que le nomde la jeune personne soit jamais prononcé.

— Il ne le sera pas, monsieur le vicomte. Lehasard veut que j’aie gardé d’elle un souvenirqui me permettra de la suivre ; cheveux noirs,front découvert, sourcils noirs, yeux jaunâtres,nez moyen, bouche petite, menton rond, vi-sage ovale, teint rose : j’ai d’elle son signale-ment gravé là. Seulement je prie M. le vicomtede me faire donner quelque argent, car les re-cherches coûtent cher quand il faut les menersous terre, sans l’aide des agents de l’adminis-tration.

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Sainte-Austreberthe lui tendit un billet de1,000 fr.

— Je pars immédiatement.

— Et où allez-vous ?

— Pas au château en question, M. le vi-comte peut en être certain ; je ne suis pas assezmaladroit pour aller éveiller la curiosité dansle pays même où la personne dont il s’agit estconnue. Pour partir d’un endroit, on suit lesroutes qui s’en éloignent ; je vais commencermes recherches sur ces routes, en les prenantde loin et en les remontant jusqu’à une cer-taine distance du château. Je trouverai bien, unindice qui me prouvera son passage ; ce serale fil, que je n’aurai plus qu’à tirer doucementpour savoir d’où elle est partie. De ce point, jemarcherai derrière elle jusqu’à celui où elle estarrivée.

— Vous m’écrirez ?

— Tous les jours, monsieur le vicomte.

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— Et, s’il est besoin, vous télégraphiez : lajeune fille alors est Henriette ; le jeune homme,Arthur ; le père, M. Durand ; Château-Pignon,la Maison. Écrivez cette clef, je vous prie,comme je l’écris moi-même, afin d’éviter toutehésitation.

Le plan de Frechina était assez habilementconstruit. Parti de Bordeaux dans la nuit du di-manche, il commença ses recherches le lundimatin, à trois lieues de Château-Pignon. Lepremier cantonnier qu’il interrogea ne put rienlui répondre ; le deuxième, le troisième, ne sa-vaient rien. Des voitures, oui, ils en avaient vupasser, et aussi des femmes et des dames àpied ; mais, dans ces renseignements vagues,rien ne se rapportait au signalement deMarthe.

Le quatrième fut plus précis. Le dimanche,dans la matinée, il avait vu le fils de l’Agenais,qui conduisait une jeune dame dans sa car-riole.

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Frechina tenait sa piste ; il se fit donnerl’adresse du fils de l’Agenais et se rendit chezcelui-ci pour lui demander de le conduire àLesparre, mais le paysan refusa.

— Vous avez pourtant bien conduit unedame hier.

— Oui, mademoiselle Donis, mais juste-ment parce que j’ai été à Lamarque hier, jene peux pas aller à Lesparre aujourd’hui. Moncheval est fatigué.

Frechina n’en demanda pas davantage. Onne va pas à Lamarque, on va à Blaye ; Martheavait été à Blaye pour gagner le chemin de fer.C’était indiqué.

À Blaye, l’agent n’eut pas de peine à dé-couvrir le loueur qui avait donné une voitureà Marthe, et le cocher qui l’avait menée à laGrave-d’Ambarès ne demanda pas mieux quede causer en face d’une bouteille de vin.

— Était-elle gentille, cette petite femme-là !Vrai, si j’avais été jusqu’à Libourne, je ne sais

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pas ce que j’aurais fait ; je crois bien que j’au-rais perdu la tête. Mais, à Cubzac, elle a voulualler à la Grave-d’Ambarès.

À la Grave-d’Ambarès, le chef de gare serappela parfaitement avoir délivré un billet depremière classe pour Paris à une jeune femmedont le signalement se rapprochait de celui deMarthe.

Elle était donc à Paris, où elle avait rejointPhilippe. Frechina télégraphia cette nouvelleà Sainte-Austreberthe en lui demandant de luienvoyer à Paris, pour qu’il la trouvât à son ar-rivée, l’adresse de « M. Arthur. »

À Paris, à la gare d’Orléans, les renseigne-ments que put se procurer Frechina furentcontradictoires. On n’avait pas vu de jeunefemme arriver seule par le train de Bordeaux ;seulement on en avait vu une avec un jeunehomme, mais le signalement n’était pas celuide Marthe, au moins pour la toilette.

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— Elle a changé de robe, se dit Frechina ; lejeune homme était assurément Arthur.

L’adresse d’Arthur était arrivée : hôtel By-ron, rue de Grammont. Il n’y avait qu’à établirune surveillance autour de l’hôtel et à suivrePhilippe.

Mais cette surveillance n’amena aucun ré-sultat. Arthur promena l’agent dans les quatrecoins de Paris sans que nulle part on trouvâttrace d’Henriette ; puis tout à coup il partitpour Bordeaux.

Cela devenait inexplicable. Frechina, reve-nu à Bordeaux, tint conseil avec Sainte-Aus-treberthe, et, malgré le peu de succès obtenujusque-là, il fut décidé que la surveillance se-rait continuée auprès de Philippe : c’était parlui, par lui seul, qu’on apprendrait quelquechose. Marthe ne l’avait pas rejoint, mais il de-vait la voir quelquefois, il devait correspondreavec elle ; son retour à Bordeaux n’avaitd’autre but que de dérouter les recherches. Tôt

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ou tard, en persévérant, on arriverait à un in-dice quelconque.

Le malheur était qu’on ne pouvait pas faireouvrir ses lettres. Sainte-Austreberthe avaitproposé-ce moyen à M. de Cheylus, mais lepréfet l’avait repoussé. À Bordeaux, ce procédéétait dangereux et même jusqu’à un certainpoint impraticable.

Tout ce qu’on avait pu faire avait étéd’acheter le facteur qui desservait le quartierde Philippe, encore n’avait-on pu obtenir de luiqu’il livrât les lettres ; il avait promis seule-ment de prendre note du timbre de départ deces lettres. Par ce timbre, on espérait découvrirle lieu où Marthe se cachait. Mais ce moyenn’avait rien produit : Philippe recevait peu delettres.

Toutes les fois qu’il sortit, Frechina le sui-vit, mais ce fut inutilement. Un jour cependantl’agent crut qu’il le tenait : « Arthur » avait de-mandé chez un loueur une voiture pour Pres-

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sac. Frechina se rendit dans ce village avant luiet le guetta. Philippe arriva à onze heures parun beau clair de lune et se dirigea vers Châ-teau-Pignon. Qu’est-ce que cela signifiait ? Fre-china le suivit. Pendant deux heures Philippese promena dans le parc, et revint à Bordeauxsans avoir vu personne : il avait tout simple-ment voulu parcourir le pays où il avait étéheureux ; un anniversaire sans doute.

N’apprenant rien avec les lettres que Phi-lippe recevait, Frechina voulut essayer decelles qu’il écrivait. Le temps s’était écoulé enrecherches vaines. Sainte-Austreberthe, fati-gué, allait partir pour Paris avec M. Donis,nommé député ; il fallait trouver.

Mais le domestique de Philippe qui portaitses lettres à la poste ne se laissa ni séduire nitromper, et Frechina n’apprit rien.

L’agent aux abois s’attacha exclusivementà ce domestique, et un jour qu’il l’avait suiviau bureau de poste, où celui-ci achetait des

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timbres, il put faire tomber les lettres quiavaient été posées sur une tablette.

Il se précipita dessus pour les ramasser et ilput ainsi en lire les adresses. L’une portait poursuscription : « Madame Heyrem, chez M. Hey-rem, Saint-Denis (la Réunion) ; » l’autre :« Monsieur Azimbert, juge de paix, à Gabas(Landes). »

Ce nom fut un trait de lumière pour Frechi-na. Le lendemain, il était à Gabas, et là il ap-prenait que M. Azimbert avait avec lui, depuislongtemps déjà, sa petite-fille.

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XXIII

Cinq jours après cette visite de Frechina àGabas, le facteur remit à Marthe, qui se prome-nait sur la lisière de la Pinède et de la Lande,deux lettres adressées à M. Azimbert.

— Vous voulez bien vous en charger, n’est-ce pas, mademoiselle ? dit-il ; ça m’épargnerad’aller jusqu’à la maison. Un kilomètre est bonà économiser, quand on en a déjà pas mal dansles jambes.

Si elle voulait s’en charger ! L’une de ceslettres était de Philippe ; l’autre portait au coinde son adresse une mention imprimée : « Né-cessité de clore, » et au-dessous, en écrituremanuscrite : « Le procureur général, Yruberryde Capvern. »

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Ce ne fut pas celle-là qui lui donna desjambes pour courir jusqu’à la maison, auprèsde son grand-père, qui travaillait dans son ca-binet.

— Grand-père, voici deux lettres : l’une estdu procureur général, l’autre est de M. Hey-rem.

— Faut-il faire comme toi ? demandaM. Azimbert en souriant ; faut-il commencerpar celle du procureur général ?

— Ah ! grand-père.

— Voyons, que dit monsieur… commentl’appelles-tu ? M. Heyrem, n’est-ce pas ?

— Tu te moques de moi.

— Mais oui, un peu, beaucoup, tendrement.M. Heyrem, sournoise. Mais je ne veux pas tetaquiner ; tu es pressée de voir ce que dit cettelettre ? Ouvrons-la.

« J’ai aujourd’hui une nouvelle importanteà vous communiquer : M. Donis et M. de

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Sainte-Austreberthe sont partis hier soir pourParis, et, des renseignements que j’ai pu meprocurer, il résulte que l’absence de M. Donisdoit être longue ; il a acheté un hôtel, avenuede Messine, et il doit l’habiter pendant toute ladurée de la session.

» Dans ces circonstances, je suis assez em-barrassé de savoir ce que je dois faire. Faut-ilrester à Bordeaux ? faut-il aller à Paris ? À Bor-deaux, rien ne me retient, si ce n’est le voisi-nage de Gabas ; à Paris, au contraire, je pour-rais continuer la surveillance dont j’ai été char-gé. Il est vrai que cette surveillance n’a pasmaintenant grande utilité ; car, d’après ce quevous ont appris mes dernières lettres, vous de-vez voir que l’intimité de M. Donis et de M. deSainte-Austreberthe est telle, que rien ne larompra.

» Ne me viendrez-vous pas en aide pour mediriger ? Jusqu’à ce jour, je me suis scrupuleu-sement conformé à ce qui m’avait été recom-mandé ; je n’ai jamais demandé une réponse

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à mes lettres, jamais je n’ai osé aller à Ga-bas pour obtenir quelques renseignements quim’eussent transporté de joie, si vagues qu’ilseussent été. Mais aujourd’hui j’ose élever lavoix pour soutenir ma cause personnelle ; maposition est affreuse dans mon isolement, quiressemble tant à un abandon. »

— Pauvre Philippe ! interrompit Marthe.

— Il est de fait, continua M. Azimbert, quela situation de ce brave garçon n’est pasagréable ; il faut faire quelque chose pour lui.J’ai envie d’aller le voir ; maintenant les rai-sons qui m’empêchaient de risquer un voyageà Bordeaux n’existent plus, je ne serais pas fâ-ché de le connaître.

— Ah ! grand-père, que tu es bon !

— Nous reparlerons de ça. Pour le moment,laisse-moi lire la lettre du procureur généralqu’il ne faut pas oublier.

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Il ouvrit cette lettre, pendant que Martheprenait celle de Philippe.

— Allons, dit-il, il faut que je me rende de-main à Pau ; on me mande au parquet. Je pré-voyais cette lettre, comme je prévois ce quemon chef me dira demain : une bonne répri-mande, une répréhension roide et rogue.

— Toi ! on te réprimande, toi, grand-père ?

— Mais parfaitement. Je n’ai pas voulu in-tervenir dans les élections, et, comme notregouvernement a fait des juges de paix desagents politiques, je me trouve dans le casd’être réprimandé et je le serai vertement.Mais, rassure-toi, tu ne me verras pas revenirla tête basse ; je serai même probablement fierdu blâme qu’on m’aura adressé. La justice depaix était la magistrature la plus utile du pays,celle qui rendait le plus de services, servicesmodestes, mais réels. L’empire a dénaturé soninstitution ; pour en faire un instrument docileentre ses mains, il l’a amoindrie et déshonorée.

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J’aurai la satisfaction de lui avoir résisté. Notrenouveau procureur général ne réussira pasmieux que ses prédécesseurs à me faire cédersur ce point ; s’il n’est pas content de ma résis-tance, il pourra me destituer.

— Mais c’est affreux.

— Rassure-toi, je ne mourrai pas de faim.J’ai douze cents francs de rente, c’est plus qu’ilne m’en faut, et, comme les gens du pays ontconfiance en moi, quand je ne serai plus jugede paix officiel, je serai toujours leur véritablejuge de paix, dans le bon sens du mot ; desorte que je pourrai encore leur rendre service.Ne crains donc rien de mon voyage à Pau.D’ailleurs, à un certain point de vue, ce voyagem’arrange ; je voulais te faire une surprise,mais je n’y tiens pas de te le dire. Je vais te rap-porter un piano.

— Je te remercie de tout cœur ; mais, je t’enprie, laisse ce piano à Pau. Tu n’aimes pas lamusique, je te fatiguerais.

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— Mais oui, j’aime la musique ; seulementje n’aime pas l’abus qu’on en fait. La musiqueest devenue une maladie épidémique, qui vousaccable partout où l’on va. Que dirait-on d’unemaison où, après dîner, on imposerait auxconvives la tâche d’entendre réciter, pendantdeux ou trois heures, par de bonnes bour-geoises ou des écolières, des vers de Racine oude Hugo ? C’est ce qu’on fait cependant avec lamusique, pour laquelle paraît-il il n’y a ni bour-geoises ni écolières. Voilà ce qui me fâche, carcette mode de la musique a tué la conversa-tion et par là elle a abaissé l’esprit. Où trou-ver aujourd’hui des femmes qui sachent cau-ser ? Elles pianottent. C’est ce qui m’a empê-ché de te donner un piano quand tu es arrivéeici ; tu te serais jetée dessus, et il serait devenule confident de ton chagrin et de ta sensibili-té. Aujourd’hui ce danger n’est plus à craindre,tu as pris des habitudes plus saines ; ton pianosera ce qu’il doit être pour toi, une distraction,non une occupation.

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Le lendemain matin, après avoir embrasséMarthe, M. Azimbert partit pour Pau, léger etdispos. Il savait qu’il allait recevoir une mer-curiale, mais il n’en était nullement ému àl’avance, bien que le nouveau procureur géné-ral eût la réputation méritée de les administrerd’une main lourde et rude.

M. Yruberry, qui se faisait appeler de Cap-vern du nom de son village natal, était un deces magistrats dont le portrait, qui ne date pasd’aujourd’hui, nous a été laissé par Saint-Si-mon : « Juste avec exactitude entre Pierre etJacques pour la réputation ; l’iniquité la plusconsommée, la plus artificieuse, la plus suivie,suivant son intérêt, sa passion, et le vent sur-tout de la cour et de la fortune. » Jurisconsulteremarquable d’ailleurs, éloquent, terrible dansun réquisitoire, d’un esprit profond, d’une éru-dition solide, brillant par le trait, il eût étél’honneur de son ordre, sans l’ambition et l’en-vie qui le dévoraient. Pour arriver à la cour decassation six mois plus tôt et avant un rival, il

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était prêt à traîner sa robe rouge dans la fangeet dans le sang.

Il avait l’habitude de recevoir dans unepièce dont les fenêtres étaient closes par despersiennes fermées et par d’épais rideaux. As-sis dans l’ombre, tout au fond de son cabinet,derrière un bureau chargé de dossiers, il voyaitvenir les personnes qu’on introduisait près delui, tandis qu’elles ne le voyaient pas : on lecherchait et on le devinait en apercevant deuxyeux qui brillaient au milieu de l’obscuritécomme ceux d’un chat dans la nuit. Alors, pourses supérieurs, il se levait à demi ; pour seségaux, il se renversait dans son fauteuil ; pourses subalternes, il ne bougeait point, et pen-dant plusieurs minutes, quelquefois pendantun quart d’heure, il continuait d’écrire ou delire, comme s’il était seul.

Ce fut cette attitude qu’il prit avec M. Azim-bert. En entrant, celui-ci, surpris par l’obscuri-té, resta un moment hésitant ; puis, entendantune plume d’oie qui criait et crachait sur du pa-

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pier, il se dirigea vers le coin de l’appartementd’où ce bruit partait. Mais la plume continua decrier et de cracher ; il prit une chaise et s’assit.

Enfin, au bout de dix minutes environ, unevoix s’éleva derrière le bureau.

— J’apprends d’étranges choses sur votrecompte, monsieur le juge de paix de Gabas.

— Lesquelles, monsieur le procureur géné-ral ? répliqua M. Azimbert sans se troubler.

Le procureur général avait parlé, la têtebaissée ; à cette interrogation il la redressa vi-vement et fixa sur M. Azimbert ses yeux fou-droyants. Comment un misérable juge de paixse permettait-il de lui poser une question ?M. Azimbert, qui avait eu le temps de s’habi-tuer à l’obscurité, soutint ce regard avec uncalme parfait. Il n’était point homme à se lais-ser intimider par ces façons, qui semblentn’avoir d’autre objet que de blesser et d’acca-bler ; et d’ailleurs il avait vu bien d’autres pro-cureurs généraux : ceux de l’Empire, ceux de

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la Restauration, ceux de Louis-Philippe, ceuxde la République de 1848, ceux du second Em-pire. Il en connaissait toutes les variétés : l’au-toritaire, le dévot, le grave, le libéral, le souple.Celui-là, qui appartenait au genre brutal, n’étaitpas fait pour l’émouvoir plus que les autres.

— Vous ne me répondez pas ? dit M. Yru-berry de Capvern, après l’avoir regardé de hauten bas pendant quelques secondes.

— Et sur quoi voulez-vous que je vous ré-ponde, monsieur le procureur général ? Vousme dites qu’il se passe d’étranges choses dansmon canton ; j’attends que vous me fassiezconnaître ces choses pour vous les expliquer.

— Ce n’est pas pour écouter vos explica-tions que je vous ai mandé, c’est pour vousdonner mes instructions.

— Alors je les écoute. Je ne pourrai vousrépondre que lorsque je saurai de quoi il s’agit ;je n’ai pas l’habitude de m’engager avant de sa-voir à quoi je m’engage.

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— Nous savons que vous avez la prétentionde ne faire que ce qui vous convient et que cequi est conforme à vos opinions ; mais c’est làune prétention que nous ne sommes pas dis-posé à admettre. Nous voulons la discipline etl’obéissance ; ce qui nous résiste, nous le bri-sons.

Ce mot fut prononcé avec une énergie àfaire rentrer en terre un homme moins fermeque M. Azimbert. Mais celui-ci ne parut pasintimidé ; au contraire, il se redressa sur sachaise, de sorte qu’il domina le procureur gé-néral, enfoncé dans son fauteuil.

— Nous sommes des hommes, dit-il lente-ment, nous ne sommes pas des soldats.L’obéissance passive n’est pas un devoir pournous.

M. Yruberry de Capvern n’était pas habituéà ce qu’on lui tint tête. La contradiction et larésistance le mettaient hors de lui ; toujoursdisposé à s’incliner lorsque c’était un supérieur

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qui lui parlait, il ne comprenait pas qu’on nefût point avec lui ce qu’il était avec les autres.Humble et soumis devant le ministre, il voulaitque ses magistrats fussent humbles et soumisdevant lui ; la résistance le blessait non seule-ment dans son besoin de domination, mais en-core dans sa fierté. On ne veut pas chez lesautres les qualités qu’on ne trouve pas en soi.

— Assez, dit-il, et au fait. Vous retenez chezvous votre petite-fille, mademoiselle Donis,que vous détournez de ses devoirs et que vousenlevez à la maison paternelle.

M. Azimbert était prêt à soutenir la luttecontre son procureur général et à se défendrepied à pied ; à vrai dire même, il ne lui déplai-sait point de donner une leçon de fermeté et dedignité à ce terrible magistrat, qui ne lui inspi-rait, aucune crainte. Mais il avait cru que cettelutte devait se livrer sur le terrain politique, et,comme sa conscience n’avait rien à lui repro-cher, il attendait, la tête haute et le cœur léger,qu’on précisât ses fautes. Cette attaque le dé-

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concerta, et durant quelques secondes il restainterloqué, pensant à Marthe bien plus qu’à lui-même. Pauvre enfant, son secret était donc dé-couvert ? Maintenant il allait donc falloir se sé-parer.

— Eh bien, dit vivement le procureur géné-ral, vous ne répondez pas ?

— Je n’ai rien à répondre ; vous m’avez de-mandé pour me parler d’affaires de service,vous me parlez d’affaires de famille ?

— Et quelle affaire de service fut jamaisplus importante que celle-là, monsieur ? Vousdonnez l’exemple du mépris des droits pater-nels, de la désobéissance à la loi, et vous trou-vez que ce n’est point une affaire de servicede faire cesser un tel scandale ? Je compteque vous allez reconduire mademoiselle Donischez son père.

— Si M. Donis me le demande, oui, mon-sieur le procureur général.

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— Vous n’êtes pas son père.

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— Et si je vous l’ordonne, moi ?

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XXIV

M. Yruberry de Capvern avait cru qu’il inti-miderait facilement le juge de paix de Gabas,et qu’avec quelques paroles sévères, un coupd’œil menaçant, il l’amènerait tremblant etsoumis à ses pieds.

Il fut surpris et même jusqu’à un certainpoint déconcerté, de voir ce vieux bonhommesi peu troublé. Un esprit moins sûr de soi-même et moins convaincu de l’excellence desmoyens qu’il employait, se fût dit que l’inti-midation n’était peut-être pas efficace surM. Azimbert. Mais une pareille idée ne pouvaitpas naître si facilement dans la tête du procu-reur général : qu’un juge de paix ne tremblâtpas devant lui quand il fronçait le sourcil, al-lons donc ! c’était invraisemblable. Il avait été

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trop mou sans doute. Pour réduire ce vieux ré-volté, il n’y avait qu’à forcer la note.

— Monsieur le juge de paix, écoutez-moi,dit-il, et veuillez me comprendre, car je croisque vous ne sentez pas toute l’étendue de votrefaute.

— Si j’ai commis une faute, c’est à M. Donisseul que j’en dois compte.

— Vous vous trompez, monsieur, et c’est làchez vous une étrange aberration du sens mo-ral. De votre faute envers M. Donis, je veuxbien ne pas m’occuper en ce moment : j’en au-rais trop long à dire ; mais je dois vous ré-primander de celle dont vous vous êtes renducoupable envers le gouvernement de l’empe-reur.

— Ma foi, dit M. Azimbert avec simplicité,je vous serai reconnaissant de m’éclairer, carje ne vois pas du tout ce que le gouvernementet l’empereur viennent demander à ma petite-

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fille, qui, je vous en donne ma parole, est com-plètement étrangère à la politique.

— Trêve de plaisanteries ; elles sont fortdéplacées dans un pareil sujet, et vous com-prenez parfaitement ce que je veux dire ; votrepetite-fille doit épouser M. le vicomte deSainte-Austreberthe, n’est-ce pas ?

— Mais non pas du tout. M. le vicomte deSainte-Austreberthe désire épouser ma petite-fille, M. Donis consent à ce mariage, et ma pe-tite-fille s’y refuse : voilà la vérité.

— Enfin il y a projet de mariage entre M. levicomte de Sainte-Austreberthe et votre petite-fille. Cette jeune personne, qui paraît singuliè-rement élevée, ne veut pas de ce mari ; elles’enfuit de la maison paternelle, elle se réfugiechez vous, et vous l’encouragez dans sa résis-tance.

— C’est là ce que j’appelle une affaire de fa-mille.

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— Et moi, monsieur, c’est ce que j’appelleune affaire politique. Vous savez très bien parquelles attaches M. de Sainte-Austreberthetient au gouvernement. Le gouvernement dé-sire son mariage avec votre petite-fille. Vousvous opposez à ce mariage, vous faites doncopposition au gouvernement.

— J’avoue que je ne me serais jamais doutéque le gouvernement s’occupait de pareilleschoses. Par cela seul qu’il passe par la tête d’uncourtisan ou plutôt du fils d’un courtisan…

— M. le général de Sainte-Austreberthen’est point un courtisan ; c’est un général quia rendu les plus grands services au pays dansdes circonstances décisives, c’est un ami fi-dèle, un conseiller sûr.

— Qu’il soit tout cela, peu importe ; je disque, par cela seul qu’il passe par la tête d’unami du gouvernement d’épouser une fille riche,cela ne fait pas que ce mariage devienne uneaffaire politique.

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— Et quand le rival qu’on lui oppose est unorléaniste déclaré, un ennemi mortel de la dy-nastie qui n’attend qu’une occasion pour leverle drapeau de la révolte et qui compte faire ser-vir la fortune de sa femme à ses desseins cou-pables, croyez-vous que cela soit de la poli-tique ? Croyez-vous qu’un gouvernement pré-voyant n’a pas mille fois raison de s’opposer àune pareille intrigue ? Ce sont les prétentionsde M. Heyrem, qui rendent celles de M. deSainte-Austreberthe respectables pour les amisdu gouvernement. Je trouve étrange que vousne l’ayez pas compris ainsi, et je vous trouvecoupable que vous n’ayez pas usé de l’in-fluence que vous avez sur votre petite-fillepour appuyer M. de Sainte-Austreberthe etcombattre M. Heyrem. Vous avez manqué àvotre devoir, monsieur.

— Vous parlez de devoir à propos de cettespéculation ? s’écria M. Azimbert.

Mais le procureur général ne lui laissa pasprendre la parole. Du haut de son siège, il avait

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contenu de plus dangereux interrupteurs que levieux juge de paix de Gabas. Il le domina dugeste et de la voix ; puis, lui ayant imposé si-lence, il continua :

— Vous êtes fonctionnaire, n’est-ce pas ?Vous avez prêté serment de fidélité au gou-vernement. Qui devez-vous servir ? Le gouver-nement ou ses ennemis ? Qui avez-vous servidans cette affaire ? Vous voyez donc que je n’aique trop raison quand je vous dis que vousavez manqué à votre devoir professionnel, à laloyauté, à la fidélité de votre serment. Un pa-reil scandale est intolérable ; il doit cesser etvous n’avez qu’une chose à faire pour en ef-facer le souvenir honteux. Décidez-vous, mon-sieur, et dites qui vous voulez servir désor-mais : le gouvernement ou ses ennemis ? Ré-fléchissez ; vos paroles peuvent avoir un résul-tat fâcheux pour vous.

— Il n’est pas besoin de réflexion, répliquaM. Azimbert, pouvant enfin parler ; ce seraitdéshonorer ma vieillesse que de servir le gou-

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vernement dans des conditions aussi hon-teuses.

— Prenez garde, monsieur le juge de paix.

— À quoi, monsieur le procureur général ?La crainte n’a jamais fermé ma bouche, l’inté-rêt n’a jamais pesé sur mes sentiments ; je suisà soixante-quinze ans ce que j’ai été toute mavie.

— C’est votre révocation que vous pronon-cez vous-même.

— Je m’en ferai honneur. Plus d’une foisj’ai voulu donner ma démission : après le 2 dé-cembre d’abord, sous le coup de l’indignation ;puis plus tard.

— Vous ne l’avez pas donnée.

— C’est vrai, et je n’ai pas été retenu,comme vous pourriez le croire, par l’appât ir-résistible des 1,440 francs de traitement queme donnait votre gouvernement, mais par laconsidération que je pouvais rendre des ser-

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vices dans ce canton, où je suis depuis qua-rante-cinq ans.

— Vous vous êtes sacrifié au bien de tous ?

— Oui, monsieur, si ridicule que la chosepuisse vous paraître ; mais aujourd’hui le sa-crifice serait trop grand, la mesure est pleined’ailleurs. Monsieur le procureur général, jevous salue.

Sur ce mot, il se leva.

Mais M. Yruberry de Capvern le maintintdu geste.

— Arrêtez, monsieur le juge de paix, dit-ilvivement ; arrêtez !

Décidément l’intimidation ne valait rienavec M. Azimbert, il fallait le reconnaître ;c’était un des mérites du procureur général dene pas s’obstiner dans son erreur. Tous lesmoyens lui étaient bons quand il voulait réus-sir, et si celui qu’il avait adopté tout d’abord ne

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donnait pas de bons résultats, il se hâtait d’enprendre un autre diamétralement opposé.

Or, dans le cas présent, il voulait réussirà tout prix, car il considérait que s’il pouvaitrendre M. Azimbert favorable au mariage deSainte-Austreberthe, ce serait un bon office quilui serait largement payé ; il recourut donc à satactique ordinaire.

— Monsieur le juge de paix, asseyez-vous,et causons, je vous prie. Il ne faut pas que dansun mouvement d’emportement, nous nous lais-sions entraîner plus loin qu’il ne convient, etque nous nous préparions ainsi à tous deux desregrets irréparables ; il ne faut pas que nousnous séparions à la suite d’un coup de tête. J’aipour vous beaucoup de considération, de l’es-time, du respect. Je sais que vous êtes un desmeilleurs juges de paix du ressort, et quand j’aidit tout à l’heure que, pour rendre service à vosjusticiables, vous vous étiez sacrifié au bien detous, j’ai parlé avec une entière sincérité. C’estl’ardeur de la discussion qui vous a fait voir de

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l’ironie dans des paroles d’une bonne foi abso-lue. Je sais que vos opinions ne sont pas lesnôtres, mais toutes les opinions sont respec-tables, quand elles savent s’enfermer dans leslimites de la modération et reconnaître les loisqui sont au-dessus d’elles.

M. Yruberry de Capvern eût pu continuerlongtemps ainsi à enfiler des phrases de palais,M. Azimbert ne l’écoutait pas ; interdit, stupé-fié, il se demandait ce que signifiait ce brusquechangement.

— Je n’accepte donc pas votre démission,continua M. Yruberry de Capvern, au moins jene l’accepte pas en ce moment. Quand vousaurez réfléchi, pesé le pour et le contre, vousvous prononcerez à nouveau ; mais je ne veuxpas que ce soit ici ; je veux que ce soit dansvotre canton, au milieu de vos souvenirs, aumilieu du bien que vous faites. En même tempsje vous demande aussi de réfléchir à une autrechose, qui a une importance très grande ; jeveux parler du mariage de votre petite-fille.

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Ce mot fixa les hésitations de M. Azimbert,il comprit où le procureur général voulait enarriver : ses premières paroles étaient uneamorce.

— Ce mariage, continua M. Yruberry deCapvern, présente des avantages considé-rables pour votre famille dans le présent etdans l’avenir. Influencé par votre petite-fille,vous n’avez vu qu’une chose dans ce mariage,c’est qu’il ne plaît point à mademoiselle Donis,et par là vous lui avez été hostile.

— C’est bien assez, il me semble.

— Sans doute, et, en me plaçant à votrepoint de vue, je comprends parfaitement lesentiment auquel vous avez obéi. Quoi de plusnaturel, de plus légitime, que d’écouter la voixd’une enfant qu’on aime, et je sais que vous ai-mez tendrement votre petite-fille ? Mais il y ad’autres considérations à observer dans ce ma-riage. La voix de l’affection n’est pas la seuleà laquelle nous devions ouvrir notre oreille ;

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il y a aussi celle de l’intérêt, qu’un père defamille doit entendre. Or, l’intérêt vous com-mande d’accepter la proposition de M. deSainte-Austreberthe. C’est ce qu’a parfaitementcompris M. Donis, qui n’est pas un mauvaispère, et qui de plus est un homme d’un espritsagace et sûr.

— Mon gendre et moi, nous ne noussommes jamais déterminés par les mêmesconsidérations.

— Oui, je sais, je sais. Mais on peut direque dans l’espèce M. Donis, mieux éclairé quevous, s’est déterminé par des raisons plus so-lides que celles de sa fille, qui sont les vôtres ;il a vu l’intérêt qu’il y avait à faire ce mariage etil l’a accepté. Considérez, monsieur le juge depaix, que M. le vicomte de Sainte-Austrebertheest un des hommes les plus remarquables dela jeune génération, celle qui doit nous rem-placer dans la conduite des affaires ; sa placeest marquée dans le gouvernement du pays,et elle est belle. Il va être nommé secrétaire

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d’ambassade dans une des grandes capitalesde l’Europe ; c’est un stage indispensable, quin’a d’autre objet que de respecter les usages ;avant peu il sera chargé d’affaires, puis am-bassadeur. Sa femme aura certainement unecharge à la cour. C’est non seulement le pré-sent que vous assurez, mais c’est encore l’ave-nir. Votre petite-fille, aidée par la fortune deson père, et son mari, porté par la faveur etpar son propre mérite, vont fonder une famillepuissante, qui sera une des premières de l’État.Sa position sera des plus hautes, son nom serades plus beaux ; car vous n’ignorez pas quele nom de Sainte-Austreberthe appartient à lameilleure noblesse.

— Je ne m’inquiète pas du passé, maisseulement du présent, et je sais qu’en ce mo-ment ce nom est porté par deux…

— Je sais ce que vous allez me dire, s’écriaM. Yruberry de Capvern en lui coupant la pa-role. La jeunesse du vicomte, n’est-ce pas, quia été assez orageuse ? Et qu’importe cela ? Il

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n’y faut voir que l’emportement d’un tempéra-ment ardent. Le mariage calmera cela. Le vi-comte de Sainte-Austreberthe a tout ce qu’ilfaut pour faire un bon mari et un bon père defamille. Réfléchissez donc, mon cher juge depaix, et voyez les avantages de cette union.Déjà ils se sont affirmés. M. Donis n’est-il pasdéputé ? Il sera probablement ministre ducommerce un jour. Quant à vous, ce serait uneoccasion de rendre enfin justice à vos longsservices et d’attacher à votre boutonnière unruban qui devrait s’y trouver depuis long-temps ; bien entendu sans que vous ayez be-soin de le demander officiellement, ce qui se-rait désagréable pour un homme tel que vous,et aussi sans que son obtention modifie en rienvos sentiments et vos opinions.

— Ce que je vous demande, dit M. Azim-bert en se levant, c’est ma destitution, car, àpartir d’aujourd’hui, je ferai tout ce que jepourrai pour combattre M. de Sainte-Austre-berthe. Si je ne vous donne pas ma démission,

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c’est pour avoir l’honneur d’être révoqué. Mon-sieur le procureur général, je vous salue pourla dernière fois.

Et, sans se retourner, il sortit, marchant àgrands pas.

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XXV

M. Azimbert s’en revint à Gabas, partagéentre deux sentiments opposés, heureux et dé-solé.

Il était fier de n’être plus juge de paix. Ainsise trouvait rompue l’attache qui, malgré lui,l’avait pendant tant d’années retenu ; désor-mais il pourrait parler, il pourrait agir, il ne res-terait point étouffé par le mépris qui s’amassaiten lui, comme cela était arrivé si souvent ; ilétait libre.

Mais cette satisfaction orgueilleuse de l’es-clave qui a brisé sa chaîne, était attristée par lapensée de Marthe. La pauvre enfant, qu’allait-elle devenir ? Maintenant que M. Donis savaitoù elle était, il allait la faire revenir près de lui.Le voudrait-elle ?

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Si elle ne le voulait pas, c’était une nouvellefuite, sans avoir personne chez qui se réfugier.Où irait-elle ? À l’aventure, c’était impossible.

Si elle obéissait au contraire, si elle rentraità Château-Pignon, ou bien si elle allait à Paris,c’était se livrer aux entreprises de Sainte-Aus-treberthe. Comment résister à un homme quiemployait des moyens de la nature de ceux quivenaient d’être mis en jeu ? Elle était perdue.Fallait-il la voir devenir la femme d’un pareilhomme ?

De quelque côté qu’il se retournât, il nevoyait que des dangers pour sa chère petite-fille et, pour lui, il voyait une séparation cer-taine, dans un délai rapproché ; dans quelquesjours, le lendemain peut-être, elle lui serait ar-rachée. Il était si heureux près d’elle ; sonvieux cœur s’était si bien habitué à cette ten-dresse douce et jeune. Il ne verrait plus sonsourire ; il n’entendrait plus sa voix joyeuse quiemplissait la maison. Il resterait seul, comme ill’avait été si longtemps, dans cette maison dé-

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serte. Et leurs projets qu’ils faisaient la veille,et leur travail, et leurs promenades ? Plus rien.

La route pour lui se fit tristement. En des-cendant sur le quai à Morcenx, il lui sembla en-tendre prononcer son nom derrière lui ; il se re-tourna et se trouva en face de madame Donis.

— Vous, madame, seule ?

— Je vais chez vous chercher Marthe, sivous voulez la rendre à son père.

Ses craintes s’étaient vite réalisées, le mo-ment était arrivé.

— Je n’ai rien fait pour attirer Marthe chezmoi, elle est venue librement ; elle partiracomme elle est venue.

— Ce coup de tête est déplorable.

— Le désespoir nous inspire autrement quele calme ; il est fâcheux que la pauvre enfantait été réduite au désespoir.

Madame Donis ne voulait pas continuer laconversation sur ce ton ; elle changea de sujet

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en demandant à M. Azimbert comment il serendait à Laqueytive.

— Dans ma voiture, qui n’est qu’une car-riole, ce qui fait que j’hésite presque à vousproposer une place ; cependant, comme il n’estpas facile de trouver mieux ici, je vous engageà l’accepter, si peu confortable qu’elle soit.Mais j’y pense, comment vous trouvez-vous àMorcenx, arrivant par la ligne de Tarbes, aulieu d’arriver par la ligne de Bordeaux ?

— C’est que je suis venue de Paris par Lyon,Cette et Toulouse. Afin de sauver l’absence deMarthe, j’ai été m’établir au bord de la mer, etl’on a répandu le bruit que Marthe était avecmoi. Si j’avais été rencontrée seule dans lagare, à Bordeaux, cela aurait pu éveiller dessoupçons. Nous retournerons à Paris par lechemin que j’ai suivi ; comme cela, rentrantensemble, les apparences seront sauvegar-dées, même pour les domestiques.

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— Marthe ne serait pas compromise danssa réputation, il me semble, pour avoir passéquelque temps chez son grand-père.

— Il ne convient pas, pour M. de Sainte-Austreberthe, que Marthe paraisse l’avoir fui.

— Alors c’est pour M. de Sainte-Austre-berthe que vous la ramenez à Paris ?

— Je ne sais pas ; mon mari ne s’est pas ex-pliqué avec moi à ce sujet ; il m’a demandé devenir chercher Marthe, je suis venue.

Il ne fut pas question de Marthe pendanttout le voyage. Madame Donis paraissait peudisposée à s’ouvrir, et M. Azimbert n’était pointd’humeur à soutenir une conversation desimple politesse. Parler de Marthe, chercher unmoyen pour lui venir en aide, s’occuper d’elleavec amitié ou sympathie, pour cela il eût étéprêt d’esprit et de cœur ; mais parler de chosesinsignifiantes ne pouvait pas lui convenir. Ilavait d’autres soucis que d’entretenir cette

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jeune femme, pour laquelle d’ailleurs il n’avaitjamais eu des sentiments bien tendres.

Marthe était venue au-devant de son grand-père dans la lande, à moitié chemin à peu près,entre Laqueytive et Gabas, et en l’attendantelle s’était assise au pied d’un chêne-liège quise trouve isolé au milieu des bruyères, formantun petit dôme de verdure au centre de ce dé-sert. Il y avait environ une demi-heure qu’elleétait là, lorsqu’elle entendit au loin un roule-ment sur la route empierrée. Elle se leva et re-garda dans les profondeurs vaporeuses du soiraussi loin que ses yeux purent plonger ; maiselle ne vit rien, car dans ces solitudes dénu-dées et silencieuses les bruits se perçoivent àdes distances considérables.

Enfin elle aperçut un point noir, qui émer-gea de la bruyère, puis peu à peu elle distinguale cheval et la voiture ; mais elle ne crut pasque ce fût son grand-père, car dans la carriolese trouvaient deux personnes. À mesure quela voiture se rapprocha, ses doutes s’accen-

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tuèrent, car l’une de ces personnes était unedame, dont le voile gris flottait au vent. Unedame à Laqueytive, c’était impossible !

Cependant la voiture approchait rapide-ment, c’était bien le cheval, c’était bien la car-riole de son grand-père, c’était bien son grand-père lui-même. Quelle pouvait être cettedame ? La distance diminua encore. Sa belle-mère ! Le sang l’étouffa au cœur.

Le cheval s’arrêta, et M. Azimbert sauta àbas de la cariole lestement, comme un hommede 30 ans. Il prit Marthe dans ses bras et s’ap-prochant de son oreille :

— Du courage ! dit-il à voix basse, je seraiavec toi.

Et il la serra contre sa poitrine dans uneétreinte passionnée.

Il n’y avait que deux places dans la cariole.

— Monte, dit M. Azimbert ; tu conduiras lecheval, j’irai à pied.

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Mais Marthe repoussa cette offre avec vi-vacité, presque avec effroi ; puis, par un serre-ment de main, elle fit comprendre à son grand-père étonné qu’il ne devait pas insister.

— C’est à moi d’aller à pied, dit-elle ; puistout bas elle ajouta : — Marche vite sans m’at-tendre, que je reste seule pour me remettre.

M. Azimbert reprit sa place et fit commeMarthe l’avait demandé, c’est-à-dire qu’il mitson cheval au trot en la laissant derrière eux ;elle n’avait échangé que quelques paroles avecsa belle-mère, sans même lui toucher la main.

Elle revint lentement : comme tous lescoups imprévus, celui-là l’avait jetée horsd’elle-même. Que faire ? Elle cherchait avecangoisse, elle ne trouvait rien. Un moment,l’idée lui vint de se sauver à travers la lande encourant droit devant elle tant qu’elle aurait deforces. Mais c’était là une idée d’enfant révol-té : quand elle aurait mis entre elle et sa belle-mère quelques lieues, où irait-elle ? On la dé-

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couvrirait de nouveau. Ce serait à recommen-cer. On ne pouvait la marier sans son consen-tement ; elle devait lutter. Maintenant Philippeétait certain de son amour. Elle serait seule àsouffrir.

En approchant de la maison, elle aperçutson grand-père qui venait au-devant d’elle. Ellese jeta dans ses bras ; il la tint longtemps em-brassée.

— Tu es décidée à obéir à ton père, n’est-cepas, mon enfant ? dit-il.

— Oui, grand-père.

— C’est bien. Je t’accompagnerai à Paris, jete soutiendrai, je te défendrai s’il le faut ; en-fin tu m’auras près de toi ; à nous deux, nousserons forts. Personne ne peut t’obliger à dire« oui », si tu ne veux pas.

— Je ne le voudrai jamais.

— Alors tu ne le diras pas.

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En quelques mots il lui raconta sa visite àPau.

— Tu vois, dit-elle avec effroi, quels sontleurs moyens et de quoi ils sont capables.

— Il ne leur manque qu’une chose, c’estde faire entrer en ligne de compte l’honnêtetéchez leurs adversaires ; quand ils rencontrentcette honnêteté, ils sont tout de suite battus.

Ils étaient arrivés à la maison.

— J’y pense, dit M. Azimbert en s’arrêtant ;veux-tu que je fasse préparer le lit de ta belle-mère dans ta chambre ?

— Oh ! non, non, s’écria Marthe vivement,non, je t’en prie, qu’elle prenne la grandechambre.

M. Azimbert avait déjà été surpris du refusde Marthe lorsqu’il lui avait demandé deprendre place à côté de madame Donis ; cenouveau cri de répulsion, plus accentué encoreque le premier, le frappa. Évidemment il y

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avait là quelque chose de significatif. Maisquoi ? Il était peu questionneur, il ne voulutpas l’interroger. D’ailleurs il était en réalité as-sez satisfait de la voir dans des dispositions defroideur envers sa belle-mère : il n’aimait pasmadame Donis, et ce lui était une satisfactionque sa petite-fille partageât ses sentiments.

Le souper était servi, non pas, comme àl’ordinaire, dans la cuisine, mais dans la salle àmanger : trois couverts sur une nappe blanche.On n’était plus en famille, il y avait une étran-gère.

Personne n’était en appétit, le souper futvite terminé.

— Quand devons-nous partir ? demandaMarthe à sa belle-mère.

— Demain, si vous voulez.

— Je n’ai qu’à obéir ; demain.

Marthe ne se coucha point aussitôt qu’ellefut rentrée dans sa chambre ; il y avait une

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heure à peu près qu’elle allait et venait, lors-qu’elle entendit un bruit de pas lourd dans lecorridor, puis on frappa à sa porte. C’était songrand-père.

— Tu me fais plaisir, dit-il après avoir re-gardé autour de lui, grand plaisir ; je vois quetu emportes les choses qui t’ont servi ici. Ce se-ra un souvenir, n’est-ce pas ?

— Je te le promets.

— Allons, allons, ne nous laissons pas at-tendrir : cela serait mauvais pour tous deux.Viens plutôt m’aider. C’est pour cela que je suisvenu te chercher, en entendant du bruit cheztoi.

Ils passèrent dans sa chambre.

M. Azimbert s’était aussi occupé de ses pré-paratifs. Il avait sorti d’une armoire une vieillevalise en forme de porte-manteau, qui datait deLouis XV ou de Louis XIV, et il avait tâché d’yentasser les objets qu’il voulait emporter ; mais

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il était malhabile à cette besogne et il n’avaitpas réussi.

— C’est là ta malle ? demanda Marthe.

— Crois-tu qu’elle soit trop petite ? Il mesemble cependant qu’elle est suffisante : avecsix chemises, douze mouchoirs, des bas, c’esttout ce qu’il me faut. J’emporte aussi sur mondos ma redingote neuve.

— Tu as donc une redingote neuve ?

— Mais oui, celle que j’ai fait faire il y a cinqans ; avec un chapeau que j’achèterai à Paris,me trouveras-tu assez beau ?

En un tour de main, Marthe eut arrangé leschemises, les mouchoirs et les bas dans la va-lise.

Et le lendemain matin, on se mit en routecomme on en était convenu la veille. Martheet M. Azimbert, lorsqu’ils virent les pins de La-queytive disparaître derrière eux, se regar-

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dèrent dans un même mouvement ; des larmesroulaient dans leurs yeux.

Cependant le chagrin de ce qu’ils quittaientdevait s’affaiblir devant l’angoisse de ce qui lesattendait.

Quel allait être l’accueil de M. Donis ?quelles allaient être ses dispositions ?

Le voyage se fit sous le coup de cette in-quiétude ; il fut triste, et l’attitude que Martheconserva envers sa belle-mère le rendit plusdésagréable encore : autant elle se montraitdouce et tendre avec M. Azimbert, autant elleétait roide avec madame Donis.

Enfin ils arrivèrent à Paris.

M. Donis les attendait, avenue de Messine,prévenu par une dépêche.

Le père et la fille se regardèrent durant uneseconde ; M. Donis ouvrit les bras, Marthe sejeta à son cou : ils étaient aussi émus, aussitremblants l’un que l’autre.

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M. Azimbert poussa un soupir de soulage-ment, et, après que le premier moment d’émo-tion fut passé, il s’approcha.

— Donis, dit-il, j’ai à vous parler, mon ami.

— Et moi aussi, dit M. Donis d’un ton sé-rieux ; si vous voulez bien venir dans mon ca-binet, je serai tout à vous.

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XXVI

M. Azimbert entra rassuré dans le cabinetde M. Donis ; maintenant il n’y avait plus rienà craindre.

— Mon cher ami, dit-il en s’asseyant, vousm’avez fait plaisir : vous avez reçu votre fille envrai père.

— Ce n’était pas ainsi que je voulais la re-cevoir ; mais, en l’apercevant, je n’ai pas étémaître de ma faiblesse : la tendresse paternellel’a emporté sur la raison.

— Ne regrettez pas un bon mouvement ;chez les honnêtes gens comme vous, le cœurl’emporte toujours sur la tête.

— Ce premier mouvement involontaire nechangera rien à ma détermination ; c’est ce quifait que je ne suis pas fâché de m’y être laissé

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aller. Au moins et quoi qu’il arrive, Marthe serabien certaine que je l’aime comme je l’ai tou-jours aimée.

— Comment ! quoi qu’il arrive ? Pensez-vous donc encore la marier malgré elle à M. deSainte-Austreberthe ?

— Je ne sais pas quelles peuvent être au-jourd’hui les intentions de M. de Sainte-Aus-treberthe.

— Mais je les connais, moi, ses intentions.Le jour où madame Donis est arrivée à La-queytive, j’avais été appelé à Pau par le pro-cureur général, et celui-ci a usé de tous lesmoyens imaginables pour me rendre favorableaux prétentions de M. de Sainte-Austreberthe.Si je contrariais ce mariage, je serais destitué ;si je l’appuyais, je serais décoré. Vous voyezque M. de Sainte-Austreberthe veut toujoursépouser Marthe, et qu’il ne recule devant rienpour réussir.

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En écoutant ces paroles, M. Donis laissaéchapper un geste de mécontentement.

— Je ne sais quelles ont pu être les inten-tions de votre procureur général, qui a tenu unétrange langage, si vous l’avez bien compris.

— Comment ? si je l’ai compris !

— Il a pu mal s’expliquer ; c’est ce que jeveux dire. Mais enfin, si M. de Sainte-Austre-berthe vient aujourd’hui me rappeler l’engage-ment que j’ai pris envers lui, je suis prêt à le te-nir.

— Malgré l’aversion bien prouvée deMarthe, trop prouvée par sa fuite, vous voulezencore la donner à ce vicomte ?

— Marthe a été trompée sur le compte deM. de Sainte-Austreberthe par des personnesintéressées à l’abuser. M. de Sainte-Austre-berthe n’est pas ce qu’elle croit ; elle n’a qu’à leconnaître pour l’aimer. Depuis que je vis aveclui dans une étroite intimité, j’ai pu l’apprécier ;il a toute mon estime, toute mon amitié. Pen-

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dant l’absence de Marthe et de ma femme, il aété ma consolation, je sais ce qu’il vaut.

— C’est vous, mon cher Donis, qui vousêtes laissé tromper par d’habiles manœuvres ;il est de notoriété publique que M. de Sainte-Austreberthe est… je ne veux pas vous blesser,tout le monde sait qu’il est le contraire de ceque vous dites. Son mariage avec Marthe estune spéculation, voilà pourquoi il le poursuitavec tant d’activité.

— Arrêtez, interrompit M. Donis avec im-patience ; ce que vous me dites n’a aucun fon-dement, et vous devez comprendre qu’à Paris,je suis mieux en position de savoir à quoi m’entenir sur ce sujet, que vous à Gabas. Vousn’êtes qu’un écho.

— Un écho bien informé.

— Mal, très mal ; car je crois savoir dequelle bouche sortent les paroles que vous ré-pétez, et cette bouche ne mérite aucuneconfiance.

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— Je ne dois pas vous cacher que ces ren-seignements me viennent de M. Heyrem, quiplus que personne avait intérêt à se les procu-rer.

— Vous l’avez vu, vous l’avez reçu ? s’écriaM. Donis ; vous, monsieur, vous ?

— Je ne l’ai point vu, je ne l’ai point reçu, jene le connais pas ; seulement j’ai lu des lettresde lui.

— Ainsi, non content d’aider ma fille à mefuir, de la recevoir chez vous, de la garder,vous l’avez de plus autorisée à entretenir unecorrespondance avec un homme que j’ai chas-sé.

— Marthe n’a point entretenu de corres-pondance avec M. Heyrem ; mais, comme ellevous aime tendrement, elle n’a pu, pendant letemps de son exil, rester sans nouvelles devous. C’est M. Heyrem, qui nous a donné cesnouvelles ; chaque semaine, il m’a écrit à moi

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directement, et dans ces lettres il m’a parlé deM. de Sainte-Austreberthe.

Ces paroles produisirent un double effet surM. Donis. D’un côté, il fut touché d’apprendreque Marthe avait voulu le suivre par la pensée ;d’un autre, il fut blessé de voir que des re-lations s’étaient établies entre M. Azimbert etPhilippe, « l’homme qu’il avait chassé, »comme il disait : ce qui pour lui était tout dire.

— Jamais je n’aurais cru, dit-il, que je trou-verais en vous un adversaire, et que, dans unedifficulté soulevée entre un père et son enfant,ce serait le parti de l’enfant que vous prendriez,et cela contrairement aux usages, contraire-ment à la loi naturelle et au droit. Permettez-moi de m’en plaindre.

— Je reconnais que vos reproches ontquelque chose de fondé, et je comprends trèsbien que ma conduite ait pu vous blesser.

— Me peiner.

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— Vous blesser et vous peiner ; mais vousdevez reconnaître aussi qu’il m’était difficiled’agir autrement. Si je n’avais pas accueilliMarthe, où aurait-elle été emportée par ledésespoir qui la poussait ? D’ailleurs, si pourmoi elle était blâmable d’avoir quitté votremaison, elle n’était pas coupable d’avoir vouluéchapper au mari que vous lui imposiez etqu’elle n’aimait pas. Je ne pense pas sur le ma-riage comme vous, et je crois qu’on ne se marieque pour soi, pour soi seul.

— Dans ma position…

— Je sais ; mais les idées de votre positronne sont pas celles de la mienne.

— Ne suis-je pas le père de ma fille ?

— Sans doute, vous l’êtes, mais moi, je suisle père de sa mère ; je représente sa mère, etvous savez bien que, si ma pauvre fille était en-core de ce monde, elle ne ferait point violenceà Marthe pour l’obliger à accepter un mari.

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— Et qui parle de faire violence à Marthe ?s’écria M. Donis avec véhémence. Où avez-vous vu que je voulais la contraindre à prendreM. de Sainte-Austreberthe pour mari ? Celan’est pas, cela n’a jamais été.

— Vous ne voulez pas que M. de Sainte-Austreberthe soit votre gendre ?

— Oui, cela je le veux ; mais je ne prétendspas l’imposer à Marthe malgré elle. Si Martheveut me faire plaisir, si elle veut avoir égardà mon désir, elle épousera M. de Sainte-Aus-treberthe ; si elle me refuse et si elle le refuse,elle ne l’épousera pas. Je n’ai pas la prétentionde lui imposer un mari de mon choix, maispar contre j’ai la prétention de ne pas accepterle gendre qu’elle veut m’imposer. C’est ainsiqu’il faut envisager la question, et, réduite àces termes, elle est bien simple. Je désire queMarthe épouse M. de Sainte-Austreberthe ; jene veux pas qu’elle soit la femme de M. Hey-rem ; en agissant ainsi, je crois être un bonpère. Jamais je ne donnerai mon consentement

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à un mariage avec M. Heyrem ; si Marthe per-siste dans son amour, si, après plusieurs an-nées de réflexions, elle veut quand mêmeépouser M. Heyrem, elle le fera lorsqu’ellen’aura plus besoin de mon consentement. Jeserai désolé, mais j’aurai la satisfaction d’avoirobéi à ma conscience.

— Vos griefs contre Philippe sont donc biengraves ?

— Il a séduit ma fille.

— Séduit ?

— Ne vous récriez pas, le mot est malheu-reusement vrai, car si matériellement il l’a res-pectée, il s’est emparé de son cœur et il ena abusé. Ma fortune étant le but qu’il visait,Marthe a été le moyen qu’il a pris pour l’ob-tenir. En commençant par se faire aimer deMarthe, il a voulu m’obliger à la lui donner ;il a tâché de forcer ma réponse. C’est exacte-ment comme s’il l’avait mise dans la nécessi-té de l’épouser. Ce procédé est aussi criminel

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que celui de l’homme qui fait un enfant à unejeune fille pour agir sur les parents. M. Heyremn’est pas un honnête homme ; si je l’acceptaispour gendre, je suis certain que j’aurais à luttersans cesse contre lui pour défendre ma fortune,dont il voudrait s’emparer petit à petit, commeil s’est emparé du cœur de Marthe. Voilà mesgriefs.

M. Azimbert resta silencieux pendantquelques secondes, car si grand que fût sondésir de servir les intérêts de Marthe, il setrouvait embarrassé pour opposer de bonnesraisons à M. Donis, au moins des raisons quipussent toucher celui-ci.

— Je n’ai rien à vous répondre, dit-il enfin ;puisque je ne connais pas M. Heyrem, je nepeux pas le défendre. Je suis peiné de penserque Marthe a mal placé son amour, car cesera pour elle, si tendre et si aimante, un ter-rible chagrin qui pèsera sur toute sa vie ; maisd’un autre côté j’ai trouvé dans notre entretienla consolation de savoir que vous n’imposerez

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pas à Marthe la présence de M. de Sainte-Aus-treberthe.

— Ah ! permettez. M. de Sainte-Austre-berthe est mon ami, je serai toujours heureuxde le recevoir, et je compte que Marthe seraavec lui ce qu’elle doit être avec un ami deson père. Je vous serai même reconnaissant detraiter ce sujet avec elle et de lui faire entendreraison.

Une chambre avait été préparée pourM. Azimbert, mais il ne voulut pas l’accepter etil alla loger à l’hôtel.

— Tu me livres à M. de Sainte-Austre-berthe, dit Marthe avec reproche.

— Laisse-moi ma liberté, je te serviraimieux ; d’ailleurs j’étoufferais dans cette bellemaison, où je n’ose ni marcher ni me moucher.

Le soir même du retour de Marthe, Sainte-Austreberthe vint faire visite à M. Donis.

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Il fut parfait de politesse avec Marthe, et,dans toute sa conversation il parut croirequ’elle avait accompagné sa belle-mère enNormandie ; mais il n’aborda les sujets quipouvaient toucher à ce voyage qu’avec une ex-quise légèreté, de manière à éviter toute caused’embarras.

Cependant Marthe étouffait. Jamais Sainte-Austreberthe ne lui avait inspiré une telle hor-reur ; elle lui trouvait même, en le regardant àla dérobée, des défauts qu’il n’avait pas : il luiparaissait laid et bête. Enfin, n’y pouvant plustenir, elle se retira après être restée au salonjusqu’à la dernière limite de l’irritation.

Son attitude avait été telle que M. Doniséprouva un sentiment de soulagement en lavoyant sortir ; plus d’une fois il avait eu peurqu’elle ne laissât échapper quelque parole irré-parable.

— Elle est fatiguée du voyage, dit madameDonis comme excuse de ce départ.

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— Sans doute, répliqua Sainte-Austre-berthe, cela est bien naturel, et vous-même,madame, devez avoir aussi besoin de repos.J’ai voulu m’informer seulement de votre san-té.

Il se leva et M. Donis le reconduisit. Entraversant un petit salon, Sainte-Austreberthes’arrêta.

— Je ne veux pas me retirer, dit-il, sans au-paravant m’expliquer franchement avec vousau sujet de mademoiselle Marthe. Vous voussouvenez, n’est-ce pas, que lorsque vous avezcru devoir me rendre ma liberté, je n’ai pasvoulu la reprendre, je vous ai demandé d’at-tendre.

— Parfaitement.

— Nous avons attendu, et maintenant noussavons toute la vérité. J’avoue que cette véritéest terrible pour moi, cruelle pour mon amouret mortifiante pour ma fierté. Ainsi en venantici tout à l’heure, j’étais à peu près décidé,

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après plusieurs jours de lutte et d’hésitationdouloureuse, à renoncer à la main de made-moiselle Marthe.

— Ah ! fit M. Donis.

— Oui, et en chemin je plaidais toutes lesbonnes raisons pour m’appuyer dans cette ré-solution. Mais cela se passait en chemin, jen’avais pas vu mademoiselle Marthe. Mainte-nant que je l’ai vue, je sens qu’il m’est impos-sible de renoncer à elle ; toutes les bonnes rai-sons que j’ai pu me donner ont été emportéeslorsque je suis entré dans votre salon. Monamour est plus fort que ma volonté. Je vous de-mande donc de me garder votre parole. Seule-ment, comme nous ne pouvons pas rester éter-nellement dans cette situation indécise d’êtreaccepté par vous et refusé par mademoiselleMarthe, voici la prière que je vous adresse : ac-cordez-moi encore un mois, et si dans un moisje n’ai pu vaincre sa résistance, je renonce ànotre projet. Pendant ce mois, permettez-moide la voir souvent et donnez-moi toutes les

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occasions possibles de lui faire ma cour. Ain-si je voudrais la voir demain, et si vous ne letrouvez pas mauvais, je serais bien aise d’avoiravec elle un entretien particulier de quelquesminutes.

— À demain, mon cher ami.

— Je viendrai vers cinq heures.

— Vous nous trouverez vous attendant.

Et M. Donis serra la main de Sainte-Austre-berthe avec émotion. Cet homme-là un intri-gant, un flibustier ! Que le monde parlât, il sa-vait, lui, à quoi s’en tenir.

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XXVII

Le lendemain, un peu avant cinq heures,M. Donis fit prier Marthe de venir le rejoindreau salon.

Elle descendit rapidement.

— On me dit que tu as besoin de moi, fit-elle en entrant.

— Besoin n’est pas le mot juste ; j’aiquelques instants de liberté, je voudrais lespasser avec toi. Ne trouves-tu pas qu’il y alongtemps que nous sommes privés de ce plai-sir ?

— Ah ! oui, bien longtemps.

— Si ce temps a été long pour toi, sois per-suadée qu’il l’a été pour moi aussi. Mais ce queje te dis là n’est pas pour récriminer ni revenir

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dans le passé ; laissons-le derrière nous et tousdeux tâchons de n’y plus penser.

Marthe s’approcha lentement et, passantson bras autour du cou de son père, elle l’em-brassa.

— Ah ! que n’es-tu toujours la petite filled’autrefois ! dit M. Donis avec un long soupir.

— Mais je le suis.

— Eh ! non, chère enfant ; pour le cœur,pour les sentiments de tendresse, tu l’es peut-être toujours, et encore, si l’on pouvait com-parer la place que j’occupe dans ce cœur àcelle que j’occupais autrefois, peut-être verrait-on qu’elle est plus petite aujourd’hui qu’ellen’était quand tu étais vraiment petite fille. Maisce n’est pas cela que je veux dire. Ce que jeregrette, s’il est permis de se fâcher contre leslois de la vie, c’est que ton âge et ta positionnous imposent à tous deux des devoirs qui sontdurs, bien durs à pratiquer.

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À ce moment, un domestique entra dansle salon pour annoncer que M. le vicomte deSainte-Austreberthe faisait demander si M. Do-nis pouvait le recevoir.

— Certainement.

Marthe s’était levée instinctivement en en-tendant prononcer ce nom détesté. Elle voulutse retirer, mais son père la retint.

— Je pensais qu’il voulait te parler d’af-faires.

— C’est une visite d’amitié ; ton grand-pèrea dû te dire ce que j’attendais de toi lorsque cesvisites avaient lieu ; je te prie de ne pas l’ou-blier ; ainsi hier soir tu n’aurais pas dû quitterle salon.

— J’étais morte de fatigue.

— Aujourd’hui tu n’as pas cette excuse àfaire valoir.

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Sainte-Austreberthe, en entrant, mit fin àcette conversation rapide, dont le ton haussaitde parole en parole.

Marthe se rassit, et aux politesses deSainte-Austreberthe elle répondit par unesimple inclinaison de tête : mouvement auquell’intention n’avait aucune part.

Pendant quelques instants, la conversationroula sur des sujets divers qui n’avaient aucunintérêt pour Marthe ; puis Sainte-Austreberthel’amena sur les travaux de la Gironde.

— Si vous avez trouvé les renseignementsque je demandais hier pour le ministre, dit-il,je vous serais reconnaissant de me les donner ;l’affaire est pressante.

— J’aurais besoin de les accompagnerd’une petite note ; si vous voulez me donnerdix minutes, je vais la faire tout de suite.Marthe, pendant ce temps, voudra bien voustenir compagnie.

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Marthe eût voulu répondre ; mais son pèreétait déjà sorti et il n’y avait aucun moyend’échapper à ce tête-à-tête.

— Mademoiselle, dit Sainte-Austrebertheen s’approchant d’elle et en parlant à mi-voix,je vous demande pardon d’avoir employé cemoyen pour me trouver seul avec vous ; maisj’ai besoin de vous entretenir.

— Et moi, monsieur, j’ai besoin de ne pasvous entendre ; mes sentiments n’ont paschangé, ils ne changeront jamais ; ils sont au-jourd’hui ce qu’ils étaient la dernière fois quenous nous sommes vus, ils seront toujours tels,toujours, monsieur, toujours.

— Il ne s’agit pas de nos sentiments, made-moiselle ; il ne s’agit pas de vous, il ne s’agitpas de moi. Il s’agit de M. votre père, menacéd’un grand danger, du plus terrible qui puissel’atteindre.

— Mon père !

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— Oui, mademoiselle, M. votre père peutêtre frappé d’un moment à l’autre d’un coupépouvantable, d’un coup mortel dans son bon-heur, dans son honneur. Et c’est pour lui éviterce coup que j’ai voulu vous parler, car à nousdeux nous pouvons le détourner.

— Parlez, monsieur, je suis prête à écouter,prête à agir. Parlez.

Sainte-Austreberthe resta, durant quelquessecondes, la tête appuyée dans sa main.

— Parlez, répéta Marthe.

— Je le voudrais, je le veux ; mais ce quej’ai à vous dire est tellement difficile, tellementdélicat, que les paroles s’arrêtent sur meslèvres ou plus justement ne me viennent paspour m’expliquer.

— N’ayez pas souci de vos paroles, mon-sieur ; il s’agit de mon père.

— S’il ne s’agissait pas de lui, croyez bienque je ne me serais pas engagé dans une pa-

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reille démarche ; il faut toute l’amitié que je luiporte, tout le respect qu’il m’inspire, pour medécider.

Sur ce mot il s’arrêta et il la regarda, commes’il attendait qu’elle l’engageât à continuer ;mais elle ne dit rien et, à son tour aussi, elle leregarda avec une fixité étrange.

— Si je ne peux pas entendre ce que vousvoulez dire, fit-elle enfin, ne le dites pas, mon-sieur.

— Certes je voudrais me taire ; mais, pourM. votre père, il faut que je parle. Si grandeque soit votre innocence et votre pureté, ma-demoiselle, vous n’avez pas pu vivre dans cettemaison sans voir qu’il s’y passe un drame qui,un jour ou l’autre, peut avoir un dénoûmentterrible.

— Quel drame ? balbutia Marthe en rougis-sant sous le regard de Sainte-Austreberthe ; sice drame touche mon père, je ne veux pas le

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savoir ; je ne veux pas qu’on me dise ses se-crets, ce n’est pas à moi de les connaître.

— Ce ne serait pas à vous, si vous ne pou-viez pas détourner le malheur qui menaceM. Donis ; mais comme vous le pouvez, vousdevez tout savoir, et moi je dois tout vous dire.M. votre père est trompé dans son amour, de-main il peut être déshonoré.

— Monsieur, s’écria Marthe en se levant af-folée, éperdue ; monsieur, ne parlez pas, neparlez plus !

Et comme elle voulait reculer, échapper, illa prit par la main et la retint.

— Oui, la voilà cette vérité hideuse que jen’osais dire ; comprenez-vous maintenant, ma-demoiselle, que, si jamais elle est connue, etelle peut l’être, livrée au hasard, elle doit l’êtrecertainement dans un temps donné, compre-nez-vous que ce jour-là il faut que cet excellenthomme, qui est votre père et qui est mon ami,il faut que ce malheureux, ce désolé ait un

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cœur pour y épancher sa douleur, qu’il ait unemain ferme qui vienne soutenir son désespoiret son anéantissement ?

Sainte-Austreberthe cacha sa tête entre sesdeux mains, puis après un moment de silence,il reprit :

— Ce cœur qui devra le recevoir, c’est levôtre ; cette main qui se tendra vers lui, cene peut être que celle de l’homme qui connaîtce honteux secret. Vous voyez donc bien, ma-demoiselle, que nous devons être unis et quec’est Dieu lui-même qui le veut.

Marthe resta atterrée, la tête basse. Deuxou trois minutes longues comme une agonies’écoulèrent ainsi ; puis Sainte-Austreberthereprit la parole.

— Je vous ai montré ce qui pouvait, ce quidevait arriver quand la vérité serait décou-verte ; mais il ne faut pas aller si loin, car ellepeut ne pas l’être, et, si vous le voulez, ellene le sera pas. Elle est entre vos mains ; c’est

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vous seule qui pouvez les ouvrir pour qu’elles’échappe ou les fermer pour la retenir.

— Moi, monsieur ? dit Marthe bouleverséepar cette parole qui n’avait pas d’éclats et quin’avait pas d’emportement, mais qui n’en étaitque plus terrifiante dans le ton voilé et discretqu’elle gardait toujours.

— Ce qu’il faut, n’est-ce pas, c’est ce quevous voulez savoir. Une seule chose, difficileà obtenir, je le sais, mais possible cependantpour qui pourra la poursuivre. C’est que les re-lations qui existent cessent sans retard. Maispour cela il faut avoir le droit d’élever la voixdans cette maison ; il faut avoir la force pouren chasser le misérable qui s’y est introduit,sans qu’il se retourne et se défende ; il faut en-fin avoir l’autorité pour ouvrir les yeux à lamalheureuse femme qui s’est laissée tromper.Et il n’y a qu’un seul homme qui puisse fairecela, mademoiselle, c’est votre mari.

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Ce fut au tour de Marthe de cacher sa têteentre ses mains, car elle voyait le gouffre verslequel on la poussait, sans qu’elle pût résisterou échapper.

— Je vous jure, reprit bientôt Sainte-Aus-treberthe, que si M. Heyrem pouvait être votremari, j’irais le chercher et je vous l’amèneraispour que vous sauviez avec lui ce cher M. Do-nis. Ah ! oui, moi qui ne suis que son ami, je mesacrifierais de bon cœur pour le sauver. Maiscela est impossible, car jamais M. Donis n’ac-ceptera M. Heyrem pour gendre, et c’est pourcela que je vous ai dit en commençant que sivous le vouliez, nous pouvions à nous deuxsauver votre père.

— En devenant votre femme ! s’écriaMarthe qui recula avec horreur.

— Mon Dieu ! mademoiselle, reprit-il tris-tement, je connais vos sentiments pour moi :mais laissez-moi vous dire qu’on vous a trom-pée sur mon compte et que je ne suis pas

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l’homme qu’on vous a peint. Si j’étais cethomme, savez-vous ce que j’aurais fait, vousaimant comme je vous aime ? Le jour où j’aiété, par suite d’un hasard, maître du secretqui m’a livré l’honneur de votre famille, je se-rais venu à vous et je vous aurais dit : Je vousaime ; pour obtenir votre main, je suis capablede tout, même d’un crime ; acceptez-moi pourmari ou je parle. Et vous m’auriez accepté, carvous avez l’âme assez haute pour faire passerle bonheur de votre père avant le vôtre. Est-celà ce que j’ai fait ? Cela dit, je n’ajoute plus unmot. Réfléchissez, mademoiselle, pesez votrerésolution ; pensez à vous, pensez à votre père.Seulement n’oubliez pas que le temps presse,car aujourd’hui, demain, la vérité peut se révé-ler à tous.

À ce moment, M. Donis rentra dans le sa-lon.

— Eh bien, dit-il en remarquant l’animationde Sainte-Austreberthe et la pâleur de Marthe,de quoi donc avez-vous parlé ?

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Marthe resta décontenancée ; mais Sainte-Austreberthe ne se troubla point :

— De vous, mon cher monsieur, dit-il ; demadame Donis, de M. de Mériolle, de tout cequi vous touche.

— Voici vos renseignements, dit M. Donis,et une note.

Quelques paroles furent encore échangéesentre M. Donis et Sainte-Austreberthe, puis ce-lui-ci se leva et quitta le salon.

Sa voiture l’attendait dans la cour de l’hôtel.

— Chez moi, dit-il.

En rentrant dans son vestibule, le domes-tique lui annonça que M. Brazier l’attendaitdans le parloir.

— Eh bien, demanda celui-ci en voyant en-trer Sainte-Austreberthe, arrivez-vous à un ré-sultat, monsieur le vicomte ? Je ne puis pluscontenir vos créanciers ; de retards en retards,nous sommes arrivés à la dernière limite. Ils

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disent que vous vous moquez d’eux, que vousles lanternez, et comme je n’ai rien de précisà leur annoncer, ils ne me laissent pas parler ;si vous n’obtenez pas un résultat certain et ra-pide, je ne réponds plus de rien. Je vous enpréviens franchement, afin que vous avisiez ; iln’en est que temps, pensez-y.

— Faites faire des frais aux huissiers, celaleur donnera de la patience.

— Ils en ont fait tout ce qu’ils en pouvaientfaire.

— Eh bien, dites à ceux qui nous harcèlentque s’ils veulent me laisser tranquille, ils ver-ront la publication de mon mariage avec made-moiselle Donis, de Bordeaux, dans huit jours,juste huit jours. Alors ils seront intégralementpayés. Au contraire, s’ils nous tourmentent, ilsn’auront rien, ce qui s’appelle rien. À eux dechoisir. Au revoir, Brazier.

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L’homme d’affaires, ainsi congédié, s’en allasans répliquer. Alors Sainte-Austreberthes’étendit sur un canapé après avoir sonné.

— Qu’on me prépare un bain, dit-il, et qu’onne reçoive personne ; j’ai besoin de repos.

Et il alluma un cigare, qu’il fuma douce-ment, délicieusement, en souriant aux spiralesde fumée qui se déroulaient devant lui. Enfin iltouchait le but : dans un mois, il serait marié.L’avenir s’ouvrait devant lui.

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XXVIII

M. Azimbert avait naturellement gardé àParis ses habitudes de la campagne : il se cou-chait à neuf heures et se levait à cinq.

Il eût aimé à passer les premières heures dela journée avec Marthe, mais il avait vu unetelle stupéfaction sur la figure du concierge etdes domestiques, lorsque le lendemain de sonarrivée il s’était présenté avenue de Messine àhuit heures du matin, qu’il avait compris queces visites matinales avaient quelque chose deprodigieusement choquant. Or comme ilconnaissait le respect de M. Donis pour ce qui,de près ou de loin, touchait aux usages du sa-voir-vivre, il s’était imposé la règle de ne venirvoir Marthe qu’après midi. C’était par peur deblesser ces usages qu’il avait refusé d’accepter

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la chambre que M. Donis lui offrait, il pouvaitbien leur faire ce nouveau sacrifice.

Le surlendemain il n’arriva qu’à une heure.

— Es-tu malade ? demanda Marthe en levoyant entrer ; comme tu viens tard !

— Je viens à une heure convenable. Nousne sommes plus à la campagne, nous sommesà Paris ; il faut se conformer aux usages dupays dans lequel on vit.

— Je me lève matin ici comme à Laquey-tive.

— Oui, mais tes domestiques se lèvent tard,et je ne veux pas donner prise à leurs critiques,cela pourrait déplaire à ton père, et en ce mo-ment je tiens essentiellement à ne pas le bles-ser, même dans les choses les plus indiffé-rentes ; d’ailleurs tu sais que ces choses-là sontprécisément pour lui très importantes. Je vien-drai donc toujours maintenant vers midi ouune heure, et, quand tu le pourras, nous feronsune promenade ensemble.

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— Aujourd’hui, si tu veux ; je suis à ta dis-position ; papa est sorti, me voilà maîtresse demon temps.

— Aujourd’hui, ce n’est pas une promenadeque j’ai à te proposer, c’est une course.

— Ce que tu voudras.

— Voici de quoi il s’agit : tu te souvienspeut-être que je t’ai parlé d’acheter un cha-peau ; le mien est encore solide et dans lalande il pourrait durer deux ou trois ans, maisà Paris il manque de brillant ; il est roussi, pelésur les bords, et de place en place il a reçu descoups qui l’ont amolli. Comment le trouves-tu ?

Disant cela, M. Azimbert le prit et le pré-senta à Marthe. C’était un chapeau de soie, basde forme et très large de bords ; la soie avaitété rougie par le soleil et la pluie, les bordsétaient déformés.

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— Très bien, dit Marthe, qui le regarda àpeine et répondit comme si elle ne savait pastrop ce qu’elle disait.

— Sais-tu que, pour une jeune fille élé-gante, tu es bien froide pour l’élégance desautres ; tu n’as donc de coquetterie que pourtoi ? Enfin je suis moins indulgent pour cevieux serviteur, et je trouve que le moment estvenu de le remplacer. Je ne veux pas, quandnous sortirons, qu’on se retourne pour me re-garder. Avec un chapeau neuf et ma belle re-dingote, il me semble que je serai convenable.

— Très bien.

— Hier, n’ayant rien à faire, je me mets àflâner pour trouver un chapeau, et passe de-vant toutes les boutiques en cherchant ce qu’ilme faut, c’est-à-dire un bon chapeau solide, quiaille à ma physionomie de campagnard. Fati-gué de ne rien trouver, je me décide à entrerdans un magasin et je demande un chapeau.On prend le mien, on le regarde avec dégoût

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ou avec mépris, – je ne sais trop s’il y avaitplus de dégoût que de mépris ou plus de mé-pris que de dégoût, mais enfin il y avait desdeux ; – puis on le jette dans un coin, sur untas de papiers. Alors on me pose un chapeausur la tête et l’on me conduit en face d’uneglace. Je regarde dans cette glace et je pars àrire : on m’avait coiffé d’un petit chapeau poin-tu qui me donnait l’air le plus grotesque dumonde. « Monsieur ne trouve pas ce chapeau àson goût ? me dit le chapelier, indigné de monrire ; il est cependant parfait, c’est ce qui seporte : ni trop petit ni trop grand, aucune exa-gération. C’est un chapeau qui fera honneur àmonsieur. » Là-dessus, tu comprends que j’aiété reprendre mon vieux chapeau dans les or-dures, et que je suis sorti. Veux-tu m’aider au-jourd’hui à trouver mieux ?

— Je te demande le temps de m’habiller ;dans un quart d’heure je descends.

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Marthe avait reçu son grand-père au rez-de-chaussée, dans un parloir ; elle l’y laissapour monter à sa chambre.

L’hôtel de l’avenue de Messine avait étéconstruit par un Russe qui ne l’avait jamais ha-bité, car au moment de venir se fixer à Parisil était mort, et l’hôtel avait été alors vendu àM. Donis.

Bien qu’il fût meublé de fond en comble,prêt à recevoir son propriétaire, M. Donis, ens’y installant, avait fait entreprendre quelquestravaux d’appropriation commandés par sesgoûts et ses habitudes. On changeait de placeles portières, les tentures, les glaces, et les ta-pissiers, allant sans cesse du rez-de-chausséeau premier étage et du premier étage au rez-de-chaussée, avaient mis partout un désordrepresque aussi grand que pour un emménage-ment complet. Le parloir surtout était parti-culièrement encombré ; on y avait entassé lesmeubles, les glaces et les tableaux, en atten-

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dant qu’on les distribuât définitivement dansles pièces qui étaient destinées à les recevoir.

Pour passer le temps, M. Azimbert tira unjournal de sa poche, et comme le parloir ainsiencombré se trouvait assombri, il alla s’asseoirdans l’embrasure d’une fenêtre, derrière unegrande glace qui le cachait.

Il était là depuis dix minutes à peu près,parcourant son journal, quand le bruit d’uneporte qui s’ouvrait lui fit lever la tête ; mais ilne vit rien, car la grande glace derrière laquelleil était assis se trouvait entre lui et la porte.Croyant que c’était un ouvrier qui passait, il re-prit son journal.

Mais ce n’était point un ouvrier, car il en-tendit presque aussitôt une voix de femme quiparlait bas. Il reconnut madame Donis ; elleavait ouvert la porte qui du parloir communi-quait avec la pièce voisine.

— Venez, disait-elle ; il n’y a personne.

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Presque aussitôt des bottines craquèrentsur le tapis.

— Alors, adieu, dit une voix d’homme.

— Maintenant rien ne presse ; le dangerétait qu’on nous surprît dans cette pièce, oùnotre présence n’était pas facilement justi-fiable. Mais ici il n’en est pas de même ; je peuxtrès bien vous avoir reçu dans ce parloir, toutl’hôtel étant en désarroi.

M. Azimbert avait commencé par n’écoutercette conversation que d’une oreille distraite,mais ces quelques mots forcèrent son atten-tion. Il avait déjà entendu cette voix d’homme,mais ses souvenirs étaient trop vagues pourqu’il se rappelât à qui elle appartenait.

— C’est entendu, n’est-ce pas ? reprit cettevoix, vous viendrez demain ; je vous attendraide trois à cinq heures. N’oubliez pas le numé-ro : 33, c’est bien facile.

— Ne me demandez pas cela, Raymond.

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— Pourquoi me refuser ?

— J’ai peur.

— Peur de quoi ? Il n’y a aucun danger ;la présence d’une femme au Grand-Hôtel estbien naturelle, et, en tous cas, facilement expli-cable. Ma chambre est au premier étage : voustraversez la cour, vous montez le grand esca-lier : rien n’est plus facile. Vous courrez bienmoins de risques que quand vous veniez mevoir à Bordeaux.

— Je vous en prie…

— Vous ne m’aimez donc plus à Paris,comme vous m’aimiez à Bordeaux ?

— Après les jours heureux que nous venonsde passer ensemble, pouvez-vous dire cela ?

— C’est parce que nous avons été heureuxau bord de la mer que je veux l’être encore ici.Vous viendrez, n’est-ce pas ? Tu viendras ?

— Eh bien, oui, j’irai ; mais si j’y vais unefois, ne vous armez pas de cette faiblesse pour

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me demander d’y retourner tous les jours : ceserait me perdre. Songez que mon mari a déjàtrouvé bizarre de vous voir à Paris.

— Est-il jaloux ?

— Non, seulement hier il m’a dit : « Pour-quoi donc Mériolle est-il à Paris, précisémentpendant que nous y sommes ? »

— Quand je le verrai, je lui donnerai unebonne explication pour le rassurer.

— Ne le rassurez pas trop, ce serait lemoyen d’éveiller ses soupçons.

— À demain.

Ils sortirent tous deux.

— Adieu, madame.

— Au revoir, cher monsieur ; à bientôt.

Et la porte fut refermée.

M. Azimbert était resté sur sa chaise, sanspenser à se jeter à travers cet entretien.D’ailleurs cette courte scène s’était passée avec

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une rapidité qui ne lui avait pas donné le tempsde la réflexion : les paroles se succédaient,vives, pressées, et ce qu’elles révélaient étaittellement inattendu pour M. Azimbert qu’il serefusait à croire ce qu’il entendait. Eh ! quoi,c’était là la femme qui occupait la place de safille ?

Marthe revint avant qu’il eût pris pleinepossession de lui-même.

— Eh bien ! dit-elle en le voyant debout aumilieu du parloir, sortons-nous ?

— Ah ! oui, sortir, certainement.

Il se laissa conduire par elle. Ils descen-dirent ainsi jusqu’au boulevard Malesherbessans parler.

— Où veux-tu acheter ton chapeau ? de-manda Marthe.

— C’est vrai, je n’y pensais plus ; allonsdroit devant nous.

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Ils recommencèrent à marcher en silence.Enfin M. Azimbert remarqua que ce mutismechez Marthe était extraordinaire ; elle n’avaitpas comme lui des raisons pour être troublée ;déjà en arrivant il avait été frappé de son atti-tude contrainte.

— Qu’as-tu ? dit-il, es-tu souffrante ? Il nefaut pas te désoler d’avance ; j’ai déjà apprissur M. de Sainte-Austreberthe certaines chosesqui, je crois bien, ouvriront les yeux à ton père.Avant peu, j’aurai complété mon enquête, etalors je pourrai parler.

— Ne prends pas tant de peine, dit-elled’une voix brisée ; je crois que je suis décidéeà épouser M. de Sainte-Austreberthe.

— Comment ?

— Je ne crois pas, je suis certaine que jesuis décidée ; il le faut.

— Tu veux maintenant épouser ce vi-comte ? Est-ce que je rêve ?

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— Tu as bien entendu.

— Alors tu es folle ?

— Malheureusement non ; je le voudrais,les fous ne savent pas ce qu’ils font.

— Parles-tu sérieusement ?

— Regarde si je plaisante.

Elle se tourna vers lui, et il vit son visagedésolé, ses yeux navrés, ses lèvres crispées.

— Voyons, ma chère enfant, qu’est-ce quecela signifie ?

— Je vois bien qu’il faut que j’accepte M. deSainte-Austreberthe.

— Mais non, il ne le faut pas, et je te disque j’espère obtenir, que je suis certain d’obte-nir des preuves qui arracheront ton père à sesfatales illusions ; d’ailleurs, il ne t’impose pasM. de Sainte-Austreberthe.

— Il veut que je l’épouse, et je sais mainte-nant qu’il faut que je m’y résigne. Il le faut pour

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la tranquillité de papa, pour son bonheur, je lesais.

— Mais, pauvre enfant, pour le bonheur deton père tu ne peux pas faire ton malheur : ceserait un suicide, ce serait un crime ; le devoird’une fille ne va pas jusque-là ; ce n’est plus dudévouement, c’est du sacrifice.

— Je dois faire ce sacrifice et je le ferai, jet’assure qu’il le faut.

— Voyons, ne nous exaltons pas.

— Je ne m’exalte pas, et c’est la raison quiparle en moi.

— Tu n’aimes pas M. de Sainte-Austre-berthe ?

— Jamais je ne l’ai tant méprisé, tant haï.

— Et tu veux l’épouser ?

— Il veut m’épouser, je me rends.

— Allons, décidément c’est incompréhen-sible. Comment ! tu le fuis, pour lui échapper,

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tu te sauves de chez ton père, tu prends larésolution la plus terrible qu’une honnête fillepuisse prendre, et maintenant tu n’es pas de re-tour depuis trois jours, tu cèdes.

— Il le faut.

— Alors je te répète ce que je t’ai déjà dit,c’est de la folie, ou bien le cœur des femmesrenferme de prodigieux mystères.

— J’ai compris que, pour mon père, je de-vais épouser M. de Sainte-Austreberthe, jel’épouse : voilà la vérité.

Ils allaient entrer dans la foule, M. Azimberts’arrêta et retourna sur ses pas. Pendant unedemi-heure, il tâcha d’obtenir des explicationsde Marthe, des éclaircissements, mais inutile-ment.

— Et Philippe ? dit-il enfin.

— Pauvre Philippe ! crois-tu que je n’ypense pas ; il se sacrifiera pour moi qui l’aime,comme je me sacrifie pour papa.

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Ils étaient revenus à l’hôtel de M. Donis.

— Voyons, tu n’es pas pressée d’accomplirce sacrifice ? dit M. Azimbert.

— Ah ! mon Dieu !

— Eh bien ! ne dis rien, ne t’engage à rienavant trois jours.

M. Azimbert ne rentra pas avec Marthe ;mais, en la quittant, il se fit indiquer un bureaude télégraphe, et il envoya une dépêche à Phi-lippe pour lui dire qu’il l’attendait le lendemainmatin par le premier train, et il le priait de ve-nir le trouver à son hôtel en descendant duchemin de fer.

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XXIX

Cette dépêche, expédiée à trois heures, ar-riva à Bordeaux à cinq heures ; Philippe n’étaitpas chez lui et il ne rentra qu’à six heures. Letrain part de Bordeaux pour Paris à six heurestrente minutes.

Sans se donner le temps de changer de cos-tume, sans rien prendre avec lui, Philippe cou-rut jusqu’à la gare Saint-Jean. Le guichet allaitfermer. Il fit un signe désespéré : on lui donnale dernier billet. À cinq heures et demie du ma-tin, il descendait à la gare d’Orléans, et, unedemi-heure après il arrivait rue Saint-Honoré,à l’hôtel de Rochester, où logeait M. Azimbert.

Levé depuis longtemps déjà, celui-ci se pro-menait de long en large devant la porte de sonhôtel, et, bien qu’il n’eût jamais vu Philippe, iln’hésita pas à le reconnaître.

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— M. Heyrem ? dit-il en s’avançant.

— M. Azimbert, je suppose ?

— Assurément.

— Que se passe-t-il ? J’arrive dans une an-goisse affreuse, Marthe ?…

— Elle n’est pas malade, rassurez-vous. Ce-pendant j’aimerais presque autant qu’elle lefût ; le corps se guérit, mais le cœur, mais l’es-prit !

— La réalité est-elle donc plus terrible quema crainte ?

— Marchons, je vais vous expliquer pour-quoi je vous ai fait venir.

Ils se dirigèrent vers les Champs-Élysées àcette heure déserts comme un bois, et tout enmarchant, M. Azimbert raconta à Philippe sonentretien de la veille avec Marthe.

— Elle ne m’aime plus ! s’écria Philippebouleversé.

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— Supposez tout, cela seul excepté.

— Mais alors comment s’expliquer cette ré-solution ? Si elle m’aime toujours, elle ne peutpas vouloir épouser M. de Sainte-Austre-berthe ; cela est monstrueux, cela est impos-sible ! Ah ! non, non, elle ne m’aime plus ; ellem’a oublié.

— Si vous ne trouvez en vous que le douteet le désespoir pour me répondre, j’ai eu tort devous faire venir.

— Et que voulez-vous ? Je suis accablé, jeme demande si je rêve ou si j’ai ma raison. Quevoulez-vous de moi, je vous prie ? Guidez-moi,je suis incapable d’avoir une idée. Ah ! Marthe,Marthe !

— Cela, je le comprends. Soyez désolé,soyez malheureux, soyez fou, criez, pleurez sivous ne pouvez pas vous contraindre, c’estbien ; mais ne doutez pas d’elle et n’accusezpas son cœur.

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— Je ne l’accuse pas, je ne sais pas, jecherche ; je suis en présence d’un fait inexpli-cable que je ne peux pas comprendre, que je nepeux pas croire.

— Pour moi, Marthe a été entraînée à cetterésolution par sa tendresse pour son père. Re-venue près de lui après une longue absence,le trouvant désolé de sa fuite et cependant in-dulgent, le voyant toujours désireux de ce ma-riage, elle s’est décidée à céder ; et commel’idée du sacrifice est la plus troublante pourles femmes, elle s’est exaltée pour cette idée etelle en est arrivée à croire que, si elle n’accep-tait pas M. de Sainte-Austreberthe, elle faisaitle malheur de son père, elle empoisonnait savie, elle abrégeait ses jours. Jusqu’où ne va-t-on pas sur ce chemin ? Alors, de bonne foi, ellea été convaincue qu’il fallait que ce mariage sefît et elle s’y est résignée. C’est cette explica-tion que je crois juste, qui m’a décidé à vousappeler ici pour que vous agissiez.

— Que puis-je, puisque je ne la vois pas ?

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— C’est dans la solitude que Marthe s’estaffolée de cette idée ; j’ai cru qu’il suffirait devotre présence pour l’en guérir. Vous allez lavoir tantôt, et j’espère qu’elle ne vous répéterapas ce qu’elle m’a dit.

— Ah ! monsieur, s’écria Philippe.

Sans en pouvoir dire davantage, il saisit lesdeux mains de M. Azimbert, qu’il serra dansles siennes.

— Ce que je veux faire, continua M. Azim-bert, est bien grave. C’est me mettre en op-position avec la volonté d’un père et, jusqu’àun certain point, c’est abuser de sa confiance.Il faut pour m’y décider toute l’horreur quem’inspire M. de Sainte-Austreberthe. Depuisque je suis à Paris, j’ai eu la preuve que vosrenseignements n’avaient point été exagérés.

— N’est-ce pas ? c’est un misérable.

— Je ne peux pas souffrir que ma petite-fille devienne sa femme. J’irai prendre Martheà midi ; où puis-je vous voir ? Il nous faudrait

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un endroit écarté, où nous ne fussions pas dé-rangés. Est-ce possible au bois de Boulogne ?Renseignez-moi, car je ne connais pas le Parisnouveau.

— À la mare d’Auteuil.

— Soit ; nous partirons vers midi, attendez-nous. Ne désespérez pas avant de l’avoir vue.

En sortant, à midi, avec son grand-père,Marthe fut surprise de trouver une voiture at-tendant à la porte, car M. Azimbert ne se ser-vait que de ses jambes pour les courses les pluslongues.

— C’est pour nous conduire au bois de Bou-logne, dit-il.

Marthe ne fit pas d’objections et ne remar-qua pas que le cocher partait sans demanderoù on allait.

En arrivant au bout de l’allée qui débouchesur la mare, elle aperçut Philippe, qui se pro-menait lentement, et, par un mouvement invo-

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lontaire, elle se rejeta au fond de la voiture enétouffant un cri.

— Oui, dit M. Azimbert, c’est M. Heyrem ;je l’ai fait venir à Paris et je t’amène ici pourque tu lui répètes ce que tu m’as dit.

— Ah ! grand-père, dit-elle tristement, quelchagrin tu m’as préparé !

— Veux-tu que nous passions sans parler ?

— Maintenant c’est impossible.

La voiture s’arrêta, et Philippe accourutpour les aider à descendre.

Il tendit la main à Marthe.

— Ah ! Philippe ! Philippe ! dit-elle.

Et elle resta la main dans les siennes, leregardant sans pouvoir détacher ses yeux deceux de Philippe.

— Ce n’est pas vrai, n’est-ce pas ? dit-il en-fin, ce n’est pas possible !

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Elle regarda autour d’elle ; M. Azimberts’était éloigné de quelques pas, se dirigeantlentement vers l’allée qui longe les pépinièreset s’enfonce sous le bois épais.

— Suivons mon grand-père, dit-elle en pre-nant le bras de Philippe et en se serrant contrelui avec un frisson.

Ils marchèrent ainsi durant quelques mi-nutes sans échanger une parole ; car, bienqu’ils fussent seuls dans le bois désert, un tiersétait entre eux, les oppressant, les écrasant :Sainte-Austreberthe, qu’ils ne pouvaient chas-ser de leur pensée.

— Vous ne m’avez pas répondu ? dit enfinPhilippe, cédant le premier à son angoisse.

— Mon grand-père vous a raconté notre en-tretien ?

— Oui, du premier mot au dernier.

— Eh bien ! je ne puis que vous répéter cequ’il vous a dit.

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— Vous voulez épouser cet homme ?

— Je veux ne pas faire le malheur de monpère.

— Et pour cela vous voulez faire le vôtre etle mien. C’est impossible ; vous n’avez pas ré-fléchi, vous ne parlez pas sérieusement. Voussavez bien qu’une honnête fille ne peut pasépouser M. de Sainte-Austreberthe.

— Il ne s’agit pas de ce que je sais, moi ; ils’agit de mon père. Ce n’est pas M. de Sainte-Austreberthe que j’accepte, c’est l’homme quechoisit mon père. M. de Sainte-Austreberthe !Je ne l’ai jamais haï si profondément que de-puis que je suis décidée à devenir sa femme.

— Marthe, regardez-moi.

Elle s’arrêta, et, tournant vers lui son visagepâli, elle le regarda avec un sourire navré.

— Vous voulez voir si je suis folle ? dit-elle.Hélas ! non, j’ai ma raison, toute ma raison,et c’est elle qui me contraint à ce mariage.

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Je vous en conjure, Philippe, ne tentez pas dechanger ma résolution ; j’ai tant souffert pourla prendre. Ne me rejetez pas, par vos paroles,par vos regards, par votre douleur, dans lesirrésolutions affreuses que j’ai dû traverser. Ilfaut que j’épouse M. de Sainte-Austreberthe, jel’épouserai. Ne me dites pas que c’est impos-sible, que c’est un crime, que c’est un suicide :il le faut. Si vous pouviez savoir la vérité, vousverriez qu’il le faut. Je vous en prie, Philippe,au nom de notre amour.

— Vous parlez de notre amour.

— Si vous ne voulez pas que je parle denotre amour, je m’adresse à votre tendresse, àvotre cœur, à votre loyauté, cher Philippe, etje vous demande de ne pas m’accabler, de nepas me tenter. N’essayez pas de me retenir ;soutenez-moi au contraire, aidez-moi à accom-plir mon sacrifice. Ne redoublez pas ma dou-leur par la vôtre, ne m’enlevez pas ce que j’aide force, et j’en ai bien peu !

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— Cependant vous en avez encore plus quevous n’avez d’amour.

— Vous me reprochez de ne pas vous ai-mer, ô Philippe ! Est-ce que pour vous je n’aipas quitté la maison de mon père ? J’ai cru quevotre jalousie souffrirait, si vous me saviez ex-posée à subir chaque jour les hommages d’unhomme dont on m’imposait la présence, et,pour vous épargner cette torture, j’ai pris la ré-solution la plus grave que puisse prendre unejeune fille : je me suis sauvée. Savez-vous ceque je me disais, au milieu de ma fuite, pourme donner du courage ? Je me répétais : « Aumoins il ne doutera pas de mon amour. »

— Alors oui, vous m’aimiez ; tandis quemaintenant non seulement il n’est plus ques-tion de fuite, mais encore il n’est plus questionde résistance.

— C’est vrai ; maintenant je ne résiste plusparce que je ne peux plus résister. J’ai luttétant que j’ai pu jusqu’au bout ; maintenant je

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cède parce que je sais que la lutte est inutile etqu’il faut que ce mariage s’accomplisse.

— Il faut ?…

— Oui, il faut, il le faut pour mon père.Comprenez donc qu’il n’y a qu’une raison irré-sistible qui puisse me contraindre ; cette raisonexiste, elle m’étreint, elle me pousse et je doisla subir. Si je ne vous la dis pas, si je ne vousla montre pas, c’est qu’il s’agit de mon père, etque je ne peux pas, que je ne dois pas vous li-vrer des secrets terribles, qui ne sont pas lesmiens. Plaignez-moi, ne m’accusez pas.

— Je ne vous accuse pas, mais je ne peuxpas oublier : je ne peux oublier ni nos joursheureux, ni nos projets, ni nos espérances.

— Ne croyez pas que je les oublie plus quevous ; je n’oublie même pas le serment que jevous ai fait de ne me marier jamais, si je nepouvais pas être votre femme.

— Et cependant vous épousez cet homme ?

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— Quand je me suis résignée, j’ai pensé àvous écrire pour vous demander de me rendrema parole. Me la refuserez-vous, Philippe ?

— Jamais je ne vous la rendrai.

— Vous êtes dur pour moi, Philippe, biendur, car vous m’imposez une nouvelle douleur.J’ai fait le sacrifice de ma vie, je ferai encorecelui de ma foi : c’est un sacrifice de plus. Il eûtété généreux à vous de me l’épargner.

— Êtes-vous généreuse pour moi, vous quiprenez mon amour, mon bonheur, ma jeu-nesse, ma vie, et qui les sacrifiez ?

— Cruelle, cela est vrai, et vous avez ledroit de m’accuser ; mais accusez surtout lafatalité, qui nous écrase tous deux. Nous nenous verrons plus, cet entretien si douloureuxest notre dernier entretien ; laissez-moi doncvous dire que je vous aime. Bien des fois vousm’avez demandé de prononcer ces mots, c’estmoi qui vous supplie aujourd’hui de les écou-ter : Je vous aime, Philippe, et je vous aimerai

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toujours. Maintenant il faut nous séparer ;mais avant je voudrais vous laisser un souve-nir, si vous voulez bien en accepter un de moi.Voici un portrait qu’on a fait de moi quandj’avais deux ans, pour ma mère : c’est ce que jepossède de plus précieux. Le voulez-vous ?

Elle lui tendit un petit médaillon qu’elleavait détaché de la chaîne de sa montre.

— Marthe, Marthe ! s’écria Philippe en vou-lant la prendre dans ses bras.

Mais elle le repoussa doucement, et à hautevoix elle appela son grand-père, qui se retour-na vivement.

Ils étaient revenus, en suivant l’alléecourbe, aux abords de la mare.

— Adieu, dit Marthe, prête à monter en voi-ture ; Adieu, cher Philippe !

Il voulut la retenir, elle s’élança dans la voi-ture et se cacha le visage dans son mouchoir.

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— Eh bien ? demanda M. Azimbert à Phi-lippe.

— Rien, rien, je n’ai rien pu obtenir ; c’est àdevenir fou.

— Rentrez à Paris et attendez-moi à l’hôtel,il faut que je vous parle.

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XXX

M. Azimbert voulait interroger Marthe ;mais, lorsqu’il fut assis près d’elle, il la trouvasi accablée qu’il eut pitié d’elle ; elle suffoquaitdans son mouchoir, et malgré les efforts qu’ellefaisait pour se retenir, elle était secouée pardes mouvements convulsifs. Il était évidentque, dans cet état, toute question, toute parole,feraient éclater sa douleur et la redoubleraient.

Le trajet de la mare d’Auteuil à l’avenue deMessine se fit donc sans qu’il y eût un seul motd’échangé entre eux.

En approchant de la maison de son père,Marthe tâcha de se remettre ; elle essuya sonvisage et se roidit de toutes ses forces contreson émotion.

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— Je reviendrai tantôt, dit M. Azimbert enlui donnant la main pour descendre : tu saisque tu m’as promis trois jours, nous nesommes encore qu’au premier.

Il revint vivement à son hôtel ; Philippe ar-rivait.

— Ainsi, dit M. Azimbert en le prenant parle bras, elle persiste, la malheureuse enfant,dans sa résolution d’épouser M. de Sainte-Aus-treberthe ?

— Elle n’a pas eu un moment d’hésitation,pas même un moment de faiblesse.

— Si elle a été forte avec vous, elle a étéfaible avec moi : depuis qu’elle vous a quitté,ses larmes n’ont pas cessé de couler ; elle estdans un état pitoyable, la chère petite. C’est làun premier indice pour ce que je veux savoir,mais ce n’est pas tout ; que vous a-t-elle dit ?

— Elle m’a dit qu’il fallait qu’elle acceptâtM. de Sainte-Austreberthe, que c’était pour elleun terrible sacrifice, mais qu’elle s’y résignait

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pour son père ; et, comme je me récriais, ellea ajouté que, si je savais la vérité, je compren-drais que ce mariage était inévitable, et que jedevais la croire, sans lui demander un secretqui n’était pas le sien.

— Un secret qui n’est pas le sien ?

— Ce sont ses propres paroles.

— Et c’est là tout ?

— Au moins, c’est l’essentiel et c’est ce quim’a le plus frappé ; car, dans le trouble dou-loureux où me jetaient ces étranges paroles,bien des choses m’ont échappé. La surprise,l’indignation, la colère, la douleur, le déses-poir, m’enlevaient ma raison ; en même tempsqu’elle me portait ces coups, elle m’assurait deson amour.

— Cela vous prouve qu’elle n’agit pas libre-ment et qu’elle est poussée par une volontéplus forte que la sienne. Ce matin, je vous di-sais qu’elle était entraînée par l’exaltation dusacrifice ; maintenant je vois qu’il y a autre

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chose dans sa résolution. Assurément elle estvictime d’une machination.

— Laquelle ? Sauvons-la ?

— Je crois être sur la voie, mais il me fautencore des renseignements que vous pouvez,je l’espère, me donner. C’est le préfet, n’est-cepas, qui a introduit M. de Sainte-Austreberthechez M. Donis ? Quelles étaient les relations deM. de Cheylus avec M. de Mériolle, et quellesétaient celles de M. de Mériolle avec M. deSainte-Austreberthe ?

— Je ne sais s’il existait des relations entreM. de Cheylus et M. de Mériolle, cependant jene le crois pas. Quant à Mériolle, il ne connais-sait pas M. de Sainte-Austreberthe, lorsque ce-lui-ci est venu pour la première fois à Château-Pignon.

— Vous en êtes sûr ?

— J’étais présent à l’entrevue, j’en suis cer-tain ; seulement ils se sont liés très rapidementet ils sont devenus inséparables.

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— Inséparables ?

— À ce point qu’une affaire qui eût pu lesbrouiller n’entama même pas leur intimité.Dans une partie qui a duré deux nuits et unjour, M. de Sainte-Austreberthe a gagné70,000 fr. à Mériolle.

— Et M. de Mériolle pouvait-il payer ces70,000 francs ?

— Je crois que cela le gênait beaucoup, caril est ruiné ; en tous cas, il n’a pas tenu rancuneà son vainqueur.

— La demande de M. de Sainte-Austre-berthe était-elle faite lorsque cette partie a eulieu ?

— Je ne crois pas.

— Bien, cela suffit.

— Croyez-vous donc que M. de Sainte-Aus-treberthe s’est fait appuyer par Mériolle ? Ce-lui-ci n’a aucune influence sur M. Donis.

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— Je cherche et je crois que je trouverai ;pour le moment, restons-en là.

— Me permettez-vous de vous revoir ?

— Assurément ; je vous engage même àvous loger dans cet hôtel : nous pourrons nousvoir ainsi plusieurs fois par jour, et je vous tien-drai au courant de mes démarches. Je ne peuxpas vous dire que vous épouserez Marthe ; ce-pendant je vous engage à ne pas désespérer,tout n’est pas fini. Au revoir.

M. Azimbert retourna à l’hôtel de l’avenuede Messine ; il était deux heures et demie lors-qu’il y arriva. Il fit demander à madame Donissi elle pouvait le recevoir ; presque aussitôtelle entra au salon, et M. Azimbert remarquaqu’elle était en toilette de ville et coiffée d’unchapeau.

— Je regrette de vous empêcher de sortir,dit-il ; mais j’ai à vous entretenir d’un sujet dela plus grande importance.

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— J’ai tout le temps de vous entendre, ditmadame Donis en s’asseyant ; je sortirai plustard, rien ne presse.

Elle souriait à M. Azimbert en prononçantces quelques mots de politesse : elle fut sur-prise du regard étrange qu’il fixait sur elle,mais elle ne s’en inquiéta pas autrement :M. Azimbert sans doute subissait l’influence deMarthe.

— Le sujet qui m’amène, continua M. Azim-bert, c’est le mariage de ma petite-fille : Martheconsent à épouser M. de Sainte-Austreberthe.

— C’est là une bonne nouvelle. M. Donisdésire vivement ce mariage ; jamais il n’auraitconsenti à accepter M. Heyrem pour gendre.Il serait résulté de cette situation un embarrastrès grand, sans parler des souffrances deMarthe, qui eussent été pénibles. Cette déter-mination, qui tranche tout, me paraît sage etheureuse.

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— Je n’en doute pas ; mais, à moi, elle pa-raît déplorable.

— Vous n’aimez pas M. de Sainte-Austre-berthe ?

— J’ai pour lui le plus profond mépris, carje le connais ou tout au moins je sais sur soncompte des choses qui me mettent à mêmede l’apprécier à sa juste valeur. Mais ce n’estpas de lui que j’ai souci, c’est de ma petite-fille. Marthe n’a pas pris la détermination queje vous annonce librement ; on a pesé sur elle,on l’a circonvenue et, par une série d’intrigueset de machinations, on a violenté sa volonté.Aussi suis-je bien décidé à m’opposer à ce ma-riage, qui ne se fera pas.

— Il faut faire connaître ces machinationset ces intrigues à M. Donis ; car, si Marthe aété trompée comme vous le soupçonnez…

— Je ne soupçonne pas, je sais.

— Si Marthe a été trompée, M. Donis a dûl’être aussi ?

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— Il l’a été comme Marthe ; on a pesé surlui, comme on a pesé sur elle.

— Il faut le détromper.

— C’est sur vous que je compte, et c’est ceque je viens vous demander de faire.

— Il est dit que de tous côtés on me de-mandera d’intervenir dans ce mariage : M. deSainte-Austreberthe d’abord, mon mari en-suite, puis Marthe ; vous enfin, monsieur. Toutle monde a voulu successivement m’obliger àentrer dans cette affaire, en dehors de laquelleje tenais tant à rester.

— Il est bien malheureux que vous n’ayezpas réalisé votre intention ; mais, puisque cemariage n’est pas fait, il est temps encore pourvous de revenir en arrière.

— Et que voulez-vous de moi, monsieur ?

— Je veux que vous empêchiez ce mariageet que vous répariez le mal que vous avez fait.

— Mais quel mal ai-je donc fait ?

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— Ne m’obligez pas à entrer dans des dé-tails pénibles : vous devez me comprendre,vous me comprenez trop bien.

— Je vous jure, monsieur, que je ne vouscomprends pas du tout, et votre accusation esttellement extraordinaire que je vous demandede l’expliquer ; je le désire, vous le devez.

M. Azimbert hésita un moment ; puis, bais-sant la voix et détournant la tête :

— J’étais hier dans le parloir quand vousavez reconduit M. de Mériolle ; placé derrièreune glace qui me cachait, j’ai entendu votreconversation entière.

Madame Donis était sur un canapé faisantface à M. Azimbert, assis sur un fauteuil ; enentendant ces paroles elle se cacha le visageentre ses deux mains.

Ils restèrent, durant deux ou trois minutes,silencieux ; madame Donis, la tête enfoncéedans le coussin vers lequel elle s’était détour-née ; M. Azimbert les yeux attachés sur une

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fleur du tapis. Enfin le silence devenant troplong, M. Azimbert reprit la parole, mais sansrelever les yeux.

— Vous m’avez contraint à parler, il fautmaintenant aller jusqu’au bout et je dois vousindiquer ce que j’attends de vous. Quant à cequi touche Donis, je n’ai rien à vous dire : unefemme qui a eu le malheur de commettre unepareille faute doit trouver en elle des moyensd’expiation ; je laisse à votre conscience le soinde trouver ce que vous devez faire pour votremari.

Madame Donis n’avait pas bougé : la têteenfoncée dans le coussin, elle avait l’immobi-lité d’une morte ; au soulèvement saccadé deses épaules, on devinait seulement qu’elle étaitvivante.

— C’est de Marthe seule que j’ai souci pourl’heure présente, et voici ce que vous devezfaire pour elle : vous devez empêcher son ma-riage avec M. de Sainte-Austreberthe, et dans

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deux jours M. de Sainte-Austreberthe doit-êtreconsigné à votre porte.

Madame Donis resta toujours immobile, nebougeant pas, ne répondant pas.

— Ne m’avez-vous pas compris, madame ?dit M. Azimbert après avoir attendu durant as-sez longtemps.

— Non, monsieur, dit enfin madame Donisà voix basse et en parlant entre ses mains.

— Ce que je demande est cependant biensimple : défaites ce que vous avez fait, ouvrezles yeux que vous avez fermés, éclairez l’espritque vous avez abusé ; empêchez M. de Sainte-Austreberthe d’épouser Marthe.

— Je vous entends, je ne vous comprendspas ; je n’ai jamais appuyé les prétentions deM. de Sainte-Austreberthe.

— Madame !

— Je vous le jure, monsieur.

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— Que vous veuillez me tromper, cela n’amalheureusement rien qui m’étonne ; mais jene peux croire ni vos paroles, ni vos serments,et le moyen de défense que vous paraissezvouloir adopter n’a aucune prise sur moi, car jesais comment ce mariage a été préparé et com-ment M. Donis a été amené à l’accepter. M. deSainte-Austreberthe s’est fait l’ami de M. deMériolle ; il lui a gagné une somme considé-rable, que celui-ci n’a pu payer. Pour s’acquit-ter M. de Mériolle lui a donné en payementl’influence qu’il avait sur vous ; de votre côté,vous avez donné à M. de Mériolle, à qui vousne pouvez rien refuser, l’influence que vousaviez sur votre mari. Et voilà comment cepauvre Donis en est arrivé à vouloir ce ma-riage.

— Je vous jure que je ne sais pas un mot dece que vous me dites, je vous jure que je n’aijamais influencé M. Donis.

— Il m’est pénible de vous dire que je nepeux pas accepter vos serments, et que je ne

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veux pas entrer dans une discussion avec vous.En deux mots, voici ce que je veux : agissez surM. de Sainte-Austreberthe, agissez sur M. deMériolle, agissez sur votre mari, agissez sur quivous voudrez, cela m’importe peu. Ce que jedemande, ce que j’exige, c’est que ce mariagene se fasse pas.

— Vous me demandez une chose impos-sible.

— Je vous ai dit que je ne voulais pas discu-ter. Si vous ne voulez pas éclairer votre mari, jem’en chargerai ; cela me sera douloureux, maisil n’y a rien que je ne sois décidé à faire poursauver ma petite-fille. Ne m’obligez pas à mon-trer à Donis les moyens qui ont été employéspour forcer son consentement.

À ce moment, un valet annonça M. le vi-comte de Sainte-Austreberthe.

Madame Donis voulut répondre qu’elle nepouvait pas recevoir, mais M. Azimbert inter-vint.

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— Recevez-le, au contraire, dit-il, et profi-tez de l’occasion que la Providence vous en-voie.

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XXXI

Sainte-Austreberthe entra dans le salon, lé-ger, souriant comme à l’ordinaire, et il vint ser-rer la main de madame Donis avec ces dé-monstrations de politesse respectueuse quiétaient un des traits de son caractère.

Quant au vieux bonhomme à cheveuxblancs qu’il aperçut devant lui, il y fit à peineattention : un indigène de la Gironde de pas-sage à Paris sans doute, une espèce.

— M. Azimbert, dit madame Donis rappe-lée à ses devoirs de maîtresse de maison, per-mettez-moi de vous présenter M. le vicomte deSainte-Austreberthe.

À ce nom, la physionomie de Sainte-Austre-berthe changea instantanément d’expression :elle était indifférente, elle devint affable.

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— Ah ! monsieur ! dit-il en s’inclinant, queje suis heureux de vous rencontrer ; ce m’estun vrai bonheur de connaître enfin le grand-père de mademoiselle Marthe, de celle dontj’espère être bientôt le mari.

— L’honneur serait grand, en effet, ditM. Azimbert après un long instant de silence,pendant lequel il avait regardé Sainte-Austre-berthe en face ; mais vous allez beaucoup tropvite, monsieur, en vous disant déjà le mari dema petite-fille ; vous ne l’êtes pas encore.

— J’espère le devenir, et c’est là seulementce que j’ai dit.

— En tout cas, vous prenez vos désirs pourdes espérances : c’est un tort, et je dois vousprévenir que ces espérances ne se réaliserontpas.

Décontenancé par le regard de M. Azim-bert, Sainte-Austreberthe se troubla :

— Ce langage, dit-il, a tout lieu de me sur-prendre.

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— Je comprends cela, vous ne vous atten-diez pas, n’est-ce pas, à l’entendre ? Madamevoudra bien vous l’expliquer ou tout au moinsvous donner les raisons qui me l’ont dicté ; jelui laisse ce soin, certain qu’elle s’en acquitteramieux que je ne pourrais le faire moi-même.

Et avant que madame Donis et Sainte-Aus-treberthe fussent revenus de leur surprise, il seleva et partit sans se retourner.

Madame Donis et Sainte-Austreberthe res-tèrent assez longtemps sans parler après cettesortie extraordinaire : elle était haletante surson canapé, et lui se tenait debout dans une at-titude embarrassée. Enfin il rompit le silence :

— Voilà un brave vieillard, dit-il d’un airrailleur, qui a le parler rude. Comme il y va !Les Landes sont décidément un pays tout àfait primitif, et les aborigènes sont comme leurpays.

Sainte-Austreberthe croyait que madameDonis allait l’interrompre pour lui faire des ex-

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cuses : c’était ce qu’elle devait, puisque l’injureavait été commise dans sa maison. Mais il vitqu’il pouvait continuer longtemps ainsi, sans latirer de sa réflexion ; il changea de sujet. Enréalité, il se souciait fort peu de l’accueil de cebonhomme, et il avait une préoccupation plussérieuse. Que signifiaient au juste ces parolessur ses espérances ?

— Quoique brutal, dit-il, il n’est pas clairdans ses discours ; heureusement vous devezles compléter et les expliquer. Je suis curieuxde connaître les raisons qui ont dicté ses pa-roles ; comme dit M. Azimbert, est-il vrai quevous puissiez me les donner ?

Madame Donis releva la tête ; Sainte-Aus-treberthe ne l’avait jamais vue si pâle.

— Ces raisons, dit-elle d’une voix trem-blante, mais qui s’affermit bientôt, sont tou-jours les mêmes : ce sont celles qui ont décidéla fuite de Marthe.

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— Alors il est inutile de vous fatiguer à meles répéter, je les connais.

— Je crois au contraire devoir insister ; carleur persistance leur donne une valeur de jouren jour plus sérieuse, au moins à mes yeux.

— À vos yeux, madame ?

— Sans doute. Que Marthe ait, aux pre-mières propositions de son père, répondu parun refus, cela n’avait rien de bien grave, et l’onpouvait croire qu’elle reviendrait sur ses pre-mières impressions formées à la légère ; mais,au lieu de revenir, elle a avancé dans un sensopposé : elle a pris la fuite pour se soustraireà…

— Dites à ma présence, cela est vrai.

— Maintenant revenue ici ou plus juste-ment ramenée malgré elle, et voyant le désirde plus en plus persistant de son père de vousla donner en mariage, elle accentue son refuset emploie tous les moyens pour échapper à cemariage. Je dis que cela est grave, très grave,

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et de nature à vous donner à réfléchir. Ce sontces raisons que M. Azimbert vient de m’appor-ter de la part de Marthe, en me demandant deles faire valoir auprès de vous.

— Êtes-vous bien certaine qu’elles viennentde mademoiselle Marthe elle-même, et non dece vieux philosophe seulement ?

— Il me semble que Marthe s’est prononcéeassez de fois, pour qu’il ne soit pas possible dedouter de ses sentiments.

— Qu’elle se soit prononcée autrefois dansce sens, cela n’est que trop certain ; mais jene parle pas d’autrefois, je parle d’aujourd’hui.Êtes-vous bien certaine qu’aujourd’hui made-moiselle Marthe refuse de ratifier le consente-ment de son père ?

— Vous venez d’entendre M. Azimbert.

— M. Azimbert, oui, parfaitement ; maisnon mademoiselle Marthe.

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— Il a parlé au nom de Marthe, il est leconfident de toutes ses pensées ; elle a pourlui une vive amitié, elle a une confiance abso-lue en lui, inspirée autant par la tendresse quepar l’estime. Il est bien certain qu’il vient denous répéter ce qu’elle l’a chargé de dire ; cesont les propres paroles de Marthe que vousvenez d’entendre, prononcées seulement avecplus de force. Elle n’a pas osé affronter votreprésence, c’est son grand-père qui a pris saplace.

— Il y a du vrai là-dedans, mais ce vraine se rapporte pas à la situation présente.M. Azimbert a traduit les sentiments que ma-demoiselle Marthe éprouvait lorsqu’elle étaitprès de lui, mais j’ai tout lieu de croire que cessentiments ont changé. J’ai eu le plaisir en ef-fet de me trouver en tête-à-tête avec mademoi-selle Marthe avant-hier, et j’ai pu lui parler ; jecrois que mes paroles ont produit sur elle uncertain effet.

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C’était donc Sainte-Austreberthe qui avaitarraché à Marthe sa résolution. Comment ? Parquels moyens ? En tout autre moment, ma-dame Donis eût peut-être pu diriger l’entretiende manière à l’apprendre. Mais elle était dansun tel état d’excitation et d’angoisse, qu’elle nese sentait pas maîtresse de sa parole. Les motslui échappaient sans qu’elle eût conscience deleur portée, et elle suivait mal les réponsesde Sainte-Austreberthe. Si grand besoin qu’elleeût de savoir la vérité, elle n’osait pas la pro-voquer ; elle avait peur de se livrer en la cher-chant, et même elle avait peur de l’apprendre.Cependant il fallait parler ; il fallait faire unetentative, – la dernière.

— Si habiles qu’aient été vos paroles, dit-elle, elles n’ont pu changer les sentiments deMarthe, et il me semble qu’elles n’ont dû chan-ger que sa volonté, si réellement cette volontés’est modifiée dans le sens que vous espérez.

— La nuance est délicate entre le consente-ment et le sentiment.

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— Et c’est pour cela qu’elle doit vous tou-cher. Vous ne voudriez pas d’une femme quiaurait dit « oui » des lèvres et « non » du cœur.Eh bien ! je crains que ce ne soit là ce qui arriveavec Marthe. En parlant à Marthe de son père,en intéressant, en exaltant sa tendresse.

— C’est précisément ce que j’ai fait ; je luiai montré que notre mariage assurait la tran-quillité et le bonheur de son père.

Sous le regard de Sainte-Austreberthe, quisoulignait ces paroles, madame Donis sentitque le cœur lui manquait, elle espéra qu’elleallait étouffer ; mais bientôt elle se remit. Elleétait comme l’oiseau qui est enfermé dans unechambre, et qui voltige çà et là, éperdu, espé-rant trouver une issue, il vole à la fenêtre, sebrise la tête contre la vitre, tombe, se relève,vole de nouveau, retombe encore, et persistetoujours, tant qu’il lui reste un souffle. Ellecontinua :

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— Vous avez pu par ce moyen tout-puis-sant, amener Marthe à céder ; mais après ? Onne se marie pas pour son père, on se mariepour soi parce qu’on aime. Croyez-vous queMarthe vous aime ?

— C’est une question que j’examinerai plustard.

— Oui, mais c’est une question que nousdevons, nous, examiner tout de suite. Quand jedis nous, je veux parler de M. Donis et de moi.

— De vous, madame ?

— Sans doute, jusqu’à ce jour, j’ai voulu nepas intervenir dans le mariage de la fille demon mari, mais c’est parce que j’espérais qu’ilse ferait en toute liberté.

— Est-ce que vous allez me déclarer laguerre et vous ranger parmi mes adversaires ?

— Je trouve que le mariage de Marthe dansces conditions est impossible.

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— Et vous voulez-vous y opposer, vous,madame, vous ?

— Mon devoir m’oblige à éclairer mon ma-ri.

— Allons, décidément, vous voulez m’ame-ner à renoncer à ce mariage, et, en me mon-trant M. Azimbert, mademoiselle Marthe etvous ligués pour me barrer le passage, vous es-pérez me repousser. Il faut vraiment, pour ris-quer cette entreprise, que vous obéissiez à unepression irrésistible, ou bien il faut que je mesois bien mal expliqué avec vous lors des deuxentretiens que nous avons eus au sujet de cemariage. Je dois donc m’expliquer aujourd’huiplus clairement ; je vais le faire. Seulement,n’oubliez pas que c’est vous, madame, qui m’yobligez par votre opposition.

Madame Donis ne répondit pas, mais ellepâlit au point d’être complètement décolorée.Cependant elle resta la tête haute, regardant

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devant elle ; ses yeux, perdus dans le vague, nevoyaient pas.

— Je pensais, continua Sainte-Austre-berthe, que vous aviez apprécié à sa valeur ladiscrétion avec laquelle j’avais demandé votreconcours, et vous l’avais fait demander parM. de Mériolle ; il m’en coûte beaucoup devous dire aujourd’hui qu’au lieu de me présen-ter en suppliant, j’aurais pu parler haut et exi-ger, si j’avais été un autre homme.

— Monsieur…

— Je n’avais qu’à mettre en vos mains lalettre que voici, en vous demandant unéchange.

Il lui présenta la photographie du billet quilui avait été confié par M. de Mériolle ; puis,sans regarder, il se tourna vers la fenêtre. Lefroissement d’un papier le fit se retourner.

— Vous pouvez le détruire, dit-il. J’ai dixautres copies pareilles que j’ai fait faire quandM. de Mériolle a eu la coupable faiblesse de me

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livrer l’original ; car je voulais vous débarras-ser de ce sot personnage, et je n’avais que cemoyen de le tenir.

Madame Donis était atterrée ; Sainte-Aus-treberthe lança un rapide coup d’œil de son cô-té, mais il ne put pas voir son visage, sa têteétant inclinée sur sa poitrine.

— Comprenez, dit-il, qu’il ne faut pas pous-ser à bout l’homme qui a aux mains une armepareille : la nature humaine est faible et ledésespoir peut l’entraîner à un crime, même àune lâcheté. Ne me réduisez pas au désespoir ;ne vous opposez pas à mon mariage qui se fe-rait malgré vous. Soyons amis plutôt. Je vousassure que j’ai pour vous une sympathie vive,très vive, pour votre esprit, pour votre beau-té. Je vous débarrasserai de ce grand garçon,qui n’est qu’un niais, dangereux par sa naïve-té ; vous ne le reverrez jamais et par moi vousn’entendrez jamais parler de lui. C’est un grandmalheur pour une femme de mal placer ses af-fections : que n’était-il un homme intelligent au

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lieu d’être un sot ! Oublions tous deux ce quivient de se passer dans ce salon, et vous trou-verez toujours en moi l’homme que j’ai été de-puis que j’ai le bonheur de vous connaître.

Il y eut un moment de silence qui se prolon-gea pendant plusieurs minutes. Enfin madameDonis releva la tête, et regardant Sainte-Aus-treberthe en plein visage :

— Vous pouvez me déshonorer, dit-elle,mais je ne me déshonorerai pas moi-même.

— J’aurai le plaisir de vous voir demain ;la réflexion, madame ! ne vous roidissez pascontre la réflexion et son influence salutaire.

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XXXII

Après que Sainte-Austreberthe fut parti,madame Donis s’affaissa ; elle était écrasée parles coups qui venaient de s’abattre sur elle,frappant sans relâche, sans pitié, sans lui lais-ser le temps de respirer. Les murs dansaientautour d’elle ; il lui semblait que le plafonds’abaissait sur sa tête et que le parquet se sou-levait sous ses pieds.

Peu à peu elle parvint à ressaisir sa volontéet à se reconnaître. La lumière qu’elle portaalors dans sa situation lui en fit sonder l’hor-reur dans toute son étendue. Elle était perdue,sans secours possible, puisqu’elle l’était à sespropres yeux. Se défendre contre M. Azimbert,à quoi bon ? contre Sainte-Austreberthe, dansquel but ? elle ne pouvait pas se défendrecontre elle-même.

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Elle se leva et, allant s’appuyer sur la ta-blette de la cheminée, elle se regarda longue-ment dans la glace. Comme elle était pâle ! Desa main tremblante, elle lissa ses cheveux surson front : puis, ayant baissé sa voilette, qui luicacha le visage jusqu’aux lèvres, elle sortit.

Un valet était assis dans le vestibule.

— Savez-vous à quelle heure monsieur doitrentrer ? dit-elle.

— À six heures.

— Et quelle heure est-il maintenant ?

— Trois heures et demie.

Elle descendit l’avenue de Messine ; ellemarchait comme si elle avait été enveloppéed’un épais brouillard, ne voyant rien, ni lesmaisons, ni les voitures, ni les passants.

Arrivée sur le boulevard Malesherbes, ellereleva sa voilette et se mit à regarder autourd’elle en s’efforçant de surmonter son trouble.

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Mais, ne trouvant pas ce qu’elle cherchait, ellearrêta un sergent de ville.

— Voulez-vous avoir la complaisance dem’indiquer un pharmacien ? dit-elle.

— Au coin de la première rue à droite.

En voyant entrer chez lui une femme élé-gamment vêtue, le pharmacien vint au-devantd’elle en soulevant sa toque de velours bleu.

— Je voudrais une fiole de laudanum, dit-elle.

— Vous avez une ordonnance de votre mé-decin ?

— Non, mais c’est inutile ; je sais la quanti-té qui m’est nécessaire.

— Désolé, dit le pharmacien en se décoif-fant tout à fait et en tournant sa toque entre sesmains ; mais nous ne pouvons donner du lau-danum sans ordonnance. Madame doit savoirque cela nous est interdit.

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— Je ne puis avoir d’ordonnance de monmédecin à cette heure, dois-je attendre jusqu’àdemain ?

— Puis-je demander à quel usage vous vou-lez employer ce laudanum ?

— C’est pour des douleurs de dents.

— Une odontalgie nerveuse alors, car ma-dame a des dents magnifiques.

— Oui, c’est cela.

— En frictions sur la partie douloureusesans doute ?

— Oui.

— Alors une petite quantité suffit.

Il alla vers son élève et lui dit quelquesmots. Bientôt celui-ci tendit à madame Donisune petite fiole dans laquelle il avait versé huitou dix gouttes à peine de laudanum, et sur la-quelle il n’avait pas collé d’étiquette.

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— La quantité que vous avez là, dit le phar-macien, ne peut pas causer d’accidents ; ce-pendant je suis en contravention avec la loi,car enfin, en allant chez plusieurs pharmacienset en réunissant ainsi beaucoup de petitesquantités, on finirait par en faire une grande.

Et, enchanté de cette malice naïve, il frisases deux longues mèches de cheveux, qui,prises derrière son crâne dénudé, se rejoi-gnaient sur son front.

Madame Donis continua à descendre leboulevard. En marchant, elle serrait convulsi-vement dans la poche de sa robe la fiole qui al-lait lui donner la délivrance ; en même temps,elle examinait les magasins devant lesquelselle passait. Elle ne tarda pas à trouver un nou-veau pharmacien et elle entra.

À sa demande, ce second pharmacien fit laréponse qu’avait faite le premier : on ne don-nait pas de laudanum sans ordonnance.

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— Une petite quantité, quelques gouttesseulement.

— Ni grande ni petite quantité : la loi estformelle, je me conforme à la loi.

Puis, levant les yeux sur madame Donis etla regardant à travers sa voilette :

— Si je devais y manquer, ajouta-t-il, ce neserait pas pour une personne que je verraisdans un tel état de surexcitation nerveuse.

Elle sortit. Où aller ? Elle resta un montentindécise sur le trottoir ; un engourdissementl’avait anéantie. Elle ne savait plus ; son plan sidifficultueusement ébauché venait de s’écrou-ler. Que faire ? où aller ?

Ses yeux furent attirés par un cocher qui,s’étant arrêté devant elle, lui faisait des offresde services. Une idée lui traversa l’esprit, ellemonta en voiture.

— Au Grand-Hôtel, dit-elle.

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La cour de l’hôtel était comme à l’ordinairepleine de monde ; il y avait foule surtout au ca-fé, dont les tables avaient été avancées jusquedevant le perron. En toute autre circonstance,elle eût tremblé d’affronter les regards de cescurieux qui, le cigare à la bouche et le lorgnondans l’œil, dévisagent les femmes obligées detraverser la cour : elle eût cru qu’on lirait dansses yeux ou qu’on devinerait dans sa démarchele numéro de la chambre qu’elle cherchait.Mais elle avait l’esprit ailleurs qu’à ces timidi-tés, et elle passa la tête haute, marchant vite,ne voyant personne.

Dans l’escalier cependant, elle fut obligéede s’arrêter : le cœur lui manquait, la honte etl’émotion l’étouffaient. À la pensée qu’elle al-lait revoir celui qui l’avait perdue, elle se sen-tait défaillir : lui qu’elle avait tant aimé !

Elle réagit contre ce trouble et ses souve-nirs ; la volonté lui rendit des forces, elle conti-nua de monter. Un domestique qu’elle rencon-tra sur le palier lui indiqua le corridor qu’elle

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devait suivre, car elle était incapable de se diri-ger elle-même ou de se rappeler les indicationsqui lui avaient été données. Que lui importaitd’ailleurs de dire où elle allait ? Que lui impor-tait la curiosité de ceux qui la regardaient pas-ser ? C’est le sentiment de la conservation etle ménagement du lendemain qui font la peur :elle n’avait plus rien à conserver, ni son hon-neur ni sa vie ; elle n’avait pas de lendemain.

Elle passa devant une chambre où se te-naient les domestiques chargés du service decette partie de l’hôtel ; ils la regardèrent cu-rieusement, et, quand elle se fut éloignée dequelques pas, elle entendit une femme dechambre qui disait à une de ses camarades :

— En voilà une qui a joliment l’air de cher-cher son amant.

Son amant ! Oui, c’était son amant qu’ellecherchait, c’était à un rendez-vous qu’elle al-lait. Tout le monde savait donc maintenantqu’elle avait un amant, tout le monde connais-

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sait son secret horrible : Sainte-Austreberthe,M. Azimbert, Marthe, qui en avaient lespreuves ; ces femmes de chambre, qui le devi-naient rien qu’à la voir passer. Cela était écritsur son visage : elle portait un écriteau sur le-quel on lisait sa honte, comme ces malheu-reuses qu’on promenait nues par les rues, surun âne, au moyen âge.

Elle n’eut pas besoin de frapper à la portedu numéro 33 ; lorsqu’elle arriva devant ce nu-méro, la porte s’ouvrit d’elle-même, tirée del’intérieur par une main invisible.

Elle s’arrêta un moment, indécise, puis elleentra résolûment.

C’était M. de Mériolle, qui, guettant son ar-rivée, avait ouvert la porte lorsqu’il avait en-tendu le bruissement de sa robe et le craque-ment de ses bottines.

Au lieu de se tourner vers elle et de lasuivre, il resta occupé à fermer soigneusementla porte à clef et au verrou. Alors seulement

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qu’il eut pris cette précaution contre la curiosi-té d’un domestique ou l’erreur d’un voyageur,les seules choses qu’il craignît, il se retourna etse dirigea vers elle, les bras ouverts, souriant.

— Comme tu viens tard ! dit-il ; je désespé-rais presque de te voir arriver.

Il avait fait toilette pour la recevoir – unetoilette négligée : un veston bleu brodé d’oret des pantoufles vernies brillantes comme unmiroir ; – dans le vase posé sur la table, s’épa-nouissait un gros bouquet de roses dont le par-fum, se mêlant à l’odeur des cosmétiques, avaitformé une atmosphère qui portait à la tête ; lesrideaux des fenêtres avaient été hermétique-ment clos et la chambre se trouvait plongéedans une sorte d’obscurité.

Madame Donis s’était appuyée contre lemarbre de la cheminée, et elle restait là, hale-tante, sa voilette toujours abaissée sur son vi-sage.

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— Comme tu trembles ! dit M. de Mériolleen s’approchant d’elle. Pourquoi cette émo-tion ? Tu n’as rien à craindre, la porte est bienfermée.

Il ouvrit les bras pour l’enlacer ; mais de lamain, sans le toucher, elle l’arrêta devant elle.

— Ne m’approchez pas ! dit-elle.

— Es-tu folle ? Je t’assure qu’il n’y a aucundanger ; nous n’avons jamais été aussi bien ensûreté que dans cette chambre.

Restant sa main toujours tendue, elle quittala cheminée et se dirigea vers la fenêtre. Elletâtonna un moment dans la draperie, puisayant enfin trouvé le cordon de tirage, elle ou-vrit en grand les rideaux.

— C’était pour toi, dit-il, car pour moij’aime bien mieux la lumière.

Elle se retourna vers lui. Alors il vit son vi-sage éclairé, et il recula épouvanté.

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— Qu’as-tu, dit-il, que se passe-t-il ? Tu mefais peur. As-tu rencontré quelqu’un ?

Elle releva son voile sans répondre et le re-garda longuement.

Il n’osa plus l’interroger et resta interditsous ce regard qui le glaçait. Était-elle folle ?Pourquoi paraissait-elle vouloir plonger dansson âme et fouiller sa conscience ?

Enfin elle détourna les yeux et, ayant tiré desa poche un papier froissé, elle le lui tendit :

— Lisez cela.

Au premier coup d’œil, il reconnut la lettrephotographiée qu’il avait vue entre les mainsde Sainte-Austreberthe.

— C’est donc cela ? dit-il d’une voix sourdeen baissant la tête ; le misérable ! il vous amontré cette lettre.

— Qui est le misérable ?

— Il faut que je vous explique, s’écria-t-il ;si vous saviez…

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— Vous l’avez vendue, vous m’avez venduepour une somme d’argent.

— Cela n’est pas vrai, j’ai été trompé parlui ; il m’a arraché cette lettre d’une façonlâche.

— Qui est le lâche ?

— Écoutez-moi, Éléonore.

— Ne prononcez pas mon nom.

— Ne me condamnez pas sans m’entendre,j’ai été victime d’une infâme machination.

— Que m’importe votre justification ? dit-elle avec un suprême dédain ; croyez-vous queje suis venue ici pour entendre votre plaidoyeret vous demander des preuves de votre inno-cence ? Je suis venue pour vous dire que vousm’avez tuée, et pour faire de ma main cetteblessure à votre conscience, si vous avez uneconscience.

— Écoutez-moi au moins, écoutez-moi !

— Votre voix me fait horreur.

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Elle se dirigea vers la porte ; il voulut la re-tenir : d’un geste, elle le cloua sur le parquet.

— Ouvrez cette porte, dit-elle.

Il voulut obéir, mais il fut longtemps avantde pouvoir faire jouer la serrure ; alors il revintvers elle.

Elle passa devant lui, la tête haute, les yeuxbaissés. Il tendit vers elle ses mains sup-pliantes ; elle ne se détourna point et continuade marcher d’un mouvement automatique.

Cependant, arrivée à la porte, elle s’arrêtaet revint sur ses pas.

— Vous ne partirez pas ainsi, s’écria-t-il,vous m’écouterez !

Mais il se trompait, elle ne revenait pasl’écouter. Elle prit la lettre qui était restée surla table et, ayant allumé une allumette, ellebrûla ce terrible morceau de papier, qui tombasur le tapis.

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— Voilà ce que vous avez fait de ma vie, dit-elle.

— Éléonore !

Elle lui tourna le dos et sortit, sans qu’ilosât la retenir.

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XXXIII

Elle descendit l’escalier en trébuchant ;mais pour traverser la cour elle se remit ; elleétait comme ces gens ivres qui sur un cheminplat titubent avec des zigzags effrayants, etqui dans un passage dangereux retrouvent leuraplomb pour quelques secondes.

Elle ne remonta point en voiture et se diri-gea vers l’avenue de Messine à pied : l’indigna-tion la portait.

Quel misérable ! C’était à cet hommequ’elle avait donné sa vie, à lui qu’elle avait sa-crifié l’honneur et le bonheur de son mari. Ellel’avait aimé, quelle honte ! Tout ce qu’il y avaitde souvenirs d’amour dans sa tête lui revintd’un seul coup et la suffoqua. Le rouge de lapudeur et de la fierté lui empourpra le visage.Elle avait permis qu’il la tutoyât, elle s’était

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donnée à lui ; elle s’était livrée, abandonnée ;pour lui elle avait inventé des caresses, il yavait des mots d’elle, des mots d’amour, qu’ilpouvait se rappeler et répéter.

En arrivant à la Madeleine, elle fut arrêtéepar un défilé de voitures qui allaient au bois.Dans leurs calèches, de jeunes femmes pas-saient vêtues de toilettes brillantes ; à leurs cô-tés ou en face d’elles étaient assis des hommesqui leur souriaient. Ces gens-là étaient heu-reux, ils s’aimaient. Les insensés, quel seraitleur réveil ?

Elle entra dans l’église et se jetant à genouxsur la pierre, elle pria dans un élan désespéré.Elle avait été élevée dévotement, et au seuilde la mort les idées de sa jeunesse lui reve-naient impérieuses : elle ne voyait plus de re-fuge qu’en Dieu. Le suisse s’approcha d’elle,car dans cette église mondaine, il n’était pointhabitué à voir les femmes élégantes se proster-ner dans un tel abandon ; il était convaincu quequand « on est comme il faut, » même dans

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la prière la plus ardente, on reste « comme ilfaut ».

En voyant cet homme majestueux tournerautour d’elle, elle se releva et sortit de l’église.Elle remonta le boulevard Malesherbes et netarda pas à arriver chez elle.

— Monsieur n’est pas rentré ? demanda-t-elle au valet, qui n’avait pas quitté le vestibule.

— Non, madame ; il n’est pas cinq heures.

— Où est-elle, mademoiselle Marthe ?

— Dans sa chambre, je pense.

— C’est bien, je n’y suis pour personne.

Au lieu de monter à sa chambre, elle entradans celle de son mari, et elle alla droit au bu-reau de celui-ci, dont elle ouvrit le premier ti-roir qui ne fermait pas à clef. Il s’y trouvait unrevolver. Elle le prit et regarda s’il était chargé.Il l’était. Elle l’emporta dans sa chambre.

Alors elle défit son chapeau et son man-teau ; puis, s’asseyant devant un secrétaire,

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elle prit du papier et une plume pour écrire.Mais elle resta assez longtemps la main levéeau-dessus de son encrier, cherchant ce qu’elleallait dire et ne le trouvant pas.

Quoi dire, en effet ? C’était à son mariqu’elle voulait écrire. Comment lui apprendrequ’elle se tuait ? Quel coup, quelle douleurpour lui ! Cependant mieux valait encore cettedouleur que celle que lui causerait la vérité.Morte, il la pleurerait, le malheureux ! lui quil’aimait tant.

Ce fut à cela qu’elle s’arrêta. Elle n’avaitpas le temps de chercher. Dans sa tête affoléed’ailleurs les idées passaient comme deséclairs sans qu’elle pût les saisir et leur donnerune forme. Elle se précipitait dans un tour-billon vertigineux. Il lui semblait qu’elle roulaitdans un abîme, et les sensations qui se succé-daient en elle étaient tellement douloureusesqu’elle avait hâte de tomber enfin au fond.

Elle écrivit :

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« Mon ami, je vais vous causer, à vous quiavez toujours été si bon, si tendre, si généreuxpour moi, une douleur affreuse ; mais il le faut,et je n’ai pas la liberté de résister à la mort quim’appelle : je suis sous la main de la fatalitéqui m’écrase. S’il m’avait été possible de vivre,soyez convaincu que j’aurais vécu pour vous ;mes jours auraient été consacrés à vous remer-cier du bonheur que vous avez voulu me don-ner, mais qui n’était pas fait, hélas ! pour moi.Dans votre généreuse bonté, ne vous repro-chez rien ; vous avez été pour moi le meilleurdes maris. Je suis seule coupable de ma des-tinée. Je n’ose vous demander de me pardon-ner ; cependant je vous sais si bon que j’espèreque vous ne maudirez pas ma mémoire. Aumoment de mourir, ce m’est une force de pen-ser que je vivrai dans votre souvenir. Je veuxrester sur cette idée consolante, je terminedonc ici cette lettre.

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» Adieu, mon ami, je meurs en pensant àvous, votre nom sur mes lèvres, votre imagedans mon cœur.

» ÉLÉONORE. »

Elle relut cette lettre, écrite rapidement aucourant de la plume, dans une écriture heur-tée ; puis elle y ajouta les lignes suivantes :

« Je vous adresse une dernière prière etj’espère que vous voudrez bien l’exaucer : nedonnez pas Marthe à M. de Sainte-Austre-berthe, elle ne l’aime pas ; il faut qu’une femmeaime son mari. »

L’adresse mise, elle porta cette lettre dansla chambre de son mari et la déposa sur sonbureau ; puis elle revint dans sa chambre. Lademie après cinq heures sonnait à sa pendule.Il fallait se hâter ; son mari pouvait rentrer

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avant le moment qu’il avait fixé, il ne devaitpas la retrouver vivante.

Elle se déshabilla rapidement et revêtit unsimple peignoir de linge ; puis, ayant armé lerevolver, elle se plaça devant la glace et le di-rigea sur sa poitrine.

Mais elle avait l’habitude des armes ; elleeut peur qu’en tirant sur la gâchette le canondéviât et que la balle glissât en effleurantseulement les chairs.

Elle changea donc la position du revolver,et elle prit la crosse dans sa main droite en di-rigeant le canon sur son poignet ; de cette fa-çon, en tenant le bras droit tendu devant elle eten poussant la gâchette de la main gauche, elleétait certaine de se frapper en pleine poitrine.

Elle désarma son revolver et répéta ce mou-vement deux fois comme un exercice, car lafièvre de la résolution s’était emparée d’elle etelle ne tremblait plus, elle n’hésitait plus : ellen’avait plus l’effroi vague de l’irrésolution et

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de l’inconnu, elle avait la mort certaine devantelle.

Elle arma de nouveau son revolver et pous-sa la gâchette : elle ressentit une commotionqui la fit chanceler, mais elle ne tomba paset ne lâcha même pas son arme. S’était-ellemanquée ? Elle regarda avec angoisse dans laglace ; elle était horriblement pâle et uneplaque de sang mouillait son peignoir. Si lecoup n’était pas mortel ? Elle remit tant bienque mal son bras en position, car elle sentaitune douleur profonde dans la poitrine, et elletira un second coup. Cette fois elle roula sur letapis.

Au moment où cette seconde détonation re-tentissait dans la maison, un domestique ac-courut dans la chambre et presqu’en mêmetemps Marthe arriva.

Ils coururent à madame Donis qui étaitétendue sur le côté, inondée de sang ; ils la re-levèrent et la portèrent sur son lit.

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Les domestiques étaient accourus.

— Un médecin, cria Marthe ; qu’on aillechercher un médecin ! Courez vite.

Madame Donis ouvrit les yeux.

— Renvoyez tous ces gens, dit-elle.

— Mais pour vous soigner.

— C’est inutile, il n’y a rien à faire ; vousn’épouserez pas M. de Sainte-Austreberthe, machère enfant.

En entendant ce mot prononcé dans cetteterrible catastrophe, Marthe fut touchée aucœur ; pour la première fois depuis son retourdans la maison paternelle, elle leva les yeuxsur sa belle-mère et leurs regards se confon-dirent.

— Pardonnez-moi le mal que je vous ai fait,dit madame Donis ; je ne suis pas coupablecomme vous devez le croire.

Marthe voulait lui porter secours. Mais quefaire ? Elle n’en savait rien. Cependant on lui

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présenta du linge et avec l’aide de la femme dechambre elle en fit des compresses pour arrê-ter le sang qui s’échappait par les deux bles-sures.

Pendant qu’elle s’occupait fiévreusement àces soins, un médecin arriva ; le docteur Hor-ton, qui, demeurant rue Miromesnil, était lepremier auquel on s’était adressé.

— Votre père va rentrer, dit madame Donisà Marthe, allez l’attendre en bas ; préparez-leau coup qui va le frapper ; trompez-le ; dites-lui que c’est un accident ; qu’il n’arrive que pro-gressivement à la vérité.

Puis, quand elle fut seule avec le médecin :

— C’est bien fini, n’est-ce pas ? dit-elle.Rassurez-moi ; ne me laissez pas, par unefausse pitié, l’idée que je puis être sauvée,adoucissez mes dernières minutes par la certi-tude que c’est fini.

Il examina les blessures : l’arme, pousséepar la pression de la main sur la gâchette,

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s’était relevée, et les balles, glissant sur la poi-trine, avaient pénétrés dans le cou.

— C’est bien grave, dit Horton ; je vais en-voyer chercher un chirurgien.

À ce moment on entendit un grand bruitdans l’escalier, et M. Donis se précipita dans lachambre. Il courut au lit.

— Ce ne sera rien, dit madame Donis luitendant la main et s’efforçant de sourire.

Il vit le sang qui inondait le lit, et sur le tapisil suivit la traînée brune jusqu’à la place où elleétait tombée.

— Qu’est-ce donc ? dit-il au médecin.

Celui-ci baissa la tête.

— J’ai envoyé chercher Carbonneau.

M. Donis se pencha sur le lit, et, prenantdoucement la main de sa femme :

— Comment êtes-vous ? Pouvez-vous meparler ? pouvez-vous me regarder ?

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— Ce ne sera rien, dit-elle d’une voix quifaiblissait ; et elle tourna vers lui ses yeux danslesquels la mort flottait déjà.

Il fut épouvanté, et, se relevant, il fit unsigne au médecin pour l’appeler dans sachambre.

— C’est très grave, dit Horton.

— Mais vous ne désespérez point, n’est-cepas ?

— Il faut toujours espérer.

M. Donis était devant son bureau, ses yeuxtombèrent sur la lettre qui y avait été placée ; ilreconnut l’écriture de sa femme. Il saisit cettelettre et la lut.

Tuée ! Elle s’était tuée. Éperdu, chancelant,il courut à son lit.

— Pourquoi, dit-il en se jetant à genoux eten prenant sa main, qu’il embrassa, pourquoi ?Je vous aimais tant, Éléonore, ma chèrefemme, que vous ai-je fait ? Je n’ai donc pas été

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bon pour vous ? Je ne vous aimais donc pas as-sez ? Mon Dieu ! mon Dieu !

Il éclata en sanglots.

— Pauvre ami, dit-elle en lui posant la mainsur la tête, pauvre ami !

Ils restèrent ainsi assez longtemps : M. Do-nis étouffait, et le docteur Horton, habitué ce-pendant au spectacle de la douleur, était émupar ce désespoir.

Carbonneau arriva.

— Sauvez-la ! s’écria M. Donis en pressantle célèbre chirurgien dans ses bras.

— Emmenez monsieur votre père, dit Car-bonneau en s’adressant à Marthe.

Les deux médecins restèrent seuls ; puis,après dix minutes d’examen, Carbonneau vintrejoindre M. Donis dans sa chambre.

— Vous allez la sauver ! s’écria celui-ci.Sauvez-la, rendez-la moi, ma fortune est àvous !

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— Du courage, mon cher monsieur, dit Car-bonneau.

— Ne vous en allez pas, je vous en prie ;sauvez-la !

— Rentrez près d’elle, mais ne la faites pasparler, ne la fatiguez pas ; je reviendrai ce soir.

M. Donis revint près de son lit.

— Donnez-moi votre main, dit-elle faible-ment, et restez là près de moi.

Elle tourna la tête vers lui.

— Oui, vous êtes bon, dit-elle. Pauvre ami,quelle douleur je vous apporte !

M. Azimbert entra dans la chambre, elle lereconnut ; alors elle dégagea doucement samain de celle de son mari et cessa de parler.Devant ce vieillard qui savait sa faute, elleavait honte de se montrer tendre.

— Je voudrais parler à M. Azimbert, dit-elle.

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M. Donis s’éloigna, soutenu par Marthe.

— J’ai fait justice, dit-elle ; Marthe épouse-ra Philippe.

Elle mourut dans la soirée.

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XXXIV

Après le départ de madame Donis, M. deMériolle était resté debout au milieu de sachambre, abasourdi, stupéfié. Hé quoi ! c’étaitainsi qu’elle le quittait. Elle n’avait voulu rienentendre.

Ses yeux tombèrent sur le bouquet de rosesqui s’épanouissait joyeusement au milieu de latable. Il l’arracha de dedans le vase et le jetaavec colère sur le tapis.

Jamais il n’avait éprouvé pareille honte, pa-reille humiliation. Comme elle lui avait parlé !Quel accent de mépris ! Quel regard outra-geant !

Après le premier moment donné à sapropre douleur, il pensa à celle de la femmequ’il avait perdue. La malheureuse, comme elle

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devait souffrir, elle si fière et si orgueilleuse !Qu’allait-elle faire ? Elle avait parlé de mourir.Était-ce possible ? Bien souvent, lui faisant desrecommandations d’être prudent et discret,elle lui avait dit que si jamais on savait qu’elleavait un amant, elle se tuerait ; et ce qu’elleavait dit, elle était femme à le faire. Mais alorsce serait épouvantable ; jamais il ne pourraitvivre avec cette responsabilité sur saconscience, avec ce remords.

Il fallait l’en empêcher, mais comment ? Letemps s’écoula sans qu’une idée possible seprésentât à son esprit bouleversé ; il suait d’im-patience et d’impuissance.

Enfin il se décida à aller à l’avenue de Mes-sine. C’était imprudent, dangereux peut-être ;mais il n’avait pas à choisir. Il la verrait, il luiparlerait.

Il s’habilla, et, tenant entre ses mains sonbeau veston brodé d’or, il le déchira dans unmouvement de rage.

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Pour se recueillir et se préparer, il décidad’aller à pied ; peut-être en marchant trouve-rait-il une bonne idée, l’idée, le mot décisifqu’il fallait prononcer.

En entrant dans l’avenue de Messine, fortpeu habitée à cette époque, il fut surpris de lavoir pleine de monde ; il y avait des groupessur le trottoir, et l’ont causait avec animationen poussant des exclamations et en faisant degrands bras.

Un sinistre pressentiment lui serra le cœur ;mais, n’osant interroger directement ces gens,il ralentit le pas pour les écouter.

— Deux coups de pistolets ; je les ai enten-dus, un d’abord, puis après quelques secondes,l’autre.

— Elle est morte ?

— Parbleu !

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— Non, elle n’est pas morte ; on dit qu’elleest à peine blessée. C’est en prenant le revolverpar le canon, que les coups sont partis.

— Allons donc ! elle s’est suicidée.

Tuée, morte ! Il allait interroger ces curieuxquand un domestique de l’hôtel passa en cou-rant. Il l’arrêta.

— Ah ! monsieur, dit le domestique, le re-connaissant, quel malheur ! Madame a reçudeux coups de revolver dans la poitrine ; elleest mourante.

Puis le domestique continua sa course, lelaissant au milieu de l’avenue.

Il resta là pendant quelques minutes, n’en-tendant rien de ce qui se disait autour de lui, serépétant machinalement le même mot : Mou-rante, mourante !

C’était par lui qu’elle était tuée, exactementcomme s’il eût tiré la balle qui venait de la frap-per.

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Il n’eut pas le courage d’aller jusqu’à l’hôtelet il n’osa même point passer devant. Revenanten arrière, il descendit la rue Miroménil, mar-chant à petits pas et s’arrêtant de place enplace.

Arrivé à la rue Saint-Honoré, son hésitationcessa : il avait pris sa résolution. À grands pas,il monta les Champs-Élysées jusqu’à la Sainte-Barbe. On lui-répondit que Sainte-Austre-berthe était sorti.

— Je vais l’attendre.

— M. le vicomte ne rentrera pas dîner.

— Où puis-je le trouver ? C’est pour une af-faire pressante.

— Quand M. le vicomte ne dîne pas cherdes amis, il dîne à son club ou bien chez Du-rand, ou chez Voisin, ou au café Anglais.

— Et ce soir ?

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— Oh ! ce soir, M. le vicomte ira sans douteau Théâtre-Français pour les débuts de made-moiselle Balbine.

M. de Mériolle redescendit les Champs-Ély-sées ; aux environs du Cirque, il lut l’affichedes Français ; on donnait le vieux répertoire ;Balbine jouait Lisette du Legs, au milieu de lasoirée.

À neuf heures, il entra au théâtre et cherchaSainte-Austreberthe ; à l’orchestre, dans lesloges, il ne l’aperçut point. On finissait les Plai-deurs, et autour de lui il y avait des gens quiriaient aux éclats. Pendant l’entr’acte, il se pro-mena dans les corridors, au foyer ; Sainte-Aus-treberthe ne se montra nulle part. Ne viendrait-il pas ?

Au moment où le rideau se levait sur leLegs, une loge vide jusque-là s’ouvrit, et Sainte-Austreberthe parut avec deux amis. M. de Mé-riolle respira ; il quitta son fauteuil et alla sepromener dans le corridor des premières loges.

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La pièce lui parut d’une longueur mortelle ; lesouvreuses le regardaient passer d’un air éton-né.

Enfin le rideau baissa, les portes des logess’ouvrirent et Sainte-Austreberthe sortit pouraller au foyer ; M. de Mériolle le suivit. Sainte-Austreberthe l’aperçut et le salua du bout de lamain. Alors il l’aborda.

— J’ai à vous parler, dit-il.

Les deux amis qui accompagnaient Sainte-Austreberthe voulurent s’éloigner.

— Ne vous éloignez pas, messieurs, je vousen prie ; je n’ai qu’un mot à dire à M. le vi-comte et je suis bien aise que vous l’entendiez.Alors, élevant la voix : — M. de Sainte-Austre-berthe m’a volé 70,000 francs au jeu et je viensles lui redemander.

Sainte-Austreberthe pâlit affreusement,mais il ne se laissa pas emporter.

— Où êtes-vous descendu ? dit-il.

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— Au Grand-Hôtel.

— C’est bien, vous recevrez mes témoinsdemain matin.

En sortant du théâtre, M. de Mériolle se fitconduire au numéro 8 de la rue de Luxem-bourg. C’était là que demeurait une espèced’hidalgo gascon, le baron de Castelmagnac,qui s’était fait un nom dans le monde parisienen se trouvant mêlé à plusieurs affaires d’hon-neur. M. de Mériolle l’avait rencontré à Biar-ritz, et, disciple né de toutes les célébrités à lamode, il s’était lié avec lui. Mais le baron n’étaitpas chez lui et il dut l’attendre jusqu’à minuit.

Quand le baron vit M. de Mériolle installé àpareille heure dans son salon, il devina tout desuite de quoi il était question.

— Un duel, n’est-ce pas, cher ami ?

— Oui, mon cher baron.

— Avec quelqu’un de notre monde, j’es-père ?

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— Avec le vicomte de Sainte-Austreberthe.

— Très bien.

M. de Mériolle raconta ce qui venait de sepasser au Théâtre-Français.

— Cela est très grave, et vous savez que sivous me confiez votre affaire, elle n’est plus lavôtre, elle est la mienne ; ce sera un duel sé-rieux, très sérieux.

— Je tuerai M. de Sainte-Austreberthe ou ilme tuera.

— Parfait alors, je suis votre homme ; quime donnez-vous pour second ?

— Qui vous voudrez.

— De mieux en mieux ; vous êtes un char-mant garçon, je vais vous arranger un dueldigne de vous.

Et le baron de Castelmagnac serra chaude-ment la main de M. de Mériolle. Il s’ennuyait,se reposait depuis longtemps ; il allait avoir

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une nouvelle affaire à raconter, qui serait sonaffaire.

Les dispositions arrêtées entre les témoinsfurent qu’on se battrait à Marnes, dans le parcd’une maison appartenant à un ami de Sainte-Austreberthe ; on échangerait cinq balles àvingt pas, on tirerait à volonté.

— Je crois que vous n’irez pas jusque-là,dit le baron en rendant compte de ces conven-tions, à M. de Mériolle ; vous savez que Sainte-Austreberthe est un tireur de premier ordre. Cesera un beau duel ; avec des témoins comme lemarquis de Virrieux et le commandant Mont-fort, tout se passera d’une façon correcte. Jecompte sur vous, cher ami. Commandez unebonne voiture, que nous ne fassions pas unepiteuse arrivée. Rien n’est triste dans un duelcomme une guimbarde qui s’avance cahin-ca-ha : il ne faut pas arriver en casse-cou, mais ilne faut pas arriver en invalide. C’est là votretenue, n’est-ce pas ? Mes compliments, elle estparfaite.

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Il allait partir, il revint sur ses pas.

— J’oubliais : nous n’avons pas besoin denous occuper d’un médecin, le vicomte em-mène le docteur Horton. À tantôt, cher ami ; àtrois heures précises nous serons ici.

Pendant le trajet du Grand-Hôtel à Marnes,le baron de Castelmagnac raconta les duelsauxquels il avait pris part : tous corrects.

Ils furent rejoints, dans le village, par lavoiture de Sainte-Austreberthe, et ils firent en-semble leur entrée dans le parc où le duel de-vait avoir lieu.

L’endroit choisi était une pelouse entouréede bois. Les préparatifs furent vite faits, et l’onplaça les adversaires en face l’un de l’autre.M. de Mériolle était extrêmement pâle, maisferme et résolu ; son attitude donnait un sou-rire de satisfaction au baron de Castelmagnac.Sainte-Austreberthe avait, comme toujours,son air de ne s’intéresser à rien. À le voir, oneût pu penser qu’il était un curieux, venu là

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avec une parfaite indifférence pour ceux qui al-laient se tuer.

Au signal, le coup de Sainte-Austreberthepartit. M. de Mériolle ouvrit les deux bras ; onle vit chanceler ; puis, presque aussitôt, ils’abattit en avant comme une masse inerte.

Le docteur Horton accourut et le retournapour le palper : il était mort.

Il se produisit un moment de trouble quin’eut rien de correct ; mais on se remit bienvite, et tandis que l’on transportait le corpsdans la maison du concierge, Sainte-Austre-berthe et ses témoins remontèrent en voiture.Il était cinq heures et demie.

— Marchez vite, dit Sainte-Austreberthe àson cocher.

Arrivé à la place de la Concorde, il déposaà terre ses deux témoins et il continua sa routejusque chez son père.

Le général allait se mettre à table.

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— Tu arrives bien, dit-il en apercevant sonfils ; nous allons dîner ensemble.

— Je vous remercie.

— Si, si, tu vas dîner ; un couvert ? J’ai reçud’Écosse un coq de bruyère, je veux que tu enprennes ta part.

— Je ne suis pas en appétit ; je viens de mebattre et j’ai tué mon adversaire.

— C’est ton affaire du Théâtre-Français ?J’avais entendu parler de cela, mais je necroyais pas que ton duel fût pour aujourd’hui.Ce garçon t’avait reproché de lui avoir volé70,000 francs, tu l’as tué : il n’a eu que ce qu’ilméritait, c’était un sot. On tue tous les jours unhomme pour moins que cela. Un verre de sau-terne, n’est-ce pas ?

Sainte-Austreberthe tendit son verre, maisil le reposa sur la table sans le vider.

— Comment ! un duel te met dans cet état ?s’écria le général ; je ne te reconnais pas.

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— C’est que j’ai en même temps d’autressoucis. Ce garçon était l’amant de madame Do-nis ; celle-ci s’est tuée, et, avant de mourir,elle a fait rompre mon mariage. Je n’ai plus demoyens d’action sur la famille, et je n’épouseplus mademoiselle Donis.

— Oh ! oh ! voilà une mauvaise nouvelle,mon pauvre garçon.

Et pour faire passer cette mauvaise nou-velle, le général dégusta, à petits coups, unverre de sauterne.

— Mauvaise nouvelle, mauvaise nouvelle !répéta-t-il plusieurs fois. Et comment comptes-tu te retourner ?

— En m’adressant à vous, et en vous priantde demander pour moi la fille d’Éphraïm aîné.

— Celle dont tu n’as pas voulu quand je tel’ai proposée, il y a quelques mois.

— Précisément.

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— Mon cher ami, tu me fais plaisir ; tu esun homme, ta sais manœuvrer dans l’adversité.C’est entendu, je demanderai mademoiselleÉphraïm en mariage pour toi.

— Il y a urgence ; car si mes créanciers ap-prennent que mon mariage est rompu, sans ap-prendre en même temps qu’un nouveau est ar-rêté, ils vont mettre le feu à la Sainte-Barbe.

— J’irai dès demain, et d’avance je croispouvoir t’assurer que tu seras reçu les bras ou-verts.

— C’est bien cela qui m’a empêché de l’ac-cepter quand vous me l’avez proposée : lesbras ouverts, c’est une habitude.

— Laisse-moi te dire que tu as eu tort d’êtresi difficile, il y a quelques mois ; la dot de ma-demoiselle Éphraïm vaut celle de mademoi-selle Donis, et, en la prenant tout de suite,tu aurais épargné ta peine et ton temps, sanscompter les frais d’huissier que tu aurais éco-nomisés.

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XXXV

Marthe avait espéré qu’après la triste cé-rémonie elle pourrait amener son père à Châ-teau-Pignon mais, quand elle lui avait parlé dece voyage, il s’était refusé à l’entreprendre.

— J’ai affaire à Paris, avait-il répondu.

Ce qu’il appelait avoir affaire, c’était s’en-fermer dans la chambre où sa femme étaitmorte et rester là à marcher de long et de large,en regardant la traînée de sang qui avait ta-ché le tapis. Il n’avait pas voulu qu’on touchâtà cette chambre, et elle était restée dans l’étatoù elle se trouvait au moment où l’on avait em-porté pour jamais celle qu’il avait tant aimée.

Marthe alors avait prié son grand-père deretourner à Laqueytive.

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— Devant toi il a honte de pleurer ; lorsqueje serai seule avec lui, il ne se roidira pluscontre sa douleur et se laissera peut-être plusfacilement guider.

M. Azimbert avait accepté cette proposi-tion avec bonheur ; maintenant, qu’il n’avaitplus rien à craindre pour sa petite-fille, Parislui brûlait les pieds, comme il disait lui-même.D’un autre côté, il était bien aise d’échapperaux questions de M. Donis ; car, aussitôt quecelui-ci était seul avec lui, c’était pour l’inter-roger sur ce qui s’était dit au lit de sa femme.

— C’est vous qui avez eu ses dernières pa-roles, mon ami ; répétez-les moi.

M. Azimbert répétait ce que madame Donislui avait dit pour le mariage de Marthe ; maisce n’était point assez pour satisfaire la curiositéde ce malheureux, qui cherchait toujours, sansoser aller franchement au fond des choses, etsans oser se préciser à lui-même ses craintes.

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Restée seule avec son père, Marthe ne lequitta plus. Tout d’abord, il voulut aller sanselle au cimetière ; mais, alors qu’il se préparaà sortir, il la trouva sous le vestibule, le cha-peau sur la tête, et il ne put pas l’empêcher deprendre son bras. Il voulut aussi continuer às’enfermer dans la chambre de sa femme : maiselle lui demanda de rester pendant ce tempsdans la chambre voisine, et il n’osa pas la re-fuser. Une fois qu’elle eût obtenu cette conces-sion, elle demanda de laisser la porte de com-munication ouverte, et il céda, comme il avaittoujours cédé.

C’était beaucoup d’avoir gagné qu’il ne res-tât pas concentré dans son désespoir, mais cen’était pas assez : cette triste vie inoccupée,dans cette maison lugubre où tout lui parlait desa douleur, le dévorait rapidement ; la fièvre nele quittait plus ni le jour ni la nuit.

Marthe, le voyant s’affaiblir chaque jour, seplaignit d’être malade et demanda à consulter

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Carbonneau, auquel elle écrivit en secret pourlui expliquer l’état de son père.

Carbonneau arriva le lendemain, et aprèsavoir examiné Marthe, il demanda à M. Donisun entretien particulier.

— Si cette jeune fille reste à Paris, son état,qui n’a rien d’inquiétant en ce moment, peutdevenir très grave ; si vous l’emmenez à lacampagne, je vous donne ma parole qu’elle seportera bien.

M. Donis, déjà inquiet, ne pouvait pas résis-ter à cette ordonnance, et, le soir même, il par-tait pour Bordeaux.

Marthe avait espéré qu’il voudrait, en arri-vant, aller à son comptoir du quai des Char-trons ; mais, pendant tout te voyage, il n’en ditpas un mot, et, si en descendant de chemin defer, elle ne lui en avait pas parlé, il serait im-médiatement parti pour Château-Pignon.

— Allons donc voir comment les choses sepassent aux bureaux quand on ne t’attend pas,

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dit-elle ; ce sera une surprise, et puis en mêmetemps cela fera plaisir à M. La Rauza, que tu nepasses pas à Bordeaux sans le voir.

M. La Rauza était le gérant que M. Donisavait à la tête de sa maison pour la diriger pen-dant son séjour à Paris. Il se laissa conduiresans résistance, mais aussi sans empresse-ment, et quand il s’assit dans le fauteuil, devantle pupitre où, pendant si longtemps, il avaittravaillé, il ne laissa paraître sur son visageéteint aucune émotion.

— Je suis bien heureux de vous voir, ditle gérant ; j’allais vous envoyer une dépêche.Faut-il vendre les cargaisons attendues duCongo, des Deux-Frères et du Phénix ? Il y a unehausse considérable.

— Faites ce que vous voudrez et commevous voudrez, vous êtes le maître de la maison,je ne suis rien.

Il fut impossible d’en tirer une autre ré-ponse, et, après être resté une heure, il deman-

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da à s’en aller : il n’avait pas voulu regarder unseul livre ni ouvrir une seule lettre.

Au lieu de revenir par la route directe,Marthe voulut suivre les quais et passer par labourse et le théâtre pour gagner les allées deTourny. Elle avait espéré rencontrer des amisde son père et rejeter ainsi celui-ci dans ses an-ciennes idées ; on l’interrogerait, il parlerait, ilserait secoué et forcément tiré de son inertiemorale.

Mais l’heure était trop matinale : ils ne ren-contrèrent pas ceux sur lesquels elle comptait.Cependant, en arrivant au milieu des allées deTourny, elle aperçut M. de Cheylus. Mais ce-lui-là, elle eût voulu l’éviter ; par malheur celaétait impossible, car le préfet, qui n’était qu’àune courte distance, arrivait sur eux.

Il vint à M. Donis, le bras ouverts, la figuredésolée ; jamais comédien n’avait prismeilleure attitude pour représenter la douleursur la scène, ce qui, comme chacun le sait,

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s’obtient par des procédés traditionnels quin’ont rien de commun avec la nature.

— Ah ! mon cher ami, s’écria-t-il d’une voixétouffée par l’émotion, mon pauvre ami !

Et devant les passants matineux, au pied dela statue de Napoléon III, qui, du haut de soncheval de bronze, semblait contempler cettescène, il embrassa M. Donis.

— Comme j’ai pris part à votre malheur,continua M. de Cheylus, comme j’ai pensé àvous !… Quelle catastrophe ! Une personne siaccomplie, si remarquable, si belle, si pleine dequalités et de vertus ! Au moins ce vous est unsoulagement de penser que Dieu l’a reçue prèsde lui.

Il eût continué longtemps à enfiler ainsi desphrases toutes faites qui traînaient dans sa mé-moire, s’il n’avait pas rencontré le regard deMarthe ; mais ce regard, posé sur lui avec unefixité étrange, lui fit croire qu’il jouait à faux : ilchangea de manière.

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— Ainsi, dit-il, ce malheur affreux est arrivéau moment où elle prenait votre revolver dansun meuble.

— Oui, dit M. Donis, qui éprouva un senti-ment de satisfaction à voir que la fable qu’onavait inventée pour le monde, était admise àBordeaux.

— Ce que c’est que la vie ; aussi je com-prends très bien, malgré le désappointementque cela me cause, que, dans votre désespoir,vous ayez donné votre démission. Nous nousdevons à notre pays, cela est vrai ; mais avanttout nous nous devons à nos sentiments. Demême je comprends que mademoiselle ait re-noncé à certains projets pour se consacrer en-tièrement à son père : c’est une Antigone.

Et, après avoir serré les mains de M. Donis,il s’éloigna fort satisfait de lui-même.

Marthe, en quittant Paris, avait envoyé unedépêche télégraphique à Château-Pignon pourque la calèche vînt les attendre à l’hôtel des al-

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lées de Tourny. Ils purent monter immédiate-ment en voiture et partir pour Château-Pignon.

Enfoncé dans le coin de sa voiture, M. Do-nis ne disait pas un mot : ses souvenirs l’étouf-faient. Combien de fois il avait fait cette routeavec elle ! Devant ses yeux il avait toujours levoile gris dont elle s’enveloppait la tête. Ce-pendant elle n’était plus là, et sa place dans lacalèche était vide ; car Marthe, qui n’avait pasvoulu la prendre, s’était assise à reculons enface de son père comme autrefois.

En arrivant à la montée, les chevaux s’ar-rêtèrent comme ils en avaient l’habitude, et lavieille mendiante vint leur tendre la main, elleétait devenue complètement aveugle.

— C’est M. Donis, dit-elle ; j’ai reconnu lacalèche. Vous allez bien, mon bon monsieur ?et vous aussi, ma bonne dame ?

Les larmes emplirent les yeux de M. Donis.

— Donne-lui ce que tu as d’argent sur toi,dit-il à sa fille.

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— Ah ! c’est la demoiselle qui est là ! Par-donnez, je suis tout à fait aveugle maintenant.

En arrivant au château, M. Donis voulut al-ler s’enfermer seul, dans sa chambre, maisMarthe monta avec lui, et, après quelques ins-tants de repos, elle le décida à faire une pro-menade dans les jardins. Il se laissa conduire,mais partout ce fut le même abattement ; ilne dit rien aux jardiniers et il leur répondit àpeine. De temps en temps seulement, devantun arbre, devant une plante, il s’arrêtait et deslarmes lui montaient aux yeux.

La journée fut longue à passer ; le dîner sur-tout fut cruel dans la grande salle déserte, sousles regards du maître d’hôtel, qui, pour cettecirconstance, avait cru devoir accentuer da-vantage la sévérité de sa tenue.

Marthe avait fait dresser un lit dans un ca-binet auprès de la chambre de son père, maisM. Donis ne voulut pas qu’elle l’occupât.

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Vers le milieu de la nuit, elle crut entendredu bruit chez son père ; elle descendit rapide-ment et elle écouta à sa porte : on entendaitdes soupirs et des sanglots étouffés.

Comme la porte de la chambre était fermée,elle entra dans un cabinet de toilette. Ce n’étaitpoint de la chambre de son père que partaientces soupirs et ces sanglots, mais de celle de sabelle-mère.

En arrivant sur le seuil de cette chambre,elle aperçut son père à genoux au milieu du ta-pis, la tête appuyée sur un fauteuil. Il avait al-lumé toutes les bougies des candélabres, et au-tour de lui, sur les fauteuils, sur les tables, parterre, il avait étalé les objets qui avaient ap-partenu à sa femme. Entouré de ces souvenirsqui pas à pas l’avaient fait remonter dans sa vieheureuse, il s’était laissé aller à son désespoiret il pleurait en toute liberté.

Marthe s’approcha doucement de lui, maisen l’entendant il poussa un grand cri et se ren-

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versa. Elle vint vivement à lui et l’aida à se re-lever ; il était brûlant, dévoré par la fièvre.

Avec de douces paroles, le plaignant, l’em-brassant comme un enfant, elle le décida à secoucher ; puis, lui ayant préparé une boissoncalmante, elle le força à la boire. Alors elles’installa auprès de son lit pour le veiller et plusencore pour tenir sa main dans les siennes.Il finit par s’endormir, et peu à peu les mou-vements convulsifs qui le secouaient s’apai-sèrent.

Au jour levant, il s’éveilla, s’agita dans sonlit ; Marthe se pencha sur lui. Il ouvrit les yeuxet, la reconnaissant, il l’embrassa tendrement,plus tendrement qu’en ces derniers jours.

Elle poussa les volets et la fraîche lumièredu matin emplit la chambre : dans le jardin lesoiseaux chantaient, au loin des petits floconsde brouillard s’élevaient au-dessus du cours dela Gironde.

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M. Donis resta, durant près d’une heure, lesyeux tournés vers la campagne suivant évi-demment sa pensée intérieure ; puis serrant lamain de sa fille :

— Il faut lui écrire, dit-il, lui écrire de venir ;il faut que j’aie tes enfants à aimer. Je ne meconsolerai jamais qu’avec un petit être faible etenfant comme moi.

Le mariage se fit quelques mois après, à lamairie de Pressac, qui ce jour-là se trouvaitprécisément en désarroi, à cause d’un grandbanquet donné aux pompiers pour leur pré-senter Sainte-Austreberthe. C’était le candidatque M. de Cheylus promenait maintenant etappuyait pour remplacer M. Donis.

Naturellement l’élection fut favorable àSainte-Austreberthe, qui fut nommé avec unemagnifique majorité.

Par malheur, le 4 septembre a interrompula belle carrière politique qui s’ouvrait devant

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lui ; mais cette révolution ne l’a pas découragé,il attend Napoléon IV et travaille habilement àson retour. Si vous passez le soir sur le boule-vard, entre cinq et six heures devant le café dela Paix (l’empire c’est la paix), vous le verrezentouré de ses amis. Si vous ne le reconnaissezpas, cherchez celui qui regarde la foule avec leplus d’arrogance et de mépris : c’est le vicomtede Sainte-Austreberthe.

N’ayant pas d’ambition politique ni de be-soins, Philippe a mené une vie plus calme ; ilest l’associé de son beau-père et son tempsse partage entre le comptoir des Chartrons etChâteau-Pignon.

Les années ont passé sur la douleur deM. Donis, qui pour consolation a eu deux en-fants à aimer. Malheureusement pour lui, cesont deux garçons, et il voudrait une fille qu’ilpût appeler Éléonore. Marthe est enceinte etil reprend espérance. Marthe au contraire s’ef-

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nir ; Philippe la rassure et lui affirme qu’elle au-ra un troisième garçon, – il en est certain.

FIN

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fraye, car ce nom donné à sa fille la désoleraitdans le présent et l’épouvanterait pour l’ave-

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Ce livre numérique

a été édité par la

bibliothèque numérique romande

https://ebooks-bnr.com/

Ebooks libres et gratuits – Bibliothèque numé-rique romande – Google Groupes

en septembre 2020.

— Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre nu-mérique : Lise-Marie, Anne C., Françoise.

— Sources :

Ce livre numérique est réalisé principale-ment d’après : La belle Madame Donis par Hec-

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tor Malot, Paris, E. Dentu, 1878. D’autres édi-tions ont pu être consultées en vue de l’éta-blissement du présent texte. Le portrait de pre-mière page a été peint par Zula Kenyon(1873-1947) (le-blog-de-mcbalson-palys Leprintemps et les femmes par les peintres).

— Dispositions :

Ce livre numérique – basé sur un texte librede droit – est à votre disposition. Vous pouvezl’utiliser librement, sans le modifier, mais vousne pouvez en utiliser la partie d’édition spéci-fique (notes de la BNR, présentation éditeur,photos et maquettes, etc.) à des fins commer-ciales et professionnelles sans l’autorisation dela Bibliothèque numérique romande. Mercid’en indiquer la source en cas de reproduction.Tout lien vers notre site est bienvenu…

— Qualité :

Nous sommes des bénévoles, passionnésde littérature. Nous faisons de notre mieuxmais cette édition peut toutefois être entachée

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d’erreurs et l’intégrité parfaite du texte par rap-port à l’original n’est pas garantie. Nos moyenssont limités et votre aide nous est indispen-sable ! Aidez-nous à réaliser ces livres et àles faire connaître…

— Autres sites de livres numériques :

Plusieurs sites partagent un catalogue com-mun qui répertorie un ensemble d’ebooks et endonne le lien d’accès. Vous pouvez consulterce catalogue à l’adresse : www.noslivres.net.

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1 L’épisode qui précède la Belle Madame Donisa pour titre : Un Mariage sous le second empire.

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Table des matières

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