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L’enfant sans père Nous l’avons dit : pour être restée dans le giron de sa mère faute de l’influence paternelle, l’humanité présente est en quelque sorte dénaturée, déchue. Éternels enfants, hommes et femmes resteront leur vie entière au plan horizontal des besoins, incapables de surmonter la tension de l’attente et de la médiation, immédiateté et omnipotence étant les caractéristiques de l’enfance. Loin de s’élever vers Dieu et tout ce qui les grandit, ils se tournent vers ce qui les nourrit. Cette enfance continuelle n’est pas sans conséquences psychologiques sur l’individu, à commencer par l’anxiété caractéristique des enfants gâtés, si connue des éducateurs : celle qui cherche à éviter le plus possible l’expérience de la limite, de l’interdiction et de la règle ; celle de l’enfant inquiet jusqu’à défier sans cesse le monde de l’autorité. Il le fait dans un esprit apparemment frondeur, voire violent. Mais, à un niveau plus profond, il y a cette quête désespérée de quelque chose capable de le contenir, de l’arrêter, de lui faire découvrir ses propres limites et par là même de le faire sortir d’une vacuité existentielle par l’apport de la norme. Il cherche par tous les moyens une Loi qui lui soit supérieure, une transcendance qu’il n’a pas trouvée en son père. Il est anxieux et comme désespéré de sa solitude. Cette anxiété engendrée par l’absence de norme, ce désir violent de contrôle de l’existence, est l’unique cause du fameux syndrome ADHD (Attention Déficit Hyperactivity Disorder), le « déficit de l’attention par hyperactivité », soigné médicalement par le psychotrope et l’antidépresseur Prozac. Le remède est pourtant tout autre… D’un point de vue psychologique encore, l’enfant par trop materné sera facilement sujet à des troubles de personnalité, surtout s’il s’agit d’une fille : manque de confiance en soi, dépendance excessive du regard d’autrui, quête perpétuelle de reconnaissance. Comme le dit avec justesse la psychothérapeute Laura Girelli : « C’est le regard du père, à la fois amoureux et fier, qui jette les bases et fait croître la personnalité, conférant à la fille cette autonomie psychologique qui lui permet de vivre comme une personne. » À l’inverse, une attitude par trop maternante peut provoquer chez l’adolescent une baisse de l’estime de soi, d’où une difficulté de contact avec ses contemporains. On le verra alors guetter constamment, par une quête stérile et narcissique, un regard d’approbation. La psychologie clinique démontre comment ce sentiment, attribué souvent à une faible estime de soi, peut se traduire par des comportements velléitaires, voire d’autoflagellation ; ou au contraire, comme cela se produit plus souvent, par une compétitivité exaspérée destinée à masquer ce manque de tranquille confiance en soi. Ce trouble de personnalité, ai-je envie de dire, va jusqu’à marquer nos sociétés elles-mêmes, qu’elles soient politiques ou religieuses. Nous parlions il y a

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L’enfant sans père

Nous l’avons dit : pour être restée dans le giron de sa mère faute de l’influence paternelle, l’humanité présente est en quelque sorte dénaturée, déchue. Éternels enfants, hommes et femmes resteront leur vie entière au plan horizontal des besoins, incapables de surmonter la tension de l’attente et de la médiation, immédiateté et omnipotence étant les caractéristiques de l’enfance. Loin de s’élever vers Dieu et tout ce qui les grandit, ils se tournent vers ce qui les nourrit. Cette enfance continuelle n’est pas sans conséquences psychologiques sur l’individu, à commencer par l’anxiété caractéristique des enfants gâtés, si connue des éducateurs : celle qui cherche à éviter le plus possible l’expérience de la limite, de l’interdiction et de la règle ; celle de l’enfant inquiet jusqu’à défier sans cesse le monde de l’autorité. Il le fait dans un esprit apparemment frondeur, voire violent. Mais, à un niveau plus profond, il y a cette quête désespérée de quelque chose capable de le contenir, de l’arrêter, de lui faire découvrir ses propres limites et par là même de le faire sortir d’une vacuité existentielle par l’apport de la norme. Il cherche par tous les moyens une Loi qui lui soit supérieure, une transcendance qu’il n’a pas trouvée en son père. Il est anxieux et comme désespéré de sa solitude. Cette anxiété engendrée par l’absence de norme, ce désir violent de contrôle de l’existence, est l’unique cause du fameux syndrome ADHD (Attention Déficit Hyperactivity Disorder), le « déficit de l’attention par hyperactivité », soigné médicalement par le psychotrope et l’antidépresseur Prozac. Le remède est pourtant tout autre…

D’un point de vue psychologique encore, l’enfant par trop materné sera facilement sujet à des troubles de personnalité, surtout s’il s’agit d’une fille : manque de confiance en soi, dépendance excessive du regard d’autrui, quête perpétuelle de reconnaissance. Comme le dit avec justesse la psychothérapeute Laura Girelli :

« C’est le regard du père, à la fois amoureux et fier, qui jette les bases et fait croître la personnalité, conférant à la fille cette autonomie psychologique qui lui permet de vivre comme une personne. »

À l’inverse, une attitude par trop maternante peut provoquer chez l’adolescent une baisse de l’estime de soi, d’où une difficulté de contact avec ses contemporains. On le verra alors guetter constamment, par une quête stérile et narcissique, un regard d’approbation. La psychologie clinique démontre comment ce sentiment, attribué souvent à une faible estime de soi, peut se traduire par des comportements velléitaires, voire d’autoflagellation ; ou au contraire, comme cela se produit plus souvent, par une compétitivité exaspérée destinée à masquer ce manque de tranquille confiance en soi. Ce trouble de personnalité, ai-je envie de dire, va jusqu’à marquer nos sociétés elles-mêmes, qu’elles soient politiques ou religieuses. Nous parlions il y a instant d’autoflagellation. La France, par ses lois portant sur le contenu éducatif, mais aussi l’Église, par sa manie nouvelle de la repentance, n’en sont-elles pas imbues ? C’est qu’en réalité le sujet postmoderne, qu’il soit individuel ou social, se sait fugitif face aux épreuves de la vie qui devraient faire de lui un homme adulte, et cette attitude de fuite qui est sienne le remplit de honte. Il devine qu’il n’est pas de taille à affronter le conflit. Parfois, cette faiblesse remplit paradoxalement l’individu de haine. L’illustration la plus patente de ce trait réside peut-être dans l’attitude contemporaine de l’Europe face à la montée de l’Islam. Si la société prise dans son ensemble se sent totalement démunie devant un tel phénomène et n’a trouvé pour toute issue de fuite que la relativisation, cette même société engendre cependant chez nombre de ses sujets un racisme éhonté, inexistant en France à l’époque coloniale par exemple.

Le dernier aspect psychologique que je voudrais souligner avant d’aborder les conséquences morales de cette crise de paternité, concerne plus spécifiquement les garçons. On constate chez les jeunes mâles des difficultés toujours plus grandes à maîtriser leur agressivité. Tout jeune homme, en effet, est doué d’une dose d’agressivité correspondant à sa vocation. « Dieu, est-il dit dans la Genèse, prit l’homme [mâle] et le plaça dans le jardin d’Éden pour le garder et lui faire porter du fruit.  » (Genèse, II, 15.) Ce travail de transformation, par lequel l’homme change le monde, est une action extraordinairement agressive. Qu’il bêche ou qu’il bâtisse, il bouscule les apparences de la réalité. Dieu donc lui a conféré cette dose d’agressivité qui, une fois canalisée, devient

force de volonté. Mais que se passe-t-il si précisément le père, par l’apport vécu de la loi contraignante et sa finalité, n’a pas dirigé cette agressivité en aidant l’enfant à la dominer ? Cette impulsivité reste alors à son état indompté, favorisant chez l’adolescent tous les accès de violence.Si nombreux soient-ils, ces traits psychologiques caractéristiques d’une enfance sans père demeurent secondaires. Les drames les plus profonds engendrés chez l’individu par cette crise de paternité sont d’ordre moral. Le premier est bien évidemment ce déficit chronique de volonté. L’adolescent, le jeune adulte, loin d’avoir développé en soi une puissance active, en est resté à une passivité d’ordre affectif. Toute une série de phénomènes témoignent de cette chute de vitalité : l’âge tardif auquel on quitte le toit parental, la disparition des grands idéaux, la multiplication des phobies en tout genre, ou encore la propension à réagir uniquement en fonction de l’impression reçue. Ce scénario infantile, passif, de maigre initiative et de grande dépendance, est justement le résultat de la destruction de la fonction paternelle. N’est-ce pas au père qu’il revenait de conduire l’enfant à une personnalité adulte, d’orienter ses énergies dans une relation créative avec le monde extérieur ? De la même manière, le sacrifice, entendu ne serait-ce que dans son sens profane comme abandon nécessaire afin d’obtenir quelque chose, semble toujours plus douloureux, parfois impossible à supporter ; d’où le défaut chronique de persévérance constatable chez nombre de nos jeunes contemporains. Le devoir et l’engagement en viennent à être considérés comme anachroniques. La notion de droit, quant à elle, perd toute exigence – la justice me fait rendre à l’autre ce qui lui est dû – pour se déduire, d’un point de vue psychologique, à ce que les autres me doivent. La disparition du père semble être également l’une des causes, et non des moindres, de l’explosion de l’impureté, notamment féminine. Coupé brutalement de cet être fusionnel qu’était sa mère – parce que le père absent n’a pu opérer cette transition progressive – l’adolescent(e) cherche un substitut. Et loin de trouver en l’autre l’être cher qui permettra de construire au sein de la société une nouvelle famille, on ne verra en lui, en elle, que l’âme sœur dont on sera compris et aimé, l’être fusionnel qui permettra de combler le vide existentiel laissé par la disparition de la mère.

 

Crise de paternité et mue de société

Outre ses conséquences sur l’individu, la crise de paternité a également des répercussions extrêmement profondes sur la société elle-même. Aldo Naouri les résume d’un mot :

« Notre société, dit-il, est devenue totalement maternante. Elle fait comme les mères, elle organise autant que possible la satisfaction immédiate et totale de tous les besoins. Elle y a intérêt : la paix sociale, aujourd’hui, est à ce prix [5]. »La Cité n’est plus ce grand corps social, à l’instar des autres corps sociaux que sont l’armée, la corporation, ou encore les ordres religieux. La raison en est simple : toute notion de corps renvoie à celle de tête, autrement dit à la paternité qui précisément a été rejetée. Du fait même de son rejet du père, la société a banni la notion de corps social. La Cité n’est plus ce « tout organisé », animé d’une vie tout orientée vers le bien commun que le politique a charge de promouvoir. Elle devient un agrégat d’individus restés au stade infantile, et qu’une structure maternera en subvenant à tous leurs besoins. Le corps constitué cède le pas au monstre Léviathan, socialisant. Nos chefs d’État, dont la fonction se réduit à fournir la béquée à tous les habitants du nid, se transforment alors en représentants commerciaux marchandant à qui des centrales nucléaires, à qui des avions… Michel Schneider a décrit ce phénomène de société maternante dans un ouvrage devenu justement célèbre : Big mother, psychopathologie de la vie politique [6]. Pour avoir placé en son centre la valeur maternelle de satisfaction des besoins, la société est devenue comme une mère de substitution, une mère en charge de nourrir et de satisfaire 67 millions d’enfants… the big mother !L’habitant d’une telle cité est alors réduit à un Homo consumens, dont le degré de consommation forme le nouveau critère de citoyenneté. À titre d’illustration, citons un homme d’État qui, voici peu, invitait au nom de la citoyenneté les Français, notamment les personnes âgées, à se déposséder de leur patrimoine en vue de relancer la

consommation. C’est le fameux crédit hypothécaire renouvelable, adopté par l’Assemblée au cours de ce quinquennat. Le patrimoine, héritage des pères transmis à l’enfant, est sacrifié sur l’autel de la consommation. Homo consumens : le citoyen est donc réduit à une dimension réceptive et passive, gage de tranquilité publique. Homo consumens : en cas d’agitation sociale, on le ramène à cette passivité par le déblocage de crédits. Ce processus vide peu à peu le sujet de tout ce qu’il a d’actif, de créatif, d’aptitude à l’originalité, à la singularité, au risque, à la fantaisie et à l’idéal.La féminisation de la société se retrouve encore dans les valeurs post-soixante-huitardes : la douceur l’emporte sur la force, le « peace and love » sur l’ordre, le dialogue sur l’autorité, la tolérance sur la conviction, la précaution sur le risque, l’assistanat sur l’éducation, la relativité sur la vérité… A été totalement oubliée la phrase si vraie de Saint-Exupéry, dans Citadelle [7] : « Jette-leur du pain et ils se haïront, force-les à bâtir une tour, ils s’uniront. » L’accélération récente de cet abandon des vertus masculine, qui doit beaucoup à la philosophie post-68, ne consacre-t-elle pas la victoire du féminisme et de l’égalitarisme ? Non seulement les femmes s’habillent et se comportent comme des hommes, mais ces derniers adoptent les habitudes des femmes (modes, parfums, crèmes, épilations…). En fait, l’égalitarisme n’a bâti qu’un être unique, mi-femme mi-homme, un être androgyne.La vague féminisante n’a pas épargné l’Église. Sans insister sur ces femmes à qui l’on confie systématiquement la lecture à l’église, ni même sur celles qui, à la suite de Corée, Dathan et Abiron (Nombres, XVI, 1-35), veulent usurper le sacerdoce, je voudrais surtout mentionner ici, avec Giovanni Ventimiglia, la tendance plus profonde à la féminisation de Dieu dont nous sommes témoins : « De nos jours, les livres où Dieu a le visage d’une mère se multiplient, ainsi que les expériences ecclésiastiques à fortes connotations matriarcales. » Ce phénomène est surtout vrai dans les pays anglophones et principalement aux États-Unis, mais il commence également à se développer en Europe. Il est en tout cas patent qu’avec le concile Vatican II, les attributs féminins l’ont emporté sur les vertus masculines, tout comme l’avait fait la révolution de 1968 pour la Cité.[Fin de la deuxième partie.]