L Oeuvre de l Art -

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Gerard Genette(1)

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Dumêmeauteur

AUXMÊMESÉDITIONS

FiguresI«TelQuel»,1966

et«PointsEssais»,n°74,1976

FiguresII«TelQuel»,1969

et«PointsEssais»,n°106,1979

FiguresIII«Poétique»,1972

Mimologiques

«Poétique»,1976et«PointsEssais»,n°386,1999

Introductionàl’architexte

«Poétique»,1979

Palimpsestes«Poétique»,1982

et«PointsEssais»,n°257,1992

NouveauDiscoursdurécit«Poétique»,1983

Seuils

«Poétique»,1987et«PointsEssais»,n°474,2002

FictionetDiction«Poétique»,1991

Esthétiqueetpoétique(textesréunisetprésentésparGérardGenette)

«PointsEssais»,n°249,1992

L’Œuvredel’art*ImmanenceetTranscendance

«Poétique»,1994

L’Œuvredel’art**LaRelationesthétique«Poétique»,1997

FiguresIV

«Poétique»,1999

FiguresV«Poétique»,2002

Métalepse

«Poétique»,2004

FictionetdictionPrécédéd’Introductionàl’architexte«PointsEssais»,n°511,2004

Bardadrac

«Fiction&Cie»,2006

Discoursdurécit«PointsEssais»,n°581,2007

Codicille

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«Fiction&Cie»,2009

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DanslamêmecollectionARISTOTE

LaPoétique

RAPHAËLBARONI

LaTensionnarrativeL’Úuvredutemps

MICHELBEAUJOUR

Miroirsd’encre

LEOBERSANI

BaudelaireetFreud

MICHELBRAUD

LaFormedesjours

CLAUDEBREMOND

Logiquedurécit

PIERRECAMPION

Lalittératureàlarecherchedelavérité

MICHELCHARLES

RhétoriquedelalectureL’ArbreetlaSource

Introductionàl’étudedestextes

HÉLÈNECIXOUS

Prénomsdepersonne

BRUNOCLÉMENT

L’åuvresansqualitésLeRécitdelaméthode

DORRITCOHN

LaTransparenceintérieureLePropredelafiction

COLLECTIF

«PointsEssais»LittératureetRéalitéPenséedeRousseauRecherchedeProust

SémantiquedelapoésieThéoriedesgenresTravaildeFlaubert

EsthétiqueetPoétique

DANIELCOUÉGNAS

Introductionàlaparalittérature

MAURICECOUTURIER

Nabokovoulatyranniedel’auteurLaFiguredel’auteur

LUCIENDÄLLENBACH

LeRécitspéculaireMosaïques

ARTHURDANTO

LaTransfigurationdubanalL’Assujettissementphilosophiquedel’art

Aprèslafindel’artL’Artcontemporainetlaclôturedel’histoire

LaMadonedufutur

RAYMONDEDEBRAYGENETTE

Métamorphosesdurécit

ANDREADELLUNGO

L’IncipitromanesqueCLAIREDEOBALDIA

L’Espritdel’essai

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UGODIONNE

LaVoieauxchapitres

PHILIPPEDUFOUR

LaPenséeromanesquedulangageLeromanestunsonge

NORTHROPFRYE

LaBibleetlalittératureLeGrandCode

LaParolesouveraine

MASSIMOFUSILLO

Naissanceduroman

PHILIPPEGASPARINI

Est-ilJe?Autofiction

GÉRARDGENETTE

FiguresIIIMimologiques

Introductionàl’architextePalimpsestes

NouveauDiscoursdurécitSeuils

FictionetdictionL’åuvredel’art:

*Immanenceettranscendance**LaRelationesthétique

FiguresIVFiguresVMétalepse

GUSTAVOGUERRERO

PoétiqueetPoésielyrique

KÄTEHAMBURGER

Logiquedesgenreslittéraires

ROMANJAKOBSON

QuestionsdepoétiqueRussiefoliepoésie

ANDRÉJOLLES

Formessimples

ABDELFATTAHKILITO

L’Auteuretsesdoubles

PH.LACOUE-LABARTHEETJ.-L.NANCY

L’Absolulittéraire

MICHELLAFON

Borgesoularéécriture

JEAN-JACQUESLECERCLEETRONALDSHUSTERMAN

L’Emprisedessignes

GÉRARDLECLERC

LeSceaudel’úuvre

PHILIPPELEJEUNE

LePacteautobiographiqueJeestunautreMoiaussi

LesBrouillonsdesoiTHOMASPAVEL

Universdelafiction

GUILLAUMEPEUREUX

LaFabriqueduvers

VLADIMIRPROPP

Morphologieduconte«PointsEssais»

JEANRICARDOU

NouveauProblèmesduroman

JEAN-PIERRERICHARD

ProustetleMondesensibleMicrolecturesPagesPaysages

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MICHAELRIFFATERRE

LaProductiondutexteSémiotiquedelapoésie

NICOLASRUWET

Langage,Musique,Poésie

JEAN-MARIESCHAEFFER

L’ImageprécaireQu’est-cequ’ungenrelittéraire?

Pourquoilafiction?

BERNARDSÈVE

L’Altérationmusicale

MARIE-ÈVETHÉRENTY

LaLittératureauquotidienTZVETANTODOROV

IntroductionàlalittératurefantastiquePoétiquedelaproseThéoriedusymbole

SymbolismeetInterprétationLesGenresdudiscours

MikaïlBakhtine,leprincipedialogiqueCritiquedelacritique

HARALDWEINRICH

LeTemps

RENÉWELLEKETAUSTINWARREN

LaThéorielittéraire

PAULZUMTHOR

EssaidepoétiquemédiévaleLangue,Texte,ÉnigmeLeMasqueetlaLumière

IntroductionàlapoésieoraleLaLettreetlaVoixLaMesuredumonde

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CELIVREESTPUBLIÉDANSLACOLLECTIONPOÉTIQUEDIRIGÉEPARGÉRARDGENETTE

ImmanenceetTranscendance,aétépubliéenseptembre1994LaRelationesthétique,enjanvier1997

(ISBN1republication:ImmanenceetTranscendance2-02-021736-8etLaRelationesthétique2-02-030014-1)

ISBN978-2-02-106945-7

©ÉditionsduSeuil,avril2010pourlaprésenteédition

www.editionsduseuil.frCedocumentnumériqueaétéréaliséparNordCompo

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Tabledesmatières

Couverture

Collection

Copyright

Tabledesmatières

Premièrepartie-Lesmodesd’existence

1.Introduction

I-Lesrégimesd’immanence

2.Lerégimeautographique

3.Objetsuniques

4.Objetsmultiples

5.Performances

6.Lerégimeallographique

7.Laréduction

8.Immanenceetmanifestations

9.L’étatconceptuel

10.Cecitueracela?

II-Lesmodesdetranscendance

11.Introduction

12.Immanencesplurielles

13.Manifestationspartielles

14.L’œuvreplurielle

Deuxièmepartie-Larelationesthétique

15.Introduction

16.L’attentionesthétique

17.L’appréciationesthétique

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18.Lafonctionartistique

19.Conclusion

Bibliographie

Index

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Premièrepartie

Lesmodesd’existence

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1.Introduction

Cettepremièrepartieportesurlemode,ouplutôt lesmodes,d’existencedesœuvres, lasecondetraitera de la relation esthétique en général et de la relation aux œuvres d’art en particulier ; jem’expliqueunpeuplusloinsurlesraisonsdecetordre,quin’estniarbitrairenitoutàfaitinévitable,etsur ce présupposé d’inclusion entre l’esthétique et l’artistique, qui n’est pas universellement partagé,nonplusd’ailleursqueladistinctionmême,souventignorée,entrecesdeuxdomaines.

Ons’étonnerapeut-êtredevoirunsimple«littéraire»débarquersanspréavis(oupresque)danslechamp d’une ou deux disciplines ordinairement dévolues aux philosophes, ou pour le moins à desspécialistes de telle pratique plus spontanément tenue pour artistique, comme la peinture, ou… lapeinture, puisque cet art-là est fréquemment, quoique implicitement, tenupour l’Art par excellence :chacunsaitcequedésigneengénérallelabelHistoiredel’Art.Majustificationpourcetexercicequasiillégalestlaconviction,déjàexpriméeetheureusementbanale,quelalittératureaussiest(aussi)unart,etqueparvoiedeconséquencelapoétiqueestuncantondelathéoriedel’art,etdoncsansdoutedel’esthétique.Laprésenteintrusionn’estdoncqu’uneextension,ouunemontéeàl’étage(logiquement)supérieur,quemotiveledésird’yvoirplusclair,oudemieuxcomprendre,enélargissantlechampdevision:silalittératureestunart,onaurachanced’ensavoirunpeuplussurelleensachantdequellesorte,etdequelles lesautres,et,aufait,cequ’estunartengénéral,brefenconsidérantunpeuplusattentivement legenusproximum. Jeperçoisbienquecemouvementd’élargissementn’aenprincipepasdecesse,carsil’artàsontourest,disonssanstropderisque,unepratiquehumaine,ilfaudradiredequellesorte,dequelleslesautres,etc.MêmesileprincipedePeterdestinechacundenousàfranchirinconsidérémentsonniveaud’incompétence,lemanquedetemps,pourlemoins,nemanquerapasdenousretenirsurcettedangereusepenteascendante.

Je dois encore, sans doute, justifier ici mon titre d’ensemble. Il est volontairement ambigu,puisqu’ils’agitdecouvrirà lafois(ouplutôtsuccessivement) lasimpleexistencedesœuvres,et leuraction, c’est-à-dire en un sens leur propre ouvrage. L’œuvre de l’art désigne donc, pour l’instant,l’œuvred’art,etplustard,etplusambitieusement,l’œuvredecetteœuvre,quiestévidemmentcelledel’art lui-même. De l’art, au singulier, pour une raison que je ne puis encore qu’indiquer sans ladévelopper : le pluriel (« les arts ») me semble impliquer inévitablement une liste plus ou moinscanonique – même si on la veut « ouverte » et si l’on refuse a fortiori la notion traditionnelle de«systèmedesbeaux-arts»–depratiquesmarquéesdusceaud’unedéfinitiond’essence:ilyauraituncertain nombre (fini ou non) d’arts, marqués par des traits spécifiques et génériques qui mettraientchacund’eux,etleurensembleprésentouàvenir,àl’écartdesautresactivitéshumaines,enpermettantdedéciderquecelle-ciestartistiqueetnoncelle-là.Siéloignéquejemesented’unscepticismequineveutvoirdans les arts, commeWittgensteinnevoyaitdans les jeux,qu’unenébuleuse indéfinissableautrement que par des « ressemblances de famille » de tel à tel1, je pense, avec d’autres, que ladéfinition commune qu’on peut leur appliquer, comme d’ailleurs aux jeux eux-mêmes2, est d’ordretypiquement fonctionnel, et que la fonction dont il s’agit peut investir, ou délaisser, toutes sortes depratiques ou de productions. Paradoxalement ou non, il me semble que l’artistique, par son actiongénérale,estplussûrementdéfinissablequechacundes«arts»–commeonlevoitaujourd’huienbiendesoccurrences,oùl’onsaitavecquelquecertitudequ’unobjetouunacteest(ouveutêtre)«del’art»,

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sans pouvoir, ni trop s’en soucier, dire dequel art il relève. Les poéticiens, à leur niveau, le saventdepuislongtemps,certains«genreslittéraires»sontsouventplusdifficilesàidentifierquelalittératureengénéral : jenesais tropsi tel texteestunroman,mais jenedoutepasquecesoitde la littérature(cette situation, où l’incertitude sur l’espèce n’en entraîne aucune sur le genre, est en fait des plusbanales ; pour savoir que cet animal est un chien, je n’ai pas besoin de connaître sa race, qui peutd’ailleursêtreobjectivementfortindécise).L’insistancesurlapluralitédesarts,etdesgenres,peutdoncêtrecauseàlafoisdeblocagestaxinomiquesetd’embarrasconceptuels,aussiartificielslesunsquelesautres,et le thèmecrocéen3de l’unitéde l’artestàcetégardplutôt libérateur,parcequ’il laisseàuncritère,noncertes«visible»,commel’exigeaitétrangementWittgenstein4,maisrelationnel–etquineserapasforcémentceluideCroce–,lesoindedéfinir,nonlesarts,maislecaractèreartistiquedetellepratiqueoudetelobjet.C’étaitsansdoute,entreautres, lesensde lafameuseformuledeJakobson :l’objetdelapoétique«n’estpaslalittérature,maislalittérarité5».Àquois’accorde,mesemble-t-il,celle, nonmoins fameuse, deNelsonGoodman : nonpasQu’est-ceque l’art?,maisQuand y a-t-ilart?6.Moinslesarts,donc,quel’art(sansmajuscule,ausensplutôtmodesteoùl’onditqu’ilyadel’artencecioucela),etmoinsl’art,sommetoute,quel’artisticité.

Définitionprovisoire

L’inconvénientinévitable(j’yreviens)decetétatdechosesestqu’ilsuspendladéfinitiondecequifaitl’objetdecettepremièrepartieàdesdonnéesquineserontexaminéesquedanslaseconde.Cettedéfinitionestdoncicihypothétique,ouprovisoire:uneœuvred’artestunobjetesthétiqueintentionnel,ou,cequirevientaumême:uneœuvred’artestunartefact(ouproduithumain)àfonctionesthétique7.Cesdeuxformulessontéquivalentesparcequ’unobjetintentionnelnepeutêtrequ’unartefacthumain,saufhypothèsethéologique,dontjem’abstiens,surlesintentionsdivineséventuellementinvestiesdanslesobjetsnaturels,etsaufhypothèseanthropomorphiquesurlesintentionsesthétiqueséventuellementinvesties dans des produits animaux tels qu’un œuf de caille ou une toile d’araignée. Équivalenteségalementparcequ’objetesthétique signifie « objet en situationdeproduire un effet esthétique», etfonction « effet intentionnel».Onpourrait juger redondante la co-présenced’artefact etde fonction,puisqu’iln’yapasd’artefactsansfonction(l’êtrehumainneproduitriensansintentionfonctionnelle),mais celle d’un artefact n’est pas toujours esthétique, n’est pas souvent exclusivement esthétique, etmême,unartefactn’apas toujours,parmi ses fonctions,une fonctionesthétique ; et en revanche,unartefactsansfonction(intentionnellement)esthétique(parexempleuneenclume)peutproduireuneffetesthétique non intentionnel, c’est-à-dire être reçu commeun (simple) objet esthétique, à peu près aumêmetitrequ’unobjetnaturel,parexempleunefleur.Ilyadonc,enrelationd’inclusionprogressive,trois degrés d’objets esthétiques : les objets esthétiques en général, les artefacts à effet esthétiqueéventuel, et les artefacts à effet intentionnel, ou fonction, esthétique, qui seraient les œuvres d’artproprementdites.

La seconde formulation,artefact à fonction esthétique, est ici la plus expédiente, parce qu’elleprésenteclairementàl’espritdeuxobjetsdistincts:lanotiond’artefactetcelledefonctionesthétique.Ces deux objets (d’étude) peuvent être présentés sous la forme de deux questions, dont la premièresera:«Enquoiconsistecetartefact?»,etlaseconde:«Enquoiconsistecettefonctionesthétique?»Rien ne prescrit logiquement l’ordre de ces deux questions, même si la formule de départ sembleprésenterartefactcommelesujetetfonctionesthétiquecommeleprédicat.Enfait,lesœuvresd’artnesont pas plus un cas particulier des artefacts quedes objets esthétiques : les deux catégories sont enrelationd’intersectionsansprécellencelogiquedel’unesurl’autre:

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Etsil’onconsidèrechacunedesdeuxquestionscommel’objetd’uneétudespécifique,l’ontologie(désignation toute provisoire) des œuvres d’art pour la première, et (bien sûr) l’esthétique pour laseconde, rien n’interdit en principe de commencer par celle-ci, ni même, comme le firent Kant etquelquesautres,des’entenirlà.

Jevois bien cependant une raisonpour commencerpar la première,mais elle est plutôt d’ordrerhétorique,oupragmatique:c’estquelafonctionesthétiqueestlafinalité(principale)del’œuvred’art,que l’œuvre est, comme tout moyen, au service de sa fin, et que cette subordination indique unegradationd’importance,etsuggèredecefaituneprogressiondansl’examen8.Onpeutdonctenirpoursimple préliminaire le propos de cette première partie, mais – soit dit sans abuser de la captatiobenevolentiae–nousverronsqueleschosessontheureusementunpeupluscomplexes.

Notrepremièrequestionestdonc,entermesd’école,celledustatutdit«ontologique9»desœuvresd’art – en termes plus simples, de leur, ou plutôt sans doute de leurs, «mode(s) d’existence10 ».Aumoins sous un de ses aspects, cette question a été abondamment traitée par la philosophiecontemporaine,et jenemanqueraipasd’en tenircompte,mais jedoiscommencerpar indiquerdeuxchoix de méthode et de principe qui distingueront ma position de celles qu’illustre, avec bien desnuances,cettetraditionrécente.

«Ontologie»restreinte

Tout d’abord, ilme paraît peu souhaitable d’embarquer sous le pavillon de l’ontologie toute lathéoriedel’artenfaisantducaractèreartistiqueounond’unobjetuntrait«ontologique».C’est,mesemble-t-il,lapositiond’ArthurDanto,quiqualifieainsi11ladifférenceentredeuxobjetsphysiquementindiscernablesdont l’unestuneœuvred’art (parexemple lePorte-bouteilles deDuchamp) et l’autrenon(unporte-bouteilles«identique»ausous-solduBHV).Jeréservepourplustardladiscussiondesprésupposésdecetteopposition,c’est-à-direessentiellementdelaqualificationcomme«œuvred’art»du ready-made lui-même12, et des conséquences théoriques qui en découlent. Je veux seulementindiquermon souci de définir, aumoins pour l’instant, le «mode d’existence » de la façon la plusétroite possible, ou– ce qui revient aumême–de laisser le plus possible hors de l’« ontologique»(«Qu’est-cequec’est?»)cequejeconsidèrecommefonctionnel(«Àquoiçasert?»ou«Commentçamarche?»).

Unfaits’opposeapparemmentàcettedistinction:lesartefactsétanttousdesobjetsintentionnels,il est impossiblede lesdéfinir, fût-ceprovisoirement, en laissant leur fonctionhorsde ladéfinition ;impossiblededirecequ’estunmarteausansdireàquoi ilsert :unmarteau,c’estpourenfoncerdesclous.Uneréponseàcetteobjectionpourraitêtrequ’iln’estpastoutàfaitimpossiblededéfinir(ouaumoins de décrire), de manière non fonctionnelle, un marteau comme (par exemple) une massemétallique au bout d’un manche en bois : c’est après tout en de tels termes que le décrirait dans

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quelquesmillénairesunarchéologuequi ledécouvriraitsansavoirencoredéterminésa fonction.Uneautre réponse seraitque la fonction intentionnellementconstitutived’unartefactn’estpasconstante :rienn’empêched’utiliseroccasionnellement,voireconstamment,unmarteaucommepresse-papier,etréciproquement, sansmodifier en rien leur être physique ni leur apparence perceptible. La fonction,mêmed’unobjet«essentiellement»fonctionnel(d’unoutil),estdonctoujoursvirtuellementvariable,tandisquesonêtrephysiquesemaintientàpeuprès immuable(jereviendraipluslonguementsur l’àpeuprès);etcetteobservationvautsansdouteafortioripourlesœuvresd’art,quipeuvent,selonlescirconstances, changer de fonction pratique (le Parthénon n’est plus un sanctuaire) ou esthétique(Olympia n’est plus un défi), sans changer de mode d’existence. Les paires (ou séries) d’objetsindiscernablesalléguéesparDanto,réellesouimaginaires,sontenunsens(ou:decepointdevue)desexpériencesadhocsuperflues:unseuletmêmeobjetindustrieln’apaslamêmefonctionavantetaprèssapromotioncommeready-made:unsimpleégouttoiràbouteillesestdevenu…quelquechosequejenequalifieraipasaussi facilementqueDantod’«œuvred’art»,maisaumoins,de touteévidenceetquoi qu’on en pense, de « pièce de musée ». Mais son être physique, que je sache, n’en est pasautrementaffecté:pasplusqueceluidufameuxdessindeJastrownesemodifielorsqu’oncessedele«voir»commeunlapinpourle«voir»commeuncanard13.

C’est à cet invariant extrafonctionnelque se réduira ici le«moded’existence»desœuvres, ouplutôtleurexistence,dontlesmodesconstituentle«statutontologique»–j’écriraiplutôt,quandjenepourraiéviterl’adjectif,(onto)logique,carilmesemblequecesdifférencesdemodesontd’ordrepluslogiquequ’ontologiqueausensfort,oulourd,duterme,quecettemiseentreparenthèsesviseàalléger.Jeviensaussidesubstituerextrafonctionnelàphysique,parcequecedernierqualificatif,quipouvaitconveniràunmarteau,àunporte-bouteillesoumêmeàundessin,nepeutpluss’appliqueràd’autrestypesd’objets,commeunpoèmeouunesymphonie,dont l’«être»,précisément,n’estpasphysique.Cettedifférence,quenousretrouveronsévidemment,estprécisémentaucœurdelaquestiondu«moded’existence»desœuvres.

Le deuxième choix porte sur le mode d’existence ainsi étroitement défini, et qu’il convientmaintenant,mesemble-t-il,descinderendeuxaspects.L’existenced’uneœuvre–comme,sansdoute,de tout objet – peut être envisagée de deux manières distinctes. L’une répond à peu près (ouprovisoirement) à la question grossière : « En quoi consiste cetteœuvre ? » La Vénus deMilo, parexemple, consiste en un bloc demarbre blanc de telle et telle forme actuellement visible, par beautemps, au musée du Louvre (on pourrait en dire un peu plus, ou un peu moins, sans aborder pourl’instant la fonction représentativedecette sculpture).Dansdes conditionsoptimales,uneperceptiondirecte, complète et authentique de cette œuvre ne peut avoir lieu qu’en présence de cet objet, enl’occurrencephysique.Jedis:«dansdesconditionsoptimales»,parcequebiendesfacteursdetoutessortespeuventtroublercetteperception,dontleplusnoble,etlepluslégitimementliéàl’êtreartistiquede cetteœuvre, qui peut êtrenommé,par référence àune célèbrepagedeProust14, « effetBerma»,serait défini, en termes certes non proustiens, comme « anesthésie traumatique engendrée par lesentiment bouleversant d’être en présence d’un présumé chef-d’œuvre ». Par rapport à toute autremanifestation(indirecte)del’œuvreVénusdeMilo,ceblocdemarbreestévidemmentlachosemême,etc’estencesensqu’elle«consiste»enlui.

Maisconsisterennedoitpasêtreiciinterprétécommesignifiant,sansaucunresteninuance,«êtreen tout point identique et réciproquement réductible à ». Comme on l’a souvent montré, certains

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prédicatss’appliquentà l’objetphysiqueetnonà l’œuvre,et (surtout) réciproquement :LaDansedeCarpeauxpeutêtrequalifiéede« légère»,non leblocdepierreenquoielleconsiste.Aussicertainspréfèrent-ils dire que les œuvres sont « physiquement incarnées » (physically embodied15) dans desobjets,commeunepersonnes’incarnedansuncorps,maiscettelocutionvéhiculequelqueshypothèsesmétaphysiquesencombrantes,etsurtoutellenepeutaucunements’appliquerauxœuvresmusicalesoulittéraires,quiconsistentendesobjetsnonphysiques,etnepeuventdonc«s’incarner»,sil’onytient,quedanslesmanifestationsphysiquesdecesobjets idéaux :LaChartreusedeParme«consiste» (àpeuprès)enuntexte,et«s’incarne»,sil’onveut,endesexemplairesdecetexte.

Cetteobjectionlogiqueouvreaumoinslavoieàunedissociation,etàl’évocationd’unautremoded’existence. Lorsque Marcel, rentré chez lui déçu par la performance « réelle » de la Berma, lareconstitue en esprit et en découvre peu à peu, après coup et plus oumoins sincèrement, le mériteartistique,quel’émotiondu«direct»luiavaitdérobé,onpeutdirequ’ilestalorsenprésenced’unautremode de manifestation de cette œuvre, qui est un mixte de souvenir, d’analyse rétrospective et dewishful thinking conformiste. De nos jours, un enregistrement cinématographique ou audiovisuelpourrait lui en fournir l’occasion, ou l’adjuvant. Un amateur trop sensible peut contempler « à têtereposée»unbonmoulagedelaVénusdeMiloouunebonnereproductiondelaVuedeDelft,quine« remplaceront » jamais l’original, mais qui lui permettront éventuellement des observations qu’iln’auraitjamaisfaitesensaprésence.

Onnepeutdoncpasdire,ausensfort,qu’uneœuvreconsisteexclusivementetexhaustivementenun objet. Non seulement, je viens de le rappeler, parce que son action peut s’exercer, à distance etindirectement, de mille autres manières, bonnes ou mauvaises, mais aussi parce qu’il arrive qu’uneœuvre consiste, non enunobjet,mais en plusieurs objets tenus pour identiques et interchangeables,commelesdiversesépreuvesduPenseurdeRodin,oumêmereconnuscommesensiblementdifférentsentreeux,commelesversionsduBénédicitédeChardin,deLaTentationdesaintAntoinedeFlaubertoudePetrouchka–etencorepourquelquesautresraisons,quenousenvisageronsenleurtemps.Cetteanticipation devrait suffire pour l’instant à suggérer ceci : les œuvres n’ont pas pour seul moded’existenceetdemanifestationlefaitde«consister»enunobjet.Ellesenontaumoinsunautre,quiest de transcender cette « consistance », soit parce qu’elles « s’incarnent » en plusieurs objets, soitparceque leur réceptionpeut s’étendrebienau-delàde laprésencedece (ouces)objets(s), etd’unecertainemanièresurvivreàsa(ouleur)disparition:notrerelationesthétiqueauxTuileriesdePhilibertDelorme,etmêmeàl’AthénaParthénosdePhidias,aujourd’huidétruites,n’estpastoutàfaitnulle.

Je propose donc de réserver pour plus tard, sous le nom de transcendance16, ce second moded’existence,etdedésignersymétriquementlepremierparimmanence.Jenesuggèrenullementpar làquelesœuvresneconsistentenrien,maisplutôtqueleurexistenceconsisteenuneimmanenceetunetranscendance.Biendesobscurités,desdésaccordsetparfoisdesimpassesthéoriquesmesemblentteniràuneconfusionassezrépandueentrecesdeuxmodesd’existence.J’adopteraidonciciuneattitudeetunedémarcheinverses,séparantaussinettementquepossiblel’étudedel’immanence,quiferal’objetd’unepremièrepartie,etcelledelatranscendance,quioccuperalaseconde.L’inconvénientdecechoix,puisqueaucunchoixn’estsansinconvénient,estqueletableauproposédansunpremiertempspourrasemblerétroit,voireréducteur.Ilseraàcoupsûrpartieletprovisoire,enattenteducomplémentouducorrectifqu’apporteralasuite.Oncompted’icilàsurlapatiencedulecteur.

Lesdeuxrégimes

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Lesmodes(termeprovisoire)d’immanencedesœuvresd’artontdoncétéétudiésjusqu’icicommemodesd’existencesimpliciter.Jen’aipasl’intentiondeproposericiunhistoriquedecetteétude,dontjen’ai probablement pas une connaissance exhaustive, mais plutôt, au-delà des nuances individuelles(surtout terminologiques et méthodologiques), de dresser un bilan global de ce quim’en paraît êtrel’acquis,etquitraduitunesortedeconvergencesurl’essentiel.Untelconsensus(inavoué)parmiuneengeance éminemment querelleuse ne tient pas vraiment du miracle ; je le crois plutôt dicté parl’évidencedesfaits,quinelaisseguèredemargeàl’inventionthéorique.

Cette position commune s’affirme volontiers17 en opposition à deux doctrines quelque peufantomatiques que l’on renvoie, comme il se doit, dos à dos. L’une, qui n’est du reste imputéenommément à personne, professerait que toutes les œuvres d’art consistent exhaustivement en desobjetsphysiques,oumatériels;sonprincipaldéfautseraitdenepouvoirs’appliquersansdistorsionsoucontorsionsàdestypesd’artcommelalittératureoulamusique,dontlesproductionssont,nousverronsenquelsensetàqueltitre,immatérielles.L’autre,quel’onattribuenonsansraison,maisavecquelquesimplification,àdesesthéticiens«idéalistes»commeCroceouCollingwood,tiendraitaucontrairequetouteœuvre,ycomprisdans lesartsplastiques,n’existepleinementquedans l’espritdesoncréateur,cosamentale,disaitdéjàLéonard,dont lesobjetsmatérielsqui lamanifestent,du templeau livre,nesontquedesincarnationsgrossièresetdestracesapproximatives.L’écueildecettesecondethéorieest,pour le moins, de lier le destin de l’œuvre à l’existence fugace de l’artiste, et de lui dénier toutevéritable capacité de communication intersubjective. Et toutes deux se rejoignent dans l’erreurmanifeste d’accorder le même mode d’immanence à deux types d’œuvres (onto)logiquement aussidistinctsquel’objetplastiquesortidesmainsdel’artisteetirremplaçabledanssasingularitéphysique,et le texte littéraire ou musical dont toute inscription ou exécution correcte est une occurrenceartistiquementaussireprésentativequelemanuscritoriginal.

L’opinioncommunesetientdoncàmi-distancedecesdeuxexcèsmonistesopposésenadoptantunepositiondualistequidiviselechampdesœuvresd’artendeuxtypes:celuidesœuvresdontcequej’appellerai l’objet d’immanenceest un objet physique (par exemple en peinture ou en sculpture), etceluidesœuvresàobjetd’immanenceidéal:entreautres,cellesdelalittératureetdelamusique.OntrouvedéjàcepartagechezÉtienneSouriau,qui,autitredel’«analyseexistentielledel’œuvred’art»,pose le principe d’une « pluralité des modes d’existence », divisés en « existence physique »,« existence phénoménale », « existence réique » et « existence transcendantale ». C’est l’existence«physique»qui correspond leplusprécisémentànotrequestiondu statut (onto)logique.Elledonnelieu à cette distinction fondamentale : « Certains arts donnent à leurs œuvres un corps unique etdéfinitif.Ainsilastatue,letableau,lemonument.D’autressontàlafoismultiplesetprovisoires.Telestlecasdel’œuvremusicaleoudel’œuvrelittéraire.[Cetyped’œuvres]adescorpsderechange18.»

Laposition,égalementdualiste,deRichardWollheim,plutôtqu’ellenes’explicite,peuts’inférerdesonrejetdesdeuxthéoriesmonistesetdelamanièredontilappliqueàlamusiqueetàlalittératureladistinctionpeircienne(quenousretrouverons)entretypeetoccurrences(tokens):untexte,parexemple,est un type dont chaque exemplaire écrit ou récitation orale est une occurrence, décrochement(onto)logiquequin’apasd’équivalentdanslesœuvresuniquesdelapeinture19.NicholasWolterstorff20étendauxartworksdelagravureetdelasculpturemouléecestatutàdeuxétages,diviséentreletype(qu’il qualifie plus volontiers de kind) et ses occurrences, qui peuvent être soit des objects (objetsmatériels), pour les object-works comme Le Penseur de Rodin, soit des occurrences, pour lesoccurrence-workscommecellesdelamusique–lalittératuredétenantàlafoislestatutd’occurrence-work par ses performances orales et d’object-work par ses exemplaires graphiques. Le champ desartworksestdoncceluidesartsàproduitsmultiples,quiretienttoutel’attentiondeWolterstorff–non

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sans quelque tentation moniste d’étendre cette analyse aux œuvres singulières des arts plastiques,qualifiées dekinds à un seul example, dont l’unicité ne tiendrait qu’à des limitations technologiquespeut-être provisoires : le jour où les techniques de reproduction fourniront des copies parfaites, LaJoconde ou la Vénus de Milo deviendraient des artworks aussi multiples que Le Penseur ou LaChartreusedeParme.Nousretrouveronsplusloincettequestionfortdébattue–etaussilaquestiondesavoirsilamultiplicité(effective)duPenseur,oud’unegravurecommelaMelancholiadeDürer,estdumêmeordrequecelled’uneœuvrelittéraireoumusicale.

LacontributionfoisonnanteetcomplexedeJosephMargolis21mesembleplutôtmarquéeparuneinflexion contraire, tendant à tirer l’ensemble desœuvres vers le statut des productions plastiques àobjetunique:parexemple,lorsqu’ildéfinitl’œuvrelittéraireparl’exemplaireoriginal(primeinstance)produitparl’auteur,donttoutelasuiteneseraitqu’unesériedecopies;ouencore,lorsqu’ilopposeàladichotomiedeGoodman(quenousallonsbientôtconsidérerdeplusprès)que«touteslesœuvresd’artsontdansunecertainemesureautographiques22»;ouenfin,lorsqu’ildiscuteladistinctionproposéeparJack Glickman entre faire et créer : « On fait des objets particuliers, disait Glickman, on crée destypes»,et l’artconsiste,nonà faire,maisàcréer23 :unesimpleménagère (cetexemplen’estpasdeGlickman)faituneescalopedesaumonàl’oseille,maisl’artiste-cuisinierPierreTroisgrosa(jecrois)crééletypequ’estsarecettepourceplat.Detouteévidence,etselonunglissementcommunàtouslestenants de l’inflexion idéaliste, Glickman tend à assimiler création à invention, ce qui prête àdiscussion24.Mais l’objectiondeMargolisestd’unautreordre : selon lui, ladistinctionentre faireetcréern’estpasvalideparcequ’onnepeutcréerunerecettesansexécuterleplatqu’elleprescrit.C’estsansdouteainsiqueseproduisentlaplupartdescréationsculinaires,maisilmeparaîtévidentquecetterelation entre conception et exécution n’est pas inévitable : un cuisinier créateurpeut concevoir unerecette dont il laissera à ses gâte-sauce, ou différera pour lui-même à une saison plus propice,l’exécution,etcetteséparationn’invalideranullementsonactecréateur. Jenepousseraipasplus loinpour l’instant leparallèledifficileentre lacréationculinaireet laproductiondesœuvres littérairesoumusicales(onnepeutcomposer«danssatête»unpoèmeouunemélodiesansexécutermentalementl’arrangementdesmotsoudesnotes,dontlerapportàl’œuvren’estdoncpasdumêmeordrequeceluidelarecetteàl’œuvreculinaire),maisilmeparaîtaumoinscertain(etévident)qu’unarchitecten’apasbesoind’exécuterlui-mêmesonplanpouravoircréél’édificequ’ilyprescrit,ouqu’undramaturgen’apasbesoind’exécutersesdidascaliespouravoircrééunjeudescène.IlyadoncchezMargolis,encesdeuxoutroisoccasions,unetendanceàtirerlestatutdecertainesœuvresidéalesversceluidesœuvresàimmanence physique. Cette inflexion est au demeurant compensée chez lui par l’accent mis surl’«emergence»del’œuvreparrapportauxobjetsdanslesquelselles’«incarne»;maisilseraitpeut-êtreplussimpleden’avoirrienàcompenser.

Laversionlapluséquilibrée,oulamieuxdistribuée,etenmêmetempslaplusélaboréeetlamieuxargumentée, de cette doxa est à mon avis celle de Nelson Goodman25. Mais le point d’honneurnominaliste de ce philosophe lui interdit le recours à des notions aussi « platoniciennes » quel’oppositionentretypeetoccurrence,etafortioricelleentreobjetphysiqueetobjetidéal.Lecritèrederépartitionestdoncchezluid’ordrepurementempirique:ilsetrouveque,danscertainsartscommelapeinture, la contrefaçon (fake, ou forgery), c’est-à-dire le fait de présenter une copie fidèle (ou unereproduction photographique) comme l’œuvre originale26, est une pratique effective, généralementrentable, éventuellement condamnable et réprimée, parce que pourvuede sens ; et que dans d’autresarts,commelalittératureoulamusique,cettepratiquen’apascours,parcequ’unecopiecorrecte27d’un

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texteoud’unepartitionn’estriend’autrequ’unnouvelexemplairedecetexteoudecettepartition,niplusnimoinsvalable,dupointdevuelittéraireoumusical,quel’original.Cequipeutavoircours,etquidefaitaeucoursàcertainesépoques28,c’est laproductiond’exemplaires«pirates»,c’est-à-dired’éditions soustraites aux droits légitimes de l’auteur et de son éditeur contractuel, et donccommercialement frauduleuses. Mais si ces exemplaires sont corrects, c’est-à-dire littéralementconformes(samenessofspelling)àl’original,ilsenpartagentlavaliditétextuelle.Autrementdit,danscertains arts la notion d’authenticité a un sens, et elle est définie par l’histoire de production d’uneœuvre,etdansd’autresellen’enaaucun,ettouteslescopiescorrectesconstituentautantd’exemplairesvalides de l’œuvre.Goodmanbaptise, pas tout à fait arbitrairement,autographique la première sorted’arts,etallographique laseconde29, ce qui lui évite tout recours à des caractérisationspour lui tropmétaphysiques,maisnousverronsquecettedistinctioncoïncideenfaitaveccellequiopposelesœuvresmatériellesauxœuvresidéales,ouplusexactement(pourmoi)lesœuvresàimmanencephysique(objetmatérielouévénementperceptible)auxœuvresàimmanenceidéale,c’est-à-direconsistantenuntypecommunàplusieursoccurrencescorrectes.

Sansentrerencoredansledétaildecesdeuxrégimes30,jedoisrappelerquepourGoodmancettedistinction fondamentale ne préjuge pas de deux autres, plus secondaires : l’une oppose les arts oùchaqueœuvreestunobjetunique,commelapeintureoulasculpturedetaille,etceuxoùchaqueœuvreest ou peut être un objet multiple, c’est-à-dire une série d’objets tenus pour identiques, comme lesexemplairesd’un texte, oupour équivalents, comme les épreuvesd’une sculpturede fonte (cesdeuxsortesdemultiplicitésontfortdistinctes,etGoodmannel’ignorenullement,mais leurdistinctionn’apas de pertinence à ce point de son propos31). L’autre oppose les arts à une seule phase, comme lapeintureoula littérature(l’objetproduitpar lepeintreoul’écrivainestultimeetdéfinit l’œuvre),desartsàdeux(ouéventuellementplusdedeux)phases,commelagravureoulamusique:laplanchedugraveuroulapartitionducompositeurnereprésententqu’uneétape,enattented’uneexécution,parlemême ou par un autre. Je ne suis pas certain que ces deux derniers cas soient de statut tout à faitidentique,et j’y reviendraiàproposdu régimeallographique,maispourGoodmanaumoins les troisdistinctionssontindépendanteslesunesdesautres,etsetraversentsanssecommander.

Dernier rappel : si lamusique et la littérature (entre autres) sont des arts allographiques, l’acted’écrire,d’imprimeroud’exécuteruntexteouunepartitionrelève,lui,d’unartautographique32,dontles produits, généralement multiples, sont des objets physiques, qui peuvent donner lieu à descontrefaçons : on ne peut « contrefaire » Le Neveu de Rameau ou la Symphonie pastorale sans enproduireunnouvelexemplairecorrect,maisonpeutcontrefairelemanuscrit,outelleédition,outelleexécution, de l’une de ces œuvres, c’est-à-dire faire passer (ou prendre par mégarde) une imitationfidèle d’un manuscrit, d’une édition ou d’une exécution pour ce manuscrit, cette édition ou cetteexécutioneux-mêmes,commeoncommetdescontrefaçonsoudeserreursd’attributionenpeintureouensculpture–et,commeditGoodman,pourlamême«raison»,quiestlecaractèreautographiquedecespratiquesd’exécutiond’œuvreselles-mêmesallographiques.

Maisdirequetel«art»,commedélimitéparlesnomenclaturescourantesdu«systèmedesbeaux-arts»,est, sansplusdenuances,autographiqueouallographique,constitueraitdansune largemesureunesimplificationabusive,etdelathéoriedeGoodman,etdelaréalitéqu’elleveutdécrire.Nousavonsdéjàvuque« la sculpture», art (pour l’instantdumoins)pleinementautographique, se subdiviseendeux typesassezdistincts selonqu’il s’agitde sculpturede taille àobjets enprincipeuniques,oudesculpturedefonte,àobjetspotentiellementmultiples.L’architecture,selonGoodmanlui-même33,peutseprésenterenrégimeautographique,quandelleproduitdemanièreartisanaledesobjetsuniquesetnonmultipliables, dont l’exemple goodmanien est le Taj Mahal (j’en évoquerai d’autres), ou en régime

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allographique,quandelleproduitdecessortesdediagrammesprescriptifsqu’onappelledesplans,dontl’exécutionpeutêtreaussi(etpareillement)multiplequecelled’unepartitionoud’untextelittéraire:multiple, non pas au sens où le sont les diverses épreuves du Penseur, réputées identiques etinterchangeables,maisencesensqueladiversitéreconnuedecesexemplairesoudecesperformancesestcenséenepasattenteràl’essentiel,quiestcequeprescritletexte,lapartitionouleplan.Lamusiqueelle-mêmepeutillustrerlesdeuxrégimes(maisnondanslamêmeœuvre):allographiquedanslecasd’unecompositionnotéeparunepartition,autographiquedansceluid’uneimprovisationcomplexe,oùlesélémentsnon(oumal)notables,commeletimbred’unevoix,sontmêlésàdesélémentsnotables,commeengénéral lalignemélodiqueoulastructureharmonique.Etbiendesaspectsdelalittératureorale relèvent au moins partiellement, et pour des raisons analogues, du régime autographique.Lafrontière entre les deux régimes passe donc parfois au milieu d’« un art » qu’elle partage en deuxpratiques(onto)logiquementdistinctes,etdontleprinciped’unité–siunitéilya–estd’unautreordre.Surcepointtrèsempirique,etsoumisàbiendesfluctuationsconjoncturelles,l’hypothèsedeGoodmanest de type historique34 : tous les arts auraient été, à l’origine, autographiques, et se seraient,progressivement et inégalement, « émancipés » en adoptant, là où c’était possible, des systèmes denotation–leplusirréductibleétantapparemmentlapeinture:nousretrouveronsplusloincettequestionapparemmentmarginale,maisdontl’enjeuthéoriqueestenfaitcapital.

Noussommesinsensiblementpassésd’uncritèreempiriquededistinction(pertinenceounondelanotion d’authenticité) à un autre, tout aussi empirique, mais que Goodman présente comme la«raison»,oul’explication,dupremier35:lespratiquesallographiquessecaractérisentparl’emploid’unsystème, plus ou moins rigoureux, de notation, tel que la langue, la notation musicale ou lesdiagrammesd’architecture.Quellesquesoientlesdifférences(considérables)entrelesfonctionnementsdesunesetdesautres,laprésenced’unenotationestàlafoislesigneetl’instrumentd’unpartageentreles caractères (tenus pour) obligatoires et facultatifs d’une exécution, et définit l’œuvre par les seulstraitsobligatoires,mêmesilesfacultatifspeuventêtrefortnombreux,ouplutôtsansdoutelittéralementinnombrables,commeilestévidentenmusique.Maisleslatitudesd’exécutionnesontpasmoindresenlittérature:ainsi,untextederomantelquenotéparlemanuscritoriginalneprescritaucunevitessedelecture,oraleoumuette,niaucunchoixtypographiqued’impression,etlesvariantesd’exécutionqu’onpeutobserverouimagineràpartirdelà,etquin’attententnullementautextecommetel,c’est-à-direàsasamenessofspelling, sont tout aussi innombrables.Les textes poétiques, on le sait, se distinguentgénéralementparuntissuplusserrédeprescriptions(parexempledemiseenpage),maissansjamaispouvoirnivouloirtoutprescrire.

Or,ladistinctionentreleprescritetlenon-prescrit36,etdoncentrelepertinent(àladéfinitiondel’œuvre)etlecontingent,ounon-pertinent,indiquequ’uneœuvreallographiqueestdéfinieetidentifiée,exhaustivementetexclusivement,parl’ensembledestraitsquecomportesanotation.Cetensembledetraits (j’abandonne ici l’idiome goodmanien pour un vocabulaire plus courant, et que Goodmanrécuserait sans doute) constitue ce que l’on appelle traditionnellement l’identité spécifique, ouqualitative,d’unobjet(entermesscolastiques,saquiddité);spécifique,etnonindividuelle,parcequ’ilpartagechacundeces traitsavec…tous lesobjetsqui leprésententégalement (lasymphonieJupiterpartageavectouteslessymphoniesletraitsymphonie,avectouteslescompositionsenutmajeurletraitutmajeur,etc.),et l’ensemblefinideces traitsavec…tous lesobjetsquise trouveraientprésenter lemêmeensembledetraits.Bienentendu,ilyatoutesleschancespourqueseulelasymphonieJupiterprésente tous les traits qui définissent son identité spécifique complète, et une autre partition qui setrouveraitparhasardlesprésenteraussiseraittoutsimplementlamêmepartition.Jenedispaslamêmeœuvre–mêmesil’oncomprendparmilestraitsenquestion«avoirétécomposéeparMozart»,car,si

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Mozartavait,àdeuxmomentsdistinctsdesavie,produitdeuxfois,sanslevouloir(etnondemémoireouenserecopiant),lamêmepartition,cesdeuxoccurrencesdelamêmepartitionpourraientàcertainségards être tenues pour deuxœuvres distinctes, comme leQuichotte de Cervantès et celui de PierreMénard, ne serait-ce que par le trait opéral (et non partitionnel) « réminiscence involontaire » queprésenteraitlaseconde,etnonlapremière.Nousretrouveronscesquestions,quin’ontapparemmentpasdesenspourGoodman,maisbeaucouppourmoietquelquesautres.

Je ne dis donc pas « lamêmeœuvre »,mais je dis bien « lamême partition », ou « un autreexemplairedelamêmepartition37»,cequ’ilestquellesquesoientlescirconstancesdesaproductionetlesparticularitésphysiquesdesaprésentation,pourvuqu’ilprésentetouslestraitsd’identitéspécifiquedéfinisparlapartitionidéaledontilest(decefait)unexemplaire.Enrevanche,deuxexemplairesdelamêmepartition(oudumêmetexte,biensûr),voiredelamêmeédition,serontinévitablementdistinctsdupointdevuedeleur identiténumérique,ouindividuelle (ouhaeccéité),qui faitquesurcette tablecelui de gauche est à gauche, celui de droite à droite, que si quelqu’un les permute enma présenceattentivejesauraidirequeceluidegaucheestpasséàdroiteetréciproquement,quesijenesaisledirefauted’attentionlaquestionauraaumoinsunsens,etqu’enaucuncaslesdeuxexemplairesnepeuventêtreaumêmemomentaumêmeendroit38.Lapossessiond’uneidentiténumérique,distinctedel’identitéspécifique,estdonclepropredesobjetsphysiques,dontlefaitd’avoirunepositiondansl’espace(resextensa)estundestraitsspécifiques.L’absenced’identiténumérique,lefaitqu’unpartagedetouslestraits pertinents d’identité spécifique entraîne une identité absolue, est au contraire le fait des objetsidéaux,etun texteouunepartitionestunobjet idéal,enceciquedeux textesoudeuxpartitionsquiprésententlamêmeidentitéspécifiquesonttoutsimplementlemêmetexteoulamêmepartition,quenepeutdépartager (entreautres)aucunedifférencedepositiondans l’espace,puisque,à ladifférencedeleursexemplaires,objetsphysiques,untexteouunepartition,objetsidéaux,nesontpasdansl’espace.

Uneconséquencedecetétatdefait,àmoinsquecenesoituneautremanièredeledécrire,c’estqu’un objet physique (un tableau, une cathédrale, un exemplaire d’un texte ou d’une partition) peutchangerpartiellementd’identitéspécifiquesanschangerd’identiténumérique:unlivreouuntableaupeutbrûler,unecathédralepeuts’écrouler,letasdecendresoudepierresquienrésulteraseracequ’estdevenu,oucequ’ilrestedecevolumeetnond’unautre,decetédificeetnond’unautre,etc.Etqu’aucontraire, un objet idéal (un texte, une partition) ne peut changer, si peu que ce soit, d’identitéspécifique, sans devenir un autre objet idéal : unautre texte, uneautre partition.Disons donc, sanspousser ici plus avant la description du contraste, que les objets d’immanence autographiques sontsusceptiblesdetransformation,etquelesobjetsd’immanenceallographiquesnepeuventsetransformersansaltération, au sens fort, c’est-à-dire sansdevenir (d’)autres. La peinturemurale deLaCène, ens’effaçant progressivement, reste la peinture de LaCène, et le sera encore le jour où personne n’ydistinguera plus rien ; le texte deRecueillementdans l’édition de 1862 (Le Boulevard etAlmanachparisien),quiselit:«Soissageômadouleur…»,estunautretexte(delamêmeœuvre)queceluidumanuscrit (1861) et des autres éditions, qui se lit : « Sois sage ô ma Douleur… » Ainsi les objetsd’immanence matériels, si singuliers, voire uniques39, soient-ils, sont toujours au moins pluriels endiachronie,puisqu’ilsnecessentdechangerd’identitéspécifiqueenvieillissant,sanschangerd’identiténumérique.Unobjetd’immanenceidéal,aucontraire,estabsolumentunique,puisqu’ilnepeutchangerd’identité spécifique sans changer d’identité numérique. Il est, en revanche,multiple en ce sens trèsparticulierqu’ilestsusceptibled’innombrablesexécutionsoumanifestations40.

Il me semble donc que les objets allographiques (idéaux) sont exhaustivement définis par leuridentité spécifique (puisqu’ils n’ont pas d’identité numérique qui en soit distincte), et que les objetsautographiques (matériels) sont essentiellement définis par leur identité numérique, ou, comme dit

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Goodman,leur«histoiredeproduction41»,puisqu’ilschangentconstammentd’identitéspécifiquesansquelesentimentdeleur«identité»toutcourts’entrouveaboli.C’estsurcettesecondepropositionqueje me sépare de Prieto, qui semble faire constamment de la possession d’une identité spécifiqueconforme la condition nécessaire de l’authenticité. Cela tient peut-être à la nature des exemples surlesquelsilchoisitderaisonner,commecettemachineàécrireportableErika1930singulièreutiliséeparuncertaingroupederésistants,qu’onnepeutraisonnablementchercherqueparmilasériedesmachinesàécrireportablesErika1930,demêmequel’exemplaireperduduCapitaldelaBibliothèquedeGenèvenepeutguèreêtreidentifiéparmi(ausensfort)unecollectiond’exemplairesdeMeinKampf.Maisnousavonsvuqu’unobjetmatérielpouvaitsubirbiendestransformationssanschangerd’identiténumérique,et si l’exemplaire d’Erika recherché avait été par force bricolé avec un clavier de Remington et unchariotd’Underwood,laprésélectionparl’identitéspécifiquerisqueraitfortd’égarerlesrecherchesenlesorientantplussélectivementqu’ilneconvient42.

Ilenvademêmedesœuvresd’artautographiques.Supposonsqu’onapprennedesourcesûrequeLaJocondeduLouvren’estqu’uneexcellentecopiesubstituéeen1903parArsèneLupin,etqu’onsemetteenquêtedeLaJocondeauthentique.Onfinitpartrouver,dansl’AiguilleCreused’Étretat,repaireetmuséepersonneldugentleman-cambrioleur,untableauenfumé,couvertdetaches,àmoitiérongéparlessouris,etprémonitoirementornéd’unepairedemoustaches–bref,unobjetneprésentantplusguèredetraitsdel’identitéspécifiqueJoconde,maisundétailhistoriqueprécis–parexempleuneempreintedigitaledeLéonard–attesteindubitablementsonidentiténumériquedeJoconde.Ilestclair,iciencore,quel’exigencedel’identitéspécifiqueauraitétéunmauvaisguidederecherche–etdavantageencoresiLaJoconde était devenue un tas de cendres, éventuellement recueilli dans une urne de cristal. Ilmesemble plus généralement que Prieto, dans sa querelle, partiellement justifiée, contre le« collectionnisme », ou fétichisme de l’authentique, rapproche beaucoup trop le statut des œuvresmatériellesdeceluidesœuvresidéales,enposantquelesunescommelesautressontexhaustivementdéfiniesparleuridentitéspécifiqued’«invention»,etenvoyantdansl’authenticitéphysiqueunevaleurpurementcommercialeet/ousentimentale,sanspertinenceesthétique.

De cette indépendance des deux critères d’identité, l’illustration symétrique est évidemmentl’indifférence des objets d’immanence idéaux à l’« histoire de production » de leurs manifestationsphysiques. Je ne dirais certes pas, commeGoodman, qu’un singe dactylographe exceptionnellementvéloceouchanceux,quiauraitfortuitementcouchéparécrituntexterigoureusementidentiqueàceluideLaChartreusedeParme,auraitproduitlamêmeœuvrequeStendhal,caruneœuvrelittéraireestunacte(delangage)dansladéfinitionduquelentrentbiend’autreschosesquesontexte,etcepointnousramèneàladistinctionentreimmanenceettranscendance.Maisjedisàcoupsûrqu’ilauraitproduitlemême texte, c’est-à-dire le même objet d’immanence, exhaustivement défini, puisque idéal, par sonidentitéspécifique–enl’occurrence:textuelle.

J’espèreavoirétablil’équivalencedénotative(auxdifférencesdeconnotationprès)entrelecouplegoodmanien autographique/allographique et l’opposition classique entre objets matériels et objetsidéaux individuels43, ou types à occurrences (ou à exemplaires). J’espère également avoir rendu aumoins plausible, en attendant mieux, la distinction entre ces deux modes d’existence que sontl’immanenceetlatranscendance.Jecontinuederéserveràplustardl’étudedusecond,mêmesinousdevonsencore,d’icilà,rencontrermalgrénouslemotifdecettedistinction.J’envisageraidoncd’abord,sous le terme spécifié d’immanence, ce que l’on considère ordinairement sans spécification comme

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1.

2.3.

4.5.6.

«moded’existence»ou«statutontologique».Puisquel’oppositionentrematérieletidéalneportequesur l’immanence, et qu’elle divise parfois des pratiques artistiques à tous autres égards homogènes,j’éviterai,saufglissementmétonymiquetransparent,de tropparlerd’artsoud’œuvresautographiquesouallographiques,réservantcesprédicatsauxobjetsd’immanencedecesœuvres:artautographique,par exemple, ne signifiera plus pour nous qu’« art dont les œuvres ont des objets d’immanenceautographiques, ou matériels ». Et la catégorie la plus pertinente sera en fait pour nous, souventtransversaleàbiendesdivisionsartistiquestraditionnelles,cellederégimed’immanence,autographiqueouallographique.

Maisavantd’aborderl’étudesuccessivedecesdeuxrégimes,jeveuxindiquerourappelerqueleurdistinctionn’est pas aussi tranchée enpratiquequ’elle ne l’est en théorie.Nous aurons affaire, entreautres, à des casmixtes, comme ces calligrammes quimarient l’idéalité du texte à lamatérialité dugraphisme;ouintermédiaires,commelesartsautographiquesàobjetsmultiples;ouambigus,commeces arts de performance qui sont autographiques dans l’identité numérique de chaque représentationsingulière,etallographiquesdansl’identitéspécifiquecommuneàtouteslesinstancesd’unemêmesérie–sanspréjudicedesévolutionsauxcausesdiverses,quifontpasserunart,etparfoisuneœuvre,d’unstatutà l’autre :unédifice rasé,un tableaucalcinédont ilne restequedesdescriptions,devientà samanière,entranscendance,uneœuvreidéale,carlatranscendance,onl’acompris,estelle-mêmeuneforme d’idéalité. Supposez que, à partir de la description qu’en fait Pausanias44, cent peintresentreprennentséparémentdereconstituerletableaudePolygnoteLaBatailledeMarathon,quiornaitavec quelques autres le Pœcile d’Athènes. La description étant ce qu’elle est, c’est-à-direnécessairement approximative (et en l’occurrence fort sommaire), les cent reconstitutions lui seronttoutesfidèles,maistoutesdissemblablesentreelles,etprobablementtoutesdissemblablesdel’original.MaisellesseronttoutesLaBatailledeMarathon,tellequedécriteparPausanias,etdevenuegrâceàlui,etaumalheurdestemps,uneœuvreallographique45.

Je transposais là, commeon apu s’en apercevoir, unepagedeDiderot qui importe tant à notreproposquejecroisdevoirlareproduireinextenso.Ainsiyaura-t-ildanscelivreaumoinsunepageenfrançais:

UnEspagnolouunItalienpressédudésirdeposséderunportraitdesamaîtresse,qu’ilnepouvaitmontreràaucunpeintre,pritleparti qui lui restait d’en faire par écrit la description la plus étendue et la plus exacte. Il commença par déterminer la justeproportiondesatêteentière;ilpassaensuiteauxdimensionsdufront,desyeux,dunez,delabouche,dumenton,ducou;puisilrevintsurchacunedecesparties,etiln’épargnarienpourquesondiscoursgravâtdansl’espritdupeintrelavéritableimagequ’ilavait sous les yeux. Il n’oublia ni les couleurs, ni les formes, ni rien de ce qui appartient au caractère : plus il compara sondiscoursaveclevisagedesamaîtresse,plusilletrouvaressemblant;ilcrutsurtoutqueplusilchargeraitsadescriptiondepetitsdétails, moins il laisserait de liberté au peintre ; il n’oublia rien de ce qu’il pensa devoir captiver le pinceau. Lorsque sadescriptionluiparutachevée,ilenfitcentcopies,qu’ilenvoyaàcentpeintres,leurenjoignantàchacund’exécuterexactementsurlatoilecequ’ilsliraientsursonpapier.Lespeintrestravaillent,etauboutd’uncertaintempsnotreamantreçoitcentportraits,quitousressemblentexactementàsadescription,etdontaucunneressembleàunautre–niàsamaîtresse46.

Cettepositionnégative,quiseréclameduWittgensteindesInvestigationsphilosophiques(1953,p.147sq.),aétésoutenueentreautresparZiff1953,Weitz1956etKennick1958,lacontributiondeWeitzétantlaplusénergiqueetlamieuxargumentée.ElleaétéexplicitementcontrediteparMandelbaum1965,Dickie1969,1971,1973,Sclafani1971,Margolis1978,etimplicitementpartousceuxdontladémarchesupposeunedéfinitionpositiveduconcept(d’œuvre)d’art,commeDickie,ouDanto1981(définition«institutionnelle»,ousocio-historique,quellesquesoientles–fortes–nuancesentrecesdeuxversions),ouGoodman1968et1977 (définition fonctionnelle par les modes de symbolisation dits « symptômes de l’esthétique »). Les éléments de cette controverse sont suffisammentaccessiblespourquejem’abstienned’yrevenirici.Commelesderniersnommés(etbiend’autres),jemerangeévidemmentdefactoparmiceuxquelacritique«wittgensteinienne»n’apasdécouragés,etquiprétendentprouverenmarchantlapossibilitédumouvement.VoirparexempleCaillois1958,quimesemblelameilleureréfutationenacte,surceterrain,desaporiesdeWittgenstein.Entreautres;Schumanndisaitdéjà,d’uneformuleàvraidirebeaucouptropabrupte:«L’esthétiqued’unartestcelledetouslesarts;lematérielseuldechacundiffère»(citéparHanslick1854,p.168);cequidiffère,c’estaumoinscequej’appellerailetechnique.«Nepensezpas,maisvoyez!»(Loc.cit.)«Lanouvellepoésierusse»(1919),in1973,p.15.Goodman1977;j’aidéjàrapproché,aumoinsimplicitement,cesdeuxpropositions(Genette1991,p.12-15),etj’auraiinévitablementàyrevenirplustard.

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7.

8.

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13.14.15.

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19.20.21.22.23.24.25.26.

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31.32.33.34.35.36.

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C’estentreautresladéfinitiondeJ.O.Urmson,1957,p.87:«Jepensequ’uneœuvred’artpeutêtreleplusutilementconsidéréecommeunartefactvisantavanttoutlaconsidérationesthétique[primarilyintendedforaestheticconsideration].»Goodmanlui-même,quiposeraavecforce,dans«Quandya-t-ilart?»(1977),laprioritéd’urgenceetdepertinencedelafonctionsurlestatut,n’endifféraitpasmoinsjusqu’audernierchapitredeLangagesdel’art(1968)l’étudedes«symptômes»del’esthétique.Témoinentre autresde l’emploi (inattendu)decet adjectifdans l’esthétiqueanalytiquecontemporaine, la troisièmepartiede l’anthologieMargolis1987. Jejustifieraiplusloinmaréserveàl’égarddecettequalificationencombrante,quejeproposeaumoinsderéformer.C’est,nousleverrons,l’expressionemployéeparSouriau1947.Parexemple,1981,p.32-33,86-87,223.Voir plus loin, chap. 9. Je précise tout de suite, néanmoins, quemon propos n’est pas de contester cette qualification à propos des ready-made, mais sonapplicationauxobjetsexposéseneux-mêmesetentantquetels.Voirplusloinp.366.Proust1918,p.437sq.VoirMargolis1980.Lapremièreoccurrencedecetteformuleestàmaconnaissancedanscetitred’article:«WorksofArtasphysicallyembodiedandculturallyemergentEntities»,1974.Pasplusiciqu’ailleurs,jenedonneàcetermeuneconnotation«spirituelle»,nimêmephilosophique(kantienne,parexemple).Jel’emploiedanssonacceptionétymologique (latine), qui est éminemment profane : transcender, c’est franchir une limite, déborder une enceinte ; nous le verrons plus loin, l’œuvre entranscendanceestunpeucommeunfleuvesortidesonlit,etqui,bienoumal,n’enagitquedavantage.EnparticulierchezWollheim1968.Souriau1947,p.48.L’existence«phénoménale»serapporteauxsept«qualitéssensibles»quidistinguentlesartsdelaligne,duvolume,delacouleur,delalumière,dumouvement,dessonsarticulésetdessonsmusicaux;l’existence«réique»distinguelesarts«représentatifs»,commelalittératureoulapeinture,desartssimplement«présentatifs»,commelamusiqueoul’architecture;l’existence«transcendantale»m’échappequelquepeu.Le«systèmedesbeaux-arts»regroupeenun tableaucirculaire,p.97, lesquatorzepratiquesdéterminéespar la croiséedesparamètresphénoménal et réique.C’estdirequ’ilne tientpascomptedeladistinction«physique»quinousintéresseici,maisilneseraitpasdifficilederépartircesquatorzeartsselonlecritèrephysique,quitteàdevoirscindercertainsquiprésentent,commenousleverrons,lesdeuxtypesde«corps»,commeSouriaului-mêmedoitbienscinderunartcommelapeintureenunepratiquereprésentativeetune«présentative»(lapeintureabstraite).Wollheim1968,sp.§1-39.Wolterstorff1980.Margolis1974,1978,1980.1978,p.69.Glickman1976,p.168-185.NousdiscuteronsplusloincetteassimilationchezPrieto1988.VoirGoodman1968,chap.3,4et5.BienqueGoodmanconsacrequelquespagesfortpertinentesaucasVanMeegeren,onnedoitpasconfondrelacontrefaçonainsidéfinie(copiefrauduleused’uneœuvre singulière) avec la forgerie par imitation, ou pastiche, qui consiste à produire (frauduleusement ou non) uneœuvre « originale », ou pour lemoinsnouvelle,àlamanièred’unautreartiste–cequefaisaitVanMeegerenàlamanièredeVermeer.Lepasticheestpratiquédanstouslesarts,etnepeutenaucuncasserviràdistinguerdeuxrégimesd’immanence.Jeparleicidecopiecorrecte,etnonplus,commeenpeinture,decopiefidèle.Cettedifférencedequalificationtientaufonddeschoses,etj’yreviendraiplusloin.CommeentémoignentparexemplelesplainteslégitimesdeBalzacsurles«contrefaçonsbelges»deseslivres.Le motif originel de ces termes aujourd’hui entrés dans l’usage, et que recommande leur sobriété ontologique, est évidemment le statut des manuscrits«autographes»uniques,opposéàceluidesexemplairesmultiples,baptisés«allographiques»acontrario.Leradicalcommungraph- importemoinsiciquel’oppositionauto–/allo–,pertinentepourtouslesarts.J’emploieraidésormaisceterme,depréférenceàmode,pourdistinguerl’autographiquedel’allographique,entantquecesdeuxsortesdefonctionnementsontexclusifs l’un de l’autre à propos d’uneœuvre donnée, qui ne peut être à la fois autographique et allographique, comme un pays ne peut être à la fois enrépubliqueetenmonarchie,mêmes’ilexiste,làcommeici,despratiquesmixtesouintermédiaires,dontnousrencontreronsbientôtquelques-unes.Parmodes,au contraire, je désigne des types de fonctionnement compatibles et complémentaires, comme l’immanence et la transcendance, ou les diverses sortes detranscendance,quipeuventcoexister.Goodman1968,p.146-149.Ibid.,p.151-153.Ibid.,p.256-259.Ibid.,p.154-156.Ibid.,p.149.Jenedispasentreleprescriptibleetlenon-prescriptible,cariln’yaguèredelimitesaprioriàlaprescriptibilité:certainsdramaturgescommeBeckettpoussentbeaucoupplusloinqued’autresladirectivitéàl’égarddelamiseenscèneetdujeudesacteurs,rienn’empêcheenprincipeuncompositeurdepréciserjusqu’àlamarque,voire jusqu’aunumérodesérie,d’un instrument,niunécrivain l’option typographique, laqualitédupapier,etc.Mais le fait–carc’estunesimplequestiondefait–estquel’onnesesouciejamaisdetoutprescrire.Lemotpartition est évidemment embarrassant, parce qu’il désigne tantôt la notation d’uneœuvre dans son idéalité, tantôt un exemplaire physique, et pardéfinitionsingulier,decettepartitionidéale.Jel’emploieicidanssapremièreacception.Surladistinction(classique)desdeuxtypesd’identité,voirentreautresStrawson1959,p.35-37;sursapertinencepourl’identificationdesœuvresd’art,voirPrieto1988.Lefrançaisn’estpastrèssecourablepourcettedistinctioncapitale:siuniqueest…univoque,singuliernel’estpas,puisquecetadjectif,qu’onemploiesouventpourdésignerunobjetunique(«LaJocondeestuneœuvresingulière»),peuts’appliqueràn’importequelobjetconsidérédanssonidentiténumérique,mêmes’il s’agit d’un objet de série indiscernable demilliers d’autres : «Cet exemplaire singulier [mais nonunique] de l’original de laChartreuse a appartenu àBalzac»;uneépreuveduPenseurestsingulièresansêtreunique.Jetâcheraidésormaisderéserveruniqueauxobjetssansréplique,etden’employersingulierquedanssonsensdistributif.J’emploieraimanifestationcommeuntermed’extensionplusvasteetdeconnotationpluslégèrequ’exécution:untextemusicalpeutêtremanifestésoitparuneexécution,soitparunenotationécrite;untextelittéraire,soitparuneexécutionorale,soitparuneinscription.Prietomontrebienlelienentrelesdeuxnotionseninsistantsurlerôle,dansl’établissementdel’identiténumériqued’unobjet,delacontinuitédeperception,ou,àdéfaut,descertificatsoupedigreesquienattestent.Jem’abstiens prudemment de changer toutes les pièces de l’Erika, ce qui ferait de cettemachine un nouveau couteau de Jeannot, lequel par sa définitionpurementrelationnelleestplutôtunobjetidéal,commel’expressParis-GenèvecheràSaussure.Sitouteslespiècesdel’Erikaavaientétéchangéesaprèscoup,sonidentiténumériques’entrouveraitprobablementdisperséeàtraverstouteslespiècesprogressivementremplacéesetjetéesàladécharge.

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43.44.45.

46.

Jereviendraientempsutilesurlaspécificationcapitalequ’impliquecetadjectif.DescriptiondelaGrèce,livreI,chap.25,«DuPœcileetdesespeintures».Cetexempleimaginaireportedumoinssuruneœuvrequifutréelle;inversement,d’œuvresimaginairescommelebouclierd’AchilledansL’Iliade,nousavonsplusieurs«reconstitutions»concurrentes,etnaturellementdissemblables.Cetteinversionn’ariendeparadoxal:lesœuvresdisparuesinspirenttropderespectpourqu’onserisquevolontiersàlesreconstituer–àmoinsqu’uneexceptionflagrantenem’échappe,quiécorneraitcebeauprincipe.Article«Encyclopédie»del’Encyclopédie.

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I

Lesrégimesd’immanence

2.Lerégimeautographique

Les objets d’immanence autographiques, qui consistent en des objets ou événements physiques,tombentnaturellementsouslessensetseprêtentàuneperceptiondirecteparlavue,l’ouïe,letoucher,legoût,l’odorat,ouquelquecollaborationdedeuxouplusieursdecessens.Uneclassificationdesartsdont ils relèvent selon les organes qu’ils affectent, comme on en rencontre tant dans l’histoire del’esthétique1,meparaîtplutôtoiseuse,etfortgratuiteunehiérarchiedeméritescommecellequ’avanceHegel2.Quant à une répartition selon lesmatières employées, j’ignore si la tentative en a jamais étéfaite, mais il me semble que les séparations et surtout les rapprochements qu’elle opérerait nemanqueraient pas de force comique, plaçant dans lamême alcôve, strange bed fellows, par exempleVermeeretBocusecommedeuxutilisateursd’huile(jedouteàvraidirequecesoitlamême).Jeferail’impassesurcettepossibilité, sansdissimulerpourtantqu’elleneprêtepasqu’à rire : lapeintureestparfoisunesacréecuisine,dontlarecetteimporteàlanaturedesesproduits,àleurentretien,etparfoisàleurconsommation;nousenrencontreronsaumoinsunexemple.

On pourrait envisagermille autres taxinomies plus oumoins « borgésiennes », mais, pour uneraisondont j’auraisdumalàrendrecompte, ilmesembleque laplus légitimeestcellequidistinguedeux sortes d’« objetsmatériels3 »: ceux qui consistent (je vais employer desmots dangereusementsimples)endeschoses,etceuxquiconsistentendesfaits,ouévénements,etplusspécifiquementendesactes.Untableau,unesculpture,unecathédralesontdeschoses;uneimprovisationouuneexécutionmusicales, un pas de danse, unemimique sont des actes, et donc des faits. Un feu d’artifice est unévénementprovoquéetorganisé,quel’onpeutéventuellement,commetel,tenirpourunacte.

Cette distinction courante est très fragile, et se heurte de toute évidence à l’existence de casdouteux:unjetd’eaucommeceluiqueProustattribueàHubertRobertdansSodomeetGomorrheest-ilunechoseouunévénement?Sil’onrépond:«unechose»,c’estsansdouteentantqu’ildure,maislesévénementsaussidurent(plusoumoins),etladuréed’unjetd’eaun’estpasinfinie.Celled’untableaunon plus, à vrai dire : « les statuesmeurent aussi. » Et si l’on prolongeait pendant des heures, dessemaines et des années la durée d’un feu d’artifice aussi répétitif qu’un jet d’eau (c’est sûrementpossible, quoique coûteux), ce feu d’artifice deviendrait-il une chose ? Mais un jet d’eau est-ilnécessairementrépétitif?Etqueveutdire«répétitif»?Toutcelaestbienembarrassant.J’essaieraidumoinsdeproposer en son tempsunedéfinitionplusdifférenciéede laduréeouplutôtdesdurées encause.

Maisl’absenced’unefrontièreétancheetl’existencedecasindécidablesnesontpeut-êtrequelamanifestation empirique d’une donnée plus profonde, que certains philosophes expriment par cettepropositionsimple,etpourmoitrèsévidente:iln’yapasdechoses,iln’yaquedesfaits.C’estàpeuprèsainsiques’ouvreleTractatusdeWittgenstein,etQuineproposeconstammentdeliresouslesnoms

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(dechoses)desverbes(d’actionoud’état),lespremiersrésultanttoujoursd’une«réification»plusoumoinslégitime.Cette«donnéeplusprofonde»estpourmoid’ordreplusphysiquequemétaphysique:les « choses » sont l’apparence stable (c’est-à-dire relativement immobile et durable) que prennentcertainesagitationsd’atomes,quin’enmènentpasmoinsau-dessous leur infatigablesarabande.Bref,leschosessontunesorteparticulièred’événements.

Cettevéritéapprisedûmentrappelée,nouscontinuerons,ourecommencerons,d’appelerchosescesconglomératsrelativementstablesd’événementsqueleparlerclassiqueappelaitcorps,ouresextensae,etquicomprennententreautreslescorpsaniméscommelevôtreetlemien.UsagesanctionnéencestermesprudentsparleVocabulairedeLalande:«Choseexprimel’idéed’uneréalitéenvisagéeàl’étatstatique, et comme séparée ou séparable, constituée par un système supposé fixe de qualités et depropriétés.Lachose s’opposealorsau faitet auphénomène. “La luneestunechose, l’éclipseestunfait4.”»

Jedistingueraidoncdeuxsortesd’objets(d’immanence)matériels:leschoses5etlesévénements(dont laplupart, dans ce champ6, sont des actes), et j’utiliserai quanddebesoin, dans ces acceptionsréservées,lesadjectifsréel(relatifàchose7)etfactuel(relatifàfait),événementiel(relatifàévénement)– et aussi performanciel, puisque la plupart des œuvres factuelles relèvent des arts de performance(performingarts).Maisjedistingueraiencore,parmilesobjetsd’immanenceréels,ceuxquiconsistentenunobjetunique,commeLaJoconde,etceuxquiconsistentenplusieursobjets réputés identiques,commeLePenseurouMelancholia.

3.Objetsuniques

Lesœuvres autographiques à objet d’immanence unique sont essentiellement des produits issusd’unepratiquemanuelletransformatrice8,évidemmentguidéeparl’espritetaidéed’instruments,voiredemachines plus oumoins sophistiquées,mais en principe non prescrite par unmodèle préexistant(matérielouidéal)dontellesneferaientqu’assurerl’exécution.L’existenced’untelmodèleautoriseraiteneffetlaproductiondeplusieursobjetsplusoumoinsidentiques,productionquirelèveraitdetelleoutelleautrepratique(autographiquemultiple,voireallographique),dontl’étudenousoccuperaplusloin.Cette réserven’exclutnullementaprioriduchampde l’art les innombrablesproduits artisanaux,cartouteproductionhumainecomportantunefonctionesthétiqueentredansnotredéfinition,jugementdevaleurmisàpart;maisellelesexclutpresquetousdusecteurquinousintéressepourl’instant,etquin’est en rienprivilégiépar le caractèreuniquede sesproduits, si cen’est sur leplancommercialousymboliquede laprimeà la rareté.Unébéniste,unorfèvre,un joaillier,uncéramiste,unvannier,unsellier, un couturier produisent des objets à fonction (entre autres) esthétique qu’il est parfaitementloisibledetenirpourdesœuvresd’art;maisilstravaillentleplussouventenayant,entêteousouslesyeux,unmodèlesusceptibled’applicationsmultiples,etdontlamultiplicitéestparfaitementadmiseparleur clientèle, et plus généralement par la société. Les exceptions que constitue, par exemple, un«modèleunique»(locutionquelquepeucontradictoire)debijou,demeubleoudevêtementdehautecoutureentrentenrevanchedansnotrecatégorie,soitparincapacitématérielleàlamultiplication,soit(plussouvent)parunelimitationvolontairedontlesraisonssontévidentes.

Cesdeuxmotifs,plutôtdifficilesàdémêler,présidentaussiàl’unicitédesœuvrescaractéristiquesdesarts«plastiques»canoniquescommeledessin,lapeinture,lasculpturedetailleoul’architecture,

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maisaussi laphotographie,dans leur régimeautographique.Lecasdes troispremiers est sansdoutetropobviepourqu’ilsoitnécessaired’yinsisterlonguement.Ledessin,onlesait(etplusprécisémentcertaincroquisimaginaired’Hokusai),fonctionnechezNelsonGoodman,enoppositionàladénotationdiagrammatique (et plus précisément à un électrocardiogramme, par hypothèse physiquementindiscernableduditcroquis),commeunemblèmeminimalde la représentationpicturale. Ilpeutaussibien, et dans la même antithèse, illustrer le régime autographique d’immanence9 : par rapport audiagramme, où seules comptent certaines positions définies en abscisses et ordonnées, le dessin(figuratifounon)secaractériseparl’impossibilitéd’yfairelapartentretraitspertinentsetcontingents:le moindre détail compte, épaisseur du trait, couleur de l’encre, nature et état du support. Cettesaturation de la pertinence entraîne évidemment qu’aucune éventuelle réplique (je prends ici cemotdans son sens large)nepeut être tenuepour rigoureusement identique, et doncque l’œuvredoit êtretenuepournécessairementunique.

Onpourraitfaireàcetteanalysedeuxobjections.Lapremièreseraitqu’onnevoitpascommentundessin peut être dit à la fois rigoureusement identique à un diagramme et impossible à reproduireidentiquement;laréponseest,mesemble-t-il,quelepremiercasestpurementhypothétique,tandisquele second se situe sur le plan des possibilités réelles ; et encore, que pour juger un croquis«indiscernable»d’undiagramme,ilfautjustementfaireabstractiondestraitsdiagrammatiquementnonpertinents,quifondentsonunicitématérielle.Lasecondeobjectionestque,s’ilenestainsidetoutobjetmatériel considéré d’un point de vue esthétique, on ne voit pas comment il peut exister des objetsd’immanencematérielsmultiples,etrigoureusementidentiques,commeceuxduPenseurdeRodin.Laréponse est évidemment que de tels objets n’existent pas, mais qu’une convention culturelle, pourquelquesbonnesraisons,faitcommes’ilsexistaient.Maisn’anticiponspas.

Peinture

Lapeinture, et spécialement sous ses formes lespluspainterly10, est certainement le cas le plusmanifested’incapacitédesœuvresmatériellesàlamultiplication,etcen’estpasparhasardqueNelsonGoodmanyvoitl’artleplusréfractaireàtouteévolutionverslerégimeallographique–j’ajouterai:etmêmeverslerégimeautographiquemultiple.Unedesraisonsdecetteévidenceestengénérallaplusgrande complexité visuelle et matérielle de ses productions, qui incite spontanément à penser que«personne(pasmêmel’artiste)nepeut»produireunecopieparfaited’unVermeeroud’unPollock.Cesdonnéesempiriquesne jouentd’ailleurspas toutes auniveaude la surfacevisible.Siun tableaun’estpas toujourspluscomplexequ’undessin, il esten revanchesouventplus«profond»,ou,pourparlervulgairement,plusépais.Unexempleassezéloquentnousmontreracommentcequej’appelaisplushautla«cuisine»picturale,oupeinturesque,contribueàl’unicitédesesproduits11.

Il s’agit d’uneœuvre dePaulKlee,Zuflucht [Refuge]12. Sa description officielle est « huile surcarton»,maiselleestfortsimplifiante.Lecartonporteeneffetàsondoslanotesuivante:

Technique:1.carton2.huileblanche,laque3.pendantque2encorecollant:gazeetenduitdeplâtre4.aquarellerouge-bruncommeteinte5.temperablancdezincavecadditiondecolle6.dessinfinethachuresàl’aquarelle7.légèrementfixéavecunvernisàl’huile(diluéàlatérébenthine)8.éclairciparendroitsavechuileblancdezinc

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9.couvertavechuilegris-bleulavisavechuilelaquegarance.

Dansuncasdecegenre, la«copieparfaite»devrait reproduireà l’identiquenon seulement ledétailperceptible,maisaussileprocèsdeproductiondontilrésulte;elledevraitdoncré-exécuteruneliste d’opérations convertie dumême coup en « recette » – ce qui, nous le verrons, relève plutôt durégime allographique. Encore est-il que de tels relevés sont plutôt rares, et donc tout aussi rares lesoccasions pour le copiste demettre ses pas dans les traces dumodèle. Peu importe, dira-t-on, si lareproduction du résultat visible est irréprochable, c’est-à-dire définitivement indiscernable del’original?Envérité,lesréactionschimiquesétantcequ’ellessont(etquej’ignore),ilestprobablequelesdeuxœuvres,issuesdedeux«préparations»différentes,évolueront(«vieilliront»)différemment,etcesserontplusoumoinsvited’êtreindiscernables.

Architecture

L’idéed’unbâtimentédifiésansaucunplanestdevenuedepuislongtempsétrangèreànotrenotiondel’architecture,mêmes’ilnousestàtousarrivédeconstruire,aufonddujardin,unecabane,voireuncabanon, à la va-comme-je-te-pousse, et si à l’inverse l’idée de deux ou plusieurs bâtimentsconventionnellement« identiques»par exécutiond’unmêmeplan, test empiriqued’une architecturepleinementallographique,noussemblereleverd’unétatpeuestimabledecetart.Goodman13,prenantacte de cette notion hésitante, qualifie l’architecture (dans son régime actuel) d’art « mixte ettransitionnel».Transitionnelpeutêtreprisdansunsensdiachronique(l’architectureévoluant,commepeut-êtretouslesarts,d’unrégimeautographiqueoriginelversunrégimetotalementallographique,etse trouvant aujourd’hui en quelque point de ce trajet), et mixte dans un sens synchronique :l’architecture présente aujourd’hui des formes purement autographiques (cabanes), des formespleinementallographiques(HLMensérie),ettoutessortesdeformesintermédiaires,caractéristiquesdela « grande » architecture moderne, édifices exécutés sur plan mais en un seul exemplaire, et dontcertains détails ont dû échapper à toute préméditation.Quelque pronostic historique qu’on puisse ouqu’onveuillefaire,cediagnosticd’unrégimemixteestd’unejustesseévidenteetsansgrandmérite.Jereviendraisurleslimitesempiriquesdurégimeallographique,essentiellementliéesaufaitqu’ungrandnombre d’œuvres modernes, parfaitement multipliables par réexécution de leur plan, ne sont paseffectivementmultipliées, et qu’une telle pratique choquerait notre sentiment du statut de la grandeœuvrearchitecturale,mêmecontemporaine–disons,pourallerd’unmotausommet,du SeagramdeMiesvanderRohe.

Ladistinctionentre architecture autographiqueet allographiqueestdonc relative etgraduelle, etGoodmann’apastortd’illustrertrèsmodestement,etenquelquesortenégativement,lapremièreensebornantàobserverque«nouspouvonsnousrefuseràconsidérerqu’unautrebâtiment,tirédesmêmesplans,voiresurlemêmesite,queleTajMahal,seraitunexemplairedelamêmeœuvreplutôtqu’unecopie14»–autrementdit,quenousconsidéronsplutôtcetédificecommeuneœuvreautographiquequecomme une œuvre allographique à exemplaire unique. Mais que dirions-nous d’une réplique duSeagram « tirée desmêmes plans » et (ré)édifiée, par exemple, àHongKong ? Second exemplairelégitimeouplatecopie?

J’ignore absolument s’il existe, du Taj Mahal, des « plans » au sens courant, c’est-à-direpréliminairesetprescriptifs,maisleurabsenceneprouveraitrien:onpourraitfortbienperdreceuxduSeagram.Lavraiequestionestplutôtdesavoirsiunrelevédescriptifetrétrospectif,commelanotationaprèscoupd’unemélodieimprovisée,seraitsuffisammentprécisetexhaustifpourprescrireàsontour

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unauthentique«exemplaire»,maislavraieréponseestcertainementplutôtd’ordreconventionnelqued’ordretechnique:ladifférenceentreexemplaireetcopieesticiaffairedeconsensus,etdetradition,etlesdonnéessontpurementempiriques.Le faitestque le facteurChevaln’apas laissédeplan,etpasdavantageGaudípourlaSagradaFamilia,cequirenddifficile,nonpassonachèvementposthume,nimême son achèvement « dans le style », puisque le style d’une partie est toujours plausiblementgénéralisable(projectible)àl’ensemble,maissonachèvementconformeàl’intentiondel’artiste,dontriennesembletémoignerdemanièreassezprécise,àsupposerqu’ilenaitétélui-mêmeparfaitementauclair,cequiestdouteux,sapratiquerelevantenfait largementde l’improvisation.Tandisqu’ilarrivetouslesjours(commeondit)qu’onexécuteouqu’onréexécuteaprèssamortlesplansd’unarchitecteallographique:voyez,sansquitterBarcelone,lepavillonallemanddeMiesvanderRohe15.

Sculpture

Contrairementàl’architecture,etcommelapeinture,lasculpturedetaillepeutsemblerunmodèleassez fiabled’art autographiqueàproduitsnécessairementuniques–«nécessairement»voulantdireici:parnécessitématérielleettechnique:iln’yapasdeuxblocsdepierreidentiques,nideuxcoupsdeciseau. Mais il faut d’abord observer que la taille n’est pas tout à fait la seule technique dont lesproductionssoientnonprescriptibles:ilenvademêmedebiendesformesdesculptureenmétalnonfondu, forgées, assembléesparboulonsou rivets, etc., commecellesdeGonzalezoudeCalder, sanscompterlesobjetsàmatériauxcomposites,oucetteparfaiteillustrationd’unartpartiellementaléatoirequesontlescompressionsdeCésar.Et,d’autrepartetinversement,la«taille»(delapierre,dumarbre,du bois) n’est pas toujours aussi « directe » que le promet cette expression : «Taille directe, dit untechnicien,nesignifiepasobligatoirementpartiràl’aventure,auboutdel’outil,enselaissantalleraugrédeséclatssuccessifsetdesrencontres.Cettenotiontrès“mode”estassezrécente.Leterme“tailledirecte”,entresculpteurs,signifiesurtout: lesculpteurintervenantlui-même,sansl’aidedepraticien,oudemachinedemiseaupoint,maisavecunemaquettequireprésentel’ébauche,lecroquisdel’œuvreentreprise16.»

Pasplusqu’enpeinturecelled’uneesquisse17oud’uncroquis,lasimpleprésenced’unemaquettenesuffitsansdoutepasàcompromettrelecaractère«direct»del’actedetaille,nimêmeàconvertirlasculpturedetailleenart«àdeuxphases»(oualors, toutartseraità–aumoins–deuxphases,saufl’écriture rigoureusement automatique, si la chose existe, ce dont je doute fort). Mais qu’en est-illorsquelamaquette,parexempleenplâtre,produitepar l’artiste,estexécutéeparun«praticien»,etquel’artistedédaignedecorrigerauciseaucetteexécution,commeilarrivaitsouvent,àlafindesavie,àRodin, que la pierre « ennuyait »?Nous voici pour le coup dans un art à deux phases, comme lasculpture de fonte, et que rien, sinon la coutume, ne retient sur la voie (je ne dis pas la pente) d’unautographismeàproduitsmultiples:sil’onadmetqu’unpraticienpeutexécuterd’aprèsunmodèleenplâtreunesculpturedemarbre,pourquoipasdeux,troisoumille,d’autantquecetyped’exécutionneconnaîtpas les limitationsmatérielles (usuredumodèle) liéesàcellede la fonte?La réponseest iciencore:convention.

Mais toute taille, nous le savons, n’est pas directe. Ici intervient la technique dite de «mise aupoint»,connuede touteantiquité,etquin’acessédeseperfectionneraucoursdessièclesselondesprocédésdeplusenplusmécanisés.«Lamiseaupoint,ditRudel18,estlatranspositiond’unmodèledeplâtreoude terre,oudepierre, souventdepetitedimension,dansunblocdepierreoudemarbre, àl’aidedepointsderepèreetd’instrumentsspéciaux.Aucoursdessiècles, leprocédédedépart,assezsimple,sepréciseradeplusenplus.DepuislaRenaissance,latailledirectedegrandedimensionaétéle

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plussouventabandonnéeauprofitdelamiseaupoint,dontl’exécutionaétégénéralementconfiéeàdespraticiensspécialisés,jusqu’aumomentd’unretouràlataille,àl’aubeduXXesiècle.»

Commeonl’auracompris,lamiseau(x)point(s),enseperfectionnant,serapprochefurieusementdece statutde l’empreinte qui, nous leverrons, préside à toutes les techniquesmultiplicatricesde lasculpture de fonte. C’est pour le moins une quasi-empreinte, et rien n’empêche sans doute que desappareilscomparablesàceuxqu’utilisentlesserrurierspourfabriquerdesdoublesdeclésneproduisentdes répliques, à l’échelle, réduites ou agrandies, aussi « fidèles » qu’unmoulage, et en aussi grandnombrequ’onvoudrasaufusuredumodèle.Lesvraieslimitationssontdoncvolontairesetcoutumières.Je supposequeRodinn’autorisait pas lamultiplicationde« ses»marbres, et l’on sait quequelques(rares)sculpteurs,commeMichel-AngeouBrancusi19,serefusaientàtouteautretechniquequecelledela taille directe. Lorsqu’on dit, aprèsGoodman, que la sculpture de taille est un art autographique àproduits uniques, il faut donc entendre : par nécessité technique en taille vraiment directe, et parconvention partout ailleurs. Je ne sais trop à quelle technique on doit attribuer ces sculptures que levieuxRenoirparalysé«dictait»verbalement,àcoupdedescriptionsprescriptives,àsonélèveGuino,quiobtintaprèscoupd’untribunallestatutde«coauteur»20.CecasnousramèneàlafabledeDiderot:siRenoir avait ainsi dirigé plusieurs élèves à la fois, nous aurions aujourd’hui plusieurs versions dechacunedecesœuvres,toutesdissemblablesettoutes«authentiques»encesenstrèsspécial.

Photographie

Par sonusage typiquedesdeuxphasesdéveloppement-tirage, laphotographiedans son sonétatstandard – mais peut-être faut-il dire classique, avec une nuance de nostalgie – est un artparadigmatiquedurégimeautographiquemultipletelquedéfiniparGoodman21comme«artdont lesproduits sont singuliers [seulement] en première phase »: le négatif est singulier, et les épreuves surpapiersontmultiplessionlesouhaite.C’estlestatutdelagravure–etpourcause–,etj’yreviendraientempsutile.Maisletermegénériquedephotographiedissimuleunegrandediversitétechnologique,endiachronieetensynchronie,puisquedestechniques«dépassées»peuventsemaintenirouressusciter,commerécemmentledaguerréotype,pourdiversesraisons,entreautresesthétiques.Orcertainesdecestechniquesproduisentdesobjetsenprincipeuniques.LesépreuvesnégativessurpapierdeNiepce(vers1820)étaientsingulières,etd’ailleurséphémères jusqu’àcequeDaguerreeût trouvélemoyendelesfixeretdelesdévelopper.Ledaguerréotypelui-même(1838)futuneimpression(négative,maislisiblecomme positive sous lumière rasante) unique sur plaque métallique, non « tirable » et donc nonmultipliable.LesépreuvespositivesdirectessurpapierdeBayard(1839)étaientencoreuniquesetsanstirage.C’estapparemmentlecalotypedeFoxTalbot(1839,négatifssurpapierrendustransparentsàlacire) qui inaugure la technique à deux phases et à épreuves multiples de l’état classique, avec dessurfacessensiblesde toutessortes jusqu’auCelluloïdd’Eastman(1888),et tiragesurpapier.MaisonsaitquelesphotosàtirageinstantanédePolaroid(1947)furentdenouveaudesépreuvesuniques.Danstouscescas,biensûr,onpeutmultiplierl’objetparune«reproduction»–photodephoto–,maisquisera«plutôt»,diraitGoodman,considéréecommeunecopiequecommeunexemplaireauthentiquecomme sont les épreuves sur papier de l’état classique.Mais, puisqu’un tirage est une empreinte etqu’une photo, et donc une reproduction, est également une empreinte (photonique), il faut bien denouveaureconnaîtrequecesdistinctions,parfoisdécisivessur leplan juridiqueetcommercial (oùuntirageoriginalnedoitpasêtreconfonduavecunereproductionencartepostaleouenalbum),sontplusinstitutionnellesqueproprementtechniques.

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Cette exploration très superficielle laissait de côté d’innombrables formes intermédiaires, parexempleentredessinetpeinture(pastel,encre,sanguine),entrepeintureetsculpture(papiersdécoupés,reliefsplats,sculpturespolychromes,peinturessursupportsformés),entresculptureetarchitecture(dequel«art»relèventlespyramides,lestoursdeDubuffet,lastatuedelaLiberté,l’OpéradeSydney?),entre peinture et photo (retouches), et négligeait la nonmoins innombrable diversité des techniquespropresàchaqueart:voyezenpeintureladifférenceentrelavis,aquarelle,fresque,détrempe,gouache,huile, émail, acrylique, la variété des pigments, des supports, des ingrédients, des instrumentsd’application : brosses, pinceaux, couteaux, pouces, pistolets, bâtons et arrosoirs du dripping, corpshumain chez Yves Klein, etc. Voyez encore, depuis quelques décennies, le nombre d’objets et dematériaux fabriqués, trouvés, « installés », égrenés, empilés ou étalés, qui font le pain quotidien desexpositionsetdessallesdemuséesousunlabelgénéralement,ettrèspertinemment,indistinct:commeje le disais plus haut, on sait encore, ou on croit savoir, que c’est « de l’art »,mais on ne sait plusduquel, et l’on s’aperçoit qu’en effet la spécification n’est nullement indispensable au plaisir – oudéplaisir–esthétique,nimêmeàlarelationartistique.Jenementionnepasicicessymptômes,pourlaplupartdéjàdéfraîchis,d’uneexplosion,entreautres,desartsdits«plastiques»pourm’affligeroupourm’ébahird’unerévolutionquin’estnilapremièrenisansdouteladernièrequ’aitàconnaîtrel’histoiredel’art;maisplutôtpoursoulignerlecaractèrepolymorphe,hétérocliteetconstammenttransitoiredespratiquesdontlathéoriedel’arts’efforcederendrecompte,etlecaractèrenonmoinsprécaire–etentoutcasrelatif–descatégoriesqu’elleprétendyintroduire,etdontlamoinsévanescente,malgrésontitreintimidant,n’estpascelledu«statutontologique».UntasdecharbonexposéparYannisKounellisà l’Entrepôt de Bordeaux22 peut passer pour l’objet « unique » et intransportable par excellence,qu’aucun relevénepermettrait de reconstituer à l’identique : rienn’estplus singulierque l’aléatoire.Mais cette singularité physiquement irréductible peut être révoquée d’unmot – il suffit que l’artistesouverain,dûmentconsulté,répondedédaigneusement:«N’importequelautretasferal’affaire.»Lesdécharges publiques regorgent d’objets irremplaçables. Le « symptôme » majeur de l’esthétique,«chaquedétailcompte»,asonpendantdésinvoltequil’équilibresansleréfuter:«anythinggoes».Maisceciestuneautrehistoire,quinousoccuperaunpeuplusloin.

Bien entendu, le statut de « produit unique » au sens défini ici fait abstraction de tous les faitsinévitables de changement d’identité dans le temps, par vieillissement graduel ou modificationsbrusques, qui introduisent pour lemoins, dans lesœuvres les plus singulières, une certaine pluralitédiachronique. Pour des raisons qui apparaîtront alors, j’en destine l’évocation au chapitre de latranscendance.

4.Objetsmultiples

Jepartiraid’unepagedeNelsonGoodman,déjàmentionnée,qui,surleplanthéorique,mesembledirel’essentiel:

L’exempledel’estamperéfutel’affirmationirréfléchieque,danstoutartautographique,uneœuvreparticulièreexisteseulemententantqu’objetunique.Lalignedepartageentreartautographiqueetartallographiquenecoïncidepasaveccellequisépareun

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artsingulierd’unartmultiple.Laseuleconclusionpositiveoupresquequenouspuissionstirericiestquelesartsautographiquessontceuxquiontunproduitsingulierdansleurpremièrephase:lagravureestsingulièredanssapremièrephase–laplancheestunique – et la peinture dans son unique phase.Mais ceci n’aide guère ; car expliquer pourquoi certains arts sont à produitssinguliersrevientàpeuprèsàexpliquerpourquoiilssontautographiques23.

Laissonsdecôté cettedernièrephrase,dont l’accentdécouragéest inhabituel chezGoodman, etqui ne porte pas sur notre nouvel objet,mais sur lesœuvres autographiques en général, et sur leursproduitsuniques(quandilslesont).Jenesuisd’ailleurspascertainqueleurcaractèreautographiqueetuniqueaitbesoind’êtreexpliqué:iln’yariendesurprenantàcequ’uneactivitéhumaineproduise,partransformation d’un matériau préexistant, un objet matériel singulier. Ce qui est surprenant, et quiappelle une explication, c’est plutôt qu’une pratique artistique produise ces objets idéaux en quoiimmanentlesœuvresallographiques(maisnousn’ensommespaslà),etaussi,etpeut-êtredavantage,cesobjetsmatériels«identiques»enquoiimmanentlesœuvresautographiquesmultiples.Davantage,sil’onsongequedeuxobjetsmatérielsnepeuventphysiquementpasêtrerigoureusementidentiques,etmême si l’industrie nous a depuis plus d’un siècle habitués à considérer comme identiquesd’innombrablesobjetsdesériequinelesontqued’uncertainpointdevue(pratique),etd’unemanièretouteconventionnelle.

Maiscepointde l’identité (spécifique)ne retientguère,et à juste titre, l’attentiondeGoodman.Lesépreuvesmultiplesd’unegravurepeuventêtresensiblementdifférentesentreelles;cen’estdoncpas leur « identicité » qui les définit comme épreuves « authentiques »24, mais leur provenance.L’essentiel est ici que certaines œuvres autographiques consistent en plusieurs objets, sans douteartistiquement plus oumoins interchangeables, et que la possibilité de ce typed’œuvres est liée à laprésencededeuxphasesdansleur«histoiredeproduction»,dontl’uneproduitunobjetsingulier,fautedequoil’œuvreneseraitpasautographique(c’est-à-dire,jelerappelle,contrefaisable),etdontl’autreproduitdesobjetsmultiplesàpartirdecetobjetsingulier.

L’objet singulier obtenu dans la première phase est donc l’instrument de production des objetsmultiplesproduitsdans laseconde ; resteàsavoir,cequeneprécisepasGoodman,commentagitcemoyen,sinondansundétail techniquesansdoute fortdivers,dumoinsauniveaudesonprincipedefonctionnement. L’exploration de quelques exemples caractéristiques nous y aidera peut-être,mais ilconvientd’aborddeclarifierl’emploifaiticidelanotiondephase.

Dansl’absolu,toutprocessusdecréationcomportenonseulementdeux,maisungrandnombredephases,dontlesdiversesapplicationspréparatoiresauRefugedeKleeévoquéesplushautpeuventnousdonneruneidée,maisaussilesinnombrablescroquisetesquissespréalablesàtantd’œuvrespicturales,ou(enrégimeallographique)lesscénarios,brouillonsetautres«avant-textes»quipréfigurentunepagedeFlaubertoudeProust.Maislemotphasedésigneraiciuneopérationgénétiqueplusspécifique:cellequidétermine laproductiond’unobjetà la foispréliminaire (instrumental),etdoncnonultime,maiscependant définitif, et susceptible de produire à son tour, comme de lui-même et par le truchementd’unetechniquepourainsidireautomatique,l’objetultimed’immanence.Leproduitdepremièrephasen’estdoncpasunesimpleesquisse,niunsimplebrouillon,c’estunmodèleassezélaborépourguider,etmême contraindre, la phase suivante, qui n’a plus qu’un rôle d’exécution, et qui de ce faitpeut êtredéléguée (ellene l’est pasnécessairement) àun simplepraticien sans fonction créatrice.Nous avonsdéjàrencontréunétatapprochantàproposdestechniquesdelamiseauxpointsensculpturedetaille,lorsqu’unRodinouunMooresecontentedemodelerunemaquettedeplâtrequ’unautre(quipourraitêtrelui-même)exécuteradanslemarbre.Cettemaquetteesttoutautrechosequel’ébauchequepeutsedonner un vrai « tailleur » comme Michel-Ange ou Brancusi, simple brouillon hypothétique,interprétableetrécusableàmerci:lafonctiond’unmodèle,ausensfort(ilpeutnaturellementexister

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bien des cas intermédiaires), est, elle, impérative et contraignante, et ne laisse place, en principe, àaucuneinitiativenivariante.C’estévidemmentencoreplusvraiensculpturedefonte,engravure,ouenphotographie,oùlasecondephaseestpurementmécanique,sansintervention–toujoursenprincipe–del’esprithumain.

Sculpturedefonte

Lestechniquesetlesmatériauxdelasculpturedefontesontdivers,etnecessentd’évoluer,maisleprincipe général en est toujours celui-ci : l’artiste produit unmodèle positif, pétri dans unematièremalléablecommelaglaise,lacireouleplâtre25;unmoulenégatifestproduitparapplication,enterrerésistante,surcemodèle,puisunmétal(généralementdubronze)estcoulédanscemoule,d’oùonleretirera forméaprès refroidissement26, enbrisant lemoule.Pour le tiragesuivant,ondevra refaireunmoulesurlemodèle,etainsidesuite.Latradition,renforcéeenFranceparuneloirécentedontledécretd’applicationdatede1981, limite àdouze lenombred’épreuves (dontquatre« épreuvesd’artiste»)ainsi tirées et considérées de ce fait comme « authentiques », c’est-à-dire constitutives de l’œuvremultiple.Lesraisonsdecettelimitationsontdenouveauenpartietechniques(lemodèlesefatigue,etlesépreuvesdeviennentmédiocres)etenpartiecommerciales:destiragestropnombreuxdiminueraientla valeur de l’ensemble, qui sombrerait dans la série industrielle. Les épreuves sont tenuesconventionnellement pour identiques (au moins au départ, car elles peuvent ensuite évoluer trèsdiversement), apparemment sans trop considérer l’ordre de tirage, identité fort approximativementgarantieparl’homogénéitédumatériau:deuxfontesdemêmeteneurontévidemmentplusdechancesdeseressemblerquedeuxblocsdepierreoudebois.Au-delàdececontingentlicitecommencentdoncles contrefaçons27, essentiellement de deux sortes : tirages supplémentaires, ou surmoulages. Lesurmoulage consiste à utiliser comme modèle, pour un nouveau moule, un des exemplairesauthentiques.Sacondamnationreposesurlesmêmesraisonsquecelledestiragesabusifs,maisdanslesdeux cas la fraude consiste à présenter comme authentiques ces produits diversement dérivés.La loiautoriseaumoinslessurmoulagesentantque«reproductions»déclaréescommetelles.Leprincipedusurmoulage, toutes considérations juridiques mises à part, est en effet typiquement celui de lareproduction,etnousretrouveronscettecatégoriesurunterrainplusvaste,autitredelatranscendancedesœuvresautographiquesengénéral.Carlareproduction,biensûr,s’appliqueaussibienauxœuvresuniques,et la techniquedusurmoulage,parexemple,permet la reproductionenpierresynthétiquedesculpturesdetaille,soitpourdesinstitutionsdidactiquescommelemuséedesMonumentsfrançais,soitpourmettreàl’abridesœuvresmenacéesenlesremplaçantinsitupardesreproductions28.

Gravure

Lestechniquesdelagravuresontaumoinsaussidiversesquecellesdelasculpturedefonte:taille«d’épargne»surbois,linoouplastique,oùledessinestdégagéenrelief;taille-douceencreuxd’uneplaquedecuivreauburin,àlapointesèche,àl’eau-forteouàl’aquatinte,sanspréjudicedesprocédésmixtes illustrés aumoinsparPicasso ; lithographiepar encrage sélectif de tracéspréparés au crayongras ;sérigraphie,parencragedirectdupapierà travers les tracésdévernisd’une toiledesoie.Mais,danstouscescas,lapremièrephaseconsisteenlaproductiond’une«planche»(outoile)unique,etlasecondeenl’impression,aumoyendecetteplancheencrée,d’uncertainnombredefeuillesdepapierquiconstituerontautantd’épreuvesauthentiques,qu’ellessoientexécutéesparl’artistelui-mêmeouparun praticien. Ici encore, les limites du procédé sont à la fois techniques (usure de la planche29) et

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institutionnelles(tiragelimitépouréviterladépréciation);iciencore,lafraudeconsistesoitàproduiredes épreuves supplémentaires, soit à présenter comme épreuves originales des reproductions detroisièmedegréobtenuesàpartird’unedecesépreuves,parclichéphotographiqueou,pourquoipas,parconfection,souscalque,d’unenouvelleplanche.

La photographie sous sa forme classique, à épreuvesmultiples, procède dumême principe : lasurfacesensiblesubituneempreintephotonique(négative)comparableàlagravuredelaplanche,etletransfertdecetteempreintesurlepapier,parcontactouprojection,estcomparableàl’impressiond’uneestampe.Danslesdeuxcas,l’empreintefinaleestinversée,d’oùlanotion(touterelative)de«négatif»qui s’appliqueà la surface imprimante,mêmesi l’inversionestplus sensibleenphotographie–maisellepeutêtremanifestesurcertainesestampeslorsquedesmots,ouunesignature,tracésàl’endroitsurlaplaque,apparaissentàl’enverssurl’épreuve.Laraisontechniquedelalimitationdutirageestsansdouteplusfaibleenphotographie,carl’usuredunégatifestnégligeable,maislesraisonscommercialesjouentleurrôleicicommeailleurspourdépartagerlesbonstiragesdesmauvais,etlesreproductionsdestiragesauthentiques.

Dans tous ces cas, faut-il le préciser, l’objet est autographique et donc contrefaisable nonseulementàsonsecondstade(fauxexemplaires),maiségalementàsonpremierétat:onpeutproduireàpartirdesvraisun fauxmodèle enplâtredeRodin,une fausseplanchedeCallot, et l’onpeutmêmeproduire (et vendre pour un vrai) un faux négatif de Cartier-Bresson. Il « suffit » de retrouver oureconstituer son objet, et de le photographier sous le même angle, à la même distance, à la mêmelumière,aumêmeobjectif,etc.Jenedispasqueceseraitfacile,j’ignoresiceseraitrentable,jesaisqueceneseraitpaslégal,maiscesontlàdesquestionssubalternes.

Tapisserie

Underniertypeàconsidérer,poursalégèredéviance,mesembleêtrelatapisserie30,quiprocèdeencore en deux phases, dont la première produit un modèle singulier, et la seconde une exécutionvirtuellementmultiple.Dans lapremièrephase,unpeintreproduitun tableau-modèle,dit « carton»,mêmesiceuxdeBayeuoudeGoyasontleplussouventdeshuilessurtoiles.Danslasecondephase,lelissierexécutesatapisseried’aprèslecarton,qu’iltransposeleplusfidèlementpossibledanslesteintesdesalaine.Cequ’ilafaitunefois,ilpeutenprincipelerefaireindéfiniment,quoiquel’usagesoitici,semble-t-il,moins favorableà lamultiplicationduproduitultime,mêmesi l’onconnaît aumoinsunexemple de tapisserie exécutée d’emblée en quatre exemplaires31, et c’est en tout cas l’occasion derappelerque,dans tous lesartsdecettesorte, lamultiplicitéd’objetn’estqu’unepossibilitéquin’estpas nécessairement toujours exploitée. À partir du modèle original, on peut très bien tirer un seulbronze32, une seule estampe, une seule épreuve photographique – et, pour plus de sûreté, détruire lemodèle : le cas existe certainement, fût-ce par accident (on peut aussi décider de s’en tenirdéfinitivement aumodèle, ce qui nous ramène au régime autographique à une seule phase et à objetunique).Iln’estmêmepascertainqueleprocédéaiteuinitialementpartoutpourseuleraisond’êtrelaproduction d’œuvres multiples. Il peut tenir à la seule commodité de l’artiste, s’il préfère, commeRodin,modeler l’argile, ou à la difficulté, en photographie, d’obtenir des positifs directs (mais c’estaujourd’hui le cas du film inversible, et l’on n’éprouve pas couramment le besoin demultiplier unediapositive).Jenevoisguèrequelagravurequinepuisses’expliquerautrementqueparunefinalitédemultiplication–àl’exceptionnotableetparadoxaledesDegasmonotypesdelacollectionPicasso,queleur technique particulière (de retouche à l’encre, voire à la peinture, à même la planche) voue enprincipeàuntirageunique.

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Ladifférenceessentielleentrelatapisserieetlesautresartsàproduitsmultiplesmesemblerésiderdanssonprinciped’exécution.Pourspécifiercettedifférence, j’emprunteraiàPrieto33 unedistinctioncapitale entre exécution (ou reproduction) surmatrice ou sur signal. Un graveur, un sculpteur, unphotographeproduitunobjetquiserviradematricedansunprocessusmécaniqued’exécution,multipleounon;unmusicien,unarchitecte(j’ajouterai:unécrivain)produitunobjetquiserviradesignaldansun processus intellectuel d’exécution qui suppose une lecture interprétative en référence à un code(notationmusicale, conventionsdiagrammatiquesou linguistiques).Commeon levoit,Prieto répartitcesdeuxprincipesd’exécutionentredeuxgroupesdepratiquesquicorrespondent,d’unepartànosartsautographiquesmultiples,etd’autrepartànosartsallographiques–etilestbiencertainquel’exécutiond’après signalest éminemmentcaractéristiquedecettedernièrecatégorie, commenousauronsampleoccasiondelevérifier.Maisonpeutaussibienreproduireuntexte,unplanouunepartitionenutilisantun de ses exemplaires de manifestation comme matrice dans un procédé mécanique, comme laphotocopie.Etinversement,onpeutreproduireuntableau,unesculpture,unédifice(voire,jeviensdel’évoquer, une photographie – et naturellement un film : c’est la pratique du remake, que nousretrouverons) en l’utilisant comme signal pour une réplique, ou copie, aussi fidèle que possible. Lareproductionsurmatriceousursignalpeuts’appliqueràtoutessortesd’arts–àcetteseuleréservequelesexécutionsmusicales (passaged’unepartitionàune interprétation), littéraires (passagede l’écritàl’oral), architecturales (passageduplanà la construction)ouculinaires (passagede la recette auplatcomestible)nepeuventprocéderqueparsignal.Mais lesœuvresplastiques(uniquesoumultiples)sereproduisentdesdeuxmanières,aussibienouaussimaletsanssupérioritédeprincipe(sinondemérite)d’unprocédésurl’autre:unebonnephotodelaVuedeDelftpeutêtreplus«fidèle»qu’unemauvaisecopie,etréciproquement.

Empreinteettranscription

J’appelleraiempreinte une exécution ou une reproduction obtenue en utilisant l’original commematrice,etprovisoirementcopieuneexécutionoureproductionquil’utilisecommesignal34.Sionlaissepour l’instant de côté les utilisations frauduleuses ou documentaires de ces deux procédés, quiconcernent plutôt la transcendance desœuvres, on voit que les œuvres autographiques uniques sontcellesquinesontpascenséespouvoirlégitimementimmanerendetellesexécutions,etquelesœuvresautographiquesmultiplessontcellespourlesquellesonl’admet.Lasculpturedefonte,lagravureetlaphotographie procèdent manifestement par empreinte, tenue pour légitime dans certaines limitestechniques et/ou conventionnelles, et à condition que la matrice utilisée soit le produit de premièrephase (modèle, planche ou négatif) et non de deuxième phase (sculpture, estampe ou épreuve surpapier),cequinepeutdonnernaissancequ’àunereproduction.

Laparticularitédelatapisserie,onl’acompris,estquelecartonyfonctionne,detouteévidence,noncommeunematriceàappliquermaiscommeunsignalàinterpréter,etqu’enconséquencel’activitédulissiers’apparenteplusàunecopiequ’àuneprised’empreinte.Maissil’oncomparecetteactivitéàcelle d’un peintre cherchant à produire une copie fidèle35 d’un tableau, on perçoit sans peine unedifférence quimanifeste le caractère hétérogène de cette notion de copie : comme le peintre-copisteemployéparArsèneLupin,lelissierserèglesuruneobservationattentivedumodèle(lecarton),dontlestraitsd’identitéspécifiqueprescriventet,pardiverseffetsdecalque,guident(commele«patron»en couture) sa démarche ;mais, contrairement au copiste ordinaire, il ne cherche évidemment pas àproduireunobjetaussi indiscernablequepossible :personnenepeutconfondreune tapisserieet soncarton,car les traitscaractéristiquesducartonsontévidemment transposés dans le tapis, ne serait-ce

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qu’àcausedeladifférencedematière.Certainstraitsdumodèlesontdoncretenuscommepertinentsàcette transposition, et d’autres négligés comme propres au modèle, et impossibles et/ou inutiles àtransposer.Parlà,l’activitédulissierserapprochedecelled’uncopiste,nonplusausensplastiqueduterme,maisausensoùl’on«copie»unexemplaired’untextemanuscritdansuneautreécriture,oudansunsystèmetypographique,enrespectant rigoureusement la littéralitédu textesansconserver lesparticularités graphiquesde l’exemplaire.Certaines formesplus conventionnelles, comme les cartonschiffrés de Lurçat, où chaque couleur est prescrite par un nombre renvoyant à un code, rapprochentencoredavantagelestatutdelatapisseriedeceluidesartsallographiques.Maisilmesemblequemêmedanscecas,etafortioridanslesformescourantes,lesconditionsdurégimeallographiquenesontpastoutàfaitremplies,puisqu’ilyaencorelieudedistinguerentreuncartonauthentiqueetsonéventuellecontrefaçon, ou entre une tapisserie originale d’après ce carton et une copie effectuée d’après cettetapisserie.Ilmesembledoncplusjustedeconsidérerlatapisseriecommeunartautographiquemultiplesituéauplusprèsdelafrontièredesartsallographiques,commeune36decesformes«transitionnelles»quin’attendentpeut-êtrequ’unchangementdeconventionpourchangerderégime.

Onvoit sansdoutepourquoi jequalifiais plushautdeprovisoiremadistinction entreempreinte(d’après matrice) et copie (d’après signal) : c’est que la seconde notion est trop vague, ouinsuffisammentanalytique.Ilyacopieetcopie.Danslesdeuxcas,lareproductiond’unobjetsefaitenl’utilisant comme signal dans une activité consciente (et non mécanique), mais tantôt le copistes’efforcedetoutcopier,danslemoindredétaildumodèle,ycomprissamatière,sonpoids,lanaturedeson support, etc., et dans l’autre il fait un tri entre éléments contingents etpertinents, et ne s’attachequ’àcesderniers.Lapremièreattitudeestcaractéristiquedesartsautographiques, lasecondedesartsallographiques, même si l’exemple de la tapisserie témoigne de la possibilité d’états ambigus. Ilconviendrait donc sans doute d’envisager une terminologie plus précise, par exemple en réservant lemot copie au premier sens, et en adoptant pour le second un terme plus actif, tel que lecture outranscription. Un exemple fort courant illustrera peut-être bien cette différence. Soit une pagemanuscrite, disons une lettre de Napoléon à Joséphine. La photocopieuse (qui en aurait fait uneempreinte) étant en panne, un historien demande à son assistant d’en faire une copie à la main.L’assistantlitattentivementlefougueuxdocument,etletranscritsanschercheràenimiterlagraphie;cefaisant,iltraiteévidemmentcettelettrecommeuntexteouobjetallographique,dontseulecomptelasamenessofspellingouidentitétextuelleidéale.Unfaussaireàlasolded’ArsèneLupindésireuxd’enfairelacontrefaçontraiteraitlamêmelettred’unetoutautremanière:nonseulementilrespecteraitlagraphiedugrandhomme,maisilcommenceraitparseprocurerunpapieridentiqueetdemêmeâge,uneplumedemême type, une encre demême teinte, etc., jusqu’à produire une copie indiscernable (fac-similé)decettelettreconsidéréecettefoiscommeunautographe:objet,c’estlecasdeledireetbiensûrnonparhasard,autographique.Lacopiedufaussaireest fidèle, la transcriptiondel’assistantétaitseulementcorrecte.Maisce«seulement»,quiseveutpurementquantitatif(l’assistantaretenumoinsdetraitsquelefaussaire),pourraitêtreenréalité,oud’unautrepointdevue,largementfautif:carlefaussaire pourrait exécuter son travail sans savoir lire, par pure habileté manuelle, comme il auraitcontrefaitundessindeDüreroudePicasso;etdanscecas,ildeviendraithasardeuxdedirelequeldesdeuxa retenu leplusou lemoinsde traits.Lavérité estqu’ilsn’ontpas retenu lesmêmes, etqu’ilsn’onttoutsimplementpaseuaffaireaumêmeobjet.

Maisnousvoiciunpeuloindesœuvresautographiquesmultiples: lalettredeNapoléoncommetexteestunobjetallographique,etcommeautographeunobjetautographiqueunique,dontune«copiefidèle » ne peut être qu’un fac-similé instrumental ou une contrefaçon frauduleuse, tout comme une« copie fidèle » deLaJoconde. L’opinion dePrieto, je le rappelle, est que ces distinctions n’ont de

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pertinence qu’économique, eu égard aux valeurs qui président au « collectionnisme », et aucunepertinenceproprementesthétique.Cettedistinction-làn’estpeut-êtrepasaussiévidenteparelle-mêmequePrietonesemblelesupposer,maisiln’estpasencoretempsd’endébattre.Nousensommespourl’instantàobserverdesétatsdefaitquidoiventplusàlacoutumequ’àlalogique,etsurceplanilestclairquelesnotionsesthétiquesetéconomiquess’imbriquentétroitement.Lesœuvresautographiquesmultiplesyontunstatuttoutàfaitdistinctdeceluidesallographiques,etquireposesuruneconventionaussi rigoureuse qu’artificielle : celle de l’égale authenticité (quelles que soient leurs différenceséventuellement perceptibles) des épreuves d’immanence, garantie en principe par la technique del’empreinte(exceptionnellement,en tapisserie,parcellede la transposition),par lenombre limitédestirages,etparl’exclusion,duchampdel’authentique,detouteespècede«reproduction»,c’est-à-direde production non directement issue du modèle de première phase. Nous verrons bientôt que lesconventions qui président aux arts allographiques sont d’un tout autre ordre, dont témoigne déjà demanièreéclatantelenombrevirtuellementillimitédeleursexemplaires37.

Ilestparfoistentantdecoupercourtàtantdesubtilitésendécidantdeconsidérerdanstouscescasquel’objetd’immanencedel’œuvreestlemodèle(unique)depremièrephase(leplâtre,laplanche,lenégatif, le carton)produitpar l’artiste, etque toutcequi suitn’estque reproductionsautorisées sansplusdevaleurartistiquequelessurmoulages,tiragesabusifsetautresfac-similés.Ceseraitd’ungrandsoulagementthéorique,commeladécisioninversedePrieto,quivoitentouteœuvreune«invention»conceptuelleàexécutionsubalterne : iln’yauraitplusd’œuvresmultiples,mais seulementetpartoutdesœuvresautographiquesuniques,ycomprisenlittérature,enmusiqueouenarchitecture,oùl’objetd’immanenceseraitlemanuscrit,lapartition,leplanautographes;c’estensommela«primeinstance»deMargolis,déjàévoquéeplushaut.Commepourtouteslessolutionsréductrices,leprixàpayerseraitsimplementl’incapacitéàrendrecomptedelamultiplicitédespratiquesetdesconventionsexistantes–en l’occurrence,decettedonnéede fait :que le«mondede l’art» (etavec lui lemonde toutcourt)traitecertainesœuvrescommeuniquesetd’autrescommemultiples,etconsidèredanscederniercaslemodèledepremièrephasecommeunobjettransitoireetinstrumentalauservicedel’œuvreultime,quiseral’œuvreproprementdite.Danscertainscas,commemanifestementceluides«cartons»deGoya,lemonde de l’art se ravise (adopte le carton comme uneœuvre), et la convention se déplace. Il esttempsalors,pourlathéorie,d’entenir,etmêmed’enrendrecompte.Maiscen’estpasàelledeprendrelesdevants,etdedécrétercequ’ildoitenêtre.L’artestunepratiquesociale,ouplutôtsansdouteunensemblecomplexedepratiquessociales,etle«statut»desœuvresestrégiparcespratiques,etparlesreprésentationsquilesaccompagnent.Ilneseraitnitrèsraisonnablenitrèsefficacededéfinirl’unsanssesoucierdesautres.

5.Performances

Le champ des pratiques artistiques à objet d’immanence factuel, ou événementiel, coïncideapproximativementavecceluidesartsduspectacleoudeperformance:théâtre,cinéma(pourcequisepassesurleplateau,ouprofilmique),improvisationouexécutionmusicalesoupoétiques,danse,mime,éloquence,music-halloucabaret,cirque,toutcequidanslesportsedonneenspectacle,etd’unefaçon

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plus générale toute activité humaine dont la perception est en elle-même susceptible de produire etd’organiser(entreautres)uneffetesthétiqueimmédiat,c’est-à-dire(j’yreviendrai)nondifféréjusqu’àl’éventuelproduitdecetteactivité.

Par rapport aux pratiques considérées jusqu’ici, un premier trait distingue les œuvres deperformance : c’est le caractère plus fréquemment collectif de leur production, qui met souvent enactionungroupeplusoumoinsnombreux:troupethéâtrale,orchestre,corpsdeballet,équipesportive,dansunecoopérationsiétroitequelapartdechacunyestparfoisindiscernable.Cecaractèrecollectifdéterminesouventunrôle individuelspécifique,celuidecoordinateuretde«directeur»:metteurenscène, chefd’orchestre, capitained’équipe, etc., dont la fonctionpeut dans certains cas sedistinguercomplètement de celle des autres exécutants. Il affecte également la réception de l’œuvre, qui estgénéralementlefaitd’unensembleplusoumoinsorganiséd’individus,qu’onappelleévidemmentunpublic, oumieux sans doute, quoique par anglicisme, une audience : car le caractère collectif y estbeaucoupplusnécessaireetagissantquepourle«public»d’uneœuvrelittéraireoumêmepicturale,quin’estguèrequ’unecollectiond’individus.

Exécutionetimprovisation

Ungrandnombredecesartssontdespratiquesd’exécutionchargéesdedonnerunemanifestationperceptible (visuelle et/ou auditive) à des œuvres préexistantes de régime allographique : textesverbaux,compositionsmusicales,chorégraphies,mimodrames,etc.Cettefonctionrendparfoisdifficileenpratiquelediscernementdecequirevientàl’unetàl’autre,maiscettedifficulténeréduitenrienladifférencedestatutentrecesdeuxtypesdepratique,surlaquellejereviensàl’instant.Ilfautd’ailleursobserver que chacun de ces arts, s’il est bien, aujourd’hui, le plus fréquemment investi dans un rôled’exécution,peutégalementfonctionnersurlemodedel’improvisation,c’est-à-dired’uneperformanceindépendantede touteœuvrepréexistante :unmusicien (instrumentisteouvocaliste)peut improviserunephrasemusicale,unacteurunerépliqueouunjeudescène,undanseurunenchaînementdepas,unaèdeunrécitépique,etc.Unmotd’esprit,unmouvementd’éloquencesontcensésjaillirspontanément,et tout soupçondepréméditation,eta fortioride rédactionparun« tiers», ledévalorise.Quantauxgestes d’un joueur de tennis ou de football, la nature du jeu et les enchaînements largementimprévisiblesdechaquepartiegarantissent(sauftricherie)leurcaractèred’improvisation,mêmes’ilvadesoiquel’artd’improvisersuppose,icietailleurs,unemaîtrisenéed’unlongapprentissage.

On serait donc tenté de voir dans la performance d’improvisation l’état le plus pur de l’art deperformance,actespontanéquinedoit rienà l’œuvred’autruietquiconstituedonc,mieuxquetouteperformance d’exécution, un objet autonome digne du nomd’œuvre.Mais les choses ne sont pas sisimples.Uneperformanceimproviséepeutsansdoute,dansle«meilleur»descas,êtreautonomeencesensquel’artisten’yexécutepasuntexteantérieurementproduitparunautre(LisztexécuteunesonatedeBeethoven),niparlui-même(LisztinterprètesapropreSonateensi),maisqu’elle«jaillitsoussesdoigts » sans emprunt ni préméditation (Liszt improvise une pure « fantaisie »).Mais tout d’abord,mêmedéfiniedefaçonrestreinte,l’autonomied’uneimprovisationnepeutêtreabsolue.Enpratique,etsaufrecourssystématiqueauhasard,uneimprovisation,musicaleouautre38,s’appuietoujourssoitsurun thèmepréexistant, sur lemodede lavariationoude la paraphrase, soit sur un certainnombredeformulesoudeclichésquiexcluent touteéventualitéd’une inventionabsoluedechaque instant,noteaprèsnote,sansaucunestructured’enchaînement.À l’exceptionpeut-êtredecertaines tentatives,peuconvaincantes, du free, le jazz illustre bien, depuis plus d’un demi-siècle et malgré l’évolution trèsrapidedesonidiomeaumoinsjusqu’en1960,cettecoopérationétroiteentrel’improviséetlecomposé,

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nonpas seulementdans sapart d’arrangements concertés etmémorisés, voire écrits, surtoutpour lespassagesd’ensemble,maisaussidanslamanièredontchaque«chorus»improviséseconformeàous’inspired’unetramefournieparlaprogressiond’accordsduthème.Àcetterelationenquelquesortegénétique entre harmonie reçue et mélodie produite s’ajoutent les ressources accessoires d’unephraséologiebienéprouvée,arpèges,gammes,bribesdecitationsausuccèsinfaillible,quicontribuentfortementàba(na)liserleparcours,pourl’auditoirecommepourl’interprète.

La même situation s’observe,mutatismutandis, dans toutes les pratiques d’improvisation : unorateur ne se lance pas dans une harangue sans quelque idée d’un thème à traiter, ni sans quelquebagagedelieuxcommunsetdetournurestoutesfaites,etl’onsaitdepuislestravauxdeMilmanParryetd’AlbertLord39combienl’improvisationdesaèdesantiquesoumodernesdoitauxressourcesdustyleformulaire,«épithètesdescriptives»etautreshémistichesbaladeurs.Mêmelesgestesd’untennismanou les coups d’un joueur d’échecs, si « inédite » que soit chaque phase du jeu, trouvent leurdéterminationàlafoisdanslethèmeimposéparlasituationetdanslerépertoiredesdécisions(servir,monteraufilet,lober,sortirsonfou,roquer,sacrifierunpion,etc.)autoriséesourecommandéesparlaconnaissance des règles et l’expérience du jeu. À toutes ces pratiques d’exécution instantanées’applique la célèbreboutadeprêtéeàPicasso :«Troisminutespour le faire, touteuneviepour s’ypréparer.»

Toutes ces données, et bien d’autres de même leçon, ne montrent pas seulement quel’improvisation n’est jamais dépourvue de tout support et de toute préméditation. Elles mettentégalement en lumière le fait (d’ailleurs évident) que l’improvisateur, quels que soient son degréd’originalitéetsapuissanced’invention,esttoujoursàlafois,dansl’instant,créateuretinterprètedesapropre création, et que par conséquent son activité comporte toujours deux faces, dont l’une relèvestrictementdes«artsdeperformance»,etl’autredeteloutelautreart,généralementallographique,telquemusique,poésie,chorégraphie,etc.–œuvreimprovisée,certes,maisqu’untémoinunpeuagileetcompétent (pour ne pas mentionner encore les techniques d’enregistrement) peut aussitôt consignerdanslesystèmedenotationpropreàcetart:texteécrit,partition,diagrammechorégraphique,etc.Unetelle possibilité manifeste que l’improvisateur s’est exprimé dans l’idiome d’un art allographiquepréexistant,etdecefaitletexte(ausenslarge)quinepréexistaitpasàsaperformancenemanquepasd’enrésulter,depouvoirluisurvivre,etentoutcasdes’endistinguer.Lorsqu’unacteurinterprète,àsamanière,dans savoix,dans sonaccent, avecsaphysionomie, sesgestes,etc., les stancesduCid, lesdeuxœuvres,celledeCorneilleetcelledeGérardPhilipe,sontfacilesàdémêlerpourunobservateuréclairé,etpourcetteraisonsimplequel’onpeuttoujoursconsidérerlapremièreindépendammentdelaseconde, et à partir de là considérer la seconde indépendamment de la première («Comment l’a-t-iljoué ? »). LorsqueMirabeau, le 22 juin 1789, répond aumarquis de Dreux-Brézé, avec son accent(j’imagine)dedéputéd’Aix:«Noussommesiciparlavolontédupeuple»,etc.,laphrasequ’iln’apas« interprétée » parce qu’elle a (je suppose) jailli d’un coup, inséparable de tout un habitus, unmouvement, une action, n’en est pas moins séparable par une analyse après coup, et peut-êtreimmédiate.Silemarquis,unpeutroubléparlafougueetlaprononciationdutribun,setourneverssonvoisinetluidemande:«Qu’a-t-ildit?»,celui-ciluirépéteral’apostropheenfrançaisstandard(accentpointu), c’est-à-direqu’il lui en transmettra le texte, dépouillédesparticularités extralinguistiquesou«suprasegmentales»delaperformance.Danslesdeuxcas,l’œuvredeperformanceproprementdite(lejeudePhilipe, l’actio deMirabeau), c’est l’événement performancielmoins le texte, commeRolandBarthesdisait:«Lathéâtralité,c’estlethéâtremoinsletexte40.»Laseuledifférence,mesemble-t-il,tientàcequedansuncasletexte(deCorneille)préexiste,etquedansl’autre(Mirabeau)ilestproduit(plus oumoins) dans l’instant par l’interprète lui-même. Cette différence, évidemment capitale pour

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distinguerl’artdel’improvisateurdeceluidu«simpleinterprète»,n’importeguèreàladescriptiondumoded’existencedel’œuvredeperformancetellequ’enelle-même,c’est-à-direabstractionfaitedecequ’elleperforme,préexistantounon.

Ilfautd’ailleursobserverquelecaractèreimprovisé–ouplutôtfaut-ildirelapartd’improvisation– d’une performance est généralement impossible à déterminer pour tout autre (et encore…) quel’artistelui-même:quandunmusiciendejazzproduitunsolo,nuldansl’auditoirenepeutgarantirquece solo n’a pas été entièrement rédigé note à note et mémorisé la veille (ce qui, convenons-en,n’affecteraitlavaleurartistiquedecetteperformancequed’unpointdevuetrèsparticulier:celuidelaprime de «mérite » généralement, et un peu naïvement, attribuée à l’improvisation) ; ce qu’on peutgarantir,enrevanche,c’estque,danscesolo,toutn’étaitpasinventédansl’instant,puisqueaprèstoutlamusiqueestl’artdecombinerdessons,commelalittératuredesmots,pardéfinitionpréexistants.

L’improvisationn’estdoncpasunétatpluspurdesartsdeperformance,maisaucontraireunétatpluscomplexe,oùsemêlent,demanièresouventinextricableenpratique,deuxœuvresthéoriquementdistinctes:untexte(poétique,musicalouautre)susceptibledenotationaprèscoupetdemultiplicationindéfinie, qui en constitue le versant allographique, ou idéal, et une action physique (autographique)dontlescaractéristiquesmatériellesnepeuventêtreintégralementnotées,maispeuventenrevancheêtreimitées,voirecontrefaites.D’une improvisationdeCharlieParker,onpeutnoter(etdoncéditeret/ouréexécuter)lalignemélodique,avecsontempoetsesarticulationsrythmiques,maisnonlasonorité,quitient(outrelanatureetlamarquedel’instrument,dontilestfaciledes’assurer)àdesparticularitésdesouffle et d’embouchure qu’aucun système de notation ne peut consigner ni transmettre41.Mais rienn’empêche un instrumentiste suffisamment doué de retrouver empiriquement et de reproduirepassablement cette sonorité, au point de pouvoir faire passer un de ses enregistrements pour unenregistrementperduet retrouvédeParker,commeilarriveaussi (j’yreviens)pour lesperformancesd’exécution.

Dans la pratique, l’auditoire reçoit comme indissociables cesdeux aspects de cequ’il considèrenonsansraisoncommeuneseulecréation,etcesyncrétisme,faut-illedire,faitunepartdelaspécificité(etducharme)d’unartcommelejazz,maisaussibiendel’improvisationpoétiqueouoratoire.Ilyaquelques raisons de penser, selon l’hypothèse de Nelson Goodman, que tous les arts aujourd’huiessentiellementallographiquesontcommencédanscetétatcomplexedonttémoignentencorequelquespratiquescommecelles-là,etd’oùsesontpeuàpeudégagésdesmodesdecréationplusradicalementidéaux, comme l’écriture et la compositionmusicale.Mais, symétriquement, cette « émancipation »libèrelapossibilitédepratiquespurementperformancielles,commel’artdel’acteur,dudanseuroudumusicieninterprète:quandunamateurd’opéra,quiconnaîtparcœurlapartitiondeCosìfantutte,vientapprécierpourelle-mêmelanouvelleprimadonnadanslerôledeFiordiligi,lesdonnéesdesaculturemusicaleluipermettentdediscernersanspeine,danscequ’ilécoute,cequirevientàMozartetcequirevientàMlleX,c’est-à-direcequirevientàl’artdelacompositionetcequirevientàl’artduchant.Cesontcesétatsenquelquesortepré-analysésparlestraditionset lesconventionsdumondedel’artdontnousallonsmaintenantconsidérerquelquestraitsspécifiques.

Identités

Dupointdevuedesonrapportautemps,une«chose»,ou«objet»matérielausenscourant,etdoncuneœuvrequiimmaneenuntelobjet,uniqueoumultiple,secaractériseparcequ’onpeutappelerune durée de persistance : depuis le moment de sa production jusqu’à celui de son éventuelledestruction totale (je ne reviens pas sur le caractère tout relatif de ces deux notions), un tel objet

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d’immanence se maintient dans son identité numérique immuable, qui survit à tous ses inévitableschangements d’identité spécifique. Dans les conditions de réception les plus courantes, l’identitéspécifique elle-même est tenue pour approximativement stable, au moins dans le temps d’uneoccurrence de contemplation : je fais le voyage de La Haye pour aller admirer laVue de Delft, jecontemplecetableaupendantuneheure,ilnemevientpasàl’espritdemedemanders’ila«changé»pendantcetteheure,etencoremoinsdechercheràpercevoiruntelchangement–bienqu’aprèstout,àl’échelle physico-chimique, la chose soit non pas probable, mais tout à fait certaine ; je tiens pouracquis,oudumoinspertinentàmonexpérienceesthétique,etsanstropanalysercequej’entendsparlà,quependantuneheurelaVuedeDelftapersistédanssonêtre–etmoidanslemien.

Les œuvres de performance, dont la nature n’est pas dans l’absolu foncièrement différente,puisqu’une chose n’est qu’un essaim d’événements ordinairement imperceptibles, s’offrent à laréceptiondans le tempsd’unemanière trèsdifférente :unévénementne«dure»pas sousnosyeuxcommeunobjetimmobileetstablementidentiqueàsoi,ilsedéroule,avecousansmouvementvisible(unsimplechangementdecouleuroud’éclairageseprésentecommeunévénementsansdéplacement),dansunlapsdetempsplusoumoinslong,encesensquesesmomentsconstitutifssesuccèdentd’undébut à une fin, et qu’assister à ce déroulement consiste à le suivre de ce début à cette fin. Je peuxchoisirdecontemplerlaVuedeDelftpendantuneheureouuneminute,maisjenechoisispasletempspendantlequelj’assisteraiàlatotalitéd’unereprésentationdeParsifaloud’unnôjaponais:sijequittelasalleauboutd’uneheure,jen’auraipasvraiment«écoutéParsifalpendantuneheure»commeonregardelaVuedeDelftpendantuneheure,j’auraiseulementécouté(etregardé)uneheuredeParsifal.La durée d’une performance (et de n’importe quel événement) n’est pas, comme celle des objetsmatériels,uneduréedepersistance,maisuneduréedeprocès,quinepeutêtrefractionnéesansatteinteau procès, c’est-à-dire à l’événement lui-même. C’est évidemment en ce sens que les œuvres deperformancesontdesobjets«temporels»,dontladuréedeprocèsparticipeàl’identitéspécifique,desobjetsqu’onnepeutéprouverquedanscetteduréedeprocès,qu’onnepeut éprouvercomplètementqu’enassistantàlatotalitédeleurprocès,etqu’onnepeutéprouverqu’unefois,puisqu’unprocèsestpar définition irréversible et, en toute rigueur, irrépétable. Ce ne sont certes pas des objets « plustemporels»queleschoses,maisdesobjetsdontlatemporalitéestdifférente,et–commentdire?–plusintimement liée à leur manifestation. Je sais bien qu’on peut assister plusieurs fois à « la même »représentationdeParsifal,mais jesaisbienaussiquecen’estpas toutàfaitvrai ;nousretrouveronsplusloincettequestioncapitale.

OnnevoitpasnonplusdeuxfoistoutàfaitlamêmeVuedeDelft,j’enconviens,ouplutôtjeviensde ledire.Mais enpratique, il neviendrait à l’esprit depersonnede sedemander si laVuedeDelftd’aujourd’huiestplusclaireouplussombrequecelled’hier,alorsqu’unwagnérienenthousiaste(maisattentif)peutobserversansbizarrerieque leParsifald’aujourd’huiétaitmoinsbienchanté,oudirigéplusvite,etc.,queceluidelasemainedernière,quoiquedanslamêmedistributionetsouslabaguettedumêmechef.Lescasdouteuxoufrontalierssontailleurs:parexemple,danscesobjetsmobiles, surimpulsioninterne(Tinguely)ouexterne(Calder),dontlestatutcomporteunepartdeprocès,répétitifoualéatoire, ou encore dans ces objets « éphémères » dont l’installation et l’exposition sontconstitutivement vouées à une durée limitée de quelques jours ou quelques semaines : voyez entreautres les clôtures textiles de Christo en Californie (Running Fence, Sonoma etMarin Counties, en1976)ouson«empaquetage»duPont-Neufen1985.Difficiledetranchericientrelestatutdechoseetcelui d’événement, même si, dans tous ces cas, le public pressé se contente d’une visite rapide quitrancheenfaitetparparesseenfaveurdupremier.

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J’ai insistésurcettedimensiontemporelleparcequ’elleestrelativementspécifique.Cen’estpasdire que les œuvres de performance soient, davantage que les autres œuvres autographiques,indifférentes à leur site, même s’il s’agit par définition d’une localisation passagère. Sur le plansymbolique,lepremierconcertdonnéàMoscouparRostropovitchaprèsquelquesannéesd’exiln’apaslamêmechargeémotionnelle,etdonc,dansunecertainemesure,esthétique,quesilemêmeprogrammeétait donné à NewYork ou à Londres. Et sur le plan technique (et donc là aussi dans une certainemesureesthétique),chaqueespacedeperformanceasespropriétésperceptives:visuelles,acoustiques,proxémiquesetautres;lamêmetroupenejouerapasdelamêmemanièredansunthéâtreàl’italienneet dans des arènes antiques, lamême distribution ne sonnera pas de lamêmemanière à la Scala, àCoventGardenoudevantl’«abîmemystique»deBayreuth.

Cescaractéristiques,etuneinfinitéd’autres,contribuentàl’identitéspécifiqued’uneperformancesingulière,c’est-à-direuniqueouconsidéréedanssasingularité(jereviendraiplusloinsurcelled’unesériedeperformancesconsidéréescomme«identiques»).Dufaitqu’uneperformancesedérouledansune succession d’instants, on serait tenté de penser qu’aucunde ses éléments, dépourvu de durée depersistance,nepeutévoluerenchangeantd’identitéspécifiqueaucoursdelaperformance.Maisenfait,certains aspects peuvent fort bien subir de tels changements, délibérés ou accidentels, bien ou malvenus:dansunmouvementdesymphonieautempoenprincipeconstant,onpeutconstaterquelechefaaccéléréouralenti;aucoursd’unrécitaloud’unopéra,letimbred’unchanteurpeuts’éclaircirou(plusfréquemment)s’assombrir;unacteur,unpianiste,untennismanpeutfairedeplusenplus,oudemoinsenmoinsdefautes,uneformationdejazzpeutprogressivements’échauffer,etc.

L’identiténumériqued’uneperformanceestaussidéterminéequecelledetoutautrefaitouobjetmatériel, mais la question ne s’en pose guère dans les conditions normales, puisqu’il est difficiled’assister à une représentation sans savoir laquelle. Elle pourrait se poser à l’intérieur d’une sérieitérative, par exemple si un spectateur s’endormait au milieu d’un numéro bref et « permanent »(répétitif),puisse réveillait,etdemandaitàsonvoisins’ilassisteencoreau«même»numéro,ousil’on est passé à son occurrence suivante. Elle se pose beaucoup plus naturellement en présenced’enregistrementsouderetransmissions,quel’onadavantagel’occasiondevoiret/oud’entendresanssavoirdequelleperformanceilssontlatrace.Ainsi,j’entendsàlaradiolaretransmissiond’unTristandansladistributiondeBayreuthdecetteannée,et jedemandedequellereprésentation(delasérie) ils’agit,cequipeutfortbienavoirsonimportancesil’onsaitparexemplequetelchanteurétaitsouffrantteljour.Ouencore,unmusicienenregistreenstudioplusieurs«prises»delamêmeinterprétation,puisillesécoutetoutespourchoisiràl’aveuglelameilleure(identitéspécifique);sonchoixfait,ildemandelaquellec’était,etonluirépond,commeilarrivesouvent:«lapremière»–identiténumériqueoujenem’yconnaispas.

C’estévidemmentdanslescasdecontrefaçon,oud’attributionincertaine,quepeutseposerdelamanièrelapluspertinentelaquestiondel’identiténumérique.C’estici,biensûr,ques’exercelecritèregoodmaniendurégimeautographique42.Mais, iciencore, il fautdistinguer lacontrefaçonproprementdite (portant sur un objet singulier) des simples imitations spécifiques : qu’un pianiste ou unecomédiennejoue«àlamanière»deHorowitzoudeMadeleineRenauduneœuvrequeceux-cipeuventaussi bien n’avoir jamais interprétée relève de la seconde catégorie, et n’est en rien une preuved’autographisme, puisqu’on peut aussi bien écrire ou composer « à lamanière » de Stendhal ou deDebussy.Cequisignelerégimeautographique,c’est-à-direlecaractèrephysiquementsingulierd’uneperformance, c’est le fait qu’on puisse (sur enregistrement) prendre, ou faire passer, pour telleperformance(singulière)detelartistecequienest,volontairementounon,unefidèleimitation43.

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Ces questions d’identité nous renvoient donc aux deux moyens par lesquels une œuvre deperformance peut, dans une certainemesure, échapper à sa condition temporelle d’événement, à soncaractèreéphémèreetsingulatif.Cesdeuxmoyens,s’ilsconvergentenpartiesurlemêmeeffet,sontdenatures fort différentes : il s’agit de la reproduction par enregistrement et de l’itération, ou plusexactement de ce que l’on tient conventionnellement pour une itération. Bien qu’elle soit, pour desraisonstechnologiquesévidentes,laplusrécente,jeconsidéreraid’abordlapremière,quiestàmonsensd’unemoindreportéethéorique.

Enregistrement

J’entends ici par enregistrement, et quel qu’en soit le procédé technique, toute espèce dereproductionvisuelleet/ousonored’uneperformance,dequelquedisciplineartistiquequ’ellerelève.Jen’emploie pas au hasard lemot, d’ailleurs courant dans ce champ, de reproduction : un disque, unebande,unecassette,unfilm,queleprocédéensoitacoustique,photonique,électriqueoumagnétique,analogiqueounumérique,n’est jamaisqu’undocument (parempreinte)plusoumoins fidèle suruneperformance,etnonunétatdecetteperformance,toutcommeunephotodelaVuedeDelftn’estqu’undocumentsur,etnonunétatde,cetteœuvre.Encesens,nousleverrons,lesenregistrementsrelèventdavantagedelatranscendancequedel’immanence,aveclesmêmesconsidérationsdéjàappliquéesàlareproductiondesœuvresmatérielles:commepouruneœuvreplastique,unereproductionfidèled’uneperformancemusicaleou théâtralepeutêtre l’occasionou lemoyend’uneperceptionpluscorrecteetd’unerelationesthétiquepluscomplète,ouplusintense,quela«chosemême»appréhendéedanslesconditionssouventmédiocresd’uncontactdirect:mauvaisevisibilité,mauvaiseacoustique,voisinageincommodantoutroublant,inattention,«effetBerma»,etc.Aureste,lafrontièreentrele«direct»etl’enregistrén’estpastoutàfaitétanche,nonplussansdoutequ’entrelesperceptionsdirecteetindirectedesœuvresplastiques.NelsonGoodmann’apastortdequestionnerlanotionde«simpleregard»44:sil’onadmetleslunettes,pourquoipaslaloupe,oulemicroscope?Silalumièreélectrique,pourquoipasla lumière rasante, les rayons X, le scanner ? Si l’appareil acoustique, pourquoi pas l’amplificationélectrique, les micros, les haut-parleurs, les émetteurs ? Si les jumelles de théâtre, pourquoi pasl’objectif de la caméra, la transmission hertzienne, par câble, par satellite ? Si la diffusion directe,pourquoipasle«légerdifféré»,ledifférélourd,lemagnétophoneoumagnétoscopequisur-diffèrela«différance»,etc.?Ilfautdoncrelativisercesnotions,etconcevoir,entrele«j’yétais»deshappyfewdeSalzbourgoudeGlyndebourneetle«jel’aiencompact»dumélomanelambda,touteslesnuancesprésentesetàvenirdu«j’yétaispresque»–modehélasleplusfréquentdelarelationesthétique.

L’enregistrement, notons-le, porte en principe sur une performance singulière, comme unereproductionnepeutprocéderqued’uneœuvreplastiquesingulière(unsurmoulageduPenseurnepeutêtre, génétiquement, qu’un surmoulage de telle épreuve duPenseur, et non duPenseur en général,mêmesilesdifférencessontassezimperceptiblespourqu’onnepuissedireaprèscoupsansinformationcomplémentaire quelle épreuve a été surmoulée). Mais les progrès de la technique rendent depuislongtemps possibles toutes sortes de découpages, montages et autres mixages, et bien desenregistrements live sont aujourd’hui des amalgames divers de prises effectuées sur plusieursperformancesdelamêmesérie–sériesurlaquelleilsdonnentunesortedetémoignagesynthétique,ouanthologique:l’ouverturedupremierjour,lecontre-utdulendemain,lavoixdel’unsurlevisagedel’autre. On peut aussi bien, en studio, trafiquer note par note (voyezGlennGould), et les amateurséclairés croient savoir que tel air d’Isolde ne doit pas toutes ses notes à la même cantatrice. J’y

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reviendrai ; reste que chaque élément de l’amalgame diachronique ou synchronique ainsi produit, sicomplexequ’ensoitlemixage,estempruntéàuneperformancesingulière.

L’évolution technique, en revanche, n’est pour rien dans un fait de plus grande pertinenceartistique,quiestl’émergenced’unenouvelleconvention,aunomdelaquelleunartiste,ouungrouped’artistes, se considérant comme dignement représenté par un enregistrement live ou de studio45, surlequel il a (et si possible perçoit) d’ailleurs des droits aussi légitimes que sur une performancesingulière,envientàassumeretauthentifiercetenregistrementcommeuneœuvreàpartentière.Dèslors, le statut de cette reproduction devient, comme pour une gravure, une photographie ou unesculpture de fonte, celui d’une œuvre autographique multiple : multiple, et généralement sans leslimitationstechniquesouvolontairesquipèsentsurlesprisesd’empreintedesœuvresplastiques,maisautographiqueentantquesa«premièreinstance»esttoujourssingulière,etquechacunedesesétapespeutêtrecontrefaite–jepeuxenregistrerleVoyaged’hiverenimitantletimbreetlestyledeDietrichFischer-Dieskau(contrefaçondepremièrephase),oufaireuneprise«pirate»d’unconcertdumêmechanteuretlavendrecommeenregistrement«authentique»,c’est-à-direreconnuetsignéparl’artiste:contrefaçondesecondephase.

Mais, entre un simple enregistrement acoustique à un seul micro du début de ce siècle et lessubtilités de la reproduction numérique actuelle, il y a unmonde, technique et artistique.Demême,entreune«représentationfilmée»desannéestrenteetunfilm-opéracommelaCarmendeRosiouleDonGiovannideLosey,ilyatouteladifférenceentreunsimpledocumentsuruneperformance,etuneperformance complexe où les actes des interprètes et ceux du réalisateur et de toute son équipe semêlentd’unemanièredéfinitivementinextricable.Dansdetelscas,nousn’assistonspasseulementauchangement de statut d’une pratique artistique,mais à la naissance d’un nouvel art, auquel viennentcontribuerplusieursautres,eux-mêmesdestatutsfortdivers:parexemple,ceuxd’unlibrettiste,d’uncompositeur,deplusieurschanteurs,d’unorchestre,d’unchef,d’unmetteurenscène,d’undécorateur,d’un couturier, d’un ingénieur du son, d’un opérateur, et de bien d’autres encore dont le nom figurelégitimement au générique. Devant ces monstres multimédiatiques, la théorie de l’art doit prendreconsciencedelasimplicité,parfoisdérisoire,desesanalyses.

Itération

Uneperformanced’improvisationneseprête,enprincipe,àaucuneitération.Lorsqu’unmusiciendejazz,d’unsoiràl’autre,voired’unepriseàl’autrelorsd’uneséancedestudio,«rejoue»lemêmemorceau, cela signifie seulement qu’il reprend le même thème pour le soumettre à de nouvellesvariations.Bienentendu,cettecapacité(ouvolonté)derenouvellementestéminemmentvariableselonlesartistes,lesépoques,lesécoles,etaussiselonlesthèmes,quioffrentplusoumoinsdebaseoudelatitudeàl’improvisation.Les«improvisationscollectives»desorchestresdestyleNouvelle-Orléansn’étaient souvent que de modestes paraphrases ; les documents de studio montrent au contraire laremarquablediversitéd’approched’unCharlieParker;certainsenchaînementsd’accords(commeceluideCherokee,thèmefétichedesannéesquarante)seprêtentàplusd’inventionqued’autres,troppauvres(unmusicienmoderne ne peut faire grand-chose d’une grille harmonique des années vingt) ou tropriches : ceux de TheloniousMonk intimident souvent les autres artistes, et leGiant Steps de JohnColtrane en a désarçonné aumoins un.De toutemanière, l’improvisation n’est pas le seulmode decréation du jazz, et bien des œuvres majeures de cette musique, comme certaines suites de DukeEllingtonoudeGilEvans,sontentièrementcomposées;maispourl’essentiel,l’improvisation,jazzique

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ou non,musicale ou autre, est en tant que telle de l’ordre du singulier, au sens fort, c’est-à-dire del’unique.

Il n’en va pas demêmede la performance d’exécution.Uneœuvre allographique se prête à unnombre indéfini d’exécutions correctes (c’est-à-dire conformes aux indications du texte ou de lapartition),bonnesoumauvaises,sanscompterlesincorrectes,et«une»interprétation,définieàlafoispar sa conformité au texte et par son identité spécifique de performance, est toujours, selon lesconventionsdumondedel’art,considéréecommerépétabledansleslimitesdecetteconformitéetdecetteidentité.Pourprendreunexemplevolontairementsimple,disonsqu’unpianisteouuncomédienentournée qui joue tous les soirs devant un nouveau public la sonate Hammerklavier ou le rôled’Harpagonpeutêtreconsidérécommeprésentant tous lessoirs,avecdesvariantesnégligeables,« lamême» interprétationdecetteœuvre.Siunaficionadoqui le suitde séanceen séance sait fortbienpercevoirdel’uneàl’autredesdifférencessignificatives,celan’empêchenullementlemondedel’artde manier avec pertinence une notion synthétique (comme toutes les entités itératives) telle que«l’HammerklavierdePollini»ou«l’HarpagondeMichelBouquet»,considérésdansleursseulstraitsspécifiques, c’est-à-dire communs à toutes leurs occurrences et distincts en bloc d’autres notionssynthétiquestellesquel’HammerklavierdeSchnabeloul’HarpagondeDullin.Cecaractèrecommun,identifiéen termespurement spécifiques (onnevoitpas trèsbiencequipourraitconstituer l’identiténumérique d’une telle entité), fait de la série itérative une pure idéalité, une classe dont chaqueperformance singulière est un membre, et dont les traits communs pourraient sans doute êtrepartiellement consignés, sinon par une notation au sens strict, du moins par une sorte de scriptrenchérissantsurlesindicationsdutexte,parexemplelesdidascaliesdeL’Avareoulesprescriptionsdetempo de l’Hammerklavier46. À ce titre, une série itérative de performances (l’Hammerklavier dePollini) peut être considérée comme une sous-classe de ce que Goodman appelle la « classe deconcordance » constitutive d’une œuvre allographique (l’Hammerklavier de Beethoven). Le termegénéralementemployépourdésignerl’identitéstabled’unetellesérie(éventuellementré-itérableencequ’onappelleenfrançaisune«reprise»etenanglaisunrevival)estceluideproduction,queMonroeBeardsley47 propose judicieusement d’étendre à toutes les entités de cette sorte. Ainsi dit-oncouramment que l’Opéra de Paris « reprend » une « production » de l’Opéra deGenève, ce qui nedésigne souvent en fait (mais c’est déjà beaucoup) qu’une identité (relative) de mise en scène :l’application de ce terme est évidemment à géométrie variable ; mais rien ne s’oppose à ce qu’onqualifiede«production»,dansuneintentiondeplusgrandeidentitépossibleetauxaccidentsprès,unesériepluscompacte,tellequelaTétralogiedeChéreau-BoulezàBayreuthen1979,oucelledeJamesLevineauMetropolitanOperaen1988-1990.

À ce titre, dûment attesté dans les coutumes culturelles, on peut considérer les œuvres deperformance comme susceptibles, par itération, d’unmode d’existence intermédiaire entre le régimeautographique et le régime allographique. Je dis seulement susceptibles, parce qu’une performancerestéeunique(pardécision,paraccidentouparsuited’uninsuccèsdissuasif)n’accèdeévidemmentpasàcestatut ;et jedis intermédiaire,parcequ’ilmesembleque tropd’aspectsde l’artdeperformance(parexempleletimbred’unchanteur,levisaged’uneactrice,laplastiqued’undanseur)échappentàlanotation,mêmeverbale,pourqu’unevéritable«émancipation»allographiqueysoitenvisageable–soitdit sans aucune nuance de regret. Et aussi parce que, contrairement à celle d’un texte ou d’unecomposition musicale, qui est immuable sauf altération, l’identité spécifique d’une série deperformancespeutévoluer,commecelled’unobjetmatériel:ondiraparexemplequetelleproductiondevientaufildesjours«plushomogène»,quetelchanteury«chargedeplusenplussonrôle»,ouquelechefy«dirigedeplusenpluslentement»,sanspourautantperdrelesentimentdel’identitéde

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cetteproduction, commeun tableaupeut changerde couleur sans cesser d’être lui-même.Mais cettemutabilité a ses limites, car elle n’est pas, comme celle des objetsmatériels, gagée sur une identiténumérique immuable : tropdechangementsdans ladistribution,parexemple,peuventcompromettrecelled’uneproduction,et l’interprétationd’uneœuvreparunmêmeexécutantpeutsubirune ruptured’identité, dont témoignent certains enregistrements très éloignés dans le temps, comme ceux desVariationsGoldbergparGoulden1955eten1981,ouduVoyaged’hiverparFischer-Dieskauen1948eten198548;onpréfère,danscescas-là,parlerdedeuxinterprétations,éventuellementaussidistinctesquesiellesétaientlefaitdedeuxinterprètesdifférents.Toutesceslatitudesouhésitationstémoignententreautresducaractèreincertaindel’identitéitérative.

Ce statut intermédiaire l’est sans doute à plus d’un titre, et de plus d’une manière : entrel’autographique et l’allographique, pour la part d’idéalité, mais aussi entre l’immanence et latranscendance, puisque la performance itérative ne procède pas, comme les œuvres autographiquesmultiples,d’uneempreintemécaniquecapabledegarantiruneidentitésuffisanteentredeuxépreuvesenprincipe indiscernables,maisparun travailderepriseperpétuelleoùs’affrontentconstamment,sur labasecommuned’untexteàexécuter,lafidéliténaturelleouintentionnelleàunstyled’interprétationetle désir légitime de renouvellement ou d’amélioration. En cela, elle évoque plutôt les pratiquesd’autocopie plus ou moins libre d’où procèdent, entre autres, les œuvres à répliques. Comme leBénédicitédeChardin,le«RodriguedeGérardPhilipe»oule«ParsifaldeBoulez»sontdesœuvresàimmanence plurielle dont le propos n’est pas nécessairement (comme celui du Penseur)l’indiscernabilité empiriquedes objets d’immanence49. En cela donc, elles commencent d’échapper àleurimmanence,etàmanifesterleurtranscendance.

Ensommeetàgrandstraits:uneperformanceestunévénementphysique,etcommetelunobjetautographiqueunique;maisparl’enregistrementelledonneoccasionàunartautographiquemultiple,etparl’itérationàunartautographiquepluriel;etcesdeuxfaitssontaussidesfaitsdetranscendance,lepremier par manifestation indirecte, le second par immanence plurielle. Nous retrouveronsnaturellementcesnotionsunpeuplusloin,surleurterrainleplusspécifique.

6.Lerégimeallographique

La théorie goodmanienne du régime50 allographique se présente, je le rappelle, par un détailempiriqueetenapparencepresquecontingent,d’oùelleremonteauxcausesquil’expliquent.Cepointdedépart, c’est le fait que certaines sortesd’œuvres, et donc certains arts, ne seprêtentpas, commed’autres, à la contrefaçon (fake) au sens strict, c’est-à-dire à l’acte deprésenter frauduleusement unecopie ou une reproduction comme l’original authentique – non parce qu’une telle opération seraitimpossible,maisplutôtparcequ’elleestenunsenstropfacile,etdecefaitinsignifiante:rienn’estplusaiséquederecopieroudereproduireletextedeLaMortdesamants;etsurtoutparcequeleproduit(unnouvel exemplairedecepoème)n’en seraniplusnimoinsvalideque sonmodèle, etneconstitueradoncnullementunefraudeàl’égarddecetexte,paressencereproductibleàl’infini.Lafraude,encoreunefois,pourraitconsisteràprésentercenouvelexemplaire,simanuscrit,commel’autographeoriginal,ou,si imprimé,commel’undesexemplairesde telleédition,maiscettefraude-làneporteraitpassurl’objet allographique qu’est le texte, mais sur cet objet autographique unique qu’est un manuscritautographe,ousurcetobjetautographiquemultiplequ’estuneédition.Fairepasserunecopieouunfac-

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similépourunmanuscritouunexemplaired’éditionauthentiqueestunactepourvudesens,carcefac-similén’estpascepourquoionlefaitpasser ;mais«fairepasser»le textedecefac-similépourletexteainsireproduitestuneexpressiondépourvuedesens,carlesdeuxtextessontalorsrigoureusementidentiques, ou plus exactement il n’y a là qu’un texte, que « reproduisent », c’est-à-dire en faitmanifestent,sousdesformesmatériellesidentiquesounon,lemanuscritoriginal,l’exemplaireimpriméauthentique de l’édition originale (ou de toute autre édition autorisée), et leurs éventuels fac-similésfrauduleux – mais aussi bien n’importe quelle transcription produite dans une autre graphie outypographie,pourvuqu’ellesoit«orthographiquement»(littéralement)correcte,c’est-à-direconformeaumodèle. Si donc on considère (ce qui à ce niveau est une pure évidence) qu’uneœuvre littéraireconsisteensontexte(etnonenlesmanifestationsvariablesdecetexte),ils’ensuitqu’unetelleœuvren’est pas contrefaisable, ou qu’une contrefaçon fidèle ou une transcription exacte d’une de sesmanifestationscorrectesn’enestriend’autrequ’unenouvellemanifestationcorrecte.

Cet état de choses, qui,mutatismutandis, caractérise aussi bien la musique et quelques autrespratiquesartistiques,définittautologiquementcespratiquescommeallographiques,maisonnepeutdirequ’ilexpliquel’existencedecerégimed’immanence,dontilfournitplutôtunindice,entantqu’ilenestune conséquence ou un effet, en même temps (nous le verrons) qu’un instrument. L’explicationrecherchéenese trouvepasdans le faitque lesproduitsdecette sorted’arts sontmultiples :commenousl’avonsdéjàvu,certainsartsàproduits(ouépreuves)multiples,commelagravureoulasculpturedefonte,n’ensontpasmoinsautographiques,puisquechaqueépreuvedoitêtreauthentifiéeparquelquepedigree,etdoncdéfiniepar son«histoiredeproduction»,alorsqu’une inscriptiondeLaMort desamants ou une partition de la symphonie Jupiter assemblées par le hasard en constitueraient desexemplairesaussivalidesqueceuxquidérivent,partranscriptionouphotocopie,dumanuscritoriginal.Goodmandiscute et rejette également51 une autre explication possible, qui tiendrait à ce que les artsautographiques ne comporteraient qu’une seule phase (stage) de production (le peintre produit lui-mêmeuneœuvreultime,quepersonnen’auraà«exécuter»),etlesartsallographiquesdeuxphases(lemusicienproduitunepartitionqu’uninterprète,éventuellementlui-même,devraensuiteexécuter).Cecritèren’estpasplusdistinctifqueceluidelamultiplicitédesproduits,carcertainsartsautographiques(ceux, justement, à produitsmultiples) comportent aussi deux phases, tandis qu’un art allographiquecomme la littérature n’en comporte qu’une : le manuscrit, ou dactylogramme (etc.) produit parl’écrivainestluiaussi,dupointdevuequinousoccupeici,ultime;ilseraparlasuite(ouneserapas)multipliépar impression,maiscetteopérationquantitativen’affecterapas lemoded’existencedesontexte,quen’affecterapasdavantageuneexécutionorale.Lafrontièreentrelesdeuxrégimesnepassedoncpasparlà.

Il me semble d’ailleurs que la distinction entre arts à une et à deux phases ne s’articule pasexactementcommeleditGoodman.L’oppositionentrelerégimedelamusiqueetceluidelalittératuren’estnullementaussicatégoriqueetbeaucoupplusfluctuantequ’ilnesemblelesupposer:ilaexistéetilexisteencoredessituationsoùlalittératurefonctionneplutôtendeuxphases(parexempleauthéâtre),etilenexisteoùlamusique,parforceouparchoix,fonctionneenuneseulephase,cellequiproduitunepartition que des musiciens liront sans la « jouer ». Il existe aussi des formes de « littérature52 »purement orales, et demusique non écrite, dont la phase unique n’est donc pas celle d’une notationéventuellement en attente d’exécution, mais plutôt d’une exécution première, éventuellementsusceptibledenotation.Bref,lesrelationsentrecesdeuxmodesdemanifestationnesontpeut-êtrepasle plus correctement décrites en termes (diachroniques) de « phases », mais plutôt en des termessynchroniques,ouachroniques,quenousretrouverons.Laseuleapplicationpertinentedelanotiondephasemesembleconcerner lesarts autographiquesàproduitsmultiples,où lemodèle, laplanche, le

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négatifproduitspar l’artisteprécèdentnécessairement lesépreuvesqu’onen tireraultérieurementparempreinte.En littérature,enmusiqueet,nous leverrons,dans tous lesartsallographiques, l’ordredesuccessionentreexécutionetnotationn’estaucontrairenullementprescritparunerelationdecausalité.Lesartsautographiquesmultiplessontdonclesseulsartsproprement«àdeuxphases»,et,commelesuggèrebienGoodman, cen’est qu’à ladeuxièmequ’ils peuventmultiplier leursproduits53.Les artsallographiquesnesontpasconstitutivementdesartsàdeuxphases,maisplutôtdesartssusceptiblesdedeux modes de manifestation, dont l’ordre est relativement indifférent. Cette observation, que jedévelopperai plus loin, n’invalide en rien le rejet d’une explication « par les phases » du régimeallographique–bienaucontraire.

La véritable explication (la « raison », comme l’appelle Goodman) tient à une distinction,caractéristique du régime allographique, entre les différences « sans importance » et les différencespertinentes qui peuvent séparer deux inscriptions, ou deux exécutions, d’une œuvre (par exemple)littéraireoumusicale;ou,cequirevientaumême,àunedistinctionentreles«propriétésconstitutivesde l’œuvre»et les«propriétés contingentes54»–celles-ciétantdespropriétésnonplusde l’œuvre,maisdetelleoutelledesesmanifestations.Lespropriétésconstitutivesd’uneœuvrelittéraire–jediraisplusvolontiers :de son texte,mais cettedistinction-làn’estpas (encore)pertinente aupointoùnoussommes – sont celles qui définissent son « identité orthographique » ; mais l’expression anglaisesamenessofspellingaleméritedenepastropfavoriserapriorilemodescriptural:ils’agitensommedesonidentitélinguistique,enamontdetouteséparationentrel’oraletl’écrit,etquedoiventrespecter,pour être correctes, toute inscription et toute profération. Les propriétés « contingentes » d’uneinscriptionoud’uneproférationsontcellesquinecaractérisentque lemodedemanifestation :choixgraphique,timbre,débit,etc.Enmusique,demême,ontiendrapourcontingentsdansunepartitionlestraitsderéalisationgraphique,etdansuneexécutionlestraits(variablement)propresàl’interprétation,comme le tempo adopté (s’il n’est pas prescrit), le timbre d’une voix, la marque d’un instrument.Commeonlevoit,lesqualificatifsde«constitutif»etde«contingent»doiventêtrecompriscommerelatifs à l’œuvre (ou plutôt à son objet d’immanence), et comme signifiant en fait « propre àl’immanence » et « propre à tellemanifestation », celle-ci considérée soit dans ses traits génériques(communsparexempleà tous lesexemplairesd’unemêmeéditiondeLaChartreusedeParme,ouàtoutes lesoccurrencesde l’interprétationde lasonateWaldsteinparAlfredBrendel), soiteta fortioridanssestraitssinguliers:tellepagedéchiréedansmonexemplairedelaChartreuse, tellefaussenotedanstelleoccurrencedel’interprétationdelaWaldsteinparBrendel.

Ce partage entre propriétés de l’objet d’immanence et propriétés de sesmanifestations expliquebien le fait empirique initialement rencontré comme indice du régime allographique : si une œuvrelittéraire ou musicale n’est pas susceptible de contrefaçon, c’est parce que la présence dans uneprétendue«contrefaçon»detoutessespropriétés«constitutives»suffitàfairedecenouvelobjetunemanifestationcorrectede(l’objetd’immanencede)cetteœuvre,aussicorrectedecepointdevuequeses manifestations les plus officiellement authentifiées : manuscrit autographe, édition « revue parl’auteur », exécution dirigée par le compositeur, etc. – quelles que soient par ailleurs les propriétés« contingentes » propres à cettemanifestation, telles qu’être par exemple une photocopie illégale envertudelaloidu11mars1957,unfauxenécritures,unplagiatéhontédel’interprétationdeBrendel,etc.A contrario, bien sûr, l’impossibilité de distinguer entre propriétés constitutives et contingentes(entre immanenceetmanifestation),qui caractérise le régimeautographique, entraîneque lamoindredifférencedepropriétés–ainsi,pourunecopieparailleurssupposée«parfaite»delaVuedeDelft, lefaitd’avoirétépeinteen1990–vautpourunepreuve(etuntrait)decontrefaçon.

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Mais cette distinction entre les deux séries de propriétés appelle sans doute elle-même uneexplication. Nelson Goodman, qui consacrera pourtant tout un chapitre55 deLangages de l’art à unexamen très attentif des « réquisits » de la notation, et qui attribue aux modes scripturaux de lamanifestationunrôleparfois(selonmoi)excessif,segardebiendefairedel’existenced’unenotationlaclédecettesituation,dontelleestplutôtelle-mêmeuneffetqu’unecause.«L’existenced’unenotation,précise-t-il en1978en répondant àune remarquedeWollheim, est cequi établit courammentun artcomme allographique, mais cette seule existence n’est ni une condition nécessaire ni une conditionsuffisante[durégimeallographique]56.»Onpeutsedemandercommentunélémentpeut«établir»unétat de choses sans en être une condition suffisante ; la réponse est sans doute, ici encore, dans soncaractère d’effet plutôt que de cause : il peut y avoir allographisme sans notation (condition nonnécessaire),maisilnepeutyavoirnotationsansallographisme,conditionnécessairedelanotation,quienestdecefaitunindicecertain,etdoncbien,inductivement,uneconditionsuffisante,nondurégimeallographique,maisdudiagnosticd’allographisme.

Le texte de 1978 est à vrai dire plus restrictif que ne l’indique cette formulation, puisqu’ilmentionnel’existencedesystèmesdenotationdanslesartsautographiques,commelanumérotationdestableauxdanscertainsmusées(comparableàcelledeslivresdanslesbibliothèques57),où76.21désignedemanièreunivoquelavingtetunièmeacquisitiondel’année1976.Encesens-là,biensûr,laprésenced’une notation n’est pas un indice fiable du régime allographique,mais ilme semble queGoodmanélargiticiàl’excèsleconceptdenotationenl’appliquant,demanièreunpeusophistique,àtoutsystèmed’identification péremptoire d’un objet, identifié dans ce cas par son identité numérique d’objetsingulier, comme nous le sommes tous, en France, par notre matricule INSEE58. Les notationscaractéristiquesdesartsallographiquesconsignent, elles,nonpasdes identitésnumériques (que leursobjets, puisque idéaux, ne sauraient comporter), mais bien des identités spécifiques, définies parl’ensembledes«propriétésconstitutives»decesobjets,etqu’ellespermettentde«reproduire»dansdenouvellesmanifestationsconformes.Sil’onenrestreintleconceptàcettefonction,laprésenced’unenotationredevient,mesemble-t-il,unindicesûrd’allographisme,etdonc,entermesdediagnosticoudedéfinition,uneconditionsuffisante.Qu’ellen’ensoitpasuneconditionnécessaire,Goodmanl’affirmesans l’argumenter,maisonpeut en trouveruneconfirmationdans le caractèreallographiqued’unartcomme la littérature, qui ne comporte pas de notation au sens strict, et plus encore de pratiquesartistiques comme la dramaturgie (mise en scène), dont les œuvres sont perpétuées par de simplesscriptsverbaux.

Je reviendraisur ladifférenceentrescriptset textes littéraires ; il suffitpour l’instantd’indiquerqu’untexteestunobjet(d’immanence)verbal,etqu’unscript(parexempleunerecettedecuisineouunedidascaliedramatique)estladénotationverbaled’unobjetnonverbaltelqu’unplatouunjeudescène.Sil’onadmetquecertainesœuvresallographiquesnecomportentpas,oupasencore,denotationplus stricte qu’une telle dénotation, ondoit bien admettre que la notation stricto sensun’est pas unecondition nécessaire de ce régime. « Ce qui lui est nécessaire, insiste Goodman, c’est quel’identificationd’unexemplaire[éventuellementunique]d’uneœuvresoitindépendantedel’histoiredesaproduction.Lanotationcodifieautantqu’ellelecréeuntelcritèreautonome59.»Jediraisvolontiersqu’elle codifie plutôt qu’elle ne crée un tel état de fait, encore une fois définitoire du régimeallographique,dontelleestàlafoisuneffetetuninstrument:lorsquetellescirconstances(commelecaractèreéphémèredesperformancesoulecaractèrecollectifdecertainescréations60)poussentunartàévoluerverslerégimeallographique,l’inventionetlamiseaupointprogressived’unsystèmetelquelanotationmusicale classique ne peut que favoriser et entretenir cemode d’existence.Mais le régimeallographique peut advenir et perdurer sans lui, vaille que vaille et en attendant mieux, comme la

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chorégraphie l’afaitpendantdessièclesavant l’inventionrécented’uneouplusieursnotations tenuespourpéremptoires.Etilvadesoiqu’unsystèmedenotationpeutêtreplusoumoinsstrict,et,commenotrenotationmusicale,connaîtredesstadesoudesmodesdiversementperfectionnés,oucoexisterplusoumoins étroitement avec des instruments plus lâches, comme les indications verbales de tempo oud’expression.

Si la notation n’est manifestement pas la cause déterminante (ni même l’unique moyen) de ladistinction opérée entre propriétés constitutives et contingentes, reste à distinguer enfin cette cause.Goodman la trouve dans certaines nécessités pratiques comme le besoin de perpétuer des produitséphémèresoud’associerplusieurspersonnesàleurexécution,etdoncde«transcenderleslimitationsdutempsetdel’individu».Cette«transcendance»supposequ’onsemetted’accordsurlespropriétésquidevrontêtreobligatoirementcommunesàdeuxperformancesmusicalesoulittéraires,ouexigiblesde l’exécution déléguée (et parfois différée) d’une œuvre architecturale, et sur les moyens d’enconsigner la liste.Si informelsquepuissentêtrecesmoyens, ilsnepeuventguèreêtre improvisésaucoupparcoup,œuvreparœuvre,car ilsexigentpour lemoins l’établissementd’uneclassificationetd’unenomenclaturecommunesauxproduitsdel’ensembled’unepratique,commelerépertoiredespasetdesfiguresdeladanse,desmatériaux,desformesetdesopérationsdelacouture,delacuisineoudela joaillerie.Le régimeallographiqueestdoncpar essenceunstadeauquelun art accèdedemanièreglobale, sinon totale61, et sans doute progressive, le produit d’une évolution et l’objet d’une«tradition»,qui«doitd’abordêtreétablie,pourplustardêtre[j’ajouteraisvolontiers:ounon]codifiéeaumoyend’unenotation62 ».Sadéfinition est donc inséparabled’unehypothèsediachronique, selonlaquelle « au commencement, tous les arts sont peut-être autographiques » et certains, sinon tous,s’émancipent « non pas par proclamation,mais par la notation » – ou par quelque autremoyen. Larépartitionentrelesdeuxrégimes«nedépendderiend’autrequed’unetraditionquipourraitavoirétédifférente,etquipeutencorechanger».Ceciimpliquesansdoutequelescirconstances,c’est-à-direparexemplelesrelationsvariablesentrelenécessaireetlepossible,peuventrenverserlecoursdeschoses,et faire aussi bien qu’un art (devenu) allographique redevienne un jour autographique, comme nousavons vu la photographie, au gré de divers épisodes technologiques, revenir partiellement du statutd’autographiquemultipleàceluid’autographiqueunique.Nouspourronsobserverde telssignesdansl’évolutionrécentedelapratiquemusicale.

7.Laréduction

L’instauration du régime allographique dans une pratique artistique procède, nous l’avons vu,d’uneévolution,etd’une«tradition»quiconsisteelle-mêmeenunensembledeconventionspropresàchaquepratiqueconcernée,etquenousretrouverons.Sonexerciceeffectif,œuvreparœuvre,procède,lui, d’une opération mentale qui n’exige a priori aucune notation instituée, et qui n’est à vrai direnullement réservée aux pratiques artistiques – à moins de considérer toute pratique commevirtuellementartistique,cequinemeparaîtnullementdéraisonnable,maisdeconsidérationprématurée.Cetteopérationalieuparexemplechaquefoisqu’unactephysique(mouvementcorporelouémissionvocale)est«répété»,ouqu’unobjetmatérielest«reproduit»autrementqueparempreintemécanique.En effet, aucun acte physique, aucun objetmatériel n’est susceptible d’une itération rigoureusementidentique,etparconséquenttoutereproductionacceptéepourtellesupposequel’onnégligeouquel’on

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« fasse abstraction » d’un certain nombre de traits caractéristiques de la première occurrence, et quidisparaîtront à la deuxième, au profit de quelques autres, propres à celle-ci, et jugés tout aussinégligeables.Jelèvelebrasdroitetjedemandeàunepersonneprésentede«fairelemêmegeste»:ellelèveunbrasàsontour,etmême,sielleestattentive,ellelève«lemêmebras»quemoi,savoir:sonbrasdroit.Matériellement, iln’ya riendecommunentrecesdeuxgestes,et l’expression« lemêmebras»est,enunsens,comiquementabsurde :sonbrasn’estpas lemien.Jemesatisfaispourtantdecette(modeste)performanceaunomd’uneidentitédemouvementquel’onqualifieratrèslâchementde«partielle»enconsidérantlesdeuxgestescommeidentiquesmutatismutandis,ouhomologues :sonleverdebrasdroitestàmonpartenairecommemonleverdebrasdroitestàmoi.Maisphysiquement,touteschosesontétémutata,etl’identitéentrelesdeuxgestesseréduitenfait,commetouteidentité,àuneabstraction:cequ’ilyadecommunentredeuxactesdeleverlebrasdroit.Sic’étaitmoiquilevais«deuxfois»lebrasdroit,onpourraitconsidérer(très)grossièrementquelesélémentsphysiquesenjeuseraientdeuxfoislesmêmes,maisonne«refait»jamaisexactementlemêmegeste,etleseulélémentcertain d’identité serait de nouveau l’abstraction « lever le bras », ou du moins l’abstraction plusrestreinte,maistoujoursabstraite,«Genettelèvelebras».Sijeprononcelaphrase«Ilfaitbeau»,ousijechante lesonzepremièresnotesd’Auclairde la lune, endemandantàmonacolytebénévoled’enfaireautant,cequ’ilproduiradanssavoixn’aurad’identiqueàmonémissionquel’entitéverbale«Ilfait beau » en mode oral, ou l’entité musicale « do-do-do-ré-mi, etc. » en version chantée,éventuellementtransposéeàl’octave,voire,sil’acolytemanqued’oreille,àlatierceouàlaquarte,oupis.Sijetraceautableauunefiguresimple,parexempleuncarré,etquemonacolyte,àmademande,traceàsontourla«même»figuresursoncahier,lesdeuxfiguresn’aurontsansdouteencommunqueladéfinitionducarréengénéral.

Danschacunedecesexpériences, l’acte (éphémère)ou l’objet (persistant)produits sonteneux-mêmesdesobjets (ausens large)physiquessinguliers,nonexactement réitérables,etdoncde régimeautographique– leur éventuel statut artistiquedépendantd’une intention et/oud’uneattentionquinenous concernent pas pour l’instant. Leur passage au régime allographique procède, je l’ai dit, d’uneopérationmentale,etnonsimplementd’unactephysique,carilnesuffitpasqueX,aprèsY,lèvesonbrasdroit,dise«Ilfaitbeau»,chanteAuclairdelaluneoutraceuncarrépourquecesactesouobjetssoientacceptéscommedes répliquescorrectesde leurmodèle : il fautquecesactesouobjets soientconsidérésdanscequ’ilsontdecommunaveccemodèle,etquiestuneabstraction.Leseuild’exigencepeutnaturellementêtreabaissé,sil’onsecontenteden’importequelbras,den’importequellephrase,mélodie, figure,etc.,ouélevé,si l’onexige telle façonde lever lebras, telaccentdans laphrase, teltempoà lamélodie, telledimensionaucarré ;onnedétermineainsiquedeschangementsdeniveaud’abstraction,oud’extensionduconceptcommun.Mais,silasecondeoccurrencen’estpassanctionnée,et en quelque sorte légitimée par cette opération mentale, elle ne sera pas reçue comme « secondeoccurrence»dumêmeacteouobjet,maissimplementcommeunautreacteouobjet,uniaupremier,danslemeilleurdescas,parunevaguerelationderessemblance.C’estévidemmentcequisepassesi,pourquelqueraison,lapremière(etdèslorsseule)occurrenceestconsidéréecommeunobjetuniqueetirrépétable,défininonseulementdanssonidentitéspécifique,pardéfinitionpartageable,maisdanssonidentité numérique, par définition non partageable, c’est-à-dire comme un objet définitivementautographique.Parexemple,si l’onconsidèremonleverdebras,maproductionde laphrase«Il faitbeau»oudelamélodieAuclairdelalunecommedesperformancesindivisiblesdedanseur,d’acteuroudechanteur,oùlaséparationentrel’acteetson«contenu»chorégraphique,verbaloumusicalestimpossible ou non pertinente.Dans ce cas, l’acte d’itération ne sera plus tenu pour une « deuxièmeoccurrence»(lanotionmêmed’occurrencen’auraàvraidirepluscours),maispourune«imitation»

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plusoumoins«fidèle»et,selonlescas,plaisanteoufrauduleuse.Entrelapremièresériedecasetlaseconde,ladifférencenetientpasaudegrédesimilitudeentrelesoccurrences,maisaustatutaccordéàlapremière,qui autoriseounon l’opérationmentaledontdépendà son tourceluide ladeuxième, etéventuellement des suivantes. Je reviens à l’exemple de la figure géométrique pour une variationimaginairesansdouteplusparlante:Picassodessinesurlemuruncarré,etdemandeàsonpetit-filsdereproduire cette figure. Si la chose se passe, hypothèse fantaisiste, pendant une leçon de géométrie,Pablitoconsidèrelafiguredanssonidentitéspécifique,etdonctransférable,de«carré»,ettraceàsontour,etàsamanière,unautrecarré.Dansuncontextedifférent(leçondedessin?),Pablito,quisaitdéjàcequecelaveutdire,considéreralafigurecomme«unPicasso»,etsedéclareraàjustetitreincapabledelareproduiredanssontracé«inimitable».Lemêmecarréfonctionneladeuxièmefoiscommeunobjetautographique,essentiellementdéfiniparsonidentiténumériqueou«histoiredeproduction»,lapremièrefoiscommeunobjetallographique,àl’identitéspécifiqueindéfinimenttransférable.Dansuncas,son«imitation»,silaborieuseetsifidèlequ’ellesoit,neseraqu’unecontrefaçon,dansl’autreuneimitationmêmecavalièrevaudrapourunenouvelleoccurrenceparfaitementvalide.Lesdeuxcontextesdistincts fonctionnent ici commeces « traditions » dont parleGoodman, c’est-à-dire desusages, quidéterminentpourl’essentielladifférencedesdeuxrégimes.

Comme les exemples qui précèdent le suggèrent sans doute plus ou moins clairement, cessituationsdéterminantesnesedistinguentpasseulementpardesdéfinitionsglobalestellesque«leçondegéométrie»ou«leçondedessin».Lessituationsallographiquescomportenttoujours,quoiqueàdesdegrésdivers,desinstrumentsd’identification(spécifique)dontlessituationsautographiquessepassentfortbien:devanttellefiguretracéeparPicasso,jepuism’abîmerdansunecontemplationsynthétiqueetdispenséede touteanalyse ;aviséaprèscoupdecequ’ils’agit làd’unesimplefiguregéométriqueetsommédelareproduirecommetelle,jedevraidégagersespropriétésconstitutives(géométriques)despropriétés contingentes (de ce point de vue) dont la gratifie le style picassien, et nul doute que j’yparviendraid’autantplusfacilementquejedisposeraidéjà,parexemple,delanotiondecarré.Mêmerenfort,sansdoute,si,entendantlesbruitssuccessivementéchappésd’unebouchehumaine,jedisposedenotions tellesqueparole, langue française,phrase,mots,musique,mélodie,sons, intervalles,etc.,quim’aiderontfortàanalysercesbruitsenpropriétésenl’occurrencecontingentes(timbre,accent)ouconstitutives (mots, tons) de l’objet verbal ou musical, et à reproduire les secondes à travers lescaractéristiquesdenouveaucontingentesdemapropreémission.L’ensembledesnotionsquim’aidentàcette transposition constitue le répertoire des identifications linguistiques ou musicales, et chaquepratique allographique se conforte d’une telle compétence. Les mouvements d’un danseur ou d’untoreropeuventparaîtreàunprofanedésordonnés,aléatoiresetparfaitementinanalysablesenpropriétéscontingentes(oucaractéristiquesdesamanière,oudetellecirconstanceparticulièredel’exécution)etpropriétés constitutives de la « partie » qu’il exécute ; mais un connaisseur averti y reconnaîtra unentrechat, un jeté-battu, une véronique ou une estocade a recibir, autant de mouvements codifiés,constitutifs de la pratique considérée, et identifiables pour lui à travers les aléas ou les inflexionspropres à telle performance singulière63, comme un auditeur compétent identifie dans une émissionvocale les mots d’une phrase ou les intervalles d’une mélodie. Le même genre de répertoire(vocabulaireetsyntaxe)aideàdistinguerleséléments(formesetmatériaux)d’uneœuvrearchitecturale,lesingrédientsetlespréparationsd’unplat,lesbouquetsetlessaveursenbouched’unvin,lestissusetles dispositions d’un vêtement, etc. Ce type de compétence ne permet pas toujours de produire soi-mêmedenouvellesoccurrences,maisilsuffitgénéralementàidentifierendeuxoccurrenceslamême«propriétéconstitutive».

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Commeonapul’observeraupassage,aucunedesopérationsquejeviensd’évoquern’exigeaitlaprésenceet l’usaged’unenotationausensstrict,quisupposelerecoursàdesconventionsgraphiquesartificiellesetsophistiquées:iln’estnullementindispensabledesavoirlirelamusiquepourreproduire«d’oreille»unephrasemusicale,etlesrépertoirestechniquespropresàchaquepratiquepeuventfairel’objetd’unesimpledésignationverbale,transmissiblepartraditionorale.Maisquiplusest,l’opération,quej’ai jusqu’iciqualifiéede«mentale»,peutêtreparfaitement tacite, implicite,voire inconsciente.Lorsqueje«répète»dansmavoixunephraseouunemélodie,lorsqueje«reproduis»àmafaçonungeste ou une figure, je n’éprouve pas toujours le sentiment ni le besoin d’analyser ces objets deperceptionenpropriétésconstitutivesetcontingentes.Sansdouteaidéparunecompétenceacquise,jeprocèdeàcetteanalyseleplussouvent«sansypenser»,sansm’enapercevoir,etl’adjectif«mental»ne doit pas ici impliquer nécessairement une participation de la conscience. Il serait sans doute plusjusted’ysupposerquelquesévénementscérébraux,quelquesréactionschimiques,ouélectriques,entremes neurones, dont la contrepartie intellectuelle, ou réflexive, n’affleure à la conscience qu’en casd’embarras, ou d’exceptionnelle application démonstrative. Je ne suismême pas sûr que l’opérationd’itérationsélectiveexigeengénéraletaprioriplusd’attentionque la reproductionfidèled’unobjetdansl’ensembledesespropriétés.Sil’onmedemandederépéter«fidèlement»unmot(d’unelangue)que j’ignore et que j’entends prononcer pour la première fois, je dois m’efforcer de respecter lesmoindres caractéristiques de son émission, ignorant par définition lesquelles sont pertinentes etlesquelles ne le sont pas. S’il s’agit d’un mot connu, l’analyse s’en opère pour ainsi direautomatiquement « quelque part » entremon oreille etma bouche, et je n’ai àme soucier d’aucundétail.L’identificationdispensepourainsidiredetouteattention,etcomprendre(puisquec’estbiendecela qu’il s’agit) est en somme moins fatigant qu’ânonner. Mais c’est bien sûr parce qu’on avaitpréalablement appris à comprendre. La notion de compétence, qui comporte la maîtrise, devenueinconsciente,d’uncode,résumeévidemmenttoutcela.

Lepassaged’uneœuvre(objetouévénement)durégimeautographiqueaurégimeallographiquesupposedonc,etàvraidireconsiste,enuneopérationmentale,plusoumoinsconsciente,d’analyseenpropriétés constitutives et contingentes et de sélection des seules premières en vue d’une éventuelleitération correcte, présentant à son tour ces propriétés constitutives accompagnées de nouvellespropriétéscontingentes:XchanteAuclairdelalunedanssontimbreetsatessiture,Yproduitdanssontimbre et sa tessiture un nouvel événement sonore qui n’a de commun avec le premier que la lignemélodiqued’Auclairdelalune,définieenintervallesdetonsetenvaleursrelativesdedurée.Encoreunefois,lenombredepropriétésposéescommeconstitutivespeutvarierd’unecirconstanceàl’autre:onpeut,parexemple,considérerlesvaleursrythmiquescommecontingentes,maisaucontraireexigerlerespectdelatonalité,oul’inverse,etc.Cesdegrésvariablesd’exigencenepeuventêtrestabilisésquepar des normes culturelles collectives. Mais j’ai qualifié l’itération d’éventuelle, parce que cettepossibilité, ouverte par le régime allographique, peut fort bien rester virtuelle : dans notre régimeculturel, le texte d’unmanuscrit original qui n’a pas encore été reproduit, et qui ne le sera peut-êtrejamais,n’enestpasmoinsperçucommetexteitérableselonsespropriétésconstitutivesetàl’exceptiondesespropriétéscontingentesdemanuscrit,parexempledansunetranscriptiontypographique.Cequidéfinit l’état allographique n’est pas l’itération (sélective) effective,mais l’itérabilité, c’est-à-dire ensommelapossibilitédedistinguerentrelesdeuxsériesdepropriétés.

Ainsique l’illustraitdéjà l’exemple imaginaireducarrédePicasso,cettepossibilitén’estpasunfait de « nature » qui distinguerait définitivement certains objets de certains autres,mais un fait deculture etd’usage–consensusplusoumoins institutionnel et codifiéqui résulted’une rencontre,oud’unéquilibre,debesoinsetdemoyens.Certainsobjets sont relativementplus facilesqued’autresà

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analyserdelasorte,mais«relativement»signifie:d’unemanièrequidépendàlafoisdelapressiondela nécessité et des ressources, individuelles ou collectives, en compétence. Il peutm’être plus faciled’analyserunephrasedeMozartqu’unplatchinois,maiscelanesignifiepasquelamusiquedeMozartsoitenelle-mêmepluspropiceaurégimeallographiquequelacuisinechinoise,etilestassezplausiblequ’ungastronomecantonaisrencontreralesdifficultésetfacilitésinverses.Entoutehypothèse,ettoutessituations confondues, nécessité fait loi mais à l’impossible nul n’est tenu, et le consensus tend àconsidérer comme constitutives les propriétés qu’il peut – hic et nunc – extraire par abstraction etconsignerpardénotation.Jusqu’àl’inventiondumétronome,lesindicationsdetempomusicalétaient,soitabsentes(etletempoadlibitum),soitverbales(andante,allegro,etc.),avectouteslesimprécisionsetéquivoquescaractéristiques,commelemontreGoodman,dulangagediscursif,etl’on«faisaitavec»– c’est-à-dire sans. Grâce au métronome, Beethoven a pu donner pour ses dernières œuvres desindications précises – et, paraît-il, inapplicables.Onn’arrête pas le progrès,mais – l’humanité ne seposant,commeonsait(etpourclorecettesériedeclichés),quelesproblèmesqu’ellepeutrésoudre–lasolution de celui-ci est d’une simplicité angélique : les propriétés constitutives sont toujoursextractibles,carontientàchaquestadepourconstitutivescellesqu’onsaitextraire.Lenoblequalificatifd’« ontologique » s’applique décidément bien mal à des données aussi fluctuantes, et typiquementpragmatiques–àmoinsqu’ilnefailleyvoiruneillustrationdecequeQuineappellela«relativitédel’ontologie».

Comme nous l’avons vu, les propriétés élues (variablement) comme constitutives n’ont rien dematériel:cequiestcommunàmonAuclairdelaluneetàceluidemonacolyte,ouaucarrédePabloetàceluidePablito,estuneentitépassablementabstraite,mêmesid’extensionvariableselonlesdegrésd’exigence. On pourrait donc qualifier notre opération instituante d’abstraction. Mais ce terme mesembleimproprepourdesraisonsquiapparaîtrontplusloin,etquel’onpeutesquisserprovisoirementenobservantque,si«lecarré»engénéralestassurémentunconcept, iln’envapasdemêmed’unemélodieoudutexted’unpoème,objetsaussisinguliersàleurmanièreetdansleurrégimequelecarrédePicassoàlasienneetdanslesien.Lesobjetsallographiquessont,commechezProustlesanalogiesquidéclenchent laréminiscence,« idéauxsansêtreabstraits» ; je lesqualifieraidonc(commeje l’aidéjàfaitplushaut),nond’abstractions,maispluslargementd’objetsidéaux,ou,pourfaireunpeuplusbrefetbeaucouppluschic,d’idéalités.Et,pourresterdansunvocabulairepseudo-husserlien,jeproposede baptiser notre opération instituante réduction allographique64, puisqu’elle consiste proprement àréduireunobjetouunévénement,aprèsanalyseetsélection,auxtraitsqu’ilpartage,oupeutpartager,avecunouplusieursautresobjetsouévénementsdont lafonctionserademanifestercommeluisousdesaspectsphysiquementperceptibles l’immanence idéaled’uneœuvreallographique.Lespropriétés«constitutives»sontcellesdel’objet(idéal)d’immanence,lespropriétés«contingentes»(àcetobjet)sont évidemment constitutives de ces diverses manifestations. Par exemple, la structure AABA estconstitutive(entreautres65)d’Auclairdelalune,lefaitd’êtrechantéenvoixdeténorestconstitutifdecertainesdesesmanifestations.Lefaitdecommencerpar«Longtemps…»etdefinirpar«…dansleTemps»caractérise(nonexhaustivement,maissansdouteexclusivement,saufvariationoulipienne)letexted’Àlarecherchedutempsperdu,celuid’êtreimpriméengaramondcorps8caractérisecertainesdesesmanifestations.Ilconvientdonc,et ilestgrandtemps,desubstitueràl’expression«propriétésconstitutives » l’expression plus précise propriétés d’immanence, et à « propriétés contingentes »,« propriétés génériques ou individuelles de telle classe de manifestations ou de telle manifestationsingulière»,ou,pluscouramment,propriétésdemanifestation.Car,sil’objetd’immanenceestunique,sa manifestation se ramifie, virtuellement à l’infini, en genres, espèces et variétés de toutes sortesjusqu’à tel individu matériel et physiquement perceptible, qui fonctionne donc seul comme

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manifestation physique : la dernière édition Pléiade de la Recherche est l’une de ces classes, monexemplaire personnel de cette édition est l’un de ces individus. Cette édition est en elle-même uneidéalitéaussiphysiquement imperceptibleque le textede laRecherche.Seuls ses (leurs) exemplairessont perceptibles. Il faut donc distinguer, non seulement entre propriétés d’immanence et demanifestation,mais,parmicelles-ci,entrecellesdesoptionsintermédiairesdemanifestation,égalementidéales(«êtreengaramondcorps8»),etcellesdesobjets(exemplairesouoccurrences)matérielsdemanifestation (« être actuellement sur ma table »). C’est l’examen de ces relations, structurales etfonctionnelles,entreimmanenceetmanifestation,quivanousoccupermaintenant.

8.Immanenceetmanifestations

Lepropredesœuvresautographiques, je le rappelle,estqu’iln’yaaucuneraisond’ydistinguerentre immanenceetmanifestations,puisque leurobjetd’immanenceestphysique,perceptibleetdoncmanifeste par lui-même. Les œuvres allographiques, au contraire, connaissent entre autres ces deuxmodes d’existence que sont l’immanence idéale et lamanifestation physique. Ces deuxmodes sont,pour le coup, (onto)logiquement distincts, mais leur relation logique est assez complexe. Si lespropriétés « constitutives » sont celles de l’objet d’immanence (par exemple un texte) et les«contingentes»cellesdel’objetdemanifestation(parexempleunlivre),onnepeutdirequelesecondnecomprennepaslespremières,etnousavonsvuquec’estuneanalyseportantsurl’ensembledesespropriétés qui permet de distinguer les unes des autres. Pour le dire un peu naïvement, l’objet demanifestationcomportelesdeux,etl’objetd’immanencenecomportequelespremières–dontiln’estriend’autreque lasomme :monexemplairedeLaChartreusedeParmecontient (disons)deuxcentmillemotsetcomportequatrecentspages,son textecontient luiaussideuxcentmillemots,maisnecomporteaucunnombredepages,car«comporterxpages»estunprédicatdemanifestationphysique,non d’immanence idéale, alors que « comporter x mots » est commun aux deux modes. Toujoursnaïvement, on peut dire que la manifestation contient (les propriétés de) l’immanence, qui, elle, necontient pas (les propriétés de) la manifestation. Cette relation d’inclusion explique les glissementsmétonymiques par lesquels nous disons couramment qu’un livre nous a émus, quand il s’agitévidemmentde son texte, ouque laChartreuse est dans la bibliothèque, quand il s’agit évidemmentd’un de ses exemplaires66. Bien entendu, nous avons toujours concrètement affaire à des objets demanifestation,«ausein»desquelsnousconsidéronsparticulièrementtantôtl’immanencepure(relationdelecture),tantôtlamanifestationseule(relationbibliophilique).

Lemode d’immanence est unique sauf transcendance, c’est-à-dire entre autres si l’on suppose,commejeleferaiconstammentmaisprovisoirementdanscechapitre,qu’iln’yaqu’untextedechaqueœuvre littéraire, qu’unepartition (idéale) de chaqueœuvremusicale, qu’une recette du cassoulet. Enrevanche,lamanifestationpeutprendredesformestrèsdiverses,nonseulementparcequetelleéditiond’unmêmetexte,d’unemêmepartition,d’unemêmerecettepeutêtrematériellementfortdifférentedetelleautre,maisaussiparcequ’uneœuvre littéraireoumusicalepeutêtreaussibien(certainsdiront :mieux)manifestéeparuneexécutionvocaleouinstrumentale,uneœuvreculinairedansuneassiettequedans un livre de recettes. Je pose en principe qu’une œuvre allographique comporte (au moinsvirtuellement) deuxmodes distincts demanifestation, dont l’un est par exemple celui des exécutionsmusicales, des récitations de textes, des édifices construits ou desmets dans nos assiettes, et l’autre

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celuidespartitions,deslivres,desplansetdesrecettes,etquecesdeuxmodesdemanifestation,dontlesrelationsaumoded’immanencesontassezdistinctes,n’ontentreeuxaprioriaucunerelationfixedesuccessionnidedétermination.Cedernierpointn’estpasadmispartous,etj’yreviens.Jereviendraiaussi,maisplusloin,surlecaractèrevirtuel,pourchaqueœuvre,desdeuxmodesdemanifestation,etsurlapossibilitéd’unéventueltroisième.Qu’ilsuffisepourl’instantderappelerquecertainespartitionsn’ontencorejamaisétéjouées,quecertainesœuvresmusicalesimproviséesoudelittératureoralen’ontencorejamaiséténotées(«Unvieillardquimeurt,c’estunebibliothèquequibrûle»),etqueBorgescomposaitparfois«danssatête»,enpromenade,toutunpoèmequinedevaitêtre«dicté»,c’est-à-direrécitéparluiet«couchéparécrit»parson(ousa)secrétaire,quequelquesheuresplustard.

Larelationdel’immanenceàsesdeuxmodes(perceptibles)demanifestationpeutêtrefiguréeparun triangle dont l’immanence occuperait le sommet, et les deux manifestations chacun des autresangles.Ainsi:

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Le terme commun à toutes lesmanifestations figurées ici à gauche est évidemment, et d’usagecourant,exécution.Pourdésignerlesmanifestationsfiguréesàdroite,letermedenotationest,nouslesavons,tropétroit,aumoinsdanslesensstrictqueluidonneGoodman67,etquines’appliquevraiment,pour l’instant,qu’auxpartitionsmusicaleset (selonGoodman)à lanotationchorégraphiqueproposéepar Rudolf Laban. Le caractère notationnel de l’écriture par rapport à la langue est plutôt variable,aucune écriture courante n’étant rigoureusement phonétique, et il saute aux yeux que les « scripts »verbauxchargésde«noter»desobjetsnonverbaux,commelesdidascaliesdramatiquesoulesrecettesdecuisine,souffrent(àcetégard)detoutesleséquivoquesetdetouslesglissementsprogressifspropresau« langagediscursif»: siunedidascalieprescrit« fauteuilLouisXV»,sanspréciser lacouleur, lemetteurenscène,nepouvant respectercetteachromie,metparexempleun fauteuilLouisXVbleu ;l’observateurchargédenotercetaccessoiredansunedidascaliedescriptive,nepouvantpasdavantagetoutnoter,noteunpeuauhasard«fauteuilbleu»,ou«meubleLouisXV»,etvoilàl’amorced’unedérive68quipeutnousconduire(aumoins)jusqu’àvoiruntéléviseurdesignfigurerdansunepiècedeMarivaux(onavupis,maispourd’autresraisons).

Touteslesmanifestationsfiguréesàdroitenesontdoncpasdesnotations,etaucuned’ellessansdouten’est rigoureusementet intégralementnotationnelle. Ilnous fautdoncun termeplus largepourdésignercesdiversmoyensverbaux,diagrammatiquesouautresdeconsignerunobjetd’immanence,etéventuellement69d’enprescrirel’exécution.Letermeleplusjusteetlepluscommodemesembleêtredénotation, puisqu’il s’agit à chaque fois d’établir, par unmoyen ou par un autre, et généralement70conventionnel,de représentation, la listedespropriétésconstitutivesdecetobjet idéal.Etcomme lesnotationsstrictesensontuncasprivilégié(aumoinsenefficacité),verslequeltouslesautress’efforcentavecplusoumoinsderéussite,onpourragénéralemententendrecelui-làcommeunélargissementdecelui-ci,etl’écriresouscetteforme:(dé)notation.

La pression du système sémiotique goodmanien pourrait inciter, un instant, à cette questiond’école:silesmanifestationsdedroitesontdesdénotations,nepeut-oneninférerquecellesdegauche(les exécutions) sont des exemplifications, et que, si une partition dénote la symphonie Jupiter, uneexécution l’exemplifie ?C’est en un sens la position deGoodmanpour lamusique (exclusivement),puisqu’ildéfinituneœuvremusicalecommelaclassedesexécutionscorrectesd’unepartition–cequiconfine lapartitionàun rôlepurement instrumental, au servicedeces exécutions.Maison saitqu’iln’étendpascetypededéfinitionauxautresartsallographiques,etsurtoutpasàl’œuvrelittéraire,dontlesexécutionsoralesluiparaissentsecondaires71,etqu’ildéfiniraitpeut-êtreplutôtcommelaclassedeses inscriptions correctes.Cettedissymétrieme semble en elle-mêmepeu soutenable, et lanotiondeclasse, à laquelle renvoie inévitablement celled’exemple, neme semblepas rendre comptedumoded’existencedecesobjetsidéauxtrèsparticuliersquesontlesobjetsd’immanenceallographiques.Cenesont pas des classes, et aucune de leurs occurrences singulières de manifestation n’en sont des« exemples », c’est-à-dire des membres, j’essaierai de le montrer plus loin. La réponse est doncnégative,oulaquestionoiseuse.

Lespositionsuniformémentsymétriquesattribuées,danslesschémastriangulairesci-dessus,auxdeux modes de manifestation peuvent sembler contraires à l’usage. Pour certains, comme Souriau,IngardenouUrmson,lalittératuresembleêtrefondamentalementunartdelaparole,oùlesscriptions,quand elles existent, ne sont que des instruments mnémotechniques au service de la diction72. Pourd’autres au contraire, comme Goodman (je viens de le rappeler), la forme authentique de l’œuvrelittéraireest le texteécrit,et l’onsesouvientpeut-êtrede ladévotionscripturalepseudo-derridienne73desannéessoixante-dix,où,l’œuvredestituéeauprofitduTexte,celui-cisevoyaitidentifiéàl’Écriture,opposéeàlaParoleàpeuprèscommeleBienauMal.Lemêmegenrededébatopposeceux,sansdoute

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majoritaires,dontGoodman74,pourqui la partitionn’est qu’unmoyendeprescrire les exécutions, etceux,dontungrandnombredeprofessionnels,pourqui«rienneremplacelapartition75».Ilmesembleenfaitquecesrelationsfonctionnelles,auxquellesjereviendraiplusloin,sontassezvariables,dansletemps historique76 et l’espace culturel collectif et individuel, pour justifier une disposition a priorisymétriquequilaisseouvertelalatitudedeschoixlocauxetdesévolutionsentoussens.L’idéalitéd’untextelittéraireoumusical,d’uneœuvrearchitecturale,chorégraphique,culinaire,couturière,etc.,n’estpasseulementcequ’ilyadecommunàtoutessesexécutionsouàtoutesses(dé)notations,maisbiencequ’ilyadecommunàtoutessesmanifestations,parexécutionoupar(dé)notation77.

Lecasdel’architecturepeutsemblerparadoxal,parcequecetart,aujourd’huipourvudesystèmesde(dé)notationassezefficacespourpermettreunemultiplicationindéfiniedesesexécutions,n’exploitejamais cette possibilité hors de ses produits esthétiquement les plus dévalorisés (HLM en série), oud’ensembles groupés consistant en plusieurs édifices identiques, comme les deux Lake Shore DriveApartments ou les deuxCommonwealth Promenade Apartments (ce projet en comportait quatre) deMies van der Rohe à Chicago, ou les trois Silver Towers de Pei à New York. On imagine mall’édification d’une réplique du Seagram ou du musée Guggenheim. Mais l’existence de ces(dé)notationspermetaumoinsd’acheveruneœuvreaprèslamortdesonauteur,commel’ArchedelaDéfense de Spreckelsen, ou, je l’ai déjà signalé, de la reconstruire à l’identique après destruction,commelepavillonallemanddeBarcelone.Quantaucaractèreuniquedesœuvresdehautecouture(enfait, me dit-on, autorisées à une exécution par continent, quoi qu’on entende par cette spécificationgéographique plutôt incertaine), il tient pour partie à une limitation volontaire dont les motifs sontévidents,etpourpartieaucaractèreautographiquedecettepratique,carrienn’empêche,nonseulementqu’unartfonctionnedansunrégimepourcertainesœuvresetdans l’autrepourcertainesautres,maisencore qu’une même œuvre soit autographique dans telle de ses parties et allographique dans telleautre:c’estévidemmentlecas(fréquent)d’uneœuvrepicturalecomportantuneinscriptionverbale.

Si l’onpenseseulementà la littérature,à lachorégraphieouà lamusique,oupeutsupposerquetoutes les exécutions consistent en des performances, et donc en des événements, et toutes les(dé)notations en des objets matériels tels qu’une page manuscrite ou imprimée. Mais ce n’estévidemmentpaslecasdel’architecture,delacouture,oudelacuisine,oùlesexécutionsconsistentendes objets (plus oumoins) persistants ; et, inversement, une (dé)notation peut prendre l’aspect d’unévénement, puisque tous les scripts (recettesoudidascalies, par exemple)peuvent faire l’objet d’uneprésentationetd’unetransmissionorales.Ladistinctionentreexécutionetdénotationnecoïncidedoncnullementavecladistinctionentreobjets(persistants)etévénements(éphémères),etl’onpeutcroiserles deux catégories pour indiquer la répartition (variable) des aspects78 entre les deux modes demanifestation79:

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J’ajoutequ’aucunepratiquen’estirrévocablementvouéeàunsystèmedonnédedénotation:unelanguepeutêtrenotéeparplusieursécritures,simultanées(commeleserbo-croateencaractèreslatinsoucyrilliques)ousuccessives(levietnamienadoptant l’alphabet latin), lanotationmusicalen’acesséd’évoluer depuis leMoyenÂge, divers systèmes alternatifs ont été élaborés depuis (aumoins) Jean-JacquesRousseaujusqu’auXXesiècle,etrienn’interdit,sinondesraisonsdecommodité,deconvertirunepartitionenunedescriptionverbaledugenre«do-do-do-ré-mi…»(celas’appellesolfier).IlsuffitdeconsidérerunetablaturedeluthduXVIesièclepouryobserverunprincipedenotation,parledoigté,entièrementdifférentdeceluiquiestdevenulenôtre.

Maiscettedescriptiondusystèmeimmanence-exécution-(dé)notationestencorefortsommaire,carentre l’immanence idéale et chacune de ses manifestations perceptibles s’interpose inévitablement,même si parfois implicitement, toute une chaîne d’options prescriptives que l’on doit parcourir pourdécider du choix d’unemanifestation, et qui s’y retrouvent, pour qui veut la caractériser, à titre deprédicatsdescriptifs.Soitune sonatedeScarlatti dont jeprogramme l’exécutionpourunconcert : jedoisopterentrepianoetclavecin ;siclavecin,entredeux(ouplusieurs)clavecinistes ;si l’und’eux,entreplusieurs instrumentssinguliers,etc. ; lemêmegenred’optionprésideauchoixaprèscoup,parexempleentrediversesexécutionsenregistrées;etsijem’enremetsauhasard,lesoptionsquejen’aipasassuméesseconcrétisentmalgrémoidans ladescriptionaprèscoupde l’exécution tiréeau sort :clavecinetnonpiano,ScottRossetnonGustavLeonhardt, etc.Lemêmearbred’optionsprésideraitprescriptivement au choix, ou descriptivement à la spécification d’une partition. La même situationseraitillustréeparlechoixouladescriptiond’unedictionoud’unescriptiond’œuvrelittéraire,et,danslesdeuxcas,lapremièreoptionestentreexécutionet(dé)notation.Vousentrezdansunmagasinoùl’onvend«delamusique»soustoutessesformes,etvousdemandez,sansplusdeprécision,«lasonateauClairdelune».Onvousrépondrainévitablementparuneautrequestion:«Disqueoupartition?»–l’anglais,«toujourspratique»,baptiseladeuxièmesortesheetmusic,musiqueenfeuilles.Etlemêmechoix s’imposerait dansunmagasinoù l’on trouveraitÀ la recherchedu tempsperdu sous formedelivresetdecassettes.

Je reviendrai plus loin sur ce fait universel des options intermédiaires entre l’immanence etchacunedesesoccurrencessingulièresdemanifestation,dont le trait lemoinsparadoxaln’estpasdeplacerentreunindividuidéal(laRecherche)etun individumatériel (monexemplaire) toutunréseaud’idéalitésabstraitesetgénériques(oral/écrit,manuscrit/imprimé,romain/italique,etc.)susceptiblesdes’interposer, comme un tamis indifférent à ce qu’il filtre, entre des milliers d’autres œuvres et des

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millionsd’autresexemplaires.Maisilfauttoutd’abordjustifier(enfin)cettequalificationd’«individuidéal », c’est-à-dire considérer pour lui-même le mode d’existence de l’objet d’immanenceallographique.

Individusidéaux

Encoreunefois,untel«objet»n’existenulleparthorsdel’espritouducerveaudequilepense80,etunedescriptionrigoureusementnominaliste,commeveutl’être(saufnégligenceoucourtoisie)celledeNelsonGoodman,peutenfairel’économieenconsidérantl’œuvreallographiquecommeunesimplecollection d’occurrences ou d’exemplaires (« répliques ») non totalement identiques, mais qu’uneconventionculturelleposecommeartistiquementéquivalents.Maisilrestebiendifficiledepréciserenquoiconsistecetteéquivalencesansfaireappelàquelqueidéalité,fût-cesouslestermesde«propriétésconstitutives»,d’«identitélittérale»(samenessofspelling),oude«conformité»(compliance)d’uneexécutionàune(dé)notation,commeilestdifficiled’assignerl’équivalencefonctionnelled’unrapicaletd’unruvulairesansrecourirà l’objet typiquement idéalqu’est lephonèmefrançais /r/. Ilestdoncplusefficacededécrirelasituationensupposantl’existence(idéale)del’objetd’immanence,objetdepenséequedéfinitexhaustivementl’ensembledespropriétéscommunesàtoutessesmanifestations.Leprincipe d’Occam n’interdit pas tous les « êtres de raison », mais seulement ceux dont on peutraisonnablementsepasser,etcen’estpas,selonmoi,lecasdecelui-ci.

Ce type d’objet présente apparemment trois paradoxes qui ont tous trois attiré l’attention deHusserl – attention légitime puisque l’auteur d’Expérience et Jugement est en quelque sorte lepromoteurdelanotiond’idéalité(encoreunefoisplusvastequecelledeconcept),dontrelèventàmesyeux(etauxsiens)lesœuvresallographiques81.

Le premier paradoxe tient au caractère supposé « objectif », ou dumoins communicable, d’unobjetdontl’existencepurementmentale,voiresimplementneuronale,sembleenferméedansleslimitesd’unsujetindividuel.Jenemedonneraipasleridiculed’assumerceproblème,ditdesrelationsentrele«noématique» et le « noétique», queHusserl, selonEdie, résout « par sa théorie de la consciencetranscendantale ». J’observe seulement qu’il concerne toutes les idéalités, et non pas seulement lesidéalitésartistiques.Chacunestseulàsavoircequ’ila«dansl’esprit»quandilpenseleconceptdetriangle, ou le texte deLaMort des amants s’il le connaît par cœur, et lui-même ne le « sait » paslorsqu’il opère sans y penser une itération ou une reproductionmutatis mutandis. Ces événementssubjectifs, conscients ou inconscients, peuvent, me semble-t-il, être décrits comme autant demanifestations relevant d’un troisième mode, dont le versant neuronal nous est (pour l’instant)inaccessible,etdontleversantpsychiqueprendtantôtlaformed’uneexécutionsilencieuse(jechanteAuclairdelalune,jeréciteLaMortdesamants«dansmatête»,oupeut-êtreunpeudansmagorge),tantôtcelled’unenotationimaginaire(je«vois»unepartitionouunepageimprimée).Manifestationsàusage interne et purement individuel, mais éventuellement suffisantes à la survie d’une œuvre, etnécessaires en l’absence de toute autre. Il me semble en effet qu’une œuvre allographique qui neconnaîtrait plus aucune manifestation d’aucune sorte (ni exécution ni dénotation) n’aurait du mêmecoup plus aucune immanence, puisque l’immanence est la projection mentale d’au moins unemanifestation.(Illuiresteraitéventuellementcetautremode,plusindirect,quej’appelletranscendanceetquinousoccuperaplusloin:parexemple,unereproductiond’untableauentre-tempsdétruit.)Maisune « manifestation mentale » telle que le fait de connaître par cœur un texte littéraire ou unecompositionmusicaleysuffitàcoupsûr,commeonlevoitdansFarenheit451,etleslimitesd’unetelleconservationnedépendentquedelamémoireetdelasurviedusujet.OnracontequeMozart,aprèsune

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seuleauditionduMiserered’AllegriàlachapelleSixtine,rentrachezluietnotasanslacuneletextedecette œuvre. On raconte aussi que le jeune Racine, à Port-Royal, las de se faire confisquersuccessivement tous ses exemplairesdeThéagène etChariclée, finit parmémoriser intégralement celongromanpeujanséniste82.LemêmeRacinedisaitplustard,commechacunsait :«Matragédieestfaite, je n’ai plus qu’à l’écrire », et j’ai entendu un artificier dire (la pyrotechnie étant doncapparemmentunartallographique):«Monfeud’artificeestfinidansmatête,peum’importequ’onletireounoncesoir.»Jen’épuiseraicertainementpascefolkloreenrapportantencore,d’aprèsAdorno83,cetteparoledeSchönberg,quel’onplaignaitden’avoirjamaisentendul’unedesesœuvresencorenonexécutée:«Jel’aientenduequandjel’aiécrite»(etpeut-êtrecettesorted’auditionétait-elle laplussatisfaisantepourceluiquidéclaraunjour:«Mamusiquen’estpasmoderne,elleestsimplementmaljouée»).MaisrevenonsàMozart:denouveau,entrecequ’ilavaitentenduàlaSixtineetcequ’iltraçasur une partition, s’interpose nécessairement une opération de réduction, car il ne pouvait (et ne sesouciait certainement pas de) noter tout ce qu’il avait entendu, mais seulement les « propriétésconstitutives»del’œuvre,ennégligeantcellesdecetteexécution.Laconsciencequ’ileut(sansdoute)decespropriétésenfutunemanifestationsubjective,maiscespropriétéselles-mêmes,transférablesouconvertibles de l’exécution sixtine à la partitionmozartienne, sont bien en ce sens transcendantes àl’espritetaucerveaudeMozart,etencesensobjectives.

Le deuxième paradoxe tient au statut temporel des idéalités allographiques. Husserl distinguaitdeuxsortesd’idéalités:lesunes,dites«libres»ou«absolues»,commecellesdelagéométrie,ontuneexistence intemporelle, ou « omnitemporelle » ; les autres, dites « enchaînées », sont soumises à lacontingence historique, puisqu’elles ont au moins une date de naissance : c’est le cas des objets«culturels»,c’est-à-diredesproductionshumaines,dontfontévidemmentpartielesœuvresartistiques.Sileconceptdetriangleestintemporel,leconceptdebrouetteouletextedelaChartreusenelesontévidemmentpas.

Cetteévidencenemeparaîtpastoutàfaitsymétrique:jeconçoisbienqu’ilaittoujoursexisté,dumoinsdepuisquelemondeestmonde(avantcettedate,jenerépondsderien),desobjetstriangulaires,maisilmesemblequeleconceptdetriangle,sitranscendantsoit-il,n’existaitpasavantqu’uncerveauhumain (ou autre ?) n’en fût venu à le penser. En ce sens, sauf hypothèse théologique, toutes lesidéalitéssonttemporelles,mêmesileursdegrésd’anciennetésontfortinégaux.Cequilesdistinguedecepointdevue,c’estplutôtlestatuttemporeldesobjetsauxquelsellesonttrait:leconceptdetriangle,sansdoute«né»àuncertainmomentdel’histoirehumaine,portesurdesréalitésphysiquesquel’onpeutqualifier,àlaréservesusdite,d’omnitemporelles,commelarelationvisible(pournous)entretroisétoilesdenotrefirmament.Leconceptdebrouetteestné(àpeuprès)enmêmetempsquelapremièrebrouette,etlecaractèrehistorique(sinonl’âgeprécis)delaclassed’objetsqu’ildéfinitfaitpeuouproupartiede son intension84.Le textede laChartreuse présente lamêmeparticularité, quin’estpas tantd’êtreuneidéalitétemporellequed’êtreuneidéalitérelativeàunobjethistorique(laChartreuseelle-même).

Mais tout ce qui naît peutmourir. Il existera peut-être toujours des objets triangulaires,mais sil’humanité(ettouteautreespècepensante)disparaîtunjour,ladisparitiondetoutorganecapabledelepenser entraînera, me semble-t-il, et quelle que soit aujourd’hui sa transcendance par rapport à sesactualisations subjectives, lamort du concept de triangle. Le jour où il n’existera plus de brouettes,mêmeenaucunconservatoiredesartsetmétiers,leconceptdebrouettepourrasansdoutesurvivre,etavec lui la possibilité de réexécuter cet aimable véhicule ; mais non, de nouveau, au-delà de ladisparitiondel’espècepensante.QuantautextedelaChartreuse,ilnesurvivraitpasàladisparitiondetoutes ses manifestations, y compris celle que constituerait son éventuelle dernière mémorisation

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intégrale(«Unvieillardquimeurt…»).SurlabonnecentainedetragédiesécritesparSophocle,nousn’en« possédons » plus que sept, dont quelques exemplaires ont été conservés par le bienfait d’uneanthologie. Des autres, aujourd’hui « perdues », le texte (idéal) n’est présent, ni effectivement, nipotentiellement,dansaucuneconscience.Fauted’aucunemanifestationaccessible,cestextessontdonc,pourl’instant,morts.Mortsàjamais?demanderaitProust.Sitouslesexemplairesensonteffectivement«détruits»,c’est-à-diretransformésencendre,ouenquoiquecesoitd’autrementillisible,oui.Siunexemplairedel’uned’elles,aujourd’huiinaccessibleetdoncimproductifdetouteimmanencetextuelle,venaitunjouràêtreexhumé,sontexteressusciteraitàconditionqu’unindividupensantfûtencore,oudenouveau,capabledelelire–cequisupposeévidemmentplusieursconditions.L’exemplaireuniqueduCoded’Hammourabi,perdupendantdessièclespuisretrouvéen1901,contenaituntextevirtuel,quin’est revenu à son existence idéale et à son action de texte que le jour où on l’a déchiffré85. Bref,l’existenced’unobjetd’immanenceidéaladeuxconditionsnécessaires(dontlaréunionestconditionsuffisante):l’existenced’unemanifestationetcelled’uneintelligencecapabled’enopérerlaréduction.Sapersistance–ouintermittence–temporelledépendabsolumentdecetteconjonction.

Le troisième paradoxe est d’ordre (onto)logique, et tient au fait que les objets d’immanenceallographiques sont, non des « universaux » comme les concepts, mais des individus idéaux. Ladistinctionentreobjets«réels»(physiques)etobjetsidéauxnecoïncidepas,eneffet,aveccelleentreindividusetentitésabstraites:ilyadesindividusréels,commecettetable,oucetteoccurrencedumottable,etdesuniversauxidéaux,commeleconceptdetable,maisilyaaussidesindividusidéaux,ouidéalités singulières, comme le mot (français) table ou le phonème (français) /r/. « Phonèmes,morphèmes,motsnesontpasdesuniversaux,maisdesindividus.Iln’yaqu’unphonème/p/enanglais,et,bienqu’ilsecaractériseparl’identitéetlarépétabilité,etsoitparconséquentuneentitéidéaleetnonunsonempirique réel, il n’estpasunconceptgénéral […].Onpourraitdire lamêmechose,mutatismutandis,desmorphèmesetdesmots.Ondoitainsi,àlasuitedeHusserl,admettredesindividusidéaux(commelesélémentsconstituantsdulangage)aussibienquedesuniversauxidéaux86.»Encontre-feuauxaccusationsqu’encourt,de lapartdesnominalistes, touteadmissiond’entités idéales,Edieajouteprudemment:«Husserlnetombepaspourautantdansleplatonisme,dèslorsquesonanalysenefaitaucunepart àdesuniversaux réels», c’est-à-dire aux Idées quimènent une existencedivine auCielplatonicien.Onpeutfigurercettecroiséedecatégoriesparletableausuivant:

Objets Génériques IndividuelsIdéaux A

LeconceptdetableBLemottable

Réels DL’Idéeplatoniciennedetable

CCettetable,oucetteoccurrencedumottable

AdmettreexclusivementlecontenudelacaseCestlepropredunominalisme,admettrelacaseDcelui du platonisme, ou, en termes médiévaux, du « réalisme », admettre A et C est la position« conceptualiste » que tout un chacun adopte en fait, hors des querelles d’école. Nous laisseronsdésormaisvide lacaseD,dont lapopulationmesembleà la foisoisiveetmythique.Laquestionquireste ouverte, malgré l’encourageante caution de Husserl, est celle de la légitimité de la notiond’individuidéal(caseB),etdesonapplicationéventuelleauxœuvresallographiques.

J’ai rempli les trois cases (utiles) du tableau avec des exemples suggérés par la définition (parHusserlviaEdie)commeidéalitéssingulièresdesentitéslinguistiques,maisl’interpositiond’un«mot»

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entre le concept et l’objet physique risque de brouiller les cartes. Je vais donc homogénéiser mesexemplesdelafaçonsuivante:

Objets Génériques IndividuelsIdéaux A

LeconceptdemotBLemottable

Réels CCetteoccurrencedumottable

La disposition et le parcours adoptés, qui acceptent le concept commepoint de départ, peuventsemblerunpeu«idéalistes»parrapportaucheminementhabitueldel’expérience,maisleurchoixsejustifiera,j’espère,parlasuite;quantàceluid’objetslinguistiques,ilestdictépourl’instantparlefaitquelelangageestlemodèleparexcellenced’unsystèmeoùs’imposelanotiond’individusidéaux:s’iln’étaitquestionqued’objetsextralinguistiques,letableauseréduiraitparexempleauconceptdetableetàl’objetphysique«cettetable».Cequepeutdéjàmanifestercesecondtableau,c’estquelarelationlogique entreB etC n’est pas dumême ordre que celle entreA etB – on pourraitmême dire plusbrutalementquecen’estpasunerelationlogique(maispratique).Eneffet,BestàAdansunrapportd’inclusionlogique(Bestuncasparticulier,ouunexempledeA),maisCn’estpasàBdansunrapportde cette sorte : C n’est pas un cas particulier, mais unematérialisation, oumanifestation, de B. Ladifférencepeutsemblerinconsistante,parcequ’onpeutpresqueaussibiendirequecettetableestunematérialisationduconceptde table,ouquecetteoccurrencedumot table estuncasparticulierdecemot.Presque aussi bien, mais pas très bien ; une description en termes d’extension devrait aider àclarifier les choses : le concept demot définit une classe dont lemot (idéal) tableest clairement unmembre,maislemot(idéal)tablen’estpasuneclassedonttelleoccurrenceseraitunmembre,carcetteoccurrence,événementphoniqueouobjetgraphique,n’estpasplusunmot(idéal)qu’uneoccurrencedephonèmen’estunphonème,maisunactephonétiquechargédematérialiseruneentitéphonématiqueidéale.Autrementdit, le transitd’inclusions logiquesquipartde laclassedesphonèmesetquipasse(parexemple)par lasous-classedesphonèmesfrançais(etc.)s’arrêteauphonème/r/,quinecontientplus aucun cas particulier continuant d’appartenir à la classe des phonèmes, car une occurrence dephonèmen’estpasunphonème.J’aichoisideremplirmontableauparunesérie(conceptdemot–mot–occurrencedemot)pluscouranteetplusparlantequelasérieplustechniqueconceptdephonème–phonème–occurrencedephonème,maiselleserévèletropparlante,c’est-à-direéquivoque,parcequelemotmot,commepresquetouslesmotscourants(nontechniques)désigneaumoinsdeuxchosesfortdistinctes,maisdontilocculteladistinction:soitdesmots-occurrences(«Ilyadixmillemotsdanscetarticle »), soit des termes idéaux susceptibles d’occurrences (« Il y a dix fois lemot table dans cetarticle»).Or,detouteévidence,le«mottable»demontableauvoulaitêtreuntermeidéal.Jeproposedoncunenouvelleversion,plusunivoque,decetableau:

Objets Génériques IndividuelsIdéaux A

LaclassedestermesBLetermetable

Réels CCetteoccurrencedutermetable

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où apparaît sans doute à l’évidencequ’uneoccurrence (oumanifestation) de termen’est pas unterme,etdoncpasunmembredelaclassedestermes.Denouveau,untransitd’inclusionslogiques,quipourraitcomporterparexemple,entrelegenredestermesetletermefrançaistable,l’espècedestermesfrançais, la famille des termes français féminins, etc., s’arrête à cet objet logiquement indivisible enextension,quin’estdoncplusuneclassecomportantensonseindesindividusdemêmesorte,maisbienunindividuidéallogiquementultimeetindivisible87,maissusceptibled’êtrematérialiséparunnombreindéfini d’occurrences ou exemplaires de manifestation, qui seront aussi des individus, cette foismatériels,ouphysiques.

Lacatégorieterminologiquelapluscapablededésignercetteoppositionestévidemmentlecouplepeircien type/token, que l’on traduit généralement par type/occurrence, ou (plus spécifiquement àproposdemanifestationparunobjetphysique)type/exemplaire88.Maislemot«occurrence»devientici(saufspécificationexpresse)unpeufourvoyant,carilpeutévoquer(commeilsemblelefairepourGoodman) l’appartenance à une classe. Les tokens, linguistiques ou autres, sont seulement desmanifestations,c’est-à-diredesexécutions,ausenslarge.Onpeutévidemment,denouveau,direquelafabricationd’unetableestl’exécutionduconceptdetable,maiscen’estcertainementpasl’expressionla plus juste : le concept de table (la classe des tables) embrasse logiquement toutes les tables, lephonème /r/ n’embrasse pas logiquement ses manifestations qui, une fois de plus, ne sont pas desphonèmes,maisdessons.Quantaumot«exemplaire», ilprésente l’inconvénientsupplémentairedeprêteràconfusionaveclemot«exemple»,etj’yreviendrai.Aussimesemble-t-ilquelatraductionlaplus saine est décidément manifestation, d’où, quand nécessaire, occurrence (ou exemplaire) demanifestation.

Comme on l’a sans doute déjà compris, les objets d’immanence allographiques sont eux aussi,pourmoi,destypes,etleursobjetsdemanifestationdestokens,etdoncdesoccurrencesouexemplairesdemanifestation. Pour revenir sur ce terrain sans perdre de vue la problématique plus générale desidéalitéssingulières,jeproposedeuxnouvelles(etdernières)façonsderemplirletableaudéjàutilisé:

Objets Génériques IndividuelsIdéaux A

PoèmesBLaMortdesamants

Réels CCetexemplairedeLaMortdesamants

ouencore:

Objets Génériques IndividuelsIdéaux A

LiederBLaMortetlaJeuneFille

Réels CCetteexécutiondeLaMortetlaJeuneFille

Il apparaît ainsi clairement, j’espère, que, siLaMortdesamantsappartient bien à la classe despoèmesetLaMortetlaJeuneFilleàcelledeslieder(carquidit«poème»ditpoèmetype,etquidit

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« lied»dit lied type), telexemplairesingulierdupremieret telleexécutionsingulièredusecondn’yappartiennent pas (pour lamême raison), et ne peuvent être ainsi désignés que parmétonymie89. Denouveau,untransitlogiqued’inclusionstelque:«œuvreslittéraires–poèmes–sonnets–sonnetsdeBaudelaire–LaMortdesamants»,ou:«compositionsmusicales–lieder–liederdeSchubert–LaMortetlaJeuneFille»,s’arrêtenécessairementàcedernierobjet,«au-dessous»duqueliln’yaplusdes«œuvreslittéraires»oudes«compositionsmusicales»,maisdesexemplaires(oudesexécutions)d’œuvreslittérairesoudesexécutions(oudesexemplaires)d’œuvresmusicales,qui,n’appartenantpas(logiquement) à la classe«œuvres littéraires»ou«œuvresmusicales», nepeuventappartenirà lasous-classequeconstitueraient(maisneconstituentpas)LaMortdesamantsouLaMortet laJeuneFille.Eneffet,onnepeutapparteniràunesous-classesansappartenirà saclasse,àuneespècesansappartenir à songenre : pour êtreun teckel, il faut êtreun chien.Rienn’appartientence sensàcesœuvres, et c’est précisément cela qui les définit, malgré leur idéalité, comme des individus. Je dis«malgré»,parcequecetteconstatationheurte(entoutcaschezmoi)lacroyancespontanéequ’iln’yad’individus que matériels, ou qu’en dehors des objets matériels il ne peut y avoir que des« abstractions ». J’ignore (et nem’en soucie guère) siHusserl fut le premier philosophe à admettrel’existenced’idéalitéssingulières,maisnousavonsvuqueladéfinitionlogiqueduterme«Individu»dans le braveVocabulaire deLalandene l’exclut nullement – ce qui l’implique.À la définitiondéjàcitéeLalande ajoute : «On peut exprimer cettemême propriété en disant que l’individu est le sujetlogiquequiadmetdesprédicats,etquinepeutêtrelui-mêmeprédicatd’aucunautre.»Eneffet,onpeutdirelittéralementqu’unsonnetestunpoèmeetqueLaMortdesamantsestunsonnet,maisnon,saufmétonymie90 : « Ceci est uneMort des amants », en désignant un exemplaire de ce poème. UnexemplairedeLaMortdesamantsn’estpasuneMortdesamantsparcequ’unexemplaire depoèmen’estpasunpoème.Unindividuestcequiestlogiquementultimedanssongenre,LaMortdesamantsestunindividu(idéal)parcequ’ultimedanslegenredespoèmes.«Au-delà»commenceunautregenre(uneautreclasse),celuidesexemplairesdepoèmes91.

Autrementdit,etmalgrélaparentédesdeuxtermes,unexemplaire(demanifestation)n’estpasunexemple ; ou, plus exactement, un exemplaire n’est pas un exemple de son type. Si un type est unexempledelaclassedetypesàlaquelleilappartient(LaMortdesamantsestunexempledepoème),lui-même, comme individu, ne comporte pas plus d’exemples qu’un individu physique n’en peutcomporter (cette table ne comporte pas d’exemples), mais des exemplaires de manifestation (lesindividus physiques, comme cette table, ou La Joconde, ne comportent ni exemples, parce queindividus, ni exemplaires, parce que déjà physiques92). J’ai précisé « de son type », parce qu’unexemplairepeutêtreunexempledebiendeschoses–maisnondesontype.Ainsi,cetexemplairedesFleursdumalestunexempledelivre,unexempledeparallélépipède,unexempled’objetpesant400grammes,etc.,etenparticulierilestunexemple(c’est-à-direunmembredelaclasse)desexemplairesdesFleursdumal.

Ensomme,etpourenfiniraveccettepommedeterrechaude:sil’onposaitaudépartdutransitd’inclusions la classe, non des poèmes, mais des exemplaires de poèmes, puis la sous-classe desexemplaires de sonnets, puis la sous-sous-classe des exemplaires de sonnets de Baudelaire, la«hiérarchie»logique,commeditLalande,pourraitenfindescendrejusqu’àcetexemplairedeLaMortdesamants93.Mais cette fois, cequi serait excludu transit, c’estLaMortdesamants, car ce poème(type)n’appartientpasàlaclassedesesexemplaires,nid’ailleursdesexemplairesdequoiquecesoit.Onvoitsansdoutemaintenantpourquoij’aidisposémontableaudecettemanière:c’estquelechoixde la classe initiale détermine tout le trajet ; si l’on part de la classe « exemplaires », on peut allerjusqu’àcetexemplaire(oucetautre);sil’onpartdelaclasse«poèmes»,onnepeutallerquejusqu’à

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cepoème(type).Letermetypeestdoncunefaçon(laplusexpédiente,àconditiond’enconvenir94)dedésignerdesindividusidéaux.

Ilexistepourtantdessituationsoùuneœuvreallographiqueneconsistepasenuntypeindividuel,maisenplusieurs–pardéfinitiondifférentsentreeux,car«plusieurs»idéalitésidentiquesn’enferaientqu’une. Ce sont les cas, plus nombreux qu’on ne le suppose, où une œuvre comporte plusieurs«versions»,quel’ontientcependantpourdesversionsdelamêmeœuvre:parexemple,LaChansonde Roland,La Tentation de saint Antoine ouPetrouchka. Ces cas résistent évidemment au principenominalisteposéparGoodmanpourlalittérature,qu’uneœuvreestsontexte,carlapluralitédetextes(etaussidepartitions)obligeàdissocierquelquepeu,etdoncàdistinguer,l’œuvreet«son»(c’est-à-direicil’unquelconquedeses)objet(s)d’immanence.Cetteformedetranscendancenousoccuperaplusloin, mais il faut noter dès maintenant qu’elle ne fait pas objection à notre principe, qu’un objetd’immanenceallographique,ou type, est toujoursun individu idéal :cequin’estpas iciun individu,maisbien,pourlecoup,uneclasse(detypes),cen’estpasl’objetd’immanence«textedumanuscritd’Oxford », « version 1849 de la Tentation » ou « version 1911 de Petrouchka », c’est l’œuvre(plurielle) Roland, Tentation ou Petrouchka, classe de textes littéraires ou musicaux dont chaqueversion, étant un texte, est un membre, ou un exemple (mais non un exemplaire). Une locutiondistributivecomme«uneChartreusedeParme»nepeutêtrelittérale,désignantunexemplairedecetteœuvreà texte(àpeuprès)unique,mais«uneChansondeRoland»pourdésigner l’undes textesdeRoland est parfaitement approprié. Ces œuvres dont chacune est une classe de types peuvent êtrequalifiées, comme le propose Stevenson, demégatypes – ou mieux, si l’on assume le risque de cebarbarisme,d’architypes.Jen’enabuseraipas.

Ces pluralités d’immanence – qu’il ne faut donc pas confondre avec les multiplicités demanifestation – ne sont pas, elles, propres au régime allographique : les œuvres autographiquesmultiples commeLe PenseurouMelancholia immanent aussi, nous l’avons vu, en plusieurs objets,obtenus par empreinte, et les œuvres autographiques plurielles, comme Le Bénédicité, en plusieursobjetsobtenuspar (auto)copie.Cequi estpropreauxœuvresallographiques, c’est lapossibilitépourcertainesd’avoirplusieursobjetsd’immanence tous idéaux.C’est ce qui leur réserve la qualificationd’«architypes»:carLePenseur,quin’immanepasendestypes,nepeutêtre(aumoinslittéralement)qualifiéd’architype.Siarchi-ilyadanssoncas,c’estplutôtunearchi-sculpture.

Principed’individuation

Ladéfinition de l’objet d’immanence comme type idéal individuel, logiquement ultime, au-delàduqueltoutespécificationsupplémentairenepeutêtrequ’untraitdemanifestation,estdonc, j’espère,maintenantassurée.Cequil’estmoins,c’estleprinciped’individuationdutype,autrementditlepointoù s’arrête chaque fois le transit logique de la hiérarchie en classes et en sous-classes, en genres etespèces.Ceprincipe,mesemble-t-il,estvariableselonlespratiques,c’est-à-direàlafoisselonlesartsetselonlesusagesouconventionsadoptéespourchacund’euxparunétatdeculture.

Enlittérature,parexemple,leschosessontassezsimples,parcequeleniveauultimeestclairementdéfiniparlachaîneverbale(lexicale)quidétermineuntexte.Soitunschémaformelcommelesystèmede rimes a b b a, a b b a, c c, d e e d (ou d e d e) : ce schéma détermine ce qu’on appelletraditionnellement un genre, celui du sonnet, susceptible d’un nombre infini de types individuelsdifférents.Uneconditionsupplémentairetellequeversdedouzepiedsdéterminel’espècedessonnetsen alexandrins, sans définir davantage un type individuel. Un schéma grammatical peut encorerestreindre le champ spécifique sans atteindre le niveau individuel. Soit, pour tel premier vers, le

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schéma verbe à l’impératif – adjectif – exclamation – adjectif possessif féminin – nom féminin –conjonctiondecoordination–impératifréfléchi–adverbecomparatif–adjectif;ilpeutêtrerempli(etcettefoisindividué)parlepremierversdeRecueillement:

Soissage,ômaDouleur,ettiens-toiplustranquille,

maisaussibienparunevariationoulipoïdaletelleque:

Soissale,ômadouzaine,ettords-toiplustransie.

De même, un schéma thématique comme celui du roman policier classique (« Un meurtre estcommis,unpoliciermènel’enquête,etfinitpardémasquerlecoupable»)estsusceptibled’unnombreindéfinidespécificationsquines’arrêterontquelorsqueauraétédéfinieunechaîneverbalesingulièretellequeletextedeDixpetitsnègres.Onpeutdoncdirequeleprinciped’individuationd’untexteestfourniparladéterminationdelachaînelexicale,mêmesil’actedeproductionnesuitgénéralementpasleprocessusde spécificationsprogressives indiquéci-dessus95.Une fois fixée cette chaîne, toutes lesspécificationssupplémentaires, tellesque« récitéavec l’accentd’Agen»ou« impriméengaramondcorps8»,nepeuventêtrequedes«propriétéscontingentes»,outraitsdemanifestation.Ceprinciperigide pourrait apparemment connaître au moins un assouplissement, qui transformerait ce type enarchitype : si l’onconsidèrequeRecueillement, ouDixpetits nègres, reste lui-mêmeune fois traduitdansuneautrelangue,etpeutdoncconsisterenplusieurs(etconstitueruneclassede)types.Maiscetteposition, et j’y reviendrai, me semble intenable : l’architype, dans ce cas, n’est pas le texte, maisl’œuvre,considérée(sil’onenconvient)commesusceptibledeconsisterenplusieurstextesenplusieurslangues.Chacundecestextes,ouchaîneslexicales,resteuntypeindividueletlogiquementultime.Enrevanche,leniveaud’individuationpeutêtreexceptionnellementabaissé,lorsqu’unauteurspécifieparexemple une police typographique ou une couleur d’impression.Dans ces cas rares, et non toujoursrespectés par les éditeurs posthumes (j’y reviendrai aussi), le type est défini à un niveauinfralinguistique.

Enmusique,lamultiplicitédesparamètresdusonrendlaconventiond’individuationgénéralementpluslibreetplusfluctuante.Unschémasyntagmatique(«formel»)commeA(A’)BA,quiestceluid’un grand nombre de mélodies, ne détermine manifestement qu’un genre (celui du lied, ou del’«anatole»jazzistique).Unespécificationharmoniquecomme«Asurlatonique,Bsurladominante»détermine à peine une espèce, tant cette répartition s’impose dans le système tonal standard. Unespécificationdetonalitédétermineuneespècecommecelledes«liederenfa»oudes«liederensol».Cequipeutdétermineruntypeindividuel,c’estparexemplelaphraseAd’Auclairdelalune,définieparunesuccessiond’intervalles,tonique–tonique–tonique–seconde–tierce–seconde–tonique–tierce–seconde–seconde–tonique,éventuellementspécifiéepardesvaleursrelativesdedurée(quatrenoires,deuxblanches,quatrenoires,une ronde96).La spécificationpar la tonalité, en l’occurrenceutmajeur, est déjà plus facultative :Au clair de la lune en sol majeur (ou en ut mineur, etc.) resteraévidemment reconnaissable, et ne serait considéré comme une « transposition » qu’au regard d’unedéfinition plus stricte qui ne s’applique guère aux chansons populaires. Les œuvres du « grandrépertoire » demusique classique sont généralement définies en tonalité : on ne concevrait guère dejouer lasymphonieJupiterensol ouen la ;mais lesœuvresvocales admettent traditionnellement la

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transposition pour s’adapter à plusieurs tessitures : un baryton ne chante pas un lied dans la mêmetonalité qu’un ténor, et on se soucie rarement de savoir quelle était celle de la partition originale(j’évoqueraiplusloinquelquesexceptions).Mêmeenmusiqueinstrumentale,leniveaudespécificationdutypepeutvarier:chacunsaitqueJean-SébastienBach,quiaécritdestoccatasetdespartitaspourclavecin (les jouer au piano est donc déjà une sorte de transcription), laisse indéterminée l’optioninstrumentaledesonClavierbientempéré,etplusencoredeL’Artdelafugue.C’estlàéleverleniveaud’individuation,maisrienn’interdiraitdel’abaisserperversementau-dessousdel’usageencomposantunesonatepourpianodroit.Etl’onn’oubliepasquelestempid’exécutionsonttrèsdiversement(voirenullement)prescrits,saufindicationmétronomique;encorefaut-ilsavoirlirel’échelledumétronome,compétencequecertainsdénientàBeethoven.Onsaitaussiquelavaleurderéférencedudiapasonn’estpasd’unestabilitéàtouteépreuve.

Ondéfinitdoncl’«individu»musicalavecuneprécisiontrèsvariable,commeonpeutet/oucroitdevoirledéfinir97.Restequel’exécutant,lui,doitbien(nepeutpasnepas)individuersonexécution,etgénéralementtrèsau-delàdecequiluiestindiqué:nulnepeutprescrire(nimêmeparfoisdéfinir)letimbred’unevoix,etinversementaucunpianistenepeutjouerlasonateHammerklaviersurunpianoengénéral, ni même sur un Steinway en général, mais bien sur ce Steinway (ou cet autre). Et, pardéfinition,uneexécutionnepeutportersurunobjetgénérique:onnejouepasunesonateengénéral,maiscettesonate,onnerécite(onn’imprime)pasunpoèmeengénéral,maiscepoème,etonlesjoue,réciteouimprimedecettefaçon,quinepeutjamaisavoirétéprescritedanstoussesdétails.Cefaitseretrouvedans tous les arts allographiques : en cuisine, par exemple, personnen’exécute ladéfinitiongénériqueducassoulet,maisbienlarecettedetelcassoulet,landais,toulousain,deCastelnaudaryoudePierre Perret, et, qui plus est, en y employant tel ingrédient singulier (cemorceau de ce canard),qu’aucune recette ne peut prescrire. C’est vrai, bien sûr, de toute pratique réelle. Exigez de votremaraîcherunkilodefruitsenrefusantdepréciserdavantage,ildevrabienchoisiràvotreplace(fût-ceàl’aveugle) entre poires et raisins. Demandez-lui un kilo de poires, il devra sans doute choisir parexempleentrewilliamsetcomices.Spécifiezcomices,ilvousvendracesquatre-làetnonquatreautres.Sivousêtestrèsméfiant,choisissez-lesdoncvous-mêmeuneparune,maisauboutd’unetellelogiqueilyacetteconclusion,qu’ilfaudraittoutfairesoi-même;cequinousramèneaurégimeautographique,et à Michel-Ange faisant son marché à Carrare, comme Françoise à Roussainville-le-Pin.L’«émancipation»allographiquenevapassansunminimumd’initiatived’uncôté,et,del’autre,deconfianceetdedélégation.

Établissement

La réduction, condition nécessaire et suffisante de la constitution d’un objet d’immanenceallographique, ne garantit nullement la constitution d’un objet d’immanence correct. En effet, si sonpointdedépart,quiestnécessairementunemanifestation,estunemanifestationerronée(ouplusieursmanifestationsidentiquementerronées),letypeextraitparréductionseraluiaussierroné.Pouratteindre(sipossible)un typecorrect, il fautdisposerd’unemanifestationcorrecte,soitdonnée(parexemple :l’uniquemanuscritautographe,enprincipeetpardéfinitiontoujourscorrect),soitélue(parexemple:ladernière édition corrigée par l’auteur), soit supposée (par exemple, l’« archétype » conjectural d’unstemma de manuscrits prégutenbergiens, c’est-à-dire de copies allographes d’édition). Ces diversesopérationsnécessairesd’examen,decomparaison,decritiqueetdereconstitutionconcourentàcequ’onappelle l’établissement d’un texte ou d’une partition, ou plus généralement d’un objet d’immanence

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idéal.Cettenécessitéestpropreauxœuvresallographiques:lesautographiquesn’exigent«que»d’êtreauthentifiées,c’est-à-direrapportéesaveccertitudeàl’actedeleurauteur98.

Ce n’est évidemment pas le lieu d’exposer après tant d’autres les méthodes (variables) del’établissementdestexteslittérairesoumusicaux.Jerappelleseulementqueleprincipecardinalenestlarecherched’unexemplaire,réelouconjectural,leplusconformepossibleàcequel’oncroitavoirétél’« intention»de l’auteur.Cesingulierestévidemment trèsnaïfoutrèsréducteur,carunauteurpeutavoireuplusieursintentions,aumoinssuccessives,etleprivilègegénéralementaccordéàladernièreendaten’estpastoujoursabsolumentjustifié.Aussivoit-oncertainséditeurspréférerletextedumanuscritoriginalàceluidelapremièreédition,mêmecorrigéepar l’auteur99,oucelui-ciàceluideladernièrecorrigée100.Mais,commecepartin’estpassuivipartous,cesdivergencesaboutissentàlacoexistencede plusieurs versions d’origines successives, et donc, de nouveau, à l’existence d’œuvres plurielles,commel’Oberman(n)deSenancour,quenousretrouveronsautitredelatranscendance101.

Pour lesmanuscritsmédiévaux, copies allographes d’édition102marquées par l’inévitable dérivedes transcriptions (directes, ou par dictée collective au scriptorium), la doctrine de la philologieclassique,parfoisoptimiste,supposaitpossiblel’établissementd’unstemmagénéalogiqueconduisantàunarchétype(réelouconjectural),c’est-à-direàunpremierexemplaireconsidéréparprincipecommele plus conforme à l’intention de l’auteur : doctrine pertinente pour les textes hérités de l’Antiquité,mais mal adaptée à la transmission des œuvres médiévales en langue vulgaire (surtout poétiques),souventtranscritesàpartird’unetraditionoralequifaisaitsapartàl’improvisation.Aussia-t-ilfalluenrabattre,etadmettre,làencore(làsurtout),uneplusgrandepluralitétextuelle103.

J’aiditqu’ilenallaitdemêmedesobjetsd’immanenceallographiqueengénéral(partitions,plans,dessins de couture, etc.), qui posent évidemment le même genre de problèmes. J’ajoute qu’uneexécution, pour peu qu’on en ait trace (bâtiment, robe, enregistrement d’interprétation par lecompositeur ou le poète lui-même), peut entrer en concurrence légitime avec les (dé)notationsexistantes(siparexempleuneinterprétationparlecompositeur,postérieureàlagravuredelapartition,témoigne d’indéniables « corrections » volontaires) – ou en tenir lieu, si une œuvre musicale, enl’absencedetoutepartition,n’aétéconsignéequeparuneexécutionauctoriale.Encederniercas,denouveau, nous sommes ramenés au régime autographique (celui, généralement, du jazz) –éventuellementmultiple, par la vertu (relative) de l’enregistrement. Mais il n’y a pas toujours unmagnétophoneàportéedupodium.

Transferts,conversions

Untexte(etplusgénéralementunobjetallographique)quineconnaîtencorequ’unexemplairedemanifestation(parexempleunmanuscrit authentifiécommeautographe)neposeguèredeproblèmesd’établissement (sauf, je l’aidit,correctiond’éventuels lapsusouempêchementsmanifestes),et,bienentendu, cet exemplaire unique peut se prêter directement à un nombre indéfini, sauf usure, deréceptionsindividuellesoucollectives,commelalectured’unelettreàlafamillequipassedemainenmain. En revanche, l’exploitation de son caractère (potentiellement) allographique, c’est-à-dire latransmission correcte de son texte à de nouvelles occurrences de manifestation, suppose un certainnombred’opérationsqu’ilnousfautconsidérerd’unpeuplusprès.Selonleschématriangulaire

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déjà exposé, ces opérations de re-manifestation consistent nécessairement soit en (nouvelles)exécutions, soit en (nouvelles) dénotations. Selon qu’elles s’opèrent à l’intérieur d’unmode ou d’unmode à l’autre, je qualifierai ces transmissions de transferts (intramodaux) ou de conversions(intermodales). Dans les deux cas, il s’agit évidemment de transmettre intégralement l’objetd’immanenced’unemanifestationàuneautre,etdanslesdeuxcasl’exemplaireouoccurrenceinitiauxsertdemodèlepour laproductiondessuivants.Maiscemodèle, iciencore, fonctionne tantôtcommeunematricepurementmécanique(ouphotonique,etc.),tantôtcommeunsignalqu’ilfautcomprendrepourl’interpréter.Jeparleraidenouveaud’empreintepourlepremieretdecopiepourlesecond;maisencoreya-t-il,nouslesavons,copieetcopie,cequinousimposelerecoursàuntroisièmeterme.

Lapanopliedesprocédésdetransmissionpar transfertd’untexteécritpeutassezcommodémentservirdeparadigmeàtouslesautres.Leplusmécanique,etquinesuppose,dansleprocessuslui-même,aucune intervention de l’intelligence, est la prise d’empreinte, dont la bonne vieille photocopie estl’illustrationlapluscourante;dansceprocédé,letexten’estpasreproduitseul,puisquelaplupart(unepartvariableselonlestypesdemachine)despropriétésdemanifestationdumodèle(aumoinsgraphie,oupolice,etmiseenpage)sontconservées.Lesecondpeutêtrequalifiédecopiefac-similé ;c’estceque j’appellerai ici copie tout court : un habile exécutant se donne pour tâche de reproduire le plusfidèlement possible toutes les caractéristiques dumodèle, textuelles et paratextuelles – y compris sipossiblelanaturedesonsupport;c’estainsiqueprocèdentlesfaussaires,etl’onpeutdécrireleproduitde ce travail comme une pseudo- ou quasi-empreinte : il a (au moins) toutes les propriétés del’empreinte, quoique obtenues par une voie toute différente. Je ne dirai pas que l’intelligencen’intervient pas encore ici (qui dit habileté dit intelligence), mais il ne s’agit pas encore d’uneintelligencedutextecommetel:unboncalligraphepeutcontrefaireunmanuscritsansenconnaîtrelalangue,etmêmesanssavoirenlirel’écriture(niaucuneautre),unbontypographepeut,danslesmêmesconditions, contrefaireunepage imprimée.Le troisièmeprocédé est le seul qui ne transmetteque letexte,sanssesoucierdestraitsparatextuelsdumodèle;c’estdoncleseulquiutiliseletexteseul,extraitpar réduction dumodèle, comme signal, et le seul pour l’instant qui exige une certaine compétencelinguistique:pourtranscrireenanglaiseuntexteécritengothique,ilfautaumoinssavoirtranslittérer.J’aiappelétranscription104cetroisièmetypedetransfert.Lesproduitsdesdeuxpremierspeuventêtrequalifiés de (plus ou moins) « fidèles » ; ceux du troisième sont seulement corrects, c’est-à-direconformesauseulobjetd’immanence:letexte105.

Telssontlestroistypesdetransfert lespluscourants,mêmesi lesperfectionnementsdupremierdoiventprogressivementsonnerleglasdudeuxième106.Onpourraitenimaginerunquatrième,dontlarentabilité serait nulle, et qui ne pourrait donc fonctionner qu’à titre d’exercice technique : soit àreproduireàl’identiqueunepagemanuscriteouimprimée;onfournitàl’exécutantletexte(oralement,oudansuneautrescription)et touteslescaractéristiquesparatextuellesdelascriptionàreconstituer :mise en page, taille, police typographique (romain ou italique, garamond ou didot, etc.) ouchirographique (cursive/onciale/gothique/anglaise/ronde/bâtarde), etc. ; si toutes les consignes sontcorrectementdonnéesetexécutées, le résultat sera,aumoinsen typographie,un fortprésentable fac-similé.Defait,c’estàpeuprèsletravailqu’ondemandeàunordinateur,etceprocédépeutdonc,par

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excellence,êtrequalifiédetraitementdetexte–àcesdifférencesprèsquel’ordinateurnedisposepas(encore)depoliceschirographiques,etqu’onneluidemandegénéralementpasdereproduireunmodèledéjàexécuté,maisd’exécuterunmodèleidéalcommuniquésousformedeconsignes.

Àtitreplusfantaisiste,etmêmefantastique,ilfautencorementionnerl’hypothèse,courantedansleregistredelaplaisanterie,d’untexte(parexempleceluideDonQuichotte)reproduitparl’effetd’unpurhasard : imprimeur ivre, singedactylographe inspiréou infiniment patient, etc. ; et bien entenducelle,borgésienne,duremakeménardien.ContrairementàBorges,Goodmansoutient107quedansuntelcasnousaurionsbeletbienaffaireauvéritableQuichotte.Mais,nousleverrons,ledésaccordneporteque sur la question de l’identité opérale, qui nous occupera plus loin, et non sur celle de l’identitétextuelle:Borges,commeGoodman(etcommetoutunchacun),pensequeletexteproduitparMénardestbienceluiduQuichotte,cequinoussuggèreunsixièmeprocédé,oudumoinsprocessus,relevantnonplusduhasardobjectif,ni(l’hypothèseborgésiennel’exclutformellement)de lasimplemémoire(aprèslesinge,l’éléphant),maisd’unesortedepalingénésiesubjective:MénardsefaitCervantès.

Lesmodesdescriptionsusceptiblesd’êtrereproduitsparempreinteoutranscriptionnesebornentd’ailleurs pas aux écritures courantes (phonétiques ou logographiques) : ils comportent aussi desprocédésdérivéstelsquelessténographiesousténotypies(dérivéesdel’oral),les«alphabets»BrailleouMorse(dérivésdel’écrit),etsansdoutequelquesautresdontj’ignore,maissoupçonne,l’existence.Ilnefautpasnonplusliertropétroitementl’écritureàlaperceptionvisuelle(nilaparoleàl’auditive):lebraille,pardéfinition,nel’estpas,etl’onpeutépeleruntexteparle«nom»deseslettres,commeonpeut solfierunepartitionpar lenomde sesnotes, sansopérer la conversion (épelern’est pas lire, etsolfiern’estpasnécessairementchanter);unsourdpeutvoirlaparolesurleslèvres(«Readmylips»)d’un locuteur, et le langage des sourds-muets convertit en gestes des éléments linguistiques qui sontindistinctementdeslettresoudesphonèmes.

Il va de soi, j’espère, que les mêmes procédés de transfert, d’une (dé)notation à une autre,s’appliquentaussibienauxpartitionsmusicales,auxplansd’architectes,auxdessinsdecouturiers,auxnotationschorégraphiques–eta fortioriauxdiverses sortesde« scripts», scénographies, recettesetautres. Les exécutions musicales ou dictions orales sont aujourd’hui susceptibles de procédésanalogues : empreinte phonographique (numérisée ou non au passage), imitation fidèle d’uneperformance,ousimpleitérationcorrecteneretenantquelestraitsd’immanence,équivalentsonoredelatranscription.Grâceàl’enregistrementaudiovisuel,cetteextrapolations’appliqueàd’autrespratiquesallographiques telles que le théâtre ou la chorégraphie. Les seules limites me semblent tenir auxdifficultéspratiquesquerencontreraitlaprised’empreinted’unédifice,ouàl’impossibilité(absolue?)de prendre celle d’une saveur ou d’un parfum. Dans tous ces cas, la reconstitution à partir d’une(dé)notationestmanifestement laprocédure laplus expédiente.Encore faut-il, objectera-t-on,qu’unetelle (dé)notation existe ; la réponse est que, lorsqu’elle n’existe pas d’avance, il faut l’établir aprèscoup,commefitMozartpourleMiserered’Allegri.Ilestsansdouteplusdifficilede«relever»ainsilepland’unbâtiment,leschémad’unechorégraphieoulescriptd’unemiseenscène,maisc’estaffairedecompétence,etunecritiquegastronomique(peut-êtrePatriciaWells)sefaitfort,dit-on,dereconstituerla recetted’àpeuprèsn’importequel plat proposé à son expertise. Il est certain en tout casque cesdifficultés-làne tiennentpasau typed’artconsidéré,maisà lacomplexitérelativedechaqueœuvre :bien que les notations architecturale et musicale soient en général plus rigoureuses que celle de lacuisine,ilestplusfaciledereconstituerlarecetteduradis-beurrequeleplandelacathédraled’AmiensoulapartitiondeTristanetIsolde.Maisonvoitbienqu’enévoquantcegenredepossibilitésnousavonsquittéleterraindestransfertspouraborderceluidesconversions.

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J’appelle donc ainsi toute transmission d’un objet d’immanence allographique d’un mode demanifestationàl’autre.D’une(dé)notationàuneexécution,laconversionconsisteencequ’onappelleassez couramment lecture ; d’une exécution à une (dé)notation, en ce qu’on appelle non moinscouramment dictée. La lecture d’une (dé)notation, par exemple d’une scription textuelle ou d’unepartitionmusicaleouchorégraphique,s’opèregénéralementenl’absencedesonauteur,maisrarementcontresavolonté:sivousnevoulezpasqu’onvouslise,leplussûrestdenepasécrire.Ladictée,enrevanche, et malgré la connotation habituelle (scolaire) du terme, peut être involontaire : ce futlongtempslecasdeséditionspiratesdepiècesdethéâtre,dites«àlavoixdesacteurs».«Mêmeenuntemps où l’imprimerie répand les livres à profusion, Lope de Vega est contraint de demander auxpouvoirspublicsdechâtierunecatégoried’individusnuisibles[…]dont lemétierétaitde“voler”lescomédies(troismilleversetplus)àleursauteurs,enlesécoutantseulementunepairedefois;ilslescouchaientensuiteparécrit, substituantdesversmalcomposésàceuxdont ilsnesesouvenaientpasexactement108.»Ainsifutfaite,encoreen1784,lapremièreédition,évidemmentillégitime,duMariagedeFigaro,etl’onsaitd’oùnousviennentcertainstextesd’Aristote,l’EsthétiquedeHegelouleCoursde linguistique générale de Saussure. Le procédé peut naturellement s’appliquer à n’importe quelleperformance–n’étaitquel’usage,ouvertouclandestin,desmagnétoscopesetautresCaméscopelerendaujourd’huiinutile.

Ladictéesimpleestplusrarequenelesuggèrel’emploicourantdecemot:ellenepeutconsisterqu’en la (dé)notation immédiate d’une performance improvisée. La dictée courante procède en faitd’unedoubleconversion:transfertindirectd’unescriptionàuneautreparletruchementd’unelectureorale,c’est-à-dired’uneexécution.C’estainsi,jel’aidéjàrappelé,queseréalisaientleplussouvent,auscriptorium, les « copies » médiévales. Mais la moindre transcription procède, plus ou moinsconsciemment, d’une (double) opération du même ordre : lecture muette et dictée intérieure. Enrevanche,cestransfertsindirectsnesupposentpastousuntransitparl’audition:unsourdpeutnoterundiscourslu«surleslèvres»dulocuteur,etunmusiciensourd(maiscompétent)peut,auseulvudesgestes de l’exécutant, noter sans l’entendre une performance improvisée ou d’interprétation. Il estévidentàtoutlemoinsqu’unpianiste(parexemple)àquil’onprojetteraitl’enregistrementvidéomuetd’uneexécutionpianistiquen’auraitaucunmalàidentifierlemorceaujoués’illeconnaissait,ouàenpercevoirbiendescaractéristiquess’illerencontraitainsipourlapremièrefois–sanscomptercellesdel’exécutionelle-même.

Toutes ces hypothèses manifestement tirées par les cheveux peuvent sembler oiseuses. Ce quiimporteaumoins,surleplanthéorique,c’estd’observerquelesconversions,etafortiorilestransfertsindirects par double conversion, supposent une réduction (consciente ou non) au type. En effet, etmalgré les simplificationsou raccourcis du langage courant, il n’est pas exact dedire qu’unpianiste«exécuteunepartition»ouqu’unsecrétaire«note laperformance»d’unorateur :cequ’exécute lepianiste,c’estletextemusicalnotéparlapartition,dontlesparticularitésgraphiquesextramusicalesluiimportent peu ; ce que note le secrétaire, c’est le texte verbal d’un discours dont les particularitésparatextuelles(débit,timbre,accent,etc.)neleconcernentgénéralementpasdavantage.Uneexécutionn’exécute pas une (dé)notation,mais son objet d’immanence idéal. Pour le dire d’unemanière plussynthétique(quoiquetautologique):unemanifestationnepeutmanifesterqu’uneimmanence.

Inconvertibilités

Encoreunefois,l’œuvreallographiqueprésenteceparadoxe(etcetinconvénientpratique)qu’ellen’estpurementelle-mêmequedansl’objetidéaloùelleimmane,maisquecetobjet,parcequeidéal,est

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physiquementimperceptible,etqu’iln’existe,mêmepourl’esprit,quecommeunpointdefuitequ’onpeut définir (par exemple : « Ce qu’il y a de commun entre une partition et une exécution de lasymphonieJupiter109»),maisnoncontempler.Ilenvademême,biensûr,detouteslesidéalités,etenparticulierdesabstractions,maiscettesituationestplusfâcheusepourlesidéalitésartistiques,dontlafonction cardinale est d’ordre esthétique, et donc en principe et de quelque manière (que nousretrouverons) « sensible ». Cette fonction, l’œuvre allographique ne peut l’exercer qu’à travers sesmanifestations,etconstammentmêléeàd’autresfonctionsquetelmodedemanifestationexercemieuxquetelautre,voireestseulàpouvoirexercer.Nousallonsretrouverplusloincettequestionpourelle-même,mais il faut aumoins observer que la plupart desœuvres, en tous régimes, ont des fonctionspratiques (non esthétiques) qui ne s’exercent qu’à travers leur exécution :même si ces (dé)notationssuffisent à définir un accomplissement artistique, on n’habite pas un plan d’architecte, on ne se vêtguère d’un patron, on se nourrit mal d’une recette. Or, comme le montre bien l’exemple del’architecture, il n’est pas toujours aisé ni pertinent de séparer la fonction esthétique de la fonctionpratique : la première résulte souvent d’un heureux accomplissement de la seconde. La littératureprésente sans doute un cas extrême, non certes d’absence de fonction pratique, mais plutôt d’égaleaptitudeàlaremplirsoussesdeuxmodesdemanifestation.Justementparcequ’ilssontdelangage,les«actesdelangage»passentàpeuprèsindifféremmentparlesdeuxcanaux:pourunhonnêtehomme,une promesse orale vaut un contrat signé. Encore certaines fonctions de persuasion, par exemple,bénéficient-ellesdelaprésenceetdel’«action»d’unorateur.CommedisaitadmirativementEschineàproposdesonadversaireDémosthène:«Ilfautvoirlabête.»L’absencedefonctionpratiqueestmieuxillustréeparlamusique,maisnonabsolument:c’estlafanfarequianimelatroupe,etl’onnedansepassurunepartition.Enrevanche,etcommesonnoml’indique,la(dé)notationestpresquetoujoursplusappropriée à l’analyse et à l’approfondissement cognitif de l’œuvre : pour qui sait « lire », aucuneauditionnepeutvaloirdecepointdevuel’étuded’unepartitionou(malgréle«gueuloir»deFlaubert,quis’yfiapeut-êtreunpeutrop,oumanquaparfoisd’oreille)d’unepageécrite.Laréserveestdetaille,etnousrappellequecespartagesdetâchesnedépendentpasseulementdestypesd’œuvres,maisausside la compétence, voire des aptitudes sensorielles des récepteurs : une partition ordinaire ne serad’aucunsecoursàunaveugle,niundisqueàunsourd.Maislarelationesthétiquesenourritsansdouteet s’accroît de l’étude des œuvres, et trouve sa voie sous toutes les formes : nous avons appris à«entendrelessonorités»d’unpoèmeàlaseule lecturesilencieusedesontexte,RavelappréciaitsurpartitionlesraffinementsorchestrauxdeRimski-Korsakov,etungastronomesousperfusionsavoureraencoreàsamanièrelasubtilitéd’unerecette–aumoinssurlabased’uneconnaissanceantérieure,etd’un souvenir des saveurs en cause, car l’objection de Locke reste valide : nul ne peut vraimentapprécierparouï-direlegoûtdel’ananas.

Il y a donc des limites, et dans les deux sens, à la convertibilité des manifestations. Les unestiennentàdesimpossibilitéstechniques:certainespartitionssont«injouables»danslesconditionsdeleurs prescriptions (un accord de onzième pour la main droite, l’émission d’un la 6 par une voixhumaine);ellesnotentpourtantsansdifficultéunobjetmusicaltoutàfaitconcevabledanssonidéalité.Unpland’architectepeutêtreinexécutableparcequ’ilbravelesloisdel’équilibreoudelarésistancedesmatériaux.Dutempsoùilyavaitencoredessaisons,unerecettesimpleetnéanmoinsséduisante,tellequ’aspergesauxraisinsoufaisanauxcerises,pouvaitrester lettremorte ;et,àproposdelettres,rien n’empêche d’écrire un nom imprononçable, comme celui de ce personnage deCalvino :Qfwfq.C’est après tout le sort de bien des signes de ponctuation, dont la manifestation orale exige diverssubterfuges, tels que la locution « entre parenthèses », ou ce geste, apparemment importé desÉtats-Unis, qui consiste à agiter l’index et lemédius de chaque côté de la tête pourmimer des guillemets

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autourd’unecitation.Réciproquement, certainscris,quipeuventappartenir àuneperformanceorale,restentnon scriptibles, comme lesbruits, caractéristiquesde lamusique« concrète»oude certainesperformances jazzistiques (effets de souffle chez des saxophonistes comme BenWebster ou DexterGordon110),innotablesenpartition.

D’autresinconvertibilitéstiennentàl’absencedecorrélationentrelesoptionsintramodales:aucuntraitdedictionnecorrespond«naturellement»à ladifférenceentreromainet italique,encoremoinsentretimesetdidot,aucunenotationnedistingueentreletimbredelaflûteetceluiduviolon,etc.Cesimpossibilitéssont,généralement,soittournéesparlebiaisd’indicationscomplémentairestellesquelaprescriptionverbaledesinstrumentsrequis,soittenuespour«contingentes»,commeordinairementenlittérature lesoptionsdemise enpageou lespolices typographiques,que l’on se soucie rarementde« traduire » à la diction.Mais il y a à cette normedes exceptionsnotables, dont quelques-unes sontgénériques(alleràlaligneaprèschaqueversetmettreunecapitaleentêtedupremiermot),certainespersonnelles(lerefusdescapitalescheze.e.cummings),etlaplupart,propresàtelleoutelleœuvre.Lespoèmes « figurés » de l’Antiquité (la Syrinx de Théocrite, aux vers décroissants comme les tuyauxd’une flûte de Pan) ou duMoyenÂge111, les fantaisies graphiques deTristramShandy, le choix parThackeray d’une police Queen Anne pour Henry Esmond (pastiche thématique, stylistique ettypographiqued’unromanduXVIIIesiècle),lesconstellationsdecaractèresduCoupdedésmallarméen,les calligrammes d’Apollinaire, le jeu sur les couleurs d’encre dans le Boomerang de Butor oul’EsthétiquegénéraliséedeCaillois, leseffetsdeblancde lapoésiecontemporaineconstituentautantd’éléments paratextuels intransmissibles en diction mais en principe inhérents à l’œuvre112, et quiabaissentsonseuild’idéalitétrèsau-dessousduniveaustrictementlinguistique.Onpeutd’ailleursaussibien les décrire commecaractéristiquesd’œuvresmixtes, faisant appel à la fois aux ressources de lalangueetàcelles(figuratives,décoratives,connotatives)desartsgraphiques,commel’indiquebienletermemêmede « calligramme».La poésie chinoise classique (qui était pourtant aussi destinée à larécitationorale,voireauchant)neseprivaitpas,onlesait,desprestigesdecettemixité.Laréciproque(traitsdedictionnonscriptibles)estplusrareaujourd’huiàcausedel’extinctionprogressivedumodeoral, mais la multiplication des lectures auctoriales enregistrées pourrait en redonner quelquesoccasions,etleséditionscritiquesàvenirdevrontpeut-êtreconfronterquelquesmanuscritsàquelquescassettes.

Leseffetsgraphiquesnesontnullementétrangersauxpartitionsmusicales,etl’onnemanquepas,duMoyenÂgeàErikSatie(etau-delà),d’exemplesde«musiquepourl’œil»,partitions«figuratives»dontlestraitsvisuelsontparfoisleurcontrepartieauditive113(gammesouarpègesenmontagnesrusses),mais non toujours. Après tout, même des relations aussi vénérables que la traduction en notes decertainsnoms(BACH=si–la–do–sibémol)sontlettresmortespourquiignoreleséquivalencespropresausolfègegermanique.J’imagineencorequebiendesaspectsproprementgraphiquesdesplansd’architecture se perdent inévitablement à l’exécution, et je suis sûr qu’il en va demême des effetsstylistiquesdecertainesrecettesdecuisine,commecelle,parRagueneau,destartelettesamandinesdansCyranodeBergerac.

Textesetscripts

Cedernierexempleévoqueàsamanièreunproblèmedélicatqu’ilnousfautconsidérerd’unpeuplus près. J’ai mis en parallèle quelques cas d’inconvertibilité entre dénotation et exécution, dontl’illustrationenlittératureétaitl’inconvertibilitédescriptionàdictionouréciproquement.Mais,pourlarecette de Ragueneau, il ne s’agit plus de (mauvaise) relation entre écrit et oral, car un trait

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«stylistique»est,pourl’essentiel, transcendantàcettedistinction,etc’estbienlecasdecelui-ci : larecette des tartelettes amandines est versifiée à l’oral comme à l’écrit. Ce dont il s’agit, c’est del’impossibilitédetransférercetraitdelarecette(oraleouécrite)àsonexécution:lestartelettessortiesdufour.Leparallèlecachedoncunedissymétrie,quel’onpeutdécrireencestermes:enlittérature,la(dé)notation est une scription et l’exécution une diction ; en cuisine, la (dé)notation est un énoncéverbal, indifféremment (malgré l’étymologie dumot script) oral ou écrit, et l’exécution est unmetsservi sur un plat. La raison de cette dissymétrie tient évidemment à ceci, que l’objet d’immanencelittéraireestuntexte,c’est-à-direunobjetverbal,etl’objetd’immanenceculinaireun«plat»,c’est-à-direunobjetnullementverbal114,demêmequ’unemiseenscèneoutelautretyped’œuvre(dé)notéparunscript.Ou,pourledireautrement,lestatutd’untexteetceluid’unscriptdiffèrentaumoinsencequele texte est un objet d’immanence, le script un simple moyen de (dé)notation que l’on pourraitéventuellement,etpeut-êtreavantageusement,remplacerparunautre,detypenotationnel:ilneseraitsansdoutepasimpossibled’inventeruncodedenotationculinaireouscénographiquequidispenseraitdu«langagediscursif»desrecettesetdesdidascalies.Nonseulementlalanguenefonctionnepasdelamêmemanière, transitiveet instrumentaledans lesscripts, intransitiveetopérale(«artistique»)dansles textes littéraires,maisencoreellenefonctionnepasaumêmeniveau :àceluide lamanifestationdanslesscripts,àceluidel’immanencedanslestextes.Etpuisqueunscript(commeuntexte,etcommetout objet verbal) est une idéalité, il ne constitue à vrai dire qu’unemanifestation potentielle, qui nes’actualiseàsontourquedansdesmanifestationsréelles,oralesouécrites115.Cettedissymétriepeutsefigurerparleschémasuivant:

Ladistinctionentre texteetscriptpermetderéduirequelquepeuleseffetsdeladifférenceentrenotationstricteetdénotationverbale.D’unemanièregénérale,jenesuispascertainqu’unedescriptionverbale soit incapable de déterminer, par exemple, un objet musical avec autant de rigueur qu’unepartition.S’ilestbienvraiquelanotationmusicale(standard)estcontraintedespécifierlahauteuretladuréed’unenote,alorsquelalanguepeutsecontenterdedire«la»,enrevancheunetellespécificationn’est nullement interdite à cette dernière, qui peut toujours préciser : « la 3 double croche »116. Lasupérioritéde lanotation tientdoncplutôt à sacommodité, à saconcision–et accessoirement à sonuniversalité translinguistique –, ce qui ne l’empêche ni ne la dispense, nous l’avons vu, de recouriraccessoirementauxindicationsverbales.Etsurtout,ilfautbienobserverquelesinfirmitésrelativesquitiennent à la « densité » sémantique de la langue et à ses ambiguïtés ne privent de la rigueurnotationnellequelesscripts,chargésde(dé)noterparlelangagedesobjetsnonverbaux.Maisl’écriture,phonétique ou non, ne souffre pas plus que la parole d’une telle faiblesse à l’égard d’un objetd’immanence (le texte) qui, à quelques marges près que je viens d’évoquer, est de natureessentiellement verbale : et pour cause, puisqu’il n’est rien d’autre que l’ensemble des propriétésverbales d’une manifestation orale ou écrite. L’imperfection de la langue comme système de(dé)notationnecomprometdoncpaslerégimeallographiquedelalittérature(qui,jelerappelle,connaît

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aussiunrégimeaumoinspartiellementautographique:celuidesaèdes,desjongleursoudesgriots).Cequiestvrai,c’estquelerapportentreimmanenceetmanifestationn’estpasexactementdemêmenatureselonquel’onreçoitunobjetverbalcommeuntexteoucommeunscript.Or,iln’estpascertainquecettealternativeépargnetoutàfaitl’œuvrelittéraire.

Eneffet,ladescriptionstructuralequirendcompte,enlafigeantàl’excès(commedansleschémaci-dessus), d’une opposition constituée, par exemple entre le statut d’un sonnet de Ronsard et celuid’unerecettedeRobuchon,nedoitpasmasquersoncaractèrerelatifetconditionnel.CommelemontrebienlaperformancedeRagueneau,unscriptpeutaussifonctionnercommeuntexte,etseconstituerenœuvrelittéraire.LecasRagueneauprésenteunfacteurdelittéraritétrèsmanifesteetd’uneefficacitéàpeuprèsimparable:laformeversifiée.Destraitsstylistiquesmoinsconventionnelspourraientlaisseràl’appréciation du lecteur une littérarité en quelque sorte flottante, le même énoncé (par exemple cedébutderecette,quejen’inventepas:«Ayezunebellecourge…»)étantreçuparlesunscommeunsimplescript,parlesautrescommeuntexte«intransitif»,dontlarelationàquelqueexécutionquecesoit n’aurait plus d’importance. Mais rien n’empêche un objet verbal d’être à la fois117 transitif etintransitif,instrumentetmonument.LesActessansparolesdeBeckettillustrentbienl’ambiguïtédecedispositif:àlafoissimpledidascaliepourunemiseenscèneàvenir,ettextenarratifàapprécierpourlui-même.

Pourqueletexted’uneœuvrelittérairefonctionneréciproquementcommeunscript,ilnesuffitpasqu’ilfonctionnedemanièretransitive,commeunactedelangageinformatifoudirectif.LireRobinsonCrusoécommeunmanueldesurvieouÀlarecherchedutempsperducommeuntraitédesociologiemondaineneconstituepasleurtexteenunscript,parcequ’unscriptn’estpasn’importequelmessageverbalinstrumental(sitransitivequ’ensoitlafonction,leSurlaCouronneou«E=mc2»nesontpasdes scripts), mais unmessage verbal dont la fonction instrumentale est de (dé)noter uneœuvre nonverbale–etlaconduiteàtenirsuruneîledéserteoudanslemondeparisienn’estpasgénéralementenelle-mêmetenuepouruneœuvred’art.Cequi évoquerait lemieux la réciproque recherchée, c’est laremarqued’Aristoteselonlaquellel’histoired’Œdiperestetragiquequelqu’ensoitlemode,dramatiqueounarratif,dereprésentation118.Danscettehypothèse,nullementfantaisiste,outouteautreanalogue,ilestclairquel’objet,indifféremment(dé)notéparunmoyenouunautre,c’estl’enchaînementd’actionsquiconduit(parexemple)àl’issuetragique,etquel’accomplissementartistiquequidéfiniticil’œuvreconsisteenl’inventiondecettehistoire;ets’ils’agitd’unehistoirevraie,ettenuepourtelle119,elleserareçuecommeune«œuvreinvolontaire»fournieparlaréalitéqui«dépasselafiction»,etdonccommeunesorted’objetesthétiquenaturel.Pourunepoétiquerigoureusementfictionaliste,letexted’unepièceou d’un récit n’est donc que la (dé)notation, en l’occurrence verbale, d’une œuvre consistant enl’invention, ou fiction, d’un fait remarquable en lui-même, et indépendamment de tout mode detransmission.C’estbienlàtraiteruntextecommeunscript.

Ni Aristote ni personne d’autre, que je sache, ne professe une telle poétique de manière aussiextrême,maisleméritedecetteremarqueestdemanifestercefait,quelalittératurecommeart(sanspréjudice de ses autres fonctions) ne s’identifie pas exclusivement à celui d’agencer desmots et desphrases – autrement dit, que l’œuvre littéraire n’est pas seulement une œuvre verbale : l’inventionthématiquesoustoutessesformesyparticipeégalement,oudumoinselleyparticipeaussi,dansuneproportion éminemment variable. On sait quel cas un James ou un Borges faisaient d’un « bonscénario».

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Cette instabilité du rapport entre l’aspect transitif et l’aspect intransitif d’une (dé)notation seretrouvedanstouslesartsallographiques,mêmesilesenjeuxn’ensontpastoujoursaussimanifestes.Goodmanditbienqu’unpland’architectepeutseprésentersouslaformed’uneesquisse,pourvuqu’onpuisse l’utiliser en termes de système articulé, c’est-à-dire en le réduisant à ses traits pertinents120.Inversement, un plan diagrammatique peut être reçu comme un dessin d’art, et l’on voit le prixesthétique(etautre)quebiendesamateursattachentàceuxd’unFrankLloydWright.Mêmesituationpourlespartitionsmusicales,quel’onpeutappréciercommedesœuvresgraphiques,enmanuscritouenédition. Dans tous ces cas et dans bien d’autres, le « symptôme » de l’usage transitif est dans lapossibilitéd’une réduction,qui signale (que l’ondécide)que l’œuvrevéritable est ailleurs, et que cequ’onasouslesyeux(oulesoreilles,etc.)n’enestqu’unemanifestation.Celuidel’usageintransitif,queGoodmanappellesaturation,c’estl’impossibilité,aumoinspsychologiqueouculturelle,d’unetelleopération, alors inhibée par le sentiment que rien n’est « contingent » et que chaque détail compte,jusqu’augraindupapieroude lavoix.N’était lepoidsdes traditions instituées, lemoindreclinamenpeutfairebasculerl’attentiond’unrégimeàl’autre.Lemêmetracé,lemêmegribouillispeutêtrereçucommeuneœuvre,oucommelesigned’uneœuvre.

Le10janvier1934,àParis,Picassoécrivitàlamain,àl’encredeChine,suronzefeuillesdepapierd’Arches,deonze façons successivesetdifférentes, laphrase« Ilneigeau soleil».Rapportant ainsicette phrase, je n’en retiens, par force ou par choix, que l’aspect textuel, et donc allographique.Del’autre aspect, purement graphique, qu’illustre par exemple une de ces onze scriptions, je pourraisrapportersansdoute«l’essentiel»,disantenformedescript,etensimplifiant,quelesmots«Ilneigeau»ysontinscritsdansl’ode«soleil».Ceseraitévidemmentencorel’effetd’uneréduction,etdonctraiter cet effet graphique en objet allographique susceptible (entre autres) de cette (dé)notation, etd’innombrablesexécutionscorrectesetnéanmoinsdifférentes.Sijeveuxcommencerderespectersonrégimeautographique,jedoisaumoinsvousenprésenteruneempreintephotographiquecommecellepagesuivante.

Mais ce n’en sera manifestement qu’une « reproduction », qui vous en donnera enfin uneperception physique, mais indirecte et donc partielle : il y manque sans doute au moins la nuancechromatiqueetlegraindupapier.Sivousvoulezla

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1934. Phrase en français, à l’encre de Chine, non datée, sur onze feuilles de papier d’Arches(26×32,5)datéesenbasàgauche:Paris

10janvierXXXIV,numérotéesauversodeIàXI:Ilneigeausoleil.PubliéedansleCataloguedescollections,muséePicasso,t.II,n°1008à1018(MP1120àMP1130).

« chose elle-même » dans l’unicité de son immanence autographique, il faudra aumoins vousrendreà l’hôtelSalé.Mais jem’aviseque j’auraisdûcommencercettegradationpar sonétat leplusradicalementallographique121 :celuiquiconsidérerait laphrase« Ilneigeausoleil»,noncommeuntexte, objet verbal intransitif, enfermé dans sa « fonction poétique » jakobsonienne, « accent sur lemessage»,jeudessonoritésoudesgraphies(ei–ei),etc.,maiscommeunscriptsimplementchargédenoter cette probable fictionqu’aucunemétéon’atteste : que le 10 janvier 1934 àParis il neigeait ausoleil.Nulnepeutdouter, jepense,qu’elle soit en fait l’unet l’autre.Cette«hésitationprolongée»entreformeetsens,entremessageetcontexte,peutdoncaller,à l’undesespôles, jusqu’àréduire le«contenu»,maispeut-êtreaussilaformed’uneœuvre,littéraireouautre,àuneidée(neigerausoleil),ou,commeonditaujourd’huiàtoutpropos,àsonconcept.

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9.L’étatconceptuel

Reste donc à définir le régime d’immanence de cette sorte d’œuvres très particulière, etd’apparition (ou plutôt, nous le verrons, d’institution) très récente, qu’on appelle, d’un qualificatifencoreplusrécent, lesœuvresconceptuelles.Jevaisappliquercettecatégoriefortau-delàdesformesd’artofficiellementconsidéréessouscevocable,etj’espèrejustifierentempsvoulucetteextension,quejenesuisd’ailleurspaslepremieràpratiquer.

Del’objetàl’acte

Jepartiraid’uncasparticulier,choisipoursasimplicité,etaccessoirementsanotoriété:unready-made«pur»–j’entendsparcetadjectifpeuorthodoxeunready-madenonassisté(ourectifié),commel’est la Joconde à moustaches, non prélevé sur un ensemble plus complexe comme la Roue debicyclette,etnonaffecté,commelapelleàneigebaptiséeÀvaloirsurlebrascassé,oumêmel’urinoirFountain,parl’impositiond’untitreplusoumoinsingénieux,ironiqueouénigmatique122:l’égouttoiràbouteillesproposéparDuchampen1914sousletitrelittéralBottlerack123.D’untelobjet,onpeut,engros, rendre compte de deux manières qui, sauf métonymie, n’ont pas du tout le même sens. Lapremière,quiestillustréeentreautresparArthurDanto124,ditqueceporte-bouteillesconstituel’œuvreenquestion,ouquecelle-ciconsisteencelui-là.L’autre,soutenueplusfréquemmentmaisdefaçonplusévasive,quedanscecasl’œuvredeDuchampconsistenonenceporte-bouteillesducommerce,maisenl’acte, ou, comme on dit encore d’unemanière plus expressive, le geste de le proposer comme uneœuvred’art125.Pourmieuxpercevoirlanuance,supposonsquecettepropositionaitprislaformed’unedéclaration explicite telle que « Je propose ce porte-bouteilles comme œuvre d’art126 ». Selon lapremièrethéorie,onacquiesceàladéclarationetondéfinitcomme(devenu)uneœuvrel’objetporte-bouteilles;selonlaseconde,onnevoitdansleporte-bouteillesqu’uneoccasionouunsupport,etondéfinitcommeuneœuvrelapropositionelle-même.

De ces deux interprétations, j’adopte et vais défendre la seconde, en précisant toutefois que lavaleur artistique éventuellement attribuée à l’acte de proposition dépend largement de la nature del’objet proposé, même si l’on admet qu’exposer un radiateur ou une lessiveuse pourrait revêtir unevaleur trèsvoisine.Que l’œuvreconsisteen l’acten’évacuepasentièrement laspécificitéde l’objet :malgréleproverbe,volerunœufn’estpasvolerunbœuf,etexposerunelessiveusen’estpasexposerunporte-bouteilles.

Le choix entre les deux positions entraîne une conséquence capitale sur le plan de la théorieproprementesthétique.Sil’ontientleporte-bouteilles«de»Duchamppouruneœuvred’art,etsil’onadmetd’autrepartquecetobjet,comme les ready-madeengénéraletcomme l’attesteDuchamp lui-même127,n’apasétépromupourdesraisonsesthétiques,onpeuteninférer,commelefontàpeuprèsDantoetBinkley,quel’artistiquen’apastoujours,etdoncpasnécessairement,partieliéeàl’esthétique.Si l’on considère qu’ici l’œuvre consiste non en cet objetmais en sa proposition, la possibilité d’uncaractèreesthétique,noncertesdel’objetmaisdel’actedeproposition,resteouverte,etavecellecelled’unerelationpertinenteentreartistiqueetesthétique–à laseuleconditiondedéfinir l’esthétiquedemanièreassezlargepourdéborderlespropriétésphysiquementperceptibles;maiscetteacceptionlarge

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mesemblede toute façonnécessaire, si l’onveut assumerpar exemple le caractère esthétiqued’uneœuvrelittéraire,cequiestbienlemoinsqu’onpuissevouloirassumer.Autrementdit,queleproposduready-madesoitanti-oua-esthétique(cequimeparaîtpeudouteux)n’empêchenullementderecevoir,« au second degré », demanière esthétique ce propos lui-même (et non l’objet qu’il investit)128. Jeréservecettequestionpourm’enteniriciàcelledurégimed’immanence,dontladéfinitionpostulée,etd’ailleurs provisoire (« Dans un ready-made, l’œuvre n’est pas l’objet exposé, mais le fait del’exposer»),resteàjustifier.

Àcettedéfinitionsembles’opposerlefaitquelesready-madedeDuchamp(etbiend’autresobjetsultérieursdontlestatutmesemblesimilaire)sontaujourd’huiexposésdansdiversmuséesetgaleries,plusieursdécenniesaprèsleur«proposition»,etoffertscommetelsàl’attentiond’unpublicquipeuttoutignorerdel’actefondateur,etlescontemplerpoureux-mêmescommedesœuvresd’art.Defait,lesjugementsdegoûtsontlibres,etsiunamateurtrouvedesqualitésesthétiquesàunporte-bouteilles(quienacertainement),commed’autrescomparentFountainàunBrancusi,unArpouunMoore129,c’estévidemmentsondroitabsolu;mais,danscecas,l’objetporte-bouteillesouurinoirdevraitêtreattribué,et leméritede son invention reconnu,à sonvéritablecréateur, responsable (etnonDuchamp)de sesqualitésesthétiques,commelorsqu’onexposeauMoMA,pourlaqualitédesondesignetàlagloiredesondesigner,unecafetièreouungrille-pain.Onnepeutsansincohérenceàlafoisl’exposerpoursespropriétés d’objet et le référer à qui n’est pour rien dans l’existence de ces propriétés, et déclarehautementleurêtreindifférent.Maisenfait,onnel’exposepasdanscetesprit,mêmesil’onassumelerisque,detoutemanièreinévitable,dumalentendu;onl’exposeenquelquesortepourperpétuerl’actedeproposition,quis’entrouvedecefaitréassuméparlemondedel’art :«Duchampnousaunjourdéfiésd’exposerunporte-bouteillesducommerce,etnousrelevonscedéfi,dontnousavons(depuis)comprislesraisons»–raisonsdontlesamateurséclairéssaventqu’ellesnesontpasd’ordreesthétiqueausenscourantetau«premierdegré»,c’est-à-direqu’ellesnetiennentàaucunintérêtesthétiquepourla forme de ce porte-bouteilles. Ou plutôt de ces porte-bouteilles, puisque ce ready-made, à maconnaissance,figureaumoins,àlafoisetdoncendeuxexemplaires,aumuséedePhiladelphieetdansune collectionmilanaise130. Ce fait malmène au passage l’interprétation deDanto pour qui, de deuxobjetsphysiquement indiscernables,unseul estdevenuuneœuvred’art131.Envérité, et lemondedel’artl’abiencompris,n’importequelporte-bouteillesdelamêmesérieferaitl’affaire.Et«delamêmesérie » pourrait bien être encore une concession au fétichisme du collectionneur. La qualificationpertinente serait plutôt « n’importe quel porte-bouteilles », voire « n’importe quoi pourvu que… ».Resteàprécisercetteconditionnécessaire,etsuffisante.

La raisonpositivepourdestituer l’objeten tantque telde lavaleurartistiqueduready-madeestclairement exposéeparBinkley àproposd’unautre, celui-ci lourdement« assisté»: la trop fameuseJocondeàmoustaches,intituléecommeonsait,cequin’arrangerien,L.H.O.O.Q.C’est…

une reproductiondeLaJoconde à laquelleonaajoutéunemoustache,unebarbicheetune inscription. [Cettedescription]necontientaucuneexpressionvaguedugenre«de telle sorteque»,qui remplacerait l’élémentdescriptif leplus important.Ellevousapprendcequ’estl’œuvred’artenquestion:vousconnaissezmaintenantla«pièce»sansl’avoirvue(etsansavoirvuunedesesreproductions).Aumomentoùvouslaverrezeffectivement[…],vousn’apprendrezrienquisoit importantdupointdevueartistiquequevousne sachiezdéjàgrâceà ladescriptiondeDuchamp.C’estpourquoi il seraitvaindevouloir la scruterlonguement,telunconnaisseursavourantunRembrandt[…].Enfait,ilsepourraitbienque,grâceàladescription,onobtienneplusfacilementunemeilleureconnaissancedel’œuvrequ’enlacontemplant132.

Si l’on accepte à la fois cette observation et le principe goodmanien selon lequel l’œuvre d’artréclameuneattentioninfinieàsonmoindredétail,ils’ensuitassezclairementquel’objetL.H.O.O.Q.,

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etplusgénéralementl’objetready-made,neconstituepasenlui-mêmeuneœuvred’art.Laconclusionlaplusexpéditive,etquinemanquesansdoutepasdepartisans,seraitévidemmentqu’iln’yalàaucuneespèce d’œuvre, et que Duchamp, au moins dans ses ready-made, n’est rien d’autre qu’un joyeuxfumiste.Iln’yauraitrienàyobjecter,sinonpeut-êtrequ’ilresteàdémontrerquelafumisterie,joyeuseounon,n’estenrienunepratiqueartistique,cequineserasansdoutepastrèsfacile.Onpeutsortirdecetembarrasenévitantabsolumentdequalifierl’actedeDuchamp,maisjenesuispassûrqu’unetelledéfaite soithonorable.Bref, cetteattitudeexistecertainement,mais sa légitimitéousacohérencemesembledouteuses,ettoutel’histoire(dumonde)del’artduXXesièclemontreentoutcasqu’ellen’estpas universellement partagée. Ce dont il faut rendre compte, c’est la position inverse, ou dumoinsdifférente, de ceux (dont je suis) pour qui le ready-made est bel et bien, sinon l’objet, du moinsl’occasiond’unerelationesthétique.

«Occasion»estvagueà souhait, etàdessein,parceque jepostuleque l’objetdecette relationn’estpasl’objetexposélui-même.Mais,commeiln’yadanscetteaffaireriend’autrequecequedécritla phrase «Duchamp expose (commeœuvre) un porte-bouteilles du commerce », il est clair que, sil’objetartistiquen’estpasicileporte-bouteilles,ilnepeutêtrequedanscequedécritleverbeexposer.Pourêtretoutàfaitscrupuleux,ilfautexamineravantdelarejeterl’hypothèseselonlaquelletoutelachargeartistiquedelachoseseraitcontenuedanslesujetdelaphrase,c’est-à-direDuchamplui-même.Cettehypothèse,quiserattacheensommeàcequ’onaappeléla«théorieinstitutionnelle»del’art133,revientàdirequeleporte-bouteillesestreçupouruneœuvred’artpourlaseuleraisonqu’ilestexposéparunartistedéjàreconnucommetel.Ilyabienévidemmentdeceladansl’accueilgénéralementfaitauready-made:unporte-bouteillesproposéparunparfaitinconnurisqueraitfortden’atterrirenaucunlieud’exposition, et yparviendrait-il que l’événementne ferait pasgrandbruit.Mais la significationesthétiqued’unévénementdoitpouvoirêtredistinguéedesonaccueilprofessionneletdesarésonancemédiatique.Unefoisneutraliséscesaspectssecondaires, il restesansdouteque lesdeuxévénements« Duchamp expose un porte-bouteilles » et « Tartempion expose un porte-bouteilles » n’ont pasexactementlemêmesens,pasplusquen’ontlemêmesens«Tartempionmeurtd’unecrisecardiaque»et«LePrésidentmeurtd’unecrisecardiaque»,ou«MacousineAmélieentreauCarmel»et«LaCicciolina entre au Carmel », mais il reste aussi qu’un élément de ces ensembles complexes estinvariant,quelqu’ensoitlesujet.Exposerunporte-bouteillesestcertesensoiunactepeuéclatant,etplutôtminimaliste,maismettre desmoustaches à laJocondeest un geste assezmarqué pour que sasignifications’imposeindépendammentdelapersonnalitédesonauteur.Inversement,l’explicationparle seul facteurDuchamp n’est guère enmesure de discerner la valeur d’un ready-made (à supposerqu’ilsaienttouslamême)decelleden’importequelautretypedeproductiondumêmeartiste,nipeut-êtreden’importequelautredesesactes:s’ilsuffitquecesoit«faitparDuchamp»pourquecesoitdel’art, le fait d’exposer devient contingent, l’objet exposé aussi, et cette conséquence me sembleinsoutenable.J’admetsdoncqu’ontiennecompte(uncertaincompte)delapersonnalité,ouplutôtdustatut de l’auteur, mais non pas à l’exclusion des deux autres composantes de l’événement : l’acted’exposeretl’objetexposé.Ilmesembleévidentquel’événementconsidéréestici,indissociablement,«Duchampexposeunporte-bouteilles».Sic’estTartempionetnonDuchamp,sic’estuntire-bouchonetnonunporte-bouteilles,sic’est«garderdanssacave»etnon«exposer»,l’événementseradanslestroiscasdifférent,parchangementdesujet,changementd’objetouchangementd’acte.Jenesoutienspour l’instant rien d’autre que ceci : si le ready-made est une œuvre d’art, cela ne peut tenirexclusivementàaucundesfacteurs,maisàl’événementconsidérédanssatotalité.

Del’acteàl’idée

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Maisilnesuffitpasdedéplacerlefaitopéraldel’objetproposéversl’acte(total)deleproposerpour définir correctement le mode d’existence du ready-made ; s’en tenir là reviendrait à ranger leready-made parmi les arts (autographiques) de performance comme la danse ou l’exécution (oul’improvisation) musicale. Or une performance est une action qui réclame, comme toute œuvre,autographiqueou allographique, une attention scrupuleuse aumoindrede ses détails, et donc ici unerelation perceptuelle in praesentia, ou pour le moins à travers une reproduction fidèle parenregistrement. C’est à ce titre qu’unmouvement de danse ou une exécutionmusicale est un objetesthétiqueetunaccomplissementartistique:ilnesuffitpasdesavoirque«NijinskiadanséL’Après-midid’unfaune»ouque«PolliniainterprétélasonateHammerklavier».Enrevanche,pasplusqu’iln’estnécessaire,utileetpertinentdes’abîmerdanslacontemplationextatiqueouscrupuleuseduporte-bouteilles,iln’estnécessaire,utileetpertinent,pourrecevoirpleinementl’œuvredeDuchamp,d’avoirassistéàl’ensembledesactesphysiques,verbaux,administratifsetautresparlesquelsilproposaunjourà l’appréciation dumonde de l’art cet objet, ou un autre.Que cet objet ait un jour abouti dans unegalerie, et qu’il soit aujourd’hui conservé dans un ou plusieursmusées, est la seule chose qui nousimporte. Et même une œuvre conceptuelle éphémère et donc événementielle, comme l’InvisibleSculpture de Claes Oldenburg134, ne peut être définie comme une performance, car les spectateursdirectsdecehappeningnefurentpasmieuxplacéspourenpercevoirlasignificationqueceuxquienprirent connaissance par voie de presse ou, plus tard, dans des ouvrages d’histoire de l’art ; et ilsl’auraientsansdoutereçuedemanièreerronées’ilsl’avaientcontempléeattentivementdanssondétailcommeunballetdeBalanchineouunemise en scènedeBobWilson.Quelque soit sonmédiumdemanifestation(etnousallonsenconsidérerquelquesautres), l’œuvreconceptuelleconsistebienenun«geste»depropositionaumondedel’art,maiscegesten’exigenullementd’êtreconsidérédanstousses détails perceptibles. Comme Binkley le disait plus haut de L.H.O.O.Q., et comme on peutévidemment le dire deBottlerack, l’acte de proposer ces objets n’est pas encore l’objet artistique àconsidérer : une simple « description » nous en apprend autant (de ce point de vue) sur lui que sacontemplationattentive,etlamanièredontilaétéaccomplidanssondétailphysiquen’importepasàsacompréhension.Àvraidire,même lemotdescription est impropreàdésigner lemode sous lequel ils’offre suffisamment à la réception, car une « simple description » peut entrer dans une infinité dedétails,fortnécessairesetjamaistropprécispourdonnerunejusteidéed’untableaudeVermeer–oudePollock–,maiscertainementoiseuxpourl’intelligenced’unready-made:lefaitqueleporte-bouteillesait cinquante ou soixante tiges, ou la teinte exacte de son métal, n’importe certainement pas à sasignificationartistique.Enfait,cequ’appelleunready-made,ou lehappeningd’Oldenburg,n’estpasunedescription(détaillée),maisplutôtunedéfinition,parcequecequicomptedanscegenred’œuvresn’estnil’objetproposéenlui-même,nil’actedepropositionenlui-même,maisl’idéedecetacte135.Demêmequel’objetpersistant,quandilyenaun,renvoieàl’acte,l’acterenvoieàsonidée,ou,commeonle dit plus couramment aujourd’hui, à son concept – lequel, comme tout concept, n’a pas à être«décrit»,maisàêtredéfini.

Jeviensdedire«commetoutconcept»,maiscelanedoitpasdissimulerquelestermes idéeetconceptsontprisicidansunsensassezparticulier,etdifficile,lui,àdéfinir,bienquetoutàfaitcourant,et sans doute plus familier à tous que leur sens logique ou philosophique. Je ne saurais mieux ledésignerqu’enévoquantleuracceptionpratique,commelorsqu’ondit:«C’estunebonneidée136»,oucommelorsqu’unindustrielouuncommerçantparled’un«nouveauconcept»àproposduprincipedefonctionnement ou de présentation d’un produit137. Ce rapprochement avec le domaine économiquenousaiderasansdouteàmieuxdistinguer l’œuvredeDuchampdeses supportsmatériels,puisque leready-madeestgénéralementunobjet industriel : leporte-bouteillescomme instrumentdomestiquea

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sonconcept,Bottlerackalesiencommeacteartistique,lesecondafortpeuàvoiraveclepremier,etc’estenluiqueconsisteleready-madecommeœuvre:nonpasenl’acte,maisenl’idéed’exposerunporte-bouteilles.

Renvoyésd’unobjetàunacte,nonphysique,maisculturel,etdecetacteàsonconcept,nousvoiciaffrontésàcettenotiond’artconceptuel,ouplutôt(j’yreviendrai)d’œuvreconceptuelle,àlaquellej’aicavalièrementrapportélesready-madedeDuchamp,antérieursdeplusd’undemi-siècleàlanaissancedecettenotion–oupourmieuxdire,carc’enestun,etplutôtbientrouvé,dececoncept.Maisjenesuis pas seul à considérer que les ready-made ont été, sans lemot, les premiers exemples d’œuvresconceptuelles138, c’est-à-dire pour moi d’œuvres dont l’objet d’immanence est, au sens susdit, unconcept,etdontlamanifestationpeutêtre,soitunedéfinition(«exposerunporte-bouteilles»),soituneexécution(l’expositiond’unporte-bouteilles).

Jereviendraisurlesimplicationsdecettedéfinition-ci(celledel’œuvreconceptuelle),maisjedoisd’abord, sans entrer dans le détail d’un important chapitre d’histoire de l’art moderne139, rappelerquelques exemples d’œuvres plus ou moins officiellement (c’est-à-dire autodéfinies comme)conceptuelles,neserait-cequepourillustrerladiversitédeleursmédiumsdemanifestation.

Onsaitquel’InvisibleSculptured’Oldenburg,déjàcitée,futqualifiéede«conceptuelle»paruneautoritédelavilledeNewYork140.Enjuin1969,RobertBarryenvoiepouruneexpositionàSeattleunecontribution réduite à (l’objet de) ce message : « Tout ce que je sais mais à quoi je ne pense pasprésentement, 13h36, 15 juin1969,NewYork. »Endécembrede lamêmeannée, lemêmeartisteorganiseàlagalerieArtandProjectd’Amsterdamune«exposition»quiconsisteencetavisplacardésurlaportedelagalerie:«Pendantl’expositionlagalerieserafermée141.»En1972,ChrisBurdensefaitenfermerdansunsacetdéposer(j’ignorecombiendetemps)suruneautoroutecalifornienne;cetteœuvres’intitulaitsobrementDeadman,maiscettesinistrepromesse,parchance,nefutpastenue.

C’est donc par analogie rétroactive que je qualifie de conceptuels les ready-made deDuchamp,maisaussi,parexemple,lesBoîtesBrillod’AndyWarhol(1964),quisontdefauxready-made,puisquefidèlementexécutésàlamain;dumême,quelquesfilmsinterminablesetvolontairementmonotones(lemotestfaible),commeSleep (1963),quimontrependantsixheuresunhommeendormi,outelautre,dontj’ignoreletitre,lastatuedelaLibertépendantvingt-quatreheures;leDeKooningErased(1953)de Rauschenberg142 ; les imitations géantes de vignettes de B.D. par Lichtenstein, avec leur trametypographique scrupuleusement restituée, ou ses sarcastiques Brushstrokes (1965-1966), de mêmetechnique, dérisionmécanisée de l’action painting expressionniste ; les drapeaux, cibles, chiffres etlettresdeJasperJohns;lesemballagesmonumentauxdeChristoetlesdiversesmanifestationsduLandArt;lesinnombrables«sculptures»desannéessoixante-dix,consistantenrouleauxdegrillage,entasdegravats,dechiffonsoudecordes,enpiècesdemonnaiedisperséessurlesol,etc.

Tous ces exemples relèvent plus ou moins, ou se présentent sous les espèces, des arts ditsplastiquesouvisuels,maisl’InvisibleSculpture,jel’aidit,consistemalgrésontitre(d’ailleursambigu)davantage en un événement qu’en un objet persistant, et plus encore, heureusement, l’exhibition deBurden. Et certaines œuvres musicales ou littéraires me semblent non moins typiquementconceptuelles : ainsi du récital silencieux de John Cage143, ou de certaines productions oulipiennes,qu’onnepeutappréciercorrectementoupleinementsil’onneperçoitpasleurprincipegénérateur:lelipogrammeenestuneparfaiteillustration,etLaDisparition,romansansedeGeorgesPerec(1969),leplusfameuxaccomplissement.Maissil’onaccordeauxlipogrammes,etautresS+7,laqualificationdeconceptuel,commentlarefuserauxproduitsdufameux«procédé»deRaymondRoussel–etcommentnepasremonterpareillementdeCageàSatie?Onvoitdoncqueleconceptuelestunrégime(cetermeest provisoire) qui peut investir tous les arts, et tous les modes de présentation : objets matériels,

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événementsphysiques,maisaussiobjetsidéauxcommeletextedeLaDisparition.Ontrouvepeut-êtreque j’élargis indûment lechampd’actiond’un typed’art trèscirconscrit,etdont lamodefut,commetoutes,fortpassagère.Mais,avantde(etpour)m’enjustifier,jem’apprêteàl’élargirencoredavantage.

Laréductionconceptuelle

En effet, ce qui motive cette extension, ou plutôt ce sentiment que la notion d’art conceptuels’applique(plusoumoins)àungrandnombred’œuvrescaractéristiquesdescourantsDada,Pop,néo-Dada, et, nous le verrons, de quelques autres, c’est le fait que, dans ce type d’œuvres, l’objet oul’événementproduit (ouchoisi) l’est,noncertesenvertude sesqualitésesthétiquesau senscourant,mais au contraire en vertu du caractère critique, paradoxal, provocant, polémique, sarcastique ousimplement humoristique qui s’attache à l’acte de proposer comme œuvre d’art un objet ou unévénementdontlespropriétéssontordinairementressentiescommenonartistiquesouanti-artistiques:objets industriels de série, vulgaires, kitsch, ennuyeux, répétitifs, amorphes, scandaleux, vides,imperceptibles,oudontlespropriétésperceptiblesimportentmoinsqueleprocédédontellesrésultent.Àcetitre,desœuvresaussiclassiquesqueleBolérodeRavel(thèmerépétédix-huitfois,avecvariationconstanteetaugmentationprogressivedel’effectiforchestral)ouinversementlasymphoniedesAdieuxde Haydn (où les exécutants quittent leur pupitre les uns après les autres) peuvent être aussilégitimementqualifiéesdeconceptuelles.Maisonpeutdireencorequetouteslesœuvresd’avant-garde,depuislafinduXIXesiècle,ontétéreçuessurunmodeconceptuelpar lepublicqu’ellessurprenaientdanssesnormesouseshabitudes,parcequelefaitetlemotifdecescandaleprenaientpourluilepassurledétaildespropriétésperceptuellesdesœuvresquileprovoquaient:LeDéjeunersurl’herberéduità une femme nue entre deux hommes habillés, Olympia à son impudeur, l’impressionnisme à sestouchesséparées,Wagneràsesleitmotive,lapoésiesansrimes,lamusiqueatonale,lapeintureabstraite,l’action painting, le minimalisme, autant d’accomplissements artistiques (parmi bien d’autres) où legrandpublicneperçutd’abordqu’un«truc»,formelouthématique,dontlanouveautélefrappaitaupointdeluirendretoutlerestenégligeable,voireimperceptible.

Mais les changementsdeparadigmeesthétiquequi caractérisent l’évolutionde l’artmodernenesontpasleseulfacteurderéceptionconceptuelle.J’aimentionnélavénérablesymphoniedesAdieux,qu’uneattentiontropexclusiveàsontraitleplusmanifesteréduitàl’illustrationouàl’exploitationd’untruc.LequatuorditdesDissonances,lasymphoniediteInachevée, lepréludeditdeLaGoutted’eau,LaMerdeDebussy,etungrandnombred’autresœuvresmusicalespâtissentainsi (si c’estpâtir),demanièrepresqueirrésistible,ducaractèretropévocateuroutropdémonstratifdeleurtitre.UntableaucommeLaChuted’IcaredeBruegel144seprêteassezbienàuneexpériencecontrastive,etconcluanteàcetégard.Montrez-lesansindiquersontitreàunspectateurquil’ignore:sonattentionseporterasurl’ensemble du paysage terrestre et maritime, sur le personnage central du laboureur, sur la lumièrematinale,etc.;bref,ilregarderaletableausanspeut-êtreseulementremarquer,détailinfime,lajambeencoreémergéeduplongeur invisible, àdroitedunavireaumouillage.Àunautre spectateurdonnezd’abord le titre, et toute sa perception du tableau s’organisera inévitablement autour de la question :«Oùest Icare?»,puisde l’attributionde la fameuse jambeauhérosprésuméde la scène, enfinduprocédéconsistantàévoquercetévénementfabuleuxparunesynecdoqueminimaliste,àlalimitedeladevinette(«Cherchezl’aviateur»)145.Etj’imagineunfamilierdepeintureclassiqueélevédanslegoûtexclusifdesscènesd’histoire,despaysagesmythologiquesetdesportraitsd’apparat,soudainconfrontéà une humble nature morte de Chardin, pour nous l’emblème par excellence de la peinture la plussubstantiellementpicturale:saréactionlaplusprobableseraitsansdoute,sinondes’esclaffercommele

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publicde1872devantlespaysagesdeMonet,aumoinsdes’étonner,commeditàpeuprèsPascal,decequ’unartisteaiteulevaindesseind’attirernotreattention«pourlaressemblancedeschosesdontonn’admirepoint lesoriginaux»!Unetelleréaction,quidirigetoutel’attentionsuruneidée(«Chardinnous provoque avec un tableau représentant une vulgaire batterie de cuisine! »), constituerait uneréceptiontypiquementconceptuelled’uneœuvrequicertainementnelaréclamaitpas.

Commelemontrecetexemple,uneréceptionconceptuellepeutn’êtrepaspertinente,etsansdoutefaut-ildirequelaréceptionconceptuelleesttoujoursplusoumoinspertinente,lepluss’appliquantparexempleauporte-bouteillesdeDuchamp,lemoinsàceluideChardin(jesaisbienqu’iln’yenapas,mais jesaisaussiqu’ilpourraityenavoir,etentoutcas ilyaaumoinsdesbouteilles),dontProust,répondantdefactoàPascal,écrivaitsimplementque«Chardinl’atrouvébeauàpeindreparcequ’ill’atrouvé beau à voir146 ». Entre les deux, par exempleLaChute d’Icare ouOlympia, d’où l’intentionhumoristique ou provocatrice n’est sans doute pas absente, sans pour autant évacuer les propriétéspicturales du tableau147.Mais ce qui est vrai de la réception conceptuelle l’est aussi de la réceptionperceptuelle : s’il n’est sans doute pas très pertinent de considérer un zip de Barnett Newman, unmonochromedeReinhardt,unLdeMorris(ouplusgénéralementlesproductionsdelapeintureetdelasculpture minimalistes), un drippingde Pollock ou une compression de César148 comme de simplesprovocationsconceptuelles, il ne seraitpasplus légitimed’admirer la«brillante facture»desboîtesBrillo,le«galbeélégant»deFountainoula«puissantechorégraphie»desfossoyeursd’Oldenburg.

Cettequestiondelégitimitédébordefâcheusementmonproposactuel,carellerenvoiedemanièretrès insistante à celle de la pertinence de l’intention de l’auteur : s’il n’est pas légitime de traiterFountaincommeunBrancusi,c’estparcequenoussavonsqueteln’étaitpasleproposdeDuchamp,etque nous considérons son propos comme inhérent à son geste, et comme inscrit dans l’objet qui leperpétue;s’iln’estpaslégitimederecevoirOne(Number31)commeunbongag,c’estparcequenoussavonsquePollockn’avaitriend’unhumoriste,etquenoustrouvonsdanssesentrelacsdecoulureslatracedesonsérieuxpassionné.Mais,aprèstout, l’ignoranceoul’indifférenceauxintentionsontleursdroits,etdenouveauchacunestlibred’admirerunurinoiroudesourired’unfouillisdedégoulinures.Je réserve pour plus tard ce sujet controversé qui tient, je pense, aux rapports complexes entrel’artistiqueetl’esthétique,pourreveniràlaquestiondurégimed’immanencedesœuvresconceptuelles.Puisque le fonctionnement conceptuel d’une œuvre est toujours en partie attentionnel, c’est-à-diredépend toujours du type d’attention que lui porte son récepteur, cette question doit être maintenantformuléeencesnouveaux termes :quelest le régimed’immanenced’uneœuvre(quellequ’ellesoit)pourquilareçoit(légitimementounon)commeconceptuelle?

Decequiprécèdeilsuitpourmoiquel’étatconceptueldépendetprocèded’uneopérationmentale(conscienteounon)quiconsisteàréduirel’objetoul’événement,souslesespècesduquelseprésentel’œuvre,àl’actedeprésentercetobjetoucetévénementcommeuneœuvre,etcetactelui-mêmeàson« concept », objet évidemment idéal, et capable de prescrire d’autres objets ou événements que l’ontiendraàcetégardpouridentiquesouéquivalents:leconcept«exposerunporte-bouteilles»,quej’aiextrait par réduction de la perception d’un porte-bouteilles exposé dans une galerie d’art, peut semanifesterindéfinimentdanstouteautreoccurrencedecetacte,s’ilyena,commeletexted’uneœuvrelittéraire ou musicale peut se manifester indéfiniment dans toutes ses occurrences ou dans tous sesexemplairescorrects.Mais l’idéalitéduconcept,encesensartistiquecommedans lesens logiqueduterme,n’estpasidentiqueàcelled’uneœuvreallographique,textelittéraire,compositionmusicaleourecettedecuisine,etlaréductionquiluidonnelieun’estpasidentiqueàlaréductionallographique,quinous mène de l’exemplaire d’un livre ou de l’exécution d’une sonate à l’idéalité de leur objetd’immanence.

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Quecesdeuxopérationsne soientpas identiques, c’est cequi apparaît à l’évidence lorsqu’ellessont toutes deux présentes ensemble et appliquées au même objet. Soit un exemplaire de LaDisparition : une première réduction, allographique, me permet, si je sais lire, de dégager de sespropriétés « contingentes » d’exemplaire (individuelles, comme celle d’être taché à la page 25, ougénériques,commecelledecomportertroiscentsixpagesimprimées)lespropriétés«constitutives»desontexte,oupropriétésd’immanence,parexempledecomportertelnombredemots,deracontertellehistoire,etc.Jepasseainsidulivreautexte,etjepuisévidemmentenresterlà.Maisilsepeutaussi,àunmomentquelconquedecettepremièreréduction,inhérenteàtoutelecture,quejem’avise(sijen’enai pas été préalablement informé) d’une particularité de ce texte (qui se trouve être aussi uneparticularitédecetexemplaire) :qu’ilnecomporteaucuneoccurrencedela lettree.Àpartirdecetteobservation,jepuis(maisjen’ysuispasobligé)melivreràunesecondeopération,quej’appellerailaréductionconceptuelle, etquiconsisteà réduirece texteàcetteparticulariténégative, c’est-à-direaufait d’être un « lipogramme en e » (le concept auquel je réduis La Disparition peut d’ailleurs –réduction plus forte, puisqu’elle supprime un trait de la définition – être celui, plus générique, de«lipogramme»toutcourt;maisilmeparaîtquecetteréduction-làseraittropfortepourêtrepertinente,parce qu’un lipogramme en y, par exemple, ne présente pas l’intérêt de difficulté surmontée d’unlipogrammeene,lalanguefrançaiseétantcequ’elleest).Mêmedoubleréduction,biensûr,sijepassed’une exécution ou d’une partition du Boléro à son texte musical, et de ce texte à son conceptinstrumental, etc. Bien évidemment, dans le cas d’œuvres d’apparence autographique, commeBottlerack,seulelaréductionconceptuelleseproduit(s’ils’enproduitune),quimeconduitdirectementdel’objetphysiqueauconceptdesonexpositionartistique.

Mais que la réduction conceptuelle ne soit pas identique à la réduction allographique ne suffitévidemmentpasàdéfinirladifférenceentrecesdeuxopérations.Jevaistenterdelefaire,enindiquanttoutdesuitequ’ils’agitàmesyeuxd’unedifférencededegré,eten laconsidérantpar lebiaisde ladifférenceentreleursrésultats.

L’effetdelaréductionallographique,nousl’avonsvuplushaut,est laconstitutiond’uneidéalitésingulière, ou d’un individu idéal, tel qu’un texte littéraire ou musical. Un tel objet, quoique idéal,répond à la définition logique de l’individu, ultimedans songenre et n’étant comme tel susceptible,comme dit Lalande, « d’aucune détermination ultérieure ». Il en va ainsi, bien sûr, du texte de LaDisparition, individu idéal, ou, à l’idéalité près, du porte-bouteilles de Duchamp, individu physiquesingulier(quoiquemultiple).Maisleconcept(lipogrammeeneouready-made)auquel,plusoumoinslégitimement, je réduis ce texte idéal ou cet objet physique n’a, lui, rien d’individuel. Il est même,commetoutconceptausensordinaireduterme,typiquementgénérique:aprèstout,lelipogrammeetleready-madesontdesgenres,s’ilenfut.Toutemanifestationsingulièred’un«geste»conceptuelestunindividu,mais le concept auquel on peut le réduire est générique et abstrait, et susceptible, selon ledegré d’abstraction, de décrire un ensemble plus ou moins spécifié et diversifié de manifestationsindividuelles,selonunarbredutype:

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Cette clause du « degré d’abstraction » explique à peu près, j’espère, ma présentation de ladifférenceentre lesdeux réductionscommedifférencededegré : jene suispas sûrque ladifférenceentreindividuetespècesoitgraduelle,maisjesuissûrqu’ilyadesdegrésdanslahiérarchielogiquedesclasses:legenrelipogrammeestplusloindel’individuDisparitionquel’espècelipogrammeene.Onasansdoutecomprisquetoutjugementconsistantàréduireuneœuvreàsongenreestuneréductionconceptuelleparmid’autres.Maisréduireuneœuvreàsongenreestuneopérationbeaucoupplusforte(plusréductrice)quel’assigneràsongenre.Dire:«LaChartreusedeParmeestunroman»,c’estunesimpleassignationgénérique.Laréductionconsisteraitàpenserqu’ona toutditdeLaChartreusedeParmequandonadit:«C’estunroman.»Sil’onserefuseàcetteréduction,c’estparcequ’onestime,assezraisonnablement,queLaChartreusedeParmen’estpasuneœuvreconceptuelle.

On peut donc définir, de manière relative et graduelle, le régime d’immanence des œuvresconceptuellesentantqueconceptuellescommeunrégimehyper-allographique,àpeuprèsencesensqueleurobjetd’immanence(leconcept)estnonseulementidéal,commeunpoèmeouunesonate,maisencoregénériqueetabstrait.Mais j’aiprécisé :en tantque conceptuelles,cequi signifieentreautresquandetdanslamesureoùellessontreçuescommetelles.Cemodederéceptionpeutêtre,selonlescas,légitimeetpertinent(c’estàpeuprès,selonmoi,celuidesready-madeetdesœuvresofficiellementconceptuelles:siArsèneLupinsubstitueauporte-bouteillesdumuséeunporte-bouteilles,identiqueounon,achetéouvoléauBHV,jenem’ensouciepas),aberrant(LaFontainedecuivredeChardinreçuecomme provocation pré-dadaïste), ou à mi-chemin comme manifestement insuffisant : que LaDisparitionsoitunlipogrammenel’empêchepasd’êtrecelipogramme,c’est-à-direuntextesingulier,et,de touteévidence,entresa lecturenaïveparun lecteurquin’ypercevraitpas l’absencedeeetsaréduction totale au concept de lipogramme en e, se tient (pourmoi) la bonne lecture, qui consiste àconsidérerdansledétail,pourlemoins,«commentc’estfait»,enessayantdepercevoirlesdétoursetlesmanœuvresverbalespar lesquels l’auteurréussitàéviterconstamment lafameuselettre149.Sil’onm’apprenaitqu’un romanHarlequinaété secrètement,gesteéminemmentconceptuel, écrit, selon lesnormesetlestyleuniformémentrequisdelacollection,parMauriceBlanchot,celanemedispenseraitpasd’yallervoirdeplusprès,bienaucontraire.Etsil’onnemedisaitpaslequel…

Cette pertinence variable de la réception conceptuelle entraîne trois conséquences, d’importancetrèsinégale,quejeveuxsignalerpourenfiniraveccesujet.Lapremièreestqu’onnepeutjamaisdired’avanceetdansl’absolu,commelefaitBinkley,quela«description»d’uneœuvreconceptuelleenestunemanifestationplusadéquatequesonexécution.Carlaréductionconceptuelleestuneopérationquechacun devrait effectuer par lui-même, pour chaqueœuvre et à sa guise, et à cet égard il est plutôtfâcheuxquelesvisiteursdelacollectionArensbergdumuséedePhiladelphiesachentd’avancecequilesyattend.Ilenestdugesteconceptuelcommedubon(etafortioridumauvais)gag:ilperdàêtre,comme on dit, « téléphoné ». Il perd encore plus à être institutionnalisé, enrégimenté dans des« mouvements », groupes et autres ouvroirs jaloux de leur label et de leurs cotisations. Le gesteconceptuelestpardéfinition(plusoumoins)réductibleàsonconcept,maiscen’estpasà luidedirepourquoi,combien,nicomment.Duchamplesavaitbien,maisn’estpasDuchampquiveut.

Deuxièmeconséquence:puisqu’ilesttoujours(plusoumoins)loisiblederecevoiruneœuvresoitenmode«perceptuel»,c’est-à-direenconsidérantl’objetproposépourlui-mêmeetdansledétaildesespropriétésindividuelles150,soitenmodeconceptuel,c’est-à-direenremontantdel’objetàl’acteetde l’acte au concept, soit selon quelque combinaison des deux attitudes de réception, il s’ensuit que

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l’état conceptuel n’est pas un régime stable, exclusif de son contraire et appuyé sur une traditionconstituante, comme l’est par exemple l’état allographique de la musique depuis l’invention(progressive) de la notation. Une œuvre ne peut fonctionner en régime allographique que si elleappartientàunepratiqueartistiquedevenueglobalementallographiqueenvertud’unconsensusetd’uneconventionculturelle:iln’yapasd’œuvreallographiquesansartallographique151.Enrevanche,l’étatconceptuels’applique(ounes’appliquepas)aucoupparcoup,œuvreparœuvre,etselonunerelationfluctuanteentrel’intentiondel’artisteetl’attentiondupublic,ouplutôtdurécepteurindividuel.Iln’yadoncpas d’art conceptuel,mais seulementdesœuvres conceptuelles, et plus oumoins conceptuellesselon leurmodederéception.Etcecaractèreconditionnelaffecteévidemmentaussi l’étatperceptuel,puisquelesdeuxmodesderéceptionsontentreeuxdansunerelationdevasescommunicants,àsommeconstante : une œuvre est en fait toujours reçue à la fois, mais en proportions variables, commeperceptuelle et comme conceptuelle, et on appelle légitimement « conceptuelles » celles que diversmotifsindividuelset/ouculturelsamènentàrecevoirdecettefaçonplutôtquedel’autre.

Ladernièreconséquence,quiexcède largement l’objetdecevolume,etque jen’indique iciqueparprovision,estrelativeàlafonctionesthétiquedel’œuvreconceptuelle,c’est-à-dire,ensomme,deson concept.Si l’on s’en réfère à la définitionkantiennedu jugementdegoût, une telle fonction esthautement paradoxale, ce jugement excluant, commeon sait, tout concept déterminé.Et si l’on s’enréfèreauxcritèresgoodmaniensde l’objet esthétique, lieudecontemplation (active) infiniedepar lecaractère inépuisable de sa fonction symbolique, on voit mal comment un objet de pensée aussipéremptoirementdéfiniqu’unconceptdeready-madepourraitdonnerlieuàunetellecontemplation.Laréponseprovisoire,mesemble-t-il, c’estque,mêmesi legesteconceptuel estdedéfinition simpleetexhaustive, comme « exposer un porte-bouteilles », la signification, et donc la fonction de ce geste,reste, elle, indéfinie, ouverte et suspendue comme celle de tout autre objet esthétique (naturel ouartistique).Qu’avouludireau justeDuchampenexposantunporte-bouteillesouBarryen invitant lepublicàuneexpositionclose,nousnelesavonspasexactement,euxnonplussansdoute,etnousnesavonspasplusexactement, toutesaisied’intentionmiseàpart,cequ’effectivementcesœuvresnousdisent152.Encela,etàsamanière,l’œuvreconceptuelleestelleaussiinépuisabledanssafonction.C’estunconceptdontl’effetn’apasdeconcept,etquidonc,luiaussiet,commeondit,«auseconddegré»,peutplaire–oudéplaire–sansconcept,et(accessoirement)sansfin.

10.Cecitueracela?

La distinction des régimes, quoique fondée davantage sur des traditions culturelles et desconventions sociales que sur desdonnéesd’essence, etmalgré la présencede régimes intermédiairescommeceluidesautographiquesmultiplesoudesperformancesitérables,restebienl’axefondamentalde l’immanence artistique. Cette opposition historique est irréductible en ce sens que le régimeallographique, là où il fonctionne, ne peut faire l’économie de l’objet idéal qui fonde sonfonctionnement : la moindre itération, la moindre conversion d’une exécution en (dé)notation ouréciproquement,lamoindrelectureoudictée,supposeundétourexpliciteouimpliciteparcetypeidéal,dont le régime autographique, en tant que tel, ne présente aucun équivalent. Tenter, dans un effortd’empirisme radical, de ramener le régime d’immanence d’une œuvre littéraire ou musicale à unecollectiond’objetsoud’événementsphysiquessansrelationàuntype,c’ests’empêcherabsolumentde

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définir,voiredepenser,larelationd’équivalenceentrecesdiversobjetsouévénements,s’interdiredeles reconnaître pour des exemplaires ou des occurrences du même texte, et donc à la limite secondamneràérigerchaqueexemplaireouoccurrenceenuneœuvredistincte,dansununiversàlaFunesoù la singularité irréductible de chaque grain de sable proscrit le recours à un être de raison aussifantomatiquequeleconceptdegraindesable:unefoisdeplus,l’extrapolationontologiqueduprinciped’Occamestuneéconomiequicoûtecher.Sil’onnedoitpasmultiplierlesidéalitésau-delàdubesoin,iln’estpastrèsraisonnabledes’arrêterendeçà.

L’autre (la seule) voie possible d’unification, non plus théoriquemais effective, consisterait enl’achèvementduprocessushistoriquedepassageprogressifdel’autographiqueàl’allographique.SelonNelsonGoodman,jelerappelle,touslesartsontdûêtreautographiquesàl’origine153,etquelques-unssesont«émancipés»enadoptantunsystèmeplusoumoinsnotationnel.Quelques-unsou,pourmieuxdire,presquetous,puisqueleseulauquelcetteémancipationsoitcontestéedansLangagesdel’artestlapeinture (mais on peut supposer que le même genre d’obstacle devrait retenir certaines formes desculpture).Jenerevienspassurledétaildel’argumentation,dontlaconclusiontrèscatégorique(«Laréponseestnon»)estqu’aucunsystèmedenotationnepeutêtreappliquéàcetart,quinepourradoncjamaisdevenirallographique154.

MaisGoodmannedevaitpas tarderàverserunpeud’eaudanscevin. Jedoisd’abord rappelerqu’un certain nombre de peintresmodernes, commeMondrian,Vasarely ouWarhol155, et sans doutequelques autres, que rapprocherait peut-être le caractère minimal d’une facture qui se prête plusfacilementqu’uneautreàlareproductionfidèle,nevoyaientpasd’obstacleàlamultiplicationdeleursœuvres. Je rappelle encorequedes témoinscommeBenjaminouMalraux se sont faits (àdesdegrésdivers) leshérautsde la« reproductibilité technique»etduMusée imaginaire,quidispenseraient enpartielesgénérationsàvenirdelafréquentationdesoriginaux,auxquelsPrieton’accordeplus,souslenom de « collectionnisme », qu’une valeur commerciale et/ou fétichiste.Mais le texte qui pourrait,quoique bien antérieur à Langages de l’art, avoir inspiré à Goodman une semi-palinodie est cetteremarquedeStrawson:«Nousn’identifionslesœuvresd’artavecdesobjetsparticuliersqu’àcausedesdéfautsempiriquesdenostechniquesdereproduction.Sicesdéfautsn’existaientpas,l’originald’unepeinture n’aurait d’autre intérêt que celui que possède lemanuscrit original d’un poème.Différentespersonnespourraientvoirexactementlamêmepeintureàdifférentsendroitsaumêmemoment…156.»Dans une réponse à JosephMargolis au cours d’un colloque tenu au début des années soixante-dix,Goodmanrevientsurcesujetdansdes termesquifontmanifestement,quoique implicitement,échoàceuxdeStrawson:

Le professeur Margolis soutient que la peinture n’est pas irrévocablement autographique, et que ce que nous regardonsaujourd’huicommedesreproductionspourraitêtreunjouracceptécommeletableauoriginal.J’aiexposéquelquesfortesraisonspourlesquellescefaitestimprobable,maisjen’aipassoutenuquelapeintureestinaltérablementautographique.Pourqu’unartdevienneallographique,ilfautquesoitétablil’usagederapporterdesexemplaires[instances]àdesœuvresindépendammentdeleurhistoiredeproduction.Siunjourvenaitoùlesreproductionsd’untableauseraientacceptéescommedesexemplairesnonmoinsauthentiquesqueletableauinitial,ensortequecelui-cineprésenteraitplusquelasorted’intérêtoudevaleurquis’attacheaumanuscritouàl’éditionoriginaled’uneœuvrelittéraire,alorsbiensûrcetartpourraitdevenirallographique.Maiscelanepeutadvenirpardécret:unusageoutraditiondoitd’abordêtreétabli,etcodifiéparlasuiteaumoyend’unenotation157.

Cetteréponseestcurieuse,card’unepartGoodmancouvresaretraiteenniantunpeueffrontémentêtrealléjusqu’àrefuseràlapeintureundevenirallographique;d’autrepart,ilexposetrèsclairementlesconditionssocioculturellesnécessairesàunteldevenir;maisilcommenceparaccepterlestermes,

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1.2.

3.

proposés parMargolis, Strawson et bien d’autres, qui ne font pas exactement état d’un authentiquepassage (via usage, tradition, réduction, notation) au régime allographique, mais simplement desprogrèsàvenirdes techniquesdereproduction.C’esteneffetàcetéventuelperfectionnementqueseréfèrentceux,artistesouthéoriciens,quej’aiévoquésàl’instant,ettousceux,sansdouteinnombrables,pourquiunereproduction«parfaite»dispenseraitdurecoursàl’original.Maisquidit«reproduction»(parfaiteounon)n’impliquenullementnotation,réductionautypeettoutleprocessusmentalindividueloucollectifquesuppose le régimeallographique,mais toutsimplementunebonneprised’empreinte.Qu’uneempreinte fidèlepuisseêtreplus«proche»de l’originalqu’une réexécutionconformeàunenotationcorrectenechangerienàcettedifférencedeprincipe,quenousavonsdéjàrencontrée.Qu’ilfaille aussi un consensus et une convention pour accepter comme valide (à sa façon) une bonnereproductionn’ychangeriennonplus,cardetouteévidencececonsensus-làn’estpasdumêmeordrequeleconsensusallographique158.CequiexpliquesansdoutelafacilitéaveclaquelleGoodmanpassed’unmode à l’autre, c’est le fait quedans les deux cas la validité de l’exemplaire est établie « sansréférenceàsonhistoiredeproduction»;maisjenesuispassûrqu’uneépreuvephotographique(ouunenregistrement,ouunmoulage)puisseêtrevalidéeencestermes:cequifaitd’unephotounephoto,cen’estpassafidélitéau«modèle»,qu’uneconventionpourraitratifier,commesil’onacceptaitcomme«bonpourunephotodePierre»unephotodesonsosieJacques:c’estqu’ellesoiteffectivementuneempreinte photonique de ce modèle159. Une reproduction ne peut donc pas plus être validée sansréférenceàsonmodedeproductionqu’uneépreuvedegravurenepeutl’êtreparunautrefaitqueceluid’avoirététiréesurlaplancheoriginale.Lesreproductionsetlesexemplairesallographiquesontsansdouteencommund’exiger,pour fonctionner,uneconvention,maiscen’estpas lamêmeconvention.Bref,l’éventuel(«improbable»)absoluperfectionnementdesreproductionsneferaitpasdelapeintureunartallographique,mais,auplus,unartautographiqueàproduitsmultiples160.

Cette évolution-là ne devrait pas exclure l’autre en principe, mais il est très probable qu’ellel’empêcheenfaitenlarendantinutile:làoùl’ondisposed’unetechniquedereproductionrelativementsatisfaisante, onne semet pas enpeine d’un systèmedenotationdifficile à établir, et par définitiontoujours réducteur. La reproduction photographique, si imparfaite soit-elle encore, a déjà peu à peusupplanté lacopiedansungrandnombredesesfonctions(quenousretrouverons),et l’onsait le tortquelecommercedudisquefaitàlapratiquemusicaled’amateurs.L’enregistrementnumériqueestenpassedesupplanter lapartition,enparticulierpourcertainesmusiquescontemporaines,plusdifficiles(voireimpossibles)ànoter,oudontleprocédécourt-circuitelanotation:«Unjour,ditPierreHenry,iln’yauraplusdeconcert,rienquel’enregistrementnumérique.Onpourrayrevenir,leremixer,pourendonner des versions successives, comme on exécute différemment, selon l’époque, une partition deBeethoven.Pour lamusiqueélectro-acoustique, ledisquec’est lapartition, laconfigurationexactedenotredésirde l’œuvreàunmomentdonné…161.»Lamusiquepourrait ainsi« régresser»du régimeallographiqueversl’autographiquemultiple,carilnefautévidemmentpasprendreàlalettrele«c’est»ducompositeur:queledisqueremplace(mêmeavantageusement)lapartitionnefaitpasqueledisquesoitunepartition:onn’estpascequ’onsupplante.Lapeinture,desoncôté,pourrait«progresser»verslemême état, et la littérature les rejoindre par la vertu d’une néo-oralité rigoureusement numérisée.Maisn’abusonspasdesprophétieshasardeuseset(partiellement)déprimantes.Onsaitsouvent,oucroitsavoir,que«cecitueracela»,maisonnesaitjamaisàcoupsûroùestceci,etoùcela.

VoirparexempleSouriau1947,chap.13.Hegel1832, t.VI, Introduction.Cettehiérarchie, je le rappelle,disposeenvaleurascendante lescinqartscanoniquesquesont l’architecture, lasculpture, lapeinture,lamusiqueetlapoésie.La«division»etlahiérarchiequeproposaitKant(1790,§51-53)étaientencoreplusfaibles.Leseulfaitdeparlersanspléonasmed’«objetsmatériels»indiquequel’onprendiciobjetdansunsenslarge(etd’ailleursclassique)d’objetd’attention,quienglobeaussilesobjetsidéaux.

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Lalande1988,s.v.«Chose».Objetseraitencesensàlafoispluscourantetplusnoble,etjel’emploieraiparfoisainsi.Maisilestnécessairedemaintenirsonacceptionofficielleauniveauleplusélevé,quisubsumetouteslessortesd’immanence,mêmeidéales.C’est-à-diredanslechampdesœuvres,ouobjetsartistiques.Danscelui,plusvaste,desobjetsesthétiques,onrencontreencoredesactes,oudesgestes(«legesteaugustedusemeur»,quin’yprétendpas,oud’autres,moinssublimesetéventuellementplusgracieux),maisaussidesévénementsquinerelèventpasdel’activitéhumaine,comme,justement,l’éclipseselonLalande.Dansunsens,donc,trèsrestreintetàpeuprèsétymologique.Ausenslarge,lesobjetsidéauxsontévidemmentaussiréelsquelesmatériels.Transformatrice,parcequ’aucunproduithumainnel’estexnihilo,maistoujoursàpartird’unmatériau,etdoncd’unobjet,préexistant.VoiràcesujetPrieto1988,p.145.Inversement,la«destruction»d’uneœuvreautographique,commedetoutobjetmatériel,n’estjamaisqu’uneautretransformation:parexemple,deLaJocondeenuntasdecendres.Etencore,ettoujoursdanslesmêmestermes,l’undes«symptômes»delafonctionesthétique:dominancedel’exemplificationsurladénotation,saturationsyntaxiquerelative,parexemple.L’éventuelleinterchangeabilitédecescritèresestunpointdélicat,quenousretrouveronsunjour.VoirGoodman1968,p.229.Lefrançaisn’amalheureusementpasd’équivalentmaniabledecetadjectifanglaisquidésignelespropriétéssubstantiellesdelapeinturecommematériau,enoppositionàsespropriétéspicturales,c’est-à-direformelleset(éventuellement)représentatives;c’estàpeuprèsl’oppositionentrepeindreetdépeindre.Facteur d’unicité, ou d’impossibilité matérielle d’une copie parfaite, ne signifie pas gage d’authenticité au sens rigoureux qui préside (en principe) auxattributions.Qu’un tableau dans lamanière deRembrandt soit unique et incopiable ne garantit pas qu’il est deRembrandt. Les authenticités d’atelier sontsouventpluscollectivesqu’individuelles,pluséminentesqu’effectives.Lesmaîtresd’autrefoisfaisaientsouventleurstableauxcommeCésar(leRomain)faisaitsesponts.Et«delamainde»,quandattesté,estencorevague:dequellemain?1930,50x35,6cm,Pasadena,NortonSimonMuseum;jecitelesindicationstechniquesd’aprèsBoulez1989,p.163.1968,p.258.Ibid.,traductionmodifiée.Édifiépourl’Expositioninternationalede1929,puisdétruit,puisreconstituéen1986pourlecentenairedelanaissancedel’artiste.Luthringer,citéparRudel1980,p.34.Plutôtqu’ébauche,quimeparaîticifautif:j’yreviendraiplusloin.Op.cit.,p.46.D’autres,commeClérin1988,écriventaussi,demanièreplusfidèleausens,miseauxpoints.MaisMoore,quiavaitcommencéparlatailledirecte,passaparlasuiteaumodelage.«Ils’ensuivitunetelledésaffectionquelesprixdiminuèrentdestroisquarts»(Rheims1992,p.226).1968,p.149.1991.1968,p.149;traductionmodifiée.CommeGoodmanyinsisteailleursetàproposd’autrechose(lesdiversesinscriptionsd’unmêmetexte),«iln’yaengénéralaucundegrédesimilaritéquisoitnécessaireousuffisantpourqu’ilyaitréplique»(1968,p.209,n.3).Deuxexemplespresqueauhasard:leBalzacdeRodinquifutexposéauSalonde1898etquifitlescandalequel’onsaitétaitlemodèledeplâtre,aujourd’huiencoreexposéaumuséeRodin.Cen’estqu’en1926quefurenttirés(aumoins)deuxbronzes,dontunpourlemuséed’Anvers.L’autreseraplacéaucarrefourVavinen1939.Untroisièmefuttiréen1954pourleMoMA.DubustedeVoltaireparHoudon,leplâtreoriginalestdanslesalond’honneurdelaBibliothèquenationale,etilenfuttiréunmarbre,aujourd’huiauThéâtre-Français.Cedoubleexemplemontrebienqueladistinctionentreœuvresuniquesetmultiplesnecoïncidepastoujoursaveclafrontièreentresculpturedetailleetdefonte.Les«deuxphases»sontdoncplutôttrois,etgénéralementdavantage,carleprocessusleplusfréquentestapparemment:modèleenterre,moulage,modèleenplâtre,secondmoulage,coulagedubronze.Unetechniquerécenteutiliseunmodèleenpolystyrènetailléaucouteau,dontlemétalprendraentièrementlaplacedans lemoule, puisque le polystyrènedisparaît entièrement à la combustion.Dans cette technique, lemodèlene sert évidemmentqu’une fois, et les tiragessuivantsserontobtenusparsurmoulage.Surlesdiversesfraudesenlamatière,etacontrariosurladéfinitiondel’authenticité,voirFabiusetBenamou1989.Oudescopiesmanuelles,commec’est lecaspourLaDansedeCarpeaux, réfugiéeaumuséed’Orsayet remplacéeaupalaisGarnierparunecopiedePaulBelmondo.Jereviendraiplusloinsurladifférencedeprincipe,d’ailleursévidente,entrecopieetreproduction.Pourdiversesraisonsphysiques,lefacteurd’usureestgénéralementplusimportantengravurequ’ensculpturedefonte,surtoutenpointesèche,oùlesbarbess’écrasentvite.Ils’agitlà,biensûr,delatapisseried’aprèsmodèle.Ilexisteaussi,oudumoinsilpeutexister,destapisseriesimproviséessansmodèle,enuneseulephase,etdoncàobjetd’immanenceunique.Ils’agitdelaFemmeàsatoilette,exécutéede1967à1976parlesGobelinsd’aprèsuncollagedePicasso:deuxexemplairesencouleuretdeuxen«gris».C’estlecasduFaucheurdePicasso(1943),bronze«monotype».1988,p.151sq.Prieto,poursapart,lesqualifierespectivementdereproductionetdecopie,cequirenddifficilelediscernementnécessaire,onvalevoir(maispaspourPrieto),entreexécutionetreproduction.Jeprécisefidèlesanspléonasme,carbiendescopies,enparticuliercellesqu’ontexécutéesdegrandsartistes,sontbeaucouppluslibresquecelles,parexemple,desfaussaires,queleurcoupableindustriecontraintàlaplusgrandeindiscernabilitépossible.Jereviendraisurcesdegrésdefidélité,autitredelatranscendance.Levitrail en est une autre, qui procède égalementpar exécution (enpeintureou émail surverre, oudécoupagedeverres teintésdans lamasse), d’aprèsun«carton»produitparlepeintre,posésousleverreetvisiblepartransparence.Encouture,le«patron»estposésurletissuàtailler,maisleprocédédecalqueestcomparable,etlatranspositionaussiévidente:danstouscescas,l’objetexécutéestclairementdiscernabledesonmodèle.Maislacouturesurpatronrelèvesansdoutedéjà,institutionnellement,durégimeallographique:onvoitcombiencettefrontièreestporeuse.Les«tirageslimités»del’éditiondeluxenerelèventpasdurégimeallographique,puisqu’ilsneportentpassurl’idéalitédutexte,maissurlamatérialitédesexemplaires:ilsrelèventdurégimeautographiquemultiple,commelesmanuscritsrelèventdurégimeautographiqueunique.Pour ce qu’on en connaît, les pratiques aujourd’hui éteintes de la Commedia dell’arte illustraient parfaitement la relation entre canevas préexistant etimprovisationsurscène.Parry1928et1971;Lord1960.«LethéâtredeBaudelaire»,Barthes1964.Jenementionnepas ici la structureharmonique (les«changementsd’accords»), évidemmentnotable (et souventnotée sous formede«grille»),maisquiappartient en principe, non à la variation improvisée,mais au thème préexistant,même si ce thème est l’œuvre de l’improvisateur lui-même – ce qu’il estparfois…àmoitié,lemusicienproduisant(etdéposantàquelqueSACEM)unthèmemélodiqueinéditsurunegrilleharmoniqueempruntée(etnonprotégée).Surlapossibilitédecontrefaçonsdeperformances,voirGoodman1968,p.160,n.9,etp.151-152.«Noussavonsdepuispeuquel’enregistrementduConcertopourpianoetorchestren°1deChopin,quifutadmirépendantdelonguesannéesetprispourunebandederadiosuissed’unconcertdeDinuLipatien1948,estjouéenréalitéparlapianisteHalinaCzerniStefanskaetaétéréaliséen1955àPrague.Labande,lorsdesonexhumation,avaitétéauthentifiéeparMadeleineLipatiquiavaitformellement“reconnu”lejeudesonmari.Autermed’unelongueenquête(avec

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comparaisondessonogrammes?),lapianistepolonaiseapurecouvrersonbien»(Escal1984,p.68).Onnemanquerapasderapprochercecasd’identificationconjugaletropconfiante(ouintéressée?)deceluiduRetourdeMartinGuerre,qu’évoqueàjustetitrePrietopourillustrerladifférenceentrelesdeuxmodesd’identité.Goodman1968,p.136sq.Ladifférenceentrecesdeuxmodes,quitechniquementtendàseréduire,n’estdetoutefaçonpasfondamentaledupointdevuequinousimporteici:enpublicouenstudio,avecousanspossibilitédesereprendre,uneperformanceesttoujoursunévénementquisedérouledansletemps.Pourlethéâtre,ondisposeparexempled’unesériedescriptsscénographiques,commeceluideJean-LouisBarraultpourPhèdreouceluideJeanMeyerpourLeMariagedeFigaro,publiésdansla(regrettée)collection«Misesenscène»,auxÉditionsduSeuil.Beardsley1958,p.56.Cederniercasestàvraidiretroubléparlechangementdepianiste:KlausBilling,puisAlfredBrendel;Fischer-Dieskauaapparemmentenregistrécecycle(entreautres)cinqfois,dontdeuxavecGeraldMoore;lescomparatistess’yperdentunpeu.Jeparleicidecesinterprétationsentantqueperformancesitératives,etnonentantqueperformancessingulièresenregistrées,dontlesépreuvesmultiplessont,parraisontechnique,aussi(etsansdouteencoreplus)indiscernablesentreellesquelesdouzeépreuvesduPenseur.Ceterme,définiplushautp.30,n’estévidemmentpasprésentchezGoodman,quicaractérisesimplementcertainsartscommeautographiques,etcertainsautrescommeallographiques.Goodman1968,p.147-148.PaulZumthor(1987)s’élèvenonsansraisoncontrel’applicationàcegenredepratiquesd’untermeaussimarquéparuneétymologiequiréfèreauseulmodescriptural.Jel’emploierainéanmoins,commepresquetoutlemondeetfautedemieux,pourdésignercommodémentcequ’ilyadecommunauxdeuxmodesdemanifestationdestextes,auniveaudeladistinction,forcémentgrossière,des«arts»(letermeleplusjusteseraitsansdoute«artverbal»).Lemottexteseraévidemmentprisluiaussidanscetteacceptioncommuneàl’oraletàl’écrit.Illeditensommeacontrariodanscettephrasedéjàcitée,1968,p.149:«Lesartsautographiquessontceuxquiontunproduitsingulierdansleurpremièrephase;lagravureestsingulièredanssapremièrephase–laplancheestunique–etlapeinturedanssonuniquephase.»1968,p.150.Etmêmedeux, car si le chapitre 4 expose une «Théorie de la notation », le chapitre 5 examine encore, à la lumière de cette théorie, les différences entre«partition,esquisseetscript».Goodman1984,p.139.Il s’agit ici d’exemplaires singuliers, et non de livres types, ou « titres », comme disent les professionnels, puisque, en cas de présence multiple, chaqueexemplaired’unmêmetitreasacotepropre.Certainsdecessystèmesd’identificationcomportentenfaitdestraitsdescriptifs,etdoncd’identitéspécifique,commelaclassificationthématiquedeDewey,quicommandeunenotationdécimale(700=arts,800=littérature,etc.).Mais,d’unepart,ilfaudrait,pourlarendredescriptivedechaqueœuvre,lacomplexifierjusqu’àenfaireunéquivalentnumériquedesontexte;et,d’autrepart,unsystèmedenumérotationcomplètementarbitraireseraitcertesmoinsparlant,maistoutaussipéremptoire.Lesclassificationsparformatn’ontévidemmentpasderapportautextedesouvragesainsirépartis,etletrait«vingtetunièmeacquisition»peutdifficilementpasserpourunepropriétéintrinsèquedutableauainsiidentifié.Ibid.«Exemplaire»traduiticifautedemieuxinstance,queGoodmanemploiedansunsenspluslargequeceluidecemotfrançais,puisqu’ilenvisagelecasd’instances uniques, comme un tableau singulier ; mais exemple serait encore plus fourvoyant. Hors de ce cas, je réserve l’emploi d’exemplaire auxmanifestationsmultiplesdesseulesœuvresallographiques,ausensoùl’onditqu’unlivreouunepartitionesttiréàtroismilleexemplaires.Ibid.,p.140.Cf.1968,p.154.Sinon totale, parce qu’aujourd’hui encore subsistent par exemple des pratiques architecturales artisanales, comme à peu près celle d’unGaudí à laSagradaFamilia,oudesmusiquesimproviséessansnotationd’aucunesorte.Goodman1972,p.136;1968,p.154-156;1984,p.140.Lapartdescirconstancesd’exécutionestd’ailleursvariable,etpeut-êtrerelativeaucaractèreplusoumoinsphysiquedespratiquesd’exécution.Danslesarts(ousports) les plus « intellectuels », comme le jeu d’échecs, cette part voit sa pertinence réduite à peu près à zéro. « Faire une reprise de volée » est un actetennistiquesusceptibledemillevariantesd’exécutionplusoumoinsefficaces,plusoumoinsélégantes,etc.;auxéchecs,«placersadameenF8»peutêtreuncoupbienoumalinspiréselonladispositiondujeu,maisilnepeutpasêtrebienoumalexécuté,dupointdevuedelapartieelle-même:ilestexhaustivementdéfiniparsafonction,etsonexécutionphysiqueesttotalementnégligeable.C’estsansdouteque,plutôtqu’uneexécution,c’estenfaitlamanifestationphysiqued’unactepurementintellectuel,qu’onpourraitsecontenterd’énoncer«DameenF8»,commeonlefaitd’ailleursdanslescomptesrendusdepartiesoulespartiesàdistance.Contrairementaux réductionshusserliennes (phénoménologique, eidétique, transcendantale),qui sontdesprocédures techniqueset conscientes, celle-ci, je lerappelle,esttoutàfaitcouranteetsouventimpensée.C’estensommeuneréductiondanslesensleplusbanalduterme,quin’exigepeut-êtrepaslaparticipationd’uncerveauhumain:lechiendePavlov(etmêmelemien)saitparfaitementextrairededeuxsignauxleurtraitcommunpertinent.Entre autres, bien sûr, car cette « forme » est typiquement générique. L’énoncé complet des propriétés constitutives du seulAu clair de la lune appelleraitd’autresprédicats,dontlaconjonction,nousleverrons,ledéterminecommeindividuidéal.VoirStevenson1957.L’exigencepratique(remplieàconditiond’unesériede«réquisits»syntaxiquesetsémantiques)enest,jelerappelle,qu’uneparfaiteidentitésoitmaintenueparexemple d’une notation à une exécution, puis de cette exécution à une nouvelle notation, etc. Cette exigence suppose d’ailleurs une analyse certaine entrepropriétésd’immanenceetpropriétésdemanifestationquin’estmêmepastoujoursassuréeenmusique:siuninterprètedonnetelleduréeàunpointd’orgue,commentsaura-t-on,sansrecoursàlapartition,sicetteduréeétaitounonprescrite?Analogue,biensûr,àcellequ’envisageGoodman1968,p.226,delaCinquièmeSymphonieauxTroisSourisaveugles.Éventuellement,parcequ’aujourd’hui,aumoinsdansdesculturesdetypeoccidental,lascriptiond’untextelittérairenesertplusquerarementàenprescrireladictionorale.Maispastoujours:lalistedesingrédientsnécessairesàl’exécutiond’unplatpeutêtrefournieparuneimagephotographique.«Letexten’estpasunsimplemoyenenvuedelecturesoralescommelapartitionestunmoyenenvued’exécutionsdemusique.Unpoèmenonrécitén’estpasaussi délaissé qu’une chanson non chantée ; et on ne lit aucunement à voix haute la plupart desœuvres littéraires » (1968, p. 148.On observe au passagecomment«laplupart»s’empressedecorrigerl’excèsmanifestedel’«aucunement»).Souriaudéfinitlalittératurecomme«artdessonsarticulés»;Ingarden(1965)posecommepremierniveaudela«formationstratifiéedel’œuvrelittéraire»lastratedes«linguisticsoundformations»;selonUrmson(1977),lalittératureestunartdeperformanceoùletexteécritn’estqu’unesortedepartition.Pourunecritiquedecetteposition,voirShusterman1984,chap.3,«TheOntologicalStatusoftheWorkofLiterature».Pseudo,parcequepourDerridalui-même,mesemble-t-il,l’écriture,commearchi-écriture,estprésentedanslesdeuxmodes.Maisaussicertainsmusiciens,dontparexempleRenéLeibowitz,quisoutient«quel’œuvremusicalen’existepourpersonnetantqu’ellen’estpasexécutée,etqueseulel’exécutionfaitqu’elleexiste,alors,aussibienpourl’auditeurquepourl’interprète»(1971,p.25);cetteformule(soulignéeparl’auteur)mesemblevraimentexcessive:uneœuvremusicale«existe»aumoinspoursonauteur,commeledisaitSchönberg,lorsqu’illacompose;quesonexistencenesoitensuitequevirtuellepourtoutautretantquenuln’auraouvertlapartition,j’enconviens;maislepassagedelapuissanceàl’actenedépendpasd’uneexécution:ilauralieudèslapremièrelecture–pourquisaitlirelamusique,s’entend,etmêmesilafinalitédelamusiqueestd’êtreentenduedetous(ycomprisceuxquinela

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lisentpas),etdoncexécutée.Entenduun jourde labouchedeBetsy Jolas.Demême,PierreBoulezévoque fréquemment lepatrimoinemusical en termesde«bibliothèque» ;onparled’ailleurscourammentdela«littérature»d’uninstrumentpourdésignersonrépertoire.Goodman lui-mêmedit bienque«dans le casde la littérature, les textes [écrits] sontdevenus les objets esthétiques primordiaux au point de supplanter lesexécutionsorales»(1968,p.155,jesouligne),cequiconfirmeassezqu’ilsnel’ontpastoujoursété,etn’exclutpasqu’ilscessentunjourdel’être.Pourlalittérature,Hegelprofessaitdéjà,sansdoutenonsansexcès,quelecaractèrede«simplesigne»del’élémentverbalrend«indifférentpouruneœuvrepoétiqued’êtrelueouentendue»–etmêmed’êtretraduite,ou«transposéedeversenprose»(1832,t.VIII,p.16).J’emploievolontairementcetermefaiblepourdésignerladifférencetouterelativeetgraduelle,nousl’avonsvu,entreobjetsetévénements.Iln’yaaucunecorrespondanceentrelespratiquesdemanifestationportéessurlamêmeligne:chaquelisteestdonnéeenvrac.MenéndezPidalparlaitfortjustement,àproposdestraditionsorales,d’untexteàl’état«latent»entredeuxactualisationsvocales.EtZumthor,quilerapporte,ajouteavecraisonquecetteconception«s’appliqueaussibienauxtraditionscomplexes,oùdestextesécritssonttransmisparlavoix»(1987,p.160),c’est-à-direenfaitàtoutetraditiontextuelle.VoirEdie1975.MémoiresdeLouisRacine.Adorno1963,p.267.Jecroyaisprendreunexemple simple,mais jem’aviseunpeu tardqu’ilyaeu, selon lesépoques,brouetteetbrouette ; jeprécisedoncque jepensaisà labrouette«moderne»,oubrancardàuneroue.Surcettenécessitédecequ’ilappelleimplementation,ouencoreactivationdesœuvres,voirGoodman1992.Edie, p. 120. On notera qu’à la fin de cet article, l’auteur rapproche la théorie husserlienne des individus idéaux de la notion goodmanienne d’œuvreallographique,observant«laconvergencededeuxcheminementsquiprennentleurpointdedépartdansdesconceptionsradicalementopposéesdelanaturedel’idéalité».J’ignoresiGoodman(ouHusserl)appréciebeaucoupcerapprochement,quepourmapartjetrouvetrèspertinent.«Sil’ondisposeunesériedetermesenunehiérarchiedegenresetd’espècessubordonnées,onappelleindividul’êtrereprésentéparletermeinférieurdecettesérie,quinedésigneplusunconceptgénéraletnecomporteplusdedivisionlogique»(Lalande,s.v.«Individu»).JerappellequeGoodmanrejettecettecatégoriecomme«façondeparlerpeurigoureuse»(1968,p.209,n.3),préféranttraiterlesdits«tokens»commedes«répliques lesunsdesautres» ;mais ilvientdedéfinir le typecomme« l’universelou laclassedont lesmarques [occurrences] sontdesexemplesoudesmembres».Cettedéfinitionmesemble,jel’aiditetj’yreviendraiencore,toutàfaiterronée,ensortequelepointd’honneurnominalistes’exerceicibienàtort.VoirStevenson1957,quiadmetd’ailleursplusvolontierscedoublesens.L’existence de cesmétonymies du type à l’exemplaire, qui sont, comme toutes les figures, des entorses (tolérées) à la logique, peut entraîner des énoncésmanifestement absurdes, comme «WilhelmKempff a interprété dans sa vie 32 000 sonates de Beethoven » ; mais l’absurdité, moinsmanifeste, de «LaChartreusedeParmeestdanslesalon»estenfaitdumêmeordre.Cetteclassecomporteelleaussisontransitd’inclusions:exemplairesdetelleédition–exemplairesdeteltirage,etc.Ilenvaévidemmentdemêmedesêtreshumains,quisontentreautresdesindividusphysiques,maiscepointdébordeunpeunotresujet.Cette hypothèse n’est nullement fantaisiste : unmagasinier, et à certains égards un libraire ouun bibliothécaire, a plutôt affaire à des exemplaires qu’à desœuvres.Si l’on chercheunexemplairedeLaChartreusedeParme, on doit le chercher (par exemple) parmi les exemplaires de romans deStendhal.Et lesprofessionnelsdistinguentcourammentles«titres»(types)des«volumes»(exemplaires):«J’aienmagasin300000volumesquireprésentent30000titres».Entermeslittéraires,laChartreuseestunindividu,maisentermes(métonymiques)destock,elleformeuneclasse,parexemplededixvolumes.Enconcurrence,dansd’autreschamps,avecceluidemodèle:dans«La2CVestaugarage»,«La2CV»désigneunexemplaire;dans«La2CVn’apasderadiateur»,unmodèle,c’est-à-direuntypeindustriel.Ilpeutlesuivre,parexempledanslecadavreexquissurréaliste,oùlehasardestchargéderemplir,etdoncd’individuer,unschématelquenom–adjectif–verbe–nom–adjectif.C’est généralement ce type de définition qui ouvre des droits d’auteur protégés, et c’est la raison pour laquelle unmusicien de jazz commeCharlie Parkern’empruntait souvent, en changeant leurs titres, aux thèmes standards que leur structure harmonique, susceptible demultiples individuationsmélodiques, et(peut-être pour cette raison) non protégée. Mais avec un peu d’oreille et d’éducation, on peut reconnaître Cherokee sous KoKo, ou I Got Rhythm sousConstellation.Demême,unarchitectepeut spécifierdalles demarbre, oudalles demarbredeCarrare ;mur-rideauenverre fumé, oumur-rideau en verre fumé de telleépaisseuretdetellemarque,etc.Chacundeceschoixdespécificationdéplaceleniveaudutypeentrela«hiérarchie»desinclusionsgénériquesetcelledesoptionsdemanifestation.L’authentificationpeutêtreundesélémentsdel’établissement:onnepeutsefieràunmanuscritquesil’onestsûrqu’ilestautographe,ouréviséparl’auteur;mais cette condition nécessaire n’est pas toujours suffisante : certaines bévues évidentes (par exemple si Flaubert écrit une fois Ema pour Emma) sontgénéralementcorrigéesmêmeparleséditeurslesplusscrupuleux,quitteàlesignalerennote.Etcertainescontraintestechniques,ultérieurementlevées,peuventdéterminerdeschoixdontonsaitàcoupsûrqu’ilsn’étaientpasentièrementintentionnels:ainsi,lalongueurinsuffisantedesclaviersd’époqueobligeparfoisBeethovenàcontracterdestraitspianistiquesdontlecontexteprouvequ’ilauraitpréférélesétendre;celledesclaviersmodernesautoriseàlesexécuterdanstoutleurdéveloppementlogique,etéventuellementà«corriger»aprèscouplespartitionsoriginales.ParexempleBernardMassonpourLorenzaccio,Imprimerienationale,1978.AinsiMaurice Cauchie pourLe Cid, Textes FrançaisModernes, 1946, ou Georges Condominas pourLa Vie de Rancé, GF, 1991. La raison de ces choixhétérodoxesestgénéralementlesentimentd’uneregrettablebanalisationopéréeparlescorrectionstardivesd’unauteurassagi.Exemple(local)de«dernièreintention»qu’ilestbiententantdecorrigerparretouràunétatantérieur:surlemanuscritdeSodomeetGomorrhe,ProustfaitdireàMmeVerdurin:«JenesaispascequipeutvousattireràRivebelle,c’estinfestéderastaquouères.»Ledactylographe,neparvenantpasàdéchiffrercederniermot,lelaisseenblanc.Encorrigeantledactylogramme,Prousttombesurcettelacune,et,nesachantapparemmentpluscequ’ilavaitécritetnégligeantsansdoute de consulter son manuscrit, complète platement (scriptio facilior) par : moustiques. Les éditeurs posthumes se partagent entre les deux leçons, la«tentante»(etconjecturale)etl’orthodoxe,quiretientcequ’enfaitProustafinalementécrit.Quantauxétranges«vertèbres»surlefrontdelatanteLéonie,attestéesdèslesesquisses,ilsemblebienqu’ilfailledécidéments’yrésigner.Onentendévidemmentparlàlescopiesparlesquelleslestextesétaientmultipliésavantl’inventiondel’imprimerie.VoirentreautresZumthor1972et1987,ouCerquiglini1989.Certainesvariétésdetranscription(demanuscritentypographie),enusagedansleséditions«diplomatiques»oudanslesétudesdegenèse,s’astreignentenoutreàconserverautantquepossible,commesignificative,ladispositionspatialedumanuscrit.Onpeutciter commeexempleaccessible (maisd’une fidélité fort approximative)d’édition fac-similécelledesCahiers deValérypar lesPressesduCNRS,1957-1961 ; de transcription typographique, en fait plus respectueuse des dispositions spatiales, l’édition en cours desCahiers 1894-1914 procurée chezGallimardparNicoleCeleyrette-PietrietJudithRobinson-Valéry;d’éditiondiplomatiqueaussirigoureusequepossible,cellesd’Uncœursimpleetd’HérodiasparGiovanniBonaccorso,LesBellesLettres,1983,etNizet,1992.Il fautnoterque l’imprimerieclassique(et le traitementde texteparordinateuret tirageà l’imprimante) relèveà la fois,ouplutôtsuccessivement,desdeuxprincipaux:lacompositionestunetranscription,letirageuneempreinte.Ladactylographieopèrelesdeuxsimultanément.1984,p.141,et1990,p.63.Cf.Borges1944.

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MenéndezPidal1959,p.57.Encorefaudrait-il,entouterigueur,enrabattredecetteformulecommodemaistropgénéreuse,carlapartitionetl’exécutionontaussiencommund’êtredesobjets(ouévénements)physiques;l’objetd’immanencen’estdoncqu’unepartiedecequ’ellesontencommun.Lebruitdesouffle,«bruitblanc»sanshauteurdéterminée,provientd’unevibrationdel’anchetropfaiblepourproduireunsonvéritable.Zumthor1975,p.25-35.Ilsnesontpourtantpastoujours,jel’aidit,respectésàl’édition,surtoutposthume,commelemontrelesorthabituellementfaitaujourd’huiauxprescriptionstypographiquesdeThackeray.Àconditiontoutefoisd’accepterlarelationanalogiqueentreaigu/graveethaut/bas,voiredroite/gauche,dontlefondementn’estpasassuré,etqueBerlioz,parexemple,jugeaitabsurde:«Carpourquoilesonproduitparunecordeexécutanttrente-deuxvibrationsparsecondeserait-ilplusrapprochéducentredelaterrequelesonproduitparuneautrecordeexécutantparsecondehuitcentsvibrations?Commentlecôtédroitduclavierdel’orgueoudupianoest-illehautdupiano, ainsi qu’on a l’habitude de l’appeler ?Le clavier est horizontal…» (1862, p. 241).D’ailleurs,même sur une portée, une gammen’est littéralement«ascendante»ou«descendante»qu’àconditiondetenirlapartitionverticale.Ils’agitenfaitplutôtdecequ’onappelleailleursun«concept»,objetesthétiquequelquepeuparadoxalquenousallonsconsidérersouspeu.Cetteidéalitéduscriptn’apparaîtévidemmentguère,parexemple,àl’usager,quin’aaffairequ’àdesrecettesmanifestéesetàdesexécutions.Maislaconversiondel’uneenl’autresupposebien,commeailleurs,uneréduction,conscienteounon,autype(cequ’ilyadecommunàlarecetteetàsonexécution).Goodmanlereconnaîtd’ailleurs(1968,p.238).Oupeut-êtrealternativement,enuneoscillationplusoumoinsrapide,commedanslaperceptionclignotantedulapin-canarddeJastrowouducubedeNecker.Poétique,1453b.Commel’estsansdoutepourAristotecelledumeurtrierdeMitystuéparlachutedelastatuedesavictime,«coupduhasardquisemblearrivéàdessein»,cequiproduittoujours«lesplusbelleshistoires»(ibid.,1452a).Goodman1968,p.232.Radicalement,parcequ’ilplace,commesusdit,l’objetd’immanenceau-delàdesmotsquilerapportent.Encesens,biensûr,lacuisineestplusallographiquequelalittérature,etlafictionquelapoésie,caronnepeutnierquel’objetculinairesoitplusdistinctdesarecettequ’untextenel’estdesesmanifestationsoralesou écrites, ni l’intrigue deTom Jones plus distante de sa trace lisible que ne l’est celle (?) d’Un coup de dés. Mais cette façon de parler est sans doutepassablementmétaphorique.Etafortiorinonartificiellementreconstitué,commelesBoîtesBrillodeWarholen1964,mêmesileureffet«conceptuel»n’estpastrèsdifférentdeceluidesready-madedeDuchamp,simplement(ounon)empruntésàlaproductioncourante.Ladifférence(idéologique)tientplutôtàl’accentmisparWarholsurl’aspectcommercialetpublicitairedesesobjets,brefsurlebusiness,quiintéressaitbeaucoupmoinssonillustreprédécesseur.Proposénesignifiepasenl’occurrence«soumisàuneexpositionpublique».Bottlerack futchoisietbaptisé,etsansdoutemontréàquelquespersonnes,en1914,commed’autresdepuis laRouedebicyclettede1913. Il sembleque lespremiers ready-madeexposés (maison ignore lesquels) le furenten1916auxBourgeoisGalleriesdeNewYork.Fountainfut,commeonsait,proposé(etnonpasofficiellementrefusé,maisdiscrètementescamoté)auSalondelaSocietyofIndependantArtistsenavril1917.Danto1981;l’exempleleplusvolontiersinvoquéparDantoestFountain,maisl’interprétationestévidemmenttransférabled’unready-madeàl’autre.Elleestd’ailleursconformeà ladéfinitionclassiquedonnéedansleDictionnaireabrégédusurréalisme (1938):«objetusuelpromuàladignitéd’objetd’artpar lesimplechoixdel’artiste.»VoirparexempleCohen1973,p.196.Danto1986,p.57,mentionnecetteinterprétationpourlarejeterd’unemanièreplutôtsophistique:«TedCohenasoutenuque l’œuvreneconsistenullementdans l’urinoir,maisdans legestede l’exposer : or lesgestesne sauraient avoirde surfaces,brillantesou ternes» ;maisl’attentionaux«qualités»desurfacedeFountainn’estpaslefaitdeCohen,mais,entreautres,deDickie(voirplusloinnote8);iln’yadoncpascontradictionchezCohen,maisbiendésaccordentreceuxpourqui leready-madeestunesortede«sculpture»etceuxpourqui ilestplutôtunhappening.Binkley1977reconnaîtbienque l’œuvrede type ready-madeconsisteplusenun fait et (nousallons levoir)une idéequ’enunobjet,mais tirede l’existencedecegenred’œuvres une conséquence « anti-esthétique » proche de celle de Danto – laquelle ne va d’ailleurs pas sans quelques nuances, ou ambiguïtés, que nousretrouveronsunjour.Ilnes’agitévidemmentpasen l’occurrencede l’énoncéd’un jugementselon lequelceporte-bouteilles (et sessemblables)mérite,àsasortied’usine,d’êtreconsidérécommeuneœuvred’art,commeonditquetelmodèledeBugattiestuneœuvred’art(d’EttoreBugatti),maisd’une«déclaration»ausenssearlien,quiprétendconférer,performativement,àcetobjetindustriellestatutd’œuvredeDuchamp.Bienentendu,lefaitd’exposerunporte-bouteillessanscommentaireestunedéclarationenacteplusfrappante,parsoncaractèretacite,qu’unedéclarationverbaleexplicite.Direvautparfoisfaire,maisfairesansdireenfait(etendit)toujoursplus.Par exemple : «Le choixde ces ready-maden’a jamais étédictépardes raisonsdeplaisir esthétique. J’ai fondémonchoix surune réactiond’indifférencevisuelle,sansaucuneréférenceaubonoumauvaisgoût»(voirCataloguede l’expositionde1973,NewYork-Philadelphie,p.89) ;ouencore :«Quandj’aiinventé les ready-made,mon intentionétaitdedécourager le tohu-bohude l’esthétisme.Mais les“néo-Dada”seserventdes ready-madepourdécouvrir leur“valeuresthétique”!Pardéfi, je leurai lancé leporte-bouteilleset l’urinoirà lafigure,etvoilàqu’ils lesadmirentpour leurbeautéesthétique!»(citédansSandler1990,p.58);jenesuispassûrqueles«néo-Dada»aientvraimentadoptécetteattitudeévidemmentinfidèleàl’intentiondel’artiste,maisellen’estpassansexemple,etnousallonsenrencontrerunoudeux.C’est d’ailleurs à mon avis ce que fait (sans le reconnaître) Danto lui-même en disant (1981, p. 159-160) que Fountain est « audacieuse, impudente,irrespectueuse, spirituelle et intelligente », tous prédicats qui ne peuvent pas davantage qualifier cet urinoir que ses « répliques » du commerce, mais quis’appliquenttrèspertinemmentàlaprovocation(au«défi»)dontilestlesupport.Danto1981,p.159,et1986,p.56,citeunedéclarationencesensdeGeorgeDickie(Dickie1974,p.42),unpeuparadoxalede lapartdupromoteurd’une«théorieinstitutionnelle»quimetenprincipel’accentsurlesfacteurssocioculturels(plutôtqu’esthétiques)delaréceptiondesœuvres.Quelquesautres,dontJeanClair (Cataloguede l’expositionDuchampauMNAM,1977,p.90),ont fait lemême rapprochement–queDanto,bienentendu,ne reprendpas à soncompte, bien qu’il brode volontiers, tongue in thecheek, ses propres variations sur ce thème effectivement tentant, et qu’il déclare, 1986, p. 57, considérerFountainplutôtcommeune«contributionàl’histoiredelasculpture»quecommelehappeningqu’yvoitCohen(etquej’yvoisaussi).GalleriaSchwartz.Aucundesdeuxn’est l’original,aujourd’huiperdu.Lesready-madenesontnullementenprincipedespiècesuniquesdans leurélection ;seulstroisd’entreeux(àPhiladelphie)sontdesoriginaux,ettreize(surunecinquantaine)ontététirésàhuitexemplairesen1964,avecl’accorddeDuchamp,parlessoinsd’ArturoSchwartz.«[Lathéorieinstitutionnelledel’artselonDickie]n’expliquepaspourquoic’estceturinoirparticulierquiaétél’objetd’unepromotionsiremarquable,tandisque d’autres urinoirs, exactement pareils à lui, sont restés dans une catégorie ontologiquement dévaluée. Nous nous retrouvons toujours avec deux objetsindiscernablesdontl’unestuneœuvred’artetl’autrenon»(Danto1981,p.36).L’argumentdespairesindiscernablesestomniprésentchezDanto,maislefaitqueFountainouBottlerack immaneaujourd’huienplusieursexemplairesdontaucunn’estl’original(commeDantolui-mêmelesignale,1986,p.34)apourconséquencedepourlemoinsdiviserlaprétendueetfortmystérieusepromotionontologique:enfait,plusieursurinoirssontrestésurinoirs(etc.),etplusieursautressontdevenusdesready-made.Binkley1977,p.36-37.VoirentreautresDickie1973et1974.Unecavitédelatailled’unetombepubliquementcreuséeetaussitôtrecombléedansCentralPark,derrièreleMetropolitanMuseum,en1967.

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153.154.155.156.157.158.159.160.

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«Pourconnaîtreuneœuvred’artdecegenre,ilfautconnaîtrel’idéequilasous-tend.Etpourconnaîtreuneidée,onn’apasbesoind’uneexpériencesensoriellespécifique,nimêmed’uneexpériencespécifiquetoutcourt»(Binkley,p.37).«L’artconceptueln’estbonquelorsquel’idéeestbonne»(SolLeWitt,1967,p.83).Faut-ilpréciserqu’ellenel’estpassouvent?Entendudelabouched’unfleuriste:«LaFêtedesMères[oupeut-êtrelaSaint-Valentin]estunconceptgénial.»C’estparexemplel’avisdeJosephKosuth(1969):«ToutartaprèsDuchampestconceptuelparnature…»J’ignoresiDuchamplui-mêmes’estappliquécelabel(ilmesembleplutôtqu’ils’abstenait,fortprudemment,detouteétiquette),maisonsaitquedès1964ill’appliquaitàWarhol:«SivousprenezuneboîtedesoupeCampbell’setlarépétezcinquantefois,c’estquel’imagerétiniennenevousintéressepas.Cequivousintéresse,c’estleconceptquiveutmettrecinquanteboîtesCampbell’ssurunetoile»(NewYorkHeraldTribune,17mai1964).VoirnotammentSandler1990,1991.«C’est uneœuvre conceptuelle, et c’est aussi valide que tout ce qu’on peut voir effectivement. Est art tout ce qu’un artiste décide être art » (SamGreen,architecteconsultant,citéparBeardsley1970,p.13).VoirMeyer1972,p.41.Jedis«consiste»pourfairevite,maislestatutdecette«œuvre»estplussubtil,puisqueconceptuel,etlapancarten’estqu’undesesinstruments,commeleporte-bouteillesn’estqu’uninstrumentdel’œuvreBottlerack.Sidumoinsonréduitcetteœuvreauconceptdésignéparsontitre;mais,commelerésultatn’estpasunefeuilledepapierabsolumentblanche,rienn’interdit,quoiqu’enpenseBinkley(p.363),d’y«rechercherlaprésencedetachesesthétiquementintéressantes»,commedansunesortedeTwomblyparticulièrementexténué.4’ 33’’, Tacet pour n’importe quel instrument (1952) ; l’œuvre est silencieuse si on la définit par la performance de l’instrumentiste, qui, pendant la duréeindiquée par le titre, ne produit rigoureusement aucun son ; mais le happening, jamais identique, et éventuellement enregistré, se compose des réactionscroissantesdupublic,etautresbruitsd’ambiance.VoirDanto1981,p.189sq.La même quête doit être provoquée, quoique avec moins de succès, par le titre (identique) donné à tout hasard par Georges Salles, dans son discoursd’inauguration(mars1958),augrandtableau,passablementindéchiffrable,composéparPicassopourlefoyerdel’Unesco.Proust1971,p.373.C’estencoreplusnettement,mesemble-t-il,lecasdecertainsassemblagesdePicasso,commelacélèbreTêtedetaureaufaited’uneselleetd’unguidondevélo(1942,muséePicasso,Paris),où l’ondoitconsidéreraumêmedegré l’ingéniositéduprocédéet l’effetplastiqued’ensemble ;c’étaitdumoins lesouhaitdel’artiste(voirCabanne1975,t.III,p.116),quidistinguefonctionnellementcetteœuvredesready-madeauxquelsellepeutfairepenser.Deuxtiragesenbronzeeffectuésparlasuiteaccentuentencorecettedifférence.Lesdeuxsériessontd’unecertainemanièreantithétiques:l’œuvreminimalisteseprêteàl’interprétationconceptuelle(c’étaitdéjàcelledeNewmanparThomasHessaudébutdesannéescinquante:voirSandler1991,p.18)parexténuationdudétailperceptuel,undrippingouunecompression,plutôtparsaproliférationvisiblementaléatoire;enunsens,rienn’estplusconcretetperceptuel,maisrienn’estplusindescriptible,d’oùlatentationderéduirecesobjetsàleurprocédégénérateur:ledrippingoulacompression.OnditquePerecavaitfini,danslecoursdecetterédactionetàforced’apprentissage,par«penser»spontanémentdansunfrançaissanse ; lasouplessedel’esprithumain,optimiséeparlagymnastiqueoulipienne,rendpresquevraisemblableuntelexploit,quiimpliquesansdoutequeletravaild’évitementsetdesubstitutions,auprincipedûmentmémoriséetautomatisé,sefait(néanmoins)quelquepartenamontduseuildelaconscience.Cettecatégories’appliqueaussibienauxobjetsidéaux,entantqu’ilssont«perçus»parl’esprit,àtraversleursmanifestationsphysiques,dansleurindividualité«ultime».Entoutelogique,levéritableantonymedeconceptuelestindividuelplutôtqueperceptuel,carlespropriétésd’unconceptsontellesaussiperçues(parl’esprit). Ilm’arrivera néanmoins d’employer perceptuel en visant la « perception » de tout objet, même idéal, comme individu – ce qui n’exclut que lesconcepts.Cela ne signifie pas, je le rappelle, qu’un« art », au sens plus vaste oùHegel, entre autres, en divise le « système» en cinq arts canoniques (architecture,sculpture,peinture,musique,poésie),appartienttoutentieràl’undesdeuxrégimes;par«art(oupratique)allographique»,j’entendsici,parexemple,nonpastoute lamusique,mais la part (déjà considérable) de lamusique qui fonctionne aujourd’hui en régime allographique, et dont l’institution d’ensemble rendpossiblelefonctionnementallographiquedechacunedesœuvresquienrelèvent.«Dadaet lenéo-Dadanousontéquipéspour traiterquasin’importequelobjetcommeuneœuvred’art.Maiscequecelasignifieexactementest loind’êtreclair»(Duve1989,p.248).Bienentendu,«cequesignifientexactement»,parexemple,lesouriredelaJocondeouLaMortdesamantsn’estpasplusprèsd’êtreclair.Surleslimitesdecettehypothèseencequiconcernel’aspectverbaldelalittérature,voirSchaeffer1992.Goodman1968,p.237.Vallier,p.180,Wollheim,p.172.Strawson1959,p.259;cf.Strawson1974,p.184.Goodman1972,p.136.Surladifférenceentrereproductibilitétechniqueetaptitudeàlanotation,voirWolterstorff1980,p.72-73.VoirSchaeffer1987.Cequiévoqueraitplusjustement(quoiquedemanièrefortrudimentaire)lefonctionnementd’unrégimeallographiqueenpeinture,cesontlesdessinsàcolorierpourenfants,oùlescouleursàplacersontnotéespardeschiffres;lesDoItYourselfdeWarhol(1962)voulaientexploiterceprocédédepaint-by-numbers.OnditaussiqueVasarelysevantaitdepouvoirpeindrepartéléphone;maisquenedit-onpasdelui?Resteraitàvoirs’ill’afait,etcequ’ilenrésulterait.ProposrecueillisparAnneRey,LeMonde,18octobre1990.

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II

Lesmodesdetranscendance

11.Introduction

L’autremoded’existencedesœuvres,quej’aibaptisétranscendance,recouvretouteslesmanières,fortdiversesetnullementexclusiveslesunesdesautres,dontuneœuvrepeutbrouilleroudéborderlarelationqu’elleentretientavecl’objetmatérielouidéalenlequel,fondamentalement,elle«consiste»,touslescasoùs’introduitunesorteouuneautrede«jeu»entrel’œuvreetsonobjetd’immanence.Encesens,latranscendanceestunmodesecond,dérivé,uncomplément,parfoisunsupplémentpalliatifàl’immanence. Si l’on peut concevoir une immanence sans transcendance (comme l’ont faitimplicitementjusqu’icilaplupart1desthéoriciensdel’art),onnepeutconcevoirlatranscendancesansimmanence, puisque celle-là advient à celle-ci, et non l’inverse : la transcendance transcendel’immanence,évidemmentsansréciproque.Maiscettesecondaritéenquelquesortelogiquen’entraîneaucunedispenseempirique:sitouteslesœuvresneprésententpastouteslesformesdetranscendance,aucune, nous le verrons, n’y échappe entièrement. J’ai accordé qu’on pouvait concevoir, non qu’onpouvaitrencontreruneœuvresanstranscendance.

Lescasdetranscendancesont,jel’aidit,fortdivers,maisilmesemblequ’onpeutlesregrouper,sanstropd’artifice,entroismodes.Lepremierestceluidelatranscendanceparpluralitéd’immanence,lorsqu’uneœuvreimmanenonenunobjet(ougrouped’objetsplusoumoinsétroitementliés,commelesBourgeoisdeCalaisdeRodinoulesQuatreSaisonsdeVivaldi),maisenplusieurs,nonidentiquesetconcurrents;saformulesymboliquepourraitêtre:nobjetsd’immanencepour1œuvre.Ledeuxièmeest celuide la transcendanceparpartialité2d’immanence, chaque fois qu’uneœuvre semanifeste demanièrefragmentaireouindirecte.Saformuleseraitàpeuprès:1/nobjetd’immanencepour1œuvre.Le troisième procède de pluralité opérale : un seul objet d’immanence, dans ce cas, détermine ousupporteplusieursœuvres,encesens,parexemple,qu’unmêmetableauouunmêmetexten’exercentpas lamême fonction, ou, commeditGoodman3, lamême« action»opérale dansdes situationsoucontextesdifférents,pourcetteraisonaumoinsqu’ilsn’yrencontrent(oun’yprovoquent)paslamême«réception»;laformuleseraitici:nœuvrespour1objetd’immanence.Lasuite,jel’espère,justifieraetnuanceracesformulesoutrageusementsommaires.

12.Immanencesplurielles

Cemodedetranscendanceaffectediversement(etinégalement)lesdeuxrégimesd’immanenceet,àl’intérieurdechacund’eux,iltrouvedesoccasionsdes’exercerdontcertainessontspécifiquesàteloutel«art».Letraitcommunàtoutescesformesestlefait,pouruneœuvre,d’immanerenplusieursobjets non identiques, ouplus exactement (puisqu’en toute rigueur il n’existe pas en cemondedeux

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objets absolument identiques) non tenus pour identiques et interchangeables, comme on tientgénéralementpourtellesdeuxépreuvesd’unesculpturedefonte.Cetteclause,jelerappelle,motiveladistinction entre objetsmultiples et objets pluriels.Une sculpture de fonte, ou une gravure, est (engénéral)uneœuvre(àimmanence)multiple;lesœuvresquenousallonsconsidérermaintenantsontàimmanenceplurielle.Cette distinction, évidemment plus culturelle qu’«ontologique», est aussi plusgraduellequecatégorique,carlesépreuvesd’unegravure,nousl’avonsvu,présententsouventassezdedifférences pour que les spécialistes ne les considèrent nullement comme équivalentes. Si on lesconsidèrenéanmoinscomme«multiples»etnonplurielles,c’estsansdouteparcequeleursdifférencestiennentgénéralementplutôtauxdéfautsduprocédé(usureprogressivedelaplancheou,ensculpture,dumodèle)qu’àuneintentiondélibérée;leursdifférencessontensommeaccidentellesetinvolontaires.Mais les cas de différenciation volontaire n’en sont pas tout à fait exclus, et ce fait ménage unegradationassezcontinueentrelesdeuxsituations,quenousretrouveronsplusloin.

Lesœuvresàmonsensincontestablementpluriellesencesens4sontcellesdontlapluralitén’estpasunartefacttechnique,maisprocèdepleinementd’uneintentionauctoriale,commelorsqu’unartiste,aprèsavoirproduituntableau,untexte,unecompositionmusicale,décided’enproduireunenouvelleversionplusoumoinsfortementdifférente,maisassezproche(etdérivée)delapremièrepourquelaconventionculturellelaconsidèreplutôtcommeuneautreversiondelamêmeœuvrequecommeuneautreœuvre.

D’unartàl’autre,lesmotifsd’unetelledécisionpeuventêtrefortdivers,ettoutautantseseffets.Une première cause de cette diversité tient à la différence entre les deux régimes d’immanence : unpeintre peut produire ce qu’on appelle couramment une réplique pour pallier en quelquemanière lecaractère autographique de son art, qui l’empêche de fournir à plusieurs destinataires autantd’exemplaires du même tableau ; un écrivain ou un musicien n’affronte évidemment pas la mêmeimpossibilité, puisqu’un même texte peut être imprimé (ou copié) en autant (et souvent plus)d’exemplairesqu’endemandelepublic.Uneœuvreallographiquepluriellel’estdoncpourdesraisonsquin’ontengénéralrienàvoiraveccellesquidéterminentlespluralitésautographiques,etselonun(oudes)processuségalementspécifique(s).

Répliques

En régime autographique, la pluralité d’immanence est donc déterminée par l’existence, trèsrépandue,decequ’onappellecouramment5desœuvresàrépliques,ouàversions.Ladéfinitionlapluspertinentes’entrouveparexemplechezLittré:«copied’unestatue,d’untableau,exécutéeparl’auteurlui-même. » En sculpture, les pratiques du (sur)moulage, ou de la taille indirecte assistée d’unappareillagedemiseaupoint,tendentàbrouillerlanotionderépliqueenestompantlafrontièreentreœuvres uniques et multiples, et les exemples d’autocopie y sont, àma connaissance, fort rares6. Leterraind’électiondelarépliqueestdonclapeinture,oùilvadesoiqu’unecopie,mêmeauctoriale,nepeut être absolument conforme au modèle, et où réplique signifie donc inévitablement versionperceptiblement distincte. En disant « même auctoriale » et « inévitablement », je me réfère à uneintentionsupposéedefidélitémaximale,dontnousverronsqu’ellen’animegénéralementpas,enfait,laproduction des répliques.Mais je dois d’abord donner quelques exemples de cette pratique, quimesembleremonteraumoinsauXVesiècle–probablement(jeneconnaisaucuneétudehistoriquesurcesujet),etpourdesraisonsévidentes,contemporainedurenouveau7delapeinturedechevalet,destinéeàunmécèneouclientprivé,etsusceptibled’unenouvellecommande.Leplusancienexempleconnudemoi seraitLaVierge aux rochers de Léonard, dont la première version (Louvre) date de 1483 et la

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deuxième (National Gallery, Londres) de 1506 ; mais celle-ci pourrait avoir été exécutée « sous ladirection du maître » par Ambrogio di Predis. De La Chute d’Icare de Bruegel (Musée royal deBruxelles), la collectionvanBuurendeNewYorkprésenteuneversion légèrement réduite,mais cestableaux,approximativementdatésentre1555et1569,sonttousdeuxcontestés.DuJésuschassantlesmarchandsduTempleduGreco(entre1595et1605,FrickCollection),ilexiste,outretroiscopies,unerépliquetrèsfidèle(entre1600et1610,NationalGallery,Londres),quipassepourauthentique.DeLaDiseuse de bonne aventure de Caravage (vers 1596, musée du Capitole), une réplique légèrementréduite est au Louvre8, de poses et de couleurs (mais l’original est en mauvais état) légèrementdifférentes.Le Pèlerinage à l’isle deCithère deWatteau (1717, Louvre) a une réplique peinte pourJulienne (château de Charlottenburg, Berlin), non seulement par autocopie, mais, selon Eidelberg,partiellementaumoyendecontre-épreuvesàl’huile,etdoncparvoied’empreinte.

Lesdeux tableauxont lesmêmesdimensions et, depuis la restaurationde la toile deParis, sont de tonalité comparable […].[Mais] le tableau de Berlin est plus « meublé » (24 personnages au lieu de 18). Watteau a ajouté sur la droite un coupled’amoureuxaccompagnédetroisputti,àl’arrière-planunjeunehommequiversedesrosesdansletablierd’unejeunefemme.IlaenoutresubstituéaubustedeVénusunesculpturedelamêmedéesseenpied[…].Maissurtoutlesmontagnesdel’arrière-planetsurlagaucheontdisparu,remplacéesparungrandcielazur9.

Chez Chardin, la pratique de la réplique est si fréquente qu’il faudrait citer presque tout soncatalogue. Je mentionnerai seulement le cas le plus célèbre, celui du Bénédicité (Salon de 1740,Louvre),dontonconnaîtquatrerépliquesdiversementauthentiques,etdiversementvariantes:celleduLouvre10, celle de Gosford House, qui passe pour une copie retouchée par l’auteur, et celle del’Ermitage (seule toile signée de la série) sont très proches de l’original, dont elles diffèrentessentiellement par la nature des objets posés au sol ; celle de Rotterdam (sans doute de 1760) estcontestée;ellesedistingueparuneadditionconsidérable:unquatrièmepersonnageportantunplateau,àgauche,d’oùunelargeurpresquedoubléeet,decefait,unedispositionhorizontale;unetelleadditiondébordeévidemmentleprocédéd’autocopie11.LaRépétitiond’unballetsurscènedeDegas(vers1874)existeendeuxversionsdemêmedimension12,maisdontl’uneestàl’essenceetl’autreaupastel,cequientraîneunedifférencesensibledeton,pluschauddanslaseconde.DuMoulindelaGalettedeRenoir,laversionlapluscélèbre(1876,muséed’Orsay)pourraitêtrequalifiéederéplique,carelleprocèdetrèsvraisemblablementd’uneautre,venduepourunprixmémorablechezSotheby’sàNewYorken1990,dedimensionsplusmodestesetde factureplus floue, etpourcette raisonparfoisqualifiéede«plusimpressionniste»,sansdouteexécutéesurplaceavantdeservirdemodèle,àl’atelier,àsa(plusgrande)sœurcadette13.Lemêmemoisdemai1990vituneautreenchèrefabuleuse,cettefoischezChristie’s,celleduPortraitdudocteurGachetdeVanGogh.Ils’agitdenouveaudel’original,maislesrelationsentrecelui-cietsaréplique(Orsay)sontmieuxconnuesquedanslecasduRenoir:lepremierportraitfutexécutéle4juin1890,etconservéparlepeintrejusqu’àsamort;ledeuxième,autocopiéle7juinavecvariantes(les livresjaunesontdisparu, lesfleurssur la tablenesontplusdansunvase, les tonssontplusclairsetlefondplusuni)àlademandedumodèle.

Les révolutions artistiques duXXe siècle n’ont pas éteint cette pratique autant qu’on pourrait lecroire,commelemontrerontdeuxexemplesdontl’unestdûàPicasso,etl’autreàRauschenberg.Dupremier,lesdeuxversionsdesTroisMusiciens(l’uneauMoMAdeNewYork,l’autreaumuséed’ArtdePhiladelphie)datenttoutesdeuxdel’été1921,etleurordred’exécutionestinconnu,cequiempêcheévidemmentdedéterminerlaquelleestl’originaletlaquellelaréplique.Latraditionqualifieparfoislesdeuxexécutionsde«simultanées»,adjectifqui,prisàlalettre,devraitsuggérerquel’artisteconsacraitenmêmetempsunemainàchaquetableau–performancedigned’untelvirtuose–,maisqu’ilfautsans

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douteplutôtgloseren«alternées»;lesdeuxinterprétationsexcluentleprocédéd’autocopie,etdonclestatut de réplique stricto sensu.Les différences sont d’ailleurs très sensibles, puisque deux des troispersonnagessontintervertis,etlechienprésentàNewYorkabsentdePhiladelphie.Noussommesdonclàsurunefrontièreduchampdelaréplique,maisnousleréintégronspleinementaveclesdeuxversionsduFactumdeRauschenberg,deuxassemblagesdephotos,depagesimpriméesetdetachesdepeintureàlamanièreexpressionniste,àproposdesquelsjenepuisqueciterlecommentaired’IrvingSandler:

Sonœuvreconstituaitundéfià l’éthiquedesexpressionnistesabstraits, selon laquelleuneœuvren’adevaleurquesielleest« découverte » dans l’acte créateur considéré comme un combat, « événement unique » né d’une tension et non simple«performance»esthétique.Poursapercettenotion,Rauschenbergréaliseen1957uncombine-paintinggestuel,Factum1,avantd’enfaireunquasi-duplicata[Factum2].Celasoulevaitunequestiongênante:letableau«découvertaucoursdel’acte»a-t-iluneplusgrandevaleurquesaquasi-copie«fabriquée»,etcommentenjuger?Lescritiquesontimmédiatementvudequoiilretournait.L’und’euxaécritqu’endécouvrantqueFactum1aunjumeau,«avecuneminutieuseetpatienteduplicationdelamoindre coulure, dumoindre chiffon, on est contraint de constater que lemêmemélange de spontanéité et de discipline quiproduitdestableauxplusconventionnelsestégalementàl’œuvreici».Peuàpeu,lessubtilesdifférencesentrelesdeuxversionsdeviennent plus évidentes, jusqu’à intéresser davantage les spectateurs que leur ressemblance, ce qui complique encore leproblème14.

La fonction critique de cette réplique iconoclaste, qui rejoint celle des faux brushstrokes deLichtenstein, peut sembler tout à fait étrangère à la pratique traditionnelle, que Rauschenbergsubvertirait donc aussi par lamêmeoccasion.Mais ilme semble plutôt qu’une telle performance, siparticulière soit-elle du fait desmatériaux et des techniques en cause, révèle en l’exagérant un traitcommunàl’ensembledecettepratique,quiestunchangementdestatutdanslepassagedel’originalàsa réplique : en peinture figurative, l’original représente « directement » un objet réel (Gachet) ouimaginaire (SainteVierge) ; sa réplique,par lemoyende l’autocopie, représente lemêmeobjet,maisindirectement(transitivement),et(enunautresens)ellereprésentel’original,puisqu’elleentientlieu,ayant d’ailleurs, le plus souvent, été commandée et exécutée dans cette intention, avec cette primeartistique (etmarchande) qu’y ajoute l’authenticité. En peinture non figurative, et spécialement dansl’actionpainting, l’original ne représente rien,mais présente la trace d’un acte pictural,brushstroke,drippingou autre.Une réplique fidèle, si unPollockouunKline avaient bienvoulu se prêter à unemanœuvreaussirisquée,n’opéreraitpasunchangementdestatutplusradicalquecellesdeChardinoudeVanGogh : dans les deux cas, l’original est « à propos » de quelque chose (objet dépeint, gesteexpressif),larépliqueestinévitablement,pourquiconnaîtsagenèse,«àpropos»del’original,etdoncpeintureauseconddegré.

Lemotifleplusfréquentdelaproductionderépliques,jel’aiditetcelavadesoi,estlademandecommerciale–demandeà laquellecertainsartistesaccèdentvisiblementplusvolontiersqued’autres.On explique fréquemment la complaisance de Chardin par un manque d’imagination qui le portaitdavantageà se répéterqu’à se renouveler,mais ilne fautpasnégliger lapartde renouvellementquecomporte toute « répétition » de cette sorte,même lorsque sa trace est presque imperceptible, et j’yreviens. Le cas du buste du cardinal Borghèse présente un autre motif, évidemment plus rare etspécifiquedelasculpture:l’accidentenfindeprocessus.Lerefusd’uneœuvreparuncommanditaireinsatisfaitdeteldétailpourraitenconstituerunautre,maisilestprobablequedetelslitigesserésolventplutôtpardescorrectionsdontletableaufinalneportepastémoignage,saufinvestigationpoussée.Onsaitbienque,duSaintMatthieuetl’AngedeCaravage(1602),lapremièreversion,jugéetropréaliste,fut refusée et remplacée par celle que l’on voit aujourd’hui à l’église Saint-Louis-des-Français ;l’original, que l’artiste garda par-devers lui, fut détruit aumuséeKarl Friedrich de Berlin lors d’unbombardementen1945;maisladifférencededispositionetdephysionomiedespersonnages(quenous

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connaissonsévidemmentpardesreproductions)excluttouteidéederépliqueparautocopie:lesecondtableauconstituevraimenticiuneautreœuvresurlemêmesujet,commel’histoiredelapeintureetdelasculptureenoffred’innombrablesexemples.Jereviensàl’instantsurcettedistinction,quin’estpasseulement,nimêmeessentiellement,quantitative.

Eneffet, si l’ondéfinit la répliquepar leprocédéde l’autocopie, ilvadesoi,comme je l’aidit,qu’aucune réplique ne peut être rigoureusement conforme, même dans les cas (qui semblent plutôtrares)oùl’artistes’yefforceautantqu’illepeut.Enfait,avecousansrequêteencesensdelapartdunouveauclient(etcontrairementaucopisteordinaire15,dontleproposestdeconformité),unartistequise « répète » est plutôt porté à la variation, comme on peut le voir en feuilletant par exemple lecataloguedeChardin.

Cesvariantespeuventêtred’ordreformelouthématique.Lavarianteformellelaplussimpleestlechangementdeformat16,soitparrestrictionouélargissementduchamp,dontnousavonsrencontréunou deux exemples chezChardin, soit par changement d’échelle, comme entre les deuxMoulinde laGalette,ou,demanièreencoreplussensible,entrelesdeuxPoseusesdeSeurat17.Cecassembleunpeuplusrare,peut-êtreenraisondel’emploidediversprocédésdecalque,commej’enaicitéunàproposduPèlerinageàCythère.Uneautrevarianteformellepeutêtred’ordrestylistique,commeladifférencedetoucheentrelesdeuxMoulindelaGaletteouentrelesdeuxGachet.Lesvariantesthématiques,ouiconographiques,peuventconsister(pourenparler trèsschématiquement)enadditions(l’écumoireausoldansleBénédicitédel’Ermitage,lapartiegauchedeceluideRotterdam),ensuppressions(l’originalperdudesBullesdesavon, quenous connaissonspar unegravure, comportait une sortedebas-reliefsous l’entablement du premier plan, qui ne figure plus dans les trois versions conservées), eninterversions(ArlequinetPolichinelledansLesTroisMusiciens),ouensubstitutions:lesdeuxversionsduChatavectranchedesaumonetdeuxmaquereauxdeChardincomportentenoutre,l’une(collectionRothschild)unmortier,l’autre(muséedeKansasCity)troismoulesetunfruit.L’étudeapprofondiedecesprocédésdevariation,mêmeàproposduseulChardin,exigeraittoutunvolume.

Le statut d’œuvre (unique) à immanence plurielle, que j’attribue auxœuvres à répliques, ne vacertespasdesoi,etdoitêtrejustifié.Commecettejustificationvautaussi(et,mesemble-t-il,danslesmêmestermes)pourlesœuvresallographiques,jenelaproposeraiqu’aprèsleurexamen.Mais,avantde quitter le régime autographique, il nous faut préciser un peu plus la différence entre le fait de larépliqueetdeuxfaitsvoisins,dontl’unestabsolument,etl’autrerelativement,propreàcerégime:ils’agitd’unepartdesœuvres(àépreuves)multiples,etd’autrepartdecequej’appellerailesœuvresàreprise.

Ladifférencedeprincipeentrelesœuvresmultiplesdelagravureoudelasculpturedefonteetlesœuvrespluriellesquinousoccupent ici tientclairementà leurdifférencedeprocédé : l’empreinteestcenséegarantirmécaniquementl’identitédesesproduits,lacopieauctorialenonseulementnel’estpas,mais on lui reconnaît une latitude, plutôt bienvenue, de variante partielle (thématique) ou globale(dimensionnelleoustylistique).Enfait,leprocédédel’empreinteestd’unefiabilitétouterelative:silesépreuvesobtenueslorsd’unmêmetiragephotographiquesonteffectivementindiscernables,l’usuredumodèle et autres aléas du moulage limitent pour le moins, nous l’avons vu, le nombre d’épreuvesacceptablesd’unesculpturedefonte,dontla«qualité»diminueconstammentaucoursduprocessus;engravure,lesdifférencessontencoreplusperceptibles,etgénéralementsautentauxyeux,l’usuredelaplanche, l’écrasement des sillons et des barbes étant fort sensibles.Comme le dit quelque part Jean-Jacques Rousseau, « chaque épreuve d’une estampe a ses défauts particuliers, qui lui servent decaractère».Et,deplus,rienn’interditàl’artisted’intervenirencoursdetiragesurtelleoutelledecesépreuves(ousurlaplancheelle-même)pouraccentuerson«caractère»:onsaitquec’étaitlapratique

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constante deRembrandt, dont « laméthode consistait à introduire de légères variantes oudes ajoutsmineursdemanièreàvendresesgravurescommedesœuvresnouvelles18».Cesretouchesconstituentclairement un cas intermédiaire entre l’épreuve et la réplique à variantes. Mais, malgré toutes cesnuancesoudéviances, laconventionculturellen’enaccordepasmoinsauxœuvres«multiples»uneidentitécommuneàtoutesleursépreuves,quineutralisecommepurementtechniquesleursdifférences,et les établit dans une relation (optionnelle) d’équivalence artistique : le Penseur immane en cetteépreuve,ouaussibien(vel)encetteautre;quandvousenavezvuune,vousêtescensélesavoirtoutesvues.Lesœuvresàrépliquessontplutôtdansunerelation(additive)decomplémentarité:LeBénédicitéimmaneencetableauetencesautres,encontemplerunnevousdispensepasdecontemplerlesautres,etvousn’aurezpasuneconnaissanceexhaustive(sicettenotionaunsens)decetteœuvretantquevousn’en connaîtrez pas toutes les versions19. Cette différence est certainement renforcée du fait que lesépreuvesmultiplespeuventêtre(etsont leplussouvent)confiéesàdesimplesexécutants, tandisquel’exécution(aumoinspartiellement)auctorialeestuneconditiondéfinitoiredelaréplique,ausensiciconsidéré. Et l’indice le plus éclatant de son assomption par le monde de l’art est le fait que l’onorganise volontiers des expositions comparatives regroupant des versions de tableaux, mais plusrarementdesépreuvesdegravure,etsansdoutejamaisdesculptureoudephotographie.

C’estencoreleprocédédel’autocopiequidistinguelesœuvresàrépliquesdesœuvresenrelationde ce que j’appelle faute demieux reprise.Faute demieux, c’est-à-dire faute d’une traduction pluslittéraledel’anglaisremake,quimesembleendonnerladescriptionlaplusexacte20.Toremake,c’estrefaire,oufaireànouveau,ànouveauxfraissur lemêmemotif, thématiqueouformel,etsanscopieruneœuvreantérieure21.C’estparexemplelarelationquiunitlesquatrePietàdeMichel-Ange,oulesinnombrablesMontagneSainte-VictoiredeCézanne – voire, pour considérer deuxœuvres en repriseaussiparentesquepossible,lesdeuxMontagneSainte-VictoirevuedesLauves22.L’oppositionentrececouplesiprocheet,disons,celuiqueformentlaPietàdeSaint-Pierre(1500)etcelledeSantaMariadelFiore(1550),quetoutopposedanslestylecommedansladispositiondesfigures,montreladiversitédes écarts entre des cas de reprise, que rapproche seulement le fait, dans les deux cas, d’unecommunauté de sujet. Mais j’ai parlé d’œuvres « parentes », il faudrait préciser cette métaphoregénéalogique(carlesBénédicitésonteuxaussides tableauxparents)endisantquecesdeuxPietà, sidissemblables,oulesdeuxSainte-Victoire,siproches,sontdesœuvres-sœurs(fillesdumêmepère),etquedeuxBénédicitésontàlafoisfrèresetfilsl’undel’autre,puisquelesecond,vial’artiste,procèdedupremier,etquel’artisteproduitlesecondvialepremier.

Lesœuvres en reprise ne sont pas seulement de ressemblances très inégales, elles peuvent êtreproduites dans des intentions très différentes, selon que l’artiste se contente de revenir, fût-ce demanière aussi obsessionnelle queCézanne, sur unmotif de prédilection23, sans viser unequelconqueconfrontationentrelesœuvresquienrésultent,ouqu’ilseproposedelesorganiserencequ’onappellegénéralementune«série»,selonunprincipedevariationdélibérée,commefaitMonetpoursesMeules(quinzetoilesexposéesensembleenmai1891)etpoursesCathédralesdeRouen(vingttoilesexposéesenmai1892selonunedispositionchronologique,del’aubeaucrépuscule).Lapratiquedelarepriseenvariations’estrépanduecommeonsaitdansl’artcontemporain–ycompris(ousurtout)dansl’artnonfiguratif, où les analogies de structure se substituent aux identités d’objet d’autrefois : voyez lesFemmes de De Kooning, les drapeaux, cibles et cartes de Jasper Johns, les zips de Newman, lesrectanglesflousdeRothko,lesÉlégiesrépétitivesdeMotherwell,lescarrésconcentriquesd’Albers,lesmonochromesnoirsdeReinhardt,etc.

Jenem’attarderaipassurcevastesujetautantqu’illemérite,nonseulementfautedecompétence,maissurtoutparcequ’ilsesitueau-delàdeslimitesdenotreobjet.Toutcommelesœuvresàimmanence

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multiple, mais pour une raison inverse, les œuvres en reprise échappent à la définition des casd’immanence plurielle. Les premières, parce que le multiple est trop (tenu pour) identique pourdéterminer une pluralité obligeant à considérer une œuvre sous les espèces de plusieurs objets. Lessecondes,parcequ’enl’absenceduprocessusd’autocopielaconventionculturellepréfèrelesconsidérerchacunecommeuneœuvreautonomeàpartentière24.Danscecas,biensûr,iln’yaplusuneœuvreàimmanence plurielle, mais simplement plusieurs œuvres distinctes dont la parenté thématique ouformelle ne compromet pas davantage l’autonomie que, disons, la parenté thématique entre deuxromansdeBalzac,oustylistiqueentredeuxsymphoniesdeMozart(mais«pasdavantage»nesignifiepasnullement,etjereviendraisurcepoint).

Direque«laconventionculturellepréfère»,c’estreconnaîtrelecaractèrerelativementarbitrairede ces distinctions,même si, encore une fois, le fait génétique de l’autocopie donne une base assezsolideàlacatégoriedel’œuvreàrépliques.Commetoutedécisiondeméthode,celle-cinepeutpasfairel’unanimité,reposantpourl’essentielsurdesconsidérationspragmatiques(«Ya-t-ilplusd’avantagesouplusd’inconvénientsàdécrireleschosesdecettemanièreoud’uneautre?»):aprèstout,lefaitdel’autocopien’entraînepas logiquementqu’ondoive considérer deux tableaux commeconstituant uneseuleœuvre.Maispourquoiceluidel’empreintel’entraîne-t-ilplusnécessairementpourdeuxépreuvesde ce que, cette fois, l’unanimité dumonde de l’art considère bien comme lamême sculpture ou lamême gravure ? L’identité opérale n’est pas donnée, elle est construite selon des critères subtils, etéminemmentvariables,quisontceuxdel’usage.Nousretrouveronscettequestionaprèsconsidérationdespluralitésd’immanenceenrégimeallographique.

Adaptations

Cetyped’œuvresplurielles,jelerappelle,nepeutprocéder,commelesrépliquesenpeinture,d’unbesoin de fournir à plusieurs amateurs plusieurs exemplaires plus ou moins identiques de la mêmeœuvre, puisque le propre du régime allographique est de permettre une multiplication illimitée desexemplairesdemanifestationd’unobjetd’immanenceidéaletunique,etqueleprocédédel’autocopien’yproduit,relativementàcetobjet,riend’autrequ’unexemplairedeplus25.Lalittérature,lamusique,la chorégraphie et autres arts allographiques ne connaissent donc aucune pratique rigoureusementsymétrique de celle de la réplique.Mais certains types de versions, en particulier en littérature et enmusique,présententaumoinscetraitcommundecoexisterdepleindroitavecletexteoulapartitionoriginaux,etdoncdedispersersurdeuxouplusieursobjetsl’immanencedel’œuvre.C’estlefaitdecequ’onappellegénéralementdes«adaptations»:àunpublicparticulier,commelorsqueMichelTournierproduitsousletitreVendredioulaViesauvageuneversionpourenfantsdeVendredioulesLimbesduPacifique,ouàunedestinationpratiqueparticulière,commeles«versionspourlascène»depiècesdeClaudelalorsréputéesinjouablesdansleurformeoriginelle:L’AnnoncefaiteàMarie,PartagedemidiouLeSoulierdesatin26.Cesdernièressontconnuesdetousparcequ’ellesontétépubliéesetqu’ellesappartiennentcommetellesaucorpusclaudélien,maisonsaitquelareprésentationdepiècesd’abordpubliéess’accompagnetrèsfréquemmentd’adaptationsdedétaildontaucuneéditionparfoisnegarderala trace.Enmusique, lecas leplus typiqueestceluidespartitionsdeballet remaniéesaprèscoupen«suitesd’orchestre»pour leconcert :voyezDaphnisetChloé (1909-1912),L’Oiseaude feu (1910-1919),Petrouchka(1911-1914),L’HistoireduSoldat(mimodrame1918–suite1920),etbiend’autresœuvresdudébutdecesièclequifigurentaujourd’hui,aurépertoireetaucatalogue,aumoins27souscesdeuxformesconcurrentes,dontlasecondeestgénéralementuneréductiondelapremière.

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Àcesmodesd’adaptationcommuns,mutatismutandis,àtouteslespratiquesallographiques(unemise en scène ou une chorégraphie doivent bien, par exemple, s’adapter à de nouvelles conditionsspatialeset techniquesenchangeantdesalle), s’enajoutentd’autres,quisontpropresà telou telart.J’en citerai trois, dont l’un est particulier à la littérature, c’est la traduction, et les deux autres à lamusique,cesontlatranscriptionetlatransposition.

Silesfaitsd’adaptationévoquésplushautpeuventêtretenuspourexceptionnelsoumarginaux,latraduction desœuvres littéraires est un fait en principe universel.Même si un grand nombre d’entreellesn’atteignentjamaiscebut,touteœuvreestaumoinscandidateàlatraduction,etdansleplusgrandnombrepossibledelangues–etcertainesontététraduitesplusieursfoisdanslamêmelangue.Certes,l’identitéopéraled’un texteetdesa traductionn’estpasadmisepar tous,àcommencerparungrandnombred’écrivains,etGoodman,fidèleàsonprinciped’identitéabsolueentreuneœuvre(littéraire)etsontexte,refusecatégoriquementcetteidentification:pourlui,unetraduction,présentantpardéfinitionunautretexte,nepeutêtrequ’uneautreœuvre28.

Mais cette position simple, et philosophiquement commode pour un nominaliste, ne s’accordeguèreavecl’usage,quiautoriseindifféremmentàdire:«J’ailuunetraductionfrançaisedeGuerreetPaix », « J’ai luGuerre etPaix en français », voire, enmême situation, tout bonnement : « J’ai luGuerre et Paix. »Onm’objectera sans doute que ces locutions procèdent d’une simplemétonymie,comme«GuerreetPaixestdanslesalon»;maisilmesemblequelesdeuxmétonymiesnesontpasdumêmeordre:leglissementfiguralestplussensible(et,pourlecoup,plus«ontologique»)dutexteàsonexemplairequedutexteàsatraduction.Lecasparticulierdestraductionsauctoriales(Nabokov,durusseenanglaisaumoinspourRoi,Dame,Valet,LeDonetLaMéprise,et,dit-on,del’anglaisaurussepourLolita ;Beckett,de l’anglaisau françaispourMurphyetWatt,etviceversa pour la plupart dessuivantes)tendàjustifierunetelleconception:ilestbienartificieldeconsidérerlaversionfrançaiseetla version anglaise deMolloy commedeuxœuvres distinctes plutôt que commedeux textes (et doncdeuxobjetsd’immanence)delamêmeœuvre.Lecritèredecedernierjugementn’estévidemmentpasune fidélité que l’on vérifie rarement, et que l’identité auctoriale ne garantit nullement, bien aucontraire : un auteur est naturellement plus libre à l’égard de son texte qu’un traducteur, comme unpeintre est plus libre qu’un copiste à l’égard de son tableau. Ce critère est évidemment la sourceauctoriale elle-même. Quand il s’agit de décider si plusieurs objets d’immanence ressortissent à lamêmeœuvre,qu’ils’agissedetextes,detableaux,departitions,etc.,l’identitéd’auteurestévidemmentun facteur très puissant – sinon, bien sûr, une condition suffisante (l’identité d’auteur ne suffit pas àfaireunemêmeœuvreduPèreGoriotetd’EugénieGrandet),nimêmeàproprementparlertoutàfaitnécessaire,nousleverrons.

Maissil’ontientunetraductionauctoriale(ouréviséeparl’auteuretdèslors«autorisée»,commeles traductionsfrançaisesdeKunderadepuis1985)pourunautre textede lamêmeœuvre, ilestbiendifficiledenepasétendrecetteadmissionauxtraductionsallographes,dontlesdegrésdefidélitésontévidemment très variables, mais dans une gradation qui ne doit rien à leur caractère allographe. Laraison,àlaquelleenpratiquenulnerésiste,estque,siuntextesedéfinitbienparuneidentitélittérale(samenessofspelling),uneœuvrelittérairesedéfinit,d’untexteàl’autre,paruneidentitésémantique(samenessofmeaning,pourrait-ondire)quelepassaged’unelangueàl’autreestcensépréserver,noncertes intégralement, mais suffisamment et de manière assez précise pour que le sentiment d’unitéopérale soit légitimementéprouvé.La limiteà la fidélité intégrale tient, commeon le saitde reste, à

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l’impossibilité de respecter à la fois ce queGoodman appelle les valeurs sémantiques dénotatives etexemplificatives,etcetterelationd’incertitudeobèreplusfortement,onlesaitaussi,lestraductionsdetextes « poétiques » où l’accent porte, plus que dans les autres, sur ce que Jakobson appelait le«message», c’est-à-dire en fait lemédium linguistique.L’identité opérale translinguistique est doncvariablementextensible,etlepublicgèrecettesituationavecunesouplessequidoit,iciencore,plusàl’usagequ’àdesprincipesapriori.Entoutétatdecause,lorsqu’onjugeunetraductioninfidèle,ilestassez rare qu’on ne puisse dire à quoi : une traduction de L’Imitation de Jésus-Christ devrait êtrevraimenttrèsinfidèlepourpouvoirfonctionnercommetraductionduVoyageauboutdelanuit.

N’ayantpasaffaireentantquetelleàlapluralitédeslangues,l’œuvremusicaleneconnaîtpascefait de versions réunies par une identité sémantique transcendant des variances linguistiques. Enrevanche, elle subit deux facteurs capables d’opérer sur l’ensemble d’un texte une transformationglobale,régieparunprincipeaussisimplequeleprincipedeconversiontranslinguistique.Lapluralitédes paramètres du son pourrait même en déterminer deux autres : on distinguerait, de la même«partition»,desversionsplusoumoinsrapides,ouplusoumoinsfortes;enfait,cesvariances-làsontgénéralementlaisséesauchoixdesinterprètes,etfonctionnentcommeoptionsd’exécution,etdoncdemanifestation29.Lesdeuxfacteursdetransformationglobaleeffectivementexploitéssont,commeonlesait,lechangementdehauteur(etdonc,leplussouvent,detonalité),outransposition,etlechangementdetimbre(d’instrument),outranscription,quientraîned’ailleurssouventunetransposition.Lecritèred’identitéopéralen’estplusicisémantique,maisstructural.Unecompositiontransposéeet/outranscriteconserveunestructuredéfiniepar lesrelationsmélodiquesquedéterminentdesintervallestenuspouréquivalents etdesvaleurs rythmiquesmaintenues identiques (la structuredoblanche– rénoire–doblanche structuralementassimiléeà la structure fablanche– solnoire– fablanche). Tout comme lecritèresémantiquepourlesœuvreslittéraires,lecritèrestructuraldoitplussapertinenceàl’usagequ’àunedonnéedenature,etrienn’interditdelerefuser,etd’attacherl’identitéd’uneœuvremusicaleàsesparamètresdehauteuroudetimbre.C’estcequefaitGoodmanpourletimbre(et,jesuppose,pourlatonalité):«Nouspourrionstrouverdesconsidérationsplussolidesdanslarelationd’uneœuvreàsestranscriptionspourd’autres instruments.Commenous l’avonsvu, laspécificationde l’instrument faitpartieintégrantedetoutevraiepartitiondanslanotationmusicalestandard;uneœuvredepianoetsaversionpourviolon,parexemple,comptentstrictementcommedesœuvresdifférentes30.»

Iln’estpastoutàfaitexact,nouslesavons,dedireque«laspécificationdel’instrumentfaitpartieintégrantede toutevraiepartitiondans lanotationmusicale standard», àmoinsdeconsidérerque lapartition duClavier bien tempéré et celles d’innombrables autres œuvres baroques ne sont pas de«vraies»partitions,oun’appartiennentpasencoreàla«notationstandard»,aurisquedeseséparerdel’usage, etpar làde s’empêcherd’en rendre compte.Car l’usage, lui, ne tientpaspourdeuxœuvres« strictement » différentes, non seulement une version pour piano et une version pour clavecin duClavier bien tempéré,mais encore la version originale pour violon et la transcription pour piano duConcerto en ré deBeethoven.Mais je reviendrai en fin de chapitre sur cette question théorique, quiconcernetouslescasd’immanenceplurielle.

Horsdescasdevariation interne,oùellesnedéterminentpasdesversionsmaisremplissentunefonctiondedéveloppement,latranspositionetlatranscriptionprocèdentleplussouventdenécessités,oudecommodités,d’exécution:ondéplacedequelquestonsunemélodiecomposéepourvoixdeténorafindelamettreàlaportéedesbarytonsoudesmezzo-sopranos(c’estlecasduVoyaged’hiver,écrit

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parSchubertdans sapropre tessiture,maisque l’onassocie aujourd’huidepréférenceà lavoixplussombre du baryton, et que chantait volontiers une mezzo comme Christa Ludwig), on unifie lestessituresdesmélodiesducycledesNuitsd’été,queBerliozavaitapparemmentprévupourplusieursvoixdesdeuxsexes,lerôledeRosineduBarbierdeSéville,originellementpourmezzo-contralto,aététrès longtemps confié à des sopranos légers, celui deNérondansLeCouronnement dePoppée,écritpourcastrat,estsouventtenu,àlascène31,parunténor,uneoctaveplusbas(etdonc,enl’occurrence,sanschangementdetonalité),etc.Lerépertoiredeceschangementsdetessiturevocaleestinfini;dansledomaineinstrumental,ilsprocèdentleplussouventdetranscriptions,d’uninstrumentàl’autre,maisonsaitquel’Impromptuop.90n°3deSchubert,composéen1827ensolbémol,futpubliéen1855,etpendantplusieursdécennies,danslatonalité,plusaccessibleauxamateurs,desolnaturel.

Lestranscriptionsinter-instrumentalessontsurtoutconnuesparlecasparticulierqu’enprésententles«réductions»pourpianod’œuvresorchestralesouvocales,spécialitéoùLiszts’illustraaubénéfice(ou aux dépens) de Beethoven (les neuf symphonies), de Schubert (lieder), de Wagner et de biend’autres, et qui joua pendant tout leXIXe siècle lemême rôle de vulgarisation distinguée, auprès dupublicdesamateurs,que tientaujourd’hui ledisque32.Oupar le cas inverse,orchestrationsd’œuvrespianistiques, auctoriales comme celle de Saint François d’Assise prêchant aux oiseaux par Liszt oucellesdeMaMèrel’Oyeetdel’AlboradadelgraciosoparRavel,ouallographescommecelle,parlemêmeRavel,desTableauxd’uneexpositiondeMoussorgski33.Cesorchestrationsvisentévidemmentàélargir l’audience d’une œuvre en exploitant ses potentialités (n’oublions pas que, pour nombre decompositeurs, la version pianistique est une étape dans le processus génétique de l’œuvre).Mais latranscription instrumentale peut prendre les formes les plus diverses. J’ai cité la version piano duConcertopourviolondeBeethoven,maisonsaitqueBachtranscrivit(trèslibrement)pourclavecinoupourorgueplusieursconcertideVivaldi,etpourorguesaproprePartitapourviolonenmimineur;laChaconnedelaPartitaenrémineuraété transcriteparBusonipourpiano,etparSchumannpour…violonetpiano.LesSeptParolesduChristencroixdeHaydn,écritesen1785pourorchestreàcordes,cuivresettimbales(leprogrammeprescrivaituneintroduction,septsonatesetuntremblementdeterre),ont été réduites vers 1790 pour quatuor à cordes, puis amplifiées vers 1801, sans doute parMichelHaydn,enunecantatepourvoix,chœuretorchestre.LaNuittransfiguréedeSchönberg,écriteen1899pourdeuxviolons,deuxaltosetdeuxvioloncelles,futarrangéepourorchestreàcordesen1917,etc.34.

Lalittératureetlamusiqueprésententlescaslesplustypiquesdecesœuvresàversionsadditiveset concurrentes,mais il va de soi que le fait peut se produire dans tout le champ allographique.Lesrecettesdecuisineàvariantessont innombrables(sanscompter,biensûr, lesoptionsd’exécutionnonprescrites), et si l’architecture exploitait les possibilités de multiplication que lui offre son régimeallographique, on pourrait rencontrer des plans à variantes, prescrivant des bâtiments légèrementdifférents,maisassezsemblablespourserapporteràlamêmeidentitéopérale.Ilenexistesansdoute,dontjen’aipasconnaissance.

Remaniements

Toutes les pluralités d’immanence évoquées jusqu’ici (y compris d’ailleurs celles des œuvresautographiques à répliques) étaient, en intention, de type additif, oualternatif : dans l’esprit de leurauteur,la«versionpourlascène»duSoulierdesatinouladouble«suited’orchestre»deDaphnisetChloénesontnullementdestinéesàsupprimeretremplacerlesversionsoriginalesouintégralesdecesœuvres–et sansdoutemêmecertainesdeces adaptations, imposéespardesnécessitéspratiques,nesont-ellesquedespis-alleroudescompromis:c’estàcoupsûrlecasdelaplupartdestraductions,ou

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desréductionspourpiano.Les«nouvellesversions»quenousallonsconsidérermaintenantprocèdentenprinciped’untoutautremouvement,quiestdecorrectionetd’amendement,etleurfonction,sidesobstaclesdefaitnevenaients’yopposer,seraitclairementsubstitutive:unauteurmécontentaprèscoupd’uneœuvreachevée,etmêmepubliée,enproduitàquelquetempsdelà(l’intervalleesttrèsvariable)uneversionplusconformeàsesnouvellesintentions,àsesnouvellescapacités,ouparfoisaugoûtdupublic35, et seule l’impossibilité où il se trouve de supprimer les exemplaires subsistants de l’étatoriginaldonneraàlapostéritél’occasiondefréquenteretdecomparercequiconstitueradèslorsdeuxouplusieursversionsdefait,etéventuellementdes’interrogersurl’opportunitédecetamendement,ousurlalégitimitédesaproprepréférence.

Les éditions successives d’une œuvre, quand éditions successives il y a du vivant de l’auteur,comportentpresquetoujoursdescorrectionsmineuresquiressortissentleplussouventàlarectificationtacite de coquilles ou de bévues (on sait que jusqu’au début du XIXe siècle, faute de correctionsd’épreuves, la première édition était généralement très fautive, la deuxième, enfin amendée, étant lapremière correcte).Ainsi, deMadameBovary, éditée en deux volumes en 1857 parMichel Lévy, ledeuxième tirage de 1858 comporte-t-il plus de soixante corrections ; ceux de 1862, 1866, 1868 sontinchangés,maisentre-tempsuneéditionrecomposéeenunvolumecomportaitdeuxcenthuitnouvellescorrections, et un deuxième tirage en 1869, cent vingt-sept autres ; en 1873, Flaubert transfère sonroman chezCharpentier, dont l’édition « définitive » comporte encore cent soixante-huit correctionsnouvelles36.C’estcetexte,commedernierréviséparl’auteur,qu’adoptenttoutesleséditionsmodernessérieuses,considérantlestextesantérieurscommefautifsetpérimésparlacorrectionfinale,mêmesilesexemplairessubsistantsdeséditionsprécédentescontinuentdecirculeraumarchédeslivresanciens,etsouvent à des prix justifiés par leur valeur bibliophilique. Du point de vue de la dernière intentionauctoriale,ilestheureuxquecesachats-lànesoientpastropsouventàfinsdelecture.

Ilenvaàpeuprèsdemême,biensûr,descorrectionsmanuscritesapportéespar l’auteursurunexemplairedeladernièreéditionanthume,etquineserontadoptéesqu’aprèssamort:c’estlecasdesamendements (essentiellement des additions) de Montaigne sur un exemplaire de l’édition de 1588(«deBordeaux»)desEssais,oudeBalzacsurunexemplairede l’éditionFurne(1842),désignépartestamentcomme«manuscritfinaldeLaComédiehumaine37».Mais l’absenced’exécutionanthumejetteparfoisundoutesurlecaractèredéfinitif,etdoncobligatoire,deces«dernièresintentions»,quinesontpasalléesjusqu’aufatidique«bonàtirer»:lescorrectionsduRougeetleNoirsurl’exemplaireditBucci, ou celles de laChartreuse (en partie inspirées par les critiques de Balzac) sur l’exemplaireChaper, passent généralement pour des velléités sans lendemain, et sont rejetées en variantes par leséditeursmodernes.

Danstouscescas,lecaractèremineurdesdifférencesetleconsensuspresquegénéralsurlechoixdu texte empêchent la constitution de versions à la fois notablement distinctes et concurremmentoffertes à la réceptionpublique,même si la consultationdes«variantes»proposéespar les éditionssavantespeutparfoisinspirerquelquesdoutessalutairessurl’unicitéetlastabilitésupposéesdutexte.Mais il arrive que les amendements ne soient plus de l’ordre de la correction locale, mais duremaniementd’ensemble, stylistiqueet/ou thématique,déterminant ainsi l’avènementde cequ’il fautbienappeleralorsunenouvelleversion.J’aicitéplushaut,àproposdesnécessitésd’établissementdutexte,lesexemplesduCidetdeLaViedeRancé,dontcirculentaujourd’huilesdeuxversions,originaleet « définitive » ; c’est également le sort de l’Oberman(n) de Senancour, qui connut trois versions(1804,1833,1840)dontlapremièreetladernièresefontaujourd’huiconcurrence38.Danscestroiscas,l’édition remaniée39 témoigne d’un assagissement stylistique, et même, dans le cas de Senancour,thématique40(édulcorationdespagesanticléricales).L’évolutiondeJustine(LesInfortunesdelavertu,

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1787;JustineoulesMalheursdelavertu,1791;LaNouvelleJustine,1797)est,casplusrare,inverse,etlatroisièmeversiontémoigned’unchangementdevoixnarrative(passageàlatroisièmepersonne).Mais les exemples sont nombreux, et témoignent d’ajustements de toutes sortes. Celui deManonLescaut (1731-1753) est à la fois thématique et stylistique. Les versions remaniées des pièces deClaudel41 (indépendamment des versions « pour la scène ») le sont à des titres très divers, qu’on nesaurait résumer d’une seule formule.Nadja (1927-1962) subit, selon l’auteur lui-même, de « légerssoins » qui « témoignent de quelque égard au mieux-dire » (ou à l’idée qu’il s’en fait), ets’accompagnent de la suppression d’un épisode et de l’addition de quelques illustrationsphotographiques42. Les Voyageurs de l’impériale, paru censuré en 1943, est rétabli dans son texteintégral en 1947, puis modifié, comme Les Communistes, pour l’édition desŒuvres romanesquescroisées (1966).L’Espoir (1937) fut remaniéen1944, etLeBavard (1946) en1963.Vendredi ou lesLimbesduPacifique(1967)s’augmenteen1972dedeuxépisodesvenusdesaversionpourenfants.Jem’en voudrais de ne pas clore cette sélection toute arbitraire sur Thomas l’obscur (1941), dont laréédition de 1950, également chez Gallimard, s’orne d’un avertissement à l’ambiguïté vraimenttypique:«Ilya,pourtoutouvrage,uneinfinitédevariantespossibles.AuxpagesintituléesThomasl’obscur,écritesàpartirde1932,remisesàl’éditeurenmai1940,publiéesen1941,laprésenteéditionn’ajouterien,maiscommeelle leurôtebeaucoup,onpeut ladireautreetmêmetoutenouvelle,maisaussi toutepareille, si, entre la figureet cequienestou s’encroit lecentre, l’ona raisondenepasdistinguer, chaque fois que la figure complète n’exprime elle-même que la recherche d’un centreimaginaire.»Traductionsanssurprisepourquim’aurasuivijusqu’ici:uneœuvrepeutavoirplusieurstextes.

Leséditionssavantessérieuses(soitditsanspléonasme)présentesetàvenirdonnentoudonneronttouteslesversionssuccessives,produisantainsiuneffetdepluralitésansdoutepeulégitimeeuégardaudésaveu auctorial, mais manifestement légitimé après coup (et de plus en plus) par les droitsimprescriptiblesdelacuriositépublique,manifestationparmid’autresdeladominancedelaréceptiondes œuvres sur leur production, ou privilège de la postérité. Nous allons bientôt en rencontrer uneillustrationplusmanifesteencore.

Desversionsdésavouéesparl’auteurpeuventdonc,aveclacomplicitéactivedesspécialistesàquirien n’échappe, être « repêchées » par le public : cela vaut aussi pour desœuvres que leur auteur adésavouéessansmêmeleuraccorderlagrâced’unenouvelleversion(jedébordedoncmomentanémentnotresujet):voyez,entreautres,lesInquisiciones(1925),queBorgesreniatrèsvite,aupoint,dit-on,d’enrechercherfébrilementlesexemplairessubsistantspourlesdétruire,et(prétendait-il)d’accepteren1953unepremièreédition(Émécé)desesŒuvrescomplètesàseulefind’officialiserleurévictiondemanièreéclatante.Ledésaveupeutaussiportersuruneœuvrenonpubliée,maisdanscecasbiensûrl’auteur (cela vaut aussi pour les œuvres autographiques non encore vendues) a la possibilité deprocéderausalutaireautodafé.Ilnelefaitpastoujours(voyezlapremièreÉducationsentimentale),oubieniln’estpastoujoursenétatdelefaire,l’ordonneàsonexécuteur,quin’enfaitnaturellementqu’àsa tête : voyezMaxBrod.On dit (mais l’histoire est controuvée, comme tous lesultimaverba) queProust,sursonlitdemort,enjoignitlaconiquementàCélesteAlbaret:«Rayeztout»,cequitémoignaitd’unebelleconfiance(entreautres)enlacapacitédestructricedelarature.Célestefitcequ’onsait,etquirevientaumême.

Lamusique(écrite)présentenaturellementdescasanalogues,dont lesexemples lesplusconnus(demoi)setrouventchezStravinski(L’Oiseaudefeu,1910,réviséen1945;Petrouchka,1911,réviséen1947;suitedePulcinella,1922,réviséeen1947),dontlesversionsinvolontairementconcurrentes,quiontchacunesesdéfenseurs,sontéquitablementexécutéesetenregistrées43,ouchezBoulez,dont«à

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de rares exceptionsprès lesœuvres sont soit inachevées (“endevenir”, selon leprincipeduwork inprogress),soitremaniéesoueninstancedel’être44»:ainsiLeSoleildeseaux,« rectifié45»deuxfoisaprès sa publication en 1948, ou Le Visage nuptial, composé en 1946 pour deux voix, deux ondesMartenot et percussions, orchestré en 1952, et de nouveau remanié en 1990 pour une version(définitive?)quelecritiqueàquij’empruntecesinformationsqualifieaimablementde«musiquedesannées cinquante adaptée au goût de la fin du siècle » – ce qui ne préjuge en rien de celui de laprochaine,s’ilyenaune46.

Lasituationdel’opéraestengénéralplusconfuse,pourdesraisonsquitiennentàlacomplexitédecetyped’œuvreetàsadépendancedefacteursdetoutessortes,quidonnentauxremaniementsencauseunstatut intermédiaireentre lacorrectionet l’adaptation.OnsaitqueMozartmodifiait sesopérasenfonction des distributions disponibles, supprimant ou substituant des airs au gré de ses aimablescantatrices, et ce cas n’a rien d’exceptionnel. L’accueil du public, les pressions de la censure, lesbienséancesdiversespèsentd’unpoidsaumoinségal, et les avatars anthumesdeFidelio (de1805à1814), de Tannhaüser (version originale, 1845, version parisienne, 1861), de Simone Boccanegra(1857-1881),deDonCarlo(s)(versionoriginaleenfrançaisetencinqactes,1867;traductionitalienne,1868;versionitalienneenquatreactes,1884)mériteraientunchapitreentier.CeuxdeBorisGodounovseraient presque simples si l’on s’en tenait aux états anthumes et autographes (première version,refusée, 1869 ; deuxième, jouée en 1872, puis interdite en 1874) ; mais la fortune ou infortuneposthumes de cette œuvre – par les offices successifs de Rimski-Korsakov (1896, puis 1906), deChostakovitch (1959), de l’illustre musicologue Joseph Staline, qui imposa un temps le retour à la(deuxième)versionRimski, etdequelquesautresencore,dontàpeuprès tous leschefs,metteursenscèneetdirecteursd’opéraconcernés–est telle,dechoixsuccessifsensuppressionsarbitrairesetenmixagesinspirés,qu’onnevitjamaisdeuxproductionsjouerlamêmepartition47.

Cedernierexempleexcèdedoncenpartielechampdesremaniementsauctoriaux,etcommetelstenuspourlégitimes(unartisteatoujoursledroit,etsansdouteledevoir,desecorrigeraussilongtempsquesonœuvrenelesatisfaitpas,ouplus);laraisoninvoquéepourlesremaniementsallographesdecetype est évidemment le désir d’améliorer une œuvre tenue pour imparfaite ou maladroite, etparticulièrement,enmusique,maladroitementorchestrée:c’estleprincipalmotifdesinterventionsdeRimski sur Boris, et aussi sur La Khovantchina48, dont Moussorgski n’avait d’ailleurs pas achevél’orchestration.Cedésirprocèdedoncd’unjugementsubjectif(mêmesicollectif)ettoujoursrévocableaunomde l’évolutiondugoût : c’est cequi justifie les restaurationseffectuéesaprèscoup,danscesdeuxcas,parChostakovitch lorsqu’onjugeapréférablederevenirà(oudumoins :serapprocherde)l’étatoriginal.L’histoire(la«tradition»)del’exécutionmusicale,surtoutàl’orchestre,estfaitedecesmouvements incessants de révision et de dé-révision, dont la querelle sur les instruments et effectifsbaroquesestunépisode,ouunaspect,parmid’autres.Touslesmélomanessaventquel’orchestrationdesessymphoniesparSchumannétaitsiopaqueetsi terneque,sanslesretouchesapportéesparGustavMahler,agissantlàcommechefd’orchestre,ellesauraientfortmalsurvécu;etquediversessolutionsinstrumentales, impossiblesdesontemps,ontpermisd’amélioreraprèscoupcellesdeBeethovenlui-même49 ; mais ici encore, bien sûr, le jugement esthétique est variable, et le principe moderne de« respect du texte » peut motiver quelques retours à l’original, ou inspirer d’autres formes,éventuellementplusrespectueuses,de«dépoussiérage».Dupointdevue«puriste»qu’exprimepourd’autresraisonslathéoriegoodmaniennedelanotation,ilestclairquelesexécutionsconformesàcegenrederévisionsposthumesnesonttoutsimplementpasdesexécutions(«correctes»50)desœuvresencause,etl’onsaitque,pourcetteraisonetquelquesautres,cettethéorieaétéplutôtmalaccueillieparlemondemusical.Ilmesemblepourtantquelaquerellen’estpasfondée,ouquecen’estqu’une

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querelledemots:ilsuffitdes’entendresurlesensdecorrect,etd’admettredepartetd’autrequ’uneexécution peut être non correcte au sens goodmanien, et plus conforme à l’intérêt de l’œuvre, parexemplecommeexécutioncorrected’uneversionheureusementrévisée.Rienn’empêchedeprésentertelle exécution (ou partition) sous un label du genre : « Schumann, Symphonie rhénane, révisionMahler » ; voire, si l’on y tient, « Schumann-Mahler », comme on dit ailleurs « Bach-Busoni » ;personnellement, jen’ytienspas,et jepensequeMahlernonplus:ceseraitunpeutropattribuerauréviseur.

Une œuvre momentanément tenue pour achevée par son auteur n’est pas toujours pour autantpubliée. Il existe d’ailleurs une pratique intermédiaire entre l’édition et l’abandon à la « critiquerongeusedessouris»:c’estla«prépublication»enrevue(parexemple,MadameBovarydanslaRevuede Paris, 1856-1857), en « livraisons » périodiques (David Copperfield, 1849-1850), ou en«feuilleton»dansdesjournaux,pratiquecouranteauXIXesiècleethonoréeparbiendesromanciers,deBalzac à Zola, qui ne donnaient pas pour autant dans le genre du « roman-feuilleton »51. Cesprépublications,souventsélectivesoupartiellementcensurées,sontpourl’écrivainl’occasiondejugersonœuvreavecuncertain recul,d’apprécier sonaccueil,etéventuellementde la remanierenvuedel’édition en volume. Les « variantes » ainsi produites témoignent parfois d’une réélaborationsignificative, comme c’est le cas pour quelques poèmes deMallarmé (Placet futile, Tristesse d’été,Victorieusement fui) dont l’édition Pléiade donne les deux versions52. Goethe a utilisé la publicationéchelonnéedesesŒuvrespourdivulguerdiversétatssuccessifsdesonFaust53:Faust,fragmentdansleseptièmevolumeen1790;Faust,tragédiedanslehuitième(d’unenouvellecollection)en1808;uneébauchedeladeuxièmepartiedansPoésieetVéritéen1816;l’épisoded’Hélèneen1827auquatrièmevolume d’une troisième collection ; d’autres fragments au douzième volume en 1828 – la versiondéfinitive paraîtra posthume au quarante et unième volume en 1832. La publication, égalementéchelonnée,d’À la recherchedu tempsperdu (même si l’onne remontepas à cesUr-Recherche quesont Jean Santeuil, abandonné en 1899, et Contre Sainte-Beuve, en 1908, de publication largementposthume54) témoigne d’un autre effet : leDu côté de chez Swann publié en 1913 ne sera jamaisremanié,mais la suite, queProust jugeait à peu près terminée à cette date, et dont les circonstancessuspendent l’impression jusqu’en 1918, en subira l’augmentation de volume et le remaniementthématiquequel’onsait.Ilneseraitpastoutàfaitimpossible,jecrois,dereconstituer,enéliminantcesadditions,danslamesureoùellessontrepérables,l’état1913delaRecherche;maisjenemilitepasàtouscrinspourcetteopérationdouteuse55.

Les trois versions de La Tentation de saint Antoine ne doivent rien au processus de laprépublication,puisque lesdeuxpremières (àpartquelquesextraitsde ladeuxièmedansL’Artiste en1856) n’ont vu le jour qu’après la mort de Flaubert. Elles relèvent donc de l’étude génétique, quis’attache aux étapes prééditoriales de l’évolution d’une œuvre, si ce n’est qu’elles ont étésuccessivementtenuespourdéfinitivesparleurauteur: lapremièreen1849,censuréecommeonsaitpar Louis Bouilhet et Maxime Du Camp, fut abandonnée à contrecœur, puis reprise pour révision,essentiellementsuppressive(de591à193pages),d’oùladeuxième,aupointen1856;c’estencoreunecirconstance extérieure (le procès de Madame Bovary) qui dissuade Flaubert de la publier ; unetroisième campagne de réfection commence en mai 1869, après la publication de L’Éducationsentimentale, et aboutit en juin 1872 à la troisième version (publiée en avril 1874), cette foispositivementdifférentedesdeuxautres–pourledireviteensuivantlavulgate:moinsdramatiquedans

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sa formeet plusphilosophiquedans son esprit. Il est ainsi probableque si ses amisne l’avaient pasdécouragéà lapremièreFlaubertn’auraitpas travailléà ladeuxième,etques’ilavaitpubliéà tempscelle-ciiln’auraitpasécritlatroisième.Probable,maisaprèstoutincertain:laTentationauraitaussipuconnaîtrelesortd’Oberman(n).Toujoursest-ilquenousdisposonsaujourd’huidecestroisversionsfortdistinctes, dont (contrairement aux deux Éducation sentimentale) personne à ma connaissance necontestel’unitéopérale,etdontlagénéalogieestd’unenaturetellequepersonnenepeuttenirlesdeuxpremières pour de simples brouillons de la troisième56. Nous ne sommes donc ici qu’au seuil de lacatégorie,hautementproblématique,voiresuspecte,decequej’appellerailesétatsgénétiques.

Étatsgénétiques

Ellen’estenprincipenullement spécifiquedesœuvresallographiques,puisque touteœuvrea sagenèse,mêmelecroquisleplusfulgurant,quirésulted’unprocessus,fût-ilbrévissime.Cequirendplusdifficilel’observationdesétapesdegenèsed’uneœuvreautographique,c’estlefaitquedansbiendescas chacune d’elles efface (dessin), recouvre (peinture), voire détruit (taille) la précédente. Maisrecouvrir, du moins, n’est pas exactement anéantir, surtout au regard des moyens actuelsd’investigation.Lagenèsed’uneœuvrepicturalen’estdoncpastoutàfaitinobservableaprèscoup,etlecinémal’arenduedanscertainscas,etdepuisplusieursdécennies,parfaitementobservableencoursdeprocessus, commeen témoignent,parmidenombreuxautres, leJacksonPollockdeHansNamuth etPaul Falkenberg (1951) ou LeMystère Picasso d’Henri-Georges Clouzot (1956). Toute part faite àl’influencede l’observation sur l’observé, ce dernier filmpermet aumoins, par arrêt sur l’image, decomparer seconde après seconde les états successifs d’une même œuvre et d’étudier, apprécier etéventuellementdéplorerlemouvementcompulsifdetransformationquimènedel’unàl’autre.Jedoutequenousdisposionsdebeaucoupdedocuments aussi instructifs sur lagenèsed’uneœuvre littéraire,maisriennes’yoppose57enprincipe.

Horsdecesconditionstrèsparticulières,lagenèsed’uneœuvrepicturaleprocèdededeuxmodesd’élaborationquel’ondésignecourammentparlestermesd’esquisseetd’ébauche.Uneesquisseest,jele rappelle, un état préparatoire physiquement indépendant (lui-même éventuellement précédé decroquisoud’étudespartielles),tracésursonpropresupport,etquisertensuitedemodèle(parsignal)àl’exécutionfinale,etparfoisàl’appréciationduclientouducommanditaire.

Saufdestructionvolontaireouaccidentelle, l’esquisseestdoncun témoinde lagenèse,quipeutêtrecomparé(etparfoispréféré)à l’œuvredéfinitive,etsonstatutphysiqueetartistiqueest lemêmeque celui d’un brouillon en littérature ou en musique. Ébauche est le nom qu’on donne à un étatd’inachèvement,provisoire(workinprogress)oudéfinitif,decequiétaitenprincipedestinéàdevenirl’œuvredéfinitive.Uneébaucheabandonnéepeut fortbienconstituerunobjetartistique (en toutcas,esthétique) en elle-même, mais elle ne témoigne de rien d’autre : son statut est celui d’une œuvreinachevée,qu’ellepartage,d’unecertainemanière,avecunmanuscritcommeceluideHenryBrulardou du Procès. Toutefois, une ébauche détectée aux rayons X sous le tableau final témoigneeffectivementd’unétat(d’uneétape)quel’onpeutcompareràl’étatfinal,commeuneesquisseouunbrouillon ; son infériorité relative ne tient qu’au caractère précaire de son accessibilité ; sa valeurdocumentaire,aumoinspourlesspécialistes,n’enestpasdiminuée,etelleestsouventdécisive.Maisjen’oublie pas que notre objet présent n’est pas l’intérêt documentaire des esquisses, ou des ébauchesdéceléespartelappareillagetechnique58,maisleuréventuellecontribution,plusoumoinslégitime,àlapluralité d’immanence desœuvres qu’elles préparent. Cette question de principe se pose,malgré lesdifférencesphysiquesettechniques,danslesmêmestermespourlesétatsgénétiquesallographiques.

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Cesétatsconsistent,en littérature,enceque lesgénéticiensappellentgénéralementdes«avant-textes»,c’est-à-diredesétatstextuelsantérieursautexte«final»donttémoigneunepremièreédition,ou à défaut une dernière copiemanuscrite ou dactylographiée (autographe ou allographe) revue parl’auteur:notes,plans,scénarios,«ébauches»ausenszolien(quisontdesscénariosrédigés),brouillonsdivers, manuscrits recopiés « au net » intermédiaires. Ces états préparatoires ont matériellement lemêmestatutqu’uneesquisseautographique,quandl’auteur,par«horreurphysiquede larature»(LeClézio),préfèresecorrigerenproduisantunenouvelle(auto)copieetenlaissantintactelaprécédente59,ouqu’uneébauche,quandilsecorrigesurtoutparraturesinsitu,surlamêmepage,qui,danscecas,témoigne généralement de son passé pour l’œil exercé (ou assisté) du spécialiste60. La plupart desécrivainsprocèdentdesdeuxmanières,commeFlaubertetProust,dontchaqueétatd’unemêmepageportelatracedeplusieursinterventions.Bienentendu,cesdossiersd’avant-textesnesontdisponiblesquechezlesauteursquiconserventleursbrouillonspourmémoire,oupourl’édificationdelapostérité,usagetoutàfaitrécentpuisqu’ilneremonteguèreau-delàduXIXesiècle61.Hugo,Flaubert,Zola,Proust,Valéry sont donc pour l’instant les grands pourvoyeurs (français) en «manuscritsmodernes » (maisceux de Hugo ne sont pas exactement des brouillons62). L’avant-texte balzacien consiste surtout enépreuves corrigées (jusqu’à quatorze séries pourCésar Birotteau) ; Stendhal, en cela classique, n’alaissédemanuscritsquepoursesœuvresinachevées,ilestvraifortnombreuses,etcapitales(Leuwen,Brulard,Lamiel).Mais il semble–pourdes raisons sur lesquelles jevais revenir–que lesécrivainscontemporainsaientemboîtélepasàAragonléguanttoussesmanuscrits,pourétude,auCNRS,cequipromet bien d’autres occasions de comparer63, en attendant les effets, vraisemblablement64 plutôtnégatifs,delarédactionpartraitementdetexteinformatique.

Pourlesspécialistesgénéticiens–parquipassenécessairementladivulgationdecesétats–,leurpublicationn’est guèrequ’un sous-produit d’une tâche fondamentalequi est dedéchiffrer, transcrire,dater,reconstituerautantquepossibleleprocessusdegenèse,etéventuellementl’interpréterentermesde critique et de théorie. Sous-produit, et le plus souvent compromis entre un « établissement »rigoureux et une présentation lisible, voire plaisante ou confortable. Ce sont évidemment cesproductionsquelquepeuapprêtées,commelafameuse«nouvelleversion»deMadameBovary jadisproposéeparJeanPommieretGabrielleLeleu65,oulescopieuses«esquisses»delanouvelleéditionPléiadedelaRecherche,quinousintéressent ici,puisqu’ellesseulesoffrentaupublic l’accès(parfoisillusoire)àquelquechosecommeune«premièreversioninédite».

Dans leurs formes les plus sincères, ces « versions » sont généralement partielles oufragmentaires : il est bien rare qu’un dossier génétique produise un texte complet et continu commeceluidelapremièreTentation,qui,nousl’avonsvu,n’estpasexactementun«avant-texte»,maisuntexte « définitif » remis après coup en question, et en chantier. Une authentique première versioncontinuecommelesMémoiresdemavieentroislivresécritsparChateaubriandentre1812et1822necorrespondqu’auxdouzepremierslivres(jusqu’à1800)desfutursMémoiresd’outre-tombe66 (dont lagenèse,jusqu’à1847,estd’ailleursfortcomplexe,etadonnélieudepuis1850àplusieurséditionsfortdistinctes). Le plus souvent, ces états exhumés révèlent surtout des modifications formelles –stylistiques ou structurales –, des suppressions, des additions et des déplacements d’épisodes, plusrarement des remaniements thématiques décisifs : le plus spectaculaire est à ma connaissance lasubstitution inextremis, sur leconseildeBulwerLytton,d’unhappyendaudénouementmalheureux(Pip ne retrouvait pas Estella) d’abord écrit pour De grandes espérances67. La divergence la plusmassive ne procède pas à proprement parler d’une pluralité de versions auctoriales, mais d’un étatd’inachèvementetd’uneincertitudesur l’ordredans lequeldisposer lesfragments laisséspar l’auteurdisparu: ils’agitbiensûrdesPenséesdePascal,pourlesquellesonn’acesséd’hésiter,depuis1662,

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entre l’ordre « objectif » dans lequel se trouvaient disposées les « liasses », l’ordre conjectural del’Apologiedelareligionchrétiennedontellessevoulaienttrèsprobablementl’avant-texte,etunordre« logique » de pur classement thématique par sujets, arbitraire par définition et variable selon lesclassificateurs. Jenevaispasme risquer icidanscedédalequi,on le sait,n’enestpasà sadernièrechicane,maislesûrestque,mêmesila«matière»étaitexactementidentiqued’uneéditionàl’autre68,cesdifférencesdedispositiondéterminentautantdetextes,ausensétymologique,qu’ilyad’éditionsdisponibles;citationobligée:«Qu’onnedisepasquejen’airienditdenouveau:ladispositiondesmatières est nouvelle […].Lesmots diversement rangés font undivers sens, et les sensdiversementrangés font différents effets69. » Et l’observation vaut, à une autre échelle, pour des ensembles plusvastestelsqueLaComédiehumaineoulesœuvrescomplètesdeHugo70.

Lecaractèreproblématiquedeceseffetsdepluralitéinduitsparl’exhumationetl’exploitationdesétats génétiques ne tient pas seulement à la part d’arbitraire, ou de compromis entre authenticité etlisibilité, que comporte leur présentation : le goût moderne71 du fragment, de l’inachèvement, dudésordreetdelavariancequiassurelesuccèsdecespublicationspourraitconduirelepublicàsupporterdes présentations de plus en plus fidèles, voire à apprécier, non sans perversité, leur caractèreinévitablementrébarbatif.L’objectionlaplusgravetientplutôtaufaitqueces«versions»,continuesoufragmentaires, lisses ou hirsutes, n’étaient pour leurs auteurs que des états préparatoires qu’ilsn’investissaientpas(encore)d’unevéritablefonctionopérale,etquineconstituaientdoncpaspoureuxdevéritablesobjetsd’immanence.Lesassumercommetelsestdoncclairementunabusouuncoupdeforceàl’égarddel’intentionauctoriale,quidéfinitlestatutdel’œuvre.

Maiscetteintentioninstauratriceoulégitimanten’estpastoujourscertaine:lorsqu’unartistelaissederrière lui, soit à samort, soit en se tournant vers une autre œuvre, unmanuscrit, un tableau, unesculpture, il ne l’assortit pas toujours d’un certificat d’achèvement ou d’inachèvement qui assure lapostéritéde son statut intentionnel–onne sait pas tout à fait, par exemple, commentPicasso,decepoint de vue, considéraitLesDemoiselles d’Avignon72. Elle n’est pas davantage toujours définitive :l’exempledesœuvresremaniées,parfoistrèsprofondément,aprèspublicationouvernissage,lemontreàl’évidence.La«dernièrevolonté»n’estjamaisqueladernièreendate,etl’onavuqu’enbiendescasmême l’édition savante ne s’y jugepas obligatoirement soumise. Il n’est doncpas surprenant que laréceptionpublique,tenueàmoinsdescrupules,tendeàs’émanciperd’uncritèreaussifaillible.

Decetteémancipation,lapromotion,parfoisnaïve,dansnosannéessoixante-dix,delanotiondetexteauxdépensdecelled’œuvre futà lafoisunsigneetunfacteur.Ladestitution«formaliste»del’intention auctoriale, poussée symboliquement jusqu’au meurtre de l’auteur73, et la valorisation« structuraliste » de l’autonomie du texte, favorisent l’assomption desmatériaux génétiques commeobjetslittérairesàpartentière,aunomdecetteirréfutableévidencequ’unavant-texteestaussiuntexte.La quelque peu mythique « clôture du texte » aboutit donc paradoxalement au concept d’œuvreouverte74,dontlamouvancegénétiqueestunaspectparmid’autres,etquiré-instaurel’œuvre–commeje l’entends ici – par-delà (ou au-dessus de) la pluralité des textes de toute nature et de tous statutsqu’ellerassembleetfédèresouslesigned’uneunitéplusvasteet,encesens,transcendante.

On peut décrire en d’autres termes ce changement de paradigme qui, encore une fois, remontesouterrainement jusqu’au Romantisme et à son culte du fragment : le jugement esthétique est libred’investirn’importequelobjet,naturelouartefactuel,etparexempleunbrouilloninforme,uneébaucheinchoative,un lambeaudephrase,unblocdemarbremutiléouàpeinedégrossi75, unassemblagedehasard,cadavreexquis,écritureautomatiqueouproduitoulipien.Maisun«simple»objetesthétique,lorsqu’ilestaussiunartefacthumain,suggèretoujours,àtortouàraison,etgénéralementsansqu’onenpuissetrancher(quipeutdiresila«beauté»qu’iltrouveàuneenclumeouàunharnaisestfortuiteou

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voulue?),uneintentionesthétique,etcettesuggestion,légitimeounon,peutl’investird’unefonctionartistique,etdoncenfairel’objet(oul’undesobjets)d’immanenced’uneœuvre.

Mouvances

La« littérature»orale (récitéeou chantée)véhiculéepar les aèdes, jongleurs et autres conteurspopulairesconnaîtunautretypedepluralité,quitientàlapartd’improvisation76qu’yintroduitchaqueinterprète.Dans cemodede transmission, comme l’aditMenéndezPidal à proposde la chansondegeste, chaqueœuvre « vit de variantes » et de remaniements77. La tradition scribale qu’illustrent lesmanuscrits d’édition médiévaux prolonge dans l’écriture même cette variance constitutive, nonseulementàcausedesinévitables«fautes»detranscriptionmultipliéesparlesconditionsprécairesdeladictéecollectiveauscriptorium,maisparcequecesmanuscrits,pourlesgenreslesplus«oraux»enlangue vernaculaire (chanson de geste, épopée animale, fabliaux, théâtre, sans excepter tout à fait leroman78),sontsouventdesimplesaccessoires(etpournous témoins)de la traditionorale,commelesfameux « manuscrits de jongleurs » dont l’illustre Oxford duRoland est peut-être un exemple. Lalibertéd’improvisationdujongleursetransmetainsiauscribe,qui«décline»àsafaçonuntextequiestunpeuceluid’unautreetunpeulesien.AussiuneœuvrecommeleRolandnousest-elleparvenuesouslaformed’aumoinssepttextesdedates(dudébutXIIeauXIVesiècle),dedialectes(«français»,anglo-normand,vénitien),deversification(del’assonanceàlarime)etd’inflexionthématique(del’épiqueauromanesque) les plus divers, auxquels les méthodes critiques de la philologie classique échouent àattribuer une généalogie réductrice. Pour décrire cette « mouvance du texte » (je dirais plutôt del’œuvre,enmouvementd’untexteàl’autre)dontils’estfait,avecd’autres«néo-traditionalistes»79,lecommentateurenthousiasteetéloquent,jenepuismieuxfairequecitercettepagedePaulZumthor:

Le terme d’« œuvre » ne peut donc être pris tout à fait dans le sens où nous l’entendonsaujourd’hui.Ilrecouvreuneréalitéindiscutable:l’unitécomplexe,maisaisémentreconnaissable,queconstituelacollectivitédesversionsenmanifestantlamatérialité;lasynthèsedessignesemployésparles « auteurs » successifs (chanteurs, récitants, copistes) et de la littéralité des textes. La forme-sensainsiengendréesetrouvesanscesseremiseenquestion.L’œuvreestfondamentalementmouvante.Ellen’apasdefinproprementdite:ellesecontente,àuncertainmoment,pourdesraisonsquelconques,decesserd’exister.Ellesesitueendehorsethiérarchiquementau-dessusdesesmanifestationstextuelles.Onpourraitdessinerleschémasuivant:

Jen’entendspasparlàdésigner,onlecomprend,l’archétyped’unstemmachronologique,maisunmoded’êtredifférent.L’œuvre,ainsiconçue,estpardéfinitiondynamique.Ellecroît,setransformeetdécline. Lamultiplicité et la diversité des textes qui la manifestent constituent comme son bruitageinterne80.

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Comme on a pu l’observer, ce cas exemplaire est aussi un cas extrême, puisque la pluralité

d’immanences’yaccompagned’unepluralitéd’auteursquesigne,sil’onpeutdire,l’anonymatconstantde ce type d’œuvres – ou l’incertitude d’attribution que symbolise l’existence contestée d’Homère.Contrairementauxcasprécédemmentévoqués,l’unitéopéraledeLaChansondeRoland,parexemple,ne se fonde même plus sur l’identité auctoriale qui rassemble les trois Oberman(n) ou les troisTentation.Ellenes’appuiequesurune«communauté»thématique,etsurlesentimentd’unecontinuitédetradition,quinousassurequechaquerécitantet/outranscripteuréprouvaitlui-mêmeceluidemettre(nonsans liberté) sespasdans les tracesd’unprédécesseurdont ilprenait le relais.Cescritères sontmanifestement fragiles, et leur légitimité toute coutumière. La communauté de thème est après toutaussiprésente,deSophocleàCorneilleetdeCorneilleàCocteau,danscetautremodedetraditionqueforment les séries hypertextuelles, et pourtant nousn’envisageonsguèred’embrasser tous cesŒdipedans l’unité d’uneœuvrepluritextuelle.La continuité (supposée) d’une traditionorale, ou scribale etencoreprochedel’oralité,enestpeut-êtreungageplussûr,etquiseulnousdétournedeconsidérernonseulementl’«épopéemédiévale»,maisLaChansondeRolandelle-même,commeunsimplegenre,oùchaque texte serait un individu (une œuvre) autonome. D’un point de vue logique, pourtant, il y abeaucoupdecela,etj’yreviensdansuninstant.

Performances

Les œuvres de performance, nous l’avons vu plus haut, consistent en des événements en touterigueuruniquesetnonitérables.Mais,puisqueuneperformance,mêmelargementimproviséecommelesontlesvariationsjazzistiques,estpresquetoujoursenfaitperformanced’exécution,lapermanencedel’œuvre interprétée ou du thème soumis à variations engage à comparer entre elles les exécutionssuccessives,etàlestraitercommeautantdeversionsd’unemêmeœuvrepluri-occurrentiellequianom« le Rodrigue de Gérard Philipe », « la Violetta deMaria Callas », ou « leLoverMan de CharlieParker».L’absencededuréedepersistancedecetyped’œuvres,àlafoisautographiquesetéphémères,rendunpeuhypothétiquecegenred’observations(«Sontimbres’estassombri»,«Illeprendplusvitequ’hier », etc.), sauf quand elles se fondent sur les témoignages indirects que nous offrent depuis ledébutdecesiècleles«reproductions»del’enregistrement,dufilmoudel’audiovisuel.Chacunpeutainsi apprécier les variances qui séparent deuxVoyage d’hiver par Fischer-Dieskau, deuxNeuvièmeSymphonie parKarajan,oudeuxprises successives, au coursd’unemême session81, deKoko par les«CharlieParkerReboppers».Pourlesmoinséveillésàcegenrede«mouvance»,l’écoutedecertainesémissionscomparatives,commelaregrettéeTribunedescritiquesdedisques,dedominicalemémoire,pourraitêtredebonnepédagogie. Inutilededire, iciencore,que lesuccèsdecertaines« intégrales»jazzistiques (toutes les prises d’une session), de plus en plus nombreuses, en gros de plus en plussérieuses,etvitebaptisées«Pléiadesdujazz»,témoigneduchangementdeparadigmedéjàévoquéàplusieurs reprises – et dont on a compris que je suis à la fois descripteur et participant. En ce senscommeenplusieurs autres, la sensibilité esthétiquemoderne (et postmoderne) se révèle typiquementpluraliste.Àtitredecontraste–peut-êtreunpeusophistique–,jerappellequelestragédiesgrecques,auxVeetIVesiècles,n’étaientreprésentéesqu’unefois.

Entreœuvreetgenre

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Sous des formes diverses, et diversement légitimées par l’intention de l’auteur, tous ces casd’immanencepluriellenousproposentdoncdesœuvresdontl’identitétranscendeladiversitédesobjetsmatérielsouidéauxenlesquelsellesimmanent.Cemodedetranscendanceneportepassurtouteslesœuvres, puisqu’il en existe, autographiques comme la Vue de Delft ou allographiques comme LaPrincessedeClèves82,dontl’objetd’immanenceestunique–cequi,nousleverrons,nelesmetpasàl’abrid’autresfacteursdetranscendance.Maisiln’estpasexceptionnel,etlesœuvresquiyéchappentabsolument ne le doivent qu’à l’inexistence ou à la disparition, intentionnelle ou non, de leurs étatspréparatoires.

Unetelledescription,jedoislerappeler,nefaitnullementl’unanimitédesthéoriciensdel’art–sic’étaitlecas,jen’auraispasàlaproposer.NelsonGoodman,enparticulier,refuse,nousl’avonsvu,deconsidérer les transcriptions (et donc sansdoute les transpositions) commedesversionsd’unemêmeœuvremusicale, ou les traductions comme des versions de lamêmeœuvre littéraire, posant commeabsolue l’identité entre l’œuvre et son texte. Pour la musique, sa position n’est qu’apparemmentnuancéedecequ’iln’identifiepasdirectement l’œuvreàsapartition,maisà laclassedesexécutionsconformes,cequinefaitquemédiatiserl’identification.Lesdifférencesoptionnelles(parexemple,detempo ou d’expression) entre plusieurs exécutions correctes n’affectent pas pour lui l’identité del’œuvre ; pour moi non plus, bien sûr, et ce point est hors du débat. La divergence porte surl’acceptation ou le refus de l’idée qu’une œuvre musicale puisse rassembler plusieurs partitions(idéales)distinctes,ouuneœuvrelittéraireplusieurstextesdistincts83.

Je ne sous-estime certes pas les avantages de cette attitude rigoureusement nominaliste, ouempiriste, qui élimine le concept, sans doute fumeux pour certains, de transcendance, et l’entité,apparemment inutile pour les mêmes, d’une œuvre si peu que ce soit distincte des objets matériels(uniques ou multiples) qui la manifestent. Elle me semble pourtant, malgré sa netteté de principe,logiquementincertaineetpratiquementintenable.

Incertaine,parcequ’elledoitsediviserentroisoptionsentrelesquellesellen’aaucunmoyendechoisir.LapremièreconsisteàposerqueChardinn’aproduitqu’unseulBénédicité,lepremier,Flaubertqu’uneseuleTentationdesaintAntoine,lapremière,etc.,etquelesautresversionsn’ensontquedescopiesoudestranscriptionsdontlecaractèreauctorialetlesvariantesdetoutessortesnemodifientpasle statut mineur (non opéral). La deuxième, inversement, que le premier Bénédicité (ou les deuxpremiers,etc.)oulapremièreTentation(oulesdeuxpremières)nesontquedesesquissespréparatoiresà l’état définitif, seul digne du nom d’œuvre. La troisième, que Chardin ou Flaubert ont produit làplusieursœuvreshomonymesmaisdistinctes,commelesonteffectivement84lesdiversesSainte-VictoiredeCézanneoulesdeuxÉducationsentimentaledeFlaubert.Àcetteincertitudes’ajoute,mesemble-t-il,unecontradictionavecl’acceptation,chezGoodman,ducaractèremultipledesœuvresdegravureoudesculpturedefonte.Lapositionnominalistedevraiticitenirégalementchaqueépreuvepouruneœuvredistincte,oulemodèleoulaplanchepourlaseuleœuvreauthentique,dontlesépreuvesneseraientquedes reproductions dérivées par empreinte. On sait que Goodman n’envisage nullement une telledescription,etjesupposequecequil’endétourneestlerespect(justifié)del’usage,quivoitdanslesépreuves les « produits ultimes », et donc les œuvres proprement dites, et dans les modèles ou lesplanchesdesétapestransitoiresdansleurprocèsdeproduction.

Or,ilmesemblequelemêmeusageimposequel’onacceptelapluralitéd’immanencedesœuvresà versions, dont au demeurant (sauf pour les œuvres à tradition orale ou manuscrite et à pluralitécollective) l’« histoire de production » bénéficie davantage de la garantie auctoriale que celle desœuvresmultipliéesparempreinteparlessoinséventuellementsuspectsd’unpraticien.C’estcedivorceavec l’usage du monde de l’art qui rend selon moi intenable la position nominaliste. Le consensus

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culturel tient Le Bénédicité, La Tentation de saint Antoine, Petrouchka et même (aujourd’hui) LaChanson de Roland, non pas chacun pour un groupe d’œuvres homonymes ou pour une sériechronologiqued’étatsdontunseul(etlequel?)seraituneœuvre,maisbienpouruneœuvreenplusieursversions:iln’estpours’enconvaincrequedeconsulterlescatalogues,lesmonographiesoulesrecueilsd’œuvrescomplètes.Etunethéoriedesœuvresquinerendpascomptedesassomptionscoutumièresdumondedel’artest,danscettemesure,invalide.Lanotiond’œuvreàimmanenceplurielleestcertesunêtre de raison, une entité bizarre dont on aimerait pouvoir se passer en vertu du principene praeternecessitatem.Maisl’usageaussiestunfait,etqui,autantquelesautres,imposenécessité.

Toutefois, assumer l’usage ne dispense pas de s’interroger sur ses critères, ou simplement sesmotifs.Danslecasprésent,ilmesemblequelescritèresdel’identitéopérale,c’est-à-direlesmotifsquiincitentl’usagedominantàrapporterà«lamêmeœuvre»uncertainnombred’objetsnonidentiquesentreeux85,sontdeplusieursordresdontaucunnesuffiraitàluiseul:entreautres,l’identitéthématiquequiunitlesdiversBénédicité,oulestroisTentation,ouGuerreetPaixenrusseetenfrançais,maisquifaitdéfautauxdeuxÉducationsentimentale86;l’identitédemode,dontl’absenceretientd’attribueruneunitéopéraleàL’AssommoirromanetàL’Assommoirdrame,ouàL’EspoirromanetàEspoirfilm(lalégèredifférencedetitresignalanticiassezbienladifférencedemédium);ouenmusiquel’identitédestructuremélodique, harmonique et rythmique qui survit à une transcription ou à une transposition ;l’identitégénétique,quiunitlesdeuxversionsduCid(mêmeauteur),maisnonleCiddeCorneilleauxMocedadesdelCiddeGuillendeCastro(auteursdistincts),oudeuxBénédicité (autocopie)maisnondeux Montagne Sainte-Victoire (reprise à nouveaux frais sur le motif) ; ou à défaut et dans lesconditions susdites, la continuité de tradition oralo-scripturale qui unit, suppose-t-on, les diversesChansondeRoland,maisnonl’ŒdipedeVoltaireàceluideCorneille.

J’enoublie sansdoute, etpeu importe (ici) : ces critères,manifestement,n’ont riend’absolu, etmoinsencore(sil’onpeutdire)d’absolumentlégitime87.Ilssontéminemmentgraduelsetélastiques(oùs’arrêtel’identitéthématique?silatroisièmeTentationest«moinsdramatique»quelesdeuxautres,appartient-elle encore aumêmemode ? où passe la frontière entre la dernière version et le premierhypertexte, entre leRoland vénitien et leRoland amoureuxde Boïardo ?), et fortement évolutifs etfluctuants:nousavonsvucombienleschangementsdeparadigmeesthétiqueinfluaientsurlatoléranceopéraledupublic,jeveuxdirelacapacitéd’unegénérationàrecevoircommeversiond’uneœuvreceque lagénérationprécédenteauraitpeut-être tenupoursimpledocumentgénétique,voiresimplementversé à la corbeille ; mais inversement, une circonstance, comme la diminution de la pratiqued’amateurs et l’habitude des exécutions professionnelles rendues plus accessibles par le disque et laradio,nousrendmoinsindulgentsàcertainestranspositionsoutranscriptionsdecommodité(impromptudeSchubertensolnaturel,ouverturedeTannhaüserpourpianoàquatremains),commelesprogrèsdelareproductionphotographiquenousrendentplussévèresàl’égarddescopiesmanuelles.

Sicette frontièreest floueet instable,c’estsansdouteparcequ’uneautre frontière,plusnetteetplusassurée, adéjàété franchie, aupassagede l’œuvreà immanenceunique (Joconde,Princesse deClèves,Jupiter)oumultiple(Melancholia,Penseur)àl’œuvreàimmanenceplurielle.Cettefrontière-ci,d’ordre logique, est celle qui sépare l’individu de la classe – et, comme on dit plus couramment àproposd’art,du«genre».L’œuvreàimmanenceunique,nousl’avonsvu,s’identifieexhaustivementetexclusivementàunindividuphysiqueouidéal.L’œuvre(autographique)multipleestenfaituneœuvreunique dont le monde de l’art accepte pour authentique la multiplication par empreinte en nombrelimité.L’œuvreallographique,jelerappelle,n’estmultiplequ’auniveaudesesmanifestations,nondeson immanence. L’œuvre à immanence plurielle, en revanche, s’identifie à un groupe ou une séried’individusperceptiblementdistincts,dont l’ensemble formeévidemmentuneclasse.Son identitéest

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donccelled’uneclasse,etconstituecequ’onpeut,enoppositionàl’identiténumériqued’unindividuphysique et à l’identité spécifique d’un individu idéal, appeler une identité générique – et, comme88l’identité numérique d’un objet physique transcende, nous le verrons, la pluralité de ses identitésspécifiquessuccessives,l’identitégénériqued’uneclassetranscendelapluralitéd’identitésspécifiquesde sesmembres.Uneœuvre commeLaJoconde ou la symphonie Jupiter, en tant qu’identique à unobjetd’immanenceunique,estunindividu.LeBénédicitéouLaChansondeRoland,commeidentiqueàungrouped’objetsd’immanence(tableauxoutextes)individuels,estuneclasse,dontchacundesesobjetsd’immanenceestunmembre,ou,pouracceptericiuntermequenousrefusionsd’appliquerauxexemplairesdemanifestation,unexemple.Unexemplaire,avons-nousvu,n’estpasun«exemple»desontype,parcequ’onnepeutexemplifierqu’uneclasseetqu’untypen’estpasuneclasse;enrevanche,unobjetd’immanenced’œuvreplurielleestbienunexemple–maisilvautcertainementmieuxdireunmembre–delaclasse(d’objetsd’immanence)quiconstituecetteœuvre.Unexemplaire(token)deLaChartreusedeParmen’est«uneChartreusedeParme»qu’ausensfiguré,parellipseoumétonymie,maisuntexte(type)deLaChansondeRoland,commeceluidumanuscritd’Oxford(nonlemanuscritlui-même),est«uneChansondeRoland»ausenslittéral:c’estunmembredelaclassedetextesquiconstitueLaChansondeRoland,œuvrepluriellequiconsisteen l’ensembledeses textes,différencescomprises (on ne dirait jamais, sinon par étourderie, que La Chartreuse de Parme consiste enl’ensembledesesexemplaires,différencescomprises).LeBénédicitédel’ErmitageestlittéralementunBénédicité, ceux du Louvre en sont littéralement deux autres. Ni La Chanson de Roland ni LeBénédiciténepeuventdoncêtrequalifiésd’individus,oud’entitéslogiquementultimes,commeonfaitdeLaJocondeoudeLaChartreusedeParme ;etcequin’estpointun individunepeutêtrequ’uneclasse. J’ai amendé plus haut le terme demégatypes, proposé par Stevenson, en architypes, qui nes’applique évidemment qu’aux œuvres (allographiques par définition) dont les divers objetsd’immanencesontdestypes.Soyonsplusspécifique:LaChansondeRolandouLaTentationdesaintAntoine,œuvresàplusieurstextes,sont(inévitablement)desarchitextes.

L’emploi (ici légitime) de ce terme, que j’appliquais jadis, plutôt malencontreusement89, à descatégories archi-opérales telles que les « genres » littéraires au sens courant, révèle que le mode(onto)logique d’existence des œuvres plurielles est analogue à celui des genres. Les genres, enlittérature et dans tous les arts, sont des classes d’œuvres parmi d’autres90, qui regroupent parcommoditédesœuvresdontcertaines regroupentelles-mêmesdesobjetsd’immanence.Ladifférenceentre ces deux sortes de regroupements, c’est que les critères des regroupements opéraux sont plusexigeants(quoiquefluctuants)quelescritèresdesregroupementsgénériques.Maisàtoutprendre,uneœuvre à immanenceplurielle est un sous-genre (une espèce) dans unehiérarchie logiquequi va, parexemple,d’unindividu(letexteduRolandd’Oxford)àuneespèce(LaChansondeRoland),àungenrehistorique, la chanson de geste, à un genre « théorique » (Todorov) ou « analogique » (Schaeffer),l’épopée,àungenreplusvaste:poème,ourécit,œuvrelittéraire,œuvred’art,artefact,objetdumondeou d’ailleurs. De toute évidence, dans cette hiérarchie en ondes concentriques, la seule frontièrelogiquementdéfinieestentre l’individuet lapremièreclasseenglobante.Toute la suiteestunepentesavonneuse, où les seuls repères sont d’usage91. Bref, une œuvre à immanence plurielle est,logiquement,ungenrequel’usage,pourtelleoutelleraisondontilestseuljuge,adécidédetenirpourune œuvre. Nelson Goodman, dont l’ontologie est apparemment un nominalisme tempéré par ladésinvolture, professevolontiers92 qu’il ne veut connaître que des individus,mais qu’il se réserve ledroitdeconsidérern’importequoi(c’est-à-dire,nécessairement,aussidesclasses)commeunindividu.L’usage est ici, en ce sens, very goodmanian, puisqu’une œuvre est ici une classe qu’il traite enindividu.

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Cetteparticularité logiquepeutexpliqueraupassageunparadoxede l’«ontologie»desœuvres,que Goodman signale, plutôt elliptiquement, mais à deux ou trois reprises93. Il s’agit de l’existenced’œuvresquine relèventnidu régimeautographique,nide l’allographique,parceque leur« identitéd’œuvre»n’estpasétablie:parexemple(maisGoodmann’ensignalepasd’autres)d’œuvresmusicalesprescrites«dansun systèmenonnotationnel»quine suffit pas àdéfinir leur« identité transitive».L’identité transitive est évidemment l’identité syntaxique que partagent tous les exemplaires correctsd’un texteoud’unepartition, et qu’unepartitionnonnotationnelle est trop imprécisepourdéfinir. Ils’agit donc d’œuvres qui appartiendraient au régime allographique si elles étaient assez précisémentprescrites,etqui,enl’état,n’yappartiennentpas–maispasdavantageàl’autographique,puisqueleuridentification ne dépend pas de leur « histoire de production » comme celle d’un tableau ou d’unesculpture.

Jean-MarieSchaeffer94rapprocheàjustetitrececas–pourl’instantbienexceptionnel–deceluidesœuvres littérairesà immanenceplurielle, commeLaChansondeRoland, dont l’unité opérale estthématique, définie par une communauté de « canevas narratif » (j’ajouterais : « ou dramatique »,commedans lesversionsdeTêted’or,mais il suffit sansdoutedeprendre«narratif »dansun senslarge). Le cas des œuvres musicales est analogue,mutatismutandis : l’unité opérale des œuvres àtransposition, par exemple, est plutôt définie par un canevas structural commun, dont la notationstandardesttropprécisepourrendrecompte,puisqu’ellespécifienécessairementlahauteur;ilfaudraitdonc,pournoter cette structure, recourir àun systèmeplus lâche, queGoodmanqualifierait alorsde«nonnotationnel».Mais l’« insuffisanced’identification»dont il parlait concerneaussi, en régimeautographique,lesœuvrespicturalesàrépliques,dontl’identitéestdéfinieégalementparun«canevas»thématiqueet/ouformelcommun.

On voit donc que le statut apparemment très marginal des œuvres musicales à partition « nonnotationnelle » n’est qu’un cas particulier de la catégorie, en fait très répandue, des œuvres dontl’immanenceestplurielleetdontl’identité,decefait,nepeutêtrequegénérique.Cesœuvres-lànesonten ce sensni autographiques ni allographiques, parce que seul un individu peut être autographique,quandilestunobjetouunévénementphysique,ouallographique,quandilestun«type»,ouindividuidéal.C’estque ladistinctionautographique/allographiqueoppose,nondes régimesd’opéralité,maisdes régimes d’immanence – sauf évidemment lorsqu’une œuvre, comme la Vue de Delft ou LaPrincesse deClèves, s’identifie absolument à un seul objet d’immanence. Dans tous les autres cas,l’identitédel’œuvretranscendecelledesesobjetsd’immanence,elleestgénérique,ausenslarge,c’est-à-dire non seulement idéale, mais abstraite. On comprend qu’un philosophe nominaliste commeGoodman tienne pour fantomatique une telle identité, et préfère dire qu’une telle œuvre n’est toutsimplementpas identifiée,puisqu’iln’yapour luid’identitéqu’individuelle.Pour luidonc,une telleœuvren’existepas–cequiveutdire,biensûr,quelestatutd’œuvrenepeutêtreaccordéqu’àchacundesesrépliques,versions,états:àchacundesesobjetsd’immanence.Siaucontraire,etconformémentàl’usage(actuellementdominant),ontientpouruneœuvreuntelensembled’objets,ilvadesoiquesonidentité est générique – et donc ouverte : si l’on découvrait demain (cette hypothèse n’a rien defantastique) un « nouveau » texte deLaChanson deRoland, cette découverte ne changerait rien austatut duRoland comme classe – que le nombre de sesmembres et la liste de leurs propriétés ; enrevanche,sil’ondécouvraitunnouveautexte(authentique)deLaPrincessedeClèves(oùparexemplela princesse, après lamort de sonmari, épouseraitM. deNemours), ce nouvel individu ne pourrait

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« entrer » dans l’ancien ; il faudrait pour l’accueillir attribuer àLaPrincesse deClèves un nouveaustatut(onto)logique:nonplusd’œuvreindividuelle,maisd’œuvregénérique,c’est-à-direplurielle.

Cetypedetranscendance,parpluralitéd’immanence,estdoncfinalementdedéfinitiontrèssimple– d’une simplicité presque décevante : l’œuvre à immanence plurielle est transcendante en ce sensqu’ellen’immanepaslàoùonpourraitcroire,unpeu(etpourcause95)commel’œuvre«conceptuelle»n’immane pas dans l’objet qui la manifeste. Elle ne « consiste » pas en chacun de ses objetsd’immanence, mais dans leur totalité – une totalité dont seul l’usage fixe, ou plutôt module, ladéfinition.

13.Manifestationspartielles

Ledeuxièmemodede transcendanceprocèded’unerelationàpeuprès inverse,quivoit l’œuvredéborderouexcéderson immanence.Cemodecaractérise toutes lessituationsoùun,quelques,voiretous lesrécepteursontaffaire,sciemmentounon,àunemanifestationincomplèteetenquelquesortedéfective d’une œuvre dont certaines parties, ou certains aspects, restent momentanément oudéfinitivementhorsd’atteinte.Cettedéficiencepeutprendredeuxformes,enprincipebiendistinctes:lamanifestation lacunaire (laVénusdeMilo sans sesbras)et lamanifestation indirecte (LaJocondeenreproduction).Jepréciseraiplus loinenquoi lesmanifestations indirectessontpartielles,cequin’estd’ailleurspasungrandmystère ;mais il fautdèsmaintenantobserverque le termedemanifestationdésigne iciune instanceenquelquesorte intermédiaireentre immanenceet réception.Distinctede laréception : en effet, la réception d’une œuvre est, en chaque occurrence, toujours partielle, parcequ’aucune contemplation, aucune lecture, aucune audition n’est suffisamment prolongée ou attentivepour épuiser les propriétés de cette œuvre. Ce fait, à bien des égards définitoire, ou, comme ditGoodman,symptomatiquedelarelationesthétiqueengénéral,nesauraitdonccaractériserunesituationspécifiquecommecellequej’évoqueici.Danscettesituation,lecaractèrepartieldelaréceptionnetientpas à une insuffisance subjective de l’attention, mais au fait objectif qu’une partie ou un aspect del’objetd’immanenceestrenduimperceptible,parabsenceouoccultation.Distinctedel’immanenceenceciquelanotionmêmed’incomplétudedemanifestationimpliquequel’objetd’immanencecomporte,acomportéouauraitdûcomporterd’autresaspectsqueceuxquis’offrenthicetnuncàlaperception96:laVénus deMilo a eu des bras, que nul aujourd’hui ne peut voir ; la Symphonie inachevée devaitcomporter trois mouvements ; la Bataille de San Romano, dont je ne contemple au Louvre qu’unpanneau,encomporteencoredeuxautres,quejedoisallervoiràLondresetàFlorence; lapagequimanqueàmonexemplairedeLaChartreusedeParmenemanquepasautexte(idéal)decetteœuvre,nisans doute à ses autres exemplaires de manifestation, etc. Dans tous ces cas, j’ai affaire à unemanifestationincomplèted’unobjetd’immanencequipeutêtrelui-même(devenu)incomplet(Vénus),ou, débordant d’une manière ou d’une autre cette manifestation (San Romano, Chartreuse), n’êtreincompletquepourmoietceuxquipartagentmonaccèsmomentanémentlacunaireàcetobjet.

Manifestationslacunaires

Les cas (innombrables) de manifestation lacunaire peuvent tenir à plusieurs causes, dont lesprincipalesme semblent être l’immanenceplurielle, laperteoudestructionpartielle, et ladispersion.

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Les œuvres à immanence plurielle sont pour ainsi dire toutes (mais inégalement) vouées à unemanifestationdissociée,etdonc,enchaqueoccurrence,incomplète:chaqueacquéreurd’uneversionduBénédicité,chaquelecteurd’uneversiond’Oberman(n),chaqueauditeurd’uneversiondePetrouchkaestcensésesatisfaire,aumoinspourcettefois,d’unseulobjetd’immanence,voireignorerl’existencedesautres,quedanscertainscas,nousl’avonsvu,l’auteuraimeraitpouvoirsupprimer.C’estnotregoûtdes intégrales à variantes qui nous fait aujourd’hui juger incomplètes ces réceptions dissociées, etorganiser des expositions comparatives de répliques, ou publier des éditions réunissant toutes lesversionsd’unemêmeœuvre,frappantainsid’insuffisancetouteautreformedemanifestation.

Lesincomplétudesparinachèvementnesontévidemmenttellesqueparrapportàunprojetopéralplus vaste, ou plus exigeant, qui n’est pas toujours attesté. Rien, sinon l’estampille auctoriale d’unesignatureaubasd’untableauousurunbonàtirer,negarantit l’achèvementd’uneœuvre,notionqueBorges,aprèsValéry,attribuaitàfatigueousuperstition,etdontnousavonsdéjàrencontréquelquescasde démenti plus oumoins tardif : uneœuvremomentanément « achevée » peut être remaniée aprèscoup,etinversementuneœuvretenuepourinachevéeparsonauteur,commepeut-êtreLesDemoisellesd’Avignon, peut être adoptée en l’état par le monde de l’art, qui du coup jugerait sacrilège touteinterventionultérieure.L’achèvementn’estpasunepropriétéintrinsèqueetperceptible,etacontrariol’inachèvement n’est pas toujours décelable sans référence à des témoignages extérieurs, fussent-ilsauctoriaux:nousqualifionsd’«inachevée»laHuitièmeSymphoniedeSchubertparcequenoussavonsquel’auteurprojetaituntroisièmemouvement,maisnonlesdix-neuvième,vingtième,vingt-quatrième,vingt-septièmeettrente-deuxièmesonatesdeBeethoven,quis’enpassentapparemmentfortbien97.Leséventuels indices internes d’inachèvement sont donc éminemment relatifs, dans la dépendance desnormesgénériques que certainesœuvres sont censées respecter, et du caractère standard, variable oucontre-standard98du traitde référence.Unephrasegrammaticalement incomplète (comme«Hier, j’airencontré»)estsansdoute (saufréticence,ouaposiopèse, figuresignaléecommetelle,généralementpar des points de suspension : « Quos ego… ») un indice d’inachèvement en régime classique oustandard,maispeutêtreuneclausuledélibéréedansunrégimed’«avant-garde»quiadmetoufavorisecetypedetransgression99.Enmusiqueclassique,unepartitionquin’aboutitpasàunaccordparfaitdetonique peut être tenue pour inachevée, sauf clin d’œil humoristique à laHaydn ; en jazz, la phraseouverte (par exemple, sur la sensible) est presque de rigueur depuis un demi-siècle, et finir sur latonique passe plutôt pour corny (ringard). Un poème présentant tous les traits du sonnet sauf lequatorzièmevers est à coup sûr un sonnet inachevé – sauf décision « contre-standard » affichée parl’auteur.LechantierdésordonnéetcommeeffilochédeLucienLeuwen (deuxpremièrespartiesàpeuprès rédigées, une troisième en brouillons de toutes sortes, un scénario de dénouement) témoigneabondamment de l’inachèvement de cette œuvre, tout comme celui de Lamiel, mais l’interruptionfranchedeLaViedeHenryBrulardestplusénigmatique:ladernièrephrase(«Ongâtedessentimentssi tendres à les raconter en détail. ») forme une clausule plus qu’acceptable, et seuls des documentsextérieursau texteattestentqueStendhal avait eu l’intention, avantde l’abandonner,depousserplusloincerécitautobiographique.QuantàlaChartreuse,quifutpubliéeduvivantdel’auteur,nousdevonsévidemment la considérer comme achevée100,mais nous savons d’ailleurs, ou croyons savoir, que saconclusionfut«brusquée»parl’urgenceéditoriale,àquoitientsansdoutesoncaractèreelliptique.

Les œuvres (devenues) incomplètes par mutilation ou dispersion posent une autre question deprincipe,fortdélicate,quiestcelledel’appartenance,ourelationdes«parties»au«tout».N’avoirplusqu’untessond’unhypothétiquevasegrecnereprésentepaslemêmedegré,nisansdoutelemêmetype d’incomplétude que n’avoir plus que sept tragédies deSophocle sur cent vingt-trois, ou que den’avoirlu,deLaComédiehumaine,queLePèreGoriot,ou,desFleursdumal,queRecueillement.Ces

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situationsd’incomplétudesontaussidiversesque les typesd’intégrationauxquelsellesattentent101,etl’on sait bien par exemple que le mode d’intégration de La Comédie humaine n’est pas celui desRougon-Macquart,quin’estpasceluid’Àlarecherchedutempsperdu.Pourdésignerquelquespaliersdanscettegradation infinie,onpeut sansdoute,d’unemanièreque j’espèrenonpurementverbale,ydistinguerquatregrandstypes.

Une«partie»peutêtreconsidéréecommefragmentd’unindividuartistiquementinsécable,dontl’unitéestconçuecommeunerelationorganiquedecohésion:ainsidesbrasdelaVénusdeMilooudesversabsentsdeL’ArbitragedeMénandre,etréciproquementdespartiesrescapéesdecesdeuxœuvres,oudelapagearrachée(etréciproquementdespagesconservées)demonexemplairedelaChartreuse(après tout, les cinq cent trente vers rescapés de L’Arbitrage sont les vers conservés de l’uniqueexemplaireretrouvédecettecomédie).Lescasdecettesortesont lesseulsoù l’effetd’incomplétudesoit à peu près inévitable – quitte bien sûr à valoriser après coup cet état lacunaire auquel tant defragmentsdoiventunepartdeleurprestige,voireàl’adoptercommeunnouveaustandardetàproduiredesœuvresvolontairement«mutilées»commecesbustesromains,classiquesoumodernes,dontnousnepercevonsmêmeplusle«manque»debras,oucesruinessimuléesquifontl’undesornementsdenosparcs.

Unepartiepeutaussiêtreconsidéréecommeunélémentdansungroupedont l’unité tientàunerelation intentionnelled’assemblaged’élémentsautonomes :mouvementde sonateoude symphonie,poème dans un recueil, roman dans un cycle, volet d’un polyptyque. Ici, je l’ai dit, les degrésd’intégration sont très variables, mais les parties autonomes sont fort susceptibles d’une réceptionséparée,et,quandl’usageprescritunerelationdecomplémentarité,ilnespécifiepaslaquelle.Aprèsunallegrode symphonie, on attend bien un mouvement lent, mais sans en savoir plus, et, lorsqu’unerelation thématique ou structurale plus étroite se fait jour, comme entre le premier et le troisièmemouvementdelaCinquièmeSymphonie(∪∪∪–)ouentrelescinqmouvements(l’«idéefixe»)delaSymphonie fantastique, ce surcroît « cyclique » de relation n’est ni indispensable ni prévisible. Laplupart desœuvres autographiques dispersées102 constituaient, avant dispersion, des ensembles de cetype,commelecyclefranciscaindeMurillopourlecouventSanFranciscodeSéville,ousoncycledelaCharitépourl’hôpitaldelaCaridad,oules«pendants»deChardin103.Certainsdecesensemblesneprésentent d’ailleurs aucune unité thématique perceptible : le Louvre se réjouit à juste titre d’avoirrécemmentréunideuxœuvresdeFragonardlongtempsséparées,dontl’uneestlapieuseAdorationdesMages,etl’autrelelibertinVerrou ; l’amateurquicommandacependantavaitunsensdelasymétriepassablementpervers104.J’aidit«laplupart»,maiscertainesdispersionssontplusattentatoires,àunerelationplusétroite:onnepeutquesouffrir(saufignorancedufait)denepasvoirensemblelestroispanneauxdeLaBatailledeSanRomano.

Un troisième type d’intégration, encore plus lâche, purement factuelle et non toujoursintentionnelle, conçoit les parties comme membres d’une même espèce (ou famille) : relation de«parenté»quitientàuneidentitédesource:œuvresd’unmêmeauteur,ouplusfaiblementd’unmêmegroupe ou d’une même époque. C’est à ce genre d’ensemble que manquent les quelque cent seizetragédiesperduesdeSophocle(mais les tragédiesmanquantesaux trilogiesd’Eschyleappartenaientàdesensemblesplusintégrés105),et iln’estpasdouteuxquenotreappréciationdecetauteurserait fortdifférente si nous n’avions pas de son œuvre une connaissance aussi anthologique (au sens propre,puisquelestragédiesquinoussontparvenuesdoiventleurconservationàdeschoixtardifs,defonctionpeut-êtrescolaire).Maisilestaussivraiquen’avoirluqu’unoudeuxromansdeBalzacàl’exclusiondurestedeLaComédiehumaine,ouquecelle-ciàl’exclusiondurestedelalittératureromanesqueduXIXesiècle,etc.,constituentd’autrescasderéceptionlacunaire,etparlàmêmedéformée.Unamateur

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quineconnaîtraitdetableauximpressionnistesqueceuxdeMonet,oudecubistesqueceuxdePicasso,risqueraitaumoins,parexemple,d’attribueràdesfacteursindividuelscequirelèved’uneentrepriseetd’unehistoirecollectives–etàvraidire,danscesdeuxcas,intentionnellementtelle.

Le dernier type d’intégration n’est même plus à proprement parler factuel, mais seulementattentionnelet/ouintentionnel:c’estlefaitdeconcevoiruneœuvrecommemembred’uneclasse–etparticulièrementdecettesortedeclassesplusoumoinsfortementinstitutionnaliséesquelemondedel’art (de tous les arts) appelle des genres. Le fait d’appartenance, ici de nature et d’intensité fortinégales106,nedétermine sansdouteaucunsentimentd’incomplétude : lesensemblesgénériques sontd’unité essentiellement conceptuelle, et, sauf fétichisme de la collection, personne, à la lecture d’unsonnet ou à la vue d’une naturemorte, ne souffre de ne pas pouvoir convoquer à l’instant tous lessonnetsoutouteslesnaturesmortesdelaCréation.Enrevanche,laconscienceetlareconnaissancedestraits génériques font partie (plus oumoins) intégrante de la réception d’uneœuvre. Les différencesgénériquespeuventêtreaussipertinentesquelesdifférencesentrelesarts,dontellessontévidemmentdessous-spécifications,etiln’estpastoujoursfacile(niintéressant)desavoirsil’onpassed’ungenreàunautreoud’unartàunautre:sil’onnereçoitpasuntableaucommeunlivre,niunlivrecommeunmorceaudemusique,onneregardepasnonplusuneViergeàl’Enfantcommeunpaysage,onn’écoutepasdujazzcommedelamusiqueclassique,etl’ontraitefréquemment,etnonsansquelquesraisons,lapoésie et la prose comme deux « arts » distincts plutôt que comme deux « genres » littéraires. Laconsciencegénérique (quelsqu’ensoient lecontenuet l’intensité)peutêtre tenuepour dépourvuedepertinence sur le plan purement esthétique (un tableau, un poèmeou une sonate peuvent procurer la«même»sortedeplaisir,définiecommeonsaitparKantendestermesquitranscendentlesfrontièresdesarts,etmêmelasphèredesartsengénéral),mais ilestplusdifficiled’enfaire l’économiesur leplan d’une appréciation proprement artistique. Esthétiquement, la contemplation de l’Aphrodite deCnidesansbrasnitêtesesuffitpeut-êtreàelle-même.Artistiquement,iln’estpasindifférentdesavoirqu’elleestmutilée,qu’elledateduVe siècleetnondu IIIe,qu’elleestdePraxitèleetnondePhidias,qu’elle représente Aphrodite et non Artémis, si c’est l’original ou une copie, et sans doute, pourcommencer,ceci:quec’estunestatue,etcequ’estunestatue.

Ces considérations plutôt triviales, et la distinction qu’elles impliquent entre esthétique etartistique,sontd’unordretypiquementfonctionnel,etjenedoispasmaintenantm’avancerdavantagesurceterrain.J’observeraiseulementque,d’unecertainemanière,demêmequetouteréceptiond’uneœuvre est toujours « incomplète » au regard du caractère inépuisable de ses traits esthétiques, toutemanifestationest toujourslacunaireauregardducaractèreinépuisabledesonappartenanceartistique.Le fait d’incomplétude est donc inhérent à toute relation à l’œuvre d’art singulière, qui ne cesse, deprocheenprocheetauxtitreslesplusdivers,d’évoquerlatotalitévirtuelledumondedel’art,commeValéryditquelquepartqu’unsonàsoiseulévoquelatotalitédel’universmusical107.Cetteévocationincessante,cetappelimplicitedechaqueœuvreàtouteslesautres,mériteassez,jepense,letermedetranscendance.

Manifestationsindirectes

J’appellemanifestationindirecte108toutcequipeutdonnerd’uneœuvre,ensonabsencedéfinitiveoumomentanée,uneconnaissanceplusoumoinsprécise.L’absencedéfinitiveestpour touscelledesœuvresdétruites,àdaterdeleurdestruction:personneneverraplusjamaisl’AthénaParthénosou leColossedeRhodes.L’absenced’uneœuvredisparuen’estpas forcémentdéfinitive : il sepeutqu’onretrouveunjour,aufondd’unpuitsensablé,l’originaldel’AphroditedeCnideoutelletragédieperdue

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deSophocle;maisj’entendssurtoutparmomentanéel’absence(relative)pourcaused’éloignement,parexemplecelle,pourmoiaumomentetaulieuoùj’écriscettephrase,delaVuedeDelft–dontj’aienrevanche, sous les yeux, une « bonne » reproduction photographique en couleurs : manifestationindirecte,sansdouteplusprécise(pluscomplète)qu’unephotographieennoiretblanc,etsansdouteafortiori qu’une description verbale. Mais mon « sans doute » est en fait plutôt (comme souvent)dubitatif, car ces degrés-là sont réversibles : une bonne description peut être plus exacte qu’unemauvaisecopie.Entoutétatdecause,jepuismettrefinàcette«absence»enfaisantlevoyagedeLaHaye,quimepermettradesubstitueràlamanifestationindirecteunemanifestationdirecteinpraesentiaquiestévidemmentlamanifestationparexcellence.Mais«manifestationparexcellence»nesignifiepas(n’entraînepas)nécessairementréceptionoptimale:l’examenattentifd’unereproductionpeutfortbienm’enapprendredavantage surun tableauque sa fréquentation furtiveetbousculéepar la cohued’uneexposition,ousimplement inhibéeparuneémotiontropintense,commechezMarceldevant laBerma.Aprèstout,puisquelestraductions(j’yreviens)sontaussidesmanifestationsindirectes,j’aideGuerreetPaixunemeilleureréceptionparletruchementdeBorisdeSchlœzerqueparlacontemplationstupidedeson texteoriginal–soitditpour l’instantàseule find’écarter l’idée troppuristequecettesituationn’a«rienàvoir»aveclarelationartistique.

Commeon l’a déjà compris, le champdesmanifestations indirectes est à peuprès sans limites,puisqu’ils’étend jusqu’auxplusvaguesconnaissancesparouï-dire,commecelledu lycéenàqui l’ondemandes’ilaluMadameBovaryetquirépond:«Paspersonnellement»,ouencore:«J’aiuncopainquiavulefilm.»Nousnel’exploreronspasjusque-là,mêmesicepeuestmieux,oupis,etentoutcasautrechose,querien.Maisilconvientd’aborddedistinguerentrelesdeuxrégimes,carlesmodesdemanifestationindirecten’ysontpastoutàfaitidentiques.

Le régime autographique en connaît essentiellement quatre, qui sont la copie manuelle (sur« signal ») ; la reproduction par empreinte (dont les « enregistrements ») ; les documents, si l’onregroupe sous ce terme toutes les représentations qui ne visent pas à la plus grande équivalenceperceptive:gravuresd’aprèstableaux,photosdesculptureetd’architecture,descriptionsverbales109;àquoiilfautajouter,maissansdouteautitredelamanifestationindirecteinvolontaire,pareffetdérivé,que les répliques peuvent fonctionner comme manifestations indirectes les unes des autres : leBénédicitédu Louvre, assorti de quelques précisions verbales, peutme donner une idée de celui del’Ermitage.Cesmanifestations-là,constitutivesdufameuxMuséeimaginaire,redoublentgénéralementlesoriginauxdansdesfonctionsquenousconsidéreronsplusloin,maisonnedoitpasoublierlenombreconsidérable d’œuvres aujourd’hui perdues que nous ne connaissons que de cette manière : copiesromaines de sculptures grecques, tableaux « perdus mais gravés » comme leChrist mort porté autombeaudeVouet,ouphotographiésavantdestructioncommelepremierSaintMatthieuet l’AngedeCaravage,déjàmentionné,descriptionsverbalesdes«SeptMerveilles»dumondeantique.Certainsdeces témoins sont à la fois indirects et lacunaires, comme l’Aphrodite de Cnide du Louvre, copiemutilée110.Cequ’onappelleaujourd’hui«détail»,dansleslivresd’art,estgénéralementunfragmentchoisi puis agrandi (du moins relativement à l’échelle de la reproduction d’ensemble quil’accompagne):doncàlafoispartiel,indirect,etmodifiédanssesdimensions.Toujoursest-ilquenotrerelationàl’artantique(àl’exceptiondequelquesœuvresarchitecturales)passeessentiellementparcesmanifestations indirectes. Mais certaines formes de l’art contemporain (Land Art, happenings,

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installationséphémères,emballagesmonumentaux)sontconstitutivementdestinéesàunetelleréceptionviaaffiches,cartespostalesetautresdocumentsgénétiques.

Le régime allographique ne connaît, par définition, ni reproduction ni copie (dont le résultat nepourraitêtrequ’unnouvelexemplaire),maisilpartageavecl’autographiquelamanifestationindirectepardocuments(résumésetdigestsd’œuvreslittéraires,«analyses»verbalesd’œuvresmusicales)etparversions : je ne revienspas sur la fonction, tout à fait intentionnelle, des traductions en littérature ettranscriptions en musique. Des millions de lecteurs ne connaissent des milliers de textes qu’« entraduction», et pendant unoudeux sièclesdesmilliers demélomanesn’ont connu certainesœuvresmusicalesqu’enréductionpourpiano.Biendesœuvreslittérairesdel’Antiquiténenoussontparvenuesqu’en résumés, comme les épopéesposthomériques,ouparfois enmixtede fragments (manifestationlacunaire)etderésumés(manifestationindirecte),commel’HistoireromainedeTite-Live111.S’ilnousest parvenu si peu de traductions latines de textes grecs112, c’est évidemment parce que lesRomainscultivéslisaientlegrec;maislaconséquence,considérable,enfutl’ignoranceàpeuprèscomplètedelalittérature grecque au Moyen Âge. Et je rappelle que Le Neveu de Rameau, dont le manuscritautographeétaitperdu,n’aétéconnudupublicentre1805et1821queparlatraductionallemandefaiteparGoethed’aprèsunecopie(fautive)del’Ermitage,puisentre1821et1823parunere-traductiondel’allemandenfrançais113.

Ilfaudraitpeut-êtreajouteràcesmodestoutàfaitcanoniques(copie,reproduction,documentsetversions)uncinquième,dontl’intentionpremièren’estévidemmentpasdecetordre,maisquipeutdanscertaines circonstances en remplirplusoumoins la fonction : il s’agit desœuvresque j’appelaisparextension«hypertextuelles»(enfait:hyperopérales),dérivéesd’œuvresantérieurespartransformationou imitation114. On pourrait imaginer, et peut-être trouver, des amateurs pervers qui ne connaîtraientL’Énéide qu’à travers Scarron, L’Odyssée qu’à travers Joyce, Sophocle qu’à travers Cocteau,Giraudoux,SartreouAnouilh,LesMénines,LeDéjeunersurl’herbeouLesFemmesd’AlgerqueparPicasso, Pergolèse que par Stravinski, Picasso lui-même que par Lichtenstein, Vermeer que parVanMeegeren, ou encore, horribile dictu, La Joconde que par Duchamp. Ou, avec passage d’un art àl’autre, la cathédrale de Rouen que parMonet (commeMarcel à Combray), ou Hogarth que par leRake’sProgressd’AudenetStravinski.IlfautserappelerquependanttoutleMoyenÂgeonn’aconnul’épopéehomériquequeparlesrécitsenlatinprétendumenttraduitsdugrecetattribuésà«DictysdeCrète»et«DarèslePhrygien»,ancienscombattantsprésumésdelaguerredeTroie;récitsoù,encoreen1670,lepèreLeMoynecroyaitvoirlasourceauthentiquedeL’Iliade.Ilnefautpastropsegausserde ces ignorances passées ou imaginaires : la « variation » ou parodie accentue souvent des traitsautrementimperceptibles,etl’imitation,onlesaitaumoinsdepuisProust,estune«critiqueenacte»,etdoncunprécieuxrévélateur,aumoinsstylistique.Ilvautpeut-êtremieuxnepassecontenterdelireSaint-Simon,Michelet ou Flaubert « dans » Proust, mais je ne doute pas qu’on les lisemieux à lalumière(ousouslaloupe)desespastiches.

On ne peut qualifier de manifestation indirecte le fait que certains textes (généralementfragmentaires)del’Antiquiténoussoientparvenussousformedecitationsinséréesdansd’autrestextespostérieurs,commeceuxdeDiogèneLaërceoud’AthénéedeNaucratis,oumêmedePlatonpourtantdelambeauxpoétiques,puisque,toujourspardéfinition,unecitation(correcte)n’estriend’autrequ’unexemplairedeplus.Enrevanche,la«citation»enpeinturenepeutconsisterqu’enl’insertiondansuntableau d’une copie (ou aujourd’hui et en style pop, d’une reproduction) intégrale ou partielle d’un

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tableauantérieur,dontlanouvelleœuvrenousoffreainsiunemanifestationindirecte.Cettepratiquedu«tableaudansletableau»estfortancienne115,etpeutportersuruneœuvredumêmeartiste(laGrandeJattedansLesPoseusesdeSeurat,LaDansedeMatissedanslaNaturemorteà«LaDanse»),oud’unautre, identifiable (lanaturemortedumaîtredans l’HommageàCézanne deMauriceDenis)ouplusindécise.Letableaupeutaussiêtrepurement«imaginaire»,c’est-à-direcomposépourlacirconstance,commelepaysage,autopasticheenabyme,quitrônedansL’AtelierdeCourbet.Maisdanscecas,biensûr, on ne peut plus parler de manifestation indirecte que dans un sens assez subtil et purementconventionnel:letableauenabymeestcenséreprésentertransitivementunautretableauqu’enréalitéilconstituedemanièreparfaitementintransitive116.Lamanifestationpeutenfinêtre indirecteàplusieurstitres, ou à plusieurs degrés, comme l’Olympia qui figure dans le portrait deZola parManet, et quisemblebienreprésenterenpeinturelaphotographied’unegravured’aprèsletableau117.Dans tous lescasoùletableauinscritn’estpasimaginaire,ilvadesoiquecettemanifestationindirectepourrait,encasdedestructionde l’original,devenir l’undes témoinsde l’œuvre : si lanaturemorteVenturi341brûlaitdemain,letableaudeMauriceDeniscontinueraitdenouslamanifesteràsafaçon,encompagniebiensûrdequelquesreproductions.

Jen’aipasencoreditenquoilesmanifestationsindirectessontdesmanifestationspartielles,maisjesupposeunpeusuperfluelajustificationquevoici :unecopie,unereproduction,uneréplique,unedescription, etc., partagent un certain nombre de traits,mais non tous, de l’œuvre à laquelle elles seréfèrent. Ainsi, une copie même fidèle n’a pas la même texture sous-jacente, une reproductionphotographique n’a pas la substance picturale, une photo en noir et blanc n’a pas les couleurs, unegravure n’a que les contours linéaires, une description n’a que l’indication verbale des traits qu’elledénote,etc.Ensomme,silesmanifestationslacunairessontquantitativementpartielles,onpeutdirequeles manifestations indirectes le sont qualitativement. Mais, à la différence des premières, ellessubstituent aux traitsqu’elles abandonnentd’autres traitsqui leur sontpropres : ainsi, auxpropriétéspicturalesd’untableau,unereproductionsubstituesespropriétésphotographiques,unedescriptionsespropriétéslinguistiques,àcellesdutexteoriginalunetraductionsubstituelessiennes,etc.

Lesmanifestationslacunairessontpourlaplupartdesfaitsaccidentelset,commetels,dépourvusde fonction intentionnelle,même si leurs récepteurs savent généralement en faire un bon usage.Lesmanifestationsindirectessontaucontrairedesartefacts intentionnelset typiquementfonctionnels :onnefaitpasunecopieouunetraductionsansviseruneutilisation,ouplusieurs–cequinegarantitpastoujourscontreunusage imprévu,voiredéviant ; siunRembrandtpeut servirde tableà repasser, sacopiepeutremplirlemêmeoffice,ouquelqueautre.Lesfonctionsintentionnelleset/ouattentionnellesdesmanifestations indirectesme semblent se répartir pour l’essentiel entre deux acceptionsduverbereprésenter,quisont«dénoter»et«suppléer»,maiscetterépartitionn’arienderigideetadmetbiendes échanges. Ainsi, la fonction intentionnelle cardinale118 d’une copie est de tenir lieu de l’œuvreoriginale,etcelled’unereproduction,surtoutdansleslivressurl’art,estplutôtdeladénoter.Maisrienn’empêche,encasdebesoin, l’utilisationdénotatived’unecopie,nid’encadreretaccrocherdanssonsalon une reproduction de grand format. Dans le cas d’œuvres elles-mêmes dénotatives, unereproductionpeut servir à désignernon cetteœuvre,mais, transitivement, l’objet qu’elle représente :dans une agence de voyages, une photo d’un Canaletto peut inviter à un séjour à Venise ; maisinversement,danslaboutiqued’unfabricantdereproductions,ellepeut,trèsintransitivement,illustrer(exemplifier) la qualité de son travail. La copie duDavid deMichel-Ange qui le supplée devant lePalazzoVecchiopourraitledénoterdansuncoursenpleinaird’histoiredel’art.Lescopiesenabymedontjeviensdeparlersonttypiquementdénotatives;maisinversement,certainescopiessignéesd’ungrandnom tendentàchangerde statutpour intégrer lecorpusducopiste,oùellesacquièrent le rang

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d’œuvrequasioriginale,commeles«variations»dePicasso:ainsi,celleparManetdeLaBarquedeDante de Delacroix119, où l’on considère davantage la manière propre du copiste que sa fidélité àl’original.Lafonctioncardinaled’unetraductionestévidemmentsupplétive,maisbiendestraductions(leMilton deChateaubriand, leFaustdeNerval, le Poe deBaudelaire et deMallarmé, l’Orestie deClaudel, leCimetièremarinde Rilke, lesBucoliquesde Valéry) acquièrent une valeur autonome etfigurent au corpus du traducteur. Les transcriptions de Liszt font aujourd’hui partie de son œuvre,commelesorchestrationsdeRavel,et,bienentendu, les travestissementsdeScarron, lespastichesdeProustoulesadaptationsdeGiraudoux.

LeMuséeimaginaire

Le cas particulier de la « reproductibilité technique » des œuvres autographiques, et plusparticulièrementpicturales(carcelledesœuvresdesculptureestaussianciennequecetartlui-même),afaitl’objetdebiendescommentaires,parfoisexcessifs,parcequecertains,pours’enréjouiroupourledéplorer,yontvul’amorced’unchangementderégimedecetart.Jenerevienspassurcedébatdéjàévoqué,maisilrestequela«reproductiontechnique»estaujourd’huil’instrumentdecequ’onpourraitappeler, plusmodestement, le passage à un régimequasi allographiquede la peinture, dont l’aspectculturellepluspositifestcequeValérysaluaiten1928(enyincluantl’enregistrementetladiffusionradiophoniquedesœuvresmusicales)commeune«conquêtedel’ubiquité»,etleplusnégatifcequeWalterBenjamin,toutenseralliantdel’autremainauxvuesenthousiastesdeValéry,redoutaitcommepertedel’auraquis’attacheauhicetnuncdel’œuvreunique120.LuisPrieto,nousl’avonsvu,pousseaucontraire la valorisation jusqu’à rejeter hors de toute relation esthétique la considération del’authenticité, stigmatisée comme pur « collectionnisme »: confusion des valeurs esthétique etéconomique, nouveau fétichisme de la marchandise. Cette position est sans doute excessive, carl’attachementàl’objetunique,etpeut-êtremêmeledésirdepossession,fontàbiendeségardspartiedela relationesthétique,quin’estpaspourautantun facteurd’aliénation : sivousn’aimezpasça,n’endégoûtez pas les autres. C’est plutôt, et comme l’indiquait assez bien Benjamin, la « reproductiontechnique»quiestàlafoisémancipatriceetaliénante.Maiscetteambiguïté,sommetoutefortbanale,marquait déjà le passage de lamusique et de la littérature au régime allographique, puisque aucunenotationnepeutpréserverlasaveurirremplaçabled’uneperformancesingulière.

CedébatintranchableentrelesavantagesetlesinconvénientsdelamanifestationindirecteatrouvésaformelaplusagressivedanslachargedeGeorgesDuthuitcontreMalraux121,accusépourlemoinsdesefaire,parsonexaltationduMuséeimaginaire122,lefossoyeurdelavéritablerelationartistique,dontBenjamin avait aumoins, selonDuthuit, lemérite de pleurer la disparition.Àvrai dire,LesVoix duSilence portent sur un phénomène beaucoup plus vaste, dont le musée sans murs n’est que lamanifestation la plus extrême, et dont lemusée tout court, invention somme toute récente, serait unemblèmeplus représentatif.Ce thèmegénéralestceluide lamétamorphosedesœuvres,quiestaussianciennequel’artlui-même,etquelestempsmodernesetleurstechniquesn’ontfaitqu’accélérer:«Lamétamorphose n’est pas un accident, elle est la vie même de l’œuvre d’art » (p. 224). On peut endistinguer trois aspects, qui concernent également l’étude de la transcendance,mais à des titres trèsdivers. Le premier consiste en la modification effective, par les effets du temps, des œuvresautographiques :mutilations,décolorationde sculpturesoud’édificespolychromes,encrassementdestableaux,détournements,restaurations.Ledeuxièmeconsisteenl’évolutiondelaréceptiondesœuvreset de la signification que le public y attache : c’est celle qu’opère et symbolise leMusée, agent de«destructiondesappartenances»(p.220),d’arrachementauxcontextesetauxfonctionsoriginaires;

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maisplusgénéralementcesontlesmodificationsattentionnellesopéréesparl’Histoire,lamanièredontchaqueépoque,aumoinsparsapropreproduction,transformelarelationauxœuvresdupassé:«Toutgrandartmodifiesesprédécesseurs[…].Lesœuvresd’artressuscitentdansnotremondedel’art,nondansleleur[…].Nousentendonscequenousdisentcesœuvres,noncequ’ellesontdit»(p.222,234,239).

Je reviendrai sur ces deux séries de faits, caractéristiques de ce qui sera notre derniermode detranscendance.LatroisièmeconcerneplusspécifiquementleMuséeimaginaire,etconsisteencertainesconséquences,effetsdérivésetparfoisperversde la reproductionphotographique–enparticulierdesœuvresdesculptureetautresobjetsenrelief.Ceseffetstiennentessentiellementàdeuxfaitstechniquesliésàlapratiquephotographique:l’éclairage123,quidéplacelesreliefs(«Lecadraged’unesculpture,l’anglesouslequelelleestprise,unéclairageétudié surtout–celuidesœuvres illustrescommenceàrivaliser avec celui des stars – donnent souvent un accent impérieux à ce qui n’était jusque-là quesuggéré»–p.82),etlechangementd’échelle,quivalorisedesarts«mineurs»enmettantfictivementleursœuvresauxdimensionsdela«grande»sculpture:

Lavie particulière qu’apporte à l’œuvre son agrandissement prend toute sa force dans le dialoguequepermet, qu’appelle, lerapprochementdesphotographies.L’ArtdesSteppesétaitaffairedespécialistes;maissesplaquesdebronzeoud’orprésentéesenfaced’unbas-relief,aumêmeformat,deviennentelles-mêmesbas-reliefscommeledeviennentlessceauxdel’Orientancien,depuis laCrète jusqu’à l’Indus […].Ainsi s’élaboreunmondede sculpturebiendifférentdeceluidumusée.Pluscomplexe,parce qu’il s’étend des curiosités aux chefs-d’œuvre, et des figurines aux colosses […]. L’agrandissement des sceaux, desmonnaies,desamulettes,desfigurines,créedevéritablesartsfictifs(p.103,111,84).

Parde tels effets, dontonpeut se réjouirou s’affliger,maisdontonnepeutnier l’existence, lamanifestation indirecte tend clairement à s’émanciper, et à entrer elle-même dans le champ despratiques«créatrices»,c’est-à-diretransformatrices.

Des effets analogues, ou parallèles, dérivent d’ailleurs des techniques de reproduction parenregistrementdesartsdeperformance(etBenjaminnemanquaitpas,danslestermesdesonépoque,d’évoquerlecinéma,cetartàpartentièreissu,commelaphoto,d’une«techniquedereproduction»).Onsaitbienque lesstandardssonoresontétémodifiéspar lesdiversmoyensd’amplification,àquoinousdevonsengrandepartielarésurrectiondesinstrumentsanciens,longtempsjugéstropfaibles,et,par effet en retour, la redécouverte de la musique baroque et ancienne – mais sans doute aussi denouveaux styles d’interprétation favorisés par les conditions du studio (le Wagner « intimiste » deKarajan, le chant sophistiqué d’une Schwartzkopf ou d’un Fischer-Dieskau). Certaines distributionsd’opéra,impossiblesàréunirsurscène(leDonGiovannideKrips,lesNocesdeKleiber,leChevalieràla rosedeKarajanou leCapriccio deSawallich), ont rendu le public plus exigeant et bouleversé lapolitiquedesproductions, la carrièredes interprètes et l’économiedes établissements.Desdirecteursartistiques de firmes de disques, commeWalter Legge, sont devenus des acteurs décisifs de la viemusicale,certainesformationsdestudiocommelePhilharmoniaOrchestraontdétrônédesorchestresdeconcert,biendesensemblesdejazzn’ontvécuqueletempsdequelques«prises»,etdesinterprètescomme Glenn Gould ont abandonné les salles pour se consacrer à l’enregistrement. Ces moyenstechniques ont permis, grâce à des manipulations de toutes sortes (montage, pistes multiples etmixages),desperformancesfictives,assembléesmesureparmesure,voirenoteparnote.Heifetzapuainsi exécuter seul leConcerto pour deux violons de Bach, Elisabeth Schumann les deux rôles deHansel et Gretel, Bill Evans dialoguer avec lui-même à quatre mains dans sesConversations withMyself, comme Noel Lee dans les Six Épigraphes antiques de Debussy, ou Natalie Cole chanterUnforgettable en duo avec son père Nat, mort depuis vingt-sept ans. On a enregistré la Troisième

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SymphoniedeSaint-Saënsavecl’orchestredeChicagodirigésurplaceparDanielBarenboimetGastonLitaizeauxorguesdeChartres,laRhapsodyinBlueparunorchestredirigéen1977parMichaelTilsonThomasetGershwinenpersonnesaisiaupianodans lesannées trente.Plus récemment, laTosca futchantéeetfilméeinsitu,ZubinMehtadirigeantdustudiol’orchestre,etleschanteursparletruchementd’écransvidéodisposéssurleslieuxromainsdel’action.Etj’aidéjàrappelélechangementderégimed’immanence subipar lamusiquedans ses formesélectroacoustiques composéesdirectementpour labandemagnétiqueet ledisquenumérique : ici encore, l’« indirect»passeauxcommandes.Cela faitdécidémentbeaucoupdecequeMalrauxqualifiaitd’«artsfictifs»,maisl’adjectifestpeut-être(pourunefois,soussaplume)deconnotationtropnégative.La«reproductibilitétechnique»créeenfaitdenouvellesformesd’art,etseuleunenostalgiepasséistepeutn’ytrouvermatièrequ’àlamentations124.

14.L’œuvreplurielle

Dans ce dernier mode de transcendance, l’œuvre excède encore son immanence, non plus pardéficience de celle-ci, momentanément ou définitivement réduite à une manifestation lacunaire ouindirecte,maisenvertud’unepluralitéopéralequiestd’ordreattentionnel :c’est ici l’œuvre,commeobjetderéceptionetderelationesthétique,quirevêt,selonlescirconstancesetlescontextes,desalluresetdessignificationsdifférentes.Cettesortedediffractionopéralepeutprendredeuxformes,dontl’une,d’ordrephysique, est propre au régimeautographique, tandisque l’autre, d’ordre fonctionnel, affecteégalementlesdeuxrégimes.

Transformationsphysiques

Lesœuvres autographiques,nous l’avonsvu, immanent endesobjetsouévénementsphysiques.Lesévénements,quin’ontpasdeduréedepersistance,nepeuventpassubirdemodification,sinoncellequedéfinit, lorsd’une«itération»conventionnelle,ladifférenceentredeuxoccurrencessingulières;lesœuvres de performance restent donc hors de ce cas. Les objets physiques, qui ont une durée depersistance, voient leur identité définie, je le rappelle, par ces deux paramètres qui sont l’identiténumérique(letableauquejetrouveaccrochécematindansmonsalonest–probablement–lemêmequeceluique j’yavais laisséhiersoir)et l’identitéspécifique,ouqualitative :ce tableauprésenteuncertainnombredecaractéristiques,propresoupartagées125,qu’unedescriptiondoiténumérerpourêtreexhaustive. L’identité numérique est tenue pour immuable sauf destruction totale (mais aucunedestructionn’esttotale,etletasdecendresquepeutdevenircetableauresterace tableau–etnonunautre – devenu cendre), mais l’identité spécifique d’un objet d’immanence, comme de tout objetphysique, ne cesse de se modifier dans le temps, tantôt de manière progressive (patine, usure,dégradations diverses), tantôt de manière plus brutale et instantanée (mutilation, écroulement). Or,commelemontrebienPrieto126,l’œuvres’attacheauxtraitsconstitutifsdecetteidentité-là,quirésultenteux-mêmesd’unprocessusdetransformation:Michel-Angetailleunblocdemarbre,Picassotransportequelquesgrammesdepeinturedesestubesàsatoile,etleurœuvreconsisteévidemmentenl’effetdecetteactivitétransformatrice;leblocdemarbreunefoistailléestbien,numériquement,celuiquel’onaextraitdeCarrarepourMichel-Ange,lapeintureétaléeet latoilecouvertesontbiencellesque l’onafourniesàPicasso,maisl’œuvredel’unconsisteenlaformequ’iladonnéeàcemarbre,celledel’autre

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en lamanièredont il adisposécettepeinture.Or, cesobjetsphysiquesainsi transforméspar l’artistevont, dès cet instant, et sans changer d’identité numérique, continuer de se transformer sous l’effet,progressifou instantané,du tempsquipasse.LaPietàdeSaint-PierredeRome, attaquée à coupsdemarteauen1972puisrestauréetantbienquemal,estrestéenumériquementlemêmeobjet,maiselleachangé deux fois d’identité spécifique, passant d’intacte à mutilée, puis de mutilée à restaurée. LaCompagnieducapitaineCock, progressivement encrasséepuis soigneusement nettoyée, aura subi unsort analogue, aumoins une fois en quelque trois siècles. Les objets physiques « uniques » en quoiconsistentcesœuvresnelesontdoncquedupointdevuedel’identiténumérique;qualitativement,ilsnelesontquedansl’immuabilitépurementthéoriquedel’instant;dansladuréedeleurpersistance,ilssont temporellement pluriels, par l’effet d’incessantes mutations plus ou moins perceptibles. Celas’appellevieillir.

Lesvariationsbrusquesprocèdentdel’accident(statuesbrisées,toilesdéchirées,édificeseffondréssous l’effet de séismes, d’incendies, de tempêtes) ou de l’agression volontaire : vandalisme, faits deguerreoud’émeute,comme lesbombardementsde l’Acropole,deDresdeoudeCoventry, l’incendiedesTuileries sous laCommune, pillages pour réemploi (bâtiments utilisés comme carrières –Cluny,JumiègessouslaBandenoire–,statuesfonduesencanons);rectificationsdedétailcommelesfeuillesde vigne imposées par l’Église à des nudités « choquantes » ; tableaux réduits ou agrandis pouradaptationàdenouveauxcontextes,etc.127.Mais,commeon lesaitde reste,cesatteintesbrutalesnesontpaslesseules,ni toujourslesplusirrémédiables.Léonarddisait,avecuneétrangenaïveté:«Lapauvremusique, à peine jouée, s’évapore. Pérennisée par l’emploi du vernis, la peinture subsiste. »Difficiled’accumulerplusd’erreursensipeudemots:ilestplusfaciledepérenniserunemusique(parnotation) qu’une peinture, comme en témoigne l’état dans lequel « subsiste » (presque « à peinepeinte»)unepeinturecomme,précisément,la«pauvre»CèneduditVinci,àquiontsouventcoûtétrèscher,ettrèsvite,sesimprudentesinnovationstechniques.Pourunefresque,untableau,unesculpture,un édifice, « subsister » c’est vieillir, sous l’effet d’innombrables agents : réactions chimiquesimprévues, chaleur, gel, humidité, sécheresse, vent, lumière, poussière, vers, insectes, microbes,moisissures et pollutions diverses, d’où érosions, encrassements, oxydations, craquelures, gerçures,émiettements ; les fresques tombent, les toiles foncent, les polychromies s’effacent, les bois et lespapierss’envontenpoussière,etc.

Je ne présente pas tous ces effets comme autant de pures calamités. Certains sont parfoisbienvenus : « La patine, disait Gide, est la récompense des chefs-d’œuvre », je ne suis pas sûr deregretter les polychromies antiques, et l’on sait que l’acier corten s’oxyde sur commande, puis sestabilise(pourcombiendetemps?)audegrédebrunissementsouhaitéparl’artiste.Jenelesdonnepasnonpluspouruniformémentirréversibles:leremèdes’appelleévidemmentrestauration.Commetouslesremèdes,ilestsouventpirequelemal,soitpareffetcontraire(pourconsolidercertainessculpturesextérieures,onyinjectedesrésines,quigonflentetfonttoutéclater),soitparexcès:leXIXesiècledeViollet-le-Duc,deBaltardetd’Abadiefutl’âged’ordelarestaurationindiscrète(voyezCarcassonne,Pierrefonds, lesdix-septclochetonsajoutésàSaint-FrontdePérigueux),d’oùparfoisdé-restaurationsultérieures, commeon l’a entrepris denos jours àSaint-SernindeToulouse.Mais leXXe n’est pas àl’abri de tout reproche, puisque l’appréciationdes résultats est affairede jugement esthétique, et quel’on peut toujours (je ne dis pas qu’on doive) préférer la mystérieuse Ronde de nuit d’autrefois à

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l’éclatanteCompagniequ’elleestprovisoirementredevenue,ouregretterlesencrassementsperdusdeschapellesSixtineouBrancacci.

Jen’évoquecescasbienconnusetdiversementappréciésquepourillustrerlefaituniverselqu’uneidentité(spécifique)necessedesemodifier,spontanémentousurintervention,etquelaviedesœuvresn’estpasde tout repos. Il faudraitd’ailleursyajouter lespratiquesde réemploiqui accompagnent sisouvent(quandellesnes’ysubstituentpas)leseffortsderestauration:églises,gares,palais,entrepôtsenmusées,hôtelsenministères,usinesenuniversitésouengaleriesmarchandes,marchésenthéâtres–autantde« récupérations»oudedétournementsquinemodifientpas seulementdans ledétail128 lespropriétés matérielles des bâtiments réaffectés, mais leur fonction d’ensemble, et donc leursignification.

Maislestraitsquidéfinissentl’identitéd’unobjetnesontpasseulementdes«propriétésinternes»decompositionphysique,deformeoudefonction:cesontaussidespropriétés,externessil’onveut,d’emplacementetderelationausiteetàl’environnement.Unobjetuniqueestpardéfinitionsituéenunseullieu,etcelieuesttoujours,quoiqueàdesdegrésdivers,pertinentàsonêtre.Cettepertinencepeutêtre symbolique : faute d’imagination peut-être, on imaginemal la tour Eiffel ailleurs qu’à Paris, leParthénonailleursquesurl’Acropoleoul’OpéradeSydneyailleursquedanssonport,lesfresquesdePieroailleursqu’àArezzo,oumêmelasériedesaintGeorgesdeCarpaccioailleursqu’àSanGiorgiodeiSchiavoni,lesRégentsetRégentesailleursqu’àHaarlem.Ellepeutêtreproprementesthétique(sitantestquecettedistinctionaitunsens) : laSaluteà l’embouchureduGrandCanal, lesanctuairedeDelphesdanssoncadredemontagnes,lesfresquesdeGozzoliresserréesdanslachapelledesMédicis.Onn’apasattendul’époquecontemporainepourdécouvrirl’importancedelasitespecificity,mêmesicertainscréateursl’exaspèrentaujourd’huijusqu’àconcevoirdesœuvresquin’ontdesensqu’aulieudeleurinstallation,commecestoilesdeMartinBarré,voiciquelquesannées,quireprésentaientchacunelepointprécisoùellessetrouvaientdanscertainegaleriedelarivegauche.

Or,ilsetrouvequ’aucuneœuvren’estphysiquementintransportable,etquedepuisdessièclesona,pourdebonnesoumauvaisesraisons,arrachédestableaux,dessculptures,desmonumentsàleursited’origine pour les exposer ailleurs, et en particulier dans des musées, dont l’existence et lefonctionnement reposent entièrement sur cette possibilité. Même les édifices n’échappent pas à cetelginisme, de pillage ou de sauvegarde :Crystal Palace déplacé après l’exposition de 1851 deHydePark à Sydenham, où il brûlera en 1936, les cloîtres languedociens à Fort Tryon Park (Manhattan),AbouSimbelsauvédeseaux,undespavillonsBaltardàNogent,LondonBridgeenArizona,Dendursous verre au Metropolitan, et j’en oublie. Chacun de ces transferts détruit une signification et enimpose une autre. La vie de certaines œuvres est scandée par ces ruptures symboliques quiaccompagnentlessecoussesdel’Histoire:ainsideGuernica,peintàParispourlepavillonespagnolde1937, réfugié pendant la guerre enNorvège, puis à Londres, puis (quarante-deux ans) àNewYork,« rapatrié»enEspagneen1981pour faire l’objetd’unenouvelleguerre, entre lePradoet leCentreReinaSofia,lequell’emportefinalement,augrandscandaledesBasques,quijugentnonsansraisonquesaplaceétaitsurlesoldelavillemartyre;àchaquetransfert,unnouveaucontexteetdoncunnouveausens.Et je ne reviens pas sur le sort des ensembles dispersés, dont j’ai parlé plus haut – sinonpourajouterquemêmeuneœuvreunitairepeutêtredisperséeaprèsdépeçage : leDéjeunersur l’herbedeMonet (1865),moisi pendant un hiver, fut découpé en troismorceaux en 1884 ; le tiers gauche estmaintenantexposé(Orsay)àcôtédelapartiemédiane,réduiteenhauteur,àlaquelleonnepeutdoncplus le réunir.Quant au tiers droit (qui reprenait une figure du tableau homonyme deManet), il estperdu.

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J’aiévoquélesincertitudes,qu’aviventcesséparations,surledegréd’intégrationdesœuvres.Cesincertitudesrelativisentparcontrecoupladistinctioncardinaleentrelesdeuxtypesd’identité.Eneffet,l’identiténumériqued’unobjet suppose,me semble-t-il, lapossibilitéd’enétablir les limites, cequi,dans la vie courante, ne pose pas trop de problèmes : quand j’ai devant moi, comme Prieto, deuxmorceauxdecraie«identiques»,jen’aiaucunmalàlesdistinguercommecelui-de-gaucheetcelui-de-droite,ettousdeuxdelatablesurlaquelleilsreposent.Maislarelationsymboliquedesœuvresàleursitecompliqueunpeuleschoses.ArthurDanto129s’interrogeplaisammentsurlestatutd’unesculpturequiorneunpalierd’ArdenHouse,àColumbia,etquireprésenteunchat,oupeut-êtreunchatenchaîné,oupeut-êtreunchatenchaînéàuneramped’escalier,oupeut-êtreunchat,unerampeetunescalier,etainsidesuitejusqu’àengloutirdansle«troudesablemétaphysique»decetteœuvretoutlecampus,toute la ville, et finalement l’univers entier.Lorsqu’une statue s’érode, on croit dumoins savoir quec’estellequis’érodeetquichangeainsid’identitéspécifique.Mais lorsqu’untemplevoyage,doit-ondire:«Cetemplechangedesite»,ou:«Cetteœuvrecomplexe(temple+siteoriginel)disparaîtpardispersion»?Franchement,jen’ensaisrien,maisunechoseestsûre:quandonregardeLaCèneensonsitemilanais,onnevoitaujourd’huiplusgrand-chose,maisonsaitqu’onregardecequ’estdevenueLaCène.Cequ’estdevenueLaBatailledeSanRomano,nulnepeutleregarder,àmoinsd’avoirunœilàFlorence,unàParis,etlefameuxtroisièmeàLondres.

J’ajoutequ’iln’estpasnécessairededéplacerlesœuvrespourleschangerdesite,puisquelesitelui-mêmesemodifie inévitablement,etpas toujoursenbien.LeSaint-PauldeWrenest toujoursàsaplaceintheCity,maispeut-ondirepourautantqu’ilestrestéinsitu?EtleParthénon?EtNotre-DamedeParis?Autrainoùvontleschoses,l’Unescodevrabientôtdéplacerlespyramidespourlesrendreaudésert.Cen’estpaslaplacequimanque,nilamain-d’œuvre.

Inévitables dans le temps et l’espace parce que liés à leur caractère matériel et étendu, cesincessantschangementsd’identité(spécifique)nousobligentdoncàunconstatquel’onpeutformulersouscetteforme:cesœuvresuniquessontplurielles.Pasbeaucoupplusqu’onnesebaignedeuxfoisdans lemême fleuve, on ne regarde deux fois lemême tableau, on n’entre deux fois dans lamêmecathédrale:l’œuvreautographique,quedéfinitàchaqueinstant,poursonpublic,l’étatprésentdesonobjet d’immanence (je ne puis voir aujourd’huiLaCène que telle qu’elle est devenue), ne cesse dechanger, avec lui, d’identité spécifique, tandis que l’identité numérique de l’objet, par définition, semaintientstableetconstante:LaCèneesttoujourscetteœuvrepeinteparLéonardentre1495et1497sur ce mur du Cenacolo deMilan, mais ses traits spécifiques ne sont plus ceux qu’avait voulus etobtenussoncréateur.Onpeutdirequ’enlemêmeobjetsontvenuesimmanersuccessivementplusieursœuvres,si l’onappelle«œuvre»cequi,dansunobjet,exerceunefonctionartistique : je regarde lemême mur que les contemporains de Léonard, mais je n’y vois plus la même « fresque ». Cettesituation, je le rappelle, est propre aux objetsmatériels : contrairement aux individus physiques, lesindividusidéauxsontimmuables;exhaustivementdéfiniparsonidentitéspécifique,untexteestgaranticontre (ou : incapablede) toutemodification,etdonccontre toutepluralité,nepouvantchangerd’uniotasansdevenirunautretexte.Jepuisdoncbienliredeuxfoislemêmetexteoulamêmepartition,ouplutôt–sij’aiaffaireaumêmeexemplaire,ouàdeuxexemplairestextuellementidentiques–jenepeuxpasfaireautrement.Cequipeutarriverenrevanche(maiscela,pourlecoup,vautaussipourlesœuvresautographiques),c’estquejenele«lise»pas–ou,pourêtrepluslittéral,quejenelecomprennepasdela même manière. En ce cas, bien sûr, ce n’est pas lui qui aura changé, c’est son lecteur. Cechangement-là estmême, de nouveau, inévitable, car le lecteur n’est pas, lui, un individu idéal ; etencoremoinslepublic,quin’ariend’unindividu.

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Réceptionsplurielles

Il s’agira donc ici, pour finir, de la pluralité fonctionnelle (attentionnelle, réceptionnelle) desœuvres–ou,pourenparlerplussimplement,dufaitqu’uneœuvre(indépendammentdesmodificationsphysiquesquesubissentseules,aucoursdutemps,lesœuvresautographiques)neproduitjamaisdeuxfoisexactementlemêmeeffet,ou–cequirevientaumême–nerevêtjamaisexactementlemêmesens.J’emploie ici lemot sens dans son acception la plus large, qui ne couvre pas seulement les valeursdénotativespropresauxœuvres« représentatives»de la littérature,de lapeintureoude lasculpture,mais aussi les valeurs exemplificatives et expressives (Goodman) des œuvres seulement« présentatives » (Souriau) de lamusique, de l’architecture ou de la peinture abstraite, qui, pour ne(généralement)riendénoter,n’ensignifientpasmoins.

Je partirai d’un exemple élémentaire et bien connu : le lapin-canard de Jastrow130, déjà cité. Ils’agit,jelerappelle,d’unefigureambiguë:

quel’onpeutliresoitcommelatêted’unlapintournéversladroite,soitcommecelled’uncanardtournévers lagauche. Il n’y a làqu’un tracé (physique)maisdeuxdessins (fonctionnels)131, et, si ladescriptionpurement«syntaxique»estunivoque,ladescriptionsémantiqueestnécessairementdouble,ouplusexactementilyenadeuxpossibles,saufàtrancherentrelesdeuxlecturesparréférenceàuneintention auctoriale déclarée (« J’ai voulu représenter un lapin, et rien d’autre »), ce qui n’est pastoujourspossible,nimêmetoujourspertinent–parexemples’ils’agitd’untracéfortuit,silaquestionposéeest:«Quereprésentepourvouscedessin?»,ouafortiorisi,commedanslecasprésent,letracéest volontairement ambigu. Un autre exemple élémentaire nous est offert par le cas des motshomonymes,commefr.pêche(lefruit)etpêche(lesportpréférédeshommesselonHowardHawks):syntaxiquement, sur le plan phonique comme sur le plan graphique, c’est le même signifiant ;sémantiquement, les deux signifiés sont distincts, et donc, selon la définition saussurienne du signecommesignifiant+signifié,ilyalàdeuxmotsdistincts–etaccessoirementd’étymologiesdifférentes.Dans nos deux cas, le graphique et le verbal, un seul et même objet syntaxique peut remplir deuxfonctionssémantiquesdistinctes132.Cetteambiguïté fonctionnelleest l’image innucedenotrederniermode de transcendance : plusieurs œuvres (fonctionnelles) pour un seul objet (syntaxique)d’immanence.Ainsidumêmetableauoùvouspouvezvoir,selonlescontextes,leportraitdeMonaLisaouL.H.O.O.Q. rasée, ou du même texte (pour recourir à une fable illustre) que vous pouvez lire,toujours selon les contextes, comme une œuvre ancienne de Cervantès ou comme une œuvre plusrécentedePierreMénard,poètesymbolistefrançais.Ouencore(sicesexemplespartropfictionnelsouconceptuels ne vous convainquent pas), du même roman que vous avez lu comme une œuvreprometteusedudébutantÉmileAjar,pourapprendreunpeuplustardqu’ilétaitunexercicedestyleduvieuxroutierRomainGary.Cettedéfinitionfonctionnelledel’œuvre,dontilapourtantlui-mêmefourni(j’yreviendrai)uneillustrationsaisissante,NelsonGoodmanl’arefuséepardeuxfoisendestermesquiméritent–commetoujours–l’attention.

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Danssaréponse,déjàcitée,auxobjectionsdeRichardWollheim133,ilécrivaiten1978:

Wollheim est tenté quelque part de prétendre que deux inscriptions littéralement identiques devraient être tenues pour desinstances d’œuvres différentes,mais s’en abstient sagement. Prétendre que je n’aurais pas luDonQuichotte parce que monexemplaire,quoiqueorthographiquementcorrect,setrouveraitavoirétéaccidentellementproduiten1500parunimprimeurfou,ouen1976parunordinateuratteintd’unvirus,mesembleraittoutàfaitinsoutenable.

Reprenantcettepageen1984,ilyajouteceparagraphe:

Maisd’autresquestionsseposentàpartirdelà:ilfautdéfiniravecsoincequiconstitueunegraphiecorrecte,cartellemarquephysiquen’esttellelettrequ’enrelationàtellelangue,ettellesuitedelettrespeutformer[spell]différentsmotsdansdifférenteslangues[exempledonnéailleurs,etquenousallonsretrouver :chatenfrançaisetenanglais].EtBorgesva jusqu’àcontesterqu’une identitéorthographiquedans lamême langue suffise à identifieruneœuvre :Cervantès etPierreMénard, écrivant lesmêmesmotsdans lamême langue, l’espagnol,ont-ils écrit lamêmeœuvre,voire lemême texte? J’exploreactuellementcessujetspourunarticlesurlesrapportsentrel’interprétationetl’identification.

L’étudeainsiannoncéeesteffectivementintitulée«Interprétationetidentité134».Sonargumentestque,tandisquenousn’avonsjamaisaccèsaumonde,maistoujoursàdesversions(variables)dumonde,nous avons accès, non pas à des interprétations variables d’un texte, mais bien au texte lui-même,exhaustivement et stablement défini par son identité syntaxique. Et puisque une œuvre littéraire sedéfinit elle-même exclusivement et exhaustivement par son texte135, nous avons réellement etabsolumentaccèsàl’œuvre,etladissolutionrelativistedumondenevautpaspourlesœuvres;encesens, l’œuvre (work) survit aumonde (world).Mais cette identification de l’œuvre à son texte (quiremonte,nouslesavons,àLangagesdel’art,etquisupposeacquiscequ’ils’agitprécisémentd’établir)n’estpeut-êtrepasdémontrée,accordeGoodmandansunéland’ouverturequin’irapastrèsloin:«Ya-t-ilseulementuneœuvre[=uneseuleœuvre]pourchaquetexte?Répondreàunetellequestionsupposeque nous sachions bien ce qui fait l’identité d’un texte. Cette identité est une affaire strictementsyntaxique : elle concerne pour un langage la composition acceptable des lettres, des espaces et desmarques de ponctuation, tout à fait indépendamment de ce que le texte dit et de ce à quoi il peutréférer.»Commeonlevoit,laquestiondurapport(identitéounon)entreœuvreettextesetrouveici,plusexpéditivementquejamais, tranchéepar laseuledéfinitionde l’identitédutexteenl’absencedetoutedéfinitiondel’œuvre,commesil’unedispensaitdel’autre,cequirevientdenouveauàpostulerlathèseàdémontrer.Noussommesenpleineargumentationcirculaire;onpourraitaussibiendémontrerqu’unchevalestunemaison,enarguantdelaseuledéfinitionducheval,etens’abstenantdedéfinirlamaison,«puisquec’estlamêmechose»!

Désireux d’illustrer un peu une doctrine aussi allègrement établie, Goodman propose alors unexemple élémentaire, « puisqu’un texte [je le pense aussi] peut être de n’importe quelle longueur »:celui du «mot » anglais cape, tout à fait analogue à notrepêche, puisqu’il désigne tantôt ce que lefrançaisappelleuncap, tantôtcequ’ilappelleunecape.Danslathéorielinguistiqueàlaquellejemeréféraistoutàl’heure,ils’agitdenouveaudedeuxmotsdistinctsethomonymes,c’est-à-direpartageantlemême signifiant.Mais de nouveauGoodman, postulant ce qu’il doit démontrer (ici, l’identité dusigne et du signifiant, mais c’est en fait toujours le même postulat nominaliste), étrangle le débat :«Mêmes’ilestambigu,capeestunseulmot.Onépelledelamêmefaçonl’inscriptionquiréfèreàuneportiondeterritoireetcellequiréfèreàunvêtementd’extérieur»;onapprécieral’asyndèteentrelesdeux phrases, qui élide un car peut-être un peu trop voyant.Cape est donc un seulmot, ambigu et« susceptible de deux interprétations littérales correctes », et non deux mots homonymes.

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L’extrapolationimplicitedecetexempleestqu’onnepeutdoncyvoirunemblèmedelasituationoùdeuxœuvrespartagentlemêmetexte.

Dans le cas des homonymes interlinguistiques, comme fr.chat (félin)/angl. chat (conversation),Goodmanadmetaucontraire,etàjustetitre,qu’onabienaffaireàdeuxmotsdistincts,d’unepartparceque cette inscription commune correspond à deux émissions orales différentes (homographes nonhomophones),d’autrepartparcequ’«untexte[etdoncunmot]estuneinscriptiondansunlangage[unelangue].Sonidentitédépenddoncdulangageauquelilappartient[…].[Danscecas],nousn’avonspasdeuxœuvres pour lemême texte,mais deuxœuvres avec des textes différents ». La conclusionmesemblecettefoistoutàfaitcorrecte:fr.chatetangl.chatsontdeuxmotsdistincts–maistoutcommefils(desonpère)etfils(defer),ouinversement(homophonesnonhomographes)sautetseau.Onabienlàdeuxformespourdeuxsens,deux«textes»pourdeux«œuvres»,puisquel’identitéphoniquedansuncas,graphiquedansl’autre,faitdéfaut.Maisilmesemblequecetargument,pourcetteraisonmême,estsansforce.OnpourraitaussimontrerqueletexteduRougeetleNoirestdifférentdeceluideLaChartreusedeParme,etquecesdeuxœuvresontdoncchacunesontexte.Ceneseraitpasfaux,maisl’exactitude ne garantit pas la pertinence : ce qu’il s’agit de prouver n’est pas que deux œuvresdistinctespeuvent avoir deux textes distincts (une telle évidence se passe de preuve),mais que deuxœuvresdistinctesnepeuventpaspartagerlemêmetexte–comme,selonmoi(etquelquesautres),deuxmotsdistinctspeuventpartagerlemêmesignifiantpêche.Ilmesembledoncque,desdeuxargumentsdeGoodman,lepremierprocèded’uneanalyseinexacte,etlesecondnetouchepasàlaquestion.Maisje sais bien qu’on peut, par pure maladresse ou insouciance, soutenir une opinion juste par desargumentsfaux:lafaiblessedecesdeux-làneprouvedoncpasencorequeGoodmanaittort.

Le suivant repose suruncas imaginaire,maisnon impossible :deux jumeauxenvacancesdansdeuxpaysdistinctsenvoientàleursparents,sanss’êtreconcertés,deuxrapportslittéralementidentiques(par exemple : «Cepays estmagnifique»).Onpourrait croire, ditGoodman, que ce cas illustre denouveau l’hypothèse«Deuxœuvrespour lemême texte»,mais il n’enest rien : le fait qu’un texteunique soit susceptiblede«deuxapplicationsou interprétationsdifférentes»ne suffitpasàmontrerqu’unmême textepeut constituer deuxœuvresdifférentes. J’en conviens,mais il neprouvepasnonpluslecontraire,et,enrevanche,ilmesembleprouveraumoinsquelemêmetextepeutapporterdeuxinformationsdifférentes, et doncconstituerdeux«messages»différents, telsque«LaGrèce estunpaysmagnifique»et«LaNorvègeestunpaysmagnifique». Jene suispas sûrqu’unmessage soittoujoursuneœuvre,maisencoremoinsducontraire.

Goodmanenarriveenfinaucas,déjàmentionné,ducontedeBorges,PierreMénard,auteurduQuichotte136, si illustre et si fréquemment commenté que je le supposerai connu de tous. Je rappelleseulementque,pourBorges,letextedeMénard,quoiquelittéralementidentiqueàceluideCervantès,constitueuneautreœuvreduseulfaitqu’ilaétéproduittroissièclesplustard,etquelamêmephrase,banaleauXVIIesiècle,estarchaïqueauXXe,ouquelamêmeopinion,quiatellevaleurauXVIIe,enprenduneautreauXXe.Ici,Goodmansecontentederefusercetteopinion:

Nous soutenons au contraire que les deuxœuvres supposées n’en font qu’une […].Ménard produit137 simplement une autreinscriptiondutexte.N’importelequeld’entrenouspeutenfaireautant,despressesd’imprimerieoudesphotocopieursaussi.Onaffirme que, si des singes en nombre infini tapaient sur des machines à écrire pendant une durée infinie, l’un d’entre eux,probablement, produirait une réplique du texte. Nous maintenons que cette réplique serait tout autant une instance duDonQuichottequelemanuscritdeCervantès,queceluideMénardetquechaqueexemplairedulivrequiaétéouseraimprimé.Quelesingesoitsupposéavoirproduitl’exemplaireparhasardnechangerienauproblème.C’estlemêmetexte,onpeutenfairelesmêmes interprétations que celles des exemplaires rédigés intentionnellement par Cervantès,Ménard et les divers copistes ettypographes qui ont fait des exemplaires de l’œuvre. Ce qui relève de l’intention ou de l’intelligence du producteur d’uneinscriptiondonnéen’aaucuneimportancepourl’identitédel’œuvre…

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OnobserveunefoisdeplusqueGoodman,affirmantàjustetitre,maisinutilement(personnen’adit lecontraire,etsurtoutpasBorges),qu’iln’ya làqu’un texte,postulequecela suffit àdémontrerqu’iln’yaqu’uneœuvre,cequiunefoisdeplusbegsthequestion,ettraitecommeunepreuvecequiprécisémentresteàprouver.

De cette discussion aussi filandreuse que nécessaire, je ne conclus pour l’instant que ceci :l’argumentationdeGoodmanneparvientpas,selonmoi,àsonbut,quiestderéfuterladistinctionentreœuvreettexte,ouplusgénéralemententreœuvreetobjetd’immanence.Cetéchecnesuffitévidemmentpasàprouverlavaliditédecettedistinction,etjenesuisd’ailleurspascertainqu’ellesoitdel’ordredeschosesqu’onprouve–maisplutôtdeceluidesdécisionsdeméthodedont l’épreuvedesfaitsmontrequ’ellescomportentplusd’avantagesqued’inconvénients.Direqu’unobjetd’immanencequichangedefonction,etparexemplequ’untextequichangedesens,devientuneautreœuvren’estni«vrai»ni« faux », c’est la conséquence d’un choix qui concerne en somme, sous cet angle, la définition duconceptd’œuvre.Etpuisquec’esticiopinioncontreopinion,jenepuismieuxfairequerapportercelle,remarquablement prémonitoire, d’un philosophe aujourd’hui un peu injustement négligé, R. G.Collingwood:

Lesœuvresd’artnepeuventpasêtrelefruitduhasard[…].Certainsaffirmentquesiunsingejouaitassezlongtempsavecunemachine à écrire, en tripotant les touches au hasard, il y aurait une probabilité calculable qu’au bout d’un certain temps ilproduise,parpurhasard,letextecompletdeShakespeare.Lelecteurdésœuvrépeuts’amuseràcalculerauboutdecombiendetempscetteprobabilitépeutmériterqu’onpariesurelle.Maisl’intérêtdecettesuggestiontientàcequ’ellerévèlel’étatd’espritd’unepersonnequipeutidentifierl’œuvredeShakespeareaveclasériedelettresimpriméessurlespagesd’unlivreportantcetitre;etquipense–sicelas’appellepenser–qu’unarchéologuequi,dansdixmilleans,découvriraitdanslessablesd’ÉgypteletextecompletdeShakespeare,maisseraitincapabledelireunmotd’anglais,quecetarchéologueposséderaitl’œuvredramatiqueetpoétiquedeShakespeare138.

Sanspartagerl’ensembledelathéorie«idéaliste»deCollingwood,jetrouvequ’ilplaceicitrèscorrectement la frontière entre le texte, défini en termes déjà « goodmaniens » (« série de lettresimprimées»),etl’œuvre,quicommencelàoùletextesemetàfonctionner,c’est-à-direàfairel’objetd’unelectureetàporterunsens.Letexte(écritouoral)commepurobjet«syntaxique»n’estqu’unepotentialitéd’œuvre,sousdiversesconditionsattentionnellesdontl’uneestde«connaîtrelalangue».La vieille histoire du singe dactylographe139 – qui n’a rien de fantastique si l’on se contente d’uneperformance plus modeste, par exemple taper le mot singe – dit qu’avec beaucoup de temps oubeaucoupdechanceunsinge(outoutautreagentmécaniquealéatoire)peutécrireunmot,unepage,unlivre ; elle ne prouve pas qu’un singe puisse lire cemot, cette phrase ou ce livre, car la lecture (onl’oublie beaucoup trop) exige plus de compétence que l’écriture. Et Goodman lui-même dit bien140qu’unpoèmen’estpasfaitpourêtresimplementregardé,maispourêtre lu(ilenditd’ailleursautantd’untableau,etilaévidemmentraison,quoiqueicid’uneautremanière);or,siuntexte,etengénéralunobjetd’immanence,doitêtre regardé (perçu),uneœuvreestcequi,d’unobjetd’immanence,doitêtrecompris.

Goodman a encore raison, selon moi, lorsqu’il dit que lire le Quichotte dans son exemplairesimiesque,ouménardien,c’esttoujourslireleQuichotte.Maisiln’araisonqueselonl’undessens(leplusélémentaire)duverbe lire,qui encomporteaumoins trois.Lire, c’estd’abord identifier lettreàlettrelachaîne«syntaxique»dutexte,etcela,unemachinelefaitfortbien,etjepuislefairedansunelanguequej’ignoremaisdontjeconnaisl’écriture(supposéephonétique).C’estensuitepercevoir,mot

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àmot et phrase après phrase, sa signification littérale, et ici, l’exemplaire simiesque deMacbethmesuffitencore,oudumoinsilsuffitàCollingwood,maisilnesuffitplusàsonarchéologuedufutur,quine saura pas unmot d’anglais.Mais c’est encore percevoir, au-delà de sa signification littérale, biend’autreschosesquirelèventdecequ’onappellel’interprétation.Cetroisièmesensestdéjàbiensouventenjeudanslaréceptiondesmessageslesplussimples(letélégramme«Jevaisbien»nem’apprendpasgrand-chosed’intéressants’ilm’arrivesansmentiondel’expéditeur),etilesttoutàfaitindispensableàcelledesœuvres(littérairesouautres),quinesontpasdesimplesobjetsd’immanence,maisdesobjetsd’immanence résultant d’une production humaine, et dont l’identification141 dépend, par exemple, decelle de leur producteur, avec tout ce qui s’ensuit. Identifier un texte (par exemple) est une chose,identifierl’œuvrequiyimmaneenestuneautre,carl’œuvreestlamanièredontletexteagit.Sibienque « lire leQuichotte dans son exemplaire simiesque » peut avoir au moins deux sens. Selon lepremier, je me rends à la Très Grande Bibliothèque et je demande leQuichotte de Cervantès, sansspécifier l’édition.Lebibliothécaire,quinedisposeplusquede l’exemplairesimiesque,me leconfiepourquelquesheures,sansspécifierlui-mêmelanaturedecetexemplaire.CommeleditfortjustementGoodman,jevaisalorstoutbonnementlire(ourelire)leQuichottedeCervantès.Selonl’autresens,unamimeditunjour:«ViseunpeucequeJimboatapécettenuit.»Danscecas,dedeuxchosesl’une:sijereconnaisdanscetexteceluiduQuichotte,j’admirelaprodigieusecoïncidence(oujesoupçonnemonamidesepayermatête);si j’ignoreousij’aioubliéleQuichotte, j’admireleprodigieuxtalentlittéraire de Jimbo ;mais en aucune de ces deux (sous-)hypothèses on ne peut dire que je lis « toutbonnement»leQuichottedeCervantès.Jenepensemêmepasqu’onpuissedireque(danslaseconde)jelelissanslesavoir,carjenepensepasqu’onpuisse«lireuneœuvre»sanslesavoir,expressionpourmoidépourvuedesens:toutaupluspeut-onlireuntextesanssavoirquec’estceluidecetteœuvre.Demême,onpeutregarderuntableausanssavoirquec’estlaVuedeDelft,ouécouterunemusiquesanssavoirquec’estlaPassionselonsaintMatthieu :c’estsûrementtrèsbien,maiscen’estpaslamêmechose(jenedispasquec’estmoinsbien)quederegarderlaVuedeDelftoud’écouterlaPassionselonsaintMatthieu.Carmêmesi,ensuivant(ounon)Collingwood,BorgesouGoodman,jeraisonneicisurdes exemples littéraires, je tiens pour évident que la distinction en cause (entre l’œuvre et son objetd’immanence) s’applique à tous les arts – àquelques rectificationsde frontières près : seule l’œuvrelittéraire commence par exiger de son récepteur une compétence linguistique (et, enmode écrit, unecompétencescripturale), lamusiquen’exigedecompétencescripturale(notationnelle)qu’enpartition,unpland’architecteestdelectureplustechniquequ’uncroquis,etc.

Mais je reviensà l’inusablehistoiredePierreMénard,dont ilconvientdebiensituer leseuildepertinence.Quandnous disons (ce « nous » n’englobe pasGoodman) quepêche etpêche sont deuxmotsdistincts,nousnoussituonsauniveaudelasignificationlittérale:lepremierdésigneunfruit,ledeuxièmeunsport.Sinousn’avionsàdistinguerqu’entreunsenslittéral(«Fidoestunchien»)etunsensfiguré(«Untelestunchien»),nousn’aurionsplusaffaireà«deuxmots»distincts,maisàdeuxacceptions(lalittéraleetlafigurée)dumêmemot142.SileQuichottedeCervantèsetceluideMénardn’avaient pas, en gros, le même sens littéral – soit, si, par une coïncidence miraculeuse (nous nesommes plus à cela près), l’un était écrit en espagnol et l’autre dans une langue extraterrestre où lamêmesuitedelettresn’auraitpasdutoutlemêmesens–,jepensequenousnedevrionspasdirequenous avons deux fois le même texte, mais seulement que nous avons deux fois la même suite«syntaxique»delettres(samenessofspelling),commedanslecasbilinguechat/chat.LeQuichottedeCervantèsetceluideMénardontlemêmetexte,ausensfort,parcequ’ilspartagentnonseulementlamêmeidentitégraphiqueouphonique,maislamêmesignificationlittérale.Leuridentitévadoncplusloin que celle entre pêche etpêche, qui n’ont de commun que leurs éléments « syntaxiques »: elle

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englobeaussi,commeentrechienetchien,unepart(maisunepartseulement)desens.Eneffet,lorsqueCervantès et Ménard écrivent : « La vérité, dont la mère est l’histoire, émule du temps, dépôt desactions,témoindupassé,exempleetconnaissanceduprésent,enseignementdel’avenir»,ilssignifienttousdeux(c’estdumoinscequ’impliquelecommentairedeBorges)lamêmechosesurleplanlittéral,mais sous la plume de Cervantès « cette énumération est un simple éloge rhéteur de l’histoire » ;Ménard,lui,«contemporaindeWilliamJames[etprécurseur,entreautres,deGoodman],nedéfinitpasl’histoire commeune recherche de la réalitémais comme son origine.La vérité historique, pour lui,n’estpascequis’estpassé;c’estcequenouspensonsquis’estpassé».

La différence entre les deux phrases (sous le même texte) ne passe donc pas entre deux senslittéraux,commedanslecasdepêche/pêche,maisplutôtentredeuxinterprétationsdusenslittéral,quedéterminentdeuxcontexteshistoriquesetphilosophiques.Demême,ladifférenceentresingetapéparJimboetsingetapéparsonmaîtrenetientpasàunedifférencededénotation,maisaufaitquelesecondestbanalementtapéparunêtrehumain,etl’autremiraculeusementparunanimal;sijesauteunefoisaussihautqueSergueïBoubkadanssesbonsjours,aucunepersonnesenséenejugeraqu’ils’agitdelamêmeperformance.Entermesgoodmanienspassablementdétournés143,jediraiquelesdeuxmots(oules deux phrases) comme textes sont identiques par identité syntaxique et sémantique-littérale, maisqu’ils diffèrent comme œuvres, par différence entre leurs « histoires de production », et que cettedifférence génétique induit une différence de sens, au-delà du sens littéral identique. Pour le diresommairement,lesdeuxphrasesdeCervantèsetdeMénarddénotentlamêmechose(etjusqu’iciellessont donc encore « lamême phrase »),mais elles n’ont pas lamême connotation, et pour les deuxraisonsénoncéesparBorges : l’une,que jeviensdementionner, estque lamêmeopinionn’apas lamême résonance à deux époques différentes ; l’autre est que le style de cette phrase, standard auXVIIesiècle,estarchaïqueauXXe.

Jeviensd’employerlemotconnotationpourdésignercequidistinguelesdeuxphrases,maisilnes’applique pas également bien aux deux différences soulignées par Borges, et ceci en vertu de ladéfinition du terme, que je suppose ici connue. La différence stylistique entre le caractère (supposé)standarddelaphrasedeCervantèsetl’archaïsme(égalementsupposé)decelledeMénardestbiendel’ordre de la connotation strictosensu, puisque c’est lamanière de dénoter qui dégage dans chaquephrase une signification seconde (stylistique) différente. Mais la différence que j’ai dite« philosophique » n’est pas exactement du même ordre, et je la qualifierais plus volontiers detransnotation,carelle tient,nonà lamanièrededénoter,maisàceque l’idéedénotée,selonBorges,dénote à son tour, comme un indice dénote sa cause : tradition rhétorique chezCervantès, influencepragmatiste chez Ménard144. Or, un grand nombre des significations secondes qui résultent de ceschangements de contexte consistent en valeurs transnotatives. Si un autre Pierre Ménard réécrivaitaujourd’huiLeCid,laphrasedeChimène:«Va,jenetehaispoint!»conserveraitsavaleurdénotatived’origine (qu’elle ne hait point, voire, par litote, qu’elle aime lemeurtrier de son père, car cesmotsn’ont pas changé de sens, littéral ou figuré, depuis Corneille), mais le sentiment ainsi déclaré nedégagerait peut-être plus pour le public lamême valeur idéologique : indice, non plus d’unmanquescandaleuxdepiétéfiliale,mais(parexemple)d’unevictoirede l’amoursur l’éthiquedelavendetta,et/oud’unfosséentredeuxgénérations.Onm’objecterasansdoutequ’iln’estpasnécessaired’imaginerun remake littéral à laMénard pour rencontrer de telles divergences d’interprétation, et que celle-cioppose tout simplement, sur le texte duCid, les réactions attentionnelles du public d’époque (donttémoignelafameuseQuerelle)etcellesdupublicmoderne145–autrementditdeux«lectures»dumêmetexte.C’estparfaitementexact,etc’estprécisémentoùjeveuxenvenir.

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LecasduQuichottedePierreMénardétaitnonseulementimaginaire,maisfantastique,puisqu’ilsupposequ’unécrivainduXXersiècle,sanslerecopieretsansl’avoirapprisparcœur,puisseproduire(producir),etnonreproduire,uneréplique littéraled’un texteduXVIIe,parunmiraclepalingénétiqueaussiimprobablequel’exploitfortuitdeJimbo.Maisilfautbienvoirquecetterépliquepourraitaussirésulter de processus beaucoupmoins surnaturels, tels que le plagiat (Ménard, cette fois, recopie leQuichotteetlepubliefroidementsoussonnomenespérantqueleslecteursn’yverrontquedufeu)ouledétournementprovocateurà laDuchamp :mêmeprocessus,maisenvisantcette fois lesuccèsquis’attache au gag « conceptuel ».Dans ces deux cas, bien sûr, un texte identique, syntaxiquement etlittéralement, à celui de Cervantès revêt une signification transnotative fort différente, en tant qu’ilprocèded’une«histoiredeproduction»,c’est-à-direensommed’unacteartistiquefortdifférent.Etlefait que dans les deux cas Ménard aurait produit, laborieusement ou mécaniquement, un « nouvelexemplaire»danslequelNelsonGoodmanpourraitparfaitement«lireleQuichottedeCervantès»nechange rien à cette différence de signification, pour le coup tout à fait intentionnelle, qui distingueradicalement ces trois œuvres, aussi rigoureusement homotextuelles qu’elles puissent être146. Jereconnaisvolontiersquecesdeuxdernierscassontencoreimaginaires,sil’onm’accordeenrevanchequ’ilssontparfaitementpossibles–etmême,parlestempsquicourent,d’uneaffligeantebanalité.LaréférenceàDuchampsuffitpeut-êtreà indiquerquece typedepratiqueest concevabledans tous lesarts, et l’on se rappelle sans doute en quels termesBorges évoque à la fin de son conte le genre debénéficequelalittératurepeutretirerd’unrecoursjudicieuxàla«techniquedel’anachronismedélibéréet des attributions erronées. Cette technique, d’une application infinie, nous invite à lire L’OdysséecommesielleétaitpostérieureàL’Énéideet lelivreLeJardinduCentauredeMmeHenriBacheliercomme s’il était de Mme Henri Bachelier. Cette technique peuple d’aventures les livres les pluspaisibles.Attribuerl’ImitationdeJésus-ChristàLouis-FerdinandCélineouàJamesJoyce,n’est-cepasrenouveler suffisamment lesminces conseils spirituelsde cet ouvrage ?»Observons aupassagequel’une de ces suggestions – le détournement minimaliste consistant à « attribuer » une œuvre à sonvéritable auteur – est d’application courante depuis quelques siècles, et que ce n’est pas la moinsefficace.

Onnousobjecterapeut-être (cenous englobeBorgesetquelquesautres,dontàcoupsûrArthurDanto147)unefoisdepluslecaractèreimaginairedeces«expériencesdepensée».Jenesuispassûrque ce caractère suffise à déconsidérer leur enseignement, mais je rappelle que les cas de«désattribution»(etde«réattribution»)sontfréquentsdanstouslesarts,etjedemandesil’onreçoittoutàfaitdelamêmemanièrelesLettresdelareligieuseportugaisedepuisqu’onlessaitdelaplumedeGuilleragues, ou, de nouveau,La Vie devant soi depuis qu’on l’a rendue à RomainGary, ou lestableauxdésattribuésdeRembrandt,oulesfauxVermeerdeVanMeegeren,dontNelsonGoodmanlui-mêmeabienmontré148commentleurdestitutionavaitchangé,enmodifiantsoncorpus,notreperceptiondumaîtredeDelft.Oulamêmefeuilledepapierunpeusale,unefoisaviséqu’ilnes’agitderiendemoinsqued’undessindeDeKooninglui-mêmeeffacéparRauschenbergenpersonne?OulemêmetableaudeBruegel,avantetaprèslecturedesontitre,LaChuted’Icare?Oucesinnombrablesœuvresapparemment « abstraites » d’un Klee, d’un Brancusi, d’un Motherwell ou d’un Nicolas de Staël,auxquellesl’attributiond’untitreréférentielsuffitàimposerunevaleursymbolique?

Cescas,artificielsoumarginauxsil’onveut,illustrentunfaitplusgénéral,quiestladépendance,et donc la variabilité contextuelle (selon les époques, les cultures, les individus, et, pour chaque

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individu, les occurrences) de la réception et du fonctionnement desœuvres. Les valeurs dénotatives(verbalesoupicturales)sontsansdoutelesplusstables,encorequelesmots,aumoins,puissentchangerdesens,commelesjeuneslecteursmodernesdeMontaigneoumêmedeRacineenfontsouventl’amèreexpérience.Maislesvaleursconnotativesettransnotatives,ouplusgénéralementcellesqueGoodmanappelle exemplificatives et expressives, sont en grande part historiquement et culturellementdéterminées. Sans doute ne dépend-il d’aucun contexte culturel que La Joconde appartienne à lacatégorie«huilesurbois»ouPhèdreàlacatégorie«pièceencinqactesetenvers»,maisiln’estpascertain que ces caractéristiques techniques aient conservé leur (faible) signification d’origine, depuisque la plupart des tableaux sont sur toile et la plupart despièces enprose : cequi neméritait guèrel’attentionestdevenuuntraitnotable.Lesdéterminationsgénériquesdépendentlargementdecatégoriesd’époque:l’élégiaque,lelyrique,letragiquenedésignentpluspournouslesmêmestraitsquepourunGrec ou un Romain de l’Antiquité ; l’application que nous faisons aux chansons de geste de laqualificationd’«épopéesmédiévales»(etauRomandeRenartd’«épopéeanimale»)auraitsansdoutesurprisunpoéticiendel’époqueclassique,etlacouleur«romanesque»quenoustrouvonsàL’Odysséedoitbeaucoupàl’émergencetardived’ungenredontl’Antiquitéclassiquen’avaitaucunsoupçon–etqui se constitua, aux premiers siècles de notre ère, apparemment sans aucune conscience dubouleversementcatégorielqu’ilintroduisait;mais,commechacunsait,parlerdece«genre»n’apastoutàfaitlemêmesensdansunelanguequiconnaîtetdansunelanguequiignorelepartageentrenoveletromance.EtlamanièredontLulli,GongoraouleBerninexemplifientpournousl’artbaroquedoitsansdouteplusànotrevisiondel’artqu’àcelledecesartisteseux-mêmesetdeleurscontemporains.C’estlemomentdereconvoquerMalraux:«Lesœuvresd’artressuscitentdansnotremondedel’art,nondansleleur.»Quantauxvaleursexpressives,oud’exemplificationmétaphorique,ellesdépendentpardéfinitionderelationsd’équivalenceanalogiquedontbeaucoup,àleurtour,tiennentàdescatégoriesd’obédience culturelle.La relationclair= gai, sombre= tristen’a probablement pas lamême forcedansdescivilisationsoù lacouleurdudeuilest leblanc,et la relationmajeur=gai,mineur= tristedépendévidemmentd’unsystème(tonal)quiestceluidela traditioneuropéennemoderne,etnepeutavoiraucuneapplicationlàoùleséchellesmodalessontautrementstructurées.Ilestdoncpeuprobablequ’unetoiledeMonetoudeRembrandt,unecompositionenutmajeurouenlabémolmineuraientunevaleurexpressiveintégralementuniverselle.

Il n’est d’ailleurspasnécessairede franchirdegrandesdistances culturellesouhistoriquespourobserverdetellesvariationsattentionnellesdansl’attributiondesvaleurssymboliques.Voicicommentdeuxgrandsécrivainsdecesiècle,tousdeuxfrançais,àquatorzeansdedistance,commententlemêmetableau:

UncritiqueayantécritquedanslaVuedeDelft[…]tableauqu’iladoraitetcroyaitconnaîtretrèsbien,unpetitpandemurjaune(qu’ilneserappelaitpas)étaitsibienpeintqu’ilétait,sionleregardaitseul,commeuneprécieuseœuvred’artchinoise,d’unebeautéquisesuffiraitàelle-même[…].IlfutenfindevantleVerMeer,qu’ilserappelaitpluséclatant,plusdifférentdetoutcequ’ilconnaissait,maisoù,grâceàl’articleducritique,ilremarquapourlapremièrefoisdespetitspersonnagesenbleu,quelesableétaitrose,etenfinlaprécieusematièredutoutpetitpandemurjaune.LaVuedeDelft[…]oùlestrapèzesetlestriangles,cedécrochagesavantdelongstoitsetdepignons,s’aligne,préparéparuneeau immatérielle et séparé par le milieu sous l’arc d’un ponceau par le débouché de la troisième dimension, comme unechevauchéedethéorèmes149.

Je ne prendrai pas beaucoup de risques à qualifier la première vision de détailliste et desubstantialiste (painterly) et la seconde de formaliste (tendance géométrique, jusqu’à qualifier l’eaud’«immatérielle»).Niàeninférerquecetableausupporteégalementcesdeuxmodesdeperception(et

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sansdouteencorequelquesautres),pourcetteraisonaumoinsquetouteréceptionestsélective,etquedeux récepteurs peuvent porter leur attention sur des traits différents de la même œuvre : « Je neprétendspas,dit Jean-MarieSchaeffer,que lespropriétésd’uneœuvrechangentavec les récepteurs ;l’œuvreestcequ’elleest,maistouslesrécepteursne“mobilisent”paslesmêmespropriétés150.»Cettesélectivité est en quelque sorte la condition passive des variations attentionnelles, dont la principalecause active est sans doute l’évolution du langage artistique lui-même, qui ne cesse de retentir,rétroactivement,surlaperceptiondesœuvresantérieures.«Toutgrandart,ditencoreMalraux,modifiesesprédécesseurs151»,ou,sil’onpréfèreunauteurplusin:«Lefaitestquechaqueécrivaincrée sesprécurseurs. Son apportmodifie notre conception du passé aussi bien que du futur152. » Chacun saitcombien le cubisme a changé notre perception deCézanne (et peut-être deVermeer, aumoins pourClaudel) ou l’expressionnisme abstrait notre perception de Monet, de Gauguin ou de Matisse ; onn’entendplusWagnerdelamêmemanièreaprèsSchönberg,niDebussyaprèsBoulez;niBaudelaireaprèsMallarmé,Austen après James, James après Proust, et Proust lui-même trouvait chezMme deSévigné un « côté Dostoïevski » qui avait sans doute échappé aux contemporains de la marquise.MichaelBaxandallmontrebien lecaractère illusoire,ou tropunilatéral,de lanotiond’« influence»,qui,entredeuxartistesconsécutifsXetY,attribuemécaniquementàXuneactionsurY,alorsqu’enétudiantlarelationdeplusprès«ons’aperçoitquec’esttoujourslesecondélémentquiestlevéritablemoteurdel’action»,chaqueartistechoisissantettirantversluison«précurseur»:«Chaquefoisqu’unartiste “subit” une influence, il réécrit un peu l’histoire de l’art auquel il appartient153. » Il la réécritd’abordpourlui-même,maisaussi,etinévitablement,pourtous,ensortequel’histoiredel’artse«vit»toujoursàl’envers,àpartirduprésent.

Laformulationlaplussimple(quoiqueparadoxale)decetétatdechosesmesembleêtrecelle-ci:«Unlivrechangeparlefaitqu’ilnechangepasalorsquelemondechange154.»Commenouslesavons,lestextes,deparleuridéalité,sontlesseulsobjetsd’immanencequi«nechangentpas»strictosensu,etàbiend’autreségardstouteslesœuvresnelaissentpasde«changer»,chacuneàsafaçon.Maislechangementdontils’agiticiestd’uneautrenature,etiln’épargnepas–etpeut-êtreencoremoinsquelesautres– lesœuvres lesplus immuables.Notrerelationauxœuvresdupassé,ouvenuesd’ailleurs,n’ad’autrechoixqu’entrel’anachronisme(ou«anatopisme»)spontanéquinousporteàrecevoircesœuvresanciennesou lointainesà la lumièreetdans laperspectivedenotrehicetnunc, et l’effortdecorrectionetderestitutionquiconsisteàretrouveretrespecterleurvaleurd’origine,àchercher,diraitMalraux, « ce qu’elles ont dit “derrière” ce qu’elles nous disent ».Mais, comme chacun le sait, ceteffortmêmeestdaté et situé : leshistoriens (et lespeintres!)de l’âgeclassique se souciaientpeudecorriger leurs anachronismes, et, comme dit à peu près Caillois, toutes les cultures n’ont pasd’ethnologues.Quoiqu’ilensoit,nil’anachronismenaïfnil’effortdecorrectionnenousmettent,faceàcesœuvres,dans lasituationde leursproducteursoude leurpublic immédiat. Ilya làuneparallaxeculturellequ’onnepeutcorrigersanslesavoir,etcetteconsciencemêmeeninduituneautre.Danstouslescas,l’œuvre«ressuscite»ousurvitdansun«mondedel’art»quin’étaitpaslesien.LacélèbreremarquedeWölfflin,qu’enarttoutn’estpaspossibleàtouteépoque155,nevautpasseulementpourlacréation,maisaussipourlaréceptiondesœuvres.Ilnes’agitpaslàd’impossibilitéphysique(PoussinouHokusaiauraientpupeindreGuernica),maisdesignificationculturelle:horsdeleurcontexte, lesacteschangentdefonction,etlevraiestqu’enarttoutn’apaslemêmesensàtouteépoqueetdanstouteculture.«Ilyaencore,disaitSchönberg,debelleschosesàécrireenutmajeur»;jenesachepasqu’ill’ait fait, et de toute façon le mot le plus lourd, dans cette phrase (comme dans bien d’autres), estévidemmentencore.

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J’aidepuisquelquespagesl’impressiondésagréabledebrassercequiestdevenudestruismes,etnondepuisMalrauxouBorges,maisbien,onlesait,depuisBenjamin,ou,surunmodepluslourdementpasséiste, depuis leHeidegger deL’Originede l’œuvred’art («Les sculptures d’Égine aumusée deMunich,l’AntigonedeSophocledanslameilleureéditioncritiquesont,entantqu’œuvres,arrachéesaurayon de présence qui leur est propre […]. Le retrait et l’écroulement d’un monde sont à jamaisirrévocables.Lesœuvresnesontpluscequ’ellesontété,etc.»),voiredepuisl’EsthétiquedeHegel,oùla«mortdel’art»signifieentreautresque«l’artn’apluspournouslahautedestinationqu’ilavaitautrefois.Ilestdevenupournousobjetdereprésentation,etn’apluscetteimmédiateté,cetteplénitudevitale, etc.156 ». C’est peut-être sauter du truisme à l’hyperbole que de parler de pluralité opérale àproposdecesfaitsdevariationfonctionnelle–eneux-mêmesévidents,mêmesil’onn’estpasobligédelesinterpréterdemanièreuniformémentapocalyptique.Ilmesemblepourtantimpossiblededéfiniruneœuvresansintégreràcettedéfinitiondestraitsfonctionnels.Uneœuvreestunobjetd’immanenceplusun certain nombre, virtuellement infini, de fonctions. Chaque fois que l’ensemble effectif de cesfonctionssemodifie, lorsmêmeque l’objetne«changepas»,ouchangeautrement, l’œuvrequienrésulte semodifie.Qu’on la conçoive (premiermodede transcendance) comme ce qui agit à traversplusieursobjetsdifférents,ou(deuxièmemode)commecequiagitàtraversunemanifestationlacunaireouindirecte,ou(troisièmemode)commecequiagitdiversement,selonlescontextes,àtraverslemêmeobjet,danstouscescaslarelationde«transcendance»entrel’œuvreetsonobjetd’immanencepeutsedéfinirentermesfonctionnels:l’œuvre,commesonnoml’indiqueunpeu157,c’est l’actionqu’exerceunobjetd’immanence.

Nousvoicidoncunpeuplusqu’auborddecequidevraitfairel’objetd’unvolumeàvenir,cequim’autorisepeut-êtreàbriserlà.Jeveuxseulementrappelerquecettedéfinitionfonctionnelledel’œuvred’art,quisembleici,parcertainesdesesconséquences,opposerBorges,ouCollingwood,ouDanto,oubiend’autres,àGoodman,nemanquepasderépondantchezcelui-ci,ensortequecechapitreestaussibienune sortedeGoodmanversusGoodman.Car onn’oublie pas queBorges ouDanto ne sont passeulsàraisonnersurdespairesd’objetsphysiquementindiscernablesmaisfonctionnellementdistincts,commelesdeuxQuichotteoulesdeuxsériesdeboîtesBrillo:c’estbienLangagesdel’artquioppose,fonctionnellement,cesdeuxobjetsindiscernablesdontl’unestundiagrammescientifiqueetl’autreundessind’Hokusai.Lecontextenedéterminepasseulement,ici,lasortedefonctionartistique,maisbienlaprésenceoul’absencedefonctionartistique.Etc’estencoreGoodmanquinousmontrequ’unmêmeobjetpeut fonctionnercommeœuvred’artounonselon la fonctionsymboliquequ’il exerce158. Il estdifficile d’accorder ce genre de propositions, et quelques autres159, avec le refus marqué ailleurs dedistinguer,parexemple,entreuntextecommesimpleobjet«syntaxique»etl’œuvrequ’ilconstitue,ouneconstituepas,ouconstitueautrement,selonqu’ilchangedesignifiance.Cettecontradictiontient(ouse ramène)peut-êtreàuneautre,entreuneontologieàpointd’honneurnominalisteetuneesthétiquefoncièrement (et louablement)pragmatiste,où fonctionvaut statut160.Ona comprisquel choix, selonmoi,laréaliténousimpose,maisj’enréserveàplusloinl’exposé,etsipossiblelajustification.

Ilestdonc,maintenant,moinsquejamaisquestiondeconclure,maistoutauplusdetournerunepage, ouplutôt d’observer qu’elle a commencéde se tourner d’elle-même.Demanière somme touteprovisoire,oupréparatoire,cettepremièrepartieétaitconsacréeauxmodesd’existencedesœuvres,envue d’une étude de leurs modes d’action, dont la visée justifie seule le soin apporté à cet examenpréliminaire, tantôt aride par abstraction conceptuelle, tantôt lourdement empirique par proliférationd’exemples : si lesœuvresd’artn’étaientpas, commeelles le sont,desobjetsde relationesthétique,

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l’étudedeleursmanièresd’êtren’auraitpeut-êtrepasgrandmotif,aumoinsàmesyeux.J’aidoncbienconscienced’avoirinfligéàmonimprobablelecteurunetroplonguemarched’approchedontletermeestencoredel’ordredelapromesse,etlaraisond’être,del’hypothèse.Maisilmesemble,etj’espèreavoirmontré,qu’enfait,desdeuxmodesd’existenceconsidérésdanslespagesquiprécèdent,lesecondavaitdéjàbeaucoupàvoiraveclesmodesd’actionquinousoccuperontdanslespagesquisuivent:sil’immanence, sous ses deux régimes, est bien de l’ordre de l’« être » (« De quelles sortes d’objetss’agit-il ? »), la transcendance, sous ses divers modes, est davantage de l’ordre du « faire » ou del’«agir»,puisqu’elletientaurapportvariableentrel’objetd’immanenceetl’effetqu’ilexerce(ounon)sursesrécepteurs–etqu’ilnousresteévidemmentàdécrire.Sil’immanencedéfinitenquelquesortel’œuvre au repos (ou plutôt en attente), la transcendance nous montre déjà, au moins à l’horizon,l’œuvreenaction,etl’artàl’œuvre.

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Nonpas tous,parcequ’uneréflexionsur la«reproductibilité»desœuvresautographiques(Benjamin,Malrauxetautres–dont,nous leverrons,récemmentGoodmanlui-même)portesuruncastypiquedetranscendance.Ausens,évidemment,d’«êtrepartiel».Jedoisrecouriràcenéologisme(paradditiondesens)pouréviterlesconnotationstropnégativesattachéesàdestermescommelacuneouincomplétude;lesimmanencespartielles,nousleverrons,nesontpastouteslacunaires.1992.C’est-à-direausensd’œuvresàimmanenceplurielle.Lapluralitéopéralecaractériseraletroisièmemodedetranscendance,etjenevoisguèred’échappatoireàcetembarrasterminologique,d’ailleursbénin.L’usageestàvraidireplutôtconfusoufluctuantsurcepoint:cetyped’œuvresestaussiparfoisqualifiéde«répétitions»oude«doubles»;etlemotrépliquedésignesouvent,surtoutàproposdesculpturesantiques,desimplescopiesnonauctoriales.OnditpourtantqueleBerninrefitsonbusteducardinalBorghèse(GalleriaBorghese,Rome)àcaused’unefêlureauderniercoupdeciseau.Renouveau,parcequecetypedepeinture,àpeuprèsinconnuduMoyenÂge,nel’étaitpasdel’Antiquité,quipratiquaitdepuisleIVesiècleavantJ.-C.letableausurpanneaudebois.Onpensequ’unetroisièmeestaujourd’huiperdue.Rosenberg1984,p.407-408.Désormaisvisible,nonloindesonmodèle,dansla«salleChardin»dudeuxièmeétagedelaCourcarrée.Le cas desBulles de savon (vers 1733) est particulier en ceci que les trois toiles conservées (MetropolitanMuseum,NationalGallery deWashington, LosAngeles CountyMuseum ofArt), sensiblement différentes entre elles, semblent être trois répliques d’un original aujourd’hui perdu ; voir l’essai de PhilipConisbeeàl’occasiondel’expositioncomparativede1990-1991,publiéparleLACMA.Toutesdeuxsurdessinàlaplumesurpapierappliquésurtoile,ettoutesdeuxauMetropolitan.On préfère parfois considérer la première version comme une esquisse,mais ce serait une esquisse vraiment très élaborée, et il en existe une auMusée deCopenhaguequiméritemieuxcequalificatif.Cesdistinctionssontévidemmenttrèsrelatives,etlesstatutsqu’ellesdélimitentdoiventsouventbeaucoupàdesconsidérationsmarchandes:présentécommeesquisse,leMoulindeSotheby’sn’auraitpeut-êtrepas«fait»444600000F.Sandler1991,p.154-155.LesdeuxtableauxsontrespectivementdansunecollectionprivéedeMilanetuneautredeChicago.Cequalificatifestrestrictif,etnousrencontreronsplusloindescasdecopielibre,généralementlefaitd’artistesdeplusgrandeenvergure.Ilesttrèsrarequ’unerépliqueaitexactementlesdimensionsdel’original;jecroissavoirquecetteclauseestderèglepourlescopies«honnêtes»,afind’éviterlescontrefaçons,etcetterèglepeutvaloirpourlesautocopies.L’originalestàlaFondationBarnes,la«petiteversion»àlaNationalGallerydeLondres.LaBaigneuseValpinçond’Ingres(1808)auneversionréduite,trèsvarianteàl’arrière-planetditePetiteBaigneuse,ouIntérieurdeharem(1828;lesdeuxsontauLouvre).Alpers1988,p.248,d’aprèsletémoignaged’Houbraken.Bienentendu,cetteconnaissancepartielle,quenousretrouveronsautitredudeuxièmemodedetranscendance,n’estpasnulle,etpeutdonnerlieuàunerelationesthétique plus intense et plus authentique qu’un rapide survol comparatif. Pas plus que la « perfection », la complétude n’est une condition nécessaire dusentimentesthétique,quiprendsonbienoùilveut.Réfectionestdéjàprispouruneautreacception:jenesachepas,d’ailleurs,queletermeanglaiss’emploieailleursqu’aucinéma.Bienentendu,lanettetédeladistinctionentrelesdeuxprocessusn’empêchepasl’existencedecasmixtesouindécis.J’avoueignoreràqueltypederelationserapportentlesdeuxMajasdeGoya(1800et1801-1803,MuséeduPrado),dontlapose,l’expressionetledécorsontsisemblables.Venturi798,1902-1904,Philadelphie,etVenturi1529,1904-1906,Bâle.Prédilection de l’artiste,mais aussi bien du public ou des commanditaires : qu’on songe aux innombrablesAnnonciations ouViergesà l’Enfant que devaitproduireunartisteduMoyenÂgeoudelaRenaissanceaucoursdesacarrière,avecousansenthousiasme.Oupeut-être,parfois,chaquesériecommeuneœuvreuniqueenplusieursparties,comme lesensemblesde l’Arenaoude lachapelleBrancacci,mêmesi leprinciped’unité,icinarratifetlàvariationnel,n’estpaslemême.Jereviendraisurcetteépineuserelationdespartiesautout.Mêmesiuntelexemplaire,commeobjetautographique,peutrevêtirunevaleuresthétiqueet/oumarchandeparticulière:onditquecertainspoètessurréalistes,enleurjeunessebesogneuse,vivaientenpartieducommercedemanuscritscertesautographes,maispassablementmultiples.Jenefaispasentrerdanscettecatégorielesadaptationsscéniquesd’œuvresromanesques,mêmeeffectuéesparl’auteur,commeleXIXesiècleenatantconnu,parcequel’usage,nonsansraison,lestientplutôtpourdesœuvresdistinctes;voirGenette1982.Aumoins,parcequelapluralitéd’immanencedecertaines(commedesœuvreslittérairesprécédemmentcitées)procèdeégalementd’unautrefacteur,quenousconsidéreronsplusloin.1968,p.248;1990,p.58-59.Lesvariancesdetempoetd’intensitépeuventintervenircommeprincipecompositionnel,maisàtitredevariationinterne:unephraseforterépétéepiano,oureprisesurunautretempo,voiredansunautrerythme.Bienentendu,lesvariancesdetonalitéetd’instrumentationpeuventjouerlemêmerôle,etnes’enpriventpas:c’estle«fonddelalangue»dudéveloppementclassique.1968,p.245.«Transcriptions»traduiticil’anglaissiblings,«œuvressœurs»,et«comptentstrictement»estlittéral(countstrictly) ; jel’interprètecommesignifiant«comptententouterigueur»plutôtquecomme«comptentabsolument»,etlesphrasessuivantessemblentfaireplaceàquelquesnuancesrelativesautempérament:unetranscriptiondupianoauviolonquiconserveraitundodièseseraitplusacceptablecommeversion(delamêmeœuvre)qu’uneautrequileconvertiraitenrébémol.Etparfoisaudisque,parexempledansl’interprétationdirigéeen1981parNikolausHarnoncourt,oùNéronestÉricTappy;maisonypréfèregénéralementlatessitureoriginale,confiéeàunesoprano(dumêmeHarnoncourt1972:ElisabethSöderström).MaisStravinskilui-mêmeaencoreréduitpourpianotroismouvementsdePetrouchka,etpourquatremainslatotalitédePetrouchkaetduSacreduPrintemps.IlexisteunenregistrementdelaversionoriginaleparHorowitz,siétrangequecertainsl’entendentcommeuneréduction(libre)del’orchestrationdeRavel.Je rappellequecertainesdeces transcriptions (encecasbienmalnommées),n’entraînantaucune transpositionni aucunemodificationd’effectifs,n’exigentaucunchangementd’écriture:lamêmepartitionpeutprescrireunepiècepourviolonoupourflûte,pourpianoouclavecin.Cemotifest,pourdesraisonsévidentes,particulièrementactifaucinéma;unexemplerécentdecorrectiondetirestceluiduCinemaParadisodeGiuseppeTornatore(1989),dontlaversionoriginale,unpeuindigeste,futboudéedupublicitalien;l’auteurentiraalorsuneversionfortementréduite,dontlesuccèsfutimmense(etmérité).Voiréd.Cl.Gothot-Mersch,Garnier,1971,p.362-363.IlyeutencoreuneéditionLemerre(1874),apparemmentfaitesurl’originaleetnonréviséeparFlaubert.Cetexemplairecorrigéaétépubliéenfac-similéauxBibliophilesdel’originale,sousladirectiondeJeanA.Ducourneau,1965-1976.La version 1804 fut adoptée parMonglond,Arthaud, 1947, reprise entre autres parGeorgesBorgeaud,UGE, 1965 ; la version 1840 est celle de l’éditionprocuréeparJean-MauriceMonnoyer,Gallimard,coll.«Folio»,1984;lenomd’Obermanreçutsonsecondnen1833,etlechangementdetitrequienrésulteidentifie commodément les versions, si l’onnéglige lamédiane, commeon le fait généralement (le proposd’autocensurey aurait été freinépar le préfacierSainte-Beuve).Jerappelleque,chezCorneille,l’éditionde1660remanienonseulementLeCid,mais,àdesdegrésdivers,touteslespiècesdejeunesse.

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C’estaussi lecasdesMaximesdeLaRochefoucauld,de leurpremière (1665)à leurcinquièmeetdernièreanthume (1678).Aussi l’éditeur JacquesTruchet(Garnier, 1967) donne-t-il les deux en parallèle, avec cette justification : «On a tenu à reproduire intégralement ici la première édition desMaximes, plusvigoureusepeut-êtrequel’éditiondéfinitiveelle-même.»Têted’or,1889-1894;LaVille,1893-1901;LaJeuneFilleViolaine,1894-1898;L’Échange,1894-1951;Partagedemidi,1905-1958;Protée,1913-1926,pourneciterquelesprincipales;cesdatessontd’écriture,nond’édition.L’éditionPléiadedesŒuvrescomplèteschoisitlaversiontardive,qu’elleplacecurieusementaumilieudestextesdesannéesvingt,etsansdonnerlesvariantesdel’originale.LaHuitièmeSymphonie de Bruckner connaît une situation analogue : trois versions anthumes (1887, 1892, 1895) que se disputent éditeurs et interprètes ;l’éditionHassde1935estmystérieusement(pourmoi)qualifiéede«synthétique».GérardCondé,«Remaniements»,LeMonde,2août1990.LetermeestdeBoulez;surlesraisonsetlesmodalitésdecette«rectification»,voirBoulez1975,p.58-59.LerapportentreleLivrepourquatuor(1948-1949),d’ailleursinachevé,etleLivrepourcordesde1968estpluscomplexe,etpeut-êtreprovisoire,carlasecondeversion n’amplifie (en effectifs et en développement) à ce jour que les deux premiers mouvements (1a et 1b) de la première, et l’on ne sait trop si cettetransformationseveutcorrectiveetsubstitutive,commechezStravinski,ouadditiveetalternative(commepourlesSeptParolesdeHaydn),cequ’elleestaumoinsdefacto,àl’éditionetàl’exécution.Boulezlui-même(1975,p.61-62)assimilececasàceluidesSainte-Victoire, comparaison trèsapproximative,dumoinsselonmescatégories,carlasecondeversionrésultebienicid’untravailsurlapremière,cequin’estpasgénéralementlecaschezCézanne.Auxdernièresnouvelles,la«deuxièmeversionoriginale[sic],intégraleetdéfinitive(1874),éditionétablie[en1928?]parPavelLammd’aprèslesmanuscritsautographesducompositeur»,présentéeen1992,aprèsleTeatroCommunaledeBologne,parl’OpéradeParis,seraitlaplusfiable.Crééeposthumeen1886;laversionoriginale,maisorchestréeparChostakovitch,aétépubliéeen1960.Voirlechapitre«Lerespectdutexte.Faut-ilretoucherlessymphoniesclassiques?»,inLeibowitz1971.Jemets«correctes»entreparenthèsesparceque,pourGoodman,uneexécutionquin’estpasabsolumentcorrecten’esttoutsimplementpasuneexécutiondel’œuvreconsidérée,et«correcte»n’estdoncqu’unaffreuxpléonasme.Lesmusiciens(compositeurscompris),quisaventcequ’ilenest,endéduisentjustementqu’à ce compte il n’y a aumondeaucune exécution,mais de nouveau ce n’est qu’une querelle demots, etGoodman n’est pas le dernier (ni le premier) àreconnaîtrequ’uneexécution«incorrecte»ausensgoodmanienpeutêtre«meilleurequ’uneexécutioncorrecte»(1968,p.153).Correctn’estpasexactementunprédicatesthétique.Queffélec1989.D’autres«premièresversions», toutaussiprovisoirementdéfinitives, commecellesduPitrechâtié,deL’Après-midid’unfauneouduSonnet enX, étaientrestéesinédites.Àl’exceptiondel’Ur-Faustde1775,quiresterainéditjusqu’en1887.Decestatutambigu(esquissevolontairementdestituéeparl’auteurauprofitd’unenouvelleversion,maisultérieurementérigéeen«œuvre»parlapostéritéàl’initiatived’éditeursavisés)relèveégalement,entreautres,leStephenHerodeJoyce,fragmentpubliéposthumeen1944d’uneesquisse,abandonnéeen1907,duPortraitdel’artistede1914.Surl’étatprésentdesproblèmesposésparl’éditiondelaRecherche,etquitendentapparemmentplusàs’aggraverqu’àserésoudre,voirledossier«Proust,éditionsetlectures»,Littérature,n°88,décembre1992.Il existe d’ailleurs des brouillons de la première et de la troisième (puisque la deuxième n’est qu’une copie biffée de la première). Les trois versions«définitives»figurententreautresauxtomesVIIIetIVdel’édition«Clubdel’honnêtehomme»desŒuvrescomplètes.Jeveuxdire:àcequ’unécrivainautravailselaissefilmerpendantquelquesheures,deratureenrature.Unesortedereconstitutionartificielleetapproximative(àlavitesseprès)decetypedeprocessusestaujourd’huipossible,aprèsdatationcertaineettranscriptiondescorrectionsmanuscrites,paranimationsurécrand’ordinateur.Ycomprisfilmique,carlaplupartdesétatsrévélésparLeMystèrePicassosonttypiquementdesébauches.C’estapparemmentaussi lecasdeGiraudouxetdeChristaWolf :voirGrésillon1994.Lorsque l’auteurpousse l’«horreurde la rature» jusqu’àdétruire laversionantérieure,ilnesubsisteévidemmentrien,sinonparfoisuntémoignageindirect,decette«esquisse»disparue,maisquin’enapasmoinsexistécommetelle.JecroissavoirqueKafkaprocédaitaussisouventquepossibled’unefaçonparticulièrementmaniaque,consistantàtorturerle«mauvais»motjusqu’àl’avoirtransformé(correctionpar«surcharge»)enle«bon»–commeilnousarriveàtousdelefaireàl’échelled’unelettre;emblématiquement:leIchduChâteauenerouenK.VoirGrésillon1994.Lesmanuscritsautographesantérieursconservésouretrouvés,commeceluidesMémoiresdeSaint-SimonouduNeveudeRameau,sontdesétatsfinaux,commedéjà celui duDécaméron, seul autographe littéraire important (avec dessins et corrections) conservé duMoyenÂge (voir Zumthor 1987, p. 141, 166). Lesvéritablesbrouillonssonticiceuxd’œuvresinachevées,commelemanuscritdesPenséesdePascal,denouveauunique–cequin’empêchepas,onlesait,uneformidablepluralitéposthumeparvariantesdedisposition;j’yreviens.VoirGaudon1992.Sanscompterlapratique,illustréecommeonsaitparFrancisPonge,depublicationanthumededossiersgénétiques:voyezLaFabriquedupré,Skira,1971,ouCommentunefiguedeparolesetpourquoi,Flammarion,1977.Maisnonnécessairement:unauteurpeutconserversurdisquettestouslesétatssuccessifsd’uneœuvre,sifortementetfréquemmentremaniéesoit-elle.Corti,1949,épuisée,etjusqu’icijamaisréimprimée.Onpeutcomparerlesdeuxtextesdanslepremiervolumedel’éditionprocuréeparJean-ClaudeBerchet,Bordas,«ClassiquesGarnier»,1989.1860;cepremierdénouementfutadoptéen1937,pouruneéditionlimitée,parBernardShaw,quileprésentaitperversementcommele«vraihappyend».Ce qu’empêchent de nombreuses divergences de lecture, dont certaines sont célèbres, comme les « troupes armées » du roi si longtemps (et encore parfoisaujourd’hui)travestiesen«trognesarmées»;ainsidumoinsenjugentceuxpourquilaleçontroupesestcertaine,cequidépasseévidemmentmacompétence.Ms.431,225;citerdecettemanièreetdanscetordreestdoncdéjàunemanipulation.PourHugo, l’édition JeanMassin (ClubFrançaisduLivre,1967-) adoptait, autantque faire sepouvait, l’ordre chronologiqued’écriture endésarticulant lesrecueils poétiques anthumes ; pourLaComédiehumaine, dont la disposition la plus respectueuse est celle duFurne corrigé, il existe aumoins une éditionchronologique (RolandChollet,Rencontres, 1958-1962), et une autre qui suit l’ordre historique du contenu (AlbertBéguin-Jean-A.Ducourneau, Formes etReflets,1950-1953).Moderneenunsensplutôtlarge,car,s’ils’estaccentuédenosjours,ilremonteaumoinsauRomantismeallemand.Toutcequ’onsaitdesûràcesujet,c’estqu’aprèsunelongueettumultueusegestationlatoilefutmontréeàl’automne1907àdesamisqui,àl’exceptiondeUhdeetKahnweiler,lajugèrentplutôtmal.Ducoup,Picassolamitdecôtéetn’ytouchaplus,soitparcequ’ill’estimaitcependantachevée,soitparcequ’illatrouvaitindigned’achèvement,jusqu’en1923,oùJacquesDoucetl’achetasurleconseild’AndréBreton.Barthes1968et1971;maislapremièreetlapluscélèbreattaquecontrelapertinencedel’intentionauctorialeestdansBeardsleyetWimsatt1950.Eco1962.OnsaitquellefiliationàlafoisévidenteetparadoxaleunitunfragmentrescapécommeleTorseduBelvédèreausavantnonfinitomichelangelesque,et,par-dessusquatresiècles,àceluideRodin.

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Lorsquecette«part»investitlatotalitédelaperformance,onseretrouveenrégimeautographique,etl’œuvreconsisteencetteperformanceenprincipeuniqueetsansconcurrence;maisonsaitqu’unetellesituationestpurementthéorique,puisquel’improvisationpureestunevuedel’esprit.MenéndezPidal1959,sp.chap.2:«Unepoésiequivitdevariantes».Zumthor1987.VoirentreautresCerquiglini1989,quitrouvedansl’inscriptioninformatique,«saisietoujoursmomentanée»,etlalecturesurécran,«visualisationéphémère»(p.115),laformed’éditionlamieuxappropriéeàlavarianceconstitutivedecetypedetextes;cenéo-(enl’occurrencetrèsnéo-)traditionalismetémoigneàcoupsûrdumêmechangementdeparadigmequelavalorisationrécentedesavant-textes.Zumthor1972,p.73,quiappelleévidemment ici«manifestation»ceque j’appelle« immanence» ;mais il se trouveen l’occurrencequ’enrégimescribalchaque manuscrit est à la fois objet d’immanence (l’un des « textes ») et de manifestation (son exemplaire unique). Tout aussi évidemment, il appelle«multiplicitéetdiversité»cequej’aibaptisé«pluralité».NewYork,26novembre1945,SavoyRec.,5853-1et2.L’unicitéd’immanencedesœuvresallographiquesestmoinsabsoluequecelledesautographiques,carilestbiendifficiledetrouveruntexteindemnedetoutevariante.LaPrincessedeClèvesillustretantbienquemal,àmaconnaissance,cetteclassepeufournie.Goodmannes’exprimepas,mesemble-t-il,surlecasdesrépliquesautographiques,maisildevraitentoutecohérenceêtreaussinégatifsurcepoint.Maisdefaçontrèsdifférente,carlesSainte-Victoireontlemême«motif»,cequ’onnepeutguèredire(oudemanièretrèslâche)desdeuxÉducation.Lesrépliquesautographiquesnelesontnienidentitéspécifique,puisqu’ellesprésententdesdifférencesperceptibles,nienidentiténumérique,puisquechaquetableauousculptureestunobjetphysiquedistinct;lesversionsallographiques,objetsidéaux,n’ont,jelerappelle,pasd’identiténumérique–ou,cequirevientaumême,leuridentiténumériqueestexhaustivementdéfinieparleuridentitéspécifique(samenessofspelling),différentepourchacune.Cettenégation impliqueévidemmentqu’ondonneunsensfortà« identité thématique» :plusforten toutcasque la(vague)parenté thématiquequ’onpeutévidemment trouver entre lesdeuxÉducation,mais aussibien,oumal, entre ellesdeuxetMadameBovary, et devague envague entre toutX et toutY. Ilfaudraitunelongueétudecritiquepourjustifiercegenredefrontières,quel’usagefixe«àl’estime»,cequineveutpasdireauhasard.Mais«s’interrogersur»descritèresn’obligepasàlesjustifier:l’usageselégitimelui-même,decequ’ilestl’usage.Onnepeutquetenterdereconstituersesmotifs.Maisce«comme»esttrèsapproximatif,carilnes’agitpasdelamêmeformedetranscendance.Cetemploi(Genette1979),évidemmentinspiréparlavalorisationd’époquedelanotiondetextecontrecelled’œuvre,étaitmalencontreuxparcequej’yvisaisenfaitlesgenres(entreautres)commearchi–œuvres,certainesœuvres,commejenem’enavisaispasencore,étantdéjàdesarchitextesausenspropre.Maisparchanceiln’étaitpasabsolumenterroné,puisqu’unearchi–œuvreestafortioriunarchitexte.Parmid’autres;maislaclassedespoèmescommençantparunA,oudescompositionsmusicalescomportantunladièsedèslapremièremesure,oucelledestableauxmesurant1,25msur2,60m,aussipertinentequ’uneautre(toutestpertinent,celadépendàquoi),n’estpasordinairementconsidéréecommeungenre,parcequesoncritèren’estpasordinairementdeceux,sihétérogènesetcoutumierssoient-ils,quidéfinissentlesgenres.Onnepeutendireautantdesclassificationsnaturalistes,dontlescritèressontobjectifs(biologiques).Parexemple,1984,p.52.1972,p.83,paragraphereprisdanslatraductionfrançaisede1968,p.156,etillustréibid.,p.227,parundiagrammeempruntéàJohnCage;uneautreversions’entrouvedans1984,p.139.Schaeffer1992.L’œuvre(tenuepour)conceptuelleesteneffet,commesonnoml’indique,définieparunconcept,etplurielle,enfait(lesready-madedeDuchampenplusieursexemplaires)ouaumoinsendroit:uneœuvredéfiniepar«exposerunporte-bouteilles»estsusceptibled’unnombreindéfinid’exécutions,nonnécessairementidentiques;changerdemodèlenechangerienau«geste».Laseulelimiteestdansl’usurefonctionnelle(«esthétique»)duprocédé.C’estcettesituationquiautoriseàparlerd’unemanifestationdistinctedel’immanence,mêmepourlesœuvresautographiquesoù,enprincipeetpardéfinition,ces deux instances n’en font qu’une. La notion demanifestationme semble ici très proche de ce queGoodman (1984 et 1992) nomme implementation ouactivation.Pour la trente-deuxième (op. 111), Beethoven introduisit une sorte de doute en répondant cavalièrement à qui l’interrogeait sur l’absence de troisièmemouvement:«Jen’aipaseuletemps!»VoirWalton1970.Pourdesraisonsquitiennentàsonsujetmême,lanouvelledeRichardMatheson,«Escamotage»(1953,trad.fr.inLesMondesmacabresdeRichardMatheson,Casterman,1974)seterminesurunetellesuspension;lorsdesapremièrepublicationenfrançais,danslarevueFiction,1956,unimprimeurpluszéléqu’avisés’empressadecompléterlaphrasefinale,quiétait,etdoitrester:«Jesuisentraindeboireunetassedecaf».Lapublicationanthumeenestenl’occurrencelesigne,maisonnepeutenfaireuncritèreabsolu:nombred’œuvresduXVIIIesiècleparaissaientenlivraisonspartiellesetenattented’uneconclusionquinevenaitpastoujours:voyezentreautresLaViedeMarianne,abandonnéeen1741aprèspublicationdesaonzièmepartie.LeQuichotteavaitattendudixanssasecondepartie,largementprovoquéepar(etdoncdueà)l’apocryphed’Avellaneda.VoirSchlœzer1947poursadistinctionentre«ensembles»et«systèmes»,etShusterman1984,chap.4,«TheIdentityoftheWorkofArt».Une allographique ne peut évidemment pas l’être, même si son texte ne nous est parvenu qu’à travers plusieurs manuscrits diversement lacunaires,complémentairesetdispersés,eux,entreplusieursfonds.DesAttributsdesArts,delaMusiqueetdesSciences,letroisièmeestenfait«perdu»,mais,sionleretrouvaitdansunecollectionparticulière,l’ensembleseraittenupourdispersé(lesdeuxpremierssontauLouvre).MaisArasse1992,p.252,enproposeuneingénieuseinterprétationunifiante.LesSuppliantes etProméthée enchaîné sont des débuts de trilogie,Les Sept contre Thèbes une conclusion. Sophocle ne produisit apparemment jamais detrilogie:Antigone,ŒdiperoietŒdipeàColonen’ontjamaisforméuntelensemble,nonplusque,chezEuripide,Andromaque,HécubeetLesTroyennes.VoirSchaeffer1989.Valéry1939,p.1327.NotionadmiseparGoodman1992.Laphotoennoiretblancpeutêtreconsidéréecommeuncasintermédiaire,puisqu’ellerenonceàl’équivalencechromatique.Mon«àlafois»estrésultatif:cettecopieadûêtred’abordintégrale,puismutilée;maisonfaitaujourd’hui,dansl’ordreinverse,desmoulagesconformesd’œuvresmutilées.Surcentquarante-deuxlivresnoussontparvenustrente-cinq;laplupartdeslacunessontcomblées,sil’onpeutdire,pardesrésumésduIIesièclequi,dèsavantlapertedel’original,servaientdemanuelsscolaires.Surlesformesetlesfonctionsdesréductionsdetextesengénéral,voirGenette1982,chap.46-52.OnciteparexceptionuneversionlatineduTimée,quiremonteauIVesiècle.VoirReynoldsetWilson1968,p.81.En1823,Brièrepublie lacopieVandeul ;en1884,Tourneuxuneautrecopie léguéeparCatherineII ;cen’estqu’en1891queMonvalretrouveetpublie lemanuscritoriginal.VoirGenette1982etGoodmanetElgin1988,chap.4,«Variationonvariation».VoirChastel1964,GeorgeletLecoq1987.

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Maisilarriveaussiqu’untableaufigureenabymedanslamêmetoilequeson«modèle»,ainsiprésentdeuxfois,commemodèlevivantetcommeimage:c’estlethème,àbiendeségardsinaugural,desSaintLucpeignantlaVierge(parexemple,deMartinVanHeemskerck,vers1532,muséedeRennes).VoirGenette1993.Sionlaissedecôtélescopiesd’étude,dontlafonctionestd’apprentissage;maisonnesaitpastoujours,aprèscoup,àquellefonctionrépondaitoriginellementunecopie,etrienn’empêche,icinonplus,lesdétournementsd’usage.MuséedeLyon;l’originalestauMetropolitan.Valéry1928,p.1284;Benjamin1935.Duthuit,1956.D’unemanièreplusgénérale,laviolencedesattaquescontreLesVoixduSilencemesembledisproportionnée:ondiraitque«tonnercontre»celivre,quineméritenicetexcèsd’honneurnicetteindignité,estunbrevetnécessairedusérieuxenmatièredecritiqued’art.OnentrouverauneconsidérationpluséquitabledansBlanchot1950.Le texteauquel s’enprendDuthuitestceluide1947.CettePsychologiede l’Arten troispartiesdeviendraen1951LesVoixduSilence(Gallimard),éditiondéfinitive1965,aujourd’huiépuisée(encoreuneœuvreàversions);jelaciteraidansl’édition«Idées-Arts»,elle-mêmeépuisée.Liésàlaphotoetenquelquesortepromusparelle,leseffetsdelumièreonttrouvéuneapplicationautonomedansl’éclairagedesmonuments(onsaittoutcequecetteapplicationdoitàMalrauxministre),etdesobjetsdanslesmusées,effetenretourdumuséesansmurssurlamuséographieréelle.Ilyenavaitunpeutrop,maiscompenséesparbiendesobservationsjudicieuses,danslechapitre«Splendeursetmisèresdumicrosillon»,inLeibowitz1971.L’avènementultérieurdudisquenumériquen’apasfondamentalementmodifiélaquestion.Enfait,sansdoute,toutespartagées,seull’ensemblequ’ellesformentluiétantpropre.1988,p.145.À l’actif de la pure sottise : lors des obsèques deMirabeau en 1791, on eut l’idée d’accroître la puissance émotionnelle de la cérémonie par une salve demousqueterieenpleineégliseSaint-Eustache,d’oùchuteetbrisdenombreuxvitraux.Certainsdeces«détails»peuventêtreconsidérables:voyez(maisvousn’enverrezqu’une,l’autreestmaintenantmasquéeparl’extensionopéréesousLouis-Philippe) les deux façades successives et identiques du palais duLuxembourg, ou la cathédrale insérée, à la grande colère deCharlesQuint (le résultat nemanquepourtantpasd’unesortedecharme),danslamosquéedeCordoue.1981,p.171.CedessinfiguredansJ.Jastrow1901,puisdansWittgenstein1953,p.325.VoiraussiGombrich1959,p.23-24.Ilappartientsansdouteàunfolkloregraphiqueplusvaste,dontrelèventégalementlecubedeNeckeroulesdroodlesdeRogerPrice,commecesdeuxcerclesconcentriquescensésfigurer,parsonchapeau,unMexicainvud’enhaut.VoirAldrich1963 ;Aldrich,commeWittgenstein,qualifie les interprétationsconcurrentesdumême tracédeseeingas («voircomme»).VoirDickie1971,p.56.Certainscalembours,dontjelaisselatrouvailleaulecteur,étantdeséquivalentsverbauxdudessinambigudeJastrow.Goodman1984,p.140-141.Ou«L’œuvresurvit-elleaumonde?»,GoodmanetElgin1988,ou1990.C’estspécifiquementcettepropositionquejevaiscontester,carj’adhèretotalementàlaprécédente:auxconditionssusditesd’établissementcorrect,l’identité(syntaxique)d’untexteestuneetimmuable.Cequejerefuse,c’estl’identificationdel’œuvreàsontexte,etdonccetteconclusion,tiréededeuxprémissesdontseulelapremièreestjuste,quel’identitésémantique(fonctionnelle)del’œuvreseraitaussiuniquequel’identitésyntaxiquedesontexte.Pourmoi,l’œuvreestuneinterprétation,etdonc,ausensgoodmanien,une«version»dutexte,etnotrerelationàworkestaumoinsaussidiverseetmouvantequenotrerelationàworld.Borges1944.Letexteditwrote,etlatraductionpar«rédige»(p.63)mesembleunpeutropforte.Borgesdiraitpeut-êtrequeMénardrédige(ilécrit:producir)unsecondQuichotte,maislathèsedeGoodmanconsistejustementàluiattribuerunrôleplusmodeste:simpleproductiond’unnouvelexemplaire.Collingwood1938,p.126.Jetraduis.QueDanto(1986,p.64)renouvelleenimaginant,belexempledeBlastArt,qu’uneforteexplosiondanslescarrièresdeCarrareproduiseunjourfortuitementunerépliqueduTempiettodeBramante,surmontéenonmoinsfortuitement(pourquoifairesimple…)d’unerépliquedelaPietàavecsaintNicodèmedeMichel-Ange.1968,p.284.Plusoumoinsprécise,biensûr:jenesaispasquia«écrit»LaChansondeRoland,maisjesaisaumoinsquecen’estpasJosephBédier,etcelaimporteàmalecture.Jen’oubliepas le caractèregraduel et fluctuantdecettedistinction (trombone instrumentdemusiqueet trombone instrument de bureau sont-ils un ou deuxmots?).Maisiln’invalidepasmonpropos.Détournés, parce que leur application n’est pas goodmanienne : pour Goodman, l’« histoire de production » n’importe pas à l’identification des œuvresallographiques;pourmoi,ellen’importepasàl’identificationdeleurtexte,maiselleimporteéminemmentàleuridentificationcommeœuvre.Cettenotionde«transnotation»estassezprochedecequej’appelais«évocation»dans1991,p.120;etsansdoutedecequeGoodmanappelle«référencemultiple»:voir1977,et«OnSymptomsoftheAesthetic»,in1984.Ilestd’ailleursprobable,etmêmeattesté,que«le»publicde1637étaitenfaitpartagé,etquel’avisdescenseursdel’Académien’étaitpasceluidelamajoritédesspectateurs,dont témoigne lesuccèsde lapièce.LedébatsurLaPrincessedeClèves révèle lemêmegenrededivergence.Littéralement, tout lemondecomprendqueMmedeClèvesavoueàsonmarisapassionpourM.deNemours;maispourlesunscetaveuestsignedeloyautéconjugale,pourlesautresilconstitueunedémarchefortindiscrète:unehonnêtefemmenedoitpasinquiétersonépoux.Danssonarticle«L’infini littéraire: l’Aleph»,MauriceBlanchot(1959,p.118)observequel’«absurditémémorable»del’histoiredeMénard«n’estriend’autre [je dirais plutôt que c’en est l’inverse,mais on connaît le goût deBlanchot pour la coincidentiaoppositorum] que celle qui s’accomplit dans toutetraduction.Dansunetraduction,nousavonslamêmeœuvreenundoublelangage;danslafictiondeBorges,nousavonsdeuxœuvresdansl’identitédumêmelangage»–pourmoi:dumêmetexte.Qui,contrairementàGoodman,accepte(etintègreàsathèse,1981,chap.2)l’interprétationborgésienneducasMénard.Goodman1968,p.145;1984,p.196;cf.Danto1981,p.88.Proust1921,p.692;Claudel1935,p.182.Onpourraittrouverdesdifférencesd’interprétationdumêmeordre,parexempleentreFromentinetClaudelàproposdeLaRondedenuit,ouentreChateaubriandetMicheletàproposdelacathédralegothique.Schaeffer1992,p.385.Jegloseraisvolontiers:l’objetd’immanenceestcequ’ilest,etchaque«mobilisation»depropriétésconstitueuneœuvredifférente.Malraux1947,p.222.Borges1951,p.151.MaisBorges(aprèsd’autres,commeCurtiusouEliot)asouventbrodésurcethème,parexempleencestermes:«Unelittératurediffèred’uneautre,postérieureouantérieureàelle,moinsparletextequeparlafaçondontelleestlue:s’ilm’étaitdonnédeliren’importequellepaged’aujourd’hui–celle-ciparexemple–commeonlaliraenl’an2000,jeconnaîtraislalittératuredel’an2000»(ibid.,p.244).Baxandall1985,p.106-111.BourdieucitantlesinisantJ.R.Levenson,inChartier1985,p.236.

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155.156.

157.158.159.

160.

Wölfflin1915,p.16.Heidegger1935,p.42-43;Hegel,entreautres1832,t.I,p.33.EtSchaeffer(1992,p.427)rappellejustementqueleconstat(enl’occurrence,critique)deseffetsduMuséeetdecequ’onappellerabientôtl’elginismeremonteaumoinsàQuatremèredeQuincy,Lettressurleprojetd’enleverlesmonumentsdel’Italie(1796)etConsidérationsmoralessurladestinationdesouvragesdel’art(1815).Etl’adjectifquejeluiattribue,beaucoup:opéralestcequiopère.1977,p.78.Voirenparticulierl’introductionrécentedelanotiond’implementation,dans1984,p.142sq.,etdans1992,oùcettenotion,définieen1984comme«toutcequicontribueàfairequel’œuvrefonctionne[allthatgoesintomakingaworkwork]»,estégalement(etdemanièreplusparlante)baptiséeactivation,etenglobenonseulementlaconservationet larestaurationdesœuvres,maisaussi lesmoyens,queluioffrent lesreproductionsetmêmeles«commentairesverbaux»,d’agirdemanière«indirecte»:c’étaitévidemmentnotredeuxièmemodedetranscendance.Jetraduisainsi,enforçantunpeulanote:«Functionmayunderliestatus»(1984,p.145).

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Deuxièmepartie

Larelationesthétique

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15.Introduction

Ils’agiraicidelarelationesthétiqueauxœuvresd’art,quej’appelleraiaussi,plusbrièvementetpour les raisons qu’on verra, fonction artistique – sans pour autant méconnaître que la plupart desœuvres en exercent aussi quelques autres1, ni que bien des objets qui ne sont pas des œuvres d’artpeuvent également susciter une réaction esthétique, éventuellement plus intense. Susciter, mais nonviser,car ilestpourmoispécifique,etdoncdéfinitoire,desœuvresd’artdeprocéderd’une intentionesthétique,etdoncd’exercerune telle fonction, làoù lesautressortesd’objetsnepeuventprovoquerqu’uneffetesthétiquepurementattentionnel.Définitoire:lestraitsrelatifsauxmodesd’existence,quinousontoccupéjusqu’ici,nel’étaientnullement,carnileursrégimesd’immanencenileursmodesdetranscendancenesontpropresauxœuvresd’art : lamoindrepoterieartisanalepartageaveclaVuedeDelftoulaVictoiredeSamothracelerégimeautographiqueàobjetunique,n’importequellepiècedefonteouphotodepresse,aveclePenseurdeRodinoulaMélancoliedeDürer,lerégimeautographiqueàobjetsmultiples,leplusvulgaireprospectuslerégimeallographiquedesplusbellesœuvreslittérairesoumusicales;lesmanœuvresderépétitionetdecorrection,lesprésentationslacunairesouindirectes,les transformations par l’effet du temps affectent diversement toutes sortes d’objets, matériels ouidéaux,quiéchappenttoutàfaitàlasphèreartistique;lederniermodedetranscendance,parpluralitéfonctionnelle, peut sembler plus spécifique, justement parce qu’il implique la fonction artistique, etdonclestatutd’œuvre;maisenréalité,cequ’onpeutappelerl’effetgénétique,ou,depuisBorges,effetMénard,c’est-à-dire le faitqu’unobjetnerevêtepas lamêmesignification,ni lamêmevaleur,selonqu’onleréfèreàunesourceouàuneautre,n’estnullementréservéauxœuvresd’art:lemoindreacte,lemoindreénoncédoitunepartdesonsensà l’identitéetà lasituation(historique,sociale,sexuelle,juridique, etc.) de son producteur. Ce qui est propre aux œuvres d’art, c’est la fonction esthétiqueintentionnelle,ou fonctionartistique ;ou,pour ledireen termesplussubjectifs :cequiconfèreàunobjet,auxyeuxdesonrécepteur,lestatutd’œuvred’art,c’estlesentiment,fondéounon,quecetobjetaétéproduitdansuneintention,aumoinspartiellement,esthétique;maisuneœuvrequin’estpasreçuecomme telle peut évidemment produire lemême typed’effet esthétiquequ’un« simpleobjet » – ouéventuellementaucun,commelorsque j’entre,envued’unedémarcheadministrative,dansunédificepublicsansmêmem’interrogersursonâgeousonstylearchitectural.

La différence de fait entre une telle fonction intentionnelle et la relation esthétique simplementattentionnellequenouspouvonsavoiràd’autresobjets,naturelsouproduitspar l’homme,n’entraîneselon moi, et contrairement à d’autres avis, que nous retrouverons, aucune différence de valeur, nimême d’intensité, entre leurs effets : la contemplation d’un paysage peut procurer un plaisir, oudéplaisir,aussi(ouplus)intense2et,sicequalificatifaunsens,aussi«élevé»quecelled’untableauoul’auditiond’unesymphonie(jen’iraipastoutefois,commeKant3,jusqu’àconsentiràl’appréciationdela « beauté naturelle » le privilège de s’accorder seule au « sentimentmoral »). La différence entre« simple » relation esthétique et relation artistique4 ne tient, encore une fois, qu’à l’absence ou à laprésence d’un facteur intentionnel, et de ses inévitables effets de toutes sortes, qui font toute lacomplexitédelaseconde–maislapremièren’enmanquepasnonplus,quoiqued’unautreordre:lacomplexitéd’unerelationtientsansdouteàcelledesonobjet,multipliée,sij’osedire,parcelledesonsujet,cequinousmènetrèsviteàd’assezgrandsnombres.

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L’idéequelafonctionartistiquen’estqu’uncasparticulierdelarelationesthétiqueentraîneselonmoi la nécessité de considérer d’abord celle-ci dans sa généralité avant d’en venir à celle-là dans saspécificité.Lesdeuxprochainschapitresserontdoncconsacrésàlarelationesthétiqueengénéral,souscesdeuxaspects liésmaisdistinctsquejebaptiseattentionetappréciation.Cen’estpasdirequecesdeuxchapitresn’aurontenrienaffaireauxœuvresd’art,maisplutôtquelaparticularitéfonctionnelledecelles-cin’yserapaspriseencompte : jen’yconsidérerai,à l’occasion, larelationàdesœuvresquedans ce qu’elle a de commun avec la relation esthétique aux simples objets, par exemple le fait del’appréciation,mêmesil’appréciationartistiquediffèreparbiendesaspectsdel’appréciationesthétiqueordinaire,commeonleverradansletroisièmeetdernierchapitre:unepiècedeWebernnemeplaîtpasdelamêmefaçonquelemontCervin,mêmes’ilsmeplaisent(esthétiquement)touslesdeux;ildoitdoncyavoirquelquechosedecommunàcesdeuxplaisirs,etsansdoutevaut-ilmieuxcommencerparlà.Cettepréséance,onlecomprend,n’ariend’axiologique:ellen’estquedelogique,etdeméthode.

Je dois sans doute indiquer dès maintenant que l’exposé qui suit procédera largement pardiscussiondepointsdevueantérieurementsoutenuspard’autres,deHumeetKantàVivas,Beardsley,Goodman, Danto ou Walton, et quelques autres. De fait, la considération, tantôt positive, tantôtnégative,etleplussouventlesdeuxàlafois,deleursouvragesm’aaidéàpréciseretàformulerdespositionsqui,j’ensuissûr,n’enétaientpasmoins,«quelquepart»,lesmiennesavantquecesréactionsdiverses ne m’en aient fait mieux prendre conscience. Il en va des filiations intellectuelles commeMichaelBaxandallabienmontréqu’ilenallaitdes«influences»artistiques5:enélisantsescautionsetsesrepoussoirs,chacunrévèle,etd’aborddécouvreseschoixprofonds,quelecommentaired’autruietl’argumentation critique lui permettent de confirmer et demotiver, voire de rationaliser,même si lessujets abordés ici relèvent davantage selon moi de l’opinion, individuelle ou collective, que de lacertitude apodictique et de la démonstration rationnelle. Je mesure d’avance l’inconvénient de ceparcoursenpasjaponais,deréférenceenréférence,d’approbationenréfutation,d’hypothèseencontre-hypothèse.Jepréciseentoutcas,sinécessaire,quemonproposn’ariend’historique:j’aiempruntéaurépertoiredel’esthétique,etdelathéoriedel’art,àlamesured’unebibliothèquelargementaléatoire,cequisetrouvaitexciter,fût-ceacontrario,mapropredélibération–maisaussiàceluidel’histoireetdelacritiqued’art,destémoignagessurlaréactionesthétique6quelaréceptioncommune,souventmuetteoupeuarticulée,estmoinsàmêmedefournir ; lesabsencesmassivesoupartiellesquisauterontauxyeux ne constituent pas toutes des « lacunes », mais plutôt les signes d’une attention sélective, etparfaitementintéressée.Ilapparaîtraassezclairementquecettesélectivitéfavorisedescontributionsdetype analytique, au sens kantien ou au sens moderne, qui ont pour moi le mérite d’articuler despropositions,acceptablesounon,maisaumoinsintelligibles,audétrimentdel’encombrante traditionde ce que Schopenhauer appelait une « métaphysique du Beau », et que Jean-Marie Schaeffer7 ajustementqualifiéde«théoriespéculativedel’art»–deNovalisàHeideggerouAdorno,etdoncunpeu au-delà –, où je ne trouve le plus souvent que proclamations invérifiables et passablementconnotées d’idéologie antimoderniste, et glorifications exaltées de la puissance de révélationontologique,oudesubversionrévolutionnaire,desœuvres8.Leplusgrandtortqu’onpuissefaireàl’artestsansdouted’ensurestimerlerôle,enl’opposantdemanièrequelquepeuobscurantisteàceuxdelascienceetde la technique, et enassimilant abusivement son«message»àceluide laphilosophie–même si les déplorations inverses et complémentaires (qui procèdent négativement de la mêmeprétention,unefoisdéçue)sursonimpuissanceà«fairearriver»quoiquecesoit9,àréparerAuschwitzetHiroshima,oucompenserlamortd’unenfant,mesemblentunpeunaïves,etsommetoutedéplacées,commed’uncordonnierquis’excuseraitdenepouvoirprovoqueruneéclipsedesoleil:làn’estpassafonction, et qui veut agir effectivement sur l’état dumonde doit s’y prendre autrement – au risque,

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d’ailleurs, d’échouer autrement, ou de « faire arriver » quelque effet contraire à son but. Commebranche, qu’elle est nécessairement, d’une anthropologie générale, l’esthétique (j’y reviendrai sansdoute)n’apourfonctionnidejustifiernidefustigerlarelationesthétique,maissipossibledeladéfinir,de la décrire et de l’analyser.Au demeurant, ce qui suit,même ajouté à ce qui précède, ne prétendnullementcouvrirlatotalitéduchampdésignéparcetteformule,maisseulementexplorer,autantquejelepuis,lepeuqu’ilm’ensemble.

16.L’attentionesthétique

Onraconte10queCourbet, travaillantun joursurquelquepaysage, s’avisasoudainqu’ilpeignaitdepuis quelques instants un objet lointain dont il ignorait la nature. Il envoya quelqu’un sur placeidentifiercetobjet.L’assistantrevint:«Cesontdesfagots.»Courbetavaitdoncpeintunobjet«nonidentifié », et ce sans gêne particulière, puisqu’il n’avait pas, comme peintre, affaire à l’identité(«Qu’est-cequec’est?»),etencoremoinsàlafonction(«Àquoiçasert?»)del’objet,maisàsonapparencevisuelle,àsonaspect–contoursetcouleurs:«Commentc’est?»

Letermed’«identité»estsansdouteunpeutropvastepourdésignercequeCourbetesticicensénégliger,car lespropriétésd’aspectauxquelles il s’attachesontbien,ellesaussi,capablesd’identifierl’objetencause,neserait-cequ’enl’opposantàunautreobjetd’aspectdifférent:cettechosebrune,là-bas,commedistinctedecettechoserougejusteàcôté.Jel’entendsicidanslesensplusrestreintetplusfortd’identitégénérique,parréférenceauxclassificationscourantes,d’ordrescientifiqueet/oupratique:cettechoseestunfagot,c’est-à-direappartientà laclassecourante–en l’occurrence:pratique–desfagots. Un « objet volant non identifié » l’est évidemment en ce sens : je l’identifie bienperceptuellement commevolant, et (par exemple) commede forme circulaire,mais j’ignore à quelleclassetechniquelerapporter.

Jeneprétendspasnonplusquetoutpeintreprocèdedecettemanière,etcetteanecdote,quelquepeususpecte,déporteévidemmentlapratiquedecelui-civersuneattitudequiserapluscaractéristiquedeson«élève»(viteémancipé)Whistleroudesessuccesseursimpressionnistes11–maisqu’exprimaitdéjàlaboutadeprêtéeàTurner:«Monaffaireestdedessinercequejevois,noncequejesais12.»Jel’évoque d’ailleurs non pour illustrer une pratique artistique,mais plutôt comme emblème d’un typed’attention–perception sans identificationpratique–propreà l’expérienceesthétique, etmêmesansdoute un peu plus typique de notre relation esthétique aux objets naturels que de notre relation auxœuvresd’art13. Jeneprétendspas,biensûr,que toute relationesthétique impliqueunesuspensiondusouci et desmoyens d’identification : je puis considérer (et apprécier) esthétiquement un arbre sansignorerquec’estunarbre,nimêmequec’estunchâtaignier,nimêmequec’estlechâtaignierplantéen1925parmongrand-père, et c’estmême le cas le plus fréquent ; j’avance seulement que la relationesthétiquepeut,àlalimite,sepasserd’unetelleidentificationgénérique,spécifiqueousingulière:«Jene saispas cequec’est,mais c’estbienbeau.» Jeneprétendspasnonplusqu’aucunautre typederelationnepuisses’enpasser:voulantplanterunclou,jepuissaisirdansl’urgencelepremierobjetàportéedemamain,sanssavoirdequoiils’agit;maisl’efficacitédemongestedépendraaumoinsdetelle ou telle propriété non visuelle (poids, dureté) de cet objet, qui le désigne, et donc l’identifiepratiquement,commepouvant–commeappartenantàlaclassedesobjetsquipeuvent–faireofficedemarteau : une pomme de terre et un galet de même aspect ne feront pas également l’affaire. En

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revanche, pour orner (modestement)ma cheminéeou figurer dansunenaturemorte, ces deuxobjetsseront–aumoinsquelquetemps–relativementéquivalents:seulm’intéresseleurcommunaspect.

J’appellerai donc aspectuelles14 les propriétés mobilisées dans ce type de relation, et la sorted’attentionqui lesmobilise.Lerecours transitoireàcetadjectifrépondàunenécessitéquiapparaîtramieux un peu plus loin, mais que je désignerai pour l’instant comme ceci : ce type d’attention estnécessaireàl’instaurationd’unerelationesthétique,maisilnesuffitpasàladéfinir;cetteinsuffisancepeut être clairement illustrée à partir de l’exemple que je viens d’invoquer : si l’onme présente lapommede terreet legaletenquestionenmedemandantsi jepuis lesdiscernervisuellement, jevaisleuraccorderuneattentiondumêmetype(examinerleurseulaspect),maiscetteattention-làneserapasenl’occurrenceinvestiedansunerelationesthétique,mais,disons,purementcognitive.Cequimanqueàcetteattentionpourêtre légitimementqualifiéed’esthétique,c’estselonmoi laprésence,oupour lemoinslavisée,d’uneappréciation,c’est-à-diredel’actedejugementqueprovoqueraitsansdoute,danslasituationainsidéfinie,uneautrequestiontelleque:«Decesdeuxobjets,lequelpréférerais-tuvoirsurtacheminée?»Simongaletetmapommedeterresemblentunpeuvulgaires,voiciunexempleplusélégant:unexpertàquijedemanded’attribueruntableauenl’absencedetouteinstrumentationtechniquedugenrerayonsXn’aurad’autremoyend’investigationquesesyeux,quipeuventd’ailleurssuffiredanscertainscas,aumoinspouruneapproximationdutype:«Sicen’estpasunCorot,c’enestunbonpastiche.» Il auraaccordéàmon tableau lemême typed’attentionque le simpleamateurenquêtedeplaisir,encesensdumoinsqu’ill’aurafocaliséesurl’aspectvisueldel’objet,maisill’auramise au service d’une autre quête ; si je lui demandemaintenant ce qu’il pense de ce tableau toutequestiond’attributionmiseàpart,la«mêmeattention»changera,nonpascertesd’objet,maisbiendevisée.L’attentionaspectuelle,quejedéfinisparsonchoixd’objet(ici,l’aspectvisueldecettepommedeterre, de ce galet ou de ce tableau), peut donc déterminer, ou s’investir dans au moins deux typesdistinctsderelation,dontunseulestproprementesthétique,etc’estlaraisonpourlaquellejepréfèrenepas la qualifier elle-même, trop vite, d’esthétique. Admettons donc pour l’instant que l’attentionaspectuelle est une condition, nécessaire mais non suffisante, de la relation esthétique, laquelle nes’établit qu’en la présence d’une autre condition : l’appréciation esthétique – ou peut-être, plusprécisément ou plus simplement, la question de l’appréciation esthétique. En sorte que l’attentionesthétique serait définie comme une attention aspectuelle animée par, et orientée vers, une questiond’appréciation–ou,cequirevientaumême,commeunequestiond’appréciation(«Cetobjetmeplaît-il…»)poséesurlabased’uneattentionaspectuelle:«…parsonaspect?»,etnon,disons,«…parsacommodité?».J’auraiévidemmentl’occasiond’yrevenir:c’esttoutnotrepropos.

J’ai justifié l’adjectif (aspectuelle) avant le nom (attention), qui n’appelle pas moins lajustification, car il comporte peut-être autant d’inconvénients que d’avantages. Son principalinconvénient saute aux yeux, c’est de suggérer couramment une activité perceptive intense etrigoureuse, là où nous avons pour l’instant affaire à une perception qui peut fort bien être toutesynthétique,sommaire,voiredistraite: larencontreavecunobjetpeutdonnerlieuàuneappréciationesthétique,éventuellementtrèsvive,sansexamenpréalablespécialement«attentif»,commelorsquejem’enthousiasme sur la formeet la patined’unmeuble ancien aupoint de l’acheter sur ce« coupdecœur»étourdi,sansmêmevérifiersisesdimensionsluipermettrontdepasserparmaporte.J’emploieiciattentioncommesymétriqued’intention:laproductiond’unobjet–parexempled’uneœuvred’art– par un être humain procède toujours d’une intention au sens ordinaire (et fort) du terme, et laréceptiond’unobjet,mêmenaturel et donc enprincipenon intentionnel en cepremier sens, procèded’uneactivitéquel’onpeutqualifierd’intentionnelleausenshusserlien(etsearlien15).Cesecondsens,pluslargeetdoncplusfaible(quoiqueplustechnique),quidésigneensommetoute«visée»d’unobjet

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(etnonpasseulementd’unbut),mesembleengloberàlafoiscesdeuxfaitsdistinctsquesontl’activitéintentionnelle(ausensfort)d’unproducteuretcelle(intentionnelleausenslarge)d’unrécepteur–quecettedernièrerépondeounonàl’intentiond’unproducteur:touteactivitéperceptive,oucognitive,estintentionnelleencesens.C’estpourlesdistinguer,etpourmarquerl’absence,dansladernière,detoute«intention»(ausensfort)dirigéeversunbutàatteindre,quejeproposepourladésignerl’emploidumotattention16.Jequalifieévidemmentd’attentionnelletouteactivitédecetype,etd’attentionnel toutobjetauquelelleserapporte.Les«objetsesthétiques»sontd’aborddesobjetsattentionnels,c’est-à-diredesobjetsd’attention;unobjetquin’estpas(présentement)attentionnelpourquelqu’unnepeutêtre(présentement)«esthétique».Ilfautdoncmanieravecprécautionlanotiontropcouranted’«objetesthétique»:elleapourmérite,certesconsidérable,d’élargirlechampdel’«esthétique»au-delàdesseulesœuvresd’art,maisdonneindûmentàpenserquecertainsobjetsseraient«esthétiques»(c’est-à-direcomporteraientlapropriétéobjective,permanenteetapparemmentpositive,d’«êtreesthétiques»),tandisqued’autresne leseraientpas(ne lacomporteraientpas),cequipourmoin’a toutbonnementaucunsens.Dumoinspeut-onl’entendre,parellipseoumétonymie,ausensd’«objet(présentement)d’une attention et d’une appréciation esthétiques » ; l’adjectif esthétique n’est donc pas ici«dispositionnel»,maisaucontrairerésultatif:cen’estpasl’objetquirendlarelationesthétique,c’estlarelationquirendl’objetesthétique.L’objetquejeconsidère(ouauqueljepense)présentementd’unpointdevueesthétiqueestprésentementetencesensunobjetesthétique;encesensetenaucunautre–àmoinspeut-êtrequecetobjetnesoituneœuvred’art,etquel’onneconsidèreles(seules)œuvresd’art comme investies du privilège d’être en permanence, constitutivement etmême en l’absence detoute attention, des objets esthétiques.Cela peut se dire, sans doute,mais je ne suis pas sûr qu’il lefaille ; je dirais peut-êtreunpeuplusvolontiers qu’elles sont enpermanence, etc., desœuvresd’art,maiscelamêmesediscutefort,etdetoutemanièrenousn’ensommespasencorelà.

Cequ’illustredoncpourmoi,tellequejel’utiliseici,l’histoiredesfagotsdeCourbet,c’estqu’uneattention superficielle et – fût-ce provisoirement – insoucieuse de la fonction pratique, de l’identitégénérique,voiredudétailformeldel’objet,peutsuffireàfonderuneappréciationesthétique.Jenecroispas,ensomme,quel’appréciationesthétiquesoitsubordonnéeàunexamenexhaustifou,commeondit,«approfondi»,carellepeutinvestir,etinvestirpleinement,laconsidérationlaplussommaireetlaplusimmédiate,quisuffitpardéfinitionàluifournirunobjet,mêmesicetobjet(attentionnel)n’estqu’unaspectpartiel,voiregrossier,del’objetencause.Undialoguetelquecelui-ci:«Est-cequecetobjetteplaît?–Jenesaispasencore, jene l’aipasassezbienexaminé»mesemble largement improbable,parcequecontraireàlanaturemêmedelarelationesthétique:sipeuetsimalquej’aieconsidéréunobjet, cette considérationm’a fourni unobjet d’appréciation, ou, si l’onpréfère, j’apprécie ceque jeconsidère, sans attendre une autre considération plus attentive.L’examenultérieur, s’il a lieu, pourraéventuellementmodifier (voire récuser)mon appréciation enmodifiant son objet,maisma premièreappréciation, fondée sur, et relative à, ma première considération, était, dans cette relation, aussilégitimequelaoulessuivantes.Laréponsesincèreàlaquestionci-dessusestdonc«Oui»ou«Non»,ouéventuellementquelqueappréciationneutre («Bof»),et la réponseprudenteseraitquelquechosecomme:«Pourl’instant,oui,non,oubof.»L’appréciationpeutêtreprovisoire,ellel’estsouvent,ellelesaitparfois,maisellenepeutêtresuspendue–ausensdedifférée;monsentimentpeutchanger,maisilestpleinement,àchaqueinstant,monsentimentdecetinstant:jen’attendspasdesavoirsij’aimerai(ounon)quoiquecesoitdemainpourl’aimer(ounon)aujourd’hui.

«Beschaffenheit»

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Cequej’appelledoncattentionesthétique(attentionaspectuelleorientéeversuneappréciation)aétédéfini,ouaumoinsqualifié,parKantautitreplusgénéraldecequ’ilnommeparfoisle«jugementesthétique»,etplussouvent17 le«jugementdegoût»(Geschmacksurteil).Plusgénéral,parcequelanotiondejugementrecouvre,danslaCritiquedelafacultédejuger,à lafois l’acted’appréciationetl’activitéperceptivequiyconduit18–l’accentétantmis,neserait-cequeparlechoixdeceterme,surl’acte d’appréciation. Il serait peut-être plus juste de dire que c’estmoi qui introduis, avec la notiond’attention,unedistinctionquin’avaitpascours,oupaslieud’être,danssonanalyse.Quoiqu’ilensoit,parmi les traits examinés dans l’« Analytique du beau », au moins un se rapportera pour nous àl’attentionesthétique.Cetraitestl’undesdeuxquedégagele«premiermoment»decetteanalytique,«Dujugementdegoûtconsidéréselonlaqualité».Ilpeutsemblerétrangedecomptericideuxtraits,alors que la tradition en retient généralement un seul, à savoir que « la satisfaction qui détermine lejugement de goût est indépendante de tout intérêt (ohne alles Interesse) », ou, comme on dit plusbrièvement,«désintéressée».Ilyenapourtantunautre,quifaitl’objetdutoutpremierparagraphe,etqui me semble tout à fait essentiel, nommément (c’est le titre) que « le jugement de goût estesthétique».

Commenous savonsqueKantappelle« jugementdegoût»cequenousappelons jugementouappréciation esthétiques, cette formule peut sembler tout à fait redondante et inutile ; elle ne l’estnullement:Kantqualifieicid’esthétiquelecaractèrepurementsubjectifdel’appréciation,caractèrequelejugementdegoûtpartagetotalementaveclejugementd’«agrément»,oudesatisfactionphysique–par exemple, le plaisir pris à savourer un verre de vin des Canaries. Comme ce premier trait de«qualité»serapporteplutôt(pourmoi)àl’appréciation,jelelaissedecôtépourl’instant,maisnousleretrouverons évidemment. Celui qui nous concerne dès maintenant, et qui distingue de manièrefondamentalelejugementesthétiquedujugementd’agrément,c’estdonclesecondtrait,quioccupelesparagraphes2à5 : lecaractèredésintéressé,pourKant,de lasatisfactionet,pourmoi,de l’attentionesthétique. Cette qualification est souvent contestée, entre autres parce que chacun sait quel’appréciation esthétique d’unobjet détermine un certain « intérêt » pour cet objet, un intérêt qui vaassezsouventjusqu’audésirdepossession.Kantnesesoucieaucunementdecedernierpoint,peut-êtreparcequesonenquêteporteessentiellement,outypiquement,surlarelationaux«objetsesthétiques»naturels,quilasoulèventmoinsquelesœuvresd’art,neserait-cequeparimpossibilitémanifeste(nulnepeutsouhaiter«posséder»lecielétoilé19),maisdetouteévidence,danssonesprit,«désintéressé»signifie«quenedétermine»,plutôtque«quinedétermineaucunintérêt20»,et les intérêtsquepeutentraîneruneappréciationesthétiquen’altèrentdoncenriensonanalyse.Mais laprincipaledifficultétient précisément au fait que Kant semble (ne serait-ce que par le titre du § 2) affecter le« désintéressement » en question à la satisfaction procurée par l’objet (et au « jugement » quil’exprime),etnonàlamanièredontonleconsidère.Cetteattributionestconformeàlatraditiondanslaquelles’inscritlatroisièmeCritique,traditionessentiellementanglaisequiremonteàShaftesbury(et,àtraverscelui-ci,àPlaton),pourquileplaisiresthétiquesedistinguedesautresparletraitparadoxald’êtreunplaisiroùl’intérêtpersonneln’estpasencause21.Kantemprunteunpeumécaniquementcettenotionavecletermequilavéhicule(commeilemprunteraplusloinàBurkelanotiondesublime,qu’ilarrangera à sa manière), mais le détail de son analyse montre, un peu malgré lui, que le trait dedésintéressementqualifie en fait non lanatureduplaisir (oudéplaisir) queprocureunobjet,mais lanaturedel’attentionqu’onluiportedanslarelationesthétique.Lepointdécisifesteneffetquel’onnes’ysouciepasdel’existencedel’objet,nide«l’importancequ’ellepourraitavoirpournousoupourquiconque»,maisquel’on«secontentede[le]considérer»;«Siquelqu’unmedemande[c’estcequej’appelaisplushaut laquestionde l’appréciation] si je trouvebeau lepalaisque j’aidevant lesyeux

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[…],onveutseulementsavoirsicettepureetsimplereprésentation[c’estmoiquisouligne]del’objets’accompagneenmoidesatisfaction,quellequepuisseêtremonindifférenceconcernantl’existencedel’objetdecettereprésentation.»C’estévidemmentcette«pureetsimplereprésentation»–etnonleplaisir(oudéplaisir)qu’elleprocure–quiméritelaqualificationde«contemplative»attribuéeunpeuplusloin22aujugementdegoût(dansledoublesensrappeléplushaut);contemplatifenceque«c’estun jugement qui, indifférent quant à l’existence d’un objet, ne fait que mettre en relation laconformation(Beschaffenheit)decetobjetaveclesentimentdeplaisiretdedéplaisir».

Ce que Kant nomme Beschaffenheit correspond évidemment à ce que j’appelle aspect, etl’attentionqui s’y applique est notre attention aspectuelle.Cette attention est «désintéresséequant àl’existencedesonobjet»etsans«rapportàlafacultédedésirer»,encesensqu’ellepeutaussibienportersurunobjetfictif,commelescréaturesetuniversromanesques,«virtuel»,commeuneimaged’hologramme (dans L’Invention de Morel), spéculaire (Narcisse séduit par son reflet aquatique),iconique (Tamino épris de Pamina à la seule vue de son portrait)23 ou purement illusoire : aprèsplusieurs journéesdemarcheenpleindésert, lemiraged’uneverdoyanteoasisnemeprocurera sansdouteaucunesatisfactionphysique,maisl’éventuelplaisiresthétiquequejetireraidesacontemplation,si dumoins j’en trouve le loisir, ne sera en rien diminué par la conscience que je puis avoir de soncaractère d’hallucination. Pour susciter par lui-mêmeun plaisir (je ne dis pas un désir) physique, unobjet doit absolument exister ; pour le plaisir esthétique, l’apparence suffit, parce que le jugementesthétiqueneportequesur l’apparence.C’estce faitqu’illustrea contrario le comique, évidemmentvolontaire, de la boutade deMarkTwain : «Méfiez-vous deWagner, c’est plus beau que ça n’en al’air»,puisque«êtrebeau»n’estabsolumentriend’autrequesemblerbeau.Etc’estincidemmentlui,et lui seul, quidistingue le jugement esthétiquedu jugementd’agrément (dont il partage le caractère«esthétique»,c’est-à-direpurementsubjectif),etquidecefaitachèvesadéfinition: le jugementdegoûtestàlafois«esthétique»(subjectif)commelejugementd’agrémentet,àladifférencedecelui-ci,«désintéressé»ou«contemplatif».Cesdeuxtraitssuffisentàledéfinir,ondirait,entermesd’école,parlegenreproche(subjectivité)etladifférencespécifique(contemplativité).

C’estdemapartallerunpeuviteenbesogne:cettedéfinitionnetientcomptequedu«premiermoment » de l’«Analytique du beau », qui en comporte trois autres ;ma justification, c’est que cepremiermomentest,danslestermes(traditionnelsdepuisAristote)del’analytiquekantienne,celuidelaqualité,quel’onpeutbientenirpouressentielàunedéfinition24.Lessuivants,dequantité,derelationetdemodalité,sontpeut-êtreàcetégardaccessoiresouredondants.Nousretrouveronsledeuxièmeetle quatrième, au titre de l’étude de l’appréciation, avec le premier trait du premier moment (lasubjectivité),qu’ilsont,selonmoi,pourfonctiondecorriger,c’est-à-dired’exonérerd’uneconséquencefâcheuse(pourKant) : larelativitédujugementdegoût.Letroisièmemomentafaitcoulerbeaucoupd’encre, à quoi je n’ajouterai guère. Il s’agit, je le rappelle, de la « “relation”25 des fins qui sontconsidérées [dans les jugements de goût] », et donc du statut de la « finalité » dans la relationesthétique;laréponseàcettequestion,chacunlesait,estquelafinalitéperçuedanscetterelationestune « finalité sans fin », ou – pour citer plus littéralement la « définition déduite de ce troisièmemoment»–que« labeautéest la formede la finalitéd’unobjet,en tantqu’elleestperçuedanscetobjet sans représentation d’une fin [déterminée] ». Cette formule n’est pas des plus limpides (d’oùl’encreversée,quinel’éclaircitguère),etlessixparagraphesqu’elleconclutsontunpeuhétérogènes:on dirait que Kant, devant coûte que coûte remplir ce moment obligé de la « relation », s’acquittecomme il peut de cette tâche, comme l’agrégatif remplissait naguère tant bienquemal unedes troisparties(ici,quatre)desadissertation.Maisj’exagèresansdoute;leproposleplussignificatifdecettesectionmesemblesetrouverau§15,quiénonceavecforceque«lejugementdegoûtesttotalement

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indépendant du concept de perfection ». En effet, la considération d’une fin subjective seraitévidemment contraire au caractère « désintéressé » de l’attention esthétique ; quant à la finalitéobjective, elle peut être soit externe, et c’est l’utilitéde l’objet (je perçoismal la différence avec laprécédente), soit interne, et c’est ce qu’on appelle sa perfection formelle, fondée sur une relationdéfinissable;danscesdeuxcas,lafinalité«nepeutêtreconnuequegrâceàlarelationdudiversàunefindéterminée,etdoncseulementparunconcept26»,cequiseraitcontraireà la libertésubjective(le« libre jeu»des facultés)quidéfinit le jugementdegoûtcomme«esthétique»–cette foisdans lesdeuxsensdel’adjectif;la«finalité»perçuedansl’objetd’unteljugementnepeutdèslorsêtrequ’unefinalitésans findéterminée, quoiqu’il faille entendrepar là27. Pour ce que j’en perçois, ce troisièmemoment ne fait donc, sur ce terrain obligé de la « relation des fins », que tirer les conséquences dupremier,quinousaditpourl’instantl’essentiel,etdontnousretrouveronsplusloinlaleçon.

L’attitudeesthétique:pouretcontre

Lecaractère«contemplatif»queKant,jelerappelle,attribuaitglobalementaujugementdegoûtaétéredécouvertànotreépoquesousdesappellationsdiverses(distance,attitude,pointdevue,situation,état, expérience) qui ont en commun – sauf peut-être la dernière28 – de l’assigner en aval d’unedistinction, expliciteounon, entre l’actedeconsidérerunobjet et celuide l’apprécier sur labasedecetteconsidération;onsaitdéjàquejepréconiseaussicettedistinction,etquej’appelle«attention»lepremierdecesdeuxactes.Ilnemesembledoncpasinutiled’examinerrapidementquelques-unesdecespropositions,etlescritiquesqu’ellesontprovoquées.

La première en date pourrait être celle d’Edward Bullough29, qui voit dans la « distancepsychique » le trait caractéristique de la relation esthétique, que ce soit aux objets naturels ou auxœuvresd’art.Sonpointdedépartestuneexpériencenaturelle:celledubrouillardaffrontéenmer(fogatsea), situation qui ne peut être vécue demanière esthétique qu’au prix d’une «mise à distance »consistantàobservercespectaclecommesil’onsetrouvait,suavemarimagno,surlacôteàl’abridudanger. Passant de là au domaine artistique,Bullough envisage les diverses réactions possibles d’unspectateur d’Othello, selon qu’il adopte à l’égard de ce drame une distance insuffisante(underdistancing) qui l’amène par exemple à rapporter l’action à sa propre situation conjugale, unedistanceexcessive(overdistancing)consistantànes’intéresserqu’auxdétailsdelareprésentation,ouladistance esthétiquement « correcte », qui l’attache à l’action dramatique comme telle – c’est-à-dire,ajouterai-je,commeactionfictionnelle.J’illustreraisvolontierslepremiercasparuneréactionanalogueà celle de Don Quichotte devant les tréteaux de maître Pierre : ce serait ici celle d’un spectateurbondissantsurscènepourtrucider(l’interprètede)Iago,oupourempêcher(celuid’)Othellodetrucider(cellede)Desdémone.«L’annéedernière(août1822),racontejustementStendhal,lesoldatquiétaitenfactiondansl’intérieurduthéâtredeBaltimore,voyantOthelloqui,aucinquièmeactedelatragédiedecenom,allaittuerDesdemona,s’écria:“Ilneserajamaisditqu’enmaprésenceunmauditnègreauratuéunefemmeblanche.”Aumêmemomentlesoldattiresoncoupdefusil,etcasseunbrasàl’acteurquifaisaitOthello.Ilnesepassepasd’annéesansquelesjournauxnerapportentdesfaitssemblables.Eh bien! ce soldat avait de l’illusion, croyait vraie l’action qui se passait sur la scène30. » SelonBullough,«danslavie,ladistanceesthétiqueconsisteàfairecommesi l’onn’étaitpasconcerné;enart,elleconsisteàcomprendrequ’onnel’estpas».Onvoitbienoùpèchecepassagetroprapidede«lavie»à« l’art»(engénéral) :cedont ilestquestiondans lesecondcasn’estpasseulementde l’art,

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maisdelafiction,etcequeStendhalnommaitici illusion(ouplusprécisémentcette illusionparfaitequel’onnevajamaischercherauthéâtre31,etquel’onn’ytrouvequ’endes«instantsdélicieux»trèsbrefs,«parexempleunedemi-seconde,ouunquartdeseconde»)consisteàprendrelafictionpourlaréalité;or,uneœuvred’artn’estpasnécessairementfictionnelle,et larelationàunecathédrale,àuntableau abstrait ou à une composition musicale ne risquerait pas d’engendrer le type de confusionévoqué à l’instant32. Le trait « n’être pas concerné » ne peut guère s’appliquer à la considération, si«esthétique» soit-elle,d’uneœuvredecegenre. Il s’agit sansdouteplutôtd’uneautre façond’êtreconcerné, et cette nuance vaut somme toute également pour la relation aux objets ou spectaclesnaturels : la nappe de brouillard que je contemple d’un lieu sûr (à « bonne distance ») en esthèteturnerienpeutme«concerner»autantquecellequej’affronteavecuneattentionvigilanteàlabarredemonfrêleesquif;ellemeconcerne,biensûr,autrement.Leverbeconcernern’esttoutsimplementpaspertinentàladistinctionvisée.Distanceestsansdouteplusjuste,quoiquepassablementmétaphorique–maisquelmotnel’estpasdanscedomaine?L’exempledelaperformancedramatiqueadumoinslemérite (involontaire, semble-t-il) demontrerque l’objet esthétiquen’apasunaspect,mais plusieurs,éventuellement situés à divers niveaux, ou degrés de distance : une représentation d’Othello estévidemment un objet esthétique (en l’occurrence, artistique) complexe, qui appelle l’« illusionimparfaite » d’une attention diversement focalisée : sur l’action fictionnelle, comme le souhaiteBullough, mais aussi sur la mise en scène, sur le jeu des acteurs, sur le décor et les costumes, surl’éclairage, etc., qui font partie de l’œuvre (autographique) qu’est cette représentation.Observer quel’interprètedeDesdémonenesaitpassontexte,oumêmequ’ellea«unedentdemoinssurledevant»,commelaCarolineduMatrimonioSegretoàIvreapourleplusgrandbonheurd’HenryBrulard33,n’enpeut être par principe exclu comme irrelevant.Et si l’on veut s’en tenir à ce qui est ici proprementl’œuvredeShakespeare,c’est-à-direautextedelapièce34,ilsubsisteraquandmêmeplusieursniveauxd’attention:parexemple,àlalangue,au«style»,ouàcequelesformalistesappelaientla«fable»(etnousle«sujet»),ouàcequ’ilsappelaientle«sujet»,c’est-à-direlaconstruction–sanscompterleniveauprétextuel (etmêmeprélinguistique)quepeut constituer,pourun récepteur ignorant l’anglais,uneconsidérationpurementphonétiqueougraphique:unepaged’Othellocommesimpleobjetsonoreouvisuel.Lecaractère«stratifié»queRomanIngardenassignait(justement)auxœuvreslittéraires35seretrouve à coup sûr dans tous les arts qu’Étienne Souriau qualifie de « représentatifs »36, comme lapeintureoulasculpture,etmêmesansdoute,mutatismutandis,danstouslesartsengénéral: iln’estpas nécessaire d’assigner une fonction expressive à un mouvement de symphonie pour y trouverplusieurs niveaux de fonction esthétique : couleur instrumentale, saveur harmonique, structurerythmique, organisation « formelle », etc.Nous retrouverons sous divers angles cette question, elle-mêmecomplexe,delapluralitédesaspectsetdesniveauxd’attention.

Le terme (anglais) employé par Eliseo Vivas37 est tantôt aesthetic experience, tantôt aesthetictransaction,quisepassentdetraduction;maisladéfinitionqu’ildonneen1937dupremier,etquivautévidemmentaussipourlesecond,montrequesonobjet,plutôtquel’appréciation,estbienl’attention–àlaquelle,sil’onprenaitcettedéfinitionàlalettre,ilsembleraitréduiretoutelarelationesthétique,sanségardàsacomposanteappréciativeouaffective38 :«L’expérienceesthétiqueestcelled’uneattentionintransitive, intense, accordée à tout objet susceptible de susciter l’intérêt » ; plus loin, il précise sapenséeencestermes:«uneexpérienced’attentionintensequicomportel’appréhensionintransitivedessignificationsetvaleursimmanentesd’unobjetdansleurpleineimmédiatetéprésentationnelle»,termesconfirmésen1959,oùil rappelle« l’expérienceesthétiquedéfiniecommeattentionintransitive».Le

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motessentielestévidemment l’adjectif intransitif,queVivas justifieparuneopposition trèsmarquéeentre l’expérience esthétique et les expériences morale, scientifique ou religieuse ; dans ces troisderniers cas, « nous transcendons l’objet en quête de relations vers lesquelles il pointe, mais qu’iln’incarnepasenlui-même[etqui]setiennentau-delàdelui[…].Etjevoudraissuggérerquec’estici,dans lecaractère transitifdeces troismodesd’expérience,quenous trouvonscequi lesdistinguedumodeesthétique.Cardanscelui-ci, aucontraire,nous regardons l’objetpour levoir,nous l’écoutonspour l’entendre, nous le touchons ou le goûtons pour le sentir ; nous attachons à lui notre attentionperceptive,nousarrêtonscetteattentionen lui,ensortequenousne lequittonspas,maisdemeuronsattentivementenlui39» ;danslarelationesthétique, lessignificationssont«incarnées»dansl’objet,parceque«immanentes»ou«réflexives»,etnon«transcendantes»commedanslesautresmodesdenotrerelationaumonde.Cesformules,dontlarésonancekantienneestévidente(sauferreur,VivasnecitejamaisKant,maisilqualifieaumoinsunefois40de«désintéressée»larelationesthétique),peuventsembler pour l’instant plus insistantes que convaincantes, mais nous leur trouverons plus loin, chezNelsonGoodman,uneesquisse(aumoins)dejustification.J’ajoute,avantdequitterVivas,quecelui-ci,etdefaçonpourlecoupfortpeukantienne,s’efforcededécouvriruncertainnombredetraitsobjectifssusceptiblesdeprovoquerl’attentionintransitive,etquipourraientdoncdéfinirlecaractèreesthétiqueaccordéàcertainsobjetsetrefuséàd’autres.Cestraitsmesemblentserameneressentiellementàdeux,dont lepremierestmoinsobjectifquene leveutVivas,carcequiestnouveaupour l’unne l’estpasnécessairementpourl’autre:c’estla«fraîcheur»ducontact;lesecond,traditionnelaumoinsdepuisThomas d’Aquin, et dont Vivas réserve d’ailleurs apparemment le privilège aux œuvres d’art, estl’unité, quime semblemoins un trait distinctif de certains objets qu’une condition de toute activitéperceptive(cequeKantappellela«liaisondudivers»).Maisiln’estpasencoretempsdediscuterlesargumentsdel’objectivismeenesthétique,quenoustrouveronsillustréchezd’autresdefaçonbeaucoupplusmarquée41.

Plus kantien en ce sens (il a d’ailleurs consacré deux articles au développement du thème du« désintéressement esthétique », deShaftesbury àKant), JeromeStolnitz42 ne pose aucune conditionobjective à cequ’il appelle l’attitudeesthétique, et qu’il définit comme « l’attention désintéressée etpleinedesympathieetlacontemplationportantsurn’importequelobjetdeconsciencequelqu’ilsoit,pour lui-même seul ». Pour Stolnitz, une attitude « organise et oriente notre prise de conscience dumonde », et partant notre attention, en fonction des divers objectifs qui nous meuvent. L’attitudeesthétique se distingue pour lui, de nouveau, de l’attitude pratique qui est la plus fréquente, par soncaractère désintéressé (absence de but utilitaire) et sympathique ; il ne semble pas percevoir que cesecond trait est propre à l’appréciation positive (il est difficile de dire que je considère avec«sympathie»unobjetsurlequeljeporteunjugementnégatif),etnepeutdoncs’appliqueràl’attentionesthétiqueengénéral–saufàaffaiblirsonsensaupointd’enfaireundoubletinutilede«désintéressé».Stolnitzinsistesurlecaractèresouventactifdecetteformed’attention,quenedoitpasocculterletermecourant de « contemplation », et sur son caractère « discernant », et donc analytique. Ce point mesemble important, mais plutôt relatif à ce que j’appellerai l’attention esthétique secondaire, surtoutcaractéristique de la relation auxœuvres d’art ; il neme paraît pas juste d’en faire un trait de touteattention esthétique, et surtout une condition de toute appréciation. « D’habitude, dit Stolnitz, nousdevons faire le tour d’une sculpture ou nous promener dans une cathédrale, avant de pouvoirl’apprécier.»J’aiditplushautpourquoiunetelleassertionmesembleerronée:l’appréciationinvestitd’embléel’objetquel’attentionluidonne,etpeutdoncfortbienprocéderd’uneattentionvagueetsans

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grand effort de discernement, quitte à parfois se modifier après examen plus approfondi. Que lapremière attitude ne soit pas la plus louable, surtout à l’égard des œuvres d’art, ne l’empêche pasd’exister,et iln’est sansdoutepasdebonneméthoded’introduiredansunedéfinitionun traitquinecaractérisequeles«meilleurs»membresdelaclassequ’elledéfinit:commeun«mauvaiscitoyen»n’en est pas moins un citoyen, une appréciation hâtive n’en est pas moins une appréciation. Nousdevonssansdoutenouspromenerlonguementdansunecathédralepourenpercevoirtouslesdétails,etdonc pour l’apprécier en toute connaissance de cause ; mais notre première impression n’aura pasmanquédefonderunepremièreappréciation–dontjemegarderaibiendedire,oudenier,qu’ellefut«labonne».

PlusprochedelapositionquejesoutiensicimesembleJ.O.Urmson,dansledébatqu’ilanimeen1957avecDavidPolesurlesujet:«Qu’est-cequirendunesituationesthétique43?»PourUrmson,cequidistingueuneréaction,unesatisfaction,uneappréciation,unjugementesthétiqued’autressortesderéactions,satisfactions,etc.,d’ordreparexemplemoral,intellectuelouéconomique,n’estpastantunequalité particulière qui lui soit inhérente, que le ground, ou fundamentum divisionis, qui en estl’occasion spécifique. À la limite, la nature d’une satisfaction esthétique n’a rien qui la distinguepsychologiquementd’unesatisfactiond’unautreordre:touteladifférencetientàladifférencedecause,c’est-à-diredechoixattentionnel.Lemotifdéterminantd’unesatisfactionesthétiqueest«lafaçondontl’objetappréciéapparaîtauregard,àl’ouïe,àl’odorat,augoûtouautoucher[…].Cequidéfinituneappréciationcommeesthétique,c’estlefaitdeportersurl’apparenced’unobjetsansconsidérationdecequ’ilestréellement;labeauté,pouvons-nousdirepouraccentuercetrait,setientàfleurdepeau».Nous sommes ici, bien sûr, au plus près de la Beschaffenheit kantienne. C’est ce que remarquegentiment Pole dans sa réponse : « Urmson aboutit à la conclusion éminemment traditionnelle, àlaquelleKantparvenaitparsaproprevoiecritique,àsavoirqueleplaisiresthétiqueestunplaisirfondésurlesseulespropriétésformellesdesobjets;Urmsonabeauapporterunenouvellehoue,illuiarriveparfois de déterrer de vieilles racines. » Mais il ne suffit heureusement pas à une idée d’être« traditionnelle»pourêtre fausse ; l’objectionde fondàce formalismenéo-kantien,c’est le faitquel’on peut apprécier de manière esthétique autre chose qu’une pure forme : par exemple, une idéephilosophique exprimée ou un personnage représenté dans une œuvre littéraire. On peut sans douteélargir la notion de forme pour qu’elle s’applique à de tels objets ;mais alors, dit Pole, il est fort àcraindreque«forme»nesoitdéfinicomme«toutcequipeutfairel’objetd’uneréponseesthétique»–cequi(mêmesiPolealadiscrétiondenepaslesouligner)nousconduit,sij’osedire,toutdroitàuncercle:l’appréciationesthétiquedéfinieparlefaitdeportersurlaforme,etlaformedéfinieparlefaitdeprovoqueruneappréciationesthétique.

Cetteobjectionn’estpeut-êtrepasaussi fortequ’ellene lesemble,ouplutôt ladifficultéqu’ellesoulèven’estpasexactementcellequ’elleexpose.Ilestbienvraiquel’appréciationesthétique,positive,négative ou neutre, est étroitement liée à l’attention « formelle » (dans mes termes : aspectuelle),puisquec’estcegroundqui la spécifiecomme telleparoppositionàd’autres sortesd’appréciations :chacunperçoitbienladifférenceentrel’appréciationgustativeetl’appréciationesthétiqued’unfruit,etquelefondementdecettedifférencetientàcellequiséparecesdeuxfaçonsd’aborderlemêmeobjetque sont l’acte de le consommer et celui de le regarder (je ne méconnais pas pour autant la partesthétiquequecomporteuneappréciationgustative,etj’yreviendrai);ouentrelejugementmoraletlejugement esthétique suruneactionouuneopinion,que l’onpeut à la fois condamner surunplanetadmirer sur l’autre. Mais cette relation étroite n’est pas réciproque, car si l’appréciation esthétique

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dépend de l’attention aspectuelle, l’attention aspectuelle ne dépend pas de l’appréciation esthétique,puisqu’elle peut dans certaines circonstances, nous l’avons vu, s’investir dans une finalité nonesthétique,etpurementcognitive(lecoupd’œildel’expert).Cen’estdoncpasl’appréciation(quipeutenrésulterounon)quidéfinitl’attention,etle«cercle»suggéréparPoleneconsistequ’encetteidéefausse,quin’estnullement inhérenteà la théorieencause.Ladifficulté tientplutôtaufait indéniablequ’une « idée » (philosophique ou autre), un « personnage », une action fictionnelle, etc., peuventsusciter une appréciation esthétique, qui semble en ce cas résulter d’une attention non aspectuelle,puisqu’elleportesurunélément,nondeforme,maisde«contenu».Laréponseàcetteobjection-là,c’est que n’importe quel objet peut être considéré dans son aspect, et donc relever d’une attentionaspectuelle,ycomprisunélémentdecontenu.

Panofskya,volontairementounon,illustrélarelativitédelanotiondeformeenmontrantquecequenousappelonsordinairement«descriptionformelle»d’untableau,ydésignantparexemple«unhomme»ou«unrocher»sansnousinterrogersurl’identitéhistoriquedecethommeougéologiquedecerocher,impliqueenfaitdéjàunelecturesémiotique,etdoncl’identificationdecontenusdénotés,làoùunedescription«véritablement formelle»devrait seborner àparler«de couleurs, desmultiplescontrastesqu’ellesformentenelles,desinnombrablespassagesqueleurpermetl’infinievariétédeleursnuances44»,c’est-à-diresecontenterd’uneconsidérationnonfigurative,entermesdetraitsetdetaches,d’untableaudontl’intention,danscettehypothèse,estpourtantmanifestementfigurative.Commeonlesait, Panofsky refuse une telle attitude, et propose à l’analyse iconologique toute une série d’objetsdéfinisparun«contenuconceptuel»quedétermineune informationcomplémentaire fourniepar lessourceshistoriques, littéraires, religieuses, etc.Mais sonhésitation liminairemontrebienque chaqueniveaupeutsedéfinircomme« formel»à l’égarddusuivant :cette taches’identifiecommeunêtrehumain,cetêtrehumains’identifiecommeunsoldatromain,etc.,sibienquechaquecontenupeutêtreperçucommeune«forme»désignantunautrecontenuplusspécifié,l’analyseprogressantdeformeencontenuet régressantdecontenuenforme.Cefaitestévidemmentsurtoutcaractéristiquedesœuvresd’art,etplusspécifiquement,encoreunefois,desœuvres«représentatives»,carseulcetyped’objetsprésente, de manière manifeste et comme institutionnelle, des formes signifiantes et des contenussignifiés45.Dans cegenred’œuvres, la forme signifiante (le tissuverbald’unpoème, ledessin et lescouleursd’untableau)sembleaupremierabordseulecapabled’attireruneattentionformelle,etdoncéventuellementuneappréciationesthétique;maisenfaitchacundesesniveaux«stratifiés»peutaussibiens’yprêter:lessentimentsexprimésdanscepoème,lascènereprésentéedanscetableausonttoutaussi susceptibles d’une considération formelle s’attachant à ce qu’on peut appeler, en termeshjelmsleviens, la « forme du contenu ». Pour abuser une fois de plus d’une remarque d’Aristote46,l’histoired’Œdipeprésenteunintérêtstructuralindépendantdesonmodedereprésentation(narratifoudramatique),maiségalementdistinctdesateneurpsychologique,pourquinégligelethèmedel’incestefils-mère et du meurtre du père, et s’attache au seul schéma causal de la précaution fatale, qu’ellepartageavecd’autreshistoiresdethèmepsychologiquedifférent,etd’issuetragiqueoucomique47 : laconsidérersouscetangle,c’estbiend’unecertainefaçonconsidérersoncontenuparsonaspectformel;untelpartipeutcertesêtretaxé,justement,de«formalisme»,maiscereprochemêmemontrebienquel’attentionaspectuellepeutinvestirplusieursniveauxd’uneœuvre,dontchacunpeutêtreconsidérédemanière intransitive, indépendammentdesa fonctiondénotativeetdanscequenousappelleronsplusloin, avec Goodman, sa valeur d’exemplification. Je ne suis d’ailleurs pas certain que le contenuthématiquedecettehistoire(le«complexed’Œdipe»ausensfreudien)nepuisseêtrelui-mêmetraitéparfoiscommeunobjetesthétique.Cequ’onappellecouramment l’esthétismeconsisteprécisémentàconsidérerdans(etvaloriserpour)sonaspectesthétique(le«beaucrime»cheràcertains)cequ’ilfaut

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plutôtconsidéreretévaluerdanssoncontenuéthiqueousesconséquencessociales,etàdonnerlepas,sur la responsabilitémorale, à l’appréciation esthétique la plus subjective48.Bref, relativiser ou, plusexactement,dialectiserlanotiond’aspect–opérationàcoupsûrnécessairesil’onneveutpasréduirel’attention esthétique aux seuls effets de surface, comme l’ont fait en peinture des critiques tels queClement Greenberg – ne conduit pas nécessairement au cercle suggéré par Pole, et qui renverraitindéfinimentde laformeà l’appréciationetde l’appréciationà laforme.Àquelqueniveaude l’objetqu’elles’attache, l’attentionaspectuelledétermineetdéfinitsans réciproque l’appréciationesthétique,qui n’en est qu’un effet – même si, de toute évidence, l’effet importe ici plus que sa cause : uneattention qui n’aboutirait pas à une appréciation ne mobiliserait que quelques spécialistes, dont lamotivation et l’activité purement cognitives auraient peu de rapport avec l’expérience esthétiquecommune–présentementnotreobjet.Nietzscheditàpeuprès,jenesaisoù,quel’artisteestceluiquivoit une forme là où le commun des mortels voit un contenu ; c’est bien l’attitude de notreemblématique Courbet devant ses fagots.Mais ce transfert caractérise déjà, et plus largement, touteattentionesthétique.

Lanotiond’expérienceesthétique,qualifiéed’«étatfantomatique»,aétéattaquée,dès1925,parIvor A. Richards49, en réaction contre la tradition kantienne et contre les théories de Clive Bell50,principalesthéticienanglaisdudébutdecesiècle.LacritiquedeRichardsvisaitessentiellementl’idéed’un caractère psychologique sui generis de cette expérience ; ce caractère, nous l’avons vu, n’estnullement essentiel à sa définition, qui procède plutôt d’une spécificité d’objet ; on pourrait doncsimplementnégligercettecritiquecommenonpertinente,maisellecomporteaupassageunargumentquimérite,lui,d’êtrerelevé:Richardscontestequ’onpuisseconcevoirunpointcommunentreplaisiretdéplaisiresthétiques.Onpeutsansdouterépondrequelepointcommunentrecesdeuxsentimentsestprécisémentlecaractèreesthétiquequedésignecetadjectif,commelepointcommunentrelarécessionet la croissance économiques est d’êtredes faits économiques ;mais cette réponse risquedeparaîtrepurementverbale:resteraitàprouverl’existenceréelledececaractère.Ilmesemblequecetteexistencetient précisément à celle de l’attention esthétique, comme définie un peu ci-dessus et davantage ci-dessous,quiconstitueunobjetquelconqueenobjet(d’attention)esthétique,susceptiblecommeteldeprovoquerunsentimentdeplaisiroudedéplaisir.C’estcegroundcausal,commel’appelleUrmson,quiest le point commun à ces sentiments opposés, et accessoirement à un état intermédiaire ou neutre,nullementexceptionnel,quiestl’étatd’indifférenceesthétique:commeleremarquejustementUrmson,uneréactiond’indifférence(sonmotest«meretoleration»)esthétique(«Jenetrouvecetobjetnibeaunilaid»)n’estnullementuneabsencederéactionesthétique,quisupposeraitqu’on«neconsidèrepascetobjetd’unpointdevueesthétique(inanaestheticlight)».Sesaisird’unoutilencasdebesoinsanssesoucierdesonaspectesthétiquen’estévidemmentpaslamêmechosequerépondre,toutcomptefait,«Bof»àunequestionconcernantspécifiquementleditaspect.Nousretrouveronscepointàproposdel’appréciation, mais il n’est pas surprenant qu’il surgisse dès maintenant : le trait commun entre leplaisiresthétiquedePierreetledéplaisiresthétiquedePauldevantlemêmeobjet,c’esttrèsclairementle fait que Pierre et Paul considèrent cet objet demanière esthétique. Faute de quoi, Pierre pourraitéprouverunvifplaisiresthétiqueàcontemplerunfruit(parexempleuncoing)quePauléprouveraitunvif déplaisir gustatif à croquer. Je ne pense d’ailleurs pas qu’on devrait dans ce cas nier tout pointcommunàcesdeuxexpériences:n’importequelplaisird’unecertainesorteetn’importequeldéplaisird’uneautresorteontaumoinsencommunlefaitdepouvoirêtredéfiniscommedes«sentiments».On(Richards?)m’objecterapeut-êtrequecepointcommunestd’ordreplus logiquequepsychologique,

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mais cette objection n’est pas de nature àm’arrêter. Jem’avoue aussi peu soucieux que capable dedéfinir l’expérience esthétique en termes de propriétés psychologiques, ni d’ailleurs physiologiques,mêmesijepensequeKantn’apastort,seréférant,demanièreplutôtinattendue,àÉpicure,dedirequeleplaisiresthétiquedoitbienavoirquelqueeffetcorporel,fautedequoiilneseraitpasunplaisir51.Leplussûrmesembleêtredeladéfinirparsacause,quin’estpassonobjetausenscourant,puisquetoutobjetencesenspeutluidonneroccasion,maisbienlamanièredontcetobjetestconsidéré–laquelle,àsontour,sedéfinitparceque,dansl’objet,ellechoisitdeconsidérer–etquiconstituedèslorssonobjetattentionnel.

Mais le principal pourfendeur de la notion d’attention esthétique est George Dickie52, dontl’argumentation vise explicitement Bullough, Vivas et Stolnitz. Je laisse de côté sa réfutation deBullough, dont l’analyse n’était pas elle-même d’une grande pertinence. Sa critique de la positioncommune de Vivas et de Stolnitz – c’est-à-dire de la notion d’attention « intransitive » ou«désintéressée»–mesemblequelquepeusophistique.Iln’yapasdesens,dit-ild’unepart,àparlerd’attention désintéressée, tout simplement parce qu’il n’est pas a contrario possible, par exemple,d’écouterdelamusiqued’unemanièreintéressée;maisilajouted’autrepartqu’uncritiquequiassisteàunconcertenvued’enfairelecompterendu(etdoncdemanière,encesens,transitiveetintéressée)nel’en écoute pas moins de manière esthétique. Ces deux arguments contradictoires me semblentégalementinvalides.Lepremierramènelarelationesthétiqueengénéralàlarelationspécifiqueàuneœuvred’art,oùl’attention«désintéressée»setrouvepourainsidireimposée,oufortementsuggérée,parlanaturedel’objet:faceàuneœuvred’art(surtoutmusicale),uneattitude«intéressée»detypepurement pratique est évidemment peu courante : à l’écoute d’une symphonie, la question la plusnaturelle ou la plus fréquente n’est certainement pas : «À quoi ça sert ? » – ce qui ne signifie pasqu’elle soit absolument exclue53.Uneœuvre littéraire ou,a fortiori, architecturale la susciterait sansdoute plus facilement, et encore bien davantage un artefact utilitaire, à l’égard duquel l’attentionintransitivedoit vraiment êtreadoptéepar décision consciente ou inconsciente ; l’exemple choisi estdonctropétroitementadhocpourêtrepertinent.Quantaucritiqueencharged’uncompterendu,ilestbienvraiquesonattention,s’ilestsérieux,seradetypeesthétique(ouplusprécisémentartistique),maisilestfauxqu’ellesoit«intéressée»quantàl’œuvreencause,dontilnesedemandecertainementpasàquoi elle sert ; il se demande, comme tout auditeur « désintéressé »,comment elle estetce qu’il enpense,et ilseproposedetransmettreàses lecteurssesobservationsetsonappréciation,quiferont lamatièredesoncompterendu.C’estcecompterendu,etnonl’œuvremusicale,qu’iltraiterademanièreinstrumentale et transitive– commemoyen,par exemple, d’éduquer lepublicoudenourrir sapetitefamille–àmoinsqu’ilneleproduiselui-mêmedemanièredésintéressée,«pourleplaisir».Maisdanstouslescas(onpeutcertainementenimaginerd’autres),lafonctionassignéeaucompterendunel’estnullementàlasymphonieelle-même,etl’onnepeutdoncpasdirequel’attentionducritiqueest,surlemêmeobjet,àlafoisesthétiqueettransitive.Observonsaupassagequecesdeuxargumentsprocèdentd’unglissementnonspécifiédelarelationesthétiqueàlarelationartistique,etmême,pourlesecond,del’attentionesthétiqueengénéralàl’attentioncritiqueprofessionnelle.Ceglissement–etladistorsionqu’il entraîne – est typique de l’esthétique analytique contemporaine, qui se conçoit volontiers,contrairementàlakantienne,commeunethéoriedelapratiqueetdudiscourscritiques–commesicettepratiqueet cediscours étaient le lieupar excellencede la relationesthétique54.Nous retrouveronscetrait,entreautres,chezBeardsley,quilethématiseclairementdanssontitre:Esthétique.Problèmesenphilosophie de la critique.Dickie s’en prend également à une proposition de Vincent Tomas55, qui

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définit l’attitudeesthétique (enpeinture) par le fait de « regarder un tableau enprêtant une attentionintense(closelyattending)àlamanièredontilapparaît»,etqu’ilqualifiede«vide».Ellemesembleseulementinsuffisante,parcequ’ellenedéfinitquel’attentionaspectuelle; il luimanqueévidemmentl’orientation vers une appréciation : Champollion prête sans doute une attention intense àl’« apparence » de la pierre de Rosette, mais cette attention vise clairement autre chose qu’uneappréciation en termes de plaisir ou de déplaisir ; on pourrait dire, en anticipant sur les catégoriesgoodmaniennes, qu’elle scrute intensément les propriétés exemplifiées par cet objet, maisspécifiquement en quête de sa fonction dénotative – ce qui détermine déjà une sélection parmi cespropriétés,dontelleneretientquelesgraphiques,àl’exclusiondecellesdusupport.SherlockHolmes,sansdouteencore,passelelieuducrimeaupeignefin,sanspréjugercequipeutounonfaireindice;iln’enestpasmoinsenquêted’unindice,etbienentendusoninvestigations’arrêteraaussitôtqu’ill’auratrouvé;pourluicommepourl’esthètegoodmanien,«chaquedétailcompte»,maisseulementjusqu’àla découverte du détail pertinent, qui rejette les autres dans l’insignifiance. L’attention intense àl’apparenceneconstituedoncpasl’attentionesthétique,maiselleycontribue,etsamentionn’estdoncpassi«vide»–jeneprétendspaspourautantqu’ellesoittrèsneuve.

LacritiquelapluspertinentedeDickie56mesembleatteindrel’idéequ’ilpourraitexisterplusieurssortesd’attention,distinctesparleurnaturepsychologique.Maisjenesuispassûrqu’aucuntenantdel’«attitudeesthétique»adhèreàcetteproposition,sansdouteinvérifiable.Cequidistinguelesdiverstypesd’attention,c’estencoreune fois leurchoixd’objetet leurvisée.Dickiey insisteà juste titre :«S’ilestassezfaciledevoircequesignifie“avoirdiversmotifs”,ilestplusdifficiledevoircommentces divers motifs affectent la nature de l’attention. Divers motifs peuvent diriger l’attention versdifférents objets,mais l’activité attentionnelle en elle-même reste identique. »Mais cette réserve nedisqualifienullementlathèsequ’ilcombat,etqui,danslaplupartdescas,entenaitdéjàcompte.Jeneprétendspaspourautantquel’attentionesthétiquesoit,parcequiprécède,définiedefaçonpleinementsatisfaisante. Il me semble en revanche que la théorie goodmanienne des « symptômes del’esthétique57»vanouspermettredefairequelquespasdanscettedirection.

Symptômesdel’attentionesthétique

Untelrecourspeutsemblerétrange,carGoodmanneseréfèrequ’endestermesplutôtsarcastiquesàlanotiond’«attitude»,qu’iljugetropentachéedestatismeetdepassivitécontemplative,etàlaquelleilopposevigoureusement,ettrèspertinemment,celle,plusdynamique,d’activité58;cédantàsongoûtpourlacaricature,ilcroitpouvoirillustrerlapremièreparl’idéeque«l’attitudeesthétiqueappropriéeàl’égardd’unpoèmeconsisteàcontemplerlapageimpriméesanslalire»,alorsqu’iltientlui-même,àjustetitre,qu’ilfautlire,nonseulementlespoèmes,maisaussi(commeledemandaitdéjàPoussin)lestableaux59 ; son hostilité est d’ailleurs encore plus vive à l’égard de celle deplaisiresthétique, qu’ildévalorise au nom d’une conception purement cognitiviste de la relation esthétique,mais nous n’ensommes pas encore là ; et surtout, il ne présente nullement ses « symptômes » comme relatifs à uncertainmode (subjectif) de réception,mais plutôt aux propriétés de certains objets, et en particulier(mais non exclusivement) des œuvres d’art. Mais cette présentation ne me semble pas vraimentsoutenable : je pense que l’esthétique (terme qu’il récuse60) goodmanienne, sur ce point, est plussubjectivistequ’ellene leveut,ouplusexactementqu’elle seprêteplusqu’ellene le souhaite àunelecturesubjectiviste61.Jepensemêmequ’ellen’ensupportepasd’autre,parcequeses«symptômes»nepeuventêtreriend’autrequeceuxdel’attentionesthétique.

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Les deux principaux textes sur le sujet62 insèrent l’analyse de ces « symptômes » dans unerecherchesurlestatutdel’œuvred’art,etsemblentdoncsubordonnerlapremièreàlaseconde.DansLangages de l’art, il s’agit de substituer cette série de critères à ceux, taxés d’hédonisme etd’affectivisme,de l’« esthétique traditionnelle»,pourunedescription finaledes effetsde l’art.Dans«Quandya-t-ilart?»,ils’agitderépondreentermesfonctionnelsàlaquestionposéeparletitre–lasubstitutionduquand?à l’habituelqu’est-ceque? illustrantclairementcepartianti-essentialiste.Ladémarchedecederniertexteestaudemeurantplutôtelliptique,puisqu’ellesembledonnerdirectementàunequestionsurl’artistiqueuneréponseparl’esthétique : ilyauraitartquand(seulementquandetchaque fois que) un objet présenterait les symptômes de l’esthétique63, et de ce fait tout « objetesthétique»(toutobjetquand il fonctionneesthétiquement)seraituneœuvred’art. JenesuispassûrquelapositiondeGoodmansoitaussiabruptequenel’impliquecetenchaînement,maisjeréservecepoint:nousconsidéreronspourl’instantlesditssymptômesdansleursimplepertinenceesthétique,sansnousinterrogersurlarelationéventuelleentrelesdeuxdomaines.

Conformémentàsaconceptionrésolumentsémiotique64del’artet,plusgénéralement,del’activitéintellectuelle,Goodmanaborde65doncladéfinitiondufaitesthétiqueparunesériede«symptômes»–c’est-à-dired’indicessusceptiblesderenvoyeràcefaitcommeàleurcauseprobable:làoùsetrouventces(oucertainsdeces)symptômes,ildoityavoirdel’esthétique–quirelèventtousdufonctionnementsymbolique:unobjetestesthétique(artistique?)quandil fonctionnesymboliquementd’unecertainemanière,quespécifientcessymptômes.Ilssontaunombredequatreen1968,uncinquièmevientlesrejoindreen1977,ettouslescinqrenvoientausystèmetrèsparticulierdelasémiotiquegoodmanienne,qui ne s’applique pas seulement aux objets esthétiques, et qui s’est élaborée dans la théorie de lanotation(etdel’affichagedesmesures)queprésententleschapitresIVetVdeLangagesdel’art–d’oùleurcaractèreapparemmentincongrudanslecontextedelathéorieesthétique.Lepremierestladensitésyntaxique66,c’est-à-direlefaitquelapluspetitedifférenceentredeuxétatsdusignifiantestpleinementsignifiante:parexemple,lemoindredéplacementdel’aiguillesuruncadrand’horlogeanalogique(lecontraireenest ladifférenciation,ouarticulation,syntaxique,oùlesétatssignifiantssontdiscontinus,commedansunehorlogeàaffichagenumérique);cetraitopposelesfiguresgraphiques(sketches),quisontsyntaxiquementdenses,auxtextes(scripts)produitsdansleslanguesnaturelles,etauxpartitions(scores)musicales, chorégraphiques ou autres, qui sont syntaxiquement articulés : il n’y a pas d’étatintermédiaire signifiant entredeuxphonèmes, entredeux lettresou entredeuxnotes conjointesde lanotationmusicalestandard.Ledeuxièmeestladensitésémantique,c’est-à-direlecaractèrecontinudusignifié:l’écoulementdutempsquesymbolisel’aiguilleanalogique,oulecontinuumspatialdel’objetfiguré par un dessin, ou la manière dont les signifiés verbaux (concepts) des langues naturelles sefondent les uns dans les autres, s’emboîtent et se recoupent ; sur ce plan, les textes et les dessinss’opposent ensemble aux notations, qui sont articulées non seulement sur le plan syntaxique, maisencore sur le plan sémantique : on ne peut noter dans une partition classique un la en général quisubsumeraittouslesladetouteshauteursetdetoutesdurées,commeonpeutlefaire–commejeviensde le faire – en « langage discursif », et il n’y a aucun ton dans le système tonal tempéré qui soitintermédiaire entre laet la dièse, comme on peut toujours trouver, sinon nommer, une nuance entredeuxrouges.Letroisième,queGoodmansembleréserverauxsystèmessyntaxiquementdenses67,estlasaturation(syntaxique)relative,c’est-à-direlefaitqu’unplusgrandnombredetraitssyntaxiquessoientpertinents à la signification : entre un diagramme scientifique, par exemple économique (cours enBourse) ou médical (courbe de température, électrocardiogramme), et un dessin rigoureusement demême forme, par exemple un Hokusai représentant une chaîne de montagnes, la différence, nonperceptuelleetimmanente,maiscontextuelle(relativeaustatutsymboliquedel’objet)tientàceci:dans

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le diagramme, seules comptent les positions relatives en abscisses et ordonnées (et bien souvent la«courbe»n’estqu’une lignebriséedont les segments,nonpertinents endétail, servent seulement àrelier les points pertinents successifs – ce qui, si je nem’abuse, fait sortir le diagramme du régimesyntaxiquement « dense »68) ; dans le dessin d’Hokusai au contraire, chaque détail « syntaxique »(aspectuel)compte: ladimensionabsolue,lesnuancesdecouleur, l’épaisseurdutrait, leshésitations,lesrepentirs,lescoulures,lanaturedusupport,etc.69.Onpeutévidemmentrécusercegenred’exemplesaunomdel’improbabilitéd’unetellecoïncidenceperceptuelleentreundiagrammeetundessin,maisilsuffitdes’imaginerenprésenced’unseultracédontonnesauraitpass’ilestceluid’undiagrammeouceluid’undessin:pendantlaPremièreGuerremondiale,lesdouaniersitaliensarrêtèrentStravinskienpossessiond’unportraitde luiparPicasso,danssamanièrecubiste,et refusèrentde le laisserpasser,convaincusqu’ils’agissaitd’unplan,éventuellementstratégique70;selonl’hypothèsed’identification,lemêmetracé,nonseulementchangeaitderéférent,maisappelaitdeuxmodesdelecturefortdifférents.Ces différences sont de degré, entre autres parce qu’on peut toujours augmenter le nombre de traitspertinents d’un diagramme : dans un graphique de cotations journalières en Bourse, on pourraitsymboliserlevolumedetransactionsparl’épaisseurdutracé,oupardesvariationsdecouleur–cequimontreaupassage,mesemble-t-il,qu’unschémaarticulépeutêtre luiaussiplusoumoins saturé,etdonc que l’opposition saturation-atténuationn’est pas propre aux systèmes syntaxiquement denses ;inversement,lasaturationnesignifiepaslittéralementquetouslestraitssontpertinents:parexemple,onnetientpaspoursignificatiflepoidsd’untableau;disonsaumoinsqu’ilnel’estpasengénéral,etpourlesimplespectateur(ilpeutledevenirlorsd’uneexpertise).

Lequatrièmesymptômeestl’exemplification,ouplusprécisémentlefaitqu’unobjetsymbolisesurlemode de l’exemplification, c’est-à-dire réfère aux propriétés qu’il possède, comme un échantillonréfère à une ou plusieurs de ses propriétés (un coupon de velours de laine rouge réfère aux troispropriétésvelours,laine,rouge,qu’ilpossèdeetquedevraposséderlerouleaudetissuqu’ilpermetdecommander). Un objet (reçu comme) esthétique peut fonctionner sur le mode dénotatif, comme ledessind’Hokusaiquireprésenteunechaînedemontagnes,ounon(untableauabstraitouunmorceaudemusiquen’estpascensédénoterquoiquecesoit),mais il fonctionneaussi(etparfoisexclusivement)sur lemode exemplificatif, en ce sens qu’il désigne par appartenance à leur classe les prédicats quiréciproquement le dénotent, littéralement ou métaphoriquement (Goodman baptise expressionl’exemplificationmétaphorique,quiestévidemmentuncasparticulierdel’exemplification):teltondoexemplifie (entre autres) la rondeur et exprime (entre autres) la douceur, telle symphonie exemplifie(entreautres) la tonalitéd’utmajeur et exprime (entre autres) lamajesté, telle église exemplifie l’artromanetexprimelanaïvetérustique,lasimplicitéévangélique,etc.71.

Lepointsensibledecequatrièmesymptômeestpourmoidansleentreautres,etj’yreviens,maisil faut d’abord observer que ce quatrième trait, d’exemplification, s’oppose aux trois premiers, quiconcernaient tous trois lemode dénotatif : articulation ou densité, atténuation ou saturation sont descaractéristiques opposées (absolument ou relativement) à l’intérieur des systèmes dénotatifs, et quiservent entre autres àdistinguer lesnotations strictes (qu’illustrent par excellence lespartitionsde lamusiqueclassique)dessimplesdénotationsverbalesougraphiques.Toutsembledoncsepassercommesi lescritèresde l’esthéticitésedégageaientacontrariodeceuxde lanotation72,oucommesi, aprèsavoir trouvé dans les réquisits de la notation le critère distinctif du régime allographique,Goodmans’avisaitaprèscoupquelafonctionesthétiqueeûtpartieliéeavecceuxdurégimeopposé–cequepeutaccréditer l’antithèsedudiagrammeet dudessin : le diagrammeest unobjet à la fois allographique,

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« atténué» et scientifique ; le dessin est à la fois autographique, saturé et artistique ;même si cetteantithèseneveutillustrerquel’oppositionentredeuxtypesde«densité»,ilestdifficiledenepaslalirecomme un symbole à la Danto de l’opposition entre un objet non artistique et un autre objet(perceptuellement indiscernable) artistique73, et de ne pas supposer que les symptômes d’esthéticitécoïncidentaveclescritèresd’autographisme.Dèslors,etquellequesoit lasouplessed’utilisationdes« symptômes », lesœuvres plastiques, comme naturellement denses et saturées, seraient en quelquesortedavantage(ouplusfacilement)marquéesdusceaudel’esthéticitéquelestexteslittéraires,dontlemédium(lalangue)estsyntaxiquementarticulé,etquelescompositionsmusicales,quiproposentdesnotationsarticuléesdepartenpart.Iln’enestévidemmentrien,pourplusieursraisons:lamusiqueneseréduitpasaucaractèrenotationnelde(certainesde)sespartitions(maisnondesesexécutions),lesœuvreslittérairesneseréduisentpasausystèmedénotatifdelalangueet/oudel’écriture;inversementun tableau pourrait fonctionner comme symbole dans un système rudimentaire mais parfaitementarticulé,oùparconventionafficherLaJocondesignifierait«déclarationdeguerre»etafficherlaVénusd’Urbinosignifierait«poursuitedesnégociations»(jefaisconfianceauxherméneutesprofessionnels,etsurtoutamateurs,pourmotiveraprèscoupcesdeuxsignesarbitraires,commeLévi-Strausss’amusequelquepartàmotiveretcontre-motiverlescouleursdesfeuxdesignalisationroutière),etl’onsaitbienqu’il n’est pas nécessaire de recourir à des cas aussi artificiels pour rencontrer des fonctions aussiconventionnelles,etpar làaussipeu«denses».Iln’estquede(nepas)considérer lessculpturesdesmonuments auxmorts de nos communes – qui se soucie de leur détail iconique au-delà du signifiéglobal:«Desfilsdecettecommune(listeci-dessous)sontmortspourlapatrie»?Enfait,laréduction(aux traits pertinents) qui oppose les symboles « atténués » aux symboles « saturés » n’est pasidentique,maisenquelquesorteparallèleàcellequicaractériselerégimeallographique:laréductionallographique consiste àmettre entre parenthèses les propriétés demanifestation au profit des seulespropriétés d’immanence (oublier par exemple les particularités typographiques d’une édition pour neconsidérer que l’idéalité de son texte) ; la réduction propre aux symboles atténués consiste àmettreentreparenthèsescommenonpertinentescertainespropriétésd’immanence,commel’épaisseurdetraitoulacouleurd’undiagramme–ou,ajouterai-jeenchangeantdeterrain(maisnondesujet),commelesparticularitésstylistiquesd’unordredu jour.Lesymptôme(inverse)desaturationestdonc toutà faitindépendantdu régimed’immanence74 – si ce n’est, bien sûr, que les objets autographiques ignorentl’autretypederéduction,cequiyélimine(pournous)toutrisquedeconfusion.D’autrepart,Goodmaninsistesurlefaitque«laprésenceoul’absencedessymptômesnesuffitpasàqualifierouàdisqualifierquelquechoseducaractèreesthétique,etlamesuredanslaquellecestraitssontprésentsnedonnepaslamesuredanslaquelleunobjetouuneexpériencesontesthétiques.Ilnes’ensuitdoncpasdutoutquelapoésie,parexemple,quin’estpassyntaxiquementdense,soitmoinsdel’artoumoinssusceptibled’êtredel’artquelapeinture,quiprésentelesquatresymptômes.Certainssymbolesesthétiquespeuventavoirmoinsdesymptômesquecertainssymbolesnonesthétiques.C’estparfoismalcompris75».Lafonctionapotropaïquedecettenoteestassezclaire,etsansdoutenullementsuperflue;ducoup,onpourraitenvenirà sedemander si les fameuxsymptômes,qu’ondoitmanieravec tantdeprécautions, sontbienfiablesetbienutiles.Jecroisqu’ilslesont,etpeut-êtreplusquenelerevendiqueleurinventeur,maispourlemontrerilfautenpoursuivreencoreunpeul’examen76.

Les troispremiers,nous l’avonsvu,portentsur lemodedefonctionnementd’objetspriscommesymboles dénotatifs. Ils concernent donc essentiellement les arts à fonction dénotative, tels que lapeinturefigurativeoulalittérature,maisonnedoitpasoublierquen’importequoipeut,parconvention,dénoter n’importe quoi – y compris lorsqu’un objet déjà dénotatif est utilisé pour dénoter tout autrechose,commeàl’instantmaJocondeetmaVénusd’Urbino.Unemélodie,objet (œuvre)enprincipe

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nondénotatif,peutfortbienêtreinvestie,encasdebesoin,d’unedénotationspécifiée,comme,sij’aibonne mémoire, dans le film d’HitchcockUne femme disparaît. Dans cet exemple comme dans leprécédent,lesymboleestsyntaxiquementfort«atténué»,puisquesonidentificationglobalesuffitàsafonction, sans que son détail importe : c’est évidemment le cas des sonneries de clairon, et de biend’autrestypesdesignauxsonores.Maisonpourraitentreprendrede«saturer»davantagelesignifiantmélodique,enfaisantassumerdesnuancessémantiquespardesvariationsderythmeoudetonalité.Ilne serait pas très difficile, par exemple, de symboliser, sur convention expresse, la « courbe » destempératuresbiquotidiennesd’unmaladeparunelignemélodiquechantéeousifflée(ouafortiorinotéesuruneportée,maisceladevientvraimenttropfacile)dansunecertainetonalité,etcelledesonzeautresmaladesduservice,chacund’euxayantsa tonalitédistinctive ; lesvariationsderythmeoude timbrepourraientaugmenterencorelescapacitésdusystème,quin’exigeraitqu’unpersonneldûmentqualifiéet–j’ytiens–correctementrétribué.Jeneprétends(etd’ailleursjenesouhaite)nullementpardetelsexemples ou hypothèses récuser toute une tradition, de Hanslick à Stravinski (et au-delà), de«formalisme»musical,maissimplement,etenpassant,préciserlepointd’applicationdelathèseselonlaquellelamusiquenepeutriensignifier:unobjetmusical,commen’importequelautre,peuttoujours,parconventiondénotative,signifiern’importequoi;cedontnedisposepaslamusique,oucedontelledisposemoinsqued’autresarts,c’estdumoyendedénoterd’unemanièremotivée,etspécialementdemanièremimétique;illuireste,biensûr,toutelagamme(c’estbienlemot)descapacitésconnotatives,ou«allusives»,paremprunt(unephrase,unaccordpeuventsonnerbluesy,jazzy,flamenco,brésilien,oriental,etc.),etquelquesbribesdeconventionspartielles,maisrelativementstables,commelesvaleursaffectives bien connues (et passablement surfaites) du majeur et du mineur, celles que les Anciensdonnaientauxmodesgrecs(dorien=sérieux;phrygien=martial;lydien=triste;éolien=joyeux),oucellesquecertainsattachentànostonalités(famajeur=pastoral).Etautitredesvaleurssymboliquesglobales,etlargementarbitraires,attribuéesàteloutelthème,ilestsansdoutesuperfluderappelerlesleitmotivewagnériens,dontondistribueparfoisleglossaireofficielauxherméneutesdémunis.

Densitésyntaxiqueetsémantiqueetsaturationsyntaxiquerelativesontdoncdesindicesrelatifsàla fonction dénotative, mais qui peuvent affecter n’importe quel système symbolique, et donc entreautres n’importe quelle pratique artistique. Ilme semble toutefois percevoir une différence de statutentre les deux premiers et le troisième, qui s’en trouve fortement rapproché du quatrième(l’exemplification).Qu’un système soit syntaxiquement et sémantiquement dense ou articulé est unedonnéestableetobjective,poséeparconventionaudépart,etquinedépendpasdelamanièredontonconsidère un objet. Il ne dépend pas demon attitude attentionnelle que les segments de droites quicomposent un diagramme soient ou non pertinents à sa fonction dénotative, et je dois en êtrepréalablement informépour l’interpréter correctement– fautedequoi jepourrai croire, par exemple,quelatempératuredemonpatientamontédefaçonconstanteentrele37,2dumatinetle38,7dusoir,alorsqu’aucuneobservationn’enaétéfaite,etquelesegmentintermédiaireestsémantiquementinerte.Il cesserait de l’être si chacunde ses points correspondait à uneprisede température toutes les cinqminutes, ce qui lui donnerait sans doute un tracémoins rectiligne – et au patient une existence plusencombrée.Ouencore:onsaitquelesindicationsdetempodelanotationmusicaleclassique(adagio,allegro,presto…)sontdetypedense(etdoncnonnotationnelles),encesensqueleurvaleurn’estpasprécisément fixée, et que l’on peut donc toujours passer insensiblement d’un tempo à l’autre, sanssavoir où se trouve la frontière (d’où la relative liberté des interprètes) ; ce n’est plus le cas desindications métronomiques (noire à 90, noire à 91), qui sont donc au contraire syntaxiquement (etsémantiquement) articulées, mais rien n’interdirait à un compositeur de fixer ses tempi en nombresmétronomiques tout en conservant la nomenclature classique (allegro=x, adagio= y, etc.), qui s’en

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trouverait dès lors articulée en unités discrètes, permettant de discerner absolument les exécutionsconformesdesnonconformes.Danscesdeuxcas(etd’innombrablesautres),ilfautdoncsavoiraprioriàquelleconventiononaaffaire,conventionobjective(c’est-à-direici:instituée)etquel’attentiondurécepteur n’est pas libre de modifier. Les effets de saturation dénotative que j’imaginais plus hautdoivent évidemment fonctionner selon la même règle conventionnelle : si l’épaisseur ou la couleurvariables du trait d’un diagramme ou la tonalité ou le timbre variables d’un signal mélodique sontinvestis d’une valeur dénotative, les partenaires de la communication sémiotique doivent en êtreégalementinformés.Enrevanche,leseffetsdesaturationqueGoodmanattribuaitaudessind’Hokusainerelèventpasdelamêmeexigence,parcequ’ilsn’exercentpasnécessairementlamêmefonction:teltremblement (presque) imperceptiblede la lignene« représente»pas forcémentunaccidentdans leprofil montagneux ; il peut n’avoir aucune fonction dénotative, et néanmoins revêtir une grandesignification, disons artistique, pour l’amateur sensible et attentif (un tremblement identique dans lediagrammescientifiqueestcensén’enavoiraucune,d’aucunesorte).Ensomme,lesfaitsdesaturationpeuvent soit relever d’une convention objective, quand on les investit explicitement d’une fonctiondénotative, soit relever d’un tout autre mode symbolique, quand une telle convention et une tellefonctionsontabsentes.CetautremodeestévidemmentceluiqueGoodmanappellel’exemplification.Ilmesembledoncque la« saturation syntaxique»peutêtre, selon lescirconstances,un instrumentdedénotationouunfacteurd’exemplification–etqu’ellenevautsymptômeesthétiquequedanslesecondcas.Jevaisnaturellementyinsisterunpeu.

J’aiditquele tremblementdela lignedansledessind’Hokusaipouvaitn’avoiraucunefonctionreprésentative,cequisignifiequ’ilpeutavoirunefonctiond’exemplification,etqueriendanscecasnepermetdetrancher:oubiencetremblementreprésenteunaccidentdupaysage,oubienilconstitueunaccidentduparcoursgraphique,etjenesaisqu’enpenser;s’ils’agit,nond’untremblementdelaligne,maisd’une légèrecoulured’encre, lacauseestplusfacilemententendue :cedétailgraphique,quinepeut guère correspondre à un détail du sujet, ne peut dès lors être qu’une propriété, accidentelle ouvolontaire, du dessin comme objet artistique.Dans les deux cas, avec ou sans certitude, je cesse deconsidérer ce dessin comme un simple instrument transitif de représentation, et je commence de leconsidérer pour lui-même, dans les propriétés qu’ilmanifeste, et dont je vais peut-être dire qu’il lesexemplifie.

Jelaissecepeut-êtreensuspenspourenvisagerencoreunoudeuxexemples.SoitcettephrasedenotreancienCodepénal,quiadéjàbeaucoup(trop,àtouségards)servi:«Toutcondamnéàmortaurala tête tranchée.»Onpeut laconsidérerdanssaseule fonctiondénotative,etdoncsur lemodede laréduction(«atténuation»)syntaxiqueàsesseulsaspectssémantiquementpertinents:c’estévidemmentainsiqueprocédera l’autorité judiciaire,sanss’attarderà la longueurdecettephraseouau jeudesessonorités. On peut aussi, comme Stendhal, la considérer dans sa forme : observer son laconisme,compter ses douze pieds approximatifs, critiquer en bon malherbien la cacophoniemorora, etc., etéventuellementreliercomme«expressifs»cestraitsformelsàlarudeprescriptionqu’elleédicte;danscecas,l’attentions’attache,soitexclusivement,soitparsurcroît,auxpropriétésd’objetdelaphrase–j’entends, bien sûr, d’objet idéal, supposant acquise cette réduction préalable qui conduit de lamanifestation graphique à l’immanence textuelle77. De nouveau, j’ai le choix entre une attention«dénotative»etuneattention«exemplificative»aumêmeobjet,etseulelasecondem’inviteàsaturersa«syntaxe»,c’est-à-direàenconsidérerleplusgrandnombrededétails78.Ledessind’Hokusai,jelerappelle, est un objet autographique, la phrase du Code est un objet allographique. En voici untroisième, qui peut être indifféremment considéré dans l’un ou l’autre régime. Soit, surma route envoiture,unpanneau(européen)desensinterdit.L’attentionqu’onluiprêteordinairementestdénotative

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ettransitive:jevoiscepanneau,jecomprendsquecettevoiem’estinterdite,jem’arrêteoujebifurque.Mais je puis aussi bien, dans des conditions particulières (j’ignore sa signification, on m’invite àl’« apprécier », un détailme frappe soudain assez pour que jem’y attarde, etc.),mettre sa fonctiondénotativeentreparenthèsesetm’absorberdanssacontemplation:j’observe«pourlui-même»celargecerclerougebarréd’unlargetraithorizontalblanc,jeconsidèrelesparticularitésdecetexemplaire,plusou moins éraillé, ou celles du type (c’est-à-dire que je le traite comme autographique ou commeallographique)selon,parexemple,qu’onmedemandemonavissurl’exemplaire(«Faut-ilremplacerce panneau-ci, qui est usé ? ») ou sur le type (« Faut-il changer de symbole ? »). Aucune de cesdécisionsattentionnellesenfaveurdel’exemplification,notons-le,n’estencorenécessairement,ausenscourant,d’ordreesthétique : jepuisétudierenexpert, enhistorien,enethnographe, la« facture»dudessinattribuéàHokusai,enlinguistelaphraseduCode,eningénieurlepanneauroutier:parexemple,medemandersiunesurfaceincurvée,commeilestd’usage(aumoins)enNorvège,nelerendraitpasplusfacilementvisiblepourqui l’abordelatéralement.Danstouscescas,etpourréintroduiredanscecommentaire (libre)deGoodman lequalificatif avancéplushaut,monattentionpeutêtreaspectuellesansêtreencorepourautantesthétique.Mêmesilapremièreestuneconditionnécessairedelaseconde,ilmesembleévident–commeàGoodman–qu’ellen’enestpaslaconditionsuffisante.

Lesymptômeparexcellence

La«saturationsyntaxique»fonctionnedonctantôtenmodedénotatif(surconventionexplicite),tantôtenmoded’exemplification,etilmesemblequec’estdanslesecondcasqu’ellepeutconstituerunsymptômede relationesthétique.C’estqu’en fait,dumoinsàmesyeux, le symptômeesthétiqueparexcellenceestbien l’exemplification, etque la saturation,par sonambivalence, fait enquelque sortetransitionentrelesdeuxmodessymboliques.Cen’estpaspourautantquelesecondsoitlui-mêmeunindice certain de relation esthétique : un échantillon est typiquement un symbole exemplifiant, et detoute évidence son fonctionnement n’a rien de spécifiquement esthétique : c’est un symbole aussifonctionnel et utilitaire que n’importe quel signe dénotatif, et son utilisation ordinaire est aussi sûre,malgré les défaillances imaginaires évoquéesparGoodman79, qui supposeraient chez les usagers unebonnedosedestupiditéoudemauvaisefoi.Laraisondecetteefficacitétientaufaitqueleséchantillons(et autres « exemples » courants) sont utilisés selon des règles sémiotiques, explicites ou implicites,connuesdepartetd’autredelatransaction:quandjechoisisuntissusuréchantillon,jesaisquecelui-ciexemplifielaqualitédutissu,nonsadimension;quandjechoisisunepeinturepourmacuisine,jesaisquelemurserapeintdanslacouleurchoisie,maisnondansleplastiquequilaprésentesurlenuancier;quandjeproposeunexempleàmonauditoire,cen’estpasdanslevide,maisdansuncontextequienspécifie l’application. Un exemple est toujours exemple de quelque chose (exemplifie une classe),mêmesil’objetchoisiappartientévidemmentàunnombreindéfinideclassesqu’ilseraitaussiapteàexemplifier.«Êtreunexemple»estunepropriététypiquementrelationnelle,quiappelled’urgenceunespécification:sijedésigneunobjet(parmid’autres)surmatableexabruptoethorsdetoutcontexteendisant : «Voici un bon exemple », onme demandera inévitablement, et non sans agacement : «Dequoi?»Carcetobjetpeutexemplifiersacouleur,saforme,safonction,saprovenance,sonancienneté,etc.–sanscompterlabonneréponse(puisquenousensommesauxdevinettes):«D’objetsetrouvantactuellement surma table. »Ainsi, la fonctiond’exemplificationn’est sûre et efficace («pratique»)qu’àconditiond’êtrespécifiée–dumoinsparmilesnombreusesrelationsd’appartenancequ’entretientl’objetchoisi:letrombonedontils’agissaitàl’instantnepeutpasexemplifierlaclassedesordinateurs

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portables, etmonchandailvert, quipeutparfaitement exemplifier celledesvêtements engénéral, nepeutexemplifiernicelledeschaussettesnicelledesvêtementsrouges.

De cette restrictionmanifeste,Goodman tire la proposition que les symboles exemplifiants sontplusdéterminésque lessymbolesdénotants–puisque,dececôté, l’arbitrairedusigneconventionnelrègne en maître (« Quand je sonnerai du cor, tu avaleras ce poison »), tandis qu’un objet ne peutexemplifierqu’uneclasseàlaquelleilappartient,ou–cequirevientaumême–nepeutexemplifierqueles propriétés qu’il possède : exemplifier, c’est référer à une propriété qu’on possède80. Cettepropositionmesembleàlafoisexacte,pourlaraisonsusdite,etinexacte,pourlaraisonsuivante:unefois un symbole dénotatif adopté par convention, il n’est plus possible, sauf nouvelle conventionexplicite,demodifiersafonctiondénotative:jenepuisdemonproprechef,commel’HermogèneduCratyle, décider in petto que chevaldésigne un homme, et Hernani ne peut sans rupture de contratprétendrequel’appelducorl’inviteàprendrelelargeavecDonaSol;etinversement,commejenel’aidéjàquetropmontré,onnepeutjamaissavoirapriorilaquelledesespropriétésunobjetexemplifie.Autrement dit, les valeurs dénotatives ne sont libres qu’avant la convention, et les valeursd’exemplificationnesontdéterminéesqu’aprèslaspécification.MaiscommeGoodmanrègletoutesathéoriedel’exemplificationsurlecasdeséchantillonsdûmentspécifiés(fût-ceseulementparl’usage),ilenvientàattribuercettespécificationàtouteslessortesd’exemplification–ycomprisapparemmentdansl’ordreesthétique,oùellen’aquefaire.

Cettequestion,décisivepourmonproposactuel, a étéposéeentreautresparMonroeBeardsleydansunarticlede1978,auquelGoodmanréponddanslemêmenumérodelarevueErkenntnis81.Quelestraitsexemplifiésparuneœuvre,ditensubstanceBeardsley,doiventêtredestraits«possédés»parcetteœuvrenenousprécise pasquels ils sont, et par conséquent la distinction entre « posséder » et«exemplifier»estinopérante,etuneœuvreexemplifietoutsimplementlatotalitédesestraits.Àcetteobjection Goodman réplique en général82 que les valeurs dénotatives ne sont pas plus sûrementdéterminéesetquelerôleduphilosophen’estpasdedéterminerlesvaleurssymboliques,maisdelesanalysertellesqu’ellesfonctionnentenpratique;et,plusspécifiquement,qu’unepropriétépossédéeparuneœuvreestexemplifiéequandl’œuvrelasouligne,yréfère,latransmet(conveys),l’exhibe,lametenavant,etc.Cesmétaphoresanthropomorphiquesnemesemblentpasvraiment répondreà laquestion,carencorefaut-ilquequelqu’undécidedespropriétésqu’uneœuvre(ouunobjetengénéral)souligneou ne souligne pas. Qu’une symphonie comporte xmesures, qu’un tableau fasse x sur y cm, qu’unromancontiennexmots, ce sont làdespropriétés incontestables (objectives),maisquecesœuvresyréfèrent(etdonclesexemplifient)ounonn’estpasdel’ordreduconnaissable,saufàdécidercommeBeardsley (j’y reviendrai)que toutes lespropriétésperceptibles– et elles seules– sont exemplifiées.Certainespropriétéssonteffectivement«soulignées»,maisparl’auteurd’uneœuvre,ouquelqueautreinstanceplusoumoinsautoriséeouinfluente,parvoiedetitre(Symphonieenutmajeur,Naturemorteau compotier, Poèmes saturniens) ou de quelque autre indication paratextuelle (Madame Bovarycouleurpuce,Salammbôcouleurpourpre);enfait,laplupartlesontadlibitumparlerécepteur,quipeutàsaguiseprivilégiercertainsdestraitsprésents,etplusoumoins«perceptibles»,dansunobjet:queTristan et Isolde soit plutôt une exaltation morbide de la passion ou une amorce de dissolution dusystème tonal, la Vue de Delft plutôt l’écrin précieux d’un fameux petit pan de mur jaune ou une« chevauchée de théorèmes83 », c’est assez clairement affaire de « vision », c’est-à-dire d’attention.CommeditRogerPouivet:«Ilestappauvrissantderéduirelafonctiond’exemplificationàdescasoùlacodificationestconventionnaliséeparunusagesocial84.»

J’ignoresicettemiseengardeviseGoodman,etmêmes’ilseraitopportundelaluiadresser,maiscequimeparaîtsûr,c’estqu’ellevautpour tousetdansl’absolu: lesvaleursd’exemplificationd’un

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objetnepeuventêtreréduitesàcellesqueluiprescrituneconventionsocialeouinterindividuellequedans les limites de cette convention (« Cet objet est un exemple de tire-bouchon ») ; hors de cetteconvention,l’objet,ouplusexactementsonusager,retrouvesalibertéd’interprétation:cetobjetpeutexemplifiertouteslesclassesauxquellesilappartient,etdontenretourlesprédicatspeuventledénoter.Reconnaître cette liberté n’est pas un geste laxiste, ni une profession d’anarchisme sémiotique (oulogique),carilresteposéqu’unobjetnepeutexemplifierquelespropriétésqu’ilpossède,etquelalistedecespropriétésnedépendpasducapriceabsoludesonrécepteur:d’unobjetvertetcarréjesuislibred’activer la propriété vert ou la propriété carré, mais non, sans obligation de justifier ce choixparadoxal85, les propriétés rouge ou circulaire. Les œuvres d’art, du fait qu’elles procèdent d’uneintention auctoriale parfois déclarée, peuvent supporter le poids de cette intention d’unemanière quientrave, ou pour lemoins oriente, les choix interprétatifs de leurs récepteurs,mais cette limite n’estjamais infranchissable, et encoremoins incontournable : le fait que Prokofiev ait intituléSymphonieclassiquesapremièresymphonieopus21nem’interditpasd’ytrouverdesaccentsmodernistes,riennem’obligeàtenircomptedusujetmythologiquedeLaChuted’Icare,le«côtéDostoïevski»deMmedeSévigné n’était certainement pas programmé par l’exquise marquise, et si Proust défendait soncommentaireendisantqueceslettres,d’elles-mêmesetsansinterventioninterprétativedequiconque,«soulignent»,«exhibent»et«mettentenavant»cetteétrangeparenté,chacuncomprendraitqu’ilredoubledemétaphoresenattribuantàunobjet(encesens)inerteleproposesthétiquequ’illuiimposerétroactivement.Lescapacitésd’exemplificationdesœuvresne sontpasplusdéterminéesquecelles,disons,desobjetsnaturels,etenunsenselleslesontmoins,parcequel’Histoirequilesportenecessede modifier l’horizon de leur perception ; « Les traits qu’un objet exemplifie, dit excellemmentCatherine Elgin, sont fonction des catégories qui les subsument. Ainsi les occasions d’exemplifieraugmententlorsqu’oninventedenouvellescatégories.Certainesneserévèlentqu’aprèscoup.Lorsquesesœuvresfurentexposéespourlapremièrefois,ilétait,pourdesraisonsévidentes,impossibledevoiren Cézanne un précurseur du cubisme. Actuellement ses tableaux réclament à grands cris une tellelecture,tantilsexemplifientdefaçonmanifestelatournurequevontprendrelesévénements86.»Ilyadenouveau,danscettedernièrephrase,uneinflexionanthropomorphiquepeut-êtredenatureàmasquerlerôleinterprétatifduspectateur,maislefaitenlui-mêmeestclair:lestoilesdeCézanneexemplifientaujourd’hui pour nous, de manière éclatante, un trait qu’elles ne pouvaient exemplifier ni pour lescontemporainsdeCézannenipourCézannelui-même,etquiestd’«annoncerlecubisme»–commeMme de Sévigné, selon Proust, par le subjectivisme de son écriture, « annonçait » Dostoïevski etsurtout,selonmoi,Proustlui-même.Jereviendraiplusloinsurlesimplicationsdeceseffetscatégorielspropres aux œuvres d’art, mais il importait d’insister ici sur ce double point : que ces effets sontprincipalement liés à la fonction d’exemplification, et que les exemplifications artistiques sont aussi(sinon plus) ouvertes que les autres exemplifications esthétiques, c’est-à-dire qu’elles sont dans unelargemesureattentionnelles.

Contrairement donc aux exemplifications fermées par convention qui caractérisent lefonctionnement des échantillons, les exemplifications esthétiques sont essentiellement ouvertes parceque indéterminées, et c’est cette indéterminationqui fonde leprincipede saturation. «Chaquedétailcompte»encesensquechaquedétail(chaquepropriété«possédée»)peutêtre,àunmomentouàunautre, activé, ou « mobilisé », par l’attention du récepteur87, qui en applique le prédicat à l’objetconsidéré.Selonqueceprédicatestlittéral(«cetteégliseestromane»,«cepréludeestensimineur»)oufiguré(«cetteégliseestmodeste»,«cepréludeesttriste»),lapropriétérelèvedel’exemplificationstricto sensu ou de l’exemplification figurale, généralement métaphorique (c’est ce dernier modesymbolique, je le rappelle, que Goodman baptise expression), mais éventuellement métonymique88,

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commelorsqu’onditqu’unversdeBaudelaireestracinienou,denouveau,qu’unephrasedeSévignéest dostoïevskienne. À l’indétermination de l’assignation générique s’ajoute donc celle du transfertfigural:nonseulementunobjetrelèvetoujours,plusoumoinsobjectivement,deplusieursprédicats(deplusieursclassesd’appartenance),quedecefaitilpeutexemplifier,maisencorechacundecesprédicatspeut être métaphoriquement ou métonymiquement interprété en plusieurs sens, que de ce fait il« exprime » ou « évoque » indirectement : une composition musicale peut, selon la dispositionattentionnelle de chacun de ses auditeurs, exemplifier sa « forme », son mode, sa tonalité, soninstrumentation,sontempo,sonstyle,etc.,etchacunedecespropriétéspeutexprimer,plusoumoinslégitimement, selon les auditeurs et les occurrences, les sentiments les plus divers : rien après toutn’obligequiconqueàtrouver«triste»unpréludeensimineur,ou«majestueuse»uneouvertureenutmajeur.Jenesuispassûr,d’ailleurs,quelescatégoriesfiguralessoientaussiétanchesetaussistablesquene le supposait la rhétorique classique, et encoremoins que leurs distinctions soient, surtout ici,d’uneimportancecapitale;nidavantageladistinctionentreprédicatslittérauxetfigurés,quidetoutefaçonsubissent l’érosion,entreautres,de l’évolution linguistique :direqu’unecouleurest« froide»n’estplusunemétaphorequ’au titred’unerétrospectionhistorique,parlerd’unaccord«pâle89»serapeut-êtreunjouraussitechniquementetobjectivementlittéralquelesontaujourd’huidevenueslesbluenotesdelagammeafro-américaine,etlechoixmesemblebiendifficile,etbienoiseux,entre«celiedexprime…»et«celiedexemplifieleromantisme».Les«expressions»d’aujourd’huisontpeut-êtreles«exemplifications»dedemain–etviceversa.

La fonction d’exemplification, encore une fois, n’est pas un indice certain, ni une conditionsuffisante de la relation esthétique. Le passage du dénotatif à l’exemplificatif, lorsque je cesse deconsidérer le sens prescriptif d’un panneau de sens interdit pour m’interroger sur ses propriétésaspectuelles,nesignepasabsolument,jel’aidit,l’entréedanslerégimeesthétique,etpasdavantagelefait d’observer soudain que telle pièce d’un jeu d’échecs est dépareillée, ce qui neme détourne uninstant de sa valeur fonctionnelle qu’au profit d’une simple assignation générique : « Ce fou blancn’appartientpasaumêmeensemblequelesautres.»Jenesuispassûrquel’onpuissespécifiercommeesthétique une attention aspectuelle sans faire intervenir un nouveau facteur, que Goodman refuseabsolumentdeconsidérer,etquenousn’allonspastarderàenvisagersanslui,maisilmesembleentoutcasquelesdeuxcritèresd’exemplificationetdesaturationsyntaxiquedoiventêtreiciétroitementliés.OnavuqueGoodmannefaisaitaucuneplaceàcequipourraitêtreune«saturationsémantique»,etjenesuispassûrdedevoirlefaireàsaplace.Cepourraitêtrequelquechosecommel’indéterminationdusens (le « sens pluriel » des herméneutes), que nous retrouverons peut-être avec le cinquièmesymptôme.Lasaturationsyntaxique,en revanche,amanifestementpartie liéeavec l’exemplification,puisqu’elle favorise (ou révèle) le basculement de l’attention du dénotatif (ou plus généralement dufonctionnel)vers l’exemplificatif,autrementditvers lespropriétésaspectuelles–deceàquoisertunobjetverscequ’ilest,ouplutôtverscequ’on lui« trouve».Lesymptômeleplussûrde l’attentionesthétique serait donc quelque chose comme une exemplification saturée (ou saturante), c’est-à-direencoreunefoisdontlafonctionsémiotiqueresteraitouverteetindéterminée.

Unetelleinterprétationtombepeut-êtresouslecoupdelacritiqueadresséeparPoleàUrmson,de« déterrer de vieilles racines avec une nouvelle houe » – nommément, de retrouver la bonne vieille«contemplationdésintéresséedelaBeschaffenheit»ducherEmmanueloul’«intransitivité»deVivas,redéfinies(ousimplementrebaptisées)danslestermesd’unesémiotiquepost-peircienne.Jenesuispas

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sûrquecereprochesoitabsolumentdécisif:aprèstout,silesnouvelleshouesretombentsurlesvieillesracines,celaprouvepeut-êtrequelesvieillesracinessontbienlà,etqu’ilyaquelquechoseàenfaire.

Goodmanlui-mêmesembleavoirperçucetteobjection,qu’ils’efforcederepousserencestermes:«Considérer une telle exemplificationalité (sic) comme esthétique peut sembler une concession à latradition qui associe l’esthétique à l’immédiat et au non-transparent et qui veut donc que l’objetesthétiquesoittenupourcequ’ilestenlui-mêmeplutôtquecommesignifiantquoiquecesoitd’autre.Mais l’exemplification, tout comme la dénotation,met en rapport un symbole avecun référent, et ladistanceentreunsymboleetcequis’yappliqueouqu’ilexemplifien’estpasmoindrequeladistanceàceàquoi ils’appliqueouqu’ildénote90.»L’exemplificationestbienunmodederéférenceaumêmetitrequeladénotation,mêmesielleprocèdeensensinverse(del’objetauprédicat,etnonduprédicatàl’objet), et l’on ne peut donc la définir théoriquement comme une abolition,mais plutôt comme unrenversement du transit symbolique. Aussi les œuvres sans fonction dénotative, comme en généralcellesdelamusique,del’architectureoudelapeinturenonfigurative,sont-elles,encesens,toutaussi«symboliques»quelesautres:«Iln’yapasquelesœuvresquireprésententquisoientsymboliques.Unepeintureabstraitequine représente rienpeut exprimer, etdonc symboliser,un sentimentouuneautrequalité,oubienuneémotionouuneidée91»,etmêmelesobjetsnaturels,quandilsagissent(c’est-à-diresontreçus)commeobjetsesthétiques,partagentcettefonctionsymbolique–quoiquesurunmode(plus)purementattentionnel,puisqu’onnepeutréférerleursvaleursexpressivesàl’intentiond’unagenthumain.Mais ce simple renversement est, spontanément et en pratique, perçu par le sujet esthétiquecomme une véritable suspension du transit, qui le détourne, aumoinsmomentanément, de traverserl’objetàlarecherche(etauprofit)desafonction,symboliqueouautre,etl’engageàleconsidérerdemanièredésintéresséeet,commeditStolnitz,«pourlui-mêmeseul».

La relationesthétiqueestdonc toutaussi transitivement sémiotiqueque la relationordinaireauxobjetsreçuscommepratiquesou(seulement)dénotatifs,maislerenversementdedirectionqu’elleopèreet l’attention saturante auxpropriétésde l’objetqu’elle exige la fontpercevoir comme intransitive etpurement contemplative, comme si cette contemplation ne dégageait aucune signification. Elle endégage autant (contempler, c’est justement chercher et trouver des valeurs d’exemplification oud’expression–«cettetulipeestmauve»,«cetteégliseestromane»,«cettemusiqueestjoyeuse»–quisontdessignifications),maisd’unautreordre,etd’uneautremanière,quidonnel’impressiond’unesignificationimmanente,ou,commedisaitSartre,d’une«transcendancetombéedansl’immanence92».Goodman reconnaît d’ailleurs cet effet en disant que les traits esthétiques « tendent à réduire latransparenceetàexigerlaconcentrationsurlesymbole[…].Quandl’exemplificationentreenscène,nous devons réfréner notre habitude de passer d’emblée du symbole à ce qu’il dénote93 ». « Cespropriétéstendentàcentrerl’attentionsurlesymboleplutôtque,ouaumoinsenmêmetempsque,surceàquoiilseréfère[…].Nousnepouvonspassimplementregarderàtraverslesymboleversceàquoiil réfère comme nous le faisons en obéissant à des feux de signalisation ou en lisant des textesscientifiques,maisnousdevonsêtreconstammentattentifsausymbolelui-même[…].Cetaccentmissurlanon-transparencedel’œuvred’art,surlaprimautédel’œuvreparrapportàceàquoielleréfère,loin d’impliquer qu’on refuse ou qu’on néglige les fonctions symboliques, découle de certainescaractéristiquesdel’œuvreentantquesymbole.C’estlàuneautreversiondel’opinionselonlaquellelepuristeaentièrementraisonetentièrementtort94.»CetteformuledélibérémentambiguëtrouveunéchodanslapropositiondeDantoselonlaquellelesœuvresd’art(et,selonmoi,les«objetsesthétiques»engénéral) sont«desobjets semi-opaques95 ».Elles le sontd’ailleurs en aumoinsdeux sens : l’unestceluiquivientdenousoccuper(l’exemplificationn’estpasexactementl’interruptiondetransitqu’elleparaît être), et l’autre est que les valeurs d’exemplification n’abolissent pas les valeurs dénotatives

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(quand il y en a), mais s’y ajoutent : s’intéresser à la composition d’un tableau figuratif ou aux«sonorités»d’unpoèmen’exigepasquel’ondevienneaveugleousourdàleursignification,pasplus,sil’onmepassecettecomparaisonsimplette,quepercevoirlateinted’unevitrecoloréen’empêchequel’onperçoivecequ’elle laissevoir, etqu’elle colore–et réciproquement. Il envademême,mutatismutandis, des éventuelles fonctions pratiques, que l’attention aux propriétés d’objet n’occulte pasnécessairement : si « une église peut être belle sans être désaffectée », réciproquement l’admirationesthétiquepouruneéglisen’empêchepasforcémentd’ysuivrelamesse,nonplusqu’apprécierlaformed’un nuage ne dissuade d’ouvrir son parapluie, ou celle d’un paysage de « s’informer du revenu »,commeCharlesBovaryàlaVaubyessard96.

Cettenotionde«semi-opacité»mesemblecapablederésoudrel’antinomiequiopposelestenantsdedeuxesthétiquesextrêmes,etabusivementexclusives,dontonpourraitqualifierl’unedeformalisteet l’autre (enélargissant l’acceptioncourante)de«fonctionaliste».Jeviensdedireque l’admirationesthétiquepouruneéglisen’empêchepasd’ysuivrelamesse,maiscen’estapparemmentpasl’avisnil’expérience d’Étienne Gilson, qui confesse qu’à Venise les Véronèse de Saint-Sébastien lui font«oublierlamessependantqu’[il]regarde97».C’étaitencoremoins,àPort-Royal,celuideJeanHamon,quirecommandaitauxsolitaires«defermerlesyeuxlorsqu’ilspriaientdansuneéglisetropbelle»,nide la mère Angélique, qui supprimait tous les ornements de la chapelle de la maison parisienne,déclarantbravement:«J’aimetoutcequiestlaid.L’artn’estquemensongeetvanité.QuidonneauxsensôteàDieu98.»Et l’onpourraitainsi remonter,aumoins, jusqu’auxcampagnesdesaintBernardcontrel’opulenceclunisienne.Selonunetelledisposition,uneéglisenepourraitêtrejugéebellesans,enquelquesorte, se«désaffecter»d’elle-mêmeenperdant toute fonction religieuse,et l’onnepourraitêtreà la foiscroyantetamateurd’art.Maisselon ladisposition inverse,onnepourraitapprécieruneœuvresansadhérerpleinementàsafonctionet/ouàson«message».C’étaitparexemplel’opiniondeRuskin,pourqui«lesformesarchitecturalesnepourrontjamaisvraimentnousravirsinousnesommespasensympathieaveclaconceptionspirituelled’oùellessontsorties99».DansunenoteàsatraductiondeLaBibled’Amiens,Proustciteenregardl’«idéecontraire»(formaliste,donc),qu’iltrouveexpriméeencestermesparLéonBrunschvicg:«Pouréprouverlajoieesthétique,pourapprécierl’édifice,nonpluscommebienconstruitmaiscommevraimentbeau,ilfaut[…]lesentirenharmonie,nonplusavecquelque fin extérieure,mais avec l’état intime de la conscience actuelle. C’est pourquoi les anciensmonumentsquin’ontplus ladestinationpour laquelle ilsontété faitsoudont ladestination s’effaceplusvitedenotre souvenir seprêtent si facilementet si complètementà la contemplationesthétique.Unecathédraleestuneœuvred’artquandonnevoitplusenellel’instrumentdusalut,lecentredelaviesocialedansunecité;pourlecroyantquilavoitautrement,elleestautrechose100.»Proust,quivoitlà,àjustetitre,«lacontrepartiemêmedeLaBibled’Amienset,plusgénéralement,detouteslesétudesdeRuskinsurl’artreligieuxengénéral»,s’abstienticideprendrepartidanscedébatfictif(mêmes’illuiarriveailleursdecondamnerlesdésaffectationsd’églisescommedesactesdepurvandalismedontelles«mourront101»).Ilmesemblequ’ilfaitbien:lafonctionesthétique,sielleestclairementdistinctedesfonctionspratiques, n’en est ni dépendante ni exclusive ; elle s’accommode aussi biende l’adhésionmaintenue ou renouvelée aux « conceptions », spirituelles et autres, qui ont présidé à la productiond’uneœuvre,oudel’indifférence(nefût-cequeparignorance)àleurégard,oudequelque«hésitationprolongée»entrecesdeuxattitudes;ellen’exigenitransparenceabsolueniopacitéradicaleàcequ’àtraverselle,selonlaformuledeRuskin,«nospères[ounoslointainscousins]nousontdit».Lesûrest,commeditMalraux,quelesœuvres«ressuscitentdansnotremondedel’art,nondansleleur»,etquenousentendons«ce[qu’elles]nousdisent»102;maisleurmonden’estpasnécessairementdifférentdunôtre, ce qu’elles nous disent n’est pas nécessairement différent de « ce qu’elles ont dit » – ni

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nécessairement lamême chose –, et rien n’assure que le «message » d’origine ait été par vocationd’ordre extra-esthétique, ni que l’actuel soit par définition d’ordre exclusivement esthétique. Bref,l’adhésion fonctionnelle ou symbolique n’est sans doute ni une condition nécessaire ni un obstacleinfranchissablepourlarelationesthétique,quiinvestitcequ’elleveut,commeelleveut.

Unetelledescriptiondel’attentionesthétiquenepeutmanquerderappelercellesqu’ontproposées,du«langagepoétique»oudela«fonctionpoétique»,desauteurscommeRichards,Valéry,SartreouJakobson,quitousontinsistésurl’intransitivitérelatived’unmessagequiaccentuela«perceptibilité»de sa forme et devient par là « intraduisible », c’est-à-dire non susceptible de s’« abolir » dans sasignificationoudes’échangercontreunautremessagedemêmesignification.Jenevaispaségrenerune fois de plus la litanie de ces propositions, devenues aujourd’hui quasi proverbiales103 ; je citeraiseulement celle-ci, quime semble consonner au plus près : « L’attitude poétique considère lesmotscommedeschosesetnoncommedessignes.Carl’ambiguïtédusigneimpliquequ’onpuisseàsongréletraversercommeunevitreetpoursuivreàtraversluilachosesignifiéeoutournersonregardverssaréalitéetleconsidérercommeobjet104.»J’épargneaulecteurlaparaphrasegénéralisantequis’imposed’elle-même, mais j’insiste une dernière fois sur le fait que l’attention exemplifiante renverse (oudétourne)letransitplutôtqu’ellenelebloque:considérerunsigne(ouquoiquecesoit)«commeunobjet»n’estpascongédiertoutesignifiance,maisplutôten«poursuivre»uneautre,quis’ajouteàlapremièreets’yadaptebienoumal.La«considération»selonlaquelle«ceversestunalexandrin»estaussi chargée d’activité sémiotique (mais d’un autre ordre), que celle selon laquelle « ce vers parled’amour».Valérysimplifiaitsansdouteexagérémentlefaitenassurantquecertainesparoles«agissentsurnous sansnous apprendregrand-chose» ;mais il se reprenait aussitôt en ajoutant : «Ellesnousapprennentpeut-êtrequ’ellesn’ont rien ànous apprendre ; qu’elles exercent, par lesmêmesmoyensqui, en général, nous apprennent quelque chose, une tout autre fonction. » Cette « action », cette«fonction»nesontnullementdépourvuesdesens,etnousapprendrecelan’estcertespasneriennousapprendre.Signifierl’insignifianceestencoreunesignifiance,etnondesmoindres.

Underniersymptôme?

Le cinquième et dernier symptôme goodmanien, découvert (« ajouté ») postérieurement à lasecondeéditiondeLangagesdel’art,estceluidela«référencemultipleetcomplexe,oùunsymboleremplit plusieurs fonctions référentielles intégrées et en interaction, certaines directes et certainesmédiatiséesàtraversd’autressymboles105».Unenoteprécisequecesfonctionssymboliquesmultiplesdoivents’exercersimultanément,cequiexclutl’«ambiguïtéordinaire,oùuntermeadeuxdénotationsoudavantage,toutàfaitindépendantes,àdesmomentsetdansdescontextestoutàfaitdistincts».Cettedistinction est donc entre la polysémie courante, par exemple du mot français pêche, dont les deuxréférences sont enprincipedisjointes et alternatives (cemotdésigne rarement, enusage, à la foisunsportetunfruit),etl’ambiguïtéchèreauxthéoriciensdu«langagepoétique»,oùlesdeuxréférencescoexistent, ou pour le moins restent indécidables (ce que pourrait d’ailleurs réaliser un énoncévolontairement ambigu comme « L’été est la saison de la pêche106 »). En l’absence de précisionssupplémentaires de la part de Goodman, il me semble que ce cinquième symptôme est lui-même«complexeetmultiple»,rassemblantsouslemêmechefdeuxmodesdistinctsdepluralitésémantique:celui de l’ambiguïté, où plusieurs dénotations coexistent sur un même plan, et celui de latransnotation107figurale,oùundénotéestàsontourdénotant,commelorsquelemotflammedésigneun

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phénomènephysiquequisymboliseparanalogieunsentiment,cequiconfèreàflammeunefonctiondedénotation indirecte et un statut de figure – en l’occurrence, demétaphore ;mais toute autre figure,comme la synecdoque voile pour « navire », ou l’antiphrase génialpour « stupide », est tout aussitransnotative.

La formulation laconiquedeGoodmansemblebienviser icides faitsdedénotation,quine sontd’ailleursnullementnégligeables,nullementréservésàl’expressionverbale(undessincommelelapin-canarddeJastrowest,saufeffetdecontexte,indécidable;unsymbolegraphiquecommelacroixréfèreà une religion à travers un instrument de supplice) et effectivement caractéristiques, quoique nonexclusifs,desituationsdetypeesthétique:onaccepteplusvolontiersunénoncéambigucomme«L’étéest la saison de la pêche » dans un contexte plaisant que dans une communication pratique oùl’équivoqueseraitmalvenue.Maisrienn’interditapriorid’illustrerlecritèrederéférencemultiplepardes relations d’exemplification multiple – qui peuvent être, de nouveau, soit spécifiées dans laprésentationd’uneœuvre(untitrecommeSymphoniefantastiqueouTragédieoptimisteimposeàlafoisuneassignationgénériqueetunecouleurthématique),soitlaisséesadlibitumàl’activitéprédicativedurécepteur–cequinousramèneévidemmentaucritèred’exemplificationouvertedéjàproposéavecousansl’accorddeGoodman.Quantà l’exemplificationcomplexe,ou indirecte,elleest toutsimplementconstitutivede cemode symbolique, puisqu’unobjet exemplifie toujours à la fois (denouveauentreautres,saufspécificationexpresse)unedesesclasses,unedesclassesàlaquelleappartientcetteclasse,etainsidesuite:cetire-bouchonestuninstrumentbachique,uninstrument,unobjetmatériel,unobjetd’attention;leParthénonestuntempledorique,untemplegrec,untemple,unédifice,uneœuvre,etc.Goodman lui-même illustre ce fait à propos d’œuvres d’art en observant qu’un tableau peut « êtredans»,etdoncexemplifier,lestyledePicasso,celuidesapériodebleue,celuidel’artmoderne,etc.108.

En somme, ce cinquième symptôme tard venu109 me semble correspondre assez bien à cette«saturationsémantique»quinouséchappaittoutàl’heure,avecladoubleappartenance(dénotationetexemplification) qui s’attache à tout fait de saturation, et l’effet d’intransitivité fonctionnelle qui endécoule : « L’ambiguïté, disait Jakobson, est une propriété intrinsèque, inaliénable, de toutmessagecentrésur lui-même,bref,c’estuncorollaireobligéde lapoésie.Nousrépéterons,avecEmpson,que“lesmachinationsdel’ambiguïtésontauxracinesmêmesdelapoésie”110»;peut-êtrefaut-ilplutôtdire,ensensinverse,quel’ambiguïté(etl’indirectionfigurale)favorisel’accentuationdumessage.Maiscesymptôme,commelesquatreautresplusnécessairequesuffisant,nenousfaitpassortirduterraind’unedéfinitionpurement sémiotique, et doncpurement cognitive, de la relation esthétique.Les aspectsdecette relation que découvre et décrit la théorie goodmanienne me semblent peu contestables ; pourautant,jenecroispasquecettedescriptionsoitcomplète,nidoncqu’ellenousfournisseunedéfinition–nousavonsvud’ailleursqueGoodmann’yprétendnullement.Aurisquedesembler,quantàmoi,yprétendre, je dirai que ce qui manque le plus à sa théorie (ce qu’elle manque le plus, et le plusdélibérément–jereviendraiplusloinsurlesraisonsqu’ilendonne),etsansquoiaucunedescriptiondelarelationesthétiquenepeutêtreuntantsoitpeufidèle,c’estsadimensionaffective,c’est-à-diresapartd’appréciation.Ilestpeut-êtretempsd’yvenir.

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17.L’appréciationesthétique

C’estavecunebonneraison,ditSancho,quejeprétendsavoirunjugementsurlesvins:c’estlàunequalitéhéréditairedansnotrefamille.Deuxdemesparentsfurentunefoisappeléspourdonnerleuropinionausujetd’un fûtdevin, supposéexcellentparcequevieuxetdebonnevinée.L’und’eux legoûte,lejugeet,aprèsmûreréflexion,énoncequelevinseraitbon,n’étaitcepetitgoûtdecuirqu’ilperçoitenlui.L’autre,aprèsavoirpris lesmêmesprécautions,rendaussiunverdictfavorableauvin,maissouslaréserved’ungoûtdefer,qu’ilpouvaitaisémentdistinguer.Vousnepouvezimagineràquelpoint tous deux furent tournés en ridicule pour leur jugement. Mais qui rit à la fin ? En vidant letonneau,ontrouvaensonfondunevieilleclé,attachéeàunelanièredecuir.

CetépisodeduQuichotte111est invoquéparDavidHumedanssoncélèbreessaiDelanormedugoût112pourillustrerlamanièredontonpeutselonluiéchapperaurelativismeou,commeilpréfèrediredemanièremaintenant113 plus dépréciative, au « scepticisme » enmatière de ce que nous appelonsaujourd’huil’appréciationesthétique.Cedangerprésuméestinférédel’observationfaiteparlemêmeHume,audébutdecemêmeessai,de ladiversitédes jugementsselon les individus, lescontrées, lesépoques,lesgénérationsoulesâgesdelavie.Humeesteffectivementl’undespremiers114àfairecetteobservation,aprèsdessièclesd’unephilosophiedontl’articlecardinal,depuisleBanquetdePlatonenpassantparThomasd’Aquin,étaitqueleBeauestunepropriétéobjectivedecertainsobjets,decertainsêtresoudecertainesœuvres115,propriétédontlescomposantessontplusoumoinsclairementétablies,et dont l’évidence doit s’imposer à tous. Je n’entre pas dans le détail de l’enquête humienne sur ladiversité des goûts, diversité dont le fait, sinon les conséquences, est d’ailleurs aujourd’hui trèscouramment admis.C’est au-delà de ce fait que s’établit la controverse, et la solution, passablementpalinodique, envisagée par Hume est encore emblématique de certaines positions actuelles. Elle estd’unesimplicitéplutôtdésarmante,ets’énonceainsi:lesjugementsdegoûtsontcertesdiversetmêmesouvent contradictoires, mais cette discordance tient simplement au fait que certains sont meilleursjugesqued’autres,commelesparentsdeSanchoPança,quisaventdécelerdansunegorgéedevinlegoût communiqué par la présence d’une clé à lanière de cuir, sontmeilleurs juges que ceux qui nel’avaientpasperçu,etdontlagrossièretédepalaispeutsecomparer,pouremprunteraumêmetexteuneautre comparaison célèbre, à l’aveuglement de qui ne saurait pas distinguer – différence objective etmêmemesurable–lahauteurdumontTénérifedecelled’unetaupinière,oulalargeurd’unemaredecelled’unocéan116.

La faiblesse de cette parabole saute aux yeux : le diagnostic desœnologues parents de Sancho(« un léger goût de fer et de cuir ») trouve sa confirmation dans une épreuve objective, qui est ladécouverte,aufonddutonneau,delacléresponsabledecettesaveurparasite,maisundiagnosticn’estpas une appréciation, et en matière de jugements de goût, c’est-à-dire d’appréciations, la preuveobjective est un peu plus difficile à établir. Mais sans doute vaut-il la peine de s’attarder un peudavantagesurlasituationévoquéeparcettehistoire.

Ladécouvertede la clé semblebienprouverdemanièrepéremptoire la justessedegoûtdenosdeuxœnologues–même si l’onpasse sur le fait, observé récemment parGeorgeDickie117, que l’un

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d’euxn’adéceléquelegoûtdeferetl’autrequelegoûtdecuir,cequinefaitdechacund’euxqu’undemi-expert.Mais,aprèstout,laprésencedelacléetlegoûtdeferetdecuirnesontentreeuxquedansune relationdecausalitéprobable, etnoncertaine, comme l’estparexemple,dit-on, la relationentrel’anomalieapparueunjourde1846danslescalculsdeLeVerrieretl’existence,observéeaprèscoup,delaplanèteNeptune;etd’ailleurs,lesdeuxparentsdeSanchon’ontpasexactementdiagnostiquélaprésenced’uneclé,maisseulementperçuungoûtdeferetdecuir,dontlacausepourraitêtred’untoutautreordre,etmêmeéventuellementindécelable.Acontrario,l’absenceconstatéedecetteclén’auraitnullementdisqualifiéleurpalais:ellelesauraitseulementprivésd’untriomphefacile,etfondésuruneinductionpluséclatantequesolide:unvinpeutavoirungoûtdeferetdecuirsanscontenirlamoindreclé,niquelqueobjetdeferetdecuirquecesoit;etréciproquement,untelobjetpourraitfortbiensetrouver là sans communiquer au vin la moindre saveur perceptible. Dickie118 imagine un troisièmeexpertinvoquantuncertaingoûtdecuivre,qu’aucunedécouverteobjectiveneviendraitconfirmer;plussimplementetpluscouramment,quandunœnologuetrouvedanssonverreunparfumdevioletteouungoûtdeframboise,iln’attendd’aucuneépreuveobjectivelaconfirmationdesondiagnostic,quidefaitn’estpasnonplusundiagnosticausenspleindeceterme,c’est-à-direl’interprétationd’unétatdefaitcommeindice,ou«symptôme»,d’unautreétatdefaitauquelilrenvoiecommeàsacause.Danslessituations ordinaires comme dans le cas évoqué par Cervantès, le jugement de l’œnologue est unesimpleobservationsansaucuneprétentioninductive:legoûtdefer,oudeframboise,estunfaitensoi,quinerenvoieàaucunecause–etjedoutequ’onsachetoujours,questionpeut-êtreoiseuse,d’oùvientàtelvinlasaveurdetelfruit.Moyennantquoi,siunautreœnologueappeléencontre-expertisesoutientquecevinn’apaslemoindregoûtdeframboise,maisbienuntrèsévidentgoûtd’abricotqu’unenfantdecinqansauraitpudéceler,lesdeuxavisresterontfaceàfacesansqu’aucuneépreuveobjectivepuisseles départager, fût-ce en faisant quérir, commeGrouchoMarx, ledit enfant de cinq ans.Ce qui peutressembler le plus à la prétendue épreuve duQuichotte, c’est évidemment celle des dégustations àl’aveugleaucoursdesquellesdesexpertsdoiventtenterdedécouvrirlaprovenanceduvinproposé,cruetmillésimecompris:celuiquiauraproposé«château-lafite1976»seraeffectivementconfirmédanssondiagnostic(cettefoislemotestbienàsaplace)etdanssonexpertiselorsqu’ondévoileral’étiquetted’unauthentiquelafite1976.Pourtant,icicommetoutàl’heure,cetteconfirmationneprocèdetoujourspasd’uneinférencecertaine,commecellesquejeprête,peut-êtrenaïvement,àlamécaniquecéleste:unmargaux1974pourraitavoir,parhasard, lemêmegoûtquelesusdit lafite,quipourraitàsontourpartager celui d’un rothschild 1982, et ainsi de suite, laissant place à ce que j’appellerai une erreurjudicieuse,c’est-à-dire lefaitdesetromperàbonescientendécelantcorrectementdansunobjetunepropriétéplusordinairementprésentedansunautre119–commeonpeut inversement« tomber juste»sansraison,tell’aveugledePlatonquiprendlabonnerouteparhasard,oupourdemauvaisesraisons,commelepiètreexpertquiéviteraitd’attribueràVermeerun fidèlepastichedecepeintre,nonparcequ’il y flairerait la « forgerie », mais parce qu’il n’y reconnaîtrait même pas le style de Vermeer,triomphantainsiparpureincompétence.

Maislepointessentiel,mesemble-t-il,estlesuivant:danslediscoursdeSancho,lediagnosticseprésentecomme justifiant, etdonccommeparticipant àuneappréciation (un«verdict»),puisque laprésence d’un léger goût de cuir ou de fer est invoquée à l’encontre de la qualité du vin ;mais cetargument supposedéjàétablie la liaison toujoursdifficiledu fait à lavaleurqueHume,précisément,voudraitendéduire:carilresteentoutétatdecauseàdémontrerquelelégergoûtdeferoudecuirsoitdenatureàdétériorer(ouaméliorer)celuiduvin.Deuxœnologuespeuventfortbiens’accordersurlaprésenced’unesaveur«enbouche»,ets’opposersursavaleurgustative;sansallerjusqu’auferetaucuir, le fameux « petit goût de pierre à fusil » si apprécié par les amateurs de sauvignon n’est pas

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nécessairement du goût de tous. La découverte de la clé à lanière de cuir peut établir ce queHumeappellela«délicatesse»dugoûtdesparentsdeSancho,c’est-à-direlajustessedeleurperception,maisnullementlajustessede«jugement»(d’appréciation)qu’ilsprétendentyattacher.Unegrandepartdusophismetientévidemmentàl’ambiguïté,enlaplupartdeslangueseuropéennes,dumotgoût(etaussibien du mot jugement), qui désigne tantôt une capacité de discernement factuel (savoir déceler laprésenced’unesaveur,ouplusgénéralementd’unepropriété),tantôtunecapacité,pourmoidouteuse,etmême proprement impensable, à porter sur cette propriété ce qu’on croit pouvoir appeler une«appréciationjuste».Enraisondecetteéquivoque,oùs’opèreuneconfusiondufaitetdelavaleur,etpour éventer encore une formule déjà passablement madérisée, disons que l’œnologie telle que laconçoit Sancho n’est pas, et ne peut pas être, une science exacte, ni même une science tout court.L’esthétique120nonplus,quoiqu’enaitpenséHume,ouplutôtquoiqu’ilenaitsouhaité,peut-êtresanstropd’illusions;maisavantderevenirsurceterrain,jeveuxtirerdutonneaudeSancho–commeondisaitavantl’inventiondel’alcootest–undernierverrepourlaroute.Commelegoûtdeferetdecuir,legoûtdeframboiseoudepierreàfusilseveutuneobservation,sipeuvérifiablesoit-elle;maisaprèstout,quandlecommundesmortelssepenchesurungobelet,cen’estpasleplussouventpourdevinerune provenance, ni même vraiment pour analyser un bouquet et une saveur en bouche, mais toutsimplement,commedit lachanson,pour savoir si levinest«bon»–c’est-à-dire s’il luiplaît–,demêmequejeregardegénéralementuntableau,nonenexpertquejenesuispas,pourl’attribueràsonauteur,maispoursavoirs’ilest«beau»–c’est-à-dires’ilmeplaît.Ilnes’agitplusicid’identifierunfait,etmoinsencored’eninférer lacause,commedansuneprocédured’attribution; ils’agitbiendeportercequ’onappelleuneappréciation, et cette fois-ci le recours à l’avisdes expertsn’estplusdemise,carrienn’estplusabsurdeetmoinspertinentquedes’enremettreàautruipourcequirelèvedugoûtdechacun:«Monsieur,railleStendhalàproposduconformismefrançais,faites-moil’amitiédemediresij’aiduplaisir121?»Dûttoutelacompagnies’esclafferdemon«mauvaisgoût»,préférerlapiquetteauvindesCanariesouSullyPrudhommeàBaudelaire(Humedit:OgilbyàMilton)estmondroit le plus strict, et nul ne peut m’imposer une véritable préférence. Me ranger à l’avis desconnaisseurs ne peut être qu’un trait d’inauthenticité, qui ne modifiera nullement mon goût, maisseulement le discours insincère que j’en tiendrai, et peut-être l’opinion contrite que j’en aurai sousinfluence(«J’aimemieuxlapiquette,maisjedoisavoirtort»).Le«goût»pourcecioupourcelaestunfaitpsychologique,peut-êtrephysiologique,etcen’estpasunfaitsurlequelonpuisseeffectivementagir de l’extérieur par contrainte ou par raisons démonstratives : le jugement esthétique est « sansappel », c’est-à-dire autonome et souverain. Seule une évolution intérieure, effet par exemple duvieillissement ou de ce qu’on appelle couramment une éducation, pourrait lemodifier, et sans doutevaudrait-ilmieuxdireencecasqu’ilsemodifielui-même.Maisdansl’instant,hicetnunc,iln’estaupouvoirdepersonne,ycomprisdemoi-même,demodifiereffectivement,c’est-à-direauthentiquement,mon appréciation. Cela tient à son caractère rigoureusement subjectif, et c’est précisément ce traitqu’EmmanuelKant–dontleretourenscène,àlasuitedeHumeetaprèsmentionduvindesCanaries,nesurprendrapersonne–qualified’esthétique.

L’esthétiquedujugement

LepremierparagraphedelaCritiquedelafacultédejugers’intituleeneffet,d’unemanièrepournousassezcurieuse,«Lejugementdegoûtestesthétique».PuisqueKantappelle«jugementdegoût»(Geschmacksurteil) ce qu’aujourd’hui nous appelons couramment le jugement esthétique, cettepremièreproposition,jel’aiditplushaut,peutsemblerunepuretautologieselonlaquellelejugement

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esthétiqueest…esthétique.Enfait,cetadjectifachezKantdeuxsignificationstrèsdistinctes.Cequenous appelons jugement esthétique, et qui porte par exemple et pour parler vite (et faux) sur la«beauté»ou la« laideur»deschoses,Kant lenommeeneffet leplusconstamment« jugementdegoût»,empruntantce termeetcettenotion,commebiend’autreschoses,àune traditionantérieureàlaquelleappartenaitévidemmentHumelui-même.Etcequedésignechezluil’adjectif«esthétique»,c’est le fait que ce jugement, je cite, « n’est pas un jugement de connaissance, n’est donc pas unjugement logique,maisesthétique,c’est-à-direun jugementdont leprincipedéterminantnepeutêtrerienautrequesubjectif122».Ceprincipedéterminant,c’estunsentimentdeplaisiroudedéplaisir,etlejugement esthétique du type « Cet objet est beau » ne fait absolument rien d’autre qu’exprimer cesentiment, sur lequel, comme sur tout sentiment, aucun argument, aucune démonstration ni aucune«preuve»objective,s’ilenétait,nepeutagireffectivement.Aucuneclé,avecousanslanièredecuir,ne peut, en matière de goût, départager les « bons » des « mauvais » juges ni convaincreauthentiquement qui que ce soit de la « fausseté » de son sentiment, une telle expression étant toutsimplement dépourvue de sens123. Ni l’avis d’autrui ni l’allégation de règles générales ne peuventimposer à quiconque un assentiment intérieur. « Bien entendu, il peut faire comme si la chose luiplaisaitafindenepaspasserpourmanquerdegoût;ilpeutmêmecommenceràdouterd’avoirassezformé son goût par la connaissance d’un nombre suffisant d’objets d’un certain type […]. Il luiapparaîtra néanmoins très clairement que l’assentiment d’autrui ne fournit pas le moindre argumentprobantlorsqu’ils’agitdejugerdelabeauté[…].Ilsemblequecesoitlàunedesraisonsessentiellespourlesquellesonadésignéprécisémentparlesubstantifdegoûtcettefacultédejugeresthétiquementdeschoses.Eneffet,onaurabeaum’énumérertouslesingrédientsd’unplatetmefaireobserverquechacund’entreeuxm’estagréableparailleurs[…],jeresteraisourdàtoutescesraisons,etjegoûteraileplatavecmalangueetmonpalais:jeferaiensuiteconnaîtremonjugement(quin’obéirapasàdesprincipesuniversels)124.»L’esthétiquekantiennes’opposedoncdiamétralement,jenediraipasàcelledeHume,quiestenfaitunpeuplusincertaineouplusfluctuantequ’ellenelevoudrait,maisàcellesquisejugeraientillustréesparl’histoiredelacléàlanièredecuirtellequel’interprèteSancho,c’est-à-dire comme preuve, non seulement d’une « délicatesse » de perception, mais d’une justessed’appréciation.Autrementdit,àcellesquiproposentoupostulent,voiresimplementrecherchent,cequeHume appelle une « norme du goût », un critère du Beau, un fondement objectif de l’appréciationesthétique.Jediraisvolontiers,endestermesplusactuels,cellesquicherchentàéviterlerelativismeenmatière esthétique – s’il ne se trouvait, pour compliquer un peu les choses, que Kant lui-mêmes’efforcerabientôtd’échapperàcerelativisme.Maisnousn’ensommespasencorelà.

Au point où nous en sommes, en effet, l’analyse du jugement que nous appelons esthétique seréduit au constat de son caractère « esthétique », c’est-à-dire purement subjectif. Ce caractère, nousl’avonsvu,est toutà faitcommunà l’appréciationesthétiqueetàcequeKantappelle le« jugementd’agrément », c’est-à-dire exprimant un plaisir physique, ou plaisir des sens : celui qu’on éprouve,disons,puisquecetexemplepudiqueestdécidémentlesien,àdégusterunverredevindesCanaries.Cetrait de subjectivité, qui les distingue tous deux, par exemple du jugement de connaissance ou dujugement«pratique»oumoral–quisont,eux,fondéssurdesconceptsdepropriétésobjectivesoudesprincipesd’intérêtsupérieur–,nesuffitdoncpasàdéfinirlejugementesthétiquedanssaspécificité.Cequi le définit, c’est-à-dire, puisque cette distinction sera désormais suffisante, ce qui le distingue dujugementd’agrément,c’est,nousl’avonsvuetjen’yrevienspas,lefaitd’être«désintéressé»,ausensparticulierqueKantdonneàceterme,c’est-à-direden’êtrepasfondésurunintérêtportéàl’existenceeffectivedel’objetconsidéré,pourcetteraisonsimplequ’ilneportequesursaBeschaffenheit.

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Le jugement esthétique ainsi défini dans ce qu’il partage avec le jugement d’agrément (lasubjectivité)etdanscequi l’endistingue (l’intérêtexclusifpour la forme), ilneseraitpas toutà faitfauxdeprétendrequel’esthétiquekantienneaénoncéendixpagestoutcequ’elleavait(debon)àdire,et que la suite n’en sera qu’une sorte d’appendice facultatif, quelque peu redondant et parfoissophistique.Ceproposdécisiftientd’ailleursendeuxphrasesquiformentlaconclusiondu«premiermoment » de laCritique : « Le goût est la faculté de juger et d’apprécier un objet ou unmode dereprésentation par une satisfaction ou un déplaisir, indépendamment de tout intérêt.On appellebeaul’objetd’unetellesatisfaction125.»Onpeutobserveraupassagelamanièredontcequiavaitétépendantdessiècleslecentredelaréflexionesthétique(leBeau)setrouveiciréduitàunstatutsecond,dérivéeten quelque sorte périphérique : le beau n’est maintenant rien de plus que « l’objet d’une tellesatisfaction » ; ce n’est plus le beau qui définit la satisfaction esthétique, mais l’inverse, commel’annonçaitdéjàassezinsolemmentlapremièrenotedecemêmetexte:«Legoûtestlafacultédejugeretd’apprécierlebeau.Quantàcequipermetd’appelerbeauunobjet,c’estàl’analysedesjugementsdegoût qu’il reviendra de le découvrir126. » Ici comme ailleurs, la philosophie kantienne procède doncexactementàcequesonauteur,sansfaussemodestiemaissommetoutesansexagération,appelaitune«révolutioncopernicienne»–maisensensinverse,puisqueicilecentredegravitationsedéplacedel’objet vers le sujet : si le beau n’est rien d’autre que le contenu de l’appréciation subjective,l’esthétique, jusqu’iciconçuecommesciencedubeau,nepeutêtreune telle science,car ilnepeutyavoird’étude,etencoremoinsdescience,decequin’apasd’existenceobjective.Ilyadesobjetsquecertainsjugentbeaux,etcesobjetspeuventêtreétudiéscommeobjets,maisnoncommebeaux:ilpeutexister,etd’ailleursilexisteunesciencedesfleurs,desétoilesoudescathédrales,maisnondelabeautédesfleurs,descathédralesoudela«voûtecéleste»(laquelle,typiquement,n’estunobjetqu’aupointde vue esthétique, puisque au point de vue scientifique le ciel n’a rien d’une voûte), et l’esthétiquecomme étude, éventuellement comme « science », ne peut être rien d’autre qu’une « méta-esthétique127»,c’est-à-direl’étudedel’appréciationesthétiqueelle-même.

Untelpropospeutsemblercontradictoire,puisqu’ilposeàlafoisquel’appréciationestsubjectiveetqu’ellepeutfairel’objetd’uneétude,possibilitéquejeviensderefuserà«cequin’apasd’existenceobjective».Laréponseestquec’estlecontenudel’appréciation(la«beauté»,la«laideur»,etc.,del’objet apprécié) qui n’a pas d’existence objective, parce qu’il résulte d’une objectivation erronée del’appréciationelle-même.Celle-ci,enrevanche(l’actedejuger«beau»ou«laid»cetobjet),estunfait, évidemment«subjectif»,maisbien réelen tantqu’événementpsychologique,etobservable,aumoinsindirectementàpartirdesesdiversesmanifestations,enparticulierverbales–etàcetitre,objetd’étudevalideetlégitime.Jediraisvolontiers,endégageantmaintenantdecetteformulationradicalelaresponsabilitédeKant,quel’appréciationesthétiqueestunfaitsubjectifréeldontlecontenuobjectivé(leprédicatd’appréciation)est,commetel,illusoire.Etdoncqueleseulfaitquiseprêteiciàl’étude,théorique(générale)ouempirique(casparcas),estl’appréciationelle-même,objetd’uneanalyseméta-esthétiquequ’onnecontinuerad’appeler«esthétique»quepourenallégerlelexique;mais,aprèstout(avant tout), l’inventeur du terme, Baumgarten (1750), ne définissait pas cette nouvelle « science »autrement que comme l’étude de certaines conduites cognitives. Le terme « esthétique » est donclégitime,àlaconditionexpresseden’yjamaischercheruneillusoire«sciencedubeau».Nousavonsaffaireàdesobjets(d’attention)esthétique,nousavonsaffaireàl’acte(«jugementdegoût»)deleurprêterdes«qualitésesthétiques»,maisnousn’avonsjamais,etpourcause,affaireàces«qualités»elles-mêmes,autrement (ditàpeuprèsKant)quedans l’analyse,etcommecontenu,dece jugement.CommedisaitdéjàunproverbequeHumeparaphrase128avantdelerenier:«Labeautéestdansl’œilduspectateur»(Beautyisintheeyeofthebeholder).

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Nous voici donc en présence de deux conceptions de l’appréciation esthétique : celle quesymboliselaclédeSancho,etcellequirésulte,selonmoi,delarévolutionkantienne.Iln’yaurapasdemapartgrandeffortàqualifierlapremièred’objectiviste,etlasecondedesubjectiviste,niàconfirmerquejemerallietotalementàcettedernière,entreautresaunomdufait,dûmentreconnuparHume,deladiversitédesappréciations,etdecelui,manifestéparluibieninvolontairementetcommeacontrario,qu’aucune clé d’aucune sorte ne peut départager les appréciations contradictoires comme elle le faitpour les simples diagnostics.Cettemotivation s’appelle évidemment relativité, et elle trouve dans lesubjectivismekantienunappuidécisif,mais,jel’aidit,ilseraitabusifd’enrôlerKantlui-mêmedanscecamp, car la suite de la troisième Critique le montre au contraire fort soucieux d’éviter cetteconséquence:sonesthétiqueesttypiquementsubjectiviste,maisellesegarde,ouplutôtellesedéfend,autantqu’ellelepeut,durelativismequimesembledécoulerdecetteposition.Laprotectionqu’ellesetrouve consiste comme on sait à trouver dans l’appréciation esthétique ce que Kant qualifie de« prétention légitime » à l’universalité, c’est-à-dire à l’unanimité des jugements de goût. Il y a danscettenotionquelquepeucontradictoiredeprétentionlégitimedeuxaspectsévidemmentdistinctsdontlaliaison n’est nullement assurée : l’un est la prétention elle-même, c’est-à-dire le fait que, lorsque jeformeunjugementesthétique,jerevendiquequetoutunchacunlepartage;l’autreestlalégitimitédecetteprétention,c’est-à-diresonappuisurunfondementréel.Lefaitsupposédecetteprétentionrelèveenprincipedelasimpleobservation:selonKant,toutjugementesthétiqueexigel’assentimentdetous,etcetteexigenceestl’undestraitsquiledistinguentdujugementd’agrémentphysique.Jecite:«Encequiconcernel’agréable,chacunconsentàcequesonjugement,qu’ilfondesurunsentimentpersonnelet privé, et en vertu duquel il dit d’un objet qu’il lui plaît, soit du même coup restreint à sa seulepersonne.C’estpourquoi,s’ildit:“LevindesCanariesestagréable”,iladmettravolontiersqu’unautrelereprenneetluirappellequ’ildoitplutôtdire:“Celaestagréablepourmoi”[…]encequiconcernel’agréable,c’estdoncleprincipesuivantquiestvalable:àchacunsongoût[…].Ilenvatoutautrementdubeau.Ilseraitbienaucontraireridiculequequelqu’unquisepiqued’avoirdugoûtsongeâtàs’enjustifierendisant:“Cetobjet[…]estbeaupourmoi.”Car[…]s’ilaffirmequequelquechoseestbeau,c’estqu’ilattenddesautresqu’ilséprouvent lamêmesatisfaction: ilne jugepaspour luiseulement,maispourtoutlemonde,etilparlealorsdelabeautécommesic’étaitunepropriétédeschoses129.»

Jereviendraisurcederniermembredephrase,quimesemblecapital;observonsseulementpourl’instant que le commesi (alsob) qui y figure décrit encore l’universalité du jugement comme pureprétention,sansfondementassuré,etdontlecaractèreparadoxalestsoulignéailleursparlerappeldufaitquelegoûtjuge(c’estlaconséquence,ouplutôtladéfinitiondesoncaractère«esthétique»)sansconcept.Le fondement de légitimation que va lui donner Kant consiste en deux faits, dont l’un estd’ordrelogique,etl’autrepurehypothèseadhoc.Lepremieresteneffetunraisonnementprêtéausujetesthétique et tenupour évidemmentvalide : du fait quemon jugement esthétique, contrairement auxautressortesdejugement,est«désintéressé»,c’est-à-diren’estdéterminéparaucunintérêtpersonnel,physiqueoumoral,ilestàmesyeuxnécessairementpartagépartous,etdoncuniversel.Ons’étonneunpeudevoirunmotifaussiabstraitfigurerdansuncontexteenprincipedominéparunpursentiment(deplaisiroudedéplaisir),etencoreplusdevoirvalidéparlephilosopheunraisonnementaussifaible,ouexpéditif,puisqu’iln’envisagepasd’autreraisonquel’intérêtquipuisserendreidiosyncrasique,etdoncnullementuniversel,unjugementdegoût.C’estévidemmentoublieraupassagelesmotifsempiriquesdedésaccordqu’avaitdécelésHume,etquitiennentparexempleàladiversité,nativeouacquise,nonpasdesintérêts,maisdessensibilitésindividuelles.Kantnereconnaîtpasexplicitementcettefaiblesse,maisilvabientôttrouverunsecondfondementdelégitimité,qu’ilinvoqueraplusloinàproposd’uneseconde«prétention»dujugementdegoût,àvraidirepeudistinctedelapremière:laprétentionàla

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nécessité;cefondementdesecours,c’estl’hypothèsedecequeKantappellelesensuscommunis,ousenscommunesthétique.Aunomdecettehypothèseet,denouveau,contrairementà l’observation lapluscourante, lesujetesthétiqueindividuelpostuleunecommunautéde«sentiment»(desensibilité)entre tous les hommes, qui les ferait naturellement s’accorder dans leurs jugements degoût.Kant segarde de dire explicitement s’il juge lui-même cette postulation fondée ou non : il se contente de laposercommenécessaireàlalégitimitédelaprétentionetdel’attribuerausujetesthétique,commeilluiattribuaitplushaut l’argumentduplaisirdésintéressé.Cela fait en sommedeux raisonspourcroireàl’universalitéetàlanécessitédujugementesthétique,sansattenteràsoncaractèresubjectif,c’est-à-diresansposeruncritèreobjectifdubeau:chacunjugebeaucequiluiplaît(etlaidcequiluidéplaît)demanière désintéressée, et revendique l’assentiment universel, au nom, premièrement, de la certitudeintérieure de ce caractère désintéressé et, deuxièmement, de l’hypothèse rassurante d’une identité dugoûtparmileshommes.Surcettedoublebasedoublementfragile,etendébordantlargementcequ’elleautorise,Kantconclutpardeuxfoisdemanière,pourlecoup,fortdogmatique:«Estbeaucequiplaîtuniversellement sans concept », et « Est beau ce qui est connu sans concept comme objet d’unesatisfactionnécessaire»130. Iln’estpasdifficiledeconjoindrecesdeuxpropositionssouscette formeapocryphe et synthétique : « Est beau ce qui plaît sans concept d’une manière universelle etnécessaire.»Iln’estpasdifficilenonplusd’observerquelaconclusiondépassesesprémisses.Cequ’aréellement montré Kant, c’est tout au plus que le jugement esthétique prétend à la nécessité et àl’universalité ;mais la légitimité de cette double prétention reste à démontrer ; je doute qu’elle soitdémontrable,jedoutequelesvoiesempruntéesparKantpourlefairesoientlesplussûres,etjedouteencore plus qu’elles soient véritablement cohérentes avec son point de départ, qui me paraît, lui,incontestable, et qui est la subjectivité radicale du jugement esthétique comme simple expressionobjectivante d’un sentiment de plaisir ou de déplaisir. Il me semble encore une fois que toute cetteargumentation, passablement spécieuse, n’est qu’une tentative désespérée pour échapper à laconséquenceinévitabledececonstat,quiestunefoisdepluslarelativitédujugementesthétique.

L’objectivation

Maisjereviensàcemembredephraselaissétoutàl’heureensuspens,etquimesemblelepointcrucialdel’analyse:selonKant,celuiquiporteunjugementdegoût«nejugepaspourluiseulement,maispourtoutlemonde,etilparlealorsdelabeautécommesic’étaitunepropriétédeschoses».Denouveau, la locution comme si confirme clairement la conviction deKant, qui est accessoirement lamienne,queladitebeautén’estpasunepropriétédel’objet,maisquesonaffirmationn’estqu’unefaçond’exprimer le jugement favorable que porte sur lui le sujet esthétique.Un peu plus loin131, Kant, seréférant à la problématique de laCritique de la raison pure et voulant montrer que les jugementsesthétiquessontdesjugementssynthétiquesapriori,proposecettedescriptionàmonsenstrèsparlante:lorsqu’onporteunjugementesthétique,onlieàuneperceptionunsentimentdeplaisiroudedéplaisirquiaccompagnelareprésentationdel’objet,etqui«luitientlieudeprédicat».Cesdeuxpropositionsserejoignentenceciquelesujetesthétiqueattribueàl’objet,àtitredeprédicat,unepropriétéquidoitêtrelacauseobjectivedesonpropreplaisiroudéplaisir,etqu’ilappellesa«beauté»–outouteautre«qualité»esthétique.D’autrepart, ilmesemblequeleet,dans laphrasequinousoccupe(«Il jugepour tout lemondeet il parle de la beauté comme si c’était une propriété des choses »), contient etdissimuleunerelationplusforte,quin’estpasdesimplecoordination,maisdesubordinationcausale:jediraispourmapart:lesujetesthétiquecroitpouvoirjugerpourtoutlemonde,parcequ’ilfaitdelabeautéunepropriété(sous-entenduetpardéfinition:objective)del’objetqu’ilapprécie.Quandjedis

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quecetterelationcausaleestdissimuléedanscettephrase,j’entendsqu’ellemesembleéchapperàKantlui-même,quipasseàcôtéd’ellesanslapercevoir,sansdouteparcequ’ilnesouhaitepaslapercevoir.Eneffet,silevéritableetleseulmotifdelaprétentionàl’universalitétientàlacroyance,évidemmentfausse pour Kant lui-même, en l’existence d’une propriété esthétique objective telle que beauté oulaideur, alors cette prétention se trouve ipso facto disqualifiée, et frappée d’illégitimité ; elle n’estqu’uneillusion,commelacroyancesurlaquelleellesefonde,etc’estdenouveaulachute,siredoutéede Kant et de bien d’autres, dans le relativisme. D’où l’occultation de ce motif en tant que tel, etl’allégationlaborieusedesdeuxautres,quejerappelaisàl’instant:lapreuveparledésintéressementetl’hypothèseduconsensusesthétique.

IlmesemblepourtantquecefaitqueKantsignaleicietailleurs,sans(vouloir)reconnaîtretoutesaportée, est tout à fait constitutif du jugement esthétique. Ce fait, de psychologie empiriquemais deprésencetrèsgénérale,sinonuniverselle,c’estcequel’onpeutappelerl’objectivationdujugement,etc’est la tendance naturelle à attribuer à un objet, comme une propriété objective, la « valeur » quidécouledusentimentqu’onéprouveàsonendroit.Jenesuisd’ailleurspassûrquecemouvementsoittout à fait propre à l’appréciation esthétique, car il me semble qu’en bien des circonstances lesjugementsd’agrément(deplaisirphysique)s’accompagnentd’unetelleprojection:contrairementàcequ’affirmeKant,ilnousarriveconstammentdedirequ’unvin,desCanariesoud’ailleurs,est«bon»,sansjugernécessaireoupertinentd’ajouteruneclauserelativisantetelleque«dumoinspourmoi»,etilnousarrivemêmefréquemment,commeauxparentsdeSancho(etàleurscontradicteurs),oubliantleprincipede gustibus non disputandum, de contester le goût de ceux qui ne partagent pas le nôtre,commes’ilsmanquaientàreconnaîtrelapropriétéobjectivequijustifieànosyeuxnotreappréciation.CommeditGombrichavecunesimplicitéetunbonsensexemplaires,«l’hommeestunanimalsocialetil a besoinqu’on l’approuve132 », sur quelque plan que ce soit.Mais je laisse de côté cette questionsecondaire,quitoucheàladistinction,àmonavisunpeuforcéeparKant,entreappréciationesthétiqueet appréciation physique. Que le motif de cette distinction soit évident, et qu’il soit bien celuiqu’indique Kant (savoir : que l’appréciation esthétique concerne davantage l’aspect des choses, etl’appréciationphysiquedavantageleurexistenceeffective)n’entraînepasnécessairementunedifférencede fonctionnement sur tous lesplans,etcelui-cimesembleuncasdeconvergence,dont lacauseestd’ailleursassezclaire:enmatièred’agrémentphysiquecommeenmatièred’appréciationesthétique(etd’autresencore, sansdoute), lemouvementd’objectivationest enquelque sortenaturel, et faitpartieintégrantedusentiment–etl’objectivismecaractéristiquedetantdethéoriesesthétiques,maisnondecelledeKant,enestensommelaphilosophiespontanée,oula«théorieindigène».Onnepeutaimeroudétesterquelquechoseouquelqu’un,surquelqueplanquecesoit,sanssupposerquecesentimentaitune cause, ce qui est assuré, et que cette cause soit entièrement contenue dans l’objet, ce qui l’estbeaucoupmoins.Elleyestenunsens,maispartiellement,etentantquelarelationentrecetobjetetcesujetsupposedepartetd’autreunedéterminationréciproque:sij’aimelevindesCanaries,cen’estpasparcequelevindesCanariesest«bon»enlui-même(iln’estcertainementpas«bon»pourtouteslesespècesanimales,etmêmeprobablementpaspourunenfantdesixmois),maiscen’estpasnonplussans aucune raison tenant à ce vin ; si j’aime le vin des Canaries, c’est parce qu’il existe entre sespropriétés(objectives)etmongoût(subjectif)unerelationdeconvenancequiexpliquemonplaisir–unplaisirqueneprovoquerapaschezmoiunautrevin,etquecemêmevinneprovoquerapaschezunautredégustateur.Bref,commedisaitMontaigneenautre (maisproche)propos, je l’apprécie«parcequec’estlui,parcequec’estmoi».

L’appréciationesthétiquereposesurunerelationdemêmesorte :si je trouve«belle»unefleurquemonvoisintrouvelaide,ouindifférente,c’estenraisond’unaccordquisefaitentrecettefleuret

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moi (entre ses propriétés objectives etma sensibilité propre), et qui ne se fait pas entre elle etmonvoisin.Laraisondessentimentsesthétiquesestdanscesfaitsdeconvenancequi,commetouslesfaitsderelation,onteux-mêmesundoublemotif,dansl’objetetdanslesujet.Lemouvementd’objectivationfugitivement et obliquement observé par Kant, et quimérite une attention plus soutenue, consiste àattribuer unilatéralement à l’objet l’entière responsabilité de cette relation bilatérale, comme si cetterelationdépendaitentièrementde l’objet– et commesi cetobjet, parvoiede conséquence,devait laprovoquernécessairementetuniversellementcheztouslessujets.Cetteprojectionestuncasparmibiend’autres de méconnaissance de la part de subjectivité qui marque, comme l’a bien montré Proust,l’ensembledenosrapportsaumonde,maisGeorgeSantayanan’apastort,mesemble-t-il,d’enfaireletrait le plusmarquant de la relation esthétique, dans une page dont on ne retient ici ou là que cettephraseplus souvent citéequebien comprise, et parfois injustementmoquée133 : «Beauty is pleasureobjectified134.»Celanesignifiepas,commeon l’interprèteparfois,que l’objetbeau soitun«plaisirobjectifié»(carpourSantayanacommepourKantiln’yapasd’objetbeauensoi,maisseulementdesobjets auxquels le sujet prend un plaisir esthétique),mais que cette valeur (subjective) de plaisir estattribuéeparlesujetàl’objetcommesielleenétaitunepropriété–objective,commetoutepropriété.Cetteattribution,notons-le,débordedebeaucouplesimplefaitd’identifierdansl’objettellepropriétécommemotifdel’appréciation:direqu’unobjetapourmoiunevaleuresthétique,positiveounégative,parce qu’il présente telle propriété (« J’aime cette tulipe parce qu’elle est rouge ») est une simpleinférence, exacte ou non135, d’un effet subjectif à sa cause objective. L’illusion esthétique, c’estl’objectivation de cette valeur elle-même (« Cette tulipe rouge est belle »), qui présente l’effet (lavaleur)commeunepropriétédel’objet,etdecefaitl’appréciationsubjectivecommeune«évaluation»objective.Laprétendueévaluationesthétiquen’estpourmoiqu’uneappréciationobjectivée.Eneffet,l’évaluation,ausenspropreet légitime,estuneappréciationfondéesurdescritèresobjectifs,commelorsqu’unexpertévalueunobjetselonsonétatetlecoursdumarché;l’appréciationesthétique,quantàelle,seprendetsedonnepourl’évaluationqu’ellen’estpasetnesauraitêtredèslorsque(etdanslamesureoù)elleobjective,illusoirement,sesmotifsencritères.

Laraisondecetteméprisetientsansdouteàlaprésenceintensedel’objetdelarelationesthétique,quiestàbiendeségardsunerelationdefascination,oùlesujettendàs’oublierlui-mêmeetdoncàtoutrapporterà l’objet,ycomprissapropreactivitévalorisante.Santayana136observeassez justement,mesemble-t-il, que la principale différence entre plaisir physique et plaisir esthétique est le fait que lepremiersoitplusprécisémentlocalisé,oufocalisé,rapportéàsonorganedeperceptionet,sij’osedire,d’exercice, tandisquedans le second l’organe sensible,par exemple lavueou l’ouïe, est enquelquesortetransparent.Onpeutcertesdire(etjuger)qu’unecouleurestagréableàl’œilouunsonagréableàl’oreille,maisc’estqu’onestlàdanslecasdecequeKantappelleleplaisir(physique)d’agrément;lavue d’un tableau ou l’audition d’une symphonie, a fortioripeut-être la lecture d’un poème ou d’unroman, procurent un plaisir plus global, en grande part intellectuel, et qu’on ne rapporte pas aussispontanément à l’appareil d’un sens, que la transitivité de son action contribue à faire oublier.Cettetransparencesensorielleàl’objetprésentfavorisel’illusionobjectiviste,etunecontre-épreuvetoutàfaitcourantemesembleconfirmercetteexplication:sinousdisonsspontanément,parexempleenprésence(fût-elle seulementmentale)d’un tableauquinousplaît,«Ce tableauestbeau»,et s’ilnous fautuneffortsurnous-mêmespour (éventuellement)corrigercetteassertionobjectivanteen«Ce tableaumeplaît»ou«J’aimecetableau»,enrevanche, lorsquenousportonsuneappréciationsurunensembleplus vaste, ou plus générique, nous disons tout aussi spontanément (et selon moi plus justement) :

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«J’aimeVermeer»ou«J’aimeMozart»,ouafortiori«J’aimelapeinture»ou«J’aimelamusique».Dansunetellesituation,eneffet, laprégnancedel’objetsingulierdisparaît,et laisseplaceàuneplusjuste appréciationducaractère subjectifde l’activitévalorisante.La relationauxobjets singuliers, enrevanche, donne lieu à une activité « judicatrice137 » où l’exploration cognitive, si synthétique,voirerudimentaire, qu’elle puisse être parfois, semêle à l’appréciation affective dans l’attribution, fût-ellemuette,decequeKantappellepertinemmentdes«prédicats».Nous retrouveronsplus loincepointcapital.

IlmesembledoncensommequeKantaraisondetrouverdanslejugementesthétiqueunecertaineprétention à l’universalité, mais qu’il en exagère à la fois l’importance et la spécificité et qu’il enméconnaît,oupeut-êtreenoccultepartiellementlavéritablecause,etcepourlesbesoinsdesonpropos,quiestdelégitimercetteprétention,seulmoyend’échapperaurelativismequidécoule,inévitablementselonmoi,delareconnaissanceducaractèresubjectifdesvalorisationsesthétiques.Jeneniepaspourautant l’existence factuelle, mais à vrai dire très ponctuelle et même erratique, du fameux sensuscommunis : il va de soi que deux individuspeuvent s’accorder sur une appréciation esthétique, et sideux,pourquoipastrois,quatre,ouplusieursmillions;maisils’agitlà,danslemeilleurdescas,decequeKant appelle un accordgénéralet purement empirique, et nullement d’un accord universel etapriori,queseulpourraitassurerunfondementobjectif.Lehasardetsurtoutl’acculturationysontpourbeaucoup,etjenecroisd’ailleurspasquedetellesconvergences,mêmeentredeuxindividusdecultureaussiprochequel’onvoudra,puissentportersurlatotalitédeleuruniversesthétiquecommun.Bref,larévolutionkantienneouvreaurelativismeuneportequetousseseffortsultérieursneparviennentpasàrefermer.Cequ’ontbiencomprislesantirelativistescontemporains,commeMonroeBeardsley,GeorgeDickie,FrankSibleyetquelquesautres,qui,au-delàdeleursdivergencesetàtraversbiendesnuances,s’accordentpourrejeterdumêmegeste lesubjectivismeets’efforcentderenoueravec l’objectivismeprékantien. À bien des égards, la question de l’appréciation esthétique reste aujourd’hui encore leterrain d’un débat, àmon avis inconciliable, entre les deux partis que symbolisaient ici les noms deHumeetdeKant,c’est-à-direentreobjectivismeetsubjectivisme.

D’uneesthétiqueobjectiviste

Typiqueenceladelaméthodeanalytiqueanglo-américaine,pourquilaphilosophieestavanttoutuneenquête,nonsurlemonde,maissur«lesmanièresdontonpenselemondeetdontonenparle138»,l’esthétiquedeMonroeBeardsleyseprésentecommeunemétacritique:«Iln’yauraitpasdeproblèmesd’esthétique,ausensoùjemeproposededélimitercechampd’étude,sijamaispersonneneparlaitdesœuvres d’art. Aussi longtemps que nous prenons en silence – réserve faite de grognements ougémissementsoccasionnels,demurmuresd’ennuioudesatisfaction–plaisiràunfilm,unrécitouunchant,iln’yapasd’appelàlaphilosophie.Maisaussitôtquenousémettonsuneassertionàproposdel’œuvre,diversessortesdequestionspeuventapparaître139.»Telleestlapremièrephrasedecelivredeplus de six cents pages, de loin le plus considérable monument de l’esthétique analytique. C’estévidemment sedonner commeobjet non la relation esthétique en elle-même,qui échapperait à touteétudedèslorsqu’ellerestemuette,maislediscoursparlequelilluiarrivedes’exprimer.Cettepremièrerestrictions’aggraved’uneseconde,qu’indiquefortnettementlesous-titredecetouvrage:«Problèmesenphilosophiedelacritique».Cepassagedusimpleproposesthétiqueordinaireaudiscourscritiqueprofessionnelsignaleindirectementunpassagedel’objetesthétiqueàl’œuvred’art,puisqu’iln’existepasde«critique»esthétiquedesobjetscourants,etencoremoinsdesobjetsnaturels140.Defait,l’étudede Beardsley porte essentiellement sur la relation aux œuvres d’art, qu’il tient, en raison de leur

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« fonction spécialisée » à cette fin, pour « des sources plus riches de valeur esthétique, qu’ellesprocurentàunplushautniveau141»(c’estlepartiprishégélien,inversedeceluideKant).Maisenfin,Beardsleynecontestepasenprincipequelesobjetsnaturels,aumoins,puissentfaireeuxaussil’objetd’unerelationesthétique(ensestermes,typiques:que«lanatureaitunevaleuresthétique,parfoisàundegréconsidérable»),etnousverronsmêmeplusloinqueparcertainsaspectssathéories’appliquemalà la relation aux œuvres d’art – par quoi il rejoint très paradoxalement, et très involontairement,l’esthétique kantienne. Il me semble donc que l’on peut, malgré son propos déclaré, traiter samétacritique comme une méta-esthétique, et particulièrement dans la partie qui nous concerne pourl’instant,etquiestunethéoriede«l’évaluationcritique»etde«lavaleuresthétique»: telssont lestitresdes chapitresX etXI, que l’on peut considérer comme formant un tout142, et dont la séparationformellemesemblemêmeplutôtfâcheuseparlesdisjonctionsconceptuellesqu’elleentraîne.

L’évaluation143 esthétique peut, selon Beardsley, invoquer trois sortes de raisons : génétiques,affectives, et objectives. Les premières, qui tiennent à l’origine de l’œuvre et particulièrement auxintentionsde(ouquel’onprêteà)sonauteur,nesontpasvalides,parcequ’ellesfontdépendrelavaleurd’une œuvre de données qui lui sont extérieures, et dont certaines échappent d’ailleurs à notreconnaissance : l’illusion de l’intention144 est un cas particulier de l’« illusion génétique », qui croitpouvoirinterpréteretévaluerunobjetparlaconsidérationdesescauses.Lessecondesraisonsn’ensontpas,puisquefaireétatd’unsentimentn’indiquepaslaraisondecesentiment:dire«Cetobjetadelavaleurpuisqu’ilmeplaît»n’expliqueévidemmentpaspourquoicetobjetmeplaît,afortioripourquoiila de la valeur ; cet énoncé peut constituerun jugement de valeur, mais non le justifier. Les seulesraisons valides sont donc les raisons objectives, c’est-à-dire qui se fondent sur des propriétésobservables de l’objet. Ces propriétés, à la fois objectives et axiologiquement positives, sont, denouveau,aunombredetrois:l’unité,lacomplexitéetl’intensité145:uneœuvrequiprésentecestroisqualités possède une valeur esthétique intrinsèque, et leur allégation constitue donc bien une raisond’évaluation(positive).MaisBeardsleyn’ignoreévidemmentpasl’objectionquepeutrencontreruntelaxed’argumentation,etqu’il formule lui-mêmeen reconnaissantque le raisonnement«Cetobjetestunifié,doncilestbeau»pècheparnonsequitur,puisqu’ilsupposeétablielamajeureimplicite«Toutcequiestunifiéestbeau»,querienn’obligelogiquementàadmettre.Jereviendraisurcettequestioncapitale, qui ne sert pour l’instant qu’à introduire trois théories de l’argumentation critique queBeardsleyrejettetouteslestrois:lathéorie«émotive»,pourlaquellelejugementesthétiquen’estriend’autre que l’expression d’une émotion146 ; la théorie « performative », pour laquelle le jugementesthétique n’est pas une assertion véritable, mais plutôt (ce qu’on appelle depuis Searle) une«déclaration»,quiconfèreunevaleurplutôtqu’ellenelaconstate147;etlathéorie«relativiste»,quisoutientquelesjugementsdépendentdesdispositionsparticulièresdesindividusoudesgroupesquilesénoncent – et n’ont donc aucune validité objective. La théorie émotive tombe naturellement sous lecoupdelamêmecritiquequela«raisonaffective»,qu’elleentérine;lathéorieperformativepècheparméconnaissancedufaitqueles«verdicts»esthétiques,commelesautres,s’appuientsurdesattendusdefait:onne«confère»unevaleuràunobjet,commeonnedécoreunepersonne,quelorsqu’onl’enjugedigne,etdetelles«déclarations»n’ontriendecommunaveclesvéritablesperformatifs,quisontdesactesaccomplispardespersonneshabilitées(«Jevousdéclareunisparlesliensdumariage»)148;cesontdes«verdicts»dansunsenstrèsmétaphorique,quitientàl’«autorité»decertainscritiques,c’est-à-direàleurinfluencesurlepublic(«SiGreenbergl’adit…»),etquenousretrouverons,maisenfaitcesontbeletbiendesassertions,quidoiventcommetellespouvoirs’appuyersurdesargumentsdefait–jemêleunpeu,ici,mavoixàcelledeBeardsley,parcequejepartagesurcepointsonavis.

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Maisl’essentielestévidemmentsacritiquedela«théorierelativiste»(àquoipeut,selonmoi,seramenerlaprétendue«théorieémotive»).Cettethéorie,ditBeardsley,s’appuiesurla«diversité»desjugementsesthétiques;maisl’existencededeuxjugementsopposésneprouvenullementl’impossibilitédetrouverdescritèresobjectifsquipermettent(Beardsleyretrouveicisansledirel’argumentationdeHume)d’établir la justessede l’unet la faussetéde l’autre.«Ce seradoncnotreprincipalproblèmedanslechapitresuivant[XI]:nousvoulonssavoirsil’adoptiondecritèrestelsqu’unité,complexitéetintensitépeutêtrejustifiée[…].Laquestioncentraleestcelle-ci:ya-t-ilunepreuvedécisivedecequecertainesraisonsàl’appuidejugementscritiquespuissentêtredonnéesouacceptéesparungroupedecritiques,raisonsqu’unautregroupeconsidéreraitcommecomplètementàcôtédelaplaque,etqu’iln’yaenprincipeaucunmoyenrationneldeconvaincred’erreurl’unoul’autregroupe?Jenecroispasqueles relativistespuissentapporterune tellepreuve.Mais j’admetsqu’ondisequec’estplutôtauxnon-relativistes de prouver l’existence d’un tel moyen. Et c’est cette démonstration que je vais tenterd’apporterdanslechapitrequisuit149.»Lathéorierelativiste,ainsidécrite,estpurementnégative:ellepose une impossibilité, qu’elle ne peut évidemment prouver, puisqu’on ne peut apparemment jamaisprouveruneimpossibilité.Enrevanche,elleseraréfutéeipsofacto,ainsiquelesdeuxautres150,siunethéorie«nonrelativiste»(enfait,objectiviste)réussitàfairelapreuvecontraire,dontBeardsley,ensonnom,assumeélégammentlacharge:celledel’existencedecritèresobjectifs–oubliantapparemmentqu’ilenadéjàalléguétroisauparagrapheprécédent,quej’aimentionnésplushautetquenousallonsretrouverdansunautreemploi.

Maisladémonstrationannoncéevaprendre,auchapitresuivant,untourunpeuoblique:lathéorieobjectiviste que l’on attend, Beardsley va la refuser, ainsi que son antithèse subjectiviste, pourfinalementproposercequ’ilprésentecommeunetroisièmevoie–cequ’àmonsensellen’estpas,etnepeutpasêtre.Commeonrisquedeseperdreunpeudanscesméandres,jepréfèrediretoutdesuitequecette « troisième voie » n’est à mes yeux qu’une théorie objectiviste mal déguisée – et selon moiinsoutenable.Voyonsceladeplusprès.

Enbonnerhétoriquephilosophique,Beardsleyprésentedoncdeux théoriesadversesde lavaleuresthétique, qu’il renverra dos à dos. La première est l’objectiviste, qu’il baptise non sans raison«théoriedelaBeauté».Cettethéorie,quenousavonsdéjàrencontrée,soutientquelabeautéestunepropriétéobjectivedecertainsobjets,quifondesanscontesteleurvaleuresthétique.Lepremierdéfautd’une telle théorie est de fait : c’est de ne pouvoir rendre compte de la fameuse diversité des goûts(Beardsleyserefusantapparemment,dumoinspourl’instant,lecontre-argumenthumiendes«mauvaisjuges»); l’autredéfautestlogique:c’estlafameuseimpossibilité,déjàmentionnée,dedéduired’un(ou plusieurs) jugement(s) de fait un jugement de valeur : « On considère ordinairement que lesjugements normatifs […] ne peuvent être déduits de jugements non normatifs, quel qu’en soit lenombre.Ainsi,dansunargumentdéductifàconclusionnormative,unedesprémissesaumoinsdoitêtrenormative.Sansledire,nousavonstenucomptedecefaitauchapitreprécédent,quandnousavonsditquede“Cetobjetestunifié”(nonnormatif)nedécoulepasdirectement“Cetobjetestbon”;ilnousfautuneautreprémisse,normative151.»Etquidit«normative»ditcomportantelle-mêmeuneappréciation(par exemple : «Or, tout ce qui est unifié est bon ») dont le fondement objectif reste de nouveau àtrouver,etainsidesuiteàl’infini.Exitdonc,enprincipe,la«théoriedelaBeauté».

Sonantithèse subjectiviste estqualifiée icide«définitionspsychologiques»– aupluriel, parcequ’ilenexisteselonBeardsleydeuxversions,lapersonnelleetl’impersonnelle.Lapersonnelledéfinitlavaleuresthétique,nonseulementdemanière«psychologique»(subjective),maisavecréférenceau

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sujetdujugement.Seloncetteversion,unénoncételque«Cetobjetestbeau»signifiesimplement:«J’apprécie(esthétiquement)cetobjet»,ou,demanièrepluscollective,maisincluanttoujourslesujet:«Dansmongroupe,nousapprécionscetobjet.»Lavarianteimpersonnelleaffirme,del’extérieur,quel’énoncé«Cetobjetestbeau»signifieparexemple:«Cetobjetestappréciéparlesjeunesgens»,ou«par lesBororos»,ouencore«par lescritiques lesplusqualifiés»152.LedéfautpourBeardsleydecette théorie, dans ses deux versions, est son « relativisme », c’est-à-dire son incapacité, en cas dedésaccord, à arbitrer entre les jugements contradictoires ; cette incapacité étant par principeinsupportable,exitlathéoriesubjectiviste,etenterlathéoriedésormaissoutenueparBeardsley,etdite« instrumentaliste ». Cette théorie a trouvé bon accueil chez d’autres esthéticiens américains, dontGeorgeDickie,qui l’acompliquéeàplaisir153,etàmonavissansgrandprofit.Mieuxvautdoncsansdoutelaconsidéreràsasource.

Lesobjetsesthétiques(œuvresd’artouautres)peuventêtretraitéscommedesobjetsfonctionnels,dontlafonction(intentionnelleounon)estdeprocurerdesexpériencesesthétiques.Commeunebonneclé est celle qui fait bien tourner les écrous, unbonobjet esthétique est celui qui procuredebonnesexpériences esthétiques. Une bonne expérience esthétique se caractérise par trois traits – que nousconnaissonsdéjà : l’unité, lacomplexitéet l’intensité,dont laconvergencepeutêtredésignéecommemagnitude.Lavaleuresthétiqued’unobjet tientdoncà lamagnitudede l’expérienceesthétiquequ’ilprocure–ou,plusexactement,àsacapacitéàprocurerunetelleexpérience.Capacitéseulement,parcequelerécepteurdoitavoirlui-mêmeunecapacitéderéception,neserait-cequephysiqueoutechnique:un sourdnepeut recevoiruneœuvremusicale (sous samanifestation sonore),unaveugleuneœuvrepicturale, et il faut savoir lire, et en connaître la langue, pour recevoir une œuvre littéraire. Cettecapacitéderéceptionpeutencoreêtred’ordrepsychologique,dansladépendanced’unétatdecultureou dematurité : il y a un âge ou un niveau d’éducation pour apprécier Tchaïkovski, un autre pourHaydn;unpourRockwell,unautrepourCézanne;unpourGrahamGreene,unautrepourShakespeare(jeconservescrupuleusementlesexemplesdeBeardsley,peusoucieuxdemettremonpropredoigtdanscetengrenageaxiologique).Etplusmassivementencore:untableauquepersonnen’aencorevupeutavoirounonunetellecapacitéesthétique«encesensque,s’ilétaitvudanslesconditionsadéquates,ilprocurerait une expérience esthétique ». Aussi Beardsley qualifie-t-il le terme capacité de«dispositionnel»(commel’estunadjectiftelque«nourrissant»:unalimenttrèsnourrissantnenourritqueceluiquil’absorbe,cequinel’empêchepasd’être,potentiellement,plusnourrissantqu’unautre;demêmeunobjetpourvudevaleuresthétiquen’exercecettevaleurquesurquiestensituationdelerecevoiretdel’apprécier),etsapropredéfinitiondelavaleurde«nonrelativiste».

C’esteneffetlemoinsqu’onpuissedire.Jevaiscommentercettedémarcheentroistemps,dontlepremier,ensyncope,consistesimplementàapprouverlacritique,àmesyeuxdécisive,queBeardsleyproposedelathéorie(ouvertement)objectiviste;voilàquiestfait.Jevaisensuiteessayerdemontrerquesathéorie«instrumentaliste»estenréalitéobjectiviste,ettombedoncsousleproprecoupdeladitecritique.Jereviendraienfinsurlathéoriesubjectiviste,dontladescriptionparBeardsleymesembletoutàfaitimpropre,etquiresteàmesyeux,commeons’endoute,laseulecorrecte,àconditiontoutefoisdeladéfinircorrectement.

Ce que Beardsley appelle « expérience esthétique » est assez différent de ce que j’ai appelé«attention»,etd’autres«attitude»esthétique:ilnes’agitpasicid’unchoixdepointdevue,conscientounon,denatureàconstituerunobjetenobjetesthétique,etpréalable(aumoinslogiquement)àsonappréciation, mais plutôt de cette appréciation elle-même, considérée comme une expérience

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psychologique globale, et proche de ce que l’on qualifie habituellement de « plaisir » ou de« satisfaction » esthétique. En effet, Beardsley ne fait curieusement aucune place à l’appréciationnégative (le«déplaisir»kantien), etpasdavantageà l’appréciationneutre,dontnousavonsvuplushaut, avecUrmson, qu’elle n’équivaut nullement à une absence d’appréciation. PourBeardsley, « lemauvais en art est simplement un faible, peut-être très faible degré, ou une absence de valeuresthétique».Laraisondecerejetestdansladéfinitionmêmedel’expérienceesthétique,caractériséeparl’intensité,lacomplexitéetl’unité:«Sil’intensitédesqualitéshumainesrégionalesestlabasedel’évaluationpositive,iln’yapasdebasecorrespondantepourl’évaluationnégative,puisquelebasdel’échelle n’est rien d’autre que l’absence de telles qualités. Si la complexité est une autre base, denouveauiln’yapasdedegrénégatifcorrespondant,carlebasdel’échelleestlacomplexitézéro,oul’absence de toute hétérogénéité. Si l’unité est une base, on pourrait dire que son contraire est la“désunité” (disunity),mais toute partie distincte du champ perceptif a un certain degré d’unité, et la“désunité”n’estqu’unbasdegréd’unité–mêmesicedegréestimmédiatementdéplaisant154.»S’iln’yapasd’étatsnégatifs,ils’ensuitévidemmentqu’iln’yapasd’étatsneutres:iln’yaquedesdegrésplusou moins forts (et à la limite, nuls) de « magnitude » d’expérience esthétique positive155. Cetteexpérience, onvient de le voir, est définie par ces traits d’unité, de complexité et d’intensité dont jerappelle qu’ils étaient déjà attribués plus haut à l’objet esthétique lui-même. Leur transfert àl’expériencequeprocurecetobjet(sansqu’onsachetropsil’objets’entrouvemaintenantdépossédéous’il lespartageavecsoneffetpsychologique)est legestepar lequel la théorie« instrumentaliste»sedémarque d’une banale théorie objectiviste.Malheureusement, je ne suis pas sûr que ce transfert aitbeaucoupdesens.Jeconçoisàpeuprèsquel’onparledel’unitéetdelacomplexitéd’unobjet,peut-être de son intensité (au sens, plutôt superficiel, où l’on peut dire, sans doute, que tel tableau deCaravageoudeSoutineestplusintensequetelletoiledeWhistler,neserait-cequeparlavivacitédescouleurs ; ou que Le Sacre du printemps est plus intense que L’Enfance du Christ par le niveaudynamique;ouqueCélineestplusintensequeProustparlaviolencedustyle;jenesuispassûrquecesdifférencesconstituentdescritèresévidentsdesupériorité,maiscen’estpasnotreproposactuel).Jeconçoistoutàfaitquel’onparledel’intensitéd’unétatpsychique–maisjenevoispasenquoicetraitserait propre à l’expérience esthétique : une forte émotion, ou sensation physique, agréable oudésagréable,constitueévidemmentuneexpérience intense,sansquecette intensitéaitnécessairementquoiquecesoitd’esthétique.Quantàl’unitéetàlacomplexitéd’uneexpérience,jenevoispasbienceque cela peut signifier, sinon de nouveau un transfert métonymique des caractères de l’objet àl’expériencequ’il procure.Un tel transfert n’a riend’illégitimedans lediscours esthétiqueordinaire,mais il me semble fâcheux dans un propos théorique qui vise en principe à une clarification aussilittéralequepossible.Enfait,ilmesembleprocédericid’undésird’affineretdesubtiliserlapositionobjectivistecourante,dontBeardsley,nousl’avonsvu,connaîtbienlafaiblesse,etdelamettreainsiàl’abri d’une critique qu’il a lui-même formulée. Pour le dire plus crûment, cette théorie«instrumentaliste»mesembleconstituer,sansdouteentoutebonnefoi,unparaventdel’objectivisme.Ouplusprécisément,telleestsafonctiondanssaversionbeardsleyenne;maisonpourraitaussibienluidonneruneinflexiontoutautre,quienferaitunevariantedusubjectivisme,carcette«troisièmevoie»nepeutéchapper,commeelleleprétend,auchoixentrelesdeuxautres.

En effet, la formule (neutre) : « La valeur esthétique d’un objet se mesure à la magnitude del’expérience qu’il procure » doit nécessairement être interprétée, soit comme signifiant : « Chacunattribue une valeur esthétique positive ou négative à ce qui lui procure une expérience esthétique

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positiveounégative » (c’est l’interprétation subjectiviste), soit comme signifiant : « Seuls les objetsdoués de valeur esthétique peuvent procurer une expérience esthétique positive (une, complexe etintense) » – c’est l’interprétation de Beardsley, et je ne vois pas comment elle pourrait éviter laqualificationd’objectiviste.Lanotiondécisive,danscedébat,estcellequenousavonsdéjàrencontrée,de capacité dispositionnelle, dont Beardsley ne semble pas percevoir la conséquence, pour moiévidente : si lavaleur esthétiqueest contenuedans l’objet commeunecapacitéquin’attend,pour serévéleretpouragir,quelarencontreavecunrécepteurqualifié,sielleestprésentemêmedansunobjetquepersonnen’auraitencoreperçu, jeveuxqu’onmedises’ilpeuts’agir làd’autrechosequed’unepropriétéobjective,enattented’un«bonjuge»capabledelapercevoir,commelegoûtdeferetdecuirdutonneaudeSancho156.Jesuisd’ailleursplutôtsceptiquesurl’idéequedesprédicatsesthétiquesquelsqu’ils soient puissent qualifier une expérience psychique, et non l’objet de cette expérience. Il mesemble que le jugement d’appréciation qui s’exprime par des prédicats esthétiques porte toujoursinévitablement sur l’objet, pour justifier ainsi un sentiment, positif ou négatif, inspiré par cet objet.Quand j’aime un objet, ce n’est pas cet amour que j’aime, c’est bien cet objet, et c’est à lui quej’attribue,àtortouàraison,les«qualités»quiselonmoijustifientcesentiment.Jepuissansdoute,enaval et de façon en quelque sorte seconde, porter une appréciation sur ce sentiment lui-même et surl’«expérience»qu’ilcolore,mais ilmeparaît fortdouteuxquecetteappréciationsoitelle-mêmedetype esthétique : le sentiment esthétique peut difficilement être lui-même constitué en objetesthétique157,etnepeutdoncguèrefairelui-mêmel’objetd’unjugementesthétique,maisplutôt,peut-être, d’un jugement d’agrément, psychologique et sans doute en partie physique, comme j’ai rappeléplus haut que Kant l’accordait à Épicure : cet objet me plaît, et ce plaisir, non pas « me plaît »(esthétiquement),maismerendheureux.Etl’appréciation(nonesthétique)quepeutprovoquerunacted’appréciationesthétiquen’estmêmepasobligatoirementdemêmesensaxiologiquequel’appréciationelle-même:sij’aimeunobjet,monsentimentsurluiestpositif,maismonsentimentsurcesentimentpeutêtrenégatif(«J’aiunpeuhonted’aimercela»),etinversement,jepuismeréjouiroumeféliciterdenepasl’aimer(«Jenesuispascommetouscesploucsquiaimentcela»).

L’idéemême d’une « instrumentalité » de cette relationme semble foncièrement contraire à laréalitédel’expérienceesthétique,quiestcertes«attentionnelle»,etparlàintentionnelleausenslarge,maisnonintentionnelleausensfortquesupposel’instrumentalisationdequoiquecesoit.Larelationesthétique ne procède pas, chez le récepteur, d’une quelconque intention préalable ; ce qui peut êtreintentionnel,etdonctraiterl’objetesthétique(encorevirtuel)commeinstrumentd’une«expérience»(projetée),c’estlaconduitederecherched’unerelationesthétique:voyagerenquêtedepaysages,allerauconcert,àuneexposition,acheterunlivredontonespère,sanscertitudederéussite,unplaisir(danscegenredeconduite,iln’yaguèreplacepourl’anticipationd’uneexpériencenégative,mêmesil’onpeuts’yexposerdélibérémentàdesfinspurementcognitives:jen’aimepas,disons,Bacon,maisjemerends à une exposition de ce peintre par devoir professionnel, ou pour vérifier la constance etéventuellement les raisons demon aversion).Mais, de toute évidence, ces travaux d’approche, s’ilspeuventprovoquerlarelationesthétique,nelaconstituentenaucunemanière.Larelationelle-mêmeesttoutecausale(j’yreviendrai),lacauseespéréepeutmanqueraurendez-vous,etaucuneintentionnepeutévidemmentlaremplacer.

Beardsley ayant ainsi « instrumentalisé » l’objet esthétique au service de l’expérience et définicelle-ci en des termes (d’unité, complexité, intensité) qui ne comportent pas encore leur proprevalorisation, il lui reste à instrumentaliser à son tour cette expérience, en lui assignant dans la viehumaineunefonctionpositivequilajustifierait.Celarevientàsedemanderàquoisertetcequevautl’expérienceesthétiqueelle-même.Jeneprétendspasqu’unetellerecherchesoitabsolumentoiseuse,et

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lesquestionsqu’ellerencontre(parexemple,encasdeconflitentresatisfactionesthétiqueetobligationmorale)nesontcertespasnégligeables158.Ilmesemblesimplement,encoreunefois,qu’ilsdébordentleplan de l’esthétique et que, sur ce plan, une définition de l’expérience en termes de plaisir/déplaisirdispensedetoutejustificationtranscendante:commeleditSantayana159, leplaisiresthétique,commetoutplaisir,estautotélique,ilcomporteenlui-mêmesaproprefinalitéetn’estauserviced’aucunmotifultérieur – en ce sens, « tout véritable plaisir est désintéressé»: il ne peut être « intéressé» qu’à sapropreperpétuation,ouréitération–etledéplaisiràsaproprecessation.S’ilpeutyavoirquelquesensàdéfinir en termes « instrumentaux » la valeur esthétique d’un objet, que le sujet esthétique mesureeffectivement en termes d’appréciation, il n’y en a vraiment aucun à définir dans lesmêmes termesl’appréciationelle-même,quin’estauservicederiend’autrequ’elle-même.

Je dois maintenant revenir sur ce que Beardsley appelle la « définition psychologique » de lavaleuresthétique.Ilmesemblequesavariante«impersonnelle»estunehypothèsevide:personneneproposeunedéfinitiondutype«L’énoncé“Cetobjetestbeau”signifie:“Tellecatégoriederécepteursaimentcetobjet”»,saufà inclure lesujetdeceténoncédans lacatégorieenquestion,parexemple :«QuandunBororodit “Cetobjet estbeau”,cela signifieque lui-même,et éventuellement lesautresBororos,aimentcetobjet.»Maiscen’estalorsqu’unconstatdeladiversitédesgoûts,lequelconstatneconstituenullementune théoriede lavaleur,puisqu’il resteàdiresi l’onacceptecettediversitépourlégitime(c’est le«relativisme»,qui tientquechacun,ouchaquegroupe, jugebeaucequ’ilaime,etquechacunouchaquegroupeestalorsdanssondroit),ousionlacritiqueaunomd’uncritèreobjectifàlaHume,capablede«départager»lesgoûts,endisantparexemplesilesBororossontbonsoumauvaisjuges(ontraisonoutortd’aimercetobjet).Quantà ladéfinition«“C’estbeau”signifie :“Les jugesqualifiés aiment cela” », déjà rencontrée comme exemple (selon Beardsley) de définition« psychologique impersonnelle », elleme paraît en fait typiquement objectiviste puisqu’elle soumet,commejel’aidit,l’appréciationàuncritèredequalificationquinepeutêtre,dansl’espritdeceluiquileproduit,qu’objectif.

Restedonc la«définitionpsychologiquepersonnelle»,ouproprement subjectiviste,quiénonceque«“C’estbeau”signifiesimplement:“J’aimeça”».Jedoisnaturellementmereconnaîtredansunetelleproposition,puisque jepenseeffectivementque, lorsquequelqu’undéclarequ’unobjetestbeau,celasignifiesimplementqu’ilaimecetobjet.Pourtant,jenecroispaspouvoirqualifierceténoncéde«définitionsubjectivistedelavaleuresthétique»,toutsimplementparcequejenepensepasqu’untelénoncésoitcompatibleaveclanotionde«valeuresthétique»–cequirevientàdirequejetienspourillusoire la notionmême de « valeur esthétique », au moins au sens où on l’entend ici (et presquepartoutailleurs),etdoncpourcontradictoire lanotionmêmede«définitionsubjectivistede lavaleuresthétique». Il est,me semble-t-il, inhérent à la position subjectiviste de récuser la notiondevaleuresthétique, qui est par définition une notion objectiviste, puisqu’une valeur, quelle qu’elle soit, esttoujoursattribuéeàunobjet.Onm’objectedéjàquec’estprécisémentcequenousfaisonstouslesjoursdans toutesnos appréciations esthétiques ; je conviensbienvolontiers du fait, je le tiensmêmepourassuré,maisjeneletienspaspouruneobjection.Ilfautsansdoutequejem’enexplique.

Pouruneesthétiquesubjectiviste

La proposition subjectiviste « Dire C’est beau signifie seulement J’aime ça » n’est pas unedéfinitiondubeau,que lesubjectivismetient justementpour indéfinissable160.C’estunedéfinitiondel’appréciation esthétique qui décrit comme illusoire le jugement objectiviste « C’est beau », et luisubstituecequ’elletientpourlevéritablesensdecejugement(cequ’ilexprime):«J’aimeça.»Maisil

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fautbiens’entendresurlesensdel’expression«véritablesens»:ellenesignifiepasque,lorsqu’ildit«C’estbeau»,lesujetesthétique«entend(means)seulementparlà»,ouveutseulementdire:«J’aimeça.» Ilneveut pas ledire,parcequ’il ne lepensepas,ouplusprécisément il nepensepasque sonappréciation«C’estbeau»signifieseulementqu’il«aimeça»:ildit«C’estbeau»parcequ’ilpensequec’estbeau.C’estmoi,méta-esthéticiensubjectiviste,qui,avecquelques(rares)autres,«entendsparlà»seulementqu’ilaimeça,etquidonnecettesignificationàsonénoncé«C’estbeau»;jeladonnedel’extérieur,jepensequecettedescription(objective)desonacted’appréciationestexacte,maisjeneprétendsaucunementqu’ellerendecomptedelafaçon(subjective)dontillevitetlepenselui-même,car je sais bien que pour lui cet objet est tout simplement et objectivement beau. Autrement dit, lathéoriesubjectivistequejesoutiensconsidèrequel’appréciationesthétiqueestobjectivisteparillusionconstitutive. Cette théorie est donc tout sauf indigène, puisqu’elle décrit, de l’extérieur, son objet(l’appréciation)commeessentiellementillusoire.Etcorollairement,ellenepeutquetenirpourillusoiretoute théorie qui tente de – et a fortiori qui réussit à – rester fidèle à l’expérience subjective del’appréciation.Sil’appréciationestobjectiviste,lathéorieobjectivistedel’appréciationenestlathéorieindigène:d’oùsonsuccès.Maisjenecroispasqu’unethéorieindigènesoitici(nipeut-êtreailleurs)une théorie digne de ce nom : le rôle d’une théorie n’est pas d’exprimerun phénomène, mais d’enrendrecompte,etdel’expliquer.

J’aiditquel’appréciationesthétiqueétaitconstitutivementobjectiviste.Cetteclausepeutsemblerexcessive, ou inutilement provocante. Ce n’est pourtant pas ainsi que je la conçois. Pour moi,l’appréciationesthétiqueestconstitutivementobjectivisteparcequ’ellenepeutrenonceràsoncorollaired’objectivationsansseruinerelle-mêmecommeappréciation:sijejugebeauunobjet,jenepuisdanslemêmetemps(danslemêmeacte)admettrelapropositionsubjectiviste,ettypiquementréductrice,quimedit:«Tulejugesbeau,maiscelasignifieseulementquetul’aimes.»Onnepeutpasàlafoisaimerunobjetetnepaspenserquecetobjetestobjectivementaimable:l’amourconsisteencettecroyanceobjectiviste. Et il s’ensuit évidemment que le (méta-)esthéticien subjectiviste – celui qui dit, del’extérieuretenthéorie,avecKant,que«lebeaun’estriend’autrequel’objetd’unetellesatisfaction»(c’est-à-dire, bien sûr : ne se définit quepar cette satisfaction) – nepeut jamais « appliquer » à lui-même(àsespropresappréciations)sapropre(etjuste)théorie,dansl’actemêmedesonappréciation:sijustementpersuadésoit-ilenthéoriequel’appréciationengénéralestpurementsubjective,ilnepeutpasenfait(nonplusquequiconque)vivresavieesthétiquesurlemoderéducteurdecettethéorie;lerapportentrelathéoriesubjectivisteetl’acteobjectivisted’appréciationestdutypebienconnu«Jesaisbien,maisquandmême…». Il envadecette« révolutioncopernicienne»commede l’autre : il nesuffit pasde savoirque c’est laTerre qui tourne sur elle-mêmepour cesser devoir le Soleil tournerautour de la Terre.Aussi la critique deBeardsley161, selon lequel la théorie subjectiviste forclôt unequestionlégitimedutype«J’aimeça,maisest-cevraimentbeau?»mesembleporteràfaux,carunetelle question ne peut accompagner une véritable appréciation en acte, qui ne consiste pas à penser«J’aimeça»,maisàaimerçaetàpensercetaffectsouslaforme«C’estbeau»:cen’estdoncpaslathéoriesubjectivistequiexclutlaquestion162,c’estl’appréciationelle-même.Uneappréciationquidouted’elle-même dans ces termes, c’est-à-dire qui doute de son fondement objectif (et je ne nie pasl’existence de tels cas) n’est pas une véritable appréciation : c’est le constat d’un goût qui hésite à« juger », c’est-à-dire à s’objectiver. Il en va de l’appréciation comme de la croyance selonArthurDanto:«Lorsquequelqu’uncroitques,ilcroitquesestvrai.Lapratiquelinguistiquereflètecefait,puisqueengénéralonneditpasqu’oncroitques,onagittoutsimplementcommesisétaitvrai […][d’où] l’asymétrie bien connue qui existe entre l’assomption et l’attribution d’une croyance. Je nesaurais dire sans contradiction que je crois que smais que s est faux. Lorsque je me réfère aux

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croyancesd’unautrehomme,jemeréfèreàlui;enrevanche,lorsquecethommeexprimesesproprescroyances,ilneseréfèrepasàlui-mêmemaisaumonde.Lescroyancessonttransparentespourceluiauquelellesappartiennent : il lit lemondeà traversellessans les lire […].Mescroyancessontdoncinvisibles pourmoi, jusqu’à ce que quelque choseme les rende visibles, de sorte que je puisse lescontemplerdel’extérieur.Cephénomènealieugénéralementlorsquelacroyanceéchoueàs’ajusteraumonde[…]163.»Ilsuffitdetransposercetteanalysepourobtenirunefidèledescriptiondel’appréciationesthétique, et de son mouvement spontané d’objectivation, qui ne fait qu’un avec son caractèreattentionnel ; l’appréciation, comme la croyance ferme164, exclut le doute, etmême la conscience desoi : elle ne perçoit que son objet, et la « valeur » qu’elle lui attribue comme une propriété. Laconséquencedecefaitsurlestatutpsychologiquedelapositionsubjectiviste,ourelativiste,aétéfortbienindiquéeparStanleyFish,lui-mêmetenantdecettepositionencritiquelittéraire:«Lerelativismeest une position que l’on peut soutenir (entertain), mais non pas occuper. Personne ne peut êtrerelativiste,parcequepersonnenepeutseplacer,parrapportàsesproprescroyancesetconvictions,àunedistancequilesrendraitaussipeuvalides(authoritative)pourluiquelescroyancesetconvictionsd’autrui,ouquesescroyancesetconvictionspassées.Lacrainteque,dansunmondedenormesetdevaleursindifféremmentvalides,l’individuseretrouvesansbased’action,cettecrainteestdépourvuedefondement,carnuln’estindifférentauxnormesetauxvaleursquianimentsaconscience.C’estaunomde normes et de valeurs personnellement assumées que l’individu agit et raisonne, avec la pleineconfiancequiaccompagnetoutecroyance.Sisescroyancesviennentàchanger, lesnormesetvaleursauxquellesildonnaitjusque-làunassentimentirréfléchiserontreléguéesaustatutdesimplesopinions,et soumises comme telles à une analyse critique ;mais cette analyse sera elle-même animée par unnouvel ensemble de normes et de valeurs qui se trouveront alors aussi peu soumises au doute et àl’examenquenel’étaientcellesqu’ellesremplaceront.Lefaitestqu’iln’existepasdemomentoùl’onne croie rien, où la conscience soit indemne de toute catégorie de pensée, et que toute catégorie depenséeactiveàunmomentdonnéfonctionnecommeunfondementnonquestionné165.»Jeparlaisde«statutpsychologique»dusubjectivisme,mais j’entendsen faitquesonstatutpsychologiqueestden’enavoiraucun,parce (ou :encesens)qu’ilnepeutêtrepsychologiquementvécu,mais seulementthéoriquementpensé.

Je ne suis finalement pas certain que les formulations en termes de « signification », oud’équivalencesémantique(«Dire“C’estbeau”signifie…»)soientlesplusaptesàexposerdemanièrebien claire une théorie de l’appréciation. J’observed’ailleurs que les définitionsnominales courantes(celles des dictionnaires) sont généralement ambiguës, du type « Beau (adj.) : qui procure unesatisfactionesthétique»166,sansqu’onsaches’ilfautl’entendre,enmodesubjectiviste,comme:«Onappelle beau ce qui (vous) procure une satisfaction esthétique », ou à la manière beardsleyenne(«dispositionnelle»,etdoncobjectiviste),comme:«Estbeaucequiestpropreàprocurer(àtoutunchacunsaufinfirmitéouincompétence)unesatisfactionesthétique.»Cetteambiguïté,jelerappelle,estprésentedans la formulede«définitiondéduitedupremiermoment»de laCritiquedeKant, «Onappellebeaul’objetd’unetellesatisfaction[désintéressée]»,oùlepronomonpeutdésignersoitlesujetdelarelationesthétique,quidéclarebeaucequiluiplaîtdefaçondésintéressée,soitceluid’unsavoirthéorique qui veut énoncer la vérité objective, et auquel participerait entre autres le philosophe lui-même (« J’appelle beau ce qui plaît [en général] de façon désintéressée »)167, et déjà chez Thomasd’Aquin : « On [?] appelle beau tout ce qui plaît à voir168. » C’est pourquoi il me semble que laformulation la plus correcte, la seule claire et univoque en dépit ou en raison de sa rudesse, est entermes,nonde«signification»,maisderelationcausale:«lesujetesthétiqueaimeunobjetparcequ’il

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estbeau» (théorieobjectiviste),ou« le sujetesthétique juge l’objetbeauparcequ’il l’aime, et croitl’aimerparcequ’ilestbeau»–c’estla(ma)théoriesubjectiviste.

Je perçois bien qu’une telle proposition ne règle pas la question, etmême qu’elle présente unedifficultéquelathèseobjectivistenerencontrepas(maisnoussavonsqu’elleenrencontreuneautre).Cette dernière thèse dit, en plein accord avec ce que j’appelle l’illusion objectiviste, dont elle estl’émanationthéorique,qu’onaimeunobjetparcequ’ilestbeau,etdèslors,commeondit,«lacauseestentendue », ne subsistant plus que la mission (selon moi impossible) de définir objectivement le«beau».Lapositionsubjectiviste,eninversantcopernicieusementlestermes,seprive,aumoinspouruntemps,d’uneexplicationbiennécessaire:ilnesuffitpasdedire:«Jejugecelabeauparcequejel’aime », il faut encore (tenter de) dire pourquoi je l’aime. En d’autres termes, constater quel’appréciationestsubjectiven’estpasuneexplication,etcen’estpeut-être,d’ailleurs,qu’untruisme:personne, sans doute, ne conteste qu’aimer quelque chose (esthétiquement ou autrement) soit un fait«psychologique».Lavraiequestionsetrouvedoncunpeuplusloin,quandilfautdireàquoitientcefait,s’ilnetientpasauxraisonsalléguéesparlathéorieobjectivistedelavaleuresthétique,qui,malgréqu’elleenait,nepeutêtrequ’unethéorieobjectivisteduBeau(etduLaid).Etc’esteneffetunpeuplusloinquenouslaretrouverons,carilmefautd’abordéclaircir,autantquefairesepeut,cephénomènedel’objectivation dont j’ai dit, après Santayana (et, volens nolens, après Kant), qu’il est au cœur del’appréciationesthétique.«Aucœur»estd’ailleursencorefaible:jepenseenfaitqu’illaconstitue.

Lesprédicatsesthétiques

Lemodèle(sil’onpeutdire)d’appréciationdontjefaisétatdepuisquelquespagesestdel’ordredecequ’onappelleparfois,enpartieimproprement,leverdictesthétique:improprement,pourlesraisonsentrevuesplushautàproposde la théoriedite«performative»: le« jugement»esthétiquen’estpasformuléaunomd’uneautoritéquiluidonnerait«forcedeloi»;sicompétentetinfluentquesoitceluiquileporte,cen’estriend’autrequel’expressiond’unsentiment,individueloucollectif.Cequijustifienéanmoins l’emploimétaphoriquedumot«verdict»,c’est lecaractèremassifet (pour l’instant)peuspécifié, et encoremoinsargumenté,depropositions tellesque«C’estbeau»ou«C’est laid»,quireviennentenfaitàl’énoncéd’uneopinionfavorableoudéfavorable,sansautreformedeprocès.Quandnousportonsdetelsjugements,si«objectifs»quenouslessupposions,noussommesenquelquesorteau plus près de l’énoncé affectif « J’aime/Je n’aime pas », qu’ils expriment d’unemanière presquelittérale,sousuncouvertobjectivisteminimaletpeusoucieuxdejustification.Maisleplussouvent,jel’aidit, l’appréciationesthétiqueconsisteenuneactivité« judicatrice»où l’explorationcognitive semêleàl’appréciationaffectivedansl’attribution,fût-ellemuette,decequeKantappellepertinemmentdesprédicats.FrankSibleyatraitécepointdécisifsousleterme,évidemmentobjectivant,de«qualitésesthétiques»,commeopposéesàcequ’ilnommedes«traitsnon-esthétiques»169.Cettedistinctionsegreffe implicitement sur une distinction antérieurement proposée par Beardsley, et que nousretrouveronsplusloinsousunautreangle:Beardsleydistinguedanstoutobjet,etparticulièrementdanslesœuvresd’art,despropriétés«physiques»,quipeuventn’êtrepasordinairementperceptibles (parexemple:lepoidsoul’âged’untableau),etdespropriétés«perceptuelles»,quiseulespeuventavoirunepertinenceesthétique, comme les formeset les couleursdumême tableau170.PourBeardsley, lespropriétés perceptuelles (et elles seules) étaient pour ainsi dire immanquablement esthétiques. SelonSibley, il faut distinguer plus avant parmi les propriétés perceptuelles, qui n’exercent pas toutes uneactionesthétique.Lessimples« traitsnon-esthétiques»sontdespropriétésobjectivesquis’imposentselon luià la simpleperceptioncommune,comme le faitparexemplequ’undessin soit anguleuxou

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sinueux.Les qualités esthétiques sont des traits qui exigent en outre de leur récepteur une forme desensibilitéparticulièrequeSibleyappellele«goût»oule«sensesthétique»:c’estparexemplelefaitdepercevoirenoutrequ’undessinsinueuxest(oun’estpas)gracieux171.Lagrâceesticiunepropriété«émergente172»,c’est-à-direensommesous-déterminéeparletraitnon-esthétiquedesinuositéquienest la condition nécessaire mais non suffisante – si du moins l’on admet avec cette hypothèsesimplifiante qu’un dessin anguleux ne peut être gracieux (ou qu’il serait à la rigueur, dans ce cas,gracieuxquoiqueanguleux),maisqu’undessinsinueuxn’estperçucommegracieux(quandill’est)queparunspectateurdouédesensesthétique.

L’idée que de tels traits soient aussi objectifs173 que les traits non-esthétiques, mais que leurappréhensionexigeunesensibilitéperceptivesupplémentaire,mesemblepeuconvaincante.Pourmoi,ladifférenceentrelesdeuxsériestientenfaitàlapartd’appréciationquis’attacheàcequejerebaptiselesprédicatsesthétiques174,etdontlaliste(gracieux,élégant,fade,vulgaire,puissant,lourd,léger,joli,profond, superficiel, noble, guindé, charmant, classique, académique, subtil, grossier, émouvant,sentimental, homogène, monotone, sublime175, grotesque, etc.) est évidemment inépuisable, etl’énumérationoiseuse(Dantoestimemêmeleurgammesiétenduequ’«iln’existeguèred’adjectifquine puisse, d’unemanière ou d’une autre, entrer dans des énoncés esthétiques176 »). Pour en rester àl’exempleproposéparSibleyetsimplifiéparmessoins,ilestassezévidentquegracieuxcomporteunsème descriptif, portant sur une propriété objective – par hypothèse, sinueux – plus un sèmed’appréciation positive : qualifier ce dessin de gracieux, c’est à la fois le décrire comme sinueux etl’apprécierpositivement,danslechamprestreintd’appréciationspositivesquesous-détermineletraitdesinuosité,etquinecomportepas,parexemple,leprédicatesthétiqueaustère.Lemêmedessin,appréciénégativement,seraitéventuellementqualifiédemièvreoudemaniéré;undessinanguleuxpourraitdeson côté attirer des prédicats positifs comme vigoureux, ou négatifs comme rigide, et c’est cetteambivalenceaxiologiquedespropriétés«non-esthétiques»(objectives)quilesrendsous-déterminantespar rapport aux appréciations, qu’elles motivent sans pouvoir les fonder logiquement. Mais lesqualifications«esthétiques»,quifontenquelquesortepasserleurcaractèreappréciatifsousuncouvertdescriptif, constituent de très efficaces opérateurs d’objectivation. Une appréciation brute telle que«C’estbeau»ou«C’estlaid»laissevoirdavantagesoncaractèresubjectifde«verdict»(c’étaitdéjà,ons’ensouvient, letermedeHumecitantCervantès).Dans«C’estgracieux»ou«C’estpuissant»,l’appréciationtoutàlafoissepréciseetsemotiveparlebiaisd’unespécificationdescriptive,cequiluipermet éventuellement de fonctionner comme justification, comme attendu d’un verdict : uneargumentation telle que « Ce dessin est beau parce qu’il est gracieux » semble (contrairement auprincipe logique) fonder légitimement un jugement de valeur (« beau ») sur un jugement de réalité(«gracieux»),alorsquecelui-cicomporteenfaitdéjàunjugementdevaleur,maissubreptice,etparlàmêmepluspersuasif.L’argument«Cedessinestbeauparcequ’ilestsinueux»rencontreraitplusderésistance, parce que lamajeure implicite, et contestable177, «Tout ce qui est sinueux est beau » s’yferaitdavantagesentir.Unjugementdevaleurnepeutdécoulerd’unjugementderéalitédutype«Cetableauestcarré»,«Cettesymphonieestenutmajeur»,«Cetteégliseestromane»,maisilpeutendonner l’illusion,enalléguantcommedescriptifunprédicatquicontientdéjàunepartd’appréciationpositiveounégative :«Ce tableauestéquilibré (ou : statique)»,«Cettesymphonieestmajestueuse(ou:pompeuse)»,«Cetteégliseestaustère(ou:indigente)178»,etc’estàquoicontribuent(jen’osedireplusbrutalement :àquoiservent)nosprédicatsesthétiques,qui fonctionnentunpeucommecesénoncésqueCharlesStevensonappelle,surleplandel’éthique,des«définitionspersuasives179».Lesprédicatsesthétiques,semi-descriptifs, semi-appréciatifs,où l’appréciationpassesous lecouvertde la

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description,sontaussi,surleurterrain,desdescriptionspersuasives,ouvalorisantes,quienjambentsanstropsefairevoirl’abîmeentrefaitetvaleur180.

Danto,toujoursaudacieux,estimepoursapart(sansréférenceauxcatégoriesdeSibley)que«nousnepouvonspascaractériseruneœuvred’artsansenmêmetempsl’évaluer.Lelangagedeladescriptionesthétique et celui de l’évaluation esthétique ne font qu’un181 ».Cette proposition estmanifestementexcessivesil’ondonneunsenslargeàl’expression«langagedeladescriptionesthétique»,quidanscecas englobe des prédicats purement descriptifs comme « rectangulaire », « octosyllabe » ou « enutmajeur» ;mais si l’on accepte la distinctiondeSibley, cesderniers termes sont évidemment«non-esthétiques»,etlestermesselonluiproprement«esthétiques»sontbieninévitablement«évaluatifs»comme le veut Danto – et comme le conteste Sibley. Ce point de choix terminologiqueme semblemineur,maisilvaudraitsansdoutemieux,pourlaclartéetdanslamesuredupossible,distinguer,parmilesprédicatsesthétiquesengénéral,d’uncôtélesprédicatspurementdescriptifs(les«non-esthétiques»de Sibley), de l’autre les purement appréciatifs (ses « verdicts »), et, au milieu, ses « conceptsesthétiques»,quipourmoisontmixtes,etefficaces(persuasifs)enraisonmêmedeleurmixité182.Maisjeneprésentepascette listecommelimitative:desprédicats(d’ordreplusspécifiquementartistique)comme banal ou original font référence à d’autres catégories, qui excèdent manifestement lespropriétés immanentesde l’objet (unobjetn’estpasbanalouoriginalensoi) ;nous les retrouveronsplusloin.

Parlant ici de persuasion, j’en use comme si ce genre d’appréciations faisaient toujours l’objetd’argumentsexplicites,commec’estlecaseffectivementdanslediscourscritique;maisilmesembleque même notre expérience esthétique la plus tacite, voire la plus solitaire, passe par de telsmouvementsinformulésd’autopersuasion,dontl’effetestcequej’appellel’illusionobjectiviste–uneillusionquerépercutesurleplanthéoriqueunproposcommeceluideSibley,lequelatrèsbienperçulaprésence et la spécificité de ce type de jugements, mais qui en occulte délibérément le caractèreappréciatif, etdonc subjectif183.C’est par de telles voies,me semble-t-il, que le plaisir (ou déplaisir)s’objectiveen«valeur»et,commeditsibienKant,«tientlieudeprédicat»àl’objetquileprocure.

La théorie subjectiviste que je soutiens ici me semble donc inséparable de la considération duphénomène d’objectivation qui selon moi n’accompagne pas seulement, mais définit l’appréciationesthétique,puisqu’iln’yapasd’appréciationsansobjectivation:une«appréciation»quines’objectivepas,dutype«J’aimecemorceaudemusique»,n’estquel’expressiond’unsentimentquinesechercheaucunemotivationobjective;cen’est,ensomme,pasunjugement.Unemotivationdutype«J’aimecemorceauparcequ’ilesten lamajeur»estévidemment inopérante,saufà lacompléterpar«…et lamajeurestaimable»,motivationquiseveut(etsecroit)objectiveetn’estqu’(auto-)objectivante;c’estpourlecoupunvéritablejugementd’appréciation,quiattribuetoutsonmotifàl’objet(oudumoinsàl’unede ses propriétés), et par làmême retire toutmotif au sujet : si j’aimeunobjet parcequ’il estobjectivementaimable,jen’ysuispourrien.L’autrecomplémentpossible(«…etj’aimelamajeur»)reste, lui, dans l’ordre du subjectif, et il ne fait que déplacer la question : « Pourquoi aimes-tu lamajeur ? », etc.C’est évidemment cette situation d’interrogation infinie qui rendpsychologiquementinsupportablelapositionsubjectiviste,etquil’exclutdetouterelationesthétiqueeffective:onpeutet,selonmoi,ondoitêtresubjectiviste«enthéorie»,c’est-à-direquandils’agitdedécriredel’extérieurl’appréciationesthétique,maisonnepeutl’êtreenpratique,c’est-à-direlorsqu’onestsoi-mêmeengagédansl’acted’appréciation,pardéfinitionobjectiviste.

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Il ne s’ensuit pas pour autant que les appréciations soient absolument inexplicables. Le fait estqu’ellesnecherchentpaselles-mêmesàs’expliquer,maisàsemotiver(àsejustifier),cequiestpresquele contraire : une conduite intentionnelle (en l’occurrence : attentionnelle) est rarement en quêted’explication,mais plutôt de justification. L’explication ne peut venir que de l’extérieur – ce qui nesignifiepasnécessairementdel’extérieurdusujet,maisdel’extérieurdelaconduiteelle-même,dansuneautrepostureetsansdoutedansd’autresconditions:hicetnunc,j’aimecetableau,etje«juge»qu’il est beau, c’est mon motif pour l’aimer ; en prenant du recul et en sortant de cette situationd’appréciation, je puis éventuellement adopter une attitude objective à l’égard de mon jugement, etm’interrogersur les raisonspour lesquelles je l’aiporté–par«raisons», j’entends ici,biensûr,nonplus les motifs qu’il allègue (et dont l’allégation le constitue, en somme, de part en part), mais lescauses qui le déterminent, un peu comme Swann « guéri » de son amour pour Odette se demandecommentilapuaimerunefemmequi,etc.Jen’oubliepasqueSwannnetrouverapaslaréponse,maisc’estpeut-êtrefautedel’avoirsuffisammentcherchée,ouplusvraisemblablementparcequ’iln’estpasle mieux placé pour la percevoir ; un ami perspicace et sans complaisance, comme Charlus, yparviendrait sans doute plus facilement, à condition par exemple de le faire un peu parler (d’autrechose),cequilemèneraitinsensiblement,etdangereusement,audivan.Jeneprétendspasquechaqueappréciation esthétique, ou plus globalement chaque sujet esthétique, doive se soumettre à uneinvestigationdecegenre,oud’unautre,dont l’enjeun’estpeut-êtrepasde lapremière importance ;maisseulementquelachoseestenprincipepossible,àconditiondesortirdel’acted’appréciationlui-même,quipardéfinitionallèguesesmotifs,nonsescauses–qu’ilignore;etqueleprinciped’unetelleinterrogationestévidemmentlathéoriesubjectivisteelle-même.

Toutcelapeutsansdoutesedireenpeudemotsqui,jel’espère,nesemblerontmaintenantpastropsophistiques:parrapportàl’acted’appréciation,lathéorieobjectivistedel’appréciationestsubjective(inhérenteetadhérenteàl’acted’appréciation),etnepeutdoncpasêtreobjective,commedoitl’êtreunethéoriepourêtrecorrecte ;enrevanche, la théoriesubjectivisteestobjective,c’est-à-direextérieureàl’acte d’appréciation, et dans une attitude de ce qu’on appelait naguère le « soupçon », ou refus deprendre pour argent comptant lamanière dont une conduite se présente, se définit et se justifie elle-même. Une telle attitude ne devrait pas choquer davantage que celle (la même) dont procèdent engénéraldes«scienceshumaines»commelapsychologie(spécialement,biensûr,lapsychanalyse)oulasociologie.Encoreune fois, le rôled’unescienceoud’une théorien’estpasd’«épouser»sonobjet,maisdeledécrirecorrectement,cequiimpliqueunepartdedivorce,fût-ceparconsentementmutuel:siUnteljugebeau(oulaid)telobjetetquejepartagesonjugement,l’affaireatouteschancesdes’arrêterlà,carjepartageraiaussi,pardéfinition,sacroyanceenl’objectivitédece(denotre)jugement;sijenepartage rien de tout cela, je puis soit tenter de le convertir àmon jugement (et à ma croyance enl’objectivitédecelui-ci),parexempleenluifaisantpercevoircetobjetsousunautrejour,etceseraundébat esthétique, comme nous en tenons tous les jours ; mais je puis aussi adopter une position deneutralité«scientifique»,etentreprendredechercher(objectivement)pourquellesraisons(subjectives)lespropriétésdecetobjetrencontrentsonappréciation,positiveounégative.Jeneles trouveraipeut-êtrepas,maisonnepeutpasdirequ’une telle recherche soitdépourvuede sens (d’intérêt,peut-être,maisc’estuneautreaffaire):carildoitbienyavoir,toujours,uneraisonpourlaquelleunobjetplaîtàunsujet.

Dusubjectivismeaurelativisme

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Jen’aivraimentcherché,depuisledébutdecechapitre,qu’àexposercorrectementunethèsequimesemblaitquelquepeudéfiguréeparl’exposéerronéqu’enfontsescontradicteurs,commeBeardsley,et(antérieurement)abandonnéeencheminparsonpremieretpluséminentdéfenseur,peusoucieuxdelasuivrejusqu’àsaconséquencelogiqueultime,quiestlerelativismeesthétique.Ilresteraitenprincipeàlajustifier,c’est-à-direàdémontrersajustesse,ou,àtoutlemoins,àréfuterlathèseadverse.Jecrainsquenil’unenil’autredecesdeuxopérationsnesoientpossibles,ouplusexactementjecroisqu’ellessonttoutesdeuxinutiles.Jem’exposeici,sansaucundoute,aureprochededésinvolture,maisjevaistenter de l’écarter en justifiant, au moins, cette dernière proposition. Je crois inutile de justifierpositivement la théorie subjectiviste parce que, sous cet angle, elle consiste en une observationsimplement évidente, à savoir que l’appréciation esthétique est subjective ou, au sens kantien,«esthétique»:quandunobjetmeplaîtoumedéplaît,ilvadesoiqueceplaisiroudéplaisirestunfait«psychologique»,etcomme tel subjectif ; et si le sujetestcollectif, comme lorsque toutungroupeculturel apprécie de lamêmemanière lemêmeobjet, cette appréciationn’en est pasmoins, quoiquecollectivement – sociologiquement –, subjective : la subjectivité n’est pas affaire de nombre, etl’appréciationcollectiven’estuneappréciationquesielleenglobe,fût-ceparconformismeouhystériede groupe, autant d’appréciations individuelles. Aucune théorie, fût-ce la plus « absolutiste », necontested’ailleurscefait,qu’abiensoulignéDurkheim:«Parcequ’unétatseretrouvedansungrandnombrede sujets, il n’est pas, pour cela, objectif.Decequenous sommesplusieurs à apprécierunechosedelamêmemanière, ilnesuitpasquecetteappréciationnoussoit imposéeparquelqueréalitéextérieure.Cette rencontre peut être due à des causes toutes subjectives, notamment à une suffisantehomogénéitédes tempéraments individuels.Entrecesdeuxpropositions,J’aimececietNoussommesuncertainnombreàaimerceci,iln’yapasdedifférencesessentielles184.»Lacontestationcommencelorsqu’ils’agitdedéterminerlaoulescausesdecetteappréciation.Aurisquedesemblerexagérémentsimplificateur,jeprésenterailedébatcommesuit:laréactionappréciatived’unsujetàunobjetpourraitenprincipeetaprioritenir:

–soitausujetseul,sansaucunedéterminationpar l’objet :cettevariantesolipsistede la théoriesubjectivisten’estévidemmentpaslamienne,nicelledeKant,etjedoutequ’elleaitétésoutenueparquiquecesoit;jelamentionnenéanmoinspourécartertoutmalentendu,etaussiparcequ’ellepeutàlalimite s’appliquer à certaines expériences artificielles où un sujet, par exemple sous l’effet d’unedrogue,«apprécierait»esthétiquementunobjetqu’ilpercevraitd’unemanièretoutàfaiterronée,oupurement hallucinatoire ; on doit d’ailleurs pouvoir réduire une telle situation en disant que le sujetréagit alors à l’objet « tel qu’il le perçoit, ou croit le percevoir », ce qui nous ramène à la relationcommune:nousréagissonstousauxobjetstelsquenouslespercevonsoucroyonslespercevoir,etla«justesse»decetteperceptionn’estpastoujoursvérifiable;

–soitàl’objetseul,sansaucunedéterminationparlesujet:priseàlalettre,cettepositionseraitévidemment intenable, puisqu’elle reviendrait à nier le fait subjectif d’appréciation qu’il s’agitprécisémentd’expliquer;maisellesous-tenddefaitcelledel’objectivisme«absolutiste»,qu’illustrel’interprétationhumiennede l’histoirede la clédeSancho : il y a debons et demauvais juges ; lesmauvais jugessontsimplementempêchés,parmaladie, stupidité, immaturitéouunautreobstacle,depercevoir correctement les propriétés de l’objet, et les bons juges, c’est-à-dire ceux qui perçoiventcorrectementl’objet,nepeuventquel’appréciercorrectement;iln’yadoncentreeuxaucunedifférenced’appréciationquipuisseteniràladiversitédeleursdispositionssingulières.L’existencede«standardsdugoût», c’est-à-diredecritèresobjectifsde laqualitéesthétique,exclutde fait toutedéterminationsubjective:lebeauestindexsui,etl’appréciationcorrecte,quinepeutévidemmentavoirlieusansun

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sujet,nedépendpasdesdispositionsdecesujet,quiestenquelquesorteneutreettransparent,purgédetoutesensibilitéautrequelapureréceptivitéaubeau(oulaid)objectif;

–soitàunerelation,doublementdéterminée,deconvenanceoudedisconvenanceesthétiquesentrelespropriétésde l’objet et lesdispositionspsychologiques et/ouphysiologiquesdu sujet : unemêmepropriétéxplaîtausujetyenvertudetelledisposition,etdéplaîtausujetzenvertudetelledispositioncontraireoudifférente.Cettedescription185exprimelavéritablepositionsubjectiviste:lorsqueKantditque leprincipedu jugementdegoût«nepeut être rienautreque subjectif», il n’entendpasquecejugementnereposesuraucuneconsidérationdel’objet,maisqu’iln’exprimequelesentimentdusujet«telqu’ilestaffectéparlareprésentation»–évidemmentdel’objet.

Sil’onacceptecetteformulationdesdeuxpositionsenprésence(lapremières’éliminantcommeonavu),ilnesubsiste,mesemble-t-il,quedeuxquestionsdefait.Lapremièreestrelativeàlapositionobjectiviste : existe-t-il enfin, oui ou non, des propriétés objectives capables d’imposer à tous lesrécepteurs«corrects»uneappréciationidentique,commelesdimensionsd’unrectangle,lepoidsd’uncolisoulatempératured’unlieus’imposentàquiconquesaitmanieruninstrumentdemesure?(Notonsaupassagequemêmecesdonnéesmesurablesnedéterminentpasdes«appréciations»identiquescheztouslessujets:unesurfacedetroismètressurdeuxsera«grande»ou«petite»,unpoidsdedixkilossera«lourd»ou«léger»,unetempératurededix-huitdegréssera«chaude»ou«froide»selonlessujets et les circonstances.) Je rappelle queBeardsley accepte pour l’objectivisme la charge de cettedémonstration,s’ydérobeensuiteenadoptantleprétendutierspartidelathéorie«instrumentaliste»,etreconnaîtàplusieursreprisesladifficultélogiquededériverunjugementdevaleurdeprémissesdefait.Maisilavaitd’abord,ons’ensouvient,avantdelestransférerdel’objetversl’«expérienceesthétique»elle-même,posé lacandidaturede troiscritères : l’unité, lacomplexitéet l’intensité,qui renouvellent(fort peu) les propositions antérieures de Thomas d’Aquin et de Hutcheson, comme si la théorieobjectivisten’avaitdécidémentpassuendénicherdavantageenquelquessièclesd’exercice.J’auraisunpeu de peine à lui en souffler d’autres, et bien entendu un seul d’entre eux pourrait suffire,mais jen’étonnerai personne en disant qu’aucun de ces trois-là neme semble propre à cet office. Les deuxpremiers sont entre eux dans une relation passablement antithétique, qui les rend inversementproportionnels:unobjetestd’autantplusunifiéqu’ilcomportemoinsdediversité,etréciproquement;sicesdeuxcritèressontdepertinenceégale,onnepeutdoncaugmenterl’unsansdiminuerl’autre,cequilesrendenquelquesorteoptionnels:unobjetserabeauparcequeunifié,unautreparcequedivers,etcelanousoffreapparemmentdeuxtypesdevaleuresthétique,cequinemegênenullement,maisneconvient guère à une théorie qui prétend échapper au relativisme ; ou bien, en revenant au critèresynthétiquedeHutcheson186,ondevrasouhaiterunjusteéquilibred’unitéetdediversité,quimesembledifficileàdéfiniretplutôtpropreàfavoriserlabanalité–saufàaffaiblircettenotionjusqu’àn’enfaire,commejel’aidéjàdit,qu’unecondition(«liaisondudivers»)detouteperception,sansconsidérationdevaleuresthétique.Detoutemanière,l’évolutiondugoûtartistique(etsansdoute,parcontre-coup,dugoût esthétique en général) nous a peu à peu écartés de ce genre de critères, nous faisant apprécieraujourd’huidesœuvresquelegoûtclassiqueauraitjugéessoitinsupportablementdéstructurées,commecertains drippings de Pollock ou certaines improvisations de Coltrane, soit insupportablementhomogènes,commelesmonochromesdeReinhardtoudeKlein–sinonlesdeuxàlafois,commedéjàlesNymphéasdeMonet.Aureste,lapratiquemodernedu«détail»,évidemmentliéeauxtechniquesdereproductionphotographiquedes tableaux, jetteundoute, àmonavis très salutaire, sur lavaliditéducritèred’unitéoud’integritas : combiend’œuvresd’abord appréciéespour leur structured’ensemblerévèlent-elles, au gré des choix du photographe et du maquettiste, une capacité insoupçonnée à semorceler en divers fragments tout aussi séduisants (et structurés), sinon davantage ? Et combien de

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poèmes ne survivent-ils que par une strophe, sinon un vers ? Avec ou sans « agrandissement », lapratiquedel’anthologie,depuisdessiècles,produitdesœuvres«fictives»,commediraitMalraux,dontcertainessurpassentsanspeinelesœuvresréellesdontellessontextraitesaumépris,parfoisjustifié,del’ensemblequ’elles«disloquent»;etbiendesstatuesmutiléesetdesmonumentsenruinenesuscitentaucun regret pour ce qui nous en manque, ou plutôt ne nous en manque pas : par exemple, leurpolychromied’origine.Biendes«parties»nonseulement«valent»mieuxqueleurtout,maisencorefontdes«touts»fortvraisemblables,révélantainsilecaractèresouventillusoiredelanotiond’unité.Et l’on sait bien que certaines grandesœuvres, comme laMesse en si,LaComédie humaineouLaLégendedes siècles, n’ont été « unifiées » que tardivement et, commedit Proust à propos des deuxdernières,«rétroactivement187».

IlmesembledoncquecesdeuxpremierscritèrestémoignentchezBeardsleyd’uncertainprivilègeaccordé au goût classique, qui n’a certes rien de blâmable en soi, mais qui n’est qu’un goût (une«esthétique»)parmid’autrespossibles;etquandjeparled’évolutiondugoût,jen’aipasàl’espritunmouvementlinéaireetcontinu: leclassicismesuccédaità(etrépudiaitsansnuance,ouoccultaitsansvergogne)desformesd’artplusprochesdecequenousacceptonsetfavorisonsaujourd’hui:voyezsonrefusdu«gothique»oudubaroque,pourcaused’hétéroclismeetdedéséquilibre,ousonoublipudiquedustyle«formulaire»etrépétitifdel’épopéehomérique.Maisnousretrouveronsunpeuplusloincegenre de questions. Quant au dernier critère (l’intensité), il me paraît également hésiter entrel’insignifiance, si on l’élargit au point d’exiger seulement qu’un objet soit perceptible, et la non-pertinence, si l’onpose qu’unobjet a d’autant plus de valeur esthétiquequ’il est plus intense : c’estprivilégier les couleurs vives et le fortissimo et disqualifier la discrétion – àmoins de dialectiser leconcept jusqu’à luifaireenglobersoncontraireauseconddegré,endisantqueDebussyouTwomblysont « à leurmanière » esthétiquement plus intenses queWagner ouCaravage, ce qui nous ramènecirculairementdudefiniensaudefiniendum : onnemesureplus lavaleur esthétiqued’unobjet à sonintensité,mais celle-ci à la valeur qu’on attribue à celui-là. C’est un peu lemouvement qu’esquisseBeardsley en transférant ses critères de l’objet à l’« expérience » qu’il procure – transfert dont nousavonsdéjàrencontrélesinconvénients.Aufond,cesprétenduscritèresobjectifs,etapparemmenttropdifficiles à définir188 pourmériter ce qualificatif,me semblent ressortir à lamême catégorie que les« qualités esthétiques » de Sibley : ce sont des prédicats esthétiques parmi d’autres, qui se veulentpleinementobjectifsetnesontquesemi-descriptifs,semi-appréciatifs:selonlesgoûtsetlescontextes,unifiéserenverseaxiologiquementenmonotone,diversenhétéroclite,intenseencriard,etunefoisdeplus le jugement de valeur que l’on voulait fonder objectivement se retrouve, plus ou moins biendissimulé,danssonprétendufondement.

Ladeuxièmequestiondefait,inhérenteàlapositionsubjectiviste,estcellequeKantnevoulaitpastrancherpardesdonnéesde fait,maisparune réponsedeprincipeetapriori : c’est celledu sensuscommunis, ou identité de disposition esthétique parmi les hommes. Poser cette question sur le pland’uneenquêteempiriquen’estévidemmentpasconformeauproposkantien,quivisaituneuniversalitéabsolue du jugement esthétique. Je ne reviens pas sur les difficultés de ce propos, ni sur l’obstacleinfranchissablequeluiopposelefait,plutôttêtu,deladiversitéindividuelleouculturelledesgoûts.Jedoisrevenir,enrevanche,surcelui,nonmoinsévident,de leurcommunautépartielle,quimesembleconstituer le complément, et même le corollaire indispensable de la théorie subjectiviste. Quoiqueempirique,etdenatureàfonderdesimplesconsensus«généraux»(etnonuniversels),ilreposesurunprincipe simple : si une appréciation dépend de la rencontre entre telle(s) propriété(s) de l’objet ettelle(s) disposition(s) du sujet, il suffit que deux sujets possèdent, fût-ce par pur hasard, lesmêmesdispositionspourqu’unmêmeobjetprovoquechezeuxdeuxlamêmeappréciation;etsideux,jel’ai

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dit,aussibientrois,cent,oudixmillionsapprécieronttousindividuellementlemêmeobjetdelamêmefaçon, dont l’appréciation commune pourra être tenue pour une appréciation, comme dit à peu prèsDurkheim, collectivement subjective. Jeviensdedire« fût-ceparhasard»,mais il vade soi que laplupart de ces communautés d’appréciation doivent peu au hasard, et beaucoup à des faits dedétermination commune, d’influence mutuelle ou d’acculturation. Je ne vais pas insister ici sur desdonnées aussi évidentes, que l’anthropologie et la sociologie traitent en long et en large avec unecompétenceetdes instrumentsdont jenedisposemanifestementpas.Jeveuxsimplement insistersurces deux faits souvent méconnus (ou du moins : que l’on suppose souvent méconnus par lesubjectivisme):quesubjectifnesignifiepasnécessairementindividuel,etquel’autonomieduvéritablejugement esthétique (je veux dire : d’une appréciation authentique qui ne se laisse pas altérer parimitationetconformisme)n’exclutpastoutepossibilitédemodification.LadescriptiondeFish,quejecitaisplushaut,rendbiencompte,entermessubjectivistes,desfaitsd’évolutiondugoûtindividuel,quel’on oppose parfois au subjectivisme, et dont Kant préférait ignorer l’existence : l’autonomie dujugementesthétique,quitientàsoncaractèreradicalementsubjectif,n’exclutpastouteévolution,elleexclutseulementqu’uneappréciationsoitauthentiquementmodifiéeparl’effetd’uneargumentationoud’uneinfluenceextérieure,sansquelenouvel«ensembledenormesetdevaleurs»aitétéintériorisé,et que ce nouvel ensemble ait été intégré à une personnalité, elle-même de ce fait modifiée enprofondeur.Jereviendraisurcedernierpoint,quifonde,pourparler(sinonpenser)commeSchiller,lapossibilitéde l’éducationesthétique.L’hypothèsekantienned’un sensus communisuniversel, et donccapablede justifier la(trop)fameuseprétentionà l’universalitédu jugementdegoûtestcertainementabusive,etd’ailleursinutileunefoisperçuquelejugementdegoûtprétendenfaitàl’objectivité;maison peut (et on doit), de manière plus empirique, observer l’existence d’un grand nombre deconvergencesesthétiques,plusoumoinslargesetplusoumoinsstables,surcertainsobjetsoucertainespropriétés, et reconnaître en conséquence que ces objets ou ces propriétés ont une capacité«dispositionnelle»àplairedavantagequed’autres, selondiversesconditionsphysiques,psychiques,culturellesethistoriques.Jenevaispasenentreprendreunrecensementvouéd’avanceàlabanalité,àlacaducité, et forcément au ridicule. Qu’il suffise de poser que la subjectivité n’exclut nullement cesconvergences(ilyfaudraitunprincipeabsurde,selonlequel ilseraitapriori impossibleque l’espècehumaines’accordesuruneappréciation)etque, réciproquement,cesconvergencesnecontredisentenrienlasubjectivité:quandbienmêmetouslesêtreshumainsdetouslesâges,detouslestempsetdetous les pays apprécieraient de la même façon (mais comment s’en assurer ?) le même objet, celan’empêcheraitpascetteappréciationunanimed’être,collectivementetenchacund’eux,subjectiveetcelanequalifierait pas cetobjet comme«objectivementbeau»189. J’avoue qu’une appréciation plusuniverselle,englobantdanslemêmefrissonesthétique,dûmentattesté,touteslesespècesanimales–etpourquoipasvégétales?onditbienquecertainesplantespréfèrent(esthétiquementouphysiquement?)certainesmusiques–metroubleraitunpeudavantage,maisnousn’ensommespaslà,etresteraitencoreàétendrel’enquêteau-delàdesmesquineslimitesdenotrevieilleplanète:E.T.préférerait-t-ilCézanneouNormanRockwell?

Cettequestion,oiseuseounon,faitéchoàun(double)argumentsouventalléguéparlestenantsdelapositionobjectiviste:jel’appellerail’argumentparlapostéritéetlamaturité(onverrabientôtcequecesdeuxnotionsontencommun).L’argumentpar lapostérité190 est leplusancien,car il remonteaumoinsàladoctrineclassique.Ilénoncequeletemps(historique)opèredelui-mêmeladistinctionentrelebongrainetl’ivraie,etque,passéslesengouementssuperficielsdelamodeetlesincompréhensions

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momentanées dues aux ruptures d’habitudes, les œuvres réellement (et donc objectivement) bellesfinissenttoujourspars’imposer,ensortequecellesquiontvictorieusementsubil’«épreuvedutemps»tirentdecetteépreuveunlabelincontestableetdéfinitifdequalité.

Lesclassiques(Boileau,Dryden,Johnson,etc.)utilisaientgénéralementcetargumentdanslesensnégatif,commegagede la fragilitédes faussesvaleursetdes réputationssurfaites,ainsique l’étaientseloneuxcellesdepériodesantérieurescommelegothiqueoulebaroque,dontles«extravagances»unmoment prisées ne devaient pas tarder à susciter le dégoût : les modes passent, les vraies valeurssubsistent. Je ne nie certes pas que lamode et a fortiori aujourd’hui la publicité commerciale et letapage médiatique puissent porter artificiellement au pinacle des œuvres dont « on » jugeraultérieurementqu’ellesn’enméritaientpastant,maisrienn’assurequeceretournementnesoitpaslui-mêmeunautreeffetdemode,quisubstitueàunengouementfacticeuncontre-engouementtoutaussifactice. La nocivité de la «mode » est souvent le grief facile (et facilement réversible) d’unemodecontreuneautre,d’ungoûtcontreunautre:quiveutnoyersonconcurrentl’accused’êtreaujourd’huiou,mieux,d’avoirétéhierà lamode.Les«révolutions»artistiquesde l’époquemoderneontplutôtcontribuéàaccréditerlavariantepositivedel’argument,selonlaquellelepublicmetuncertaintempsàreconnaîtrelavaleurd’œuvresd’aborddifficilesoudérangeantes,commecellesd’unCézanneoud’unStravinski, dont le statut de « classiques » finit toujours par s’imposer durablement. Selon Proust,l’œuvre de génie, tels les derniers quatuors deBeethoven, est par définition trop originale pour êtreacceptéed’embléeetdoitcommencerparformersonpublic«enfécondantlesraresespritscapablesde[la]comprendre»,cequi«lesferacroîtreetmultiplier»;leprocessusdecette«fécondation»resteunpeumystérieux,maisl’effetenestqu’unetelleœuvre«créeelle-mêmesapostérité»191.Cettesecondevarianteest spontanémentplusconvaincantepournousque lapremière,mais jedoutequecesoitenraisondesaplusgrandevaliditécommetestd’unesupérioritéobjective,etdoncdéfinitive,del’œuvred’abordjugée«difficile».Proustlui-mêmeraconted’ailleurscommentl’œuvredeBergotte,unefoisassimiléeetdevenuetoutàfait«limpide»,perdbeaucoupdesavaleurpourMarcellorsqu’ildécouvreun«nouvelécrivain»,dont lesartificesde style lui fontpercevoirdenouveaux« rapportsentre leschoses»;ainsi,«uneœuvreestrarementtoutàfaitcompriseetvictorieuse,sansquecelled’unautreécrivain, obscure encore, n’ait commencé, auprès de quelques esprits plus difficiles, de substituer unnouveauculteàceluiquiapresquefinides’imposer192»:autrementdit,un«culte»chassel’autre,sansqu’aucunpuisseétablirsonrègneàjamais.Ilmesemblesurtoutquecettevariante–la«postérité»noncomme instance finale mais comme témoin d’une influence tardive, et éventuellement transitoire –s’accordepleinementà l’«ensembledenormesetdevaleurs»quiest (aujourd’hui)notreparadigmeesthétique dominant, et qu’Harold Rosenberg appelait la « tradition du nouveau ». De façon pluscomplexe, Adorno avance l’idée que les vrais « mérites » d’une œuvre – je dirais en termes plusneutres:sespropriétéslesplusessentielles–n’apparaissentqu’unefoisémoussésceuxdeseseffetsquiavaientétélesplusfrappantsaumomentdesonapparition:«Beethovenneputsansdouteêtreentenducommecompositeurqu’aprèsquel’attitudetitanesque,soneffetprimaire,eutétédépasséeparleseffetsgrossiersdecompositeursplus jeunes,commeBerlioz.Lasupérioritédesgrands impressionnistessurGauguinn’apparutquequandlesinnovationsdecelui-cipâlirentauregardd’inventionsultérieures193.»Laremarqueestenl’occurrenceplutôtinjusteenversBerliozouGauguin,maisellemesembledésignerunfaitnotable : le fameux«recul»historiqueasouventpoureffetdedébarrasser l’appréciationdesœuvres d’aspects qui ne tenaient qu’au contexte passager de leur réception « primaire » ; traits, parexemple, de contraste ou de ressemblance qu’élimine forcément l’oubli, ou la réinterprétation, de cecontexte:les«impudicités»deBaudelaireoules«déformations»dePicassonesontpluscequinousretientdansleursœuvres,etlacomparaisonentreRacineetPradon,siactiveen1677,n’intervientplus

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dansnotreappréciationdePhèdre;elleyreviendrapeut-êtreunjour–àmoinsqu’entretempsRacinelui-mêmen’aitfaitnaufrage,définitifounon.Nousretrouveronsplusloincegenredeconsidérations,évidemmentpropresauxœuvresd’art.

Jeneméconnaisdoncpasl’existencedetellesévolutionsetrévolutionshistoriques,etjeparticipeévidemment comme tout lemonde à la vulgate qui y insiste,mais je suis beaucoupmoins sûr de lavaliditéuniverselledesappréciationsqu’elleentraîne:jenevoispasenquoilefait,parexemple,qu’ilfailleuntempsderéflexionoud’adaptationpourapprécierpositivementuneœuvregarantitquecetteappréciationsoitdéfinitive;la«difficulté»d’unMarinooud’unGongoranelesapasprotégéscontreunelonguepériodededésaffectionàl’époqueclassique,et leurfaveurplusrécentenedétientaucuneassurance d’éternité. Le romantisme français a été « révolutionnaire », puis classique à sa manière,c’est-à-direaccordéaux«valeurs»d’uneépoque,puis(aujourd’hui)quelquepeuringardauxyeuxdebeaucoup.Lesmouvementshistoriquesd’évolutiondugoûtnesontpasaussivectorisésetcumulatifsquenelesupposentlestenantsdesesparadigmessuccessifs:lefaitestquelegoûtchangeentoussens,avecdesmomentsderejet,d’oubliouderedécouvertequ’onauraiteuquelquepeineàprévoiruneoudeux décennies plus tôt. Les classiques duXVIIe et duXVIIIe siècle, si satisfaits d’avoir enterré leursprédécesseurs et si confiants dans le « jugement de la postérité », seraient sans doute bien surprisd’observer le sort peu gratifiant qui est aujourd’hui celui de leursœuvres, en survie artificielle sousperfusion scolaire et académique, et le retour en grâce, depuis un bon demi-siècle, de l’art baroque(poésiecomprise)et,depuispresquedeuxsiècles,del’artgothique–etroman.Soitdit,bienentendu,sansnullementexcluredel’avenirunrenversementdecerenversement,etainsidesuite : jenem’enprends nullement à l’esthétique du classicisme, mais au dogmatisme ingénu qu’elle partage avecd’autres, ou à ce qu’il est, pour le coup, bien approprié d’appeler son « absolutisme ». Le vrai estsimplement qu’au sens où ils l’entendaient la « postérité » est un mythe consolateur, commel’immortalité de l’âme, la résurrection des corps et (plus récemment) l’infaillibilité à long terme del’opinionpublique(Lincoln:«Onpeuttromperquelques-unspendantquelquetemps,etc.»)194.«Onnousditqueletempsestl’arbitresuprême,remarqueFrancisHaskell,observateursagacedesvariationsdugoût,voilàuneaffirmationqu’ilestimpossibledeconfirmernidedémentir;mais,danslapositionquiestlanôtre,nouspouvonscertifierquecesdeuxartistes[ils’agitdePieroetVermeer]ontétépluslonguementdédaignésqu’admirés.Onnepeutpasnonplustenirpourcertainqu’unpeintrearrachéàl’oublinepourraityretourner195.»Haskellpécheraitplutôticiparexcèsdemodération:ilmesembleque sonœuvre, et particulièrement l’ouvrage d’où je tire cettemise en garde, dément avec éclat lesvertusattribuéesparcertainsaudit«arbitresuprême».Iln’yapas–ilnepeutyavoir–d’arbitreenlamatière196.

Le second volet de l’argumentation (l’argument de la « maturité ») peut passer pour unetranspositiondupremierduplandel’histoirecollectiveàceluidel’évolutionindividuelle,etcommetelil est de couleur plus « moderne » ; il me semble aussi fonctionner comme un recours contre lesdifficultés,aujourd’huiassezperceptibles,dupremier.Ilénoncequelegoûtindividuelévoluetoujoursdans le même sens « unidirectionnel » et irréversible, celui d’un progrès dans la qualité del’appréciation, par exemple, du goût facile pour Tchaïkovski, GrahamGreene ouNorman Rockwell(annoncéplushaut)àcelui,plussophistiqué,pourHaydn,ShakespeareouCézanne197.Commetouslesargumentsempiriques, celui-cigagnerait à s’appuyer surdesenquêtesunpeu rigoureuses, cequin’ajamaisétélecasàmaconnaissance–etl’onsesouvientdelamanièredontNietzscheenvintàpréférer

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Carmen(etlazarzuela)àTristan,cequifaitpeut-être198contre-exempleàcetteabsencedestatistiques.Dans ce brouillard d’idées reçues et de faits présumés, on peut toutefois percevoir deux facteursrelativementplausiblesd’«unidirectionnalité»,quisontlevieillissementbiologiqueetl’accroissementcumulatifde la«compétence»artistique.Lepremiern’estque tropassuré,maissoneffetbénéfiquel’estunpeumoins;lesecondprésentequelquedegrédevraisemblance:onpeutaumoinstenirpouracquislefaitd’uneaugmentationquantitativedel’expérienceesthétiqueindividuelle(j’aivudavantagedetableauxàsoixanteansqu’àcinquante),ensouhaitant(maisc’estdéjàbeaucoupmoinsgaranti)quecetteexpérienceneperdepasd’uncôtécequ’ellegagnedel’autre,etqu’ellerésultevraimentenunecompétence croissante. Le postulat implicite (cela commence à faire beaucoup de si) de cetteargumentation est que le vieillissement biologique et l’accroissement de compétence agissent demanière convergente dans le même sens, celui d’unematuration du goût, qui délaisserait les effetsgrossiers,naïfsousentimentauxauprofitdetraitsàlafoisplussobresetpluscomplexes,accessiblesseulement à un sens esthétique affiné par le temps et la fréquentation des œuvres. En supposantcorrectes toutesceshypothèsesaccumulées,onobtiendraitunesortede loi tendancielledecegenre :«Lamaturationbiologiqueetculturelleconduitgénéralementdelavalorisationd’œuvresplusfacilesàcelled’œuvresplusdifficiles»–ledegrédedifficultédel’œuvreétantapparemmentleseultraituntantsoit peu objectif et mesurable que l’on puisse lier au degré de maturité du récepteur individuel –déduction supposée faite des variations culturelles historiques qui rendent par exemple Picasso ouStravinskirelativementplusaccessiblesaujourd’huiaurécepteurmêmenovicequ’ilsne l’étaienthierau public cultivé. Mais je rappelle que ce fait d’évolution, supposé acquis, est censé établirindirectement la supérioritéobjectivedecertainesœuvres surcertainesautres.Or, ilnepeut jouercerôleparlui-même,carrienn’assureaprioril’effetpositif,danscedomaine,del’accroissementd’âgeetd’expérience,quipeutaprèstoutapporterautantdefacteursdéfavorables(sénescence,attachementauxhabitudes,obstination,fermetured’esprit,régressionsdiverses)quedefavorables.Leprogrèsesthétiquesupposéd’unsujetnepeutdoncêtreétablienfaitquesurlasupérioritédesœuvres(«difficiles»)qu’ilappréciedanssamaturité(quelâge?)surcelles(«faciles»)qu’ilappréciaitdanssonadolescence,cequifaitclairementreposerlaprétenduepreuvesurcelamêmequ’elleestcenséeprouver.Ilsepeutquelesœuvresdifficilessoient«supérieures»auxœuvresfaciles,ilsepeutquelesrécepteursexpérimentéssoient « meilleurs juges », au sens humien, que les récepteurs novices, mais aucune de ces deuxpropositionsn’estévidentedesoi,etilestassezmanifestequ’ellessefondentréciproquementl’unesurl’autre : j’aimeilleurgoûtqu’autrefoispuisque j’aimeaujourd’huidesœuvresdont la supériorité estdémontrée par le fait que je les aime aujourd’hui plus qu’autrefois.Cela fait un joli cercle, et ilmesemblequetoutecetteargumentationnefaitqu’illustrer,enprétendantlejustifier,lesystèmedevaleurspropre à ceux qui lamettent enœuvre : la supériorité du jugement des critiques chevronnés est unarticledefoi,bienexplicable,descritiqueschevronnésqui,aubénéficedel’âge,établissenteux-mêmeslespalmarèsoùilsfigurentenbonneplace,maisiln’estjamaistrèssain,etencoremoinsconvaincant,d’êtrejugeetpartie–cequivautaussibiencontrelesprétentionsdela«postérité».Commel’observeSchaeffer,quandonditque«c’estlebongoûtquis’estimposécontrelemauvais»,c’esttoujours«lebongoûtquiqualifiel’autredemauvais»199,etdoncquis’autoproclame«bon».

J’ajoutequeceprétenduargumentsupposeuneconceptionabusivementsimplifianteetréductricedu champ esthétique. La première réduction doit être évidente depuis quelques pages, c’est que lesconsidérationsdecegenreneportent,délibérémentetexplicitement,quesurl’appréciationdesœuvresd’art, et pourraient difficilement, étant donné la part qu’y tiennent les facteurs d’ordre culturel ettechnique, être étendues à la relation esthétique en général. Une seconde réduction tient à la visionhomogène et gradualiste, qui s’y implique, du champ artistique lui-même. Il peut sembler plausible

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(sans plus) qu’un amateur d’art (en général) passe parallèlement, au cours de sa vie, deRockwell àCézanneetdelaSymphoniepathétiqueàL’Artdelafugue,maisunephrasedeBeardsley200memetuneméchante puce à l’oreille : s’y trouvent convoqués, à titre d’exemples d’objets en quelque sortetransitoires pour un goûtmusical immature (early) – en attendant sans doute l’accès tardif aux joiesdurementméritéesdesDerniersQuatuors–,JohannStraussetDukeEllington.Jen’aipas,commeondit,«vocation»àdéfendreàtouscrinslavalseviennoise,maisilmesembleunpeuabsurded’yvoirune«étape»dansunparcoursconduisantoùquecesoit:jedoutequelesauditeursviennoisravisduconcert annuel du nouvel an soient tous provisoirement incapables, pour raison d’âge ou autre,d’apprécier des musiques plus austères : ce sont deux appréciations disjointes que rien n’invite àdisposer,dansunordreouunautre,surune«échelle»devaleurs.J’endiraisautant,etavecplusdemotivationpersonnelle,àproposdurapport(icisuggéré)entrelejazzetlamusiquedite«classique».Jen’ignorepasquecertains«fans»dupremier,commeensontempsBorisVian,fontprofessiondemépriser laseconde,et réciproquement (cen’estpasceque lesunset lesautres fontdemieux,maisc’est leuraffaire),maisnuln’ignorenonplusqu’ilexisteaussidesmélomanespourapprécierautantEllington (puisqueEllington il y a) queMozart, etWebern queColtrane. Et comme jeme range aunombredecesderniers,jepuisajouterdesourceintrospectivementsûrequecesdeuxgoûtss’exercentdans des champs ressentis comme en grande partie hétérogènes et partiellement incommunicables :aimeràlafoislejazzetlamusiqueclassiquen’estpasvouloiràtoutprixlesrapprocher,etneconduitpasnécessairementàfavoriserentreeuxquelque«fusion»,ou«troisièmevoie»,quecesoit.Aimer« autant » l’un que l’autre (si cet adverbe de quantité a ici un sens) n’est pas les aimerde lamêmemanière,nisedemanderlequeldesdeuxsurplombel’autresurlafameuseéchelle:chacuns’exerce,etéventuellementexcelle,danssonordre,etpourtoutdireilmesemblequelamaturitéesthétique,sitellechoseexiste,commenceavecl’admissiondecegenredepluralités:pourapprécieràlafoisRacineetShakespeare,faut-ilchercherdanscesdeuxœuvreslemêmetypede«mérite»?Etfaudra-t-ilunjouropterentreportraitsetpaysages?EntreParsifaletLesMaîtreschanteurs?EntreOtelloetFalstaff?EntreLeMisanthropeetLesFourberiesdeScapin, commesuggérait (fortement)Boileau? J’entendsbienquel’onopposesouvent,aumoinsdepuisCollingwood,l’art«proprementdit»(artproper)àcequi ne serait qu’activités (production et consommation) de divertissement (amusement)201, et je neméconnaispaslapertinencedecettedistinction,quenousretrouveronspeut-être;maisj’observequ’onl’utiliseparfoissanspertinenceaucunepourdéprécierunartaubénéficed’unautre,ou–àl’intérieurd’«unmême art » – ungenre aubénéfice d’un autre, et établir ainsi des « hiérarchies » arbitraires,commeilestarrivémêmeàKantouHegeld’enproposer202,maisdontlefondementobjectifn’estenrienassuré.

Ilmesembledoncque la«preuve»dontBeardsleyattribuait lachargeà l’objectivismeresteàproduire,etqu’enl’attenteindéfinimentprolongéedecettedémonstrationlapositionsubjectivisterestela plus correcte. Mais je précise qu’il ne s’agit pas là seulement d’une théorie « par défaut », quireposeraitentièrementsur–ouplutôtquiconsisteraitentièrementen–l’absencedepreuvedelathéorie«adverse».Sil’existencedecritèresobjectifsdubeauetdulaid,c’est-à-diredecausesnécessairementetuniversellementdéterminantesde l’appréciationesthétique,venaitàêtredémontrée,cescritèresneviendraientpassimplementfourniruneexplicationobjectiveàuneappréciationjusque-làignorantedesa cause, comme on viendrait me révéler la raison inconsciente pour laquelle j’aime tel tableau, telpoèmeoutellesonate.Illeurfaudraitégalementconvaincre(effectivementetauthentiquement)deleur«erreur»ceuxquinepartagentpascegoût,ouplutôtsansdouteleurapprendre,dansunerévélationde

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style platonicien, qu’ils l’ont toujours partagé sans le savoir, puisqu’un critère objectif ne pourraitmanquer d’imposer à tous une appréciation unanime, à laquelle toute exception ne pourrait êtrequ’illusoire.Inutiled’ajouterqu’unetellehypothèsemesemblehautementimprobable,pournepasdirefantastique.

Valeuretdéfinition

On reproche parfois au subjectivisme, ou au relativisme qui selon moi en découle, de rendreimpossible toute définition de l’art203. Une telle conséquence serait sans doute fâcheuse si elle étaitdémontrée,maisellenel’estenaucunemanière,carunedéfinitionobjectivedu«beau»etdu«laid»n’estnullement indispensableàcellede l’art–pasplusd’ailleursqu’àcelled’unerelationesthétiquequellequ’elle soit.Pourqu’ilyait relationesthétiqueàunobjetquelconque, il fautet il suffitqu’uncertaintype(aspectuel)d’attentionàcetobjetdéterminechezunouplusieurssujetsuneappréciationdecet objet, du point de vue défini par cette attention ; la présence ou l’absence d’un critère objectifsusceptible de légitimer cette appréciation n’importent manifestement pas à la validité d’une telledéfinition. Pour qu’il y ait œuvre d’art, il faut et il suffit qu’un objet (ou, plus littéralement, qu’unproducteur,àtraverscetobjet)vise,entreautresouexclusivement,unetelleappréciationesthétique,sipossiblefavorable;sil’appréciationobtenuen’estpas,ou(casfréquent)pasaussifavorablequenelesouhaite l’auteur, cette visée aura entièrement ou partiellement échoué, mais il suffit que la visée(l’intention artistique) soit reconnue, ou même simplement supposée, pour que l’œuvre fonctionnecommetelle ; si cetteviséeelle-mêmen’estpas reconnue, l’œuvrene fonctionnerapas comme telle,maiscequine fonctionnepas icietmaintenantpeut fortbien fonctionnerailleursouplus tard ;bienentendu,certainscaspeuventrester indécidables(onnesaitpassi leproducteurde telobjetutilitairevisaitounon,enoutre,l’appréciationesthétiquequ’ilprovoque)ouderéponsemanifestementnégative(onsaitquetelobjetnaturel,parexempleungalet,quifonctionneesthétiquement,nelefaitpasenvertud’une intentionauctoriale) ;maisdans tous ces cas le caractère subjectifde l’appréciation souhaitée,obtenueounon,voireobtenue sansavoirété souhaitée,n’invalideen rien ladéfinition :unobjet est«esthétique»entantqueetdanslamesureoùilprovoqueuneappréciationesthétique,ilestartistiqueentantqueetdanslamesureoùilestmanifestement«candidat»(Dickie)àunetelleappréciation(enl’occurrence positive), et ce n’est ni le succès ni l’échec de cette candidature qui détermine soncaractère d’œuvre d’art. « La plupart des œuvres, dit Goodman204, sont mauvaises. » Je ne peuxévidemment pas endosser littéralement cette dernière proposition au nom d’une théorie subjectivistepourlaquelle«bon»,«mauvais»,etautresprédicatsévaluatifsprocèdentd’objectivationsillusoiresetabusives, mais je l’endosse tous les jours dans ma pratique objectivante, et je peux d’ailleurs larelativiser sous la forme : «Bien desœuvresme déplaisent, oume laissent froid. »Mais je ne leurcontestepaspourautantlestatutd’œuvres,quinedépendnullementdemonapprobation.Illusoireounon, le « mérite » d’une œuvre n’entre pas dans sa définition, et l’incertitude des appréciationsesthétiquesn’affectepasdavantageladéfinitiondel’œuvrequecelledetouteautreespèced’objet:unmarteaun’apasbesoindemeplairepourêtreunoutil,etpasdavantagepourêtreuneœuvred’art–cequi ne signifie pas qu’il n’a aucune (autre) condition à remplir. L’impossibilité de définir le beaun’entraînedoncselonmoi,etj’yreviendrai,aucuneimpossibilitédedéfinirl’art.

DecetétatdefaitGoodmanatirédansledernierchapitredeLangagesdel’artuneconséquenceàmonsensexcessive,quej’aimentionnéeàlafinduchapitreprécédent,etquiestlerejet,horsduchampde ce qu’il refuse d’ailleurs d’appeler esthétique, de toute considération relative à l’appréciation,considération répudiée par lui comme « hédoniste », affectiviste, passiviste, etc., au profit d’une

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conceptionàlafoiscognitivisteetvolontariste,ouactiviste,delarelationesthétiqueengénéraletdelarelationartistiqueenparticulier.Cesoptionsportentenfaitàlafoissurladéfinitiondel’attentionetsurcelle de l’appréciation, et j’ai déjà dit que cette conception dynamique de l’attention esthétique mesemblait tout à fait pertinente : la notionde contemplation, et encoremoinsd’attention, n’exclut pasnécessairementcelled’activité–ycomprisphysique:visitersérieusementunecathédralen’estpasunesinécure. Il me semble en tout cas qu’elle l’implique plus qu’elle ne l’exclut, et nous avons vu auchapitre précédent que la présence et l’action des « symptômes » goodmaniens dépendaient del’opérationperceptivedu récepteuraumoinsautantquede lanaturede l’objet, cequiest en sommeaccorderàcetteopérationdavantagequenelefaitGoodmanlui-même.L’accentqu’ilmetsurl’aspectcognitifdelarelationesthétique,surlerôlequ’yjouela«curiosité205»,etsurlaparenté,plusétroitequ’onnelereconnaîtgénéralement,entrelecaractère«désintéressé»delarechercheintellectuelleetceluidel’expérienceesthétique206nemegênepasnonplus,bienaucontraire,mêmesijenesuispassûrqu’ils’agissedumême«désintéressement»:j’accordevolontiersquelesdeuxactivitéssontégalementdésintéressées (à l’égarddes«objectifspratiques»),mais ilme semble, commeàSantayana,que letraitd’intransitivitéformelle(ou,commelemontreGoodmanlui-même,letransfertd’attentionsurlesvaleursd’exemplification)propreàlasecondesuffitàdistinguerlesdeuxtypesde«désintéressement».Maissurtout,jenecroispasquel’onpuisse,commelefaitGoodman,emportéparledésirmanifestededéblayerleterrainauprofitdesathèseenprésentantcommeincompatiblesdestraitsquimesemblentplutôt complémentaires, évacuer de la relation esthétique la composante affective que définitl’appréciation positive ou négative portée sur l’objet. L’attention « intransitive » est une conditionnécessairedecetterelation,maisellen’enestpaslaconditionsuffisante:tantquelesujetneréagitpasaffectivement,parplaisiroudéplaisir,àl’objet,larelationrestepurementcognitive,commepeut(jedispeut)l’être,faceàuntableau,l’attituded’unexpertenquêted’attributionou,devantunpoème,celled’unhistoriendelalangue.Goodmann’aquesarcasmespourlesnotionsdeplaisir,desatisfactionoud’émotion – allant jusqu’à confondre, d’une manière passablement sophistique, l’émotion que peutsusciteruneœuvreetcellequ’elleexprime,invoquantlesexemplesdeMondrian,versusRembrandt,etdeWebern,versusBrahms,àl’appuidesondénidetouteaffectivité,commesiuneœuvredépourvue(parhypothèse)decontenuaffectifnepouvaitpasprovoquerchezsonspectateuruneréactionaffective–fût-cederejet,commeBoileaujugeantplusfroidque«touteslesglacesduNordensemble»,parceque artificiel, le concettoexprimé par deux vers célèbres de Théophile. La froideur (supposée) d’unMondrianpeutprovoquerchezunspectateuruneréactiontrèsvive,decettesorte(«Commentpeut-onexposerunetoileaussiraideetglaciale?»)oud’uneautre.OnditqueMalebranche,ayanttrouvéchezun libraire de la rue Saint-Jacques un exemplaire duTraité de l’homme de Descartes, « le lut avecempressement et avec un tel transport qu’il lui en prenait des battements de cœur qui l’obligeaientquelquefoisd’interrompresalecture207».J’ignoredequelordreétaitcetteémotion,maisilmesembledouteux qu’elle fût homogène au propos froidement «mécaniste » de l’ouvrage qui la provoquait ;inversement, l’émotion intense expriméeparuneœuvrepeut fortbienne susciter chez son récepteurqu’indifférence ou dégoût : bref, la coloration affective de l’objet, s’il en a une, n’engage pasnécessairementcelledesaréception,etl’onnepeutdoncpasinférerdel’existencesupposéed’œuvresdépourvuesd’affectl’absenced’affectdanslarelationesthétique:uneœuvre,commetoutobjet,plaîtplusoumoins,déplaîtplusoumoins, laisseplusoumoins indifférent, cet effet est inévitable, et soncaractèreaffectifestindéniable,parcequ’ilconsistetoutsimplementdanslafaçondontcetobjetnousaffecte.

« Le moteur (drive) est la curiosité, dit Goodman, et le but est d’obtenir des lumières(enlightenment)[…].Ledesseinprimordialestlacognitionenelle-mêmeetpourelle-même;l’intérêt

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pratique, le plaisir, la contrainte et l’utilité communicative n’en sont que des corollaires […]. Lesœuvresd’artnesontpasdeschevauxdecourse,lebutprimordialn’estpasdedésignerunvainqueur.Loin que les jugements portant sur les caractéristiques soient de simples moyens en vue d’uneappréciationultime,cesontplutôtlesjugementsdevaleuresthétiquequisontsouventdesmoyenspourdécouvrir de telles caractéristiques208. » Je l’ai déjà dit, je ne pense pas qu’on puisse assigner à larelation esthétiqueunmobile et unbut : c’est, commeditSchaeffer, une relation« causale209 », nonintentionnelle (ausenscourant) ; si ellepeutêtre recherchéecommeune fin,ellen’estelle-mêmeauserviced’aucunefinquesapropreperpétuationou«reconduction»,etjenecroispasqu’onpuisseydistinguer des fins (qu’elles soient cognitives ou affectives) et desmoyens (qu’ils soient affectifs oucognitifs).Onpeutenrevancheydistinguerdescausesetdeseffets,etilmesemblequ’encestermes,lacause est plutôt d’ordre cognitif et l’effet d’ordre affectif, même si les deux ordres peuvent agirsimultanément : jenevoispasun tableaupour l’aimer, jene l’aimepas (commesemble le suggérerGoodman)pourlevoir,jel’aimeparcequejelevoisetqu’unaccords’établitentreluietmoi,etmonjugementd’appréciationn’estpasle«but»,maisbienlaconséquencedemaperception–mêmesi,àlasuiteetenraisondecetteappréciation,jem’appliqueàlemieuxregarder.Jen’aipasdistribuéauhasardlesverbes«voir»et«regarder»(onpourraitévidemmentopposerdelamêmemanière«entendre»et« écouter »,mais cette nuancemanque à d’autresmodes de réception) : « voir » est un simple faitattentionnel,« regarder»estuneconduite intentionnelleet finalisée ; jevoisunobjetparcequ’il estdevantmoi,jeleregardepour(mieux)levoir.Orilmesemblequelarelationesthétique(attentionetappréciation) est en chaque occurrence d’abord de l’ordre du fait (attentionnel et appréciatif), puiséventuellementdelaconduite:jeperçoisunobjet,jeleconsidèresurleplanesthétique,jel’apprécieet,seloncetteappréciation, jedécidede leconsidérerplusattentivement,oudem’endétourner210. Jenecroispasquel’onpuisse,danscetensemblecomplexedefaitsetdeconduites,distribueràsaguiselesnotions de moyens et de fins, mais si l’on pouvait employer une telle expression en un sens noninstrumental, je dirais volontiers que dans la relation esthétique, si dans un deuxième tempsl’appréciationpeutêtre«auservice»del’attention,c’estd’abordl’attention(l’adoption,spontanéeoudélibérée,d’unpointdevueesthétique)quiconditionnel’appréciation211.

J’accorderai cependant un point à la critique (goodmanienne ou autre) de l’« hédonisme » enesthétique:c’estquelanotiondeplaisir(oudéplaisir)–sur laquelle j’aiconstammentfaitfond,àlasuitedeKantoudeSantayana–nevasansdoutepasaucœurdelarelationesthétique,maisplutôtàsoneffet,certesleplusdirect,leplusindissociableetleplusmanifeste:l’appréciationpositiveounégatived’unobjetrésulteévidemmentenunplaisirouundéplaisiràsoncontact,quienestlamarquecertaine,aumoinspourlesujetquil’éprouve.Maisilestsansdouteinexactdedirequ’elleconsisteencetétatrésultant ; elle consiste plutôt en un autre sentiment, si j’ose diremoins égoïste, et à coup sûr plusattentionnel, qui est tout simplement d’aimercet objet.Quand un objetme plaît, cela veut dire sansdoutequ’ilmeprocureduplaisir,maisilnemeprocureceplaisirqueparcequ’il«meplaît»ausenscourant de cette expression, qui désigne d’abord une affection positive, même si cette affection setraduitparleplaisirdontelleestlacause.Onneditguèred’unobjetd’appréciationesthétique:«Cetobjetmefaitplaisir»–etencoremoins:«Cetobjetmefaitdelapeine»;onditplutôt:«Ilmeplaît»,ou«Ilmedéplaît»,ausens,nonpas«thymique212»,maisbienaffectif,de«Jel’aime»ou«Jenel’aimepas ».Eten ce sens l’expressionobjectivante (la plus spontanée) « Il est beau», qui signifiequ’onletrouvebeau,estplusfidèleausentimentesthétique,quiestunsentimentrelatifàl’objet,nonàl’effetqu’il exerce–d’où lemouvement irrésistibled’objectivation.Unmot très courant exprimeraitassez bien le sentiment en cause (à condition d’en spécifier le ground esthétique, car il s’appliqueévidemmentàbiend’autresdomaines,parexempleéthique,ouintellectuel):c’estadmiration213.Mais

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ilmesembleconteniruneconnotationquilerendunpeudifficileàappliqueràdesobjetsnaturels:cequ’on admire, stricto sensu, c’est plutôt l’auteur d’un objet, objet qui ne peut donc alors être qu’unproduit humain que l’on « admire », en somme, par métonymie. J’admire la Passion selon saintMatthieu avec référence à son auteur, et parce que c’est l’œuvre d’un auteur. Je dirais moinsspontanémentquej’admireleschutesdel’Iguaçu,parcequejenelesréfèreàaucunproducteuretquejen’ytrouvepaslatraced’unactehumain.Jesaisbienqu’onditparfois,sanstrops’embarrasserdecesnuances(surtoutquandonnelesperçoitpas),qu’onadmireunpaysage,etdèslors,defigureenfigure,ce sens large pourrait être conventionnellement adopté pour désigner toute appréciation esthétiquepositive, mais l’antonyme « mépriser », d’application largement éthique, me semble vraimentmalcommode pour désigner l’inverse, hors de l’appréciation des œuvres : je puis « mépriser » unroman,nonunpaysage.N’enparlonsplus:lalangueestparfoismalfaite,nousn’ypouvonsguère,etl’usage, ici, n’en souffre d’ailleurs pas davantage, puisque de toute façon, encore une fois,l’appréciation s’exprime le plus souvent par voie de prédicats objectivants : non pas : « J’admire laPassionselonsaintMatthieu»,mais(parexemple):«LaPassionselonsaintMatthieuestsublime»;leplussouventet leplus justement,puisquec’estalorsexactement,nonpassansdoutecequiest(laSaintMatthieun’estpassublimeensoi),maisbiencequejepense.Reste,biensûr,quemaconcessionà l’antihédonisme ne concède rien à l’antiaffectivisme : que le plaisir ou le déplaisir esthétiques nesoient qu’un effet du sentiment positif ou négatif qu’inspire un objet n’empêche pas ces sentimentsd’être…dessentiments.

J’ai conscience de proposer ici une théorie de la relation esthétique que je qualifierai en toutemodestied’hyperkantienne,puisque,dusubjectivismeassuméetdéfenduparKantlui-même,jetireuneconséquence relativiste dont celui-ci, nous l’avonsvu, se gardait par tous lesmoyenspossibles.Unetellepositionn’apasaujourd’huitrèsbonnepressedanslecourantphilosophiquedontjemesensparailleurs leplusproche,celuidelaphilosophieanalytique,quivoitdanslerelativisme(qu’elle imputenonsansquelquesraisonsàlaphilosophie«continentale»decedernierdemi-siècle)undangerpourlapensée,ainsiprivéedecritèresobjectifs,devaleursstablesetdedémarchesrationnelles.Sansprendreicipartidanscedébatpourcequitoucheàlaconnaissanceouàlamorale,ilmesemblequelecaractèresubjectifetrelatifquejetrouveàl’appréciationesthétiquen’aaucuneraisonapriorid’êtreétenduauxautresdomainesdelaviedel’esprit:qu’iln’existepasdecritèresobjectifsetuniverselsdu«beau»n’entraînenullementpourmoiqu’iln’enexistepas,disons,pour (beaucoup)simplifier,duvraietdufaux,etquelesnécessités,entreautres,delaviecommunen’imposentpasdesrèglesàlaconduitedeshommes214.Jen’aidoncpasl’impressiondecontribueràquelquesubversionnihilisteenmebornantàreconnaître à un sentiment, puisque sentiment il y a, les propriétés de toute affectivité, avec lesprivilèges et les limites qu’elles impliquent. Je ne crois pas non plus que le caractère largementirrationnelquejetrouvedanslarelationesthétiquecondamnesonétudeàlepartager,commesitouslesoculistes devaient être myopes ou presbytes, et tous les astrophysiciens circuler à la vitesse de lalumière. La « rationalité esthétique215 » ne peut être, selon moi, que celle de l’esthétique commeconnaissance – comme étude, par définition aussi rationnelle que possible, d’une pratique qui elle-mêmenel’estpasetn’aaucuneraisondel’être.Etlepremieractederationalité,outoutsimplementdelucidité, d’une science n’est pas d’attribuer indûment à son objet le caractère qu’elle s’imposelégitimementàelle-même.

Decetterelativitérestreinte(àlasphèreesthétique216),jenefaispasnonplusunprincipeaprioriet, si j’ose dire, absolu : comme je l’ai déjà reconnu une ou deux fois, le caractère subjectif de

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l’appréciationn’empêchepassystématiquementtoutaccorddefait,éventuellementgratifiant,entredesappréciateurs – hypothèsemanifestement réfutée par l’expérience, puisqu’il arrive constamment queplusieurssujets,etdoncqu’ilpeutarriverparhasardquetous,s’accordent,aumoinspourl’essentieletpour ce qu’ils peuvent s’en communiquer, sur l’appréciation d’un objet. Pour le dire autrement, lasubjectivitédesappréciationsn’entraînepasnécessairementleurdiversité,maisseulementsapossibilitécommefaitpurementempirique–enrevancheetcommeteltoutàfaitobservable.Leseulprincipeapriori,c’estpourmoilasubjectivitédel’appréciation,d’oùdécoulepardéfinitionsarelativité(lesdeuxtermes, ici, sont en fait synonymes : chaque appréciation est relative à la subjectivité de chaqueappréciateur), mais non sa diversité (le désaccord de fait des appréciateurs), qui n’en est qu’uneconséquence possible et non nécessaire. En revanche, cette diversité, quand elle se manifeste, peutfournirunindicesûrdesubjectivité,commeuneempreinteestunindicedepas ;et inversement,uneéventuelleunanimitédefait–disonsauhasard,uneadmirationuniversellepourlavoûtecélesteouledômedeSaint-Pierre–nedémentiraitenriencettesubjectivité:l’absenced’empreinteneprouvepasl’absencedepas.Si,dansuneenquêteàlaHume(premièremanière),j’observeunecertainediversitédesappréciationssurunobjet,jepuiseninduirequeleurfondementn’estpasexclusivementdanscetobjet, puisque l’existenced’un tel fondement exclurait toutediversité.Bref, la plusoumoinsgrandepluralité des appréciations ne prouve que sa propre possibilité, mais cette possibilité même prouve,selon moi, la subjectivité des appréciations. Le relativisme esthétique ne consiste qu’en cetteobservationd’unfaitempiriqueaposteriorietnonsystématique(lapluralitédesappréciations)etenlareconnaissancedesacause(leurcaractèresubjectif,ourelatif);causequiest,elle,apriori,puisqu’elletientàladéfinitionmêmedel’appréciation,etquipourrait,sommetoute,sepasserd’untelindiceoud’une telleconfirmation.Après tout, l’analysekantienne, apriorique s’il en fut,ne reposeen rien surl’enquêteempirique(initiale)deHume,qu’ellepréfèrevisiblementignorer.

Jeme suis obligé jusqu’à cepoint, par nécessité deméthode, à considérer la relation esthétiquedanssaplusgrandegénéralité,sanstropfaireacceptiondecequipourraitteniraucaractèreparticulierdelarelationauxœuvresd’art,etmêmeenrésistantauxglissementsdugenreàl’espècequ’opèrentousuggèrent les esthéticiens modernes, généralement objectivistes et sélectivement orientés vers unethéoriedesœuvres(etmême,plussélectivementencore,delacritiquedesœuvres),dontladiscussionajalonnéleparcoursdecesdeuxpremierschapitres.Ilestmaintenanttempsderevenirsurleterraindel’art,pourconsidérerdemanièreplusspécifiquel’inflexionparticulièrequesubitlarelationesthétiquelorsqu’elleportesuruneœuvred’art–ouplutôt,sansdoute(nousretrouveronscettenuance),surcequelesujetdecetterelationtientpouruneœuvred’art.

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18.Lafonctionartistique

Lechantdesoiseauxestporteurd’allégresseetdejoiedevivre.C’estainsidumoinsquenousinterprétonslanature,quenotreinterprétation soit ou non conforme à ses intentions.Mais cet intérêt qu’ici nous prenons à la beauté exige absolument qu’ils’agisse d’une beauté de la nature, et il disparaît complètement dès que l’on remarque qu’on a été trompé, et que c’étaitseulementdel’art;aupointquelegoûtn’ytrouveplusriendebeauetlavueriend’attrayant.Quoideplusappréciédespoètesque le trilleenchanteurdurossignol, lancédansunbosquetsolitaire,parunecalmesoiréed’été,sousundouxclairde lune?Maisonconnaîtdesexemplesdeceque,lorsqu’onn’aputrouveruntelchanteur,quelquehôtemalicieuxasutromperpourleurplus grande satisfaction les invités venus chez lui jouir de l’air de la campagne, en dissimulant dans les buissons un jeuneespièglequisacheimiteravecuneapparencedeparfaitnaturelcestrilles(ensifflantdansunjoncouunroseau).Mais,dèsqu’onestpersuadédelasupercherie,personnenesupporteralongtempsd’écoutercechantauparavantsiattrayant;etilenvademêmeavectoutautreoiseauchanteur.Pourquenouspuissionsprendreunintérêtimmédiatàcequiestbeauentantquetel,ilfautquecette beauté soit naturelle, ou qu’elle passe pour l’être à nos yeux ; a fortiori lorsque nous nous autorisons à supposer qued’autresdoiventyprendreintérêt217.

OntrouveraitdifficilementchezKantunepageplusrévélatricedesapréférencebienconnuepourle«beaunaturel»,etlaclause«seulementdel’art(nurKunst)»enesttypiquejusqu’àlacaricature.Que l’imitationduchantdurossignolparun« jeuneespiègle»,unefoiséventéecommetelle,perdetoutattraitettoutevaleurpour«legoût»estuneexagérationmanifeste218,etl’onsaitqu’Aristote,toutau rebours, faisait du plaisir pris à l’imitation identifiée comme telle un trait caractéristique de lasensibilitéhumaineetcommelefondement,oulemodèle,detouteexpérience(quenousappellerions)esthétique.ArthurDantoendosseaujourd’huicettepropositionenévoquant,lui,l’imitationd’unchantun peu moins canonique, et moins gratifiant : « Le plaisir que nous procure une imitation dépend,comme on l’a vu, du fait de savoir qu’il s’agit d’une imitation et non pas de la chose réelle. Lecroassementd’uncorbeauproduitparunhommequiimiteuncorbeaunousprocureunplaisir(modéré)que nous n’éprouverions pas en entendant de véritables croassements, même s’ils provenaient d’uncorbeaurépétantl’appeld’uncongénère219.»L’intérêtthéoriquedecettesubstitutionestàmesyeuxdemanifesterqueleplaisirprisàuneimitationestindépendant,commes’enplaignaitvainementPascalàproposdelapeinture,deceluiquenousprenons(ouneprenonspas)àl’original:lechantdel’imitateurkantien,qui,unefoiscelui-cidébusqué,estcensénousdéplaire,nousplairaenfaitautrementqueceluidu rossignol : celui de l’imitateur dantoesque nous plaît lors même que celui de son modèle, parhypothèse,nenousplaîtnullement.

L’analysedeKantmesemblepourtantpropreàouvriruneenquêtesurnotrenouvelobjet,c’est-à-dire sur la spécificité de la relation esthétique auxœuvres d’art, que j’appellerai pour faire court larelation artistique – bien que nous ayons fréquemment aux œuvres d’art une relation qui n’est pasd’ordre esthétique, mais par exemple scientifique (historique), lorsque nous cherchons à déterminerl’auteurouladated’uneœuvre,oupratique,lorsqu’unfidèleentredanslacathédraledeChartresavecpour seulproposd’y suivre lamesse,ou lorsqueDuchamp,ouGoodman,négligeantdélibérément lecaractère artistique de l’objet, envisage d’utiliser un tableau de Rembrandt comme table à repasser,comme couverture ou comme volet220. En effet, ce que pointe opportunément Kant, c’est ici que lemêmeobjet (en l’occurrence sonore) peut revêtir aumoinsdeux valeurs esthétiques différentes, sansnullementchangerdeBeschaffenheit,augréd’unesimpleinformation(ouhypothèse) latéralesursonorigine ou son mode de production221. Je dis « deux valeurs différentes » là où Kant oppose plusmassivementunevaleur et une absencedevaleur,mais cettenuance est secondaire– aumoinspour

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l’instant.Lemêmeévénement sonoreest appréciéd’abordcommeobjetnaturel (chantde rossignol),puis(selonKant)rejetéavecdégoûtoudépitou(selonmoi)appréciéd’uneautremanièrecommeeffetdel’artdel’imitateur–disons,pourfairejoli222,unoiseleurcommelePapagenodeLaFlûteenchantée–,quiappelleunautretyped’appréciationduseulfaitd’êtreunobjetartificiel,etplusprécisémentunartefacthumainproduitadhoc,neserait-cequeparlaprésenceinévitabledanscetteappréciationd’unprédicatd’habiletéquen’imposenullementlechant«naturel»durossignol,ouqu’ilimposeraitavecune autreorientation, ou application : l’habileté du rossignol est, si l’onveut, celle, instinctive, d’unmerveilleuxchanteur,l’habiletédePapagenoestcelle,sansdouteapprise,d’unmerveilleuximitateur,etil est clair qu’il ne s’agit pas dans les deux cas dumême talent.De ce seul fait, lemême« chant »constituedeuxœuvresdistinctes,dontilestparfaitementloisibledepréférerlaseconde,commefait,untemps,l’empereurdeChinedansleconted’Andersen.Dantoformulecettedifférencedelamanièrelaplussimpleendisantqu’«ilexistedeuxtypesderéactionsesthétiques,selonqu’ils’agitd’uneœuvred’art ou d’un simple objet réel indiscernable d’elle223 ». Reste, bien sûr, à définir la différence enquestion,etlarecherchedecettedéfinitionseraensommel’objetdecechapitre,maisjedoispréciserdèsmaintenant,àl’encontredecequepeutsuggérernotreexemplededépart,quiopposeunchantetson imitation, que la spécificité de l’œuvre d’art ne réside pas nécessairement, comme l’impliqueAristote224,danslefaitd’imitationoudereprésentation:le«mêmeobjet»appréciédedeuxmanièresdifférentespeutêtre,parexemple,unblocdepierreperçusoitcommeunrocherdeformefortuite,soitcomme une sculpture de forme intentionnelle, mais en l’occurrence non figurative, sans qu’il soitquestiondetenirlasecondepouruneimitationdupremier–nid’ailleurs,àlamanièrehégélienne,lepremier pour une imitation de la seconde : un rocher peut susciter une appréciation esthétique sansressembleràunestatue,etunesculpturepeut(aujourd’hui)manifesterletalentdesonauteurautrementque par sa ressemblance à quoi que ce soit. Papageno pourrait produire un air admirable, etmanifestementimputableàl’artdesiffleroudejouerdelaflûte,sansimiteraucunoiseau,et l’artdeMozart lui-même, iciouailleurs, ne relèvepas exactementde l’imitation ; bref, l’habileté technique,que nous tiendrons bientôt pour un trait spécifique de l’œuvre d’art comme opposée à l’objet(esthétique)naturel,nes’investitpasseulementdanslapratiqued’imitation.

Cethème(deuxœuvrespourunmêmeobjet)nousadéjàoccupéautitredelatranscendancedesœuvres,etnousallonsleretrouvericisousunautreangleaprèsunnouveaudétour–détourimposéparlefait,déjàentrevuetd’ailleursévident,quelesobjetsnaturelsetlesœuvresd’artnesontpaslesdeuxseulessortespossiblesd’objetsd’attentionesthétiqueetqu’ilconvientdeconsidéreraumoinsunefoislestatutdescasintermédiaires.MaisjeneveuxpasquitterlerossignoldeKantsansobserverquelesdeuxhypothèses envisagéespar le philosophene sont pas, elles-mêmes, les seulespossibles en cetteoccurrence : je puis entendre et apprécier un chant sans savoir s’il provient d’un rossignol ou d’unoiseleurespiègle,ousansm’enposerlaquestion–cequinousramèneàCourbetpeignantunobjetnonidentifié–oumêmesanssavoirqu’ilexistesurterredesoiseauxetdesoiseleurs.Detellessituationsd’ignorancede(oud’indifférenceà)lacausesonttrèsdiversementpossibles,etcertaines–commedéjàl’exemple de Kant dans sa version « espiègle » – supposent une part de mise en scène et demanipulation:quelprofesseurn’apas,rééditantuneexpériencejadispréconisée(etpratiquée)parI.A.Richards225, proposé à ses élèves la lecture d’un poème sans leur dévoiler l’identité de son auteur, àseule fin d’éviter les interprétations éventuellement prédéterminées par la connaissance de cetteidentité?Et,après tout, ilnousarrivetous les joursd’entendreà laradiounmorceaudemusiqueencoursdediffusionetmomentanémentnon identifié, d’où réceptionartificiellement« innocente», outentativesdiversespour identifierparapproximationstylistique («Sicen’estpasduBartok…»),ourecherchehistorique,oupuredivination,cequine l’étaitpaspar information latérale226 ; cegenrede

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situationseproduisaitmoinsfacilementavantMarconi,ouCharlesCros,puisqu’onnepouvaitguèreserendreàunconcertsansenconnaîtreleprogramme,maisiln’étaitpasabsolumentexclu,avecousanscomplicitéd’un«hôtemalicieux»:c’est apparemment lecasde«M.deStendhal»àFlorenceetàRome227, ou de Swann chez Mme de Saint-Euverte, frappé au cœur par une sonate de Vinteuilinopinée228,etc’estensommelasituationoùsetrouvetoutexpertdevantuntableauouunesculpturenon(encore)attribués,enattentedediagnostic.Oùl’onvoitquel’incertitudeneseréduitpasàunchoixentrel’oiseauetl’artiste,maisencoreentrel’artisteet…l’artiste.

Entrenatureetart

L’antithèsedu rossignoletde l’imitateurespièglemetenplaceundispositif simplifiépardéfaut(face-à-faceentre lanatureet l’art),mais ilarriveaumoinsune fois,nous l’avonsentrevu,queKantévoque l’existence, et la question du statut esthétique, d’objets intermédiaires, produits humainssupposéssansviséeartistique.Ils’agitdelanotefinaleau«troisièmemoment»del’«Analytiquedubeau».Kantvientd’énoncersatroisièmedéfinition:«Labeautéestlaformedelafinalitéd’unobjet,en tantqu’elleestperçuedanscetobjetsansreprésentationd’une fin.»Lanote iciappenduemérited’êtrecitéeinextenso:«Onpourraitobjecteràcettedéfinitionqu’ilyadeschosesauxquellesonvoituneformeconformeàunefinsansqu’onyreconnaisseunefinprécise,ainsiparexemplelesustensilesde pierre, percés d’un trou comme pour un manche, qu’on trouve assez souvent dans les ancienstumulus ; lesquels n’en sont pas pour autant déclarés beaux, bien qu’ils indiquent dans leur formenettement une finalité, dont on ne connaît pas la fin.Mais le simple fait de les regarder commedesouvragesdel’arthumain[letermeallemandestKunstwerk,quinesignifiepasencoreici“œuvred’art”,mais simplement “artefact”], cela suffit pour nous contraindre à reconnaître que nous rapportons lafigure qui est la leur à une intention quelconque et à une fin déterminée.Donc, aucune satisfactionimmédiateàlesregarder.Unefleur,enrevanche,commeparexempleunetulipe,esttenuepourbelle,parcequ’enlapercevantonytrouveunecertainefinalitéqui,tellequenouslajugeons,neserapporteàaucunefin229.»Lemotifdedistinctionestévidemmentladifférenceentreunefinsimplementinconnue(mais supposéedéterminée : je ne sais pas à quoi servait cet objet,mais je sais qu’il avait unusagespécifique)etunefinpleinement indéterminée,commel’estselonKantcellequenouspercevons,ouplutôt,nepercevonspas,dansunobjetsupposénaturel–hypothèseaurestefortsimplifiante,s’agissantd’une tulipe…Ce n’est pas ici cette clause qui nous importe,mais son effet, qui est le rejet, plutôtabrupt(«Donc,aucunesatisfactionimmédiateàlesregarder»),del’«ustensile»horsduchampdelaconsidérationesthétique.Cettenoteconfirmeexplicitement le rejet toutà l’heure implicitedesobjetsutilitaires–oupeut-être leurassimilationpureet simple,maisen l’occurrenceguèreplusgratifiante,auxœuvresd’art.Toutsepassecommesi,làoùnouspercevonsaumoinstroisstatutsdistincts(objetsnaturels,artefactsutilitaires,œuvresd’art),Kantn’enpercevaitquedeux,parréductiondudeuxièmeautroisième.Un adjectif commun aux deux textesmérite d’ailleurs l’attention : c’est immédiat ; selonKant,seulunobjetnaturelpeutprovoquerunintérêtouunesatisfactionimmédiats.Jenesuispassûrd’interpréter ce point d’une manière fidèle à l’intention kantienne (on sait bien, en tout cas, et j’yreviendrai, que cette intention n’est pas de dénier toute fonction esthétique à l’art),mais j’en retienspourl’instantquelesœuvreshumainespourraientéventuellementprocurerunesatisfactionesthétique,maisentoutcasnonimmédiate,ou(jedériveencore)moinsimmédiate–nousverronsenquelsens–quecellequeprocurentlesobjetsnaturels.

Onpourraitconcevoirl’ensembledesobjetssusceptiblesdeprovoquerl’attentionesthétique(c’est-à-dire,enfait,l’ensembledetouslesobjets,matérielsetidéaux)commeformantunegradationcontinue

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quimènerait,dansunsensoudansl’autre,desobjetslesplusmanifestementnaturelsauxœuvresd’artles plus « pures » – au sens où l’on parlait jadis de « poésie pure » – ou lesmoins fonctionnelles :disons,àtitred’illustrationprovisoire(carplutôtnaïve),delafleursauvage,s’ilenexisteencore,àunetoiledeMondrianouàunevariationdeWebern.Cesupposécontinuumconnaît sansdoutequelquessautsouseuilsqualitatifs,parexempleentrel’objetnatureleffetduhasardetdelanécessité,dépourvude « fin déterminée » sauf hypothèse théologique, et le produit humain qui procède d’une intentionpurementpratique;ouentrecedernieretl’œuvreàviséemanifestementesthétique;ouencore,entredeuxtypesd’œuvresdont l’un(uneéglise,unvêtement,undiscours)comporteenoutreunefonctionpratiquemanifesteetdontl’autre(unesonate)n’encomporteapparemmentpas.Maiscesdistinctionssontenfaitpluslabilesqu’ilnesembleapriori,etjenesuispassûrqu’aucuned’ellessoitàl’abridequelquedoutesalutaire.L’empreintedel’hommesurcetteplanète(enattendantmieux,oupis)esttelle,chacunlesait,quelanotiond’objetpurementnatureldevientdeplusenplusthéorique–neserait-cequeparcequecertainsobjets,autrefoisinaccessiblesànotreperception,commecesêtresabyssauxdontla supposée splendeur inutile intriguait Kant230, nous sont devenus presque familiers grâce à laphotographie et à la cinématographie sous-marines, recevant ainsi le statut d’objets (d’attention) quileuravaitlongtempsmanqué:naturelsilsétaient,etapparemmentsontencore,maisobjetsilsnesontdevenusqueparinterventiontechnique.Plusactive,sil’onveut,cellequitransforme,pardressageet/ousélectiongénétiques, tantd’espècesvégétaleset animales, aupointqueconsidérercommeun«objetnaturel»tellevariétédetulipeoutelleracedecheval,pourneriendiredespierresprécieuses,relèveeneffetde laplusgrandenaïveté ;et l’onsaitceque tantde«paysages» (notionqueBorges,un jour,qualifiaroidementd’«imposture231»)doiventàl’actiondélibérée,utilitaireoudécorative,delaculturehumaine.Touscesobjetsau«statutcausalhybride232»,effetsd’unecollaborationentrel’hommeetlanature,sontautant,pourlemoins,desemi-artefactsparcorrection.Inversement,cettesorteparticulièred’objetsàlaquellecertainsesthéticienscontemporainssesontintéresséssouslenomdedriftwood,ouboisdedérive233,sontbiensouventdesartefactsdeboisjadisfaçonnésparl’hommequedesaccidentsde l’histoire et l’érosion aquatique ont ensuite amenés, ou plutôt ramenés, à l’état d’objets naturels.Après tout, les « produits humains » sont tous, y compris lesœuvres d’art, des objets oumatériauxnaturelsmomentanément « extraits », comme disait Dürer234, et transformés par l’homme, et que letemps,peuàpeuetparl’effetd’unetransformationinverse,reconduit,sinonàleurforme,aumoinsàleurétatinitial,mêmesilesagentsdetransformationparcorrosionouencrassementsontaujourd’hui,leplussouvent,eux-mêmesdes«produitshumains».

Dansuncontexteauquel je reviendrai,Panofskya trèsopportunément insistésur le fait,évidentmaissouventnégligé,queleprocessuscomplexeetmultiformedevieillissementquiaffectelesœuvresd’art elles-mêmes est en partie unprocessus de retour à l’état d’objet naturel : «Lorsquenous nousabandonnons à l’impressionproduite sur nous par les statues deChartres, soumises aux intempéries,nousnepouvonsnousempêcherdegoûtercommeunevaleuresthétiquelacharmantepatinedutempsquiamortitleurscontours;maiscettevaleur,quitientàlafoisauplaisirsensuelnéd’unjeuparticulierdelumièreetdecouleur,etàcelui,plussentimental,attribuéàl’“ancienneté”etàl’“authenticité”,n’arienàvoiraveclavaleurobjective,ouartistique,dontlessculpturesfurentinvestiesparleursauteurs.Dupointdevuedes tailleursdepierregothiques, l’usuredu tempsn’étaitnullement recherchée,elleétaitmêmeparfaitementindésirable:ilss’efforçaientdeprotégerleursstatuesparunrevêtementcoloréqui,danssafraîcheurpremière,auraitprobablementgâtéunebonnepartdenotreplaisiresthétique235.»Encesens,donc,nousn’avonsconstammentaffairequ’àdesproductionsmixtesoùcollaborent,endesproportions diverses, la nature et l’industrie humaine, qui est évidemment elle-même un dérivéspécifique de la nature, et dont l’action, toujours intentionnelle en principe (l’être humain ne

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« produit », c’est-à-dire ne transforme ou n’agence, rien sans but), a souvent par surcroît des effetssecondairesnondésirés:cen’estévidemmentpaspourdégraderlesmonumentsquenousbrûlonsdeshydrocarburesdansdesmoteursàexplosion.J’ajoutequel’espècehumainen’estpaslaseuleàproduireoufaçonnerdesobjets:lesoiseauxfontdesnids(etdesœufs),lesaraignéesdestoiles,lesabeillesdesrayons, lesmollusquesdescoquillages, lescastorsdesbarrages, lespolypiersdescoraux, les termitesd’étrangespyramidesàgaleries,etj’enpasse,etlorsquenousprêtonsàl’undecesobjetsuneattentionesthétique,nouspouvonsdifficilementnousabstenird’y trouvercequeValéryappelait« lesemblantd’une intention et d’une action qui les eût façonnés à peu près comme les hommes savent faire, etcependant l’évidencedeprocédésquinous sont interditset impénétrables236 ».Lecasdesdessinsoupeinturesexécutéspardesanimaux(généralementdessinges)estunpeudifférent,carcesproductionssont largementassistéespar l’homme,quienfournitaumoins lesoccasionset les instrumentset,au-delà,toutlecontextetechniqueetinstitutionnel237.Afortiori,biensûr,lorsqu’onutilisel’actionfortuited’unanimal,commelaqueued’unâneoulatromped’unéléphanttrempéedansunpotdepeinture,ouencore les errances aléatoires d’un singe, d’un chat, ou autre, sur un clavier de piano, demachine àécrireoud’ordinateur,oudansunpaniercontenantlesélémentsenvracd’uncadavreexquissurréaliste.« L’art, conclut Dickie à ce propos, est un concept qui implique nécessairement l’intentionalitéhumaine»;àvraidire,humaineestpeut-êtredetrop,etendeuxsens:d’unepart,jusqu’àplusampleinformé,ilnesembleyavoird’intentionalitéqu’humaine,dumoinsdanscechamp(alorsqu’unchienqui vous guide, ou qui vous saute à la gorge, donne toutes les apparences d’une conduiteintentionnelle) ; mais d’autre part, si l’on pouvait déceler une intention esthétique dans les actionpaintingsdeBetsyoudeCongo,alorsilfaudraitparler–etpourquoinon?–devéritablesproductionsartistiquesanimales.

Mais je n’oublie pas que Valéry, en ce début de « L’homme et la coquille », considérait pluslargementdesobjetsminéraux(«uncristal»)ouvégétaux(«unefleur»)quineprocèdentpas(oupasnécessairement) d’une action productive organisée,mais qui établissent un nouvel état intermédiaireentrecesdeuxextrémitéspurementthéoriquesqueseraientl’objet«brut»etl’œuvred’artexnihilo.Niqu’unpeuplus loin il (se)pose laquestion faussementoiseuse,et réellementplusdifficilequ’ellenesemble,desavoir«àquoinousreconnaissonsqu’unobjetdonnéestounon faitparunhomme?Ontrouverapeut-êtreassezridicule,ajoute-t-il,laprétentiondedoutersiuneroue,unvase,uneétoffe,unetablesontdusàl’industriedequelqu’un,puisquenoussavonsbienqu’ilslesont.Maisjemedisquenousnelesavonspasparleseulexamendeceschoses.Nonprévenus,àquelstraits,àquelssigneslepourrions-nousconnaître?Qu’est-cequinousdénoncel’opérationhumaine,etqu’est-cequi tantôt larécuse?N’arrive-t-ilpasquelquefoisqu’unéclatdesilexfassehésiterlapréhistoireentrel’hommeetlehasard238 ?».La réponseestdoncune foisdeplusque lediagnosticentre«homme»et«hasard»,entre culture et nature, ne tient pas toujours à l’observation simple, oumême complexe,mais à desdonnées informatives extérieures à l’objet – dont nous ne disposons pas toujours.Nous retrouveronsencore cette difficulté à propos de l’appréciation et de l’interprétation desœuvres,mais il n’est pasindifférentdelatrouverdéjàprésentedanslasimpledéterminationdustatutd’artefact,statutqueKantattribuait peut-être trop vite à tel objet extrait d’un tumulus, et qui n’est ni toujours pur, ni toujoursmanifesteetindexsui,commelemontraitdéjàsaproprefabledurossignoletdel’oiseleur:n’étaitlerossignol,laperformancemimétiquedePapagenoseraitsansobjet;n’étaitsaressemblancetrompeuseaveccemodèle,elleseraitsansmérite.

Des notions tranchées comme celles que désignent, chezHeidegger239, les termes simplesDing(« chose » brute),Zeug (produit utilitaire) etWerk (œuvre) ne peuvent donc être définies en termesd’essenceabsolue,mais seulementdedominante :unobjet estplusoumoinsnaturel,plusoumoins

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produit par l’homme, plus oumoins artistique, et je pense d’ailleurs (mais ce point,me semble-t-il,n’aurait pas l’assentiment de Heidegger) que ces notions sont entre elles dans une relation logiqued’inclusion:les«produits»sontpourmoiunesorteparticulièrede«choses»,etles«œuvres»unesorte particulière de « produits », la restriction d’extension s’accompagnant évidemment d’unenrichissementenintension–et,enl’occurrence,égalementenintention:leproduitestunechosecrééeparl’homme(àdiversesfins,surtoutpratiques), l’œuvreestunproduitàfin(entreautres)esthétique.Onpourrait, de ce fait, tenir la relation esthétique aux objets (les plus) naturels pour la plus simple,comme purement esthétique, non mêlée de considérations pratiques et/ou techniques, mais elle mesemble en fait souvent mêlée d’autre chose, de l’ordre de ce que Kant appelle attrait, ou plaisird’agrémentphysique:l’appréciationesthétiqued’unefleurn’estpastoujourssansconsidérationdesafraîcheur,oudesonparfum;celled’unpaysage,delapuretétoniquedel’airetdelapaixdusilenceetde lasolitude;celled’uncorpshumain,du« jenesaisquoi»(commeondit)quivousyattire,etc.Kantlui-mêmereconnaîtquenotrepréférencesupposéepourlechantdesoiseauxsurson«insipide»imitationparl’hommepeutteniràuneconfusion,aveclabeautédecechant,de«notresympathiepourlagaietéd’unpetitanimalquinousestcher»,etplusgénéralementque,«danslabellenature[sous-entendu:davantagequedansl’art],lesattraits[physiques]sontenquelquesorteconfondussisouventaveclesbellesformes»240.Iln’existesansdouteaucunerelationqu’onpuissedirepurementesthétique,et cette notion est évidemment elle-même un artefact analytique. Il faudra garder en mémoire cesdiverses précautions en utilisant des termes trop simples comme objet naturel, objet usuel et objetartistique241, et en considérant que les deux premiers ont (très grossièrement) en commun de ne pascomporterd’intentionesthétiquecertaine242,etlesdeuxderniersd’êtredesartefactshumains,produitsetsitués dans l’Histoire. J’ajouterais bien que tous les trois ont en commun d’être des choses,mais ilfaudrait élargir l’emploi de ce terme à des événements et des actions (comme une performancedramatique)etàdesobjetsidéaux(commeuntextelittéraireoumusical);unefoisdeplus,objetmesemblepluspropreàcouvrirl’ensembledecesobjetsd’attention.

Danslechapitredéjàmentionné,Panofskydistinguedeuxsortesd’artefactsusuelssansprétentionà l’attention esthétique : « Les objets créés demain d’homme qui ne sollicitent pas une perceptiond’ordre esthétique (man-made objects which do not demand to be experienced aesthetically) sontcommunément appelés “pratiques” (practical). On peut les répartir en deux classes : les véhiculesd’informationsetlesoutilsouappareils.Unvéhiculed’informationsapour“intention”detransmettreunconcept.Unoutilouappareilapour“intention”deremplirunefonction(fonctionqui,àson tour,peutconsisteràproduireoutransmettredesinformations,commec’estlecaspourunemachineàécrire,ou pour le feu rouge dont je parlais)243. » Je ne suis pas certain qu’il faille réduire les fonctions« pratiques » à ces deux-là, et il me semble par exemple que la fonction de « divertissement »(amusement,dansl’anglaisdeCollingwood)pourraitytrouversaplace,etsansdouteaussilafonctiond’incitation sexuelle : ces deux offices relèvent évidemment davantage de la sphère pratique que del’activité contemplative. La « prétention à l’attention esthétique », que ne comportent pasordinairement,oupasnécessairement,lesobjetsdestinésàcesfonctionspratiques,estpourPanofsky,commepourUrmsonouVivas244,définitoiredel’œuvred’art.Maisilajouteaussitôt:

Laplupartdesobjetsquisollicitentuneperceptiond’ordreesthétique,c’est-à-diredesœuvresd’art,relèventaussidel’uneoul’autredecesdeuxclasses.Unpoèmeouunepeintured’histoireest,enunsens,unvéhiculed’informations;lePanthéonetlescandélabresdeMilansont,enunsens,desappareils;etlestombeauxquesculptaMichel-AngepourLaurentetJuliendeMédicissont, en un sens, l’un et l’autre.Mais j’ai dit « en un sens » ; et cela fait la différence.Dans le cas d’un « simple véhiculed’informations»,d’un«simpleoutilouappareil»,l’intentionestattachéeunefoispourtoutesàl’idéedutravailàfournir:le

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sensqu’ilfauttransmettre,lafonctionqu’ilfautremplir.Danslecasd’uneœuvred’art,l’intérêtportéàl’idéeestcontrebalancé,peutmêmeêtreéclipsé,parl’intérêtportéàlaforme.Toutefois,l’élémentformelestprésentdanstoutobjetsansexception,puisquetoutobjetestfaitd’unematièreetd’uneforme;etl’onvoitmalcommentdétermineravecuneprécisionscientifiquedansquellemesure,enuncasdonné,l’accentestounonportésurcetélémentformel.C’estpourquoil’onnepeutpas,etl’onnedoitpas,tenterdedéfinirlemomentprécisoùsoitunappareil,soitunvéhiculed’informationscommenceàdeveniruneœuvred’art.Sij’écrisàunamipourl’inviteràdîner,malettreapourpremierbutdecommuniqueruneinformation;maisplusjeportel’accentsurlaformedemonécriture,pluselletendàdevenirœuvredecalligraphie;etplusjeportel’accentsurlaformedemonlangage(pourquoin’irais-jepasjusqu’àinvitermonamiparunsonnet?),pluselletendàdevenirœuvredelittératureoudepoésie.Ainsi, la ligne de démarcation où s’achève le domaine des objets pratiques, et où commence celui de l’art, dépend del’«intention»descréateurs.«Intention»quinepeutêtredéterminéed’unefaçonabsolue.D’abordparcequedes«intentions»nesontpassusceptibles,perse,d’êtredéfiniesavecuneprécisionscientifique.Ensuite,parcequeles«intentions»d’hommesproduisantquelqueobjetquecesoitsontconditionnéesparlesnormesdeleurépoqueetdeleurmilieu:legoûtclassiqueexigeaitqueleslettresprivées,lesplaidoiriesjuridiquesetlesboucliersdehérosfussent«artistiques»(avecpourrésultatpossibleunebeautéquenousqualifierionsdemaquillée) ; legoûtmoderneexigeque l’architectureet lescendrierssoient« fonctionnels»(avec pour résultat possible ce que nous pourrions appeler une efficacité maquillée). En dernier lieu, parce que notre façond’apprécierces«intentions»estinévitablementinfluencéeparnotrepropreattitude,laquelleàsontourdépendàlafoisdenosexpériences personnelles et de notre contexte historique : nous avons tous vu de nos yeux les cuillers et fétiches d’Afriquetransférésdesmuséesd’ethnologieauxexpositionsd’art245.

Decette longue (mais pourmoi capitale) citation, je retiens pour l’instant que lesœuvres d’art,définies par la présence en elles de la visée esthétique, peuvent comporter également une fonction«pratique»,nontoujoursetmêmerarementnégligeable,detypeutilitaire(édifices,vêtements,«objetsd’art »), ou « communicationnel » (littérature, peinture, sculpture : toute la gamme des arts« représentatifs », selon Souriau) – ou autre, si l’on acceptemes amendements : des arts comme lamusiquededanse,lecinémapopulaire,ledessinanimé,labandedessinée,etbiend’autres,unissentenproportionsvariableslafonctiondedivertissementetlaviséeesthétique246,etchacunsaitqueléquilibredélicat les diverses formes de l’art érotique établissent entre incitation sexuelle et appréciationesthétique. J’en retiens aussi que le statut artistiquede cesœuvres, variable selon les conceptionsdel’auteuretlesnormesdesacultureetdesonépoque,l’estaussiseloncellesdelacultureetdel’époquede chaque récepteur : attentionnel, donc, autant qu’intentionnel : ici encore, le quand goodmanienl’emporte souvent sur le quoides définitions essentialistes247. Les seules œuvres de statut artistiqueconstitutif et relativement « pur » seraient celles qui ne comportent aucune fonction pratique nidénotative, comme celles (« présentatives », selon Souriau) de la musique instrumentale ou de lapeinture et de la sculpture abstraites, mais aussi sans doute celles qui ressortissent à des catégoriespleinementétabliescommeartistiquesauxyeuxdel’auteur,oudurécepteur,oudesdeux:àcetitre,untableau,unesculpture,unpoème,unroman,unpalais,unvêtementdehautecouture,quelsqu’ysoientlespoids respectifsducontenuoude la fonction, sontordinairement reçuscommeœuvresd’art sansnécessitéd’interrogationsurlaprésenceounon,àleurorigine,d’uneintentionartistiquequiesttenuepourcertainedanslesproductionsdecettesorte.Encorefaut-iladmettrequelalistedecescatégoriesn’estinscritenullepartetdépendlargementdefacteurshistoriquesetculturels:ilvadesoi,pournous,qu’une ode ou une tragédie est une œuvre d’art, en tant que l’ode et la tragédie sont des « genreslittéraires»établis;maisqu’enétait-ilaujusteautempsdePindareetd’Eschyle,etdepuisquand,etpourqui,lesmasquesafricainssont-ilsdesœuvresd’art?Quel’intentionesthétique(lefait,commeditPanofsky,de«solliciteruneperceptiond’ordreesthétique248»)suffiseàdéfinir,engénéral,lesœuvresd’art ne la rend pas apte à identifier tel objet singulier comme œuvre d’art, puisqu’une telleidentificationsuppose,danscettehypothèse(quej’accepte),quel’ons’assuredelaprésenceenluidecette intentionalité ; une définition générique n’est pas en elle-même un moyen d’identificationsingulière : savoirqu’uncarré est unparallélogramme rectangle à côtés égauxnem’aide à identifier

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comme carré une figure donnée qu’à la condition d’y percevoir, ou d’y vérifier par mesure, unparallélogrammerectangleàcôtéségaux;savoirqu’unmuletestunhybrided’âneetdejumentnemesuffitpaspouridentifiercommemuletunanimalrencontrésurlaroute,etquipeutêtreunbardot.J’aidit plus haut pourquoi, àmon sens, les « symptômes » goodmaniens (ou autres) peuvent révéler le«caractèreesthétique»demarelationàunobjet,maisnondecetobjetlui-même,quinesauraitenlui-mêmeposséderunetellepropriété;unobjetpeutenrevancheposséderobjectivement(historiquement)la propriété d’être une œuvre d’art, et donc un « caractère artistique », ou opéral ; mais le critèredéfinitionnel de ce caractère (l’intentionalité) n’est pas, en général, empiriquement perceptible et nepeutdoncconstituerun«symptôme»(signepardéfinitionperceptible),etencoremoinscequeMorrisWeitzappelleun«critèredereconnaissance249».«Sic’estàvoir,jel’aivu!»(etréciproquement,sansdoute),ditleducdeGuermantesdelaVuedeDelft250 ;maisceprincipegénéralnel’avanceguèreenl’occurrence,puisqu’ilnesaitplusdutouts’ilavuce tableauauMauritshuis,qu’ilseflattepourtantd’avoirvisité(«Ah!LaHaye,quelmusée!»).Demême,«sic’estintentionnellementesthétique,c’estune œuvre d’art », et réciproquement ; fort bien, mais comment savoir – comment « voir », diraitWittgenstein251 – si c’est intentionnellement esthétique ?Nous retrouverons plus loin cette question,moinspeut-êtrepouryrépondrequepourfinalementl’écarter.

S’il ne peut exister d’indice certain, perceptible et (commenous disait à peu prèsValéry tout àl’heure)immanentàcetobjetducaractèreartistiqued’unobjet,ilpeutexister,etàmonsensilexiste,dessymptômesducaractèreartistique,denouveau,denotrerelationàcetobjet.Dansunejolieétudesur«Labeautédesvieillesvilles252»,Gombrichévoqueaupassagecequipourraitpasserpouruntelindice d’articité253 attentionnelle : c’est l’adoption, face à cet objet, de ce qu’il décrit comme uneattitude critique, au sens fort, c’est-à-dire consistant à trouver dans l’objet, à côté de ses éventuelsmérites esthétiques, certains « défauts » que l’on aimerait voir corrigés. « Je qualifierais d’attitudecritique,dit-il,celledutouristequi,enhautduGornergrat,s’exclamerait:“Magnifique,maisjeregrettequeleversantsudduMatterhornnesoitpasunpeuplusescarpéetquelacalottedeneigequirecouvrelepicduMonteRosan’aitpas étébalayéepar lesvents.”»Un teldiscours serait selon luidéplacé,voireridicule:«nousnecritiquonspaslesmontagnes,lesarbresoulesfleurs[…]».Laraisondecetteabstention,queGombrichnementionnepas,c’estévidemmentquel’onnepeut«critiquer»,encesensspécifique,queceque l’on réfèreà l’activitéproductrice intentionnelled’un sujet àqui l’onpourraitdonnerdesconseils(«Tudevraismettreunetacherougedanscecoin»),oupourlemoinsexprimerdesregrets(«Tuauraisdûmettreunetacherougedanscecoin»).Onpeutcertesavoirdesraisonspouraimerounepasaimerunobjetsupposépurementnaturel254,maisl’exposédecesraisons,siargumentésoit-il,nepeutêtrequalifiéde«critique»ausensfortdeceterme,quisupposelaréférence,fût-ellerétrospective,àuneintention.Onpourraitdonctenirlaprésence(oudumoinslapertinence)d’unetelleattitudepourunindicederelationartistique,etacontrariosonabsence(oudumoinssonincongruitémanifeste)pourunindicedesimplerelationesthétique;maisjenepensepasquecetindicesoitfiablequantaucaractèredel’objetlui-même,surlequellesujetpeutfortbiensetromperentoutebonnefoi,comme lorsque je prends un galet pour une tête de Brancusi, ou vice versa. L’attitude « critique »évoquéeparGombrichfourniteffectivementun«symptôme»vraisemblabledelarelationartistique,commedistinctedecequedésignentlessymptômesgoodmaniensdelarelationesthétique,etc’estàcetitreunaspectfortutileàsadescriptionpsychologique,maisquinepermetévidemmentpasd’identifierobjectivementetàcoupsûrunobjetcommeœuvred’art,puisquecetteattitudetientprécisément(fût-ce

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implicitement, et fût-ceà tort)pour acquis le traitdistinctif (l’intentionalité esthétique)qu’il s’agiraitd’établir.

J’aid’ailleurslaisséenroutelasuitedel’analysedeGombrich,pourlaquellecetteremarquen’étaitqu’unpointdedépart;or,cettesuiteintroduitunnouveaufacteurd’incertitudedansladétermination,déjà bien relative, ou pour le moins graduelle, du caractère artistique ou non d’un objet esthétiquedonné.L’attitudecritique,observeGombrich,joueàpleinàl’égarddesédificesrécents–etafortiori,bien sûr, de projets architecturaux ou urbanistiques sur lesquels nous pourrions éventuellement avoirnotremotàdireetnotrepartdedécision.Nulne seprive,parexemple (cen’estplusGombrichquiparle),de«critiquer»l’Opéra-Bastille,etmêmeencoreleSacré-Cœur,voiredeleraserenpenséeaubénéficedequelqueédificeplusgratifiantpoursesspectateurs.Maislesmonumentsancienséchappentleplussouventàcetteattitudeetsemblentdevoiràleurâgeunesorted’immunitéesthétique,commes’ils«s’éloignaientgraduellementversunpassésituéau-delàdessouvenirsetau-delàdes reproches[…].QuicritiqueraitStonehengeetsouhaiteraitqueteloutelmonolithesoitunpeupluslargeouplushaut ? Il fait partie du paysage […]. Il en va sûrement demême pour tous les grandsmonuments-témoins du passé. On les voit et on les admire en tant que témoins, on ne les critique pas en tantqu’artefacts humains qui sont le produit de décisions. Le Palais ducal de Venise doit être l’un desédificeslesplusphotographiésetlespluscontemplésdumonde.OnaimeraitsavoircombiendeceuxquiontvisitéVeniseontmêmeremarquéquedeuxdesesfenêtresnesontpasalignéesaveclesautres,ousesontdemandés’ilspréféreraientl’édificeavecdavantageouavecmoinsdesymétrie255.Imaginezun créateur moderne aboutissant à cette même solution et ayant à défendre sa décision! Nousrencontrons, faut-il lepréciser,cegenred’irrégularitésdanspresque tous lesbâtimentsanciens.Nousles acceptons en tant que marques de leur lente élaboration, tout comme nous acceptons les tracesd’altérationetdedélabremententantquemarquesdeleurâge.Ilsfontpartiedupaysage,partiedelanature ». Ce chaleureux plaidoyer ne constitue pas seulement une analyse du charme des « vieillesvilles » (et sans doute, accessoirement, une mise en garde contre les éventuels excès de leurrestauration), c’est aussi, comme la page de Panofsky, citée plus haut, sur la patine et les effets des« intempéries », une illustration du caractère relatif de la distinction entre l’attention esthétique que«sollicitent»lesœuvresd’artetcellequenousaccordons,sansautresollicitationquemétaphorique,auxobjetsnaturels:l’artn’estpasseulement«extrait»delanature,commelessculpturesdeMichel-Ange des blocs de Carrare : en un sens, il ne cesse d’y retourner, ou de s’y fondre – et qui s’enplaindrait?Cettenaturalisationprogressiven’estd’ailleurspaslaseuleraisondecequej’aiappeléla(relative) « immunité » esthétiquedesœuvresdupassé.L’autre raison, quenous retrouverons, est lecaractèretoujours(saufignorance)historiquedenotrerelationàelles,quinousconduitàaccepter,voiresouvent à valoriser, au nom de leur provenance lointaine, des traits qui nous déplairaient dans uneœuvreplusrécente:«Baignésquenoussommesparlerelativismehistorique,l’idéemêmed’améliorer[etdoncdecritiquer]uneœuvredupassénepeutquenoussemblerbizarre256.»Lepassébénéficieensommeàlafoisdeladistancehistoriqueréelleetd’uneillusoireproximité,oufamiliarité,naturelle.

Illusiongénétique?

Lecaractèremanifestement«conditionnel»decescritèresn’estpas,àmesyeux,unobstacleàleuremploidansunethéoriedelarelationartistique:mêmesirienn’estensoiuneœuvred’art,ilrestepossible, et nécessaire, de comprendre ce que la réception, individuelle et/ou collective, d’un objetcommeœuvred’artapporte,ouenlève,oumodifie,àsaconsidérationesthétique.Maisencorefaut-iltenir compte de ce facteur en quelque sorte logique, ou catégoriel, qui tient aux faits, somme toute

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nombreux (mais inégalement décisifs à cet égard) dans tous les arts, d’appartenance générique, quidéterminent des statuts d’articité constitutive257, c’est-à-dire pour l’essentiel institutionnelle. Il n’estcertespasd’ungrandsecoursd’observerqu’untableauestunpaysageouunenaturemorte,ouqu’unecompositionmusicaleestune sonateouune symphonie,pourenconclurequec’estuneœuvred’art,puisqu’il va déjà de soi (aumoins àmes yeux) qu’un tableau ou une compositionmusicale est pardéfinitionuneœuvred’art;maisdansd’autreschamps,commeceluidesobjetsverbaux,oùlecaractèreartistique n’est pas garanti a priori, de telles spécifications génériques sont décisives258 par voied’institution,puisque,sitouttexten’estcertespasnécessairement(constitutivement)uneœuvred’art,toutpoème,toutepiècedethéâtre,toutefictionnarrativelesontàcoupsûretindépendammentdetouteconsidérationde«mérite»esthétique.Cecritèregénériqueestmanifestementcaractéristiqueduchamplittéraire,maisjepensequ’iln’estpastoutàfaitabsentd’autresdomainesartistiques,mêmes’iln’yagitpasdemanière aussi décisive : certaines sortesd’édifices (temples antiques,palais, cathédrales) sontpourainsidireautomatiquementconsidéréscommedesœuvresd’art,tandisqued’autres(immeublesdebureauxoud’habitation,usines,échangeursd’autoroutes)doiventen«mériter»laqualificationparunecandidatureetuneacceptationmanifestesaucoupparcoup–sauféventuellepromotiond’ensemble:jerenvoieà la remarquedePanofskysur les«cuillerset fétichesd’Afrique» transférésenmassed’unmuséeàl’autre259,quivautévidemmentpourlesmachinesàécrireetlesgrille-paindesign.

Le statut d’œuvre d’un objet dépend donc fondamentalement de la considération, chez sonrécepteur, de la présence en lui d’une intention esthétique.Mais je dis « considération » plutôt que«perception»,puisquel’intentionesthétiquen’estpastoujourscertaine(«Ya-t-iluneintention?»)etencoremoinsdéterminée («Quelle intentiony a-t-il ?»), et que l’attention spécifiquequi confère lestatut d’œuvre d’art consiste justement en l’attribution d’une intention esthétique au producteur del’objet:demêmequ’unobjetestpourmoiunobjetesthétiquequandj’entreavecluidansunerelationdetypeesthétique,ilestpourmoiuneœuvred’artquand,àtortouàraison,jeréfèrecetterelationàuneintentionauctoriale:unrocherpeutêtre(pourmoi)un«bel»objet;sij’apprends(ousijesuppose)quecen’estpasun rocher,maisunesculpture,cetobjetchangeàmesyeuxdestatut, encequesonaspect, précédemment attribué au « hasard » de l’érosion, me renvoie désormais à l’activitéintentionnelled’unsculpteuretquecetteréférence,quiluiattribuelestatutd’œuvre,modifiepresqueinévitablement mon appréciation – fût-ce, comme le supposerait peut-être Kant, en modérant monenthousiasme(«Sicen’estquedel’art…»)260.Mais,encoreunefois, lechoixentre lesdeuxstatutspeutfortbienprocéder,nond’uneinformationcertaine,maisd’unesimplehypothèseattentionnelledutype:«Unetelleformenepeutêtrelefaitduhasard»,etsijemetrompeavecassurance(sijeprendssanslemoindredoutepourunesculpturecequin’esteffectivementqu’unrocher),lecaractèreerronédemonhypothèsenechangeraévidemmentrienaucaractère«artistique»demarelationàcetobjetainsimalidentifié.

Jedéfinisdonccommeartistiquetouterelationdecettesorte,qu’ellereposesuruneidentificationcorrecteouerronée–ou,commedisaitKantàproposdelaNature,«quenotre interprétationsoitounon conforme à son intention ». Le rôle décisif qu’y joue la reconnaissance ou l’attribution d’uneintention esthétique nous confronte une fois de plus avec une théorie anti-intentionaliste qui futlargement influente au cours de ce siècle, des deux côtés de l’Atlantique, et dontMonroeBeardsleynousfournitdenouveauuneillustrationemblématique,neserait-cequepar le titredesapluscélèbrecontribution:«L’illusiondel’intention261».

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L’esthétiquedeBeardsleyprésenteunparadoxequel’onpeutcondenserencestermes:d’unepart,etcommeilconvientàcequiseveutune«philosophiedelacritique»,elleestnettementcentréesurlesœuvresd’art,tenuespourobjetsesthétiquesparexcellenceenvertudeleur«fonctionspécialisée»;mais, d’autre part, elle refuse de prendre en considération ce qui définit cette fonction comme effetintentionnel–refusquirevientensommeàtraiterlesœuvresd’artcommepurs«objetsesthétiques262»etcommesiellesétaientdesobjetsnaturelsdontonconsidéreraitlespropriétésaspectuelles(etici,biensûr,leformalismedeBeardsleysesépareentièrementdelatraditionhégélienne)sansaucuneréférenceà une intention esthétique. Le sort fait à une liste hypothétique de sept propositions relatives à uneœuvred’art(enl’occurrencelesTroisBaigneusesdeRenoir)illustreassezbiencetteexclusion263:

1.C’estunepeintureàl’huile.2.Ellecontientdejoliescouleursdechair.3.Elledatede1892.4.Elleestdouéed’unmouvementfluide.5.Elleestpeintesurtoile.6.Elleestaccrochéeaumuséed’ArtdeCleveland.7.Ellevautunprixélevé.

Beardsleycommenceparréserverlespropositions3,6et7,etoppose2et4,commerelativesàdespropriétés « perceptuelles », à 1 et 5, qui portent sur des propriétés « physiques ». Ces dernièresrelèvent,selonlui,d’uneenquêtescientifiqueéquipéed’instrumentsspécialisés,capablesdedécelerdespropriétésquiéchappentàlaperceptionordinaire;jenesuispassûrquelesdeuxexemplesensoienttrèsbienchoisis,carilmesemblequedansbiendescasunamateurmoyennementcompétentsait,aupremierouausecondcoupd’œil,distinguerunepeintureàl’huiled’uneaquarelleoud’unpastel,etunepeinture sur toile d’une sur panneau de bois ; mais nous retrouverons ce facteur de relativité desdistinctionsencause,quecomportejustementlanotionde«compétence».Onpourraitsansdoute,pourillustrerlespropriétés«physiques»selonBeardsley,substituerd’autrestraitspluspertinents,telsquelepoidsdutableauoulacompositiontextiledelatoile.Leproposcentraldecepremierchapitreestquelespropriétésphysiques,commeinaccessiblesdanslesconditionsnormalesdelarelationartistique,neconstituent pas des propriétés esthétiques et que seules peuvent être qualifiées d’esthétiques lespropriétés perceptuelles, par exemple visuelles pour la peinture ou auditives pour la musique. Lespropositions3,6et7sontexcluesafortioriduchampesthétique,commeextrinsèquesàl’objetmême.Jenecroispasque6et7,pourmanifestementdépendreenpartiedefacteursexternes,soienttoutàfaitindépendantsdespropriétésintrinsèquesdel’œuvre(telleautretoiledeRenoirneseraitpasparvenueàCleveland ou n’aurait pas la même cote), et encore moins qu’elles ne contribuent en rien à sonappréciationpublique.Maislapropositionlaplussignificative,danscederniergroupe,estévidemment3,quisitue l’œuvredans lacarrièredupeintreetdans l’histoirede lapeinture ;uneproposition telleque:«ElleestdeRenoir»,ou«Elleaétépeinteentroisheures»,auraitunstatutanalogue.Cesontlespropositionsdecetype,etlesdonnéesauxquellesellesrenvoient,queBeardsleyqualifiepertinemmentde«génétiques»,entantqu’ellesserapportentauxcirconstancesdetoutessortesquiontentouré,etéventuellementprésidéà,laproductiondesœuvres–etlesconsidérationssurl’intentiondel’auteurenfont évidemment partie. L’« illusion de l’intention » est pour lui un cas particulier de l’« illusiongénétique », qui consiste à croire que la connaissance des causes et des procès de production estpertinenteàl’interprétationetàl’appréciationd’unfaitengénéral,etd’uneœuvreenparticulier264;cas

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particulier et aggravé, puisque, arguentBeardsley etWimsatt, les intentions de l’auteur sont souventinconnues, voire inconnaissables ; mais même les circonstances extérieures les plus objectivementavéréessont«extérieures»àl’œuvrecommeobjetperceptible,aumoinsquandleurexistence,mêmecertaine,nepeutveniràlaconnaissancedurécepteurqueparunevoielatérale:ladatedeproductiondesTroisBaigneusesn’estpasinscritedanslaformevisibledecetableau,et,yserait-ellevisiblement(et véridiquement) inscrite, comme il arrive, sous la forme d’une mention auctoriale, que cetteindicationparatextuelle,commeonditenlittérature,n’enseraitpasmoinsmarginaleparrapportàl’êtredutableau.

La thèse centraledeBeardsleyporte sur (contre) lavaliditédes réceptions fondées sur de tellesconnaissances (plus ou moins) latérales, et particulièrement sur la question : « La conformité àl’intentiondel’auteurest-ellelapierredetouched’uneinterprétationcorrecte?»J’avouen’avoirpasd’opinion catégorique sur ce point de controverse typique des décennies cinquante et soixante de cesiècle265 : il me paraît seulement évident que certaines données de fait invalident historiquementcertaineshypothèses(parexemple,quel’ImitationdeJésus-ChristsoituneœuvresatiriquedeLouis-Ferdinand Céline) et qu’aucune donnée de fait ne commande absolument aucune interprétation.Maquestionestplusmodeste,etconcerne,nonlavalidité,maisl’influencefactuelledetellesdonnéessurlaréceptionet,particulièrement,surl’appréciationdesœuvres;etmaréponseesttoutunimentpositive:oui, les circonstances « génétiques » de la production d’une œuvre, pour peu que le récepteur lesconnaisse ou croie les connaître, agissent, pour le meilleur ou pour le pire, sur la réception et,particulièrement, sur l’appréciation d’une œuvre. Ainsi posé, le désaccord pourrait sembler facile àrésoudre en ces termes : tout le monde (y compris Beardsley) s’accorderait à reconnaître ce faitd’influence, que Beardsley (et autres « formalistes ») déplorerait comme fourvoyant, que d’autres(commeHirsch)approuveraientcommesalutaire,etquecertains(dontmoi)s’abstiendraientdejuger,sebornantàl’observercommeun traitspécifiquede larelationartistique.C’estsansdouteun tableauàpeuprèsexactdelasituation,maisilmesemblequeBeardsley,danssonardeurpolémique,n’estpasloindenierl’existencemêmedecesfaitsd’influence,entantqu’ilnienonseulementleurvalidité,maisleurpertinence : pour lui, une appréciation fondée sur des données génétiques porte en fait non surl’œuvrecommeobjet,maissursonauteur:sil’onm’apprendqueteltableauquej’admiraiscommeunVermeern’enestqu’unpastiche,jecroischangerd’avissurcetableau,etenfaitjechanged’avissursonauteur,quejenetienspluspourungénialpeintreduXVIIesiècle,maissimplementpourunhabileimitateur–etinversement,biensûr,encasderéattribution.L’illusiongénétiqueseraitdoncaussiuneillusion sur la nature de l’appréciation chez l’appréciateur lui-même, qui seméprendrait sur l’actionréellede l’informationgénétiquequ’ilvientdeprendreencompte.Commeon levoit, lapositiondeBeardsleyesticiàlafoisplusextrêmeetplussubtilequ’iln’yparaîtd’abord:pourlui,l’informationgénétiquen’aaucuneinfluencedefaitsurl’appréciationdel’œuvre,maiselledétermineunecroyanceerronéeencetteinfluenceetpervertitenprofondeurlarelationàl’œuvre,quin’estpascequ’onlacroitêtre: jecroisaimerunVermeer,et j’aimelefaitquecesoitunVermeer.Jenesuispassûrdenepasinfléchirunpeu, ici, lapenséedeBeardsley,maisencecasceseraitplutôtpourlarapprocherdemapropreopinion:notrerelationesthétiqueauxœuvresd’artesteffectivement toujoursunpeu(plusoumoins)«pervertie»parlesdonnéeslatéralesdetoutessortesquiaccompagnentnotreperception:cen’est presque jamais une relation « innocente » et « purement esthétique » – si tant est qu’une tellerelationexiste.Maisrienn’obligeàvaloriserunetelleinnocenceouunetellepureté,niinversementàdéprécier l’impureté ou la perversité de la relation artistique, qui est à coup sûr, en général et –paradoxalement266–saufconditionsartificielles,unerelationmoins«immédiate»,commedisaitKant,

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que la relation esthétique aux objets naturels.De nouveau, le désaccord se révélerait essentiellementd’ordreaxiologique.

J’ailaissédecôtélacatégoriedespropriétés«physiques»,queBeardsleyexclutégalementdelaconsidérationesthétique,maisilestclairqu’ellespartagentavecles«génétiques»letraitd’échapperen principe à la perception immédiate et de n’être ordinairement accessibles qu’à une informationlatérale :engénéral, jeperçoisqu’un tableauest rectangulaire,mais jedoisapprendrequ’ilpèsedixkilos (propriété physique)267 ou qu’il a été peint un dimanche (propriété génétique).Cette oppositioncommuneàlaperceptibilitéimmédiateinviteàconjoindrecesdeuxordresdanslacatégorieplusvastedespropriétésquej’appelleraitrèsprovisoirementcogniscibles;àcetteappartenancecommunes’ajouted’ailleurs le fait que bien des propriétés non perceptibles (selon Beardsley) peuvent être rangéesindifféremmentdansuneclasse(physiques)oudans l’autre(génétiques) :parexemple,qu’untableausoitàl’huileouaupastel,surtoileousurbois,àlabrosseouaucouteau.Beardsleycitelui-même268un(double)exemplearchitecturalquimesembletrèsrévélateurdecetteambiguïté,c’est-à-direpourmoiducaractèregénéralementoiseuxdeladistinctionentrepropriétésphysiquesetgénétiques.LecélèbreGuarantyBuilding,construitàBuffaloen1895parLouisSullivanenstyleflorentin,etquicomportedouzeétages,reposesurunesériedepiliersdontunsurdeuxcontientuneossatured’acier,évidemmentnécessaireàlasoliditédeceproto-gratte-ciel,maisqueriennerévèleàlavue;cettetricherie,observeBeardsley,aétéreprochéeàl’architecte;nombredegratte-cielplusrécents,commeleWoolworthdeCass Gilbert (1915, soixante étages) à New York269, présentent à la perception un édifice de stylegothique;deuxamateursencontemplentun,quelepremiertrouve«àlafoisrobusteetgracieux»,etl’autre«indigent,vulgaire,malhonnêteetlourdingue»;c’est,ajoute-t-il,que«jesaisquelquechoseque vous ne savez pas »: le fait, bien sûr, que, contrairement aux édifices gothiques d’époque « quitenaientdeboutdeparleseulpoidsdeleurspierres[j’ajouterai:etgrâceaurenfortvisibledeleursarcs-boutants],celui-ciestsecrètementconstruitautourd’unsqueletted’acier,ensorteque,s’ilpeutsemblerauxprofanestenuparsesproprespierres,enfaitill’estparcetacier.Ilm’apparaîtdonccommebidon(phony) »270. Commentant ces propos imaginaires mais vraisemblables, Beardsley renvoie à sadistinctionduphysiqueetduperceptible,maisilajoutequelesecondamateur«objecteàlafaçondontl’édifice est bâti », critique d’engineering qui relève clairement d’une considération génétique.Beardsleyimagineencoreunexemple,cettefoisdel’ordredelasculpture:celuid’unestatuequel’onapprécieraitdifféremmentunefoisaviséqu’elleesttaillée,sanseffortméritoire,dansunblocdesavon.Etconclutque«laquestionn’estpasdesavoirsidescas[d’appréciations]decegenreexistent,maissileur existence est légitime » – sa réponse étant évidemment négative : « Je propose de n’acceptercomme propriétés d’un objet esthétique aucune propriété de sa réception qui dépende d’uneconnaissance de ses conditions causales, qu’elles soient physiques ou psychologiques.Ainsi, je diraiquelamalhonnêtetéquelesecondinterlocuteurperçoitdansl’édificen’estpasdanscetédificecommeobjetesthétiqueetque,pourlepercevoirselonsavraienature,ildoit,soitoubliercequ’ilsaitdesesconditionsphysiques,soitapprendreàfaireabstractiondecetteconnaissance.»Commeonlevoit, lacritique adressée à toute considérationd’ordrephysiqueougénétique revient ici à extraire de l’objetconsidéréunpur«objetesthétique»,quiseconfondabsolument,etpourainsidirepardéfinition,avecl’objetperceptible(jerappellequeBeardsley,contrairementàSibley,n’opèreaucunedistinctionentredonnéesperceptibles«esthétiques»et«non-esthétiques»:pourlui,estesthétiquetoutetseulementcequiestperceptible),etàposerquelaseulerelationlégitimeàuneœuvred’artconsisteàlatraiterenpurobjetesthétique–c’est-à-dire(selonmoi)commesiellen’étaitpasuneœuvred’art,mêmesil’onsaitfortbienquec’enestune,avecsescaractéristiquesparexempletechniquesethistoriques,dontonpeutavoir à connaître par ailleurs et d’un autre point de vue. Beardsley ne nie pas qu’une relation plus

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« informée » puisse exister, il reconnaîtmême implicitement que dans bien des cas il faut un effortmental très particulier (oublier ou faire abstraction de ce qu’on sait) pour s’en défaire, il posesimplement qu’une telle relation n’est pas purement esthétique et que son défaut intellectuel (sonillusion)consisteàsecroiretelle–croire,parexemple,qu’onperçoitla«malhonnêteté»d’ungratte-cieldestylegothique,alorsqu’onnefaitquelaconnaîtreparouï-dire,l’inférerouladeviner–etsoninconvénientpratique,àfairedépendrel’appréciationd’unobjetdedonnéesdefaitextérieuresàl’objetlui-même,lorsquejechanged’avissurunédificeaugréd’unesimpleinformationtechnique,l’édificelui-mêmen’ayantenrienchangéentretempssousmesyeux.Jevaisrevenirsurcepointfondamental,maisjeretienspourl’instantcommeétabliparlesquelquesexemplesinvoquésqueladistinctionentrephysique etgénétique est secondaire et négligeable, au regard de la distinction plus pertinente entreperceptibleetcogniscible.Restepourtantàquestionnercettedernièredistinctionelle-même.

En effet, en employant ces deux adjectifs, dont le premier traduit sans trop d’infidélité leperceptualde Beardsley, auquel le second répond par analogie et symétrie, j’ai admis jusqu’ici quecertainespropriétés,demanièreobjectiveet«dispositionnelle»,s’offraientàlasimpleperception,etqued’autres,demêmemanière,nepouvaients’offrirqu’àl’informationlatérale.Maiscetterépartitionn’estvalidequ’auxdeuxextrémitésd’unspectrequiirait,sil’onveut,d’unepropriététellequ’«êtrerectangulaire»àuneautretellequ’«avoirétépeintunjourimpair271».Dansungrandnombredecasintermédiaires, ce qui ressortit au « perceptible » pour les uns ressortit au « cogniscible » pour lesautres :pourenresteràunfaitdéjàmentionné,«êtrepeintà l’huileouaupastel»estde l’ordreducognisciblepourleprofane,etduperceptibleleplusmanifestepourunexpert,ousimplementpourunamateuruntantsoitpeuéclairé.«Êtreensolmineur»est toutàfaitperceptiblepourunmusicienàl’oreille«absolue»,«êtreenmineur»pourunmélomanedeniveautrèsmoyen,maiscesdeuxtraitsdoivent être également appris par un auditeur profane ou novice. Certaines propriétés sont« perceptibles » à condition de disposer d’un minimum d’appareillage, et l’on se souvient ici desremarquesaussijudicieusesquesarcastiquesdeNelsonGoodmansurlanotionde«simpleregard»:«Onpeut présumerquenousne jetonspasun simple regard lorsquenous examinons les images aumicroscope ou au fluoroscope. Est-ce qu’alors “un simple regard” signifie regarder sans se servird’aucun instrument ? Cela semble assez peu équitable pour l’homme qui a besoin de lunettes pourdistinguerunepeintured’unhippopotame.Maissionautoriseleslunettes,jusqu’àquelleforce?Est-ilalors conséquent d’exclure la loupe et le microscope ? En outre, si l’on autorise la lumière àincandescence,faut-ils’enteniràuneintensitémoyenneetsousunanglenormal,ouautoriserunefortelumière rasante272 ? » Je saute la suite, qui nous conduit insensiblement jusqu’aux moyens les plussophistiquésdeslaboratoiresd’aujourd’huietdedemain273,quipermettentparexemplededécelerdansun tableau jusqu’alors attribué à un artiste du Quattrocento une couche de bleu de Prusse, pigmentdécouvert en 1704… Il ressort de cette salutaire mise en garde que la frontière entre perception etconnaissancenerelèvepasdel’objet,maisdusujet,etmêmequ’elleneséparepastelsujetdetelautre,maispasseàl’intérieurdechaquesujet:cequejesaisdanstellecirconstance,jeleperçoisdans telleautre. Mes termes objectivistes (« dispositionnels ») de perceptible et de cogniscible sont doncincorrects:lafrontière,defaitetnondedroit,estenchaqueoccurrenceentreunperçuetunconnu,leconnud’uneoccurrencepouvantêtreleperçud’uneautreoccurrence.J’ajouteque,sil’esthétiquedoit,comme leveutBeardsleyainsi rectifié, êtredéfinipar leperçu, encore faut-ildonnerà ce termeuneextensionassezlargepours’appliqueràcequenous«percevons»parl’esprit,fût-cedelamanièrelaplus immédiate, d’un texte littéraire – par exemple, que le Père Grandet est un avare ou que LaChartreusedeParmesepasseenItalie,cequisupposeaprèstoutqu’onsachecequ’estl’avariceetcequ’estl’Italie.Maispuisque,commeditGoodmanavecPoussin274,nonseulementlestextesnesontpas

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faits pour être simplement regardés,mais encore les tableaux eux-mêmes sont faits pour être lus, ilfaudraparexemple«percevoir»,c’est-à-direcomprendre,quecethommeclouésurunecroixestJésus,perception d’ordre « secondaire », comme dit Panofsky, et qui suppose bien quelques connaissanceslatérales. Encore faut-il s’entendre, dans tous ces cas, sur le degré de conscience accordé au fait deperception :onpeutpercevoirun trait sans l’identifier, commeunauditeur incompétentmaisattentif«entend» immanquablementunaccordde triton,ouquarteaugmentée(commedo-fa#),sanssavoirque c’est (ni ce qu’est) un tel accord, et comme un spectateur attentif mais incompétent « voit »immanquablement une croisée d’ogive sans savoir que c’est (ni ce qu’est) une croisée d’ogive. J’yreviendrai.

La frontière se révèledécidémentdeplusenplusporeuse–mêmesi l’onne suitpasGoodmanlorsqu’ilsuggère275quetouttraitconnu(appris)devientdèslorsetipsofactoperceptible:jenesuispassûrquesavoirqu’untableaun’estqu’unecopieparfaitemerendeforcémentcapabledepercevoirsesdifférences avec l’original–différencespardéfinition imperceptiblesdans cettehypothèse ; jepenseplutôtqu’unetelleconnaissancepourraitmepousser,parinfluenceetsuggestion,àcroirepercevoircesdifférences inexistantes et je suis sûr, de nouveau, qu’ellemodifieraitmon appréciation d’un tableauqui,entretemps,n’auraitcertespaschangé–ousipeu…

Àpropos de ce genre de cas,Beardsley présente ailleurs une analyse qui, sans se séparer de lapositionformalistequenousavonsreconnue,mesembleouvrir laporteàunesolution.«Supposons,dit-il, que nous ayons deux tableaux, X et Y, et que quelqu’un affirme que X est meilleur que Y.Supposons maintenant qu’il ajoute qu’il n’y a aucune différence entre X et Y, ni dans leurscaractéristiquesintrinsèques,nidanslafaçondontilsontétéproduits,nidansleurrelationàd’autresobjets.Celareviendraitàdirequ’ilnepeutfondersonjugementsuraucuneraison,puisqu’iln’yarienqu’onpuissediredel’unetqu’onnepuissediredel’autre.Supposonsmaintenantqu’aulieudedirequeriennedistingueXetY,ildisequ’ilyaentreeuxunedifférenced’origine–l’und’euxestun«faux»–maisaucunedifférencedansleurscaractéristiquesinternes,sibienquenulnepourraitlesdistingueràlaseule inspection visuelle. Dans ce cas, je suggère que cela revient à dire qu’il n’y a aucune raisonesthétiqueà labasedece jugement,maisqu’ilpeutyavoiruneautresortede raison ;etque lemot“bon”, dans la bouche du critique, ne réfère plus à une valeur esthétique,mais à une autre sorte devaleur276.»

Jerappelleaupassagequelanotionde«faux»(fake)débordeicicelledecopiefrauduleuse,parcequ’elleenglobeaussicelledepastichefrauduleux(commeles«fauxVermeer»deVanMeegeren,maisaussi les forgeries littéraires et musicales, deux arts allographiques qui par définition ne peuventpratiquerlacopie,maisfortbienlepastiche);maisilmesemblequecettenuancen’importeguèreàlaquestionprésente:entredeuxtableauxdontl’unestunecopieparfaitedel’autre,iln’yapardéfinitionaucune différence perceptuelle277 ; entre deux tableaux dont l’un pastiche parfaitement le style del’autre,maissurunautresujet,ilyaévidemmentunedifférenceperceptuellestrictosensu,maisiln’yapasdedifférencestylistique,etleuridentitéstylistiquepeutêtretenue,dupointdevuequinousoccupe,pour perceptuelle au sens large, puisque, sauf insensibilité grave, cette identité relève de la simpleinspectionvisuelleetn’exigeaucuneinformationlatérale–informationquinedeviendraitinversementnécessaire que pour substituer à une attribution plausible mais erronée (« C’est un Vermeer ») uneattributioncorrecte(«C’estunexcellentpastichedeVermeer»).Nouspouvonsainsiconsidérerquelecasd’unecopieetceluid’unpastiche,ouforgerie,sont,pourcequinousimporteici,équivalents.

JenégligedonccettenuanceetjereviensàlaformulationdeBeardsley,quejecondenseraiainsi:lorsque jeporteun jugementdifférentsurdeuxœuvrespourmoiperceptuellement indiscernables (ouplus simplement, ajouterai-je, lorsque je change d’appréciation sur unemêmeœuvre) au nom d’une

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informationlatéraled’ordregénétiquetelleque:«Celle-ciestunfaux»,lecritèredecetteappréciationn’est pas d’ordre esthétique, mais d’un autre ordre. Cette formulation-là me semble acceptable, àconditiontoutefoisdereconnaîtrequ’esthétiqueestprisicidansunsensrestreint.Ilapparaîtainsiqueladivergence entre la position formaliste qu’illustre Beardsley (entre autres, mais plutôt mieux qued’autres)etcellequejedéfendsiciseramèneàladifférencelogiqueentreunedéfinitionétroiteetunedéfinition large du prédicat « esthétique ». Le formalisme de Beardsley peut être alors aussi bienqualifié d’esthétisme, si l’on veut bien entendre ici par ce terme le fait de ne reconnaître aucunespécificité aux œuvres d’art parmi les « objets esthétiques » en général, ou plus précisément de nereconnaître,àproposdesœuvresd’art,aucunepertinenceesthétiqueàdesdonnéesextra-perceptuelles(parexemplegénétiques)quepourtant–Beardsleylereconnaîtlui-même,maisenledéplorant–nousne cessons de prendre effectivement en compte dans notre relation auxœuvres d’art.Ma position, àl’inverse, consiste àpenser, d’accordavec l’usage,que lesœuvresd’art –pourdes raisonsquenousallons naturellement considérer – imposent un élargissement du prédicat « esthétique » ou, ce quirevientaumême,imposentlaconsidérationdecertainesdonnéesextra-perceptuelles,pourpeuqu’ellessoientconnues,commealorspertinentesàl’appréciationesthétique.C’estcettepertinence,oudumoinssapossibilité,quidéfinitlaspécificitédelarelationartistique,mêmes’ilrestetoujourspossible,danscertainesconditions(parexemple,d’ignoranceducaractèreartistiqued’unobjet),detraiteruneœuvred’artensimple«objetesthétique»,sanssesoucierdeson«origine»,etmêmes’ilestvraiquetoutesles données extra-perceptuelles n’ont pas la même pertinence esthétique : chacun sait que l’histoirelittéraireetl’histoiredel’artfourmillentdedétailsoiseux(«produitunjourimpair»)dontlapertinenceesthétique est souvent faible et parfois nulle ;mais d’une part le propos de ces disciplines n’est pasd’assurer cette pertinence,mais simplement d’établir des faits, significatifs ou non, et d’autre part iln’estpastoujoursfaciledesavoird’avancesiundétailestounonesthétiquementpertinent–cequinel’estpaspourXpouvantl’êtrepourY,etcequinel’estpasaujourd’huipouvantledevenirdemain,ouaprès-demain.Et,aprèstout,lapertinenceesthétiquedesdonnéesperceptuelleselles-mêmesn’estpastoujoursbeaucoupmieuxassurée:lenombreexactd’occurrencesdelalettreedansLaChartreusedeParme ou de la note mi naturel dans la Symphonie Jupiter sont des données « intrinsèques », etparfaitementperceptiblespourquiveutsedonnerlapeinedelesrelever,maisjenesuispassûrqu’ellesimportentbeaucoupplusànotreappréciationquelenombredetassesdecaféabsorbéesparStendhalouparMozartpendantlacompositiondechacunedecesœuvres;jenesuispasnonplussûrducontraire,etentoutcasjesaisbienque,souscertainesconditions,l’absenced’occurrencesdelalettreedansLaDisparitionimporteàmonappréciation.

L’esthétiqueetletechnique

Lafrontière(mouvante)entrelepertinentetlecontingentneseconfonddoncpasaveccelle(nonmoinsmouvante)entreleperceptueletcetextra-perceptuelqu’ilfautpeut-êtresedécideràqualifierdemanièremoinsnégative.Lasymétriesuggèreconceptuel,etsansdouteaussiquelqueprincipedetiersexclu:dansl’ordreducognitif,toutcequin’estpasperçuestconçu;jeperçoisqueleWoolworthestdestylegothique,jeconçoisqu’ilimpliqueuneossaturemétallique.Maiscetteoppositionsesitueunpeutropexclusivementducôtédelaréceptionpourpouvoirdanstouslescass’appliquerauxpropriétésdesœuvres:si jeveuxqualifierdemanièreobjectivecesdeuxordresdepropriétés, leplusclairserasansdoutede lesopposer,selonl’usagecourant,commeesthétiqueset techniques–enposantque letechniquepeutêtre,danscertainscasetdanscertainesconditions,pertinentàl’esthétique:lenombred’occurrencesdelalettreeestunfaittechniquedanslaChartreuse278commedansLaDisparition,etil

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est esthétiquementpertinent (pourqui le connaît) dansLaDisparition,mais non dans laChartreuse.Uneœuvred’artestunobjetàlafois(etintentionnellement)esthétiqueettechnique,dontlespropriétéstechniques sont esthétiquement pertinentes pour autant qu’elles agissent sur l’appréciation de cetteœuvre–j’ajoute,pourapaiserlesmânesdeBeardsley:àbonoumauvaisescient.Qu’iln’ait«demeuréqu’unquartd’heureàlefaire»estclairementpourOronteunargumentenfaveurdesonsonnet,maisAlceste, de son côté, est en droit de juger que « le temps ne fait rien à l’affaire ». Cette donnéetechnique («génétique», s’il en fut) est esthétiquement (appréciativement) pertinentepour l’un, nonpour l’autre. Mais il me semble que lorsqu’une donnée technique est tenue par un récepteur pouresthétiquement pertinente, elle devient pour lui, ipso facto, je ne dirai pas, comme Goodman, unedonnéeperceptible,maisdumoinsunedonnéeesthétique.

CenouveaudésaccordavecBeardsleypeut sembler sans rapportavec lepremier,quiportait, auchapitreprécédent,surlecaractèreobjectifousubjectifdel’appréciation.Iln’enestrien,etunepagedesonEsthétiqueme semble indiquer assez clairement la relation entre ces deux points. « Quiconqueattribue à l’objet esthétique toutes les propriétés phénoménales induites par la connaissance de lapersonnalitéetdelatechniquedel’artistedoitaffronteruninconfortabledilemme.Ilpeutdirequelespropriétés de l’objet changent à mesure que la connaissance historique change, ce qui est uneproposition bien bizarre ; ou il peut dire que le “véritable” objet est celui qui contient toutes lespropriétésphénoménalesauxquellespourraitaccéderquiconqueconnaîtrait tous les faits relatifsàsesconditionscausales,cequisembleraitimpliquerquenousconnaissonstrèspeudechosedela“vraie”naturedesœuvresanciennes,médiévalesoumêmemodernes,mêmecellesquenouspouvonsétudierpendantdesannéesdansunbonétatdeconservation279.»

Jenesaistropquefairedeladeuxièmebranchedececrueldilemme,maislapremièremeconvientparfaitement. Cette acceptation s’appelle évidemment relativisme, et nous savons déjà pourquoiBeardsley la trouve « bizarre »: où l’on voit qu’un certain formalisme et un certain objectivismepeuvent avoir partie liée. Je dis « peuvent » parce qu’il existe d’autres configurations : nous avonsnaguèreconnuenFrance,etaumoinsencritiquelittéraire,unformalismerésolumentsubjectiviste(etrelativiste),àl’époqueoùl’onsoutenaitd’unemainla«clôturedutexte»,salecture«immanente»etla«mortde l’auteur»,etde l’autre la libertéabsoluede l’activité interprétativedu lecteur,cesdeuxpositionss’opposantensembleau«biographisme»etàl’historicismedelatraditionlansonienne,quifaisaitdelapersonnedel’auteuretdesonancragehistoriquelespierresdetouchedusensindubitabledel’œuvre.Pourleformalismeobjectiviste,c’estl’idéequ’uneœuvrepuissechangerde«propriétés»selonlesconditionscognitivesdesaréceptionquiestproprementinsupportable.Cettepositionconsisteensommeàdénieràl’œuvretoutetranscendance–ausensoùj’entendscemot,c’est-à-direentreautresausensoùlaréceptiond’uneœuvreetsonaction(variable)sursonrécepteurfontpartieintégrantedecetteœuvre–etdoncàidentifierabsolumentl’œuvreàsonobjetd’immanence.Decepointdevue,leformalismeobjectivistedeBeardsleyrejointlenominalismegoodmaniendanscetteattitudecommunequ’on peut finalement qualifier d’immanentiste, et qu’illustrait par exempleGoodman refusant toutedistinctionentreleQuichottedeCervantèsetceluidePierreMénardaumotif,selonluisuffisant,queleurs textes sont identiques. Pour moi au contraire, et à condition de ne pas la réduire à son objetd’immanence, la pluralité fonctionnelle de l’œuvre est l’évidence même. Pour citer de nouveauMalraux,«lamétamorphosen’estpasunaccident,elleestlaviemêmedel’œuvred’art280».

J’ai évoqué, et précisément au titre de la « pluralité opérale » qui découle des conditionschangeantes de la réception, quelques exemples de cette pertinence des données génétiques ouintentionnelles (La Vie devant soi, les Lettres de la religieuse portugaise, La Chute d’Icare, etnaturellement l’inévitable, pour son ambivalence emblématique, Don Quichotte de Ménard), sur

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lesquelsjenereviendraipasici.DansledomainearchitecturalabordéparBeardsleylui-même,jeciteraiencoredeuxcastypiques:celuidelaPriceCompanyTowerdeFrankLloydWright281,édificededix-neuf étages qui semble (aux amateurs semi-compétents) devoir comporter une ossature métallique«classique»,avecmurs-rideaux,commelaplupartdesgratte-ciel,maisquireposeenfaitsurunaxecentral profondément enraciné, d’où chaque plancher d’étage rayonne en porte à faux, comme lesbranchesd’unarbre;etcelui,illustreentretous,delacoupoledeSantaMariadelFiore,édifiéede1418à1434parBrunelleschi : devant la difficulté poséepar la largeur du tambour, qui semblait interdiretoute pose d’un échafaudage pour l’édification d’une coupole, l’architecte eut l’idée (je simplifie àl’extrême)d’ensuperposerdeux :unepremière,pyramidale,élevéesanscintreetenencorbellement,surlaquelleuneseconde,enarcbrisé,reposeparl’intermédiaired’étaisinvisibles.Danscesdeuxcas,l’appréciationesthétiqueprimairefondéesurlesseulesdonnéesperceptuellesestenunsenssuffisanteet parfaitement légitime : je n’ai besoin d’aucune information latérale pour admirer l’élégance de laPriceTowerou,duhautdelacollinedeSanMiniato,lahardiessedudômedeFlorence;mais,detouteévidence, la connaissance du procédé, tour de force ou difficulté vaincue, ajoute à ma relation unedonnéetechniquequicontribue,positivementounégativement(«Ilyauntruc»),àmonexpériencedel’œuvrecommeobjetartistique.Demême,savoir (ousupposer)queVermeer travaillaità lachambrenoirepermetdes’expliquercertainesparticularitésperceptiblesdelaplupartdesestableaux,commeleformat proche du carré, la perspective « optique » ou les gouttelettes lumineuses des « zones deconfusion », et la curieuse impression exprimée parKennethClark, à propos de laVue deDelft, de« photographie colorée282 ». J’ai parlé d’informations « latérales », qui contribuent à l’expérienceartistique (opérale) sans être indispensables à l’expérience esthétique ; mais que dire des casd’hyperopéralité, où l’identification de l’œuvre sous-jacente fait partie intégrante de la réception,commedansles«variations»musicalesoupicturales(quevoit-ondesMéninesoudesFemmesd’Algerde Picasso si l’on y manque la référence à Vélasquez ou à Delacroix, qu’entend-on du premiermouvementdePetrouchkasil’onignorelaprovenanceboulevardièredesonthème?)oulesparodieslittéraires–peut-onvraimentrecevoirlaphrasedePârisdansLaguerredeTroien’aurapaslieu:«Unseulêtrevousmanqueettoutestrepeuplé»,sil’onneperçoitpasl’ironiedesonécholamartinien?Detelles«expériencesesthétiques»mesemblentpresqueaussilourdementamputéesquecelle,évoquéeparGoodman,dequicontempleraitunpoèmesanssavoirlire–oucelle,pourrecourirunefoisdeplusàcet exemple infatigable, de qui observerait le dessin de Jastrow sans se demander s’il représente unlapinouuncanard.Mais«amputées»nesignifiepasexactement,ici,invalides(chacunapprécieselonsongoûtcequ’ilperçoit,etriennepeut«invalider»unsentiment),maisàcoupsûrincomplètesparrapport à ce que proposent les objets considérés, comme lorsque j’apprécie (sur reproduction) un« détail » sans savoir qu’il est extrait d’un tableau plus vaste – dont la vision d’ensemble pourraitd’ailleursfortbienmedécevoir.ApprendrequelaphrasedePâriscomporteuneallusionajouteàmacompréhension de son texte, non nécessairement à mon plaisir (ou déplaisir) : « Ce n’est qu’uneparodie », pourrait ici direKant.Une appréciation plus éclairée n’est pas nécessairement plus vive ;mais elle est inévitablement différente puisque l’objet attentionnel sur lequel elle porte s’en trouvemodifié.

Onpourraitobjecterquetouscescassontdiversementmarginauxparrapportaufonctionnementhabitueldesœuvres,quinesontpastoutesambiguës,ouallusives,ouimitatives,ouvariationnelles,oud’attributionincertaine,oudeprocédétechniquedissimulé.Jerépondraisd’abordque,mêmesidetelscas sontmarginaux, une théorie de la relation artistique qui n’en rendrait pas compte serait pour lemoins insuffisante ; et surtoutque laprégnancedesdonnées« techniques»ne sebornenullement à

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cette sorte d’œuvres : nous verrons un peu plus loin sur quelle nécessité logique se fonde sonuniversalité.

Les œuvres d’art présentent donc cette double caractéristique, dont la contradiction n’estqu’apparente : d’une part, et du fait de leur intentionalité (de leur « candidature ») spécifique, ellessollicitent,exclusivementouenplusdeleuréventuellefonctionpratique,uneattentionesthétiqueplusconstitutive que celle qui peut s’attacher arbitrairement aux « objets esthétiques » purementattentionnels (objets naturels, artefacts usuels) ; mais d’autre part, et du fait de cette mêmeintentionalité,ellesmobilisentàsonservicedesmoyenstechniquesqui,pourpeuqu’onlesconnaisse,importent à leur fonction esthétique lorsque, et dans lamesure où, ils influent sur leur appréciation.Cettepertinenceesthétiquedesdonnéestechniquesfait,mesemble-t-il,l’essentieldustatutparticulierdes œuvres d’art, et c’est elle, soit dit en passant, qui justifie l’importance accordée par un NelsonGoodman à l’activité cognitive (au sens fort) dans la relation artistique : les objets naturels, commefondamentalement non intentionnels, effets du hasard et de la nécessité, ne présentent aucunecaractéristique que l’on puisse qualifier, au sens fort, de « technique », et les objets usuels, dans lamesure très variable où on les tient pour esthétiquement non intentionnels, présentent certes descaractéristiquestechniques,maisdontl’incidenceesthétiqueestdouteuse,voire,parfois,manifestementnulle:larecherchedel’aérodynamismedéterminesansdoutela«ligne»d’unevoiture,maislerecoursà tel alliage léger pour diminuer son poids est généralement sans effet sur cette ligne. Le credofonctionnaliste,endesign,enarchitectureetailleurs,selonlequel« l’objetpossèdesabeautédès lorsquesaformeestl’expressionmanifestedesafonction283»,mesembleexprimeruneesthétiqueparmid’autres, et qui doit plus à un principe en grande part moral ou idéologique (« honnêteté » ou«sincérité»de laforme),commeonlevoitbienchezAlfredLoosdanssachargecontre l’ornementconsidérécommeun«crime284»,qu’àuneévidenceesthétique:l’«expressiondelafonction»estunedes voies de l’effet esthétique, non la seule, comme en témoigne par exemple le charme, assezcouramment éprouvé, des automobiles anciennes, qui se souciaient fort peu d’aérodynamisme ets’inspiraientplutôt,selonunetendanceconstantedel’évolutiontechnologique,desformesantérieuresdevoituresàcheval ; ilenvademêmeaujourd’huipourlesgratte-cielnéo-gothiquesdudébutdecesiècle, où la dissimulation formelle et décorative du procédé structural n’entame généralement pasl’effetesthétique.Ceteffetpeutd’ailleursfortbieninvestirleproposmêmededissimulation,tantilestvrai que l’appréciation esthétique peut porter sur n’importe quel objet, et donc sur n’importe quelaspect, perceptuel ou conceptuel, d’un objet. La fonction artistique est par excellence le lieud’interactionentrel’esthétiqueetletechnique.Celapeutévidemmentsediredansl’autresens:ilyafonctionartistiquequand le techniqueet l’esthétiqueseconjoignent :quanduneactivité,etdoncunedonnée technique, produit un effet esthétique en retentissant sur l’appréciation.Cen’est évidemmentpastoujourslecas,etjesupposequebiendes«secretsdefabrication»,mêmeunefoisrévélés,restentesthétiquement inertes ; c’est d’ailleurs également le cas de certaines données tout à fait« perceptibles », au moins pour les spécialistes : Michael Riffaterre a bien montré voici quelquesannées,contreJakobsonetLévi-Strauss,quecertainstraitsphonologiquesetgrammaticauxdesfameux«Chats»deBaudelaire(nombredeconsonnes«liquides»commelour,rimes«masculines»surdesmots féminins comme volupté ou fierté) reposaient sur des catégories techniques étrangères à la«structurepoétique»,c’est-à-direaufonctionnementesthétiquedecesonnet285.

Dans sa critique des « raisons génétiques », Beardsley fait un sort particulier à deux motifseffectivementetéminemmentcaractéristiquesdel’appréciationartistique:celuidel’habiletéetceluide

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l’originalité286.Selon lui, d’une part ces deux prédicats ne portent pas, comme ils le prétendent, surl’œuvre,maissursonauteur,etattribuentdoncindûmentàlapremièreunméritequin’appartientqu’ausecond, et d’autre part ils se réfèrent l’un comme l’autre à une situation (et particulièrement à uneintention) génétique qui n’est pas toujours connue, et dont l’éventuelle méconnaissance invalide lejugement d’appréciation. « Quand nous parlons d’une “œuvre habile”, c’est un jugement sur leproducteur, sans pertinence logique quant à la qualité du produit » ; pour dire, par exemple, qu’uneœuvreest«réussie»ou«manquée»,ilfautêtreaufaitdel’intentiondesonauteur,parrapportàquoiseulement peut se définir la notion de réussite ou d’échec : qu’une figure, dans un tableau, soitmanifestement«déformée»nepeutêtredépréciécommetraitde«maladresse»quesil’onestcertainquel’artisten’avaitpasvoulucettedéformation–et,inversement,nepeutêtreappréciécommeuntraitstylistique«réussi»quesil’onestcertainquel’artistel’avaitdécidé.Danslesinnombrablescasoùledoute est permis (y compris ceux où l’on dispose d’une attestation auctoriale claire,mais suspecte :l’auteurpeuttricheraprèscoupsursesintentions),detellesappréciationssontsansfondement,et,dansles rares cas non douteux, le fait que l’auteur ait atteint oumanqué son but est sans rapport avec lavaleuresthétiquepositiveounégativedurésultat:savoirquel’artisteétaitmécontentd’uneébaucheousatisfait d’un tableau définitif ne doit pas, selonBeardsley, peser surmon appréciation287, car ce faithistorique (biographique),que jepuis ignorer aujourd’hui et apprendredemain, n’est pasdenature àmodifierlespropriétésperceptuellesdecetteesquisseoudecetableau.

Dans un article entièrement dirigé contre cette position « antigénéticiste », Jerome Stolnitz288soutient que le statut du jugement d’habileté n’est pas aussi simple que le prétend Beardsley : uneappréciationartistiquetelleque(àproposd’unmorceaudemusiqueclassiqueenformesonate):«Aumomentdelarécapitulation,latransitiondusecondsujetaupremieresthabilementménagée»peutêtreentièrement fondée sur une considération immanente du texte, sans référence à une quelconqueintentionauctoriale;parexemple,lesecondsujet,harmoniquementtrèséloignédupremier,revientàlatonique en quelques notes ; ou bien le second sujet, tout en exploitant ses propres potentialités,commenceàpréparerleretourdupremier;ouencoreunpassagedetransition,distinctdesdeuxsujetsmaisenrelationharmoniqueavecl’unetl’autre,divergedusecondetanticipelepremier.Detelseffetstechniquespeuventassezbienêtrequalifiésd’«habiles»eneux-mêmes,sansréférenceàuneintention–àmoinsqu’ilnefailledire,commej’yinclineplutôt,qu’ilsportenteneux-mêmeslamarquedeleurintentionalité,quisepasse,pourunefois,detouteattestationextérieureàl’objet:unefoisdévoiléleprocédétechniquedeBrunelleschiàSantaMariadelFioreouceluideWrightpourlaPriceTower,onne peut évidemment douter de son caractère intentionnel, et pas davantage de celui de Ronsardreprenantauxtercetsdusonnet«Commeonvoitsurlabranche…»lesrimesen–oseeten–eurdesesquatrains.LaconclusiondeStolnitz,que jepartageévidemment, estdès lorsque« les jugementsdevaleurartistiquesontunesous-classedesjugementsesthétiques».Maisleprédicatd’habiletén’enrestepasmoinsréservéauxaccomplissementsartistiquesetrapportéàunprocédé,généralementhumain(ondirait difficilement d’un nuage qu’il «ménage habilement la transition » entre ses teintes claires etsombres).

Il est significatif que Stolnitz ne s’attaque pas au deuxième prédicat artistique invoqué parBeardsley:celuidel’originalité,qu’ilestunpeuplusdifficiledesoustraireaureproche,sic’enestun(c’enestclairementunpourBeardsley,peut-êtreencoreunpeupourStolnitz,maisnonpourmoi),detranscendance,carilesttoutàfaitévidentqu’onnepeutmesurerce«mérite»sanssortirdelaclôturede l’objet d’immanence – ce que Croce appelait l’« insularité » de l’œuvre. Rien, dans la purecontemplationd’uneœuvreréduiteàcetobjet,nemeditsielleestoriginaleoubanale,etencoremoinssiellefutensontempsnovatrice,traditionnelleouarchaïsante;cetraitcomparatifdépendtypiquement

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d’uncontextehistoriquequ’ilfautconnaître,etquinesedevineguèreenl’absenced’uneinformationlatérale.Pourmieuxdiscréditercetypedeconsidérations,Beardsleyimaginelecasdedeuxsymphoniesde Haydn qui se ressembleraient beaucoup, et dont on ignorerait laquelle précède l’autre dans lachronologie de la production haydnienne : « Allons-nous dire que A devient meilleure quand nousdécidonsqu’ellefutlapremière,etreniernotrejugementquandladécouvertedesmanuscritsdonneral’antérioritéàB?»L’exempleest évidemment forgéadhoc,maisonnepeut ennier absolument lapossibiliténi lapertinence.Les« jugementsdevaleurartistique» fondés, fût-cepartiellement, sur lecritère d’originalité oud’innovation dépendent incontestablement d’informations historiques que l’onpeutposséderounepasposséder,quecertainspeuventposséderetd’autresnon,quifontounonpartiedela«culturegénérale»oucommonknowledgeexigible(?)detoutrécepteur,etc.LaquestionposéeparBeardsleyétaitclairementrhétorique,etrefusaitimplicitementcommeridicule,parcequeillégitime,touteréponsepositive.Iln’estpasfaciledetrancherlepointdelégitimité,maisilmesembleloisibledel’écarter:encoreunefois,laquestionposéeàlathéorie(méta-)esthétiquen’estpasdesavoirsidetellesdéterminationsdujugementsontounonlégitimes,maissiellesexistent,eticilaréponseestclairementpositive.Onpeutparfaitementlesjugerillégitimes,commefaitBeardsley,maisilseraitabusifdenierleurexistenceaunomdecetteillégitimité.Monopinionestqu’ellesexistentévidemment(ilnousarrive« tous les jours », comme on dit, de changer d’avis sur uneœuvre au gré d’informations latérales),qu’elles sont sans doute « illégitimes » sur le plan strictement esthétique et pour les raisons quidéfinissent,commel’amontréKant,l’autonomiesubjectivedujugementdegoût,maisqu’ellescessentde l’être sur le plan artistique, dont les caractères et les déterminations ne sont pas strictement etpurement esthétiques – mais aussi, nous l’avons vu, et pour de nouveau les qualifier un peusommairement,techniques.

Lesprédicatsartistiques

J’yreviendraibientôtplusàloisir,maisd’abord,puisquel’effetesthétiqueestaffairedejugement,ou du moins aboutit à un jugement, il n’est sans doute pas inutile de considérer comment cetteconjonction de l’esthétique et du technique s’opère dans les jugements d’appréciation relatifs auxœuvresd’art–c’est-à-dire,ensomme,enquoiconsistelalogiquespécifiquedes«jugementsdevaleurartistique»,etdoncnécessairementdesprédicatsartistiques.J’enemprunterail’amorceàuneétudedeMarkSagoff sur«Le statut esthétiquedes forgeries289 »dont l’enjeudépassedebeaucoup sonobjetdéclaré.Cetobjet,quenousavonsdéjà rencontréchezGoodmanetchezBeardsley,c’est laquestiontoujours lancinante : entre un tableau (par exemple) et sa copieperceptuellement indiscernable,maisidentifiéecommetellepard’autresvoies,ya-t-ilunedifférenceesthétique?Laréponse,selonSagoff(etc’estcequiélargitl’intérêtdupropos),estàchercherdanslanaturelogiquedesprédicatsencause.Il s’appuie lui-même sur une étude de SamuelWheeler290 quimontre que certains adjectifs, que cetauteur qualifie d’attributifs et que leur grammaire de surface présente comme des prédicats«monadiques»,ouprédicatsàuneplace, fonctionnenten réalitécommedesprédicats relationnelsàdeuxplaces291.Jem’explique :dans«ClaudiaSchifferest topmodel»(j’actualisequelquepeu292 lesexemples de Sagoff, et je brode sur son thème), top model est un prédicat monadique, qui assignesimplementàcettepersonneuneclassed’appartenance;dans«ClaudiaSchifferestbelle»,leprédicatbelle(esthétiques’ilenest,quoiquesansdouteicimêléd’«attrait»physique)impliqueuneclassederéférencequilespécifie,etquiestévidemmenttopmodel,ouencore,plusgénéralement,personnedusexe:Claudiaest,selonunavisrépandu,bellecommefemme.L’adjectifn’apaslamêmesignificationselonqu’on l’appliqueàune femmeouàunecathédrale :unecathédralequi ressembleraitàClaudia

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Schifferneseraitpeut-êtrepasbelle,oudumoinsneseraitpasunebellecathédrale,etréciproquement.Beau,commeplusgénéralementlesprédicatsesthétiques,estencesensunprédicatàdeuxplaces,dontl’applicationdépendenchaqueoccurrencedelaclassederéférence,généralementimpliciteparcequetenue pour évidente, préalablement assignée à l’objet ainsi prédiqué : Claudia est une belle femme,Notre-DamedeChartresestunebelle cathédrale, et la relation entre lesdeuxprédicats repose sur ledegréd’implicationaccordéàchacund’eux:dans«LeDéjeunerdescanotiersestéclatant»,laclassederéférenceimpliciteest tableau,outableauimpressionniste,ou tableaudeRenoir,maisonpourraitimaginerunesituationoùceseraitleprédicatéclatantquiseraitimpliqué,etleprédicatRenoirmisenavant, si par exemple, ayant demandé à voir un tableau éclatant, on me donnait à choisir entre LeDéjeuner des canotiers etLes Noces de Cana.En principe et d’un point de vue purement logique,l’objet esthétiquement prédiqué est à l’intersection de deux classes, dont l’une est d’appartenancecatégorielle supposée (historique, générique, auctoriale, etc.) et l’autre d’appréciation esthétique : un« beau Renoir » est, dans l’absolu logique, indifféremment beau-parmi-les-Renoir et, si j’ose ainsiparler,Renoir-parmi-les-beaux ; c’est l’usage pratique et son orientation intentionnelle qui nous fontordinairementprivilégiercommepluspertinentlepremiertypederelation,etdoncspécifierlesbeauxRenoir comme sous-classe dans la classe desRenoir plutôt quedans celle des beaux tableaux.Cettespécificationpratique(sansdouteencoreplusfortedanslecasde«Claudiaestunebellefemme»,àentendre évidemment comme « belle-parmi-les-femmes » plutôt que « femme-parmi-les-belles-choses ») est du même ordre que celles qui amènent des sémanticiens comme Uriel Weinreich àdistinguer,dessimples«associationsadditives»desèmes,ouclusters(ungarçonest indifféremment«enfant+mâle»ou«mâle+enfant»),les«configurations»sémiquesorientées:unnain«n’estpasàlafoishommeetpetit,maispetitpourunhomme»,cequetraduitlaformule«homme→petit»293.Claudia est donc ici, dans ceque j’appellerai fautedemieux la logiqueprédicative commune,plutôt« femme→belle»que«belle→ femme», et leRenoir éclatantplutôt«Renoir→éclatant»que«éclatant→Renoir».Lesprédicatsesthétiques,etplusparticulièrement lesprédicatsartistiques(ouprédicats esthétiques appliqués à desœuvres d’art), qui sont en général, nous allons le voir, les plusfortementcatégorisés,présententconstammentdetellesconfigurationsorientées–sous-entendu:delacatégoriederéférence,souventcomplexe,versleprédicatd’appréciation.

LeproposspécifiquedeSagoff,jel’aidit,concernelarelationd’une«forgerie»àsonoriginal,etconsiste en ce que les deux objets, même si perceptuellement indiscernables et sous conditiond’information,n’appartiennentpas à lamêmeclasse implicitede référence (cequ’il appelleunwho-when-wheresortalpredicate :prédicat,ensomme,d’assignationgénétique) : l’habileté(parexemple)d’une copie n’est pas celle de l’original, et la copiemoderne d’une fresque duTrecento peut être lacopie habile d’un original plutôt gauche selon nos critères techniques actuels ; l’imitation de notrePapageno(Sagoffnemanquepasdeseréféreràlafablekantienne)esttalentueuse,alorsquelechantdurossignol est instinctif, et dans ces deux cas l’appréciation esthétique de l’original n’a pas lemêmecontenu que celle de l’imitation – si du moins, encore une fois, le récepteur est informé de cettedifférence, que l’on peut dire au choix génétique, technique, historique ou conceptuelle. Sagoffréassume au passage l’idée goodmanienne, déjà mentionnée, selon laquelle la différence, une foisconnue,devientimmanquablementperceptible,cequiestsansdoutevraidanslaplupartdescasréels,où aucune copie (ou imitation stylistique) n’est parfaite et où l’information génétique conduit à unexamenplusattentif,etdoncà laperceptiondedifférences jusque-lànonperçues ;maisellenepeuts’appliqueràl’hypothèsethéoriquedesobjetsrigoureusementindiscernables,etafortioriaucas,certesimaginaire, duQuichotte de Cervantès-Ménard (dont nous savons déjà les problèmes qu’il pose àGoodman), et s’applique mal aux innombrables faits de désattribution et de réattribution dont

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s’agrémentel’histoiredesarts,littératurecomprise:lorsquejedoisabandonnerl’attributionàMarianaAlcoforadodesLettresde la religieuseportugaiseou àWilly deClaudineà l’école, lemoins qu’onpuissedireestquelesindicesstylistiques(ouautres)deleurstatutdeforgerieoudeghostwritingquej’y « perçois » après coup comme manifestes sont plutôt suspects de suggestion-par-information-latérale.Ilmesembledoncsaged’abandonnercepoint,etd’enrevenirauplussûr,queSagoffétablitavecbeaucoupdeclarté:quelesappréciationsartistiquesrenvoientgénéralementà(etdépendentde)certaines catégories ou certains « cadres conceptuels » (conceptual frameworks) préexistants, qui enspécifientlesensetlaportée.Commel’observaitdéjàGombrich294,BroadwayBoogie-Woogietémoigne(si l’on veut) d’un « joyeux abandon » pour un Mondrian ; attribué à Severini (ou à Rubens), ilsembleraitplutôtaustère.Surlaprégnancedeces«cadresconceptuels»danslesjugementsartistiques,jenepuismieuxfaireiciquedeciterJean-MarieSchaeffer:«LastructurepropositionnelleretenueparKant, à savoir “a est beau”, simplifie abusivement la structure effective des jugements esthétiques,surtout lorsqu’ils portent sur des œuvres d’art. Cette structure est plutôt “a est un x tel que beau”.Autrementdit,ilestrarequ’unobjetsoitqualifiédebeaudansl’absolu:ill’estplutôtparrapportàunchampcontextueloucatégorielspécifique295.»Ilfaudrasansdoutepréciserdavantagelesimplicationsde la clause « surtout lorsqu’ils portent sur des œuvres d’art », car il n’est pas douteux quemêmel’appréciation(parexemple)desobjetsnaturelsest largementspécifiéepardesdonnéescontextuellesoucatégorielles :Babarestgracieuxpourunéléphant, et jeneconsidèresansdoutepasde lamêmemanièreunarbuste,une foisétabliqu’il s’agitd’unbonsaïgéant296.Mais jepensemoiaussiquecesdonnées, pour des raisons qui tiennent au fait opéral lui-même, et que nous allons retrouver, pèsentdavantagesurl’appréciationdesœuvres.

LesconditionsdanslesquellesagissentcesdonnéesontétéanalyséesavecquelqueprécisionparKendallWalton, dans un article qui s’oppose demanière explicite, et fort efficace, au point de vueimmanentiste soutenu par Beardsley297. Par rapport aux catégories proposées par celui-ci (traitsperceptuels seuls esthétiquement pertinents versus traits physiques ou génétiques esthétiquementinertes) et affinées par Sibley (traits perceptuels non-esthétiques sous-déterminant les propriétésesthétiques), on peut dire, à titre sommaire et provisoire, que Walton opère un élargissement quiconsiste à inclure parmi les traits sous-déterminants (et donc à adjoindre aux traits perceptuels non-esthétiques) les données génétiques rejetées parBeardsley et négligées parSibley,mais en analysantplutôtcesdonnéesgénétiquescommedescatégoriesgénériques298.End’autres termes, les traitsnon-esthétiquessous-déterminentbienles«propriétés»esthétiques,maisenrelationavecetenfonctiondecatégories génériques qui les spécifient, et donc les sous-déterminent elles aussi, de la façon(ultérieurement) mise en lumière par Sagoff dans son analyse des prédicats esthétiques comme«attributifs»àdeuxplaces.Pourcompléterencesensl’exempleempruntéplushautàSibley,untracésinueux (trait perceptuel non-esthétique et sous-déterminant) peut être apprécié comme gracieux(prédicatesthétique)entantquedessinclassique;illeseraitpeut-êtreautrementsionl’assignaitàuneautrecatégorie,parexemplecelledeseffetsd’actionpaintingàlaPollock,quidonneraitàsasinuositéune origine, une intention et une appartenance stylistique différentes, et qui imposerait au prédicatappréciatifuneautreinflexion,parexemple(jerestevolontairementdanslagammedesinterprétationsbanales):rageur.L’appréciationartistiquecomportedonc,assezgénéralement,nonplusdeux,maisaumoins trois termes : une condition perceptuelle (ici : sinuosité), une assignation299 générique (dessinclassique oudripping), et un jugement, en l’occurrence positif, doublement sous-déterminé, et doncassezétroitementdéterminé,par lacroiséedesdeuxautres termes :puisquesinueux,ce tracéquime

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plaîtestàmesyeux,commedessinclassique,gracieuxou,commedripping,rageur;s’ilnemeplaisaitpas, il pourrait me paraître, comme dessin, mièvre et, comme dripping, cafouilleux. Chacun de cesprédicats appréciatifs (gracieux, mièvre, rageur, cafouilleux, etc.) renvoie donc implicitement, voireinconsciemment, à la fois à une condition perceptuelle et à une référence générique – et doncévidemmentconceptuelle:RioBravoestclassiquepourunwestern300.

Maisjeneveuxpastirerplusqu’ilnelesupporteraitsurl’exempleélémentairedeSibley,d’autantquelapropositiondeWaltonestpluscomplexequejenel’aiindiquéjusqu’ici.Saformuleexacteestcelle-ci:«Lespropriétésesthétiquesd’uneœuvrenedépendentpasseulementdesespropriétésnon-esthétiques [au sens de Sibley], mais varient aussi selon que ces propriétés non-esthétiques sont“standard”,“variables”ou“contre-standard”–termesquisontàpréciserultérieurement.»Maisilestdéjà évident que les trois qualités ici introduites (standard, variable, contre-standard) ne peuvents’entendrequ’enrelationavecuneappartenancegénérique : le traitperceptuel (non-esthétique)«êtretridimensionnel»estévidemmentstandard(tenupour«allantdesoi»,commedisaitWölfflinàproposdestraitsdestylecommunsauxartistesd’unemêmeépoque)ensculptureouenarchitecture,maisnonenpeinture,«êtreentroismouvements»eststandardpourunesymphonieclassique,maisnonpourunpréludebaroque,«êtresectionnéàlahauteurdelapoitrine»eststandardpourunbuste,maisnonpourunportrait,«êtreenvers»eststandarddansunsonnet,maisnondansunroman.(J’introduiscedernierexemplemalgrél’hésitationdeWaltonàparlerde«perception»àproposdestexteslittéraires,quinesont pas des objets perceptuels au sens courant, parce qu’il me semble indispensable d’étendre sapropositionàtouslesrégimesd’immanenceartistique;ilsuffitpourcelad’élargir,commejel’aidéjàproposé,lanotionmêmede«perception»:je«perçois»qu’untexteestenvers,ouenfrançais,souscertainesconditionsdecompétence;maisaprèstout,detellesconditionssontégalementrequisespour«percevoir»qu’untableauestovaleouqu’unemusiqueestjouéeaupiano:iln’yapasdeperceptionsansunminimumde compétence.)D’où cette addition à la formule : lespropriétés enquestion sont« standard, variables ou contre-standard relativement à des catégories perceptuellement discernablesappliquéesàdesœuvresd’art».Jereviendraisurlaclause«perceptuellementdiscernables»,quinemesemblepasindispensable;jeveuxpourl’instantcondenserlapropositiondeWaltonsouscetteformesynthétique,mais,j’espère,fidèle:lespropriétésesthétiquesd’uneœuvrenedépendentpasseulementdesespropriétésnon-esthétiques,maisaussiducaractèrestandard,variableoucontre-standarddecesdernièresdanslacatégoriegénériqueassignéeàcetteœuvre.

Resteévidemmentàdéfinirlestroiscaractèresenquestion.Waltonqualifiedestandardtouttraitquivadesoi(pourdesraisonsquitiennentaumédium,commelabidimensionalitéd’untableau,ouauxconventions génériques, comme les quatorze vers d’un sonnet) dans la catégorie générique assignée.Mais un trait qui n’est pas standard peut encore, selon les cas, être défini soit comme variable, soitcommecontre-standard.«Untraitestvariableparrapportàunecatégoriesi,etseulementsi,ilestsanslienaveclefaitquel’œuvreappartientàcettecatégorie:laprésenceoul’absencedecetraitsontnonpertinentes quant à savoir si une œuvre remplit les conditions pour appartenir à la catégorie enquestion.»Représenterunêtrehumain,unpaysageouuncompotier sontdes traitsvariablesdans lacatégorie générique tableau ; être en ut majeur ou en sol mineur dans la catégorie compositionmusicale ; être en alexandrins ou en octosyllabes dans la catégorie poème. Enfin, « un trait contre-standardparrapportàunecatégorierésidedansl’absenced’untraitstandardparrapportàelle–c’est-à-direqu’il s’agitd’un traitdont laprésencedansuneœuvre la rend impropreàêtreunmembrede lacatégorie concernée »: être bidimensionnel est contre-standard en sculpture, consister en un volumeentièrementplein l’estenarchitecture,necomporteraucunénoncé linguistique l’esten littérature (onverrabientôtpourquoijerecourspourl’instantàdesexemplesaussigauches).Sil’onprendàlalettrela

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définition de Walton, on perçoit que les traits standard et contre-standard sont rigoureusementantithétiques et contradictoires, puisque la présence d’un des derniers équivaut à l’absence d’un despremiers ; et puisque la présence d’un des derniers ou, ce qui revient aumême, l’absence d’un despremiers suffit, ou au moins contribue, à exclure une œuvre de la catégorie concernée, il s’ensuitévidemmentquelestraitsstandardsont,relativementàcettecatégorie,desconditionsnécessaires ; jereviens donc à une clause que j’avais laissée de côté tout à l’heure : un trait est standard « si, etseulementsi,ilestundestraitsenvertudesquelsuneœuvred’artappartenantàcettecatégorieenfaitpartie–c’est-à-direuniquementsil’absencedecetraitexcluraitoutendraitàexclureuneœuvredelacatégorie en question301 ». Un trait standard est donc non seulement un trait qui va de soi dans lacatégorie,maisquiyestrequis,dont l’absenceestdirimanteetdont laprésenceestuneconditionaumoins nécessaire de l’assignation générique ; nécessaire mais non suffisante, sans doute parce quechacundecestraitsn’estque«l’undestraitsenvertudesquels…»etdontl’additionseuledéterminel’assignation.«Êtredansunelangue»estenpoésieuntraitstandard,nécessairemaisnonsuffisantsi(je dis bien si) l’on considère que d’autres traits, également standard, comme d’être en vers, y sontnécessaires ; être bidimensionnel est un trait standard, nécessaire mais sans doute non suffisant enpeinture,oùilvautmieuxprésenterenoutreletrait«surfacecolorée».Auprixdecesmodalisationsdiverses, que nous retrouverons, un trait standard, qui est en principe esthétiquement inerte dans lacatégorie (où ilvadesoi),n’estpasgénériquement inerte,puisqu’ilcontribueaumoinsàdéterminerl’appartenancegénérique.Walton302contested’ailleursqu’ilsoitmêmeesthétiquementtoutàfaitinerte,danslamesureoùlaperceptiondugenre,etdel’illustrationdesesnormesdansl’œuvreconsidérée(parexemple,du schémaexposition-développement-récapitulationdansune sonate classique ou duhappyenddansune comédie) fait partiede la relation esthétique à l’œuvre ; il a évidemment raison sur cepoint.Cequiest«esthétiquementinerte»dansuntraitstandard,c’estsaprévisibilitéparrapportàlacatégorie assignée : dans un western typique, je peux apprécier esthétiquement (et positivement) lamanièredontcefilmrespecteet illustreles«loisdugenre»,maiscetteconformité,siplaisantesoit-elle, n’est évidemment pas pertinente à sa spécificité singulière, sinon éventuellement par voie deparadoxe : supposéque laplupartdeswesternsd’unecertaineépoquesoientd’unemanièreoud’uneautre«déviants»parrapportaux«loisdugenre»,unwestern(decetteépoque)absolumentconformeàces«lois»seraitoriginalparlàmême;maisj’imaginequecelaentraîneraitenfaituneredéfinitiondela norme (j’y reviens), ou une distinction entre norme et usage, comme lorsqueCorneille attribue àAristoteunedistinctionentretragédiesordinairesettragédies«parfaites»,revendiquant,sansexcèsdemodestie,cettedernièrequalitépourLeCid303.

Onpeutdoncdirequelescatégoriesgénériquesnerelèventpasdechoixentièrementarbitrairesouhasardeux de la part des récepteurs, puisqu’elles sont déterminées, entre autres, par des indicesperceptuelsrelativementclairsquiysontstandard:sitelleœuvreestécritedansunelangue,c’estsansdouteuneœuvrelittéraire,siellefaitentendredessonsinstrumentaux,cedoitêtredelamusique,sielleestbidimensionnelle,c’estplutôtunepeinturequ’unesculpture,sisonvolumeestplein,c’estplutôtunesculpturequ’unédifice304,etc.Untraitcontre-standard,àl’inverse(etpourcause), tendàexclureuneœuvredesacatégorie ;maisunetelleformuleest,prisestrictosensu,contradictoire :onnepeutpasdireentoutelogiquequ’unobjetestexclude«sa»catégorie,puisque,s’ilenestexclu,ellenepeutêtre« sienne », et le trait contre-standard devrait être simplement considéré comme trait standard d’uneautre catégorie, à laquelle il appartiendrait de plein droit. Le traiter comme contre-standard dans lapremièrereviendraitsimplementàdécouvriretcorrigeruneerreurcatégoriellequ’ilauraitmieuxvalutoutsimplementéviter:sijetrouveàun«tableau»lapropriété,vraimenttrèscontre-standard,d’êtreensimineur,c’estsansdoutequejemesuis(lourdement)trompéenyvoyantuntableaubizarre,alors

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qu’il s’agitd’unebanalesonate.La logiquedece raisonnementconduiraitévidemmentàabandonnercommeabsurdelanotionmêmedecaractèrecontre-standard,maiscettelogiquepécheraitparstatisme,jeveuxdireparoubliouméconnaissanceducaractèredynamique,c’est-à-direhistorique,descatégoriesgénériques.S’ilexistedes traitscontre-standard,c’estenvertude l’évolutiondes formesartistiques :une civilisation qui ne connaîtrait aucune évolution de ces formes ne connaîtrait dumême coup,mesemble-t-il, aucun trait contre-standard, mais seulement des traits standard déterminant diversescatégories parfaitement claires parce que parfaitement stables, à l’intérieur desquelles s’exercerait leseul jeudes traits«variables»,quinesontquantàeuxnullementdesfacteursd’évolution,maisdesoccasions d’options internes à l’intérieur du spectre autorisé par chaque catégorie. Dans une tellecivilisation,j’écriraisdelapoésieetj’auraisdanscechamplechoixentredesvariablesdeformetellesqu’ode,sonnet,élégie,desvariablesthématiquestellesqu’amour,guerre,mort,desvariablesmétriquestellesqu’octosyllabe,décasyllabe,alexandrin;jecomposeraisdelamusiqueetj’auraisdanscechample choix entre des variables de forme telles que sonate, symphonie, quatuor, de tonalité telles qu’utmajeur,solmineur,etc.,etjen’auraisjamaisaffaireàdestraits«contre-standarddansunecatégorie»quinefussentpasenfaitlestraitsstandardd’uneautrecatégorie.

Comme le suggèrent sans doute ces exemples, de tels états stables ont existé peu ou prou àcertainesépoquesdecertainsarts,époquesquel’onqualifiegénéralementde«classiques»,mêmesicesétatsn’ontpastousduréaussilongtempsqueceluidonttémoignentcanoniquementpournous,sousréserve d’illusion rétrospective ou ethnocentrique, l’art égyptien ou chinois ancien. Mais dès qu’onentredansunepériodeun tantsoitpeu«chaude»,ouévolutive,apparaissentdes traitsnonstandardassez déviants pour qu’on ne puisse plus les qualifier de « variables », et pour qu’on doive lesconsidérercommecontre-standardparrapportàlacatégoriedanslaquelleilsapparaissent,maisqu’ilsobligentdèslorsàremettreenquestion:l’emploidelacroiséed’ogives,avec(sil’onencroitViollet-le-Duc) ses multiples conséquences structurales, est trop déviant pour être durablement considérécomme simple variable dans les normes du style roman, et il ouvre du même coup la porte à unenouvelle catégorie stylistique, dite (après coup) « gothique », l’abandon décidé de la tonalité parSchönbergobligeàouvrirlacatégoriedela«musiqueatonale»,celuidelafigurationparKandinskycelledela«peintureabstraite».Lescatégoriesencausepeuventêtred’amplitudesdiverses:lepassageduromanaugothique,outrequ’ils’étalesuruneassezlongueetparfoiscomplexepériodedetransition,necomprometévidemmentpas lacatégoriegénérique«architecture»,mais seulementunecatégoriestylistique,toutcommelepassagedugothiqueàlaRenaissance,oudelaRenaissanceaubaroque.Lesnotions de «musique atonale » ou de « peinture abstraite », que l’on aurait sans doute jugées toutsimplement contradictoires au temps deHaydn ou de Poussin, sont évidemment plus attentatoires –assezpourqu’onait,aumoinspendantquelquetemps,hésitésurlesortàfaireàcesnouvellesformes,dont on pouvait se demander si elles appartenaient encore à « la musique » et à « la peinture ».Hésitationplusforteencoredevantlamusique«concrète»,oulestableaux«formés»deFrankStellaen«2,7dimensions»,quel’onpourraitaussibienaffecteràlasculpture,ouàunenouvellecatégorieintermédiaire, peut-être avec les « reliefs plats » de Hans Arp. Hésitation prolongée devant les«collages»etles«assemblages»,quidepuismaintenantprèsd’unsièclen’ontpastoutàfaitperduleur autonomiegénérique, oudevant les«mobiles»deCalder et les«machines»deTinguely, quisemblent devoir rester dans leurs catégories propres, ou pour lemoins dans la catégorie (commune)spéciale de « sculpture cinétique » – assez spéciale pour qu’on ne considère pas comme une banale«variable»l’oppositionentresculpturesmobilesetimmobiles:ilyalasculpturemobileetlasculpturetout court (un termemarqué et un nonmarqué).Mais la répartition entre peinture figurative et nonfigurative,ouentremusiquetonaleetatonale,tendaujourd’huiunpeuplusàl’équipollence,lestraits

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qui les distinguent devenant de simples variables. Inversement, la particularité de l’œuvre deCalderresteassezmarquéepourqu’onbaptise«stabiles»cellesdesesproductionsquinesontpassuspenduesà des fils de fer à la merci du moindre souffle, sans apparemment les accepter comme simplessculptures,ni répartir toute lasculpturedumondeenmobileset stabiles305, enassignantparexemplecettedernièrecatégorieàlaVénusdeMiloouàlaVictoiredeSamothrace.

Les traits contre-standard sont donc en fait des traits d’innovation susceptibles de mettre enquestionunparadigme306génériqueexistantetdeprovoquer,soituneruptureconduisantàl’ouvertured’unenouvellecatégorie,soitunélargissementdelacatégorieancienne307.L’assignationinitialeauCiddugenretragi-comédiemesemble,paradoxalement,unexempledupremiercas:lacatastrophefinalefaisaittropessentiellementpartiedeladéfinitiondelatragédiepourqu’onpûten1637admettrecommesimple«variable»danscegenreledénouement(relativement)heureuxdecettepièce,d’oùlerecoursdeCorneilleàcetteindicationgénériquealorscourante,maisàlaquelleildonneunnouveausens,celuidetragédieàfinheureuseou,commeillediraplushardimentdanssonDiscoursdupoèmedramatique,de « tragédie heureuse308 ». Recours tout provisoire d’ailleurs, puisqu’en 1648 Corneille revient àl’indicationtraditionnelle,letempsayantfaitsonœuvreetlacatégorietragédieétantdevenuecapabledesupportercommevariablecetraitoriginellementcontre-standard309.Maisl’innovationquijustifieraen 1650 l’ouverture du genre comédie héroïque pourDon Sanche d’Aragon (action non tragique enmilieu noble ; assignation reprise en 1671 pourPulchérieet en 1672 pourTite et Bérénice) ne seraapparemment,sil’onsefieauxintitulésdeCorneille,jamaistenuepour«digérée»;etl’onsaitqu’auXVIIIesiècleladissociationinverse(actiontragiqueenmilieunonnoble)ouvriralacatégoriedudramebourgeois – la tragédie comme genre étant réservée aux grands de cemonde – et qu’auXIXe siècleencoreledrameromantique,dontlesdéviancessontsansdouteplusimportantes,préférerarevendiquersa pleine autonomie plutôt que de viser l’élargissement d’une catégorie entretemps dépréciée, enattendantladissolutiongénéraledescatégoriesgénériquesquicaractérisedenosjourslethéâtre,oùleplussouventunepièceestunepièce, sansautre formedeprocès.L’histoirecomplexedesnotionsdepoème en prose et de vers libre jusqu’à leur absorption par un concept élargi de la poésie est, mesemble-t-il,assezanalogue,ouparallèle,mutatismutandis.

L’autretypederestructurationconsistedoncenl’élargissementd’unecatégoriegénériqueexistanteparabandond’uncritèrededéfinition,etc’estceluidonttémoignel’admission,aujourd’huicourante,de sous-catégories telles que peinture ou sculpture abstraite, musique atonale, musique concrète,nouveau roman,non-fiction novel, qui témoignent logiquement (comme déjà poème en prose) de lacapacité des catégories génériques en cause à (finir par) accepter les modulations qu’indiquent cesadjectifs, et qui sont généralement des modulations négatives ou soustractives310. La peinture et lasculptureabstraitesabandonnentletraitjusque-làrequisdereprésentation,lamusiqueatonaleceluidetonalité, lamusique concrète celui d’utilisation exclusive de sons à hauteur déterminée, la poésie enproseceluideversification,lenouveauroman,sij’aibonnemémoireetensimplifiantbeaucoup,celuide narrativité, le non-fiction novel, comme son nom l’indique, celui de fictionalité, chacun de cesabandons élargissant le champ catégoriel et faisant apparaître l’état antérieur comme un simple casparticulier de l’état présent – commeondit parfois de la successiondes théories scientifiques, où laphysique newtonienne se verrait moins réfutée que débordée (relativisée) par celle d’Einstein, et lagéométrieeuclidienneparcellesdeRiemannoudeLobatchevski.Onpourraitd’ailleursanalyserdelamêmemanière,surleplanthéorique,lepassaged’uneesthétiqueclassiquefondéesurcertainscritères

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objectifs – unité dans la diversité, équilibre, proportions, etc. – à une esthétique subjectiviste quidécouvre que la satisfaction esthétique (et l’accomplissement artistique) peut faire l’impasse sur detelles conditions : où l’on retrouve la relation forte entreobjectivismeet doctrine classique.Et ilmesemble,aupassage,quecetamenuisementdescritères internes(cequeHaroldRosenberg311décrivaitcommeunprocessusde«dé-définition»del’art)expliqueengrandepartiel’émergence,caractéristiquede lapériodecontemporaine,des critères externes, « institutionnels» et socioculturelsdont certainesthéories récentes fontun sigrandcas : lorsque lapeintureabandonne lecritère figuratif, lapoésie lecritèremétrique, lamusique lecritère tonal (oumodal),etc., lepublicse trouvedumêmecoupprivéd’unrepèresimplequiluipermettait,ouluidonnaitl’illusion,d’identifier,àcoupsûretparlui-même,unobjetcommeappartenantàtelartainsispécifié,etdoncàl’artengénéral.Devantcetteincertitudecatégorielle,illuifautbienchercherailleursquedansl’objet,etparexempleauprèsdes«spécialistes»supposés plus compétents (critiques, galeristes, directeurs de musées, commissaires d’expositions,éditeurs, organisateurs de concerts, producteurs d’émissions, etc.) les garanties que l’objet ne luiprésenteplus.UnetoilepeintesoigneusementencadréeetreprésentantuneViergeàl’enfantouunriantpaysage était reçue comme une œuvre d’art au nom de critères génériques d’identification, certesculturels, mais intériorisés depuis des siècles et devenus par là quasiment instinctifs ; une toilemonochromeet dépourvuede cadrene sedésignepas aussi immédiatement commeœuvred’art : cepourraitêtreunsimplepanneaudestinéàdissimuleruncoffre-fortouuncompteurélectrique(afortiori,lecoffre-fortou lecompteur lui-même,proposécommeready-made) ; saplacedansunegalerie,uneétiquetteportantunnomd’artiste,untitreetunedate,lecommentaireflatteuroufuribondd’uncritiqueréputénesontalorspasdetroppourorienterl’attentionduspectateurnovicedansladirectionsouhaitéeparl’artiste.La«théorieinstitutionnelle»del’art(«Estartcequelemondedel’artdécrètetel»),sousses diverses variantes, est assez clairement la théorie indigène d’un art parvenu à ce stade, nonnécessairement terminal,d’extrêmedépouillementdans l’usagedesescritères internesd’articité.Unetelle caractérisation n’est d’ailleurs, de mon point de vue, nullement péjorative ; le défaut de cettethéorie, s’il y en a un, est d’extrapoler fort au-delà de son champ de validité (comme la théorie« mimétique » des classiques extrapolait à partir d’une considération presque exclusive d’artsreprésentatifs comme la littérature ou la peinture figurative), sans trop se soucier des aménagementsnécessaires – et sans doute suffisants. Car en somme, il est bien vrai que les critères « Vierge àl’enfant»,«taillédanslemarbre»,«histoired’amour»ou«ensolmineur»étaientàleurmanièretoutaussi institutionnels ;maisà leurmanière, quin’estplus lanôtre, enparticulierparceque le rôledel’institution, quelle qu’elle fût, s’y trouvait intégré à, et donc dissimulé dans, des appartenancesgénériquesquisemblaientsedésignerd’elles-mêmes–sansinterventionperceptibledemédiateurs(parexempleAristote,Vasari,Boileau,Diderot,Hegel,Baudelaire)dontlaleçonétaitintérioriséedepuisdeslustres.

Ce second typed’aménagementme sembleplus répanduque l’autre, pourune raisonhistoriqueassezclaire:lescatégoriesrigides,quin’acceptentpaslesélargissementsparinnovationnégativeetquicondamnent donc les novateurs à des ruptures franches, sont caractéristiques des époques« classiques », où les artistes sont eux-mêmes peu enclins à l’innovation (Corneille, dernier grand« baroque » français, étant ici fort peu typique), si bien qu’en général la question des traits contre-standard ne s’y pose guère. Inversement, l’époquemoderne et contemporaine, bien plus encline auxinnovations, est en même temps bien plus souple dans ses catégories à géométrie variable, et doncplutôtportéeà intégrer les traitscontre-standardparvoied’élargissementsgénériques.Lescatégoriesradicalement nouvelles, comme la photographie et le cinéma, y procèdent plutôt d’innovationstechnologiquessimarquéesquelaquestiondelarelationgénériqueaveclespratiquesantérieuresnes’y

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poseguère,malgrélaphoto«pictorialiste»etle«théâtrefilmé».Etmêmelesœuvresconceptuelles,dontleprincipeesthétiqueestselonmoitoutàfaitspécifique,setrouventcourammentrépartiesselonles catégories d’appartenance ordinaire des objets qui leur servent de support, en arts plastiques(Duchamp,Warhol,Barry),enmusique(Cage),enhappeningspara-théâtraux(Oldenburg,Burden),enlittérature–maisaprèstout,LaDisparitionestbienaussiunroman,etc’estmoiquil’assigneàcettecatégorieduconceptuelqu’ellen’a, àmaconnaissance, jamais revendiquée. Jenevoisdecatégoriesrelativement autonomes que celles duEarthArtet duLand Art et des emballagesmonumentaux deChristo,queleurcaractèreconstitutivementéphémère,entreautres,empêched’annexeràl’architectureouàl’artdesjardins,oucelleduMailArt,lescartespostalesetlestélégrammes-bulletinsdesantéd’OnKawara intégrantdifficilement le champ littéraire, ne serait-cequ’à causede leur support.Etd’autrepart, le caractère relativement progressif et continu, depuis plus d’un siècle, de l’évolution artistiquepermetd’acceptercommevariablesdes traitsqu’uneapparitionplus soudaineaurait évidemment faitrejeterquelquesdécenniesplustôtcommecontre-standard,voirecommecomplètementabsurdes:pourreconnaître,sansaucunehésitationoupresque,commepeintureslesmonochromesd’unReinhardtoud’unRyman,ilfautsansdouteêtrepassé,commenousl’avonsfaitenquelquesgénérations,parMonet,Gauguin,Matisse,Rothko,Newmanetquelquesautres ; et lamusique«concrète» surprendunpeumoinsaprèsWebernouStravinskiqu’ellenel’auraitfaitaprèsHaydnetMozart.

L’histoiredujazzillustreassezbienàlafoisl’existencedestraitscontre-standardetlavariabilitédetolérancedescatégories:destraitstelsquel’émancipationrythmiquedelabatterie,ouquel’accorddequintediminuée,ontd’abordétéreçus,mesemble-t-il,commecontre-standard,aupointdesusciter,danslesannéesquarante,l’instaurationd’unnouveaugenre(ou«style»)baptisébe-bop,dontbiendesmusiciensoudes critiques attachés à la tradition considéraient tout uniment que cen’était « plus dujazz»;puis,enquelquesannées,cenouveaustyles’estconstituéenidiometypique;lemêmesortafailliadveniraufree,quis’estfinalementasphyxiélui-mêmeaulieudedevenirlenouveaumainstream–d’oùretour(revival)aubop,quisembleaujourd’hui(pourcombiendetemps?)indéracinable.Maisentretemps s’étaitproduitunautre avatar, qui fut l’émergence,àcôtédu jazz«proprementdit»,decettenouvellemusique(passinouvelle,puisquedérivéeàsamanièredelasourcecommunedublues)qualifiéederhythmandblues,ou(jesimplifie)derockandroll,etcaractérisée,entreautrestraits,parunlangageharmoniqueplussimpleetunrythmefortementbinaire.Lapremièreréactiondesjazzmenpursetdursfutdenouveauplutôtderejet,commel’illustre,authentiqueounon,unépisodeduBirddeClintEastwoodoùl’onvoitCharlieParkerscandaliséd’entendreundesesex-compagnonsjouerunetellesaloperie.Cettescènesesituevers la findesavie, soiten1954ou1955.Mais ilne faudrapasbeaucoupplusd’unedécenniepourqu’apparaisse,enparticuliersouslahoulettedeMilesDavis,ancientrompettistedeBird, legenrehybridedu jazz-rock, soit exactement le typede« fusion»queParkerauraitapparemmentjugéecontrenatureetquifigureaujourd’hui,àtitrede«variable»depleindroit,danslespectredesdiversesespèces légitimesd’unartdevenu,sommetoute,passablementéclectiqueou«attrape-tout»,pourenavoir,enundemi-siècle,vuetcaptébiend’autres:afro-cubain,sambaetbossanova,salsa,échellesmodales,mesureàtroisoucinqtemps,etc.

Je viens d’envisager une sorte de choix entrevariableetcontre-standardpour qualifier un traitplusoumoinsdéviant:c’estlàsansdoutebousculerunpeulaclassificationdeWalton,aveclaquellej’ai déjà pris quelques libertés. Il me semble en effet que cette tripartition peut se ramener à uneopposition en traitsgénériquement déterminants et génériquement déterminés. Les premiers sont lestraitsstandard,qui,nousl’avonsvu,déterminentl’assignationd’uneœuvreàunecatégorie,àl’intérieurde laquelle ils deviennent esthétiquement contingents comme y allant de soi (le fait pour un poèmeclassique d’être en vers, ou pour un tableau d’être en couleurs),mais aussi les traits contre-standard

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lorsqu’ils déterminent une inauguration générique, nouvelle catégorie dans laquelle ils deviennentaussitôt standard, comme le fait, pourunpoèmeenprose, d’être enprose ; les traits contre-standardd’une catégorie sont ici les traits standard d’une autre (nouvelle) catégorie.Les traits génériquementdéterminéssontévidemmentlestraitsvariablesdeWalton,quisontoptionnels,etdoncesthétiquementpertinents et actifs, à l’intérieur du genre qui les accepte : le fait pour unemusique d’être dans unetonalitéoudansuneautre,pouruntableaud’êtreunportraitouunpaysage,pourunsonnetd’êtreenalexandrins, en décasyllabes ou en octosyllabes, etc. Charles Rosen cite un exemple très parlant dedegrés divers de pertinence, etmêmedeperceptibilité, d’unmême trait selon le genre d’œuvre danslequelilseproduit:lescompositeursclassiques,rappelle-t-il,savaientfortbienquecertainseffets,parexemple de tonalité, ne pouvaient être appréciés que des seuls connaisseurs, et échappaientnécessairementà l’auditeurmoyen.Maisdans lamusiquedechambre, tellequ’on lapratiquait alorsentre soi, les auditeurs étaient, en principe, en même temps des exécutants, nécessairement pluscompétentsetplusattentifsquelessimplesauditeurs.«C’estpourquoi lesrelations tonalessontplussubtilesdanslesquatuorsàcordesetdanslessonates(écritsautantsinonpluspourlesinterprètesquepourlesauditeurs)quedanslesopérasetdanslessymphonies(conçusparplanspluslargesbienqueplus élaborés). Les dernières sonates et les derniers quatuors deHaydn contiennent par exemple deseffetsdetonalitéséloignéesinconnusdessymphonieslondoniennes312.»Jereviendraiplusloinsurcettedistinction (variable) entre les niveaux de réception selon les degrés de compétence des récepteurs ;maiscetexemplemesembleàlafoisillustrer,etexpliquerpardesraisonssommetouteempiriques,ladépendancegénériquedeseffetsesthétiques,puisqueiciladifférencedegenrereposesurunedifférencede pratique. On trouverait sans doute facilement des distinctions parallèles dans d’autres arts : lesfresquesoupeinturesmuralesdestinéesàdeslieuxdepassagesouventmaléclairésn’appellentpaslesmêmeseffetsquelestableauxdechevalet,etlessubtilitésmétriquesetstrophiquesdespoèmesvouésàla lecture seraient prodiguées en vain dans une tragédie classique, où l’on préfère la relativetransparence d’alexandrins à rimes plates313, sous peine de détourner l’attention de ce qui y restel’essentiel:l’actiondramatique.

Lorsqu’un trait contre-standard, au lieu d’ouvrir, fût-ce provisoirement, une nouvelle catégorie,déterminel’élargissementdelacatégorieexistante,ildevient,nousl’avonsvu,danscettecatégorie,nonpas standard,mais bien variable, et donc esthétiquement actif : une fois acquis l’élargissement de lacatégoriemusiqueoupeinture, le fait d’être tonale ou atonale, figurative ou non figurative, prédiqueesthétiquement, dans cette classe, une œuvre donnée, comme la présence d’un dénouement heureuxprédique Le Cid dès lors qu’il a réintégré le genre tragédie, désormais spécifiable en tragédies àdénouement heureux ou malheureux. Le trait contre-standard me semble donc, par définition, uncaractère transitoire, en l’attente soit d’un élargissement générique qui le réduira à l’état de traitvariable,soitd’unerestructurationdusystèmequileréduiraàl’étatdetraitstandard.Et,bienentendu,le caractère standardouvariabled’un trait dépendde l’amplitudede la catégoriedans laquelleon leconsidère:êtrefiguratifounonfiguratif,êtretonalouatonalsont(aujourd’hui)destraitsvariablesdansla catégorie générale musique ou peinture, mais par définition standard dans les catégories plusrestreintes musique tonale, musique atonale, peinture figurative ou peinture non figurative : ladistinction elle-même est donc catégoriellement déterminée, et un trait variable dans un genre esttoujours standard dans une de ses espèces – celle précisément qu’il détermine. Walton rappelled’ailleursqu’uneœuvrepeutêtre«perçue»dansplusieurscatégoriesàlafois(jediraisplutôtqu’ellel’estnécessairement),lorsquecescatégoriessontemboîtéeslesunesdanslesautres,ouenrelationderecoupement:«AinsiunesonatedeBrahmspeut-elleêtreentenduesimultanémentcommeunepiècede musique, une sonate, une œuvre romantique et une œuvre brahmsienne314 » ; les seuls cas

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d’incompatibilitédansl’instantrelèventévidemmentdel’exclusionlogique:impossible,ditWalton,depercevoir lamême imageà la fois commeunephotographieet commeunphotogrammeextraitd’unfilm ; impossible, ajouterai-je,mêmeendesmomentsdifférents,de ranger lamêmeœuvreparmi lessonatesetparmilesoratorios,afortioriparmilessonatesetparmilesnaturesmortes.

J’aimarquéplushautmaréserveàl’égarddelaclausedeWaltonselonlaquellelescatégoriesdanslesquelleslesœuvressont«perçues»devraientelles-mêmesêtre«perceptuellementdiscernables»ou«accessiblesàladifférenciationperceptuelle315».Maréserveestdeprincipe,puisquejepensequerienn’est perceptuel ounon-perceptuel en soi,mais bien relativement à la diversité des récepteurs et desoccurrencesoucirconstancesderéception;elleestaussidefait,carilmesemblequ’ungrandnombredestraitsgénériquementdéterminantsrelèvent,pourlaplupartdesrécepteurs,d’informationslatéralesdont aucune « perception », fût-ce la plus attentive, ne pourrait dispenser. Que La Vie devant soiressortisse à la catégorie « premier roman prometteur » ou à la catégorie « imposture d’un vieuxroutier»,qu’unedesCathédralesdeRouendeMonet appartienneounon à une série originellementconçuepourêtreconsidéréedanssonensemble316,quetellemesuredetonalitéindéterminéeappartienneàunesymphoniedeHaydn,oùelleexerceunefonctionhumoristique,ouàunedesPiècesopus16deSchönberg, où elle n’appelle aucun sourire, ne sont pas des assignations qu’on puisse qualifier de«perceptuellementdiscernables»;etWaltonreconnaîtlui-mêmequeces«perceptions»dépendentdeconditions culturelles comme la connaissancepréalable, directeou indirecte317, d’autresœuvres de lacatégorieassignéeetdescaractèresgénériquesdecettecatégorie,oucommelecontextedeprésentationde l’œuvre. Il me semble aller de soi que de telles conditions débordent largement le simple«discernementperceptuel».

Cettedimensionculturelle, inévitablementvariableselon lesépoquesou les individus, rendpourmoitrèspeuconvaincantelapalinodiefinale,quejequalifieraiinévitablementdehumienne,oùWaltons’efforced’échapperaurelativismecatégorielquimesembledécoulerdesonanalyse,encherchantdescritères susceptiblesde répartir en«vraies» et « fausses», correctes et incorrectes, les assignationsgénériquesquinecessentdegouvernernos interprétationsetnosappréciationsdesœuvresd’art.Cescritèresdecorrection sont, selon lui, dequatre sortes : lepremier consiste à assigner àuneœuvre lacatégorierépondantaumaximumdetraitsstandard;ledeuxième,àluiassignercellequiluidonnelaplusgrandevaleuresthétique;letroisième,laplusconformeauxintentionsdel’artiste;lequatrième,laplus conforme aux normes classificatoires de son temps.Walton est bien conscient du caractère peusignifiantdesonpremiercritère,qui,reconnaît-il,«nenousmènepasloin»,etdurisquededivergenceentreletroisièmeetlequatrième,danslescas,typiquesdelapériodecontemporaine,dedésaccordentrel’intentionnovatricedel’artisteet leshabitudesacquisesdesescontemporains :Schönbergconcevaitsespremièresœuvres àdouze tons commedodécaphoniques, et lamajoritéde ses contemporains lesrecevaient comme tout bonnement cacophoniques ; il faut donc sans doute, dans ce cas, trancher enfaveurdutroisièmecritèrecontrelequatrième;maisresteledeuxième,dontlecaractèresubjectifsauteauxyeux,etquirisquefortd’entrerenconflitaveclesdeuxsuivants,séparémentouconjointement,etmêmeaveclepremier:voirCézanneàlalumière(rétroactive)ducubisme,lireSaint-Simon,Micheletou Flaubert à celle de Proust ou, comme le voulait Proust lui-même, Mme de Sévigné à celle deDostoïevski,écouterBachouPergolèseàcelledeStravinskiouDebussyàcelledeBoulezsontsansdoute des modes de « redécouverte » ou de « relecture » tendancieux, infidèles aux intentions desartistes, aux catégories de leur époque etmême à la répartition statistique de leurs traits standard, etpourtant de nature, pour leurs tenants, à « optimiser » esthétiquement les œuvres en question – et

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j’ajoute,toutjugementdevaleurmisàpart,quec’est,etquecefutsansdoutedetouttempslemodedominantdenotre relationauxœuvres :nosclassiques lisaient souventL’Iliadecommeune ébauchegrossièredeL’Énéide.Ledeuxième«critère»deWaltonn’estcertainementpas,commeillesouhaite,un critère de validité ou de « correction » d’assignations qui vaudraient dès lors pour autantd’appartenanceseffectives,maisunmotifderéceptionéminemmentsubjectif,auplanindividuelet/oucollectif,quisesouciepeude«vérité»historique,maisrelèvelui-même,entreautres,decequel’onappelle aujourd’hui l’histoire du goût, et de la réception. La convergence difficile du premier et desdeux derniers est sans doute l’affaire des historiens de la production artistique, et la convergencegénérale de l’ensemble vers un maximum de validité me semble hautement improbable, même s’ilarrive que le savoir des uns influe sur le jugement des autres : un jugement de goût peut être plusinstruit, voire plus éclairé qu’un autre, cela, une fois encore, ne le rend pas plus « valide », ni plus«correct».

Walton reconnaît318 d’ailleurs au moins l’existence de cas « indécidables » parce queintermédiaires,neserait-cequedanslespériodesdetransition,parexempleentrelesmusiquesbaroqueet classique, ou entre l’impressionnisme et le cubisme. Mais l’ambiguïté catégorielle n’affecte passeulement ces cas limites : elle se présente chaque fois que deux récepteurs, « mobilisant » despropriétés différentes de la même œuvre, les affectent à des catégories, par exemple stylistiques ouexpressives, différentes, comme Proust et Claudel face à la Vue de Delft, ou, si j’en crois ArthurDanto319, Alfred Barr et Leo Steinberg face auxDemoiselles d’Avignon, où le premier voyait « unecompositionpurementformelle»etlesecond«unrazdemaréed’agressivitéfemelle»–demandantnonsansraison:«Sepeut-ilquenousregardionslamêmetoile?»C’estqu’envéritécette«mêmetoile»comporteplusieurstraits,oufaisceauxdetraits,quipeuventconduireàplusieursassignations,etdonc à plusieurs interprétations non pas incertaines, mais également plausibles, fondées sur des«perceptions»égalementcorrectes,quoiquesansdouteincompatiblesdansl’instant,commecellesdulapin-canarddeJastrow:plutôtrigidecommelupanar,unpeutroporgiaquepourunetoile(pré)cubiste.Et l’on sait bien que l’histoire des œuvres, et des arts, est faite de ces réceptions successives etdiscordantes, dont aucune ne peut être tenue pour la seule « correcte », puisque la même œuvre«appartient»à la foisàplusieursclasses :Caravagenaturalisteet« luministe»,Célinepopulisteetinventeur d’une « petite musique », Stravinski cosmopolite et tellement russe… La fonction del’esthétiquen’estpasdavantageiciqu’ailleursde«départager»lesinterprétations,lesappréciations,nimême les assignations, génériques ou autres, en « esthétiquement correctes » et incorrectes. Plus oumoinsfactuellementconformesàtelleoutelleréalitéhistorique,etdonc,pourparlervite,plusoumoinshistoriquementcorrectes,ellespeuventl’être,etparfoisêtredémontréestelles;plusoumoinsinfléchies(entreautres)pardesinformationshistoriqueselles-mêmesplusoumoinscorrectes,elleslesontpourainsidiretoujours,etl’étudethéoriquedesconditionsdecetinfléchissementmesemble,pourlecoup,releverde l’esthétique, comme leur étudeempirique revient à l’histoiredugoût320.Mais, du fait à lavaleur, le fossémesemble iciencore infranchissable.Les jugementsdegoût sont,de touteévidence,physiologiquement,psychologiquement,sociologiquement,culturellement,historiquementdéterminés,etcesdéterminationsméritentd’êtreétudiées,entreautresparl’esthétique;maiscequinesauraitêtredéterminé,niparconséquentétudié,c’estleur«validitéesthétique»–expressionquejepersisteàjugercontradictoire. Il me semble donc queWalton a raison contre Beardsley de soutenir l’influence surl’appréciation artistiquedesdonnées«génétiques», techniquesou conceptuelles, et qu’il en analysebien, enparticulier, les conditionsgénériques,maisqu’il a tort, avecBeardsley, de leur chercherdescritèresentièrementobjectifs;ousil’onpréfère:raisondanssacritiquedel’immanentismeformaliste,et tort dans son refus du relativisme. En somme, je ne crois pas que la mise au jour du caractère

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historiquementetgénériquementrelatifdenosinterprétationsetdenosappréciationsdiminueenrienleurcaractèresubjectivementrelatif,bienaucontraire:chacunappréciechaqueœuvreàlafoisselonsasensibilitépropreetselonsafaçonpropredestructurer lechamp,etdoncselon laplacequ’iloccupedanscechampetcellequ’ilyassigneàcetteœuvre;loindes’annuler,cesdeuxfacteursderelativitéme semblent s’additionner et se renforcer l’un l’autre, par un effet de détermination réciproque, etconverger dans ce qu’on peut appeler une disposition artistique. Et le fait indéniable que cesdispositions soient engrandepart socialement ethistoriquement conditionnéesne les rendpasmoinssubjectives:commel’indiquaitdéjàDurkheim,invoquéplushaut,unsujetcollectifn’enestpasmoinsunsujet.

Ainsis’établit,àl’objetsingulier,unerelationquidéborde,parfoislargement,sasingularitéetluiimpose une transcendance quime semble relativement propre aux productions artistiques, ou tenuespour telles.Malgré une boutade sur le « style » attribuable à un lever de soleil,Goodman reconnaîtvolontiers qu’on fait bien de restreindre généralement l’usage de cette notion aux œuvres et auxexécutionsd’œuvresd’art321,oùelle trouvesaplus fortepertinence.La relationesthétiqueàunobjetnaturel est certes, je l’ai dit, catégorisée par l’appartenance générique de cet objet (on apprécied’ordinaireunetulipecommetulipeetunpapilloncommepapillon,etnonl’inverse),maiselleéchappepardéfinitionàcetypeparticulierdecatégorisationquidépendducaractèreartefactuelethistoriquedesœuvres,etdoncdeleurrelationàd’autresœuvresdumêmeauteur,dumêmegenre,delamêmeépoque,de la même culture, relation plus ou moins mais toujours pertinente en tant qu’elle suppose unecommunauté intentionnelle – individuelle ou collective, consciente ou inconsciente – dont elle estcenséeprocéder.Cesconstantesthématiqueset/ouformellesetlesvariantesqu’ellessupportentdansletemps et l’espace autorisent la considération du style (au sens large) comme ensemble de « traitsexemplifiésparuneœuvrequipermettentdelarangerdansdesensemblessignificatifsd’œuvres322»–ensembles pluriels, puisqu’uneœuvre appartient toujours à plusieurs classes intentionnelles à la fois(styledePicasso,styledesapériodebleue,stylefrançais,styleduXXesiècle,styleoccidental,etc.323).L’étude de ces ensembles, de ces constantes et de ces variations occupe la place que l’on sait dansl’histoire, la critique et la théorie des différents arts et de leurs relations mutuelles, en synchroniecomme en diachronie, et nourrit, au moins depuis Riegl ou Wölfflin, d’innombrables tableauxdescriptifs,hypothèsesexplicatives,antithèsescomparatives,principescycliquesouévolutifs,etautresdébatsméthodologiques324.Ledétaildecettedisciplinenenousconcerneévidemmentpasici,maissonexistenceillustrebienunaspectcaractéristiquedel’universartistique,quiestl’incessanteetmultiformerelationdesœuvresentreelles–réseaudontleplusmodesteet leplusnaïfamateurnepeutmanquerd’éprouver,fût-ceconfusément,laprésenceefficace:lemondedel’artn’estpasunecollectiond’objetsautonomes,maisunchampmagnétiqued’influencesetd’activationsréciproques.

Niveauxderéception

Cette relativisation des appréciations par référence à des catégories génétiques, génériques etstylistiquesdetoutessortesest loin,eneffet,d’êtretoujoursconscienteetréfléchie: lorsquej’admireune toile cubiste, une sonate de Beethoven, un western ou un roman policier, je n’intériorise et nethématisepasnécessairementlefaitquej’appréciecetobjetentantquetoilecubiste,entantquesonatedeBeethoven,entantquewesternouen tantqueromanpolicier,cequiestpourtantgénéralement lecas:lestraitsdiversementstandard(etdiversementcontraignants)quim’oriententverscescatégories

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sont, justement, assez standard pourme guider sans que j’en prenne conscience, et demanière pourainsi dire « automatique », comme on dit de certains modes de pilotage. Les assignations les plusréfléchiessontsansdoutecellesquisefondentsurdesinformationslatérales,commeenfournissentlesindications(génériques,thématiques,historiques)paratextuelles325,etinversementcellesquiportentsurles cas les plus douteux – qui parfois, de ce fait, restent « indécidables » et se dérobent à touteassignation ; ici comme ailleurs, la prise de conscience surgit de la difficulté, et donne d’abord àconnaîtreladifficultémême.Rienn’estplusintenseparprincipequel’attentionsuscitéeparuntestàl’aveugle,mais cette attention-là est typiquement sélective : onmedemandedequi est cepoème, jecherche à identifier son auteur ; onme demande en quelle tonalité est cettemusique, je cherche latonalité,etc.–d’oùlecaractèresouventdécevant, jel’aidit,decegenred’épreuvesquiatrophientlarelationparexcèsde focalisation.Mais ledegrédeconsciencen’estpas l’aspect lepluspertinentduphénomène : l’important est l’action, perçue ou non, que ces références conceptuelles exercent surl’appréciationdesœuvres.Cetteactionpeutêtredécritedanslestermeslogiquesdel’analyseproposéeparSagoff,quidoitelle-mêmeêtreélargieau-delàde lanotionde«prédicatsàdeuxplaces»:si lesprédicats esthétiques impliquent en général un jugement à la fois descriptif et appréciatif du type«sinueux+plaisant=gracieux…»,etsilesprédicatsartistiquesajoutentàcetterelationélémentaireuneréférenceconceptuelledutype«…danstelcontextegénérique,historique,etc.»,ilvadesoiquelamultiplicitédescontextesentraîneunemultiplicitédesréférences,donnantàchaqueappréciationpourcontenuunprédicat(expliciteouimplicite)àbienplusdedeuxplaces:teltableauestpourmoi(etnonpour mon voisin) chaleureux (et non glacial) en tant que nature morte (et non portrait) cubisteanalytique(etnonimpressionniste)dePicasso(etnondeBraque),etc.J’aiparléplushautd’«attentionsans identification » comme caractéristique d’une attitude esthétique en quelque sorte pure de touteconsidération (ou privée de toute information) extra-perceptuelle, en précisant qu’une telle situation(Courbetcontemplantunobjetnonidentifié)étaitnécessairementassezrare,etdeprolongationplutôtartificielle:iln’estpasfréquentquel’onn’ait«aucuneidée»delasorted’objetàlaquelleonaaffaire(Courbetpercevaitbienaumoinslaformeetlacouleurdecetobjet,auboutdelaprairie,etdevaitsedouterqu’ilne s’agissaitnid’unnavirenid’unecathédrale) etque l’onnecherchepas aussitôt à serenseignerdavantage. Jequalifiedeprimairece typed’attention,défini commedegréminimal,voiredegré zéro (et donc comme limite plus hypothétique que réelle) de l’identification, et le typed’appréciation qu’elle peut fonder (« Je ne sais pas ce que c’est,mais c’est bien beau », ou « bienlaid»);jequalifieacontrario(sil’onpeutdire)desecondaireslestypesd’attentionetd’appréciationquisefondentenpartie,consciemmentounon,spontanémentounon,parinitiativeindividuelleouparinfluence ou imprégnation culturelles, sur des indices ou des informations susceptibles d’assigner àl’objet«perçu»uncontextegénétiqueougénérique,etdoncàl’appréciationuncadrederéférences,detelou telordre. Jem’autoriseévidemment,pour l’emploidecesadjectifs,de l’exempledePanofskydéjàmentionné326,maisensimplifiant(etendécalantd’uncran)saterminologie,puisquej’appelleunpeu indifféremment « primaire » ou « aspectuel » ce qu’il appelait seulement « formel », etsommairement « secondaire » tout ce qu’il subdivisait en « signification primaire (ou naturelle),secondaire(ouconventionnelle),etintrinsèque(oucontenue)».Cequijustifiecettesimplification,c’estque nous n’avons pas à entrer ici dans le détail des significations iconiques, dont la pertinence nes’étend évidemment pas à l’ensemble des arts. On en trouverait pourtant, sans doute, l’équivalentapproximatif sur leplanverbal,etdonc littéraire : l’attentionprimaireconsisteraitparexemple (c’estbienlemoins,etcen’estpasencorelire)àpercevoirl’aspectd’unmot(flamme),l’attentionsecondaireàidentifiersasignificationlittérale(«flamme»),puis,au-delàdecelle-ci,àidentifiersasignificationfigurée(«amour»),puissaconnotationgénérique(poésie);demême,enmusique,l’attentionprimaire

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consisteraitàentendreunaccorddequintediminuée,l’attentionsecondaireàl’identifiercommequintediminuée,puis,éventuellement,àluiassignerlavaleur(stylistique)dujazzmoderne,etc.Onpourraitducoupenrichir(oualourdir)laterminologieenrecourantauxqualificatifsdetertiaire,etainsidesuite,maiscessubdivisionsmesemblentsuperfluesauniveaud’analyseoùnousnoustrouvonsici.

J’aiditplushaut,enapprouvantuneclausedeJean-MarieSchaeffer,quelerôledecesréférencesgénétiquesougénériquesmesemblaitplusactifdansl’appréciationdesœuvresd’artquedanscelledesobjetsnaturels,maisilfautmaintenantpréciserlanaturedecetterépartition,etladistinctiongraduelleentreréceptions(attentionetappréciation)primairesetsecondairespourraitnousyaiderenménageantune relation significative, quoique souple, entre les types d’objets et les types de réception. Si laréception primaire est la plus « innocente », et les diverses réceptions secondaires les plus«informées»,audoublesensindiquéplushaut,parlaconsidérationd’uncontextederéférence,ilmeparaîtclairquelarelationesthétiqueauxobjetsnaturelsestd’untypeordinairementplusprimairequelarelationauxœuvresd’art–sansquecettecorrespondancesoitd’unerigiditéabsolue.Noussommesici encore dans l’ordre des « symptômes » et des facteurs favorisants, plutôt que des conditionsnécessairesetsuffisantes:siBabarestgracieuxpourunéléphant,leCervinélégantcommemontagneetle rossignol de Kant enchanteur à condition d’être authentique, de tels prédicats à deux places nerelèvent pas d’une appréciation tout à fait primaire, et la nature n’est donc pas pour nous unemined’objetsesthétiquesnonidentifiésetànejamaisidentifier.Maisilmesembleindéniablequelesœuvresd’art,entantqu’artefactsàfonction(intentionnellement)esthétique,posentdemanièrepluspressante,parcequepluspertinente,laquestiondeleurappartenancegénériqueetdeleurprovenancegénétique–et en particulier historique, puisqu’un produit humain est toujours par définition un objet historique,dontl’intentionalitéesthistoriquementsituéeetdéfinie.Cedernier traitestévidemmentcommunauxœuvres d’art et à tous les autres artefacts, mais dans le cas des artefacts (supposés) dépourvusd’intentionesthétique(letribulumancienquej’accrocheàmonmurpourla«beauté»desaformeetdesa matière), cette historicité n’est pas nécessairement prise en compte par l’appréciation esthétique,puisquecelle-ci traitealors l’artefactcommes’ilétaitunobjetnaturel,oupeut-être,plusexactement,commeelletraiteraitunobjetnaturel : j’aisansdouteàce tribulumunerelationesthétiquepurementattentionnelle,dumêmetypequecellequej’auraisàungaletouàunerosedessables,sansréférenceàune intention esthétique que j’ignore, ni à une fonction pratique que je néglige ; si je le traitaisautrement,c’estquejeleconsidéreraispartiellement(àtortouàraison)commeuneœuvred’art,c’est-à-direcommeunartefactàintentionàlafoisfonctionnelleetesthétique:commedecesobjetsmixtesdontnousparlaitplushautPanofsky.

Un artefact humain n’est pas seulement un objet, c’est un acte, intentionnel comme tout acte.J’entendsparlà,nonseulement(cequivadesoi)quecetobjetestleproduitd’uneactivitécréatriceoutransformatrice,maisqu’ilestlelieuetlemoyend’uneaction.Danslecasdesartefactsfonctionnels,cetteactions’exerceprincipalementsurlemondephysique,etelleestd’ordrepratique;danslecasdesœuvresd’art,elles’exercesurun«public»derécepteurs,procheoulointain,connuouinconnu,réelouhypothétique(maisdontparticipeentoutcasl’artistelui-même,quiest,commeonleditsouventetàjustetitre,sonpremieretparfoissonseul«juge»),etelleestd’ordre«esthétique»–ausens,ici,deprovoquer,ouàtoutlemoinsdesolliciter,uneréponseesthétique,sipossiblefavorable.Lerécepteurpeut sans doute, encore une fois, traiter cette œuvre comme un simple « objet esthétique » (enparticulierlorsqu’ilnes’avisepasdesoncaractèreartistique),etunetelleréponseestauplusprèsdeceque j’appelleune relationprimaire.Mais ilpeutaussiprendreencompte,plusoumoins, laprésence

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d’une intention esthétique, et dès lors il entre dans la gamme infinie des relations secondaires, quedéfinissententreautresles«catégoriesdel’art»identifiéesparWalton.Meséventuellesconnaissancesbotaniques,géologiquesouastronomiquesn’importentpasaumêmedegré,oudumoinsaumêmetitre,à mon appréciation esthétique d’une fleur, d’un paysage ou de la « voûte » céleste, parce que lesenchaînementsetenchevêtrementsdecausesquiontaboutiàlaBeschaffenheitquemeprésententcesobjetsn’ontpas,àmesyeux,eupour finalitémacontemplationetmonappréciation327 ; l’histoiredel’art, au sens large, avec toutcequecettenotion impliqueousymbolise, importeaucontraireàmonappréciation d’uneœuvre, pour peu que je la tienne pour, et la traite comme, uneœuvre d’art.Uneformule de Renan, dont la référence m’échappe, exprime fortement cette pertinence : « La vraieadmirationesthistorique328.»J’ajoute:doublementhistorique,parlasituationdurécepteurlui-même,et par celle qu’il attribue à l’œuvrequ’il admire–ouqu’ilméprise.Un seul exemple (deplus) peutillustrercefait :d’unetoiledestyle impressionnistereprésentantunborddeSeine,monappréciationsera très différente selon qu’on m’informera qu’elle date de 1874, ou de l’année dernière. Madispositionenverslapeintureconsidéréedanssonévolutionétantcequ’elleest,uneœuvrefigurativedecette sorte ne peut me satisfaire qu’à condition de provenir d’un passé historique plus ou moinslointain:d’uncôtéj’aimelespaysagesenpeintureetlestyleimpressionniste,maisd’unautrecôté jeconsidèrequeletempsenestpassé,etqu’enproduireaujourd’huineprésentepasd’intérêtartistique(sil’onm’assuraitquecettetoiledateduXVIIIesiècle,maréactionsepartageraitentrel’incrédulitéetune«admiration»de toutautresorte).Cetteattitudes’étendd’ailleursà toutes lesproductionshumainesconsidérées dans leur articité : d’un point de vue purement pratique, mais aussi d’un point de vue« purement esthétique », je ne me soucie guère, par exemple, de l’âge de telle commode de styleLouis XIV obligeamment placée dans une élégante « chambre d’amis » ; sa date de naissance necommence à m’importer (meuble d’époque, éventuellement signé Boulle, ou bonne copie secondEmpire?)quesij’enviensàlaconsidérercommeœuvre(comme«objetd’art»),danslasignificationintentionnelle,entreautres,desonacteproducteur.Cettecontradictionentreuneappréciationprimaire« naïve » et une appréciation secondaire fortement historique a sans doute quelque apparenced’absurdité,maisc’estunfaitdontquiconqueaaffaireàunartcommetelpeutéprouverl’équivalent.RobertKleinabiendécrit«cette“historisation”delavaleurincarnéedansl’œuvre»,cette«plongéedel’ex-valeurartistiqueabsolueen“valeurdeposition”historique,[quimet]lavaleurexemplaired’unartiste[oud’ungroupe,oud’uneépoque]danscequ’onappellesonapport,etparfoissimplementdanslalignedesonévolution,plutôtquedanslaqualitéesthétiquedesesœuvresprisesisolément,[etquirend]difficile,sinonimpossible,dejugeruneœuvresanssavoir“d’oùellevient”.Queseraitl’œufdeBrancusisanstoutesonhistoire,etsanstoutBrancusi?[…]Nousavonsprispresqueinconsciemmentl’habituded’historisertoutnouvel[etaussibientoutancien]objetetdetoujoursembrasserl’évolutiond’un coup d’œil compréhensif, la jugeant selon sa richesse, son pouvoir de synthèse, sa qualitéd’invention, l’importancedesproblèmesattaqués, la justesseet lahardiessedes solutions.Ce sont làindubitablement, dans un tel contexte, des critères esthétiques ; et des considérations purementhistoriquesdedateetdeprioritédeviennentdumêmecoupartistiquementpertinentes[…]329».

Encorefaut-il,unefoisdeplus,relativisercerelativisme:commechacunlesait,unetelleattitudeà l’égard de la perspective historique est plutôt récente, puisqu’elle ne remonte guère en amont duXIXesiècle.L’esthétiqueduclassicismesevoulaitlargementa-historique,etn’acceptaitdupasséquecequis’accordaitàsonprésent,conçucommeintemporel:l’antiquetelqueressuscitéetréinterprétéparlaRenaissance,maisnonlemédiéval(«gothique»),nilebaroquetoutrécent,etprestementrépudié,au

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moins en littérature – et en architecture : voyez l’accueil fait aux projets du Bernin pour la façadeorientale du Louvre. Celle du romantisme, plus historiciste en principe mais non moins partiale envaleurs,tendaitplutôtàrenoueraveclemédiévalpar-dessusunclassicismerépudiéàsontour,etnoussommes sans doute mal placés pour percevoir aujourd’hui nos propres partis pris et les effets dedistorsion qu’ils entraînent – mais au moins devons-nous en admettre théoriquement l’existence.L’histoire, individuelle ou collective, étant tout sauf un flux temporel homogène et continu, chaqueépoqueaunevisionspécifiquedupassé,souventautotéléologique(voyezVasariou,demanièrecertesplus complexe et « dialectique »,Hegel), et qui dépend de ses propres paradigmes autant que de sasituationobjectivedansletemps.ÉtudiantlesrapportsentrelaRenaissanceetses«avant-courriers»médiévaux,Panofskyadécrit demanière saisissanteunedifférence caractéristique entre la relation àl’AntiquitédeshommesduMoyenÂgeetdelaRenaissance:«LeMoyenÂgeavaitlaissél’Antiquitésans l’enterrer, et il cherchait tour à tour à faire revivre et à exorciser son cadavre. La Renaissancepleurasursatombeetessayaderessuscitersonâme.Et,àunmomentqueledestinvoulutfavorable,elle y réussit. C’est pourquoi le conceptmédiéval de l’antique était si concret et enmême temps siincompletetdéformé,tandisqueleconceptmoderne,quis’estforméprogressivementpendantlestroisouquatrederniers siècles, est large et cohérentmais, si l’onpeutdire, abstrait.Et c’estpourquoi lesrenouveaux médiévaux ont été transitoires, tandis que la Renaissance a été permanente. Les âmesressuscitéessont intangiblesmaisellesont l’avantagede l’immortalitéetde l’omniprésence.Ainsi lerôlede l’Antiquitéclassiqueaprès laRenaissanceest assezdifficileà saisir,mais,d’autrepart,on leretrouvepartout,etilnechangequedanslamesureoùchangenotrecivilisationentantquetelle330.»Ainsi,lesRomainsduMoyenÂgevivaientdanslesdécombresdelaRomeantiqueetdansunerelationobscure,maisfamilièreetquotidienne,deproximitéetdecontinuitéaveclepassédontcesdécombresétaientlatrace.Sartrelesévoquequelquepart«errantdansunevilletropgrandepoureuxetrempliedesplendeurs décrépites, de monuments insignes et mystérieux qu’ils ne pouvaient ni comprendre nirefaireetquitémoignaientàleursyeuxdel’existenced’ancêtresplussavantsetplushabiles331».Cettesituationdutbienperdurer,bonanmalan,jusqu’auQuattrocento,oùleurshéritiers332rompirentsoudaincette familiaritéaveuglepour«comprendreet refaire»,pour ressaisiràdistanceet reproduireà leurmanièrecequ’ils tenaientpourl’essencedel’antique,uneessenceàbiendeségardsdéfinieparleurspropres soinset selon leurspropreschoix–maisdont l’imagen’aplusguèrevariédepuis,dansunecivilisationoccidentale(maisprogressivementmondialisée)restéemassivementfidèleàceschoix.Lesdécombres antiques sont devenus des vestiges archéologiques et des modèles artistiques classés etprotégés sous une vitrine culturelle « intangible », qui s’étend d’ailleurs peu à peu à tout l’héritagehistorique–unhéritagequisortquelquepeudel’usageeffectifàmesurequ’ilentredanslesacro-saint«patrimoine».Ainsivoit-onaujourd’hui,àuneéchelleplusréduiteetsurun tempoplusallègre, lesdécennies(fifties,sixties,seventies…),bientôtpeut-êtrelesannées,etc.,quitteruneàunelacontinuitéévolutive d’une tradition pour se constituer en articles au choix d’un répertoire ad libitum, où les«valeurs de position» décelées parKlein redeviennent paradoxalement des valeurs intemporelles etabsolues.Etainsil’historicismesemue-t-il,etpeut-êtresenie-t-il,enéclectismeparrevivalsalternatifs,commelemanifestaitdéjàbienl’architectureparstylesdelafinduXIXesiècle(néo-gothiquepourunebibliothèque, néo-Tudor pour un manoir, néo-Renaissance pour une mairie, néo-classique pour unmusée,etc.),etcommelere-manifesteàsamanièrelegoûtrétroditpostmoderne,del’architectePhilipJohnsonaumusicienWyntonMarsalis.Maisilestsansdoute,etheureusement,troptôtpours’assurer,comme le suggère souvent Arthur Danto avec une satisfaction quelque peu sadique, que ce néo-éclectisme«post-historique»estenpassedefournirauxsièclesàveniruneesthétiqueàlacarte–«fin

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del’art»pourunefindestempsenformede«ClubMéditerranée[ouDisneyland?]philosophique»généralisé333…

Ilyadoncmanifestementdanslarelationauxœuvresd’artcequej’appelletantbienquemaldesniveauxderéception,querienn’obligeàdisposersuruneéchelledevaleurs,maisquisedistinguentsans doute par des degrés quantitatifs dans la considération des données perceptuelles (attentionprimaire) et conceptuelles (attention secondaire)propresàchaqueœuvre. J’aidéjàdit, et chacun saitd’expérience, qu’on peut apprécier un objet sur la base d’une attention perceptuelle plus ou moinsintense,mêmesil’intensitéaffectivedel’appréciationn’estpasnécessairementproportionnelleàcelle,cognitive,del’attention,maisquelesvariationsdecelle-cipeuvententraînerdesvariationsdecelle-là:je n’apprécie pas le même objet d’une manière constante et uniforme, et l’autonomie du jugementesthétiquen’estaucunementungagedestabilité.Sil’onconçoituneappréciationcommerésultantdel’interactionentreunsujetetunobjet,cetterésultanteestnécessairementvariable,puisqued’uncôtélesujetnecessedechanger,etquede l’autre lesvariationsquantitativesetqualitativesdesonattentionentraînentautantdevariancesdel’objetentant,précisément,qu’objetattentionnel:jeneconsidèrepasdeux fois lamêmechosede lamêmemanière,nidanscette chose lemêmeaspect– lemêmeobjet.Cettedescriptiondelarelationestcertesgrossière,maisilmesemblequ’unedescriptionplusfineneferaitqu’accentuer leconstat.Malgré la labilitédecesfaits,onpeutsansdouteestimerquecertainesformesd’attentionperceptuellesontpluscomplexesqued’autres,ausensoùellesprennentencompteunplusgrandnombred’aspects334.Demême,ilmesemblequelaconsidérationdesesdonnéesextra-perceptuelles,d’ordregénétiqueougénérique,introduitdanslarelationàuneœuvreunenouvellesériedefacteursquitendentàcomplexifiercetterelationenaugmentantlenombredetraitsàconsidérer,etenqualifiantces traitspar référenceauchampde spécifications techniquesdans lequel s’inscrit cetteœuvre.Ainsi,E.T.A.Hoffmannanalysaitencestermesuneffetdemodulationdelascène3del’acteIIdeDon Giovanni : « Quand la statue du Commandeur fait résonner son terrible “Si” [« Oui, jeviendrai»]surlatoniquemi,alorsqu’aumêmemomentlecompositeurtransformecemien troisièmedegrédelagammed’ut,etdoncmoduleversutmajeur,aucunprofaneenmatièredemusiquenepeutanalyser techniquement cette transition, cequi ne l’empêchepasde trembler auplusprofondde lui-même avec Leporello335. » Hoffmann ajoute que le musicien exercé n’accordera pas davantaged’attentionqueleprofaneàcette«structuretechnique»pourluiévidente,etdonctransparente:«ilseretrouveradoncdanslapositionduprofane».Fautepeut-êtredudegrérequisdecompétence,jenesuispas trèsconvaincuparcettedernièreclause : ilmesembleplutôtque,danscettesituation, leprofane(que je suppose néanmoins attentif) et le musicien « entendent » le même accord et le brusquechangement de tonalité qu’il opère,mais que lemusicien, pour peu qu’il s’y attache, « perçoit » desurcroîtlanaturedufaitharmoniqueconsidéré,dontleprofanen’auraperçuquel’effetdramatique.Lesdeuxauditeursentendentunebrusquemodulationversutmajeur,maisseul lemusicienidentifiecettemodulation comme telle, par référence à un champ de spécifications techniques que le profane, pardéfinition, ignore : bref, tousdeuxentendent lamodulation,mais seul lemusicien sait que c’est unemodulation, et laquelle, et ce qu’elle représente dans le champ des options techniques offertes aucompositeur.

Cetexempleillustreàmesyeuxladifférencedeniveauquipeutséparerdeuxréceptions(primaireet secondaire) d’un même fait musical, dont la teneur artistique n’est pas la même pour les deuxauditeurs,puisquel’unidentifielacausedecedontl’autrenefaitqu’éprouverl’effet.Sil’onsuppose,

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selontouteprobabilité,queMozartaménagécettemodulationessentiellementenvuedeproduireceteffetdramatique,onpeutàcoupsûrtenirlaréceptionduprofanepour«suffisante»,etdoncnullement«inférieure»àcelledumusicien;restequecelle-ci(àconditionquel’attentiontechniquen’yaitpasétouffé la capacitéd’interprétationdramatique) comportedavantagede traits, et tientun comptepluscompletdufaitartistiqueencause.Larelationauxœuvresmusicalesengénéralillustreàchaqueinstantcette multiplicité de réceptions selon le degré de compétence du récepteur : on peut parfaitementapprécierunefuguesanssuivrelemouvementetlesrelationsdesparties,unesonatesanspercevoirlasuccessiondessujets,leschangementsdetonalité,l’appareildesdéveloppementsetdesrécapitulations,unepiècesériellesansenidentifierlasérie,unchorusjazzistiquesansyreconnaîtrelasuited’accordsduthème,etc.Cetteappréciationprimairen’estaucunementinférieureàcellequeprocurelaréceptionsecondairequis’appuie,àdesdegrésdivers,surunecompétencetechnique:touteappréciationestenquelquesorteplénière,occupanttoutl’espaceaffectifqueproposelarelationàl’objetd’attention.Sijeperçois«naïvement»uneœuvresavanteetcomplexe,oumêmesijeperçoisdemanièrelacunaireuneœuvredontcertainsaspects(àmoninsu336)merestentcachés,monappréciationporteraintégralementsurmonobjetattentionnel,etnecomporteraaucundéficitaffectif:j’appréciecequejereçois,etlefaitque d’autres en perçoivent et/ou en connaissent davantage, et d’une manière éventuellement plusconformeàl’intégralitédesintentionsdel’auteuroudesdonnéesdesoncontexteculturel,nedéprécieenrien larelationquis’établitentremonobjetattentionneletmaréponseaffective :chacunapprécieselon son goût l’objet attentionnel qui est le sien, et l’intensité de l’appréciation n’est en rienproportionnelle au nombre de traits, perceptuels ou conceptuels, qui entrent dans la définition de cetobjet.Si l’on tient,demanièreunpeusommaire (maishautementvraisemblable), l’objetattentionneld’unerelationdetypesecondaire(parexemple,lasonateHammerklaviertellequel’écouteetl’analyseun professionnel commeCharlesRosen) pour plus complexe, et vraisemblablement plus conforme àl’intentionartistiqueducompositeur,quecelui,àproposdelamêmeœuvre,d’unauditeurprofane,onnedoitpaspourautanttenirl’appréciationdupremierpourqualitativement«supérieure»àlasecondeetdécréterlepremier,àlamanièredeHume,«meilleurjuge»quelesecond.Onneledoitpaspourcettesimpleraison,ensomme,qu’ilsne«jugent»pastousdeux,etpourcommencernereçoiventpas–ouplutôt(commeditDanto337)neconstituentpas–tousdeux,àpartirdumêmeobjetd’immanence,lemêmeobjetattentionnel,c’est-à-direlamêmeœuvre:telestlesensquel’onpeutdonneràlacélèbreboutadedeDuchamp:«Cesontlesregardeursquifontlestableaux338.»

Cetteremarques’appliquenaturellementtoutaussibienàl’évolutionquipeutaffecterlarelationàuneœuvred’unmêmerécepteuraucoursdesavie,voireaucoursd’unemêmerencontreaveccetteœuvre,pourpeuquecetterencontresoitl’occasiond’unaccroissementdedonnéesperceptuelleset/ouconceptuelles:larelationprolongéeàuneœuvreaussivasteetcomplexequ’unecathédralegothique,parexemple,consisteleplussouventenunesériederelationsàl’ensembleetàsesdétails,dontchaquemomentattentionnels’ajouteauxprécédentspourcompléteretéventuellementmodifierlesprécédents,déterminantàchaqueétapeuneappréciationpartielledontlasynthèsefinale,sisynthèseilya,différerasans doute beaucoup de la « première impression » – fût-ce d’ailleurs pour la confirmer. De touteévidence,auboutd’uneheured’exploration,l’objetattentionnelquej’aipeuàpeuconstruitàpartir,ouàpropos,delacathédraled’Amiens,etquiestalorsl’objetdemonappréciation,n’estplusidentiqueàceluidemonpremiercontactetdemapremièreappréciation;etsijefaischaqueannéele«même»pèlerinage ruskinien, chacune de ces occurrences sera l’occasion d’une nouvelle constructionperceptuelle, éventuellement nourrie d’informations et de commentaires latéraux – techniques,historiques,stylistiques,idéologiquesetautres–telsjustementqu’enpropose,entreautres,lalecturedeRuskin339.

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L’exemple peut sembler trop bien choisi, une telle œuvre consistant, malgré sa relativehomogénéitéhistorique,enunensembleparticulièrementcomplexed’œuvrespartiellestrèsdiversementintégrées ; mais en fait lamême remarque peut s’appliquer à des objets en principe plus simples –encorequecettesortededifférencesoitplusfacileàalléguerqu’àmesurer–,commeuntableauouunmouvementdesonate:cequejeperçoisdelaVuedeDelftauboutdequelquesminutesd’examenouaprès lecturede tellepagedeProust,deClaudeloudeKennethClark,oudupremiermouvementdel’Hammerklavier après quelques auditions attentives éventuellement éclairées par la lecture d’uneanalyse commecellesdeRomainRollandoudeCharlesRosenn’est évidemmentpas ce que j’en aiperçu au tout premier abord, etmon appréciation,même si je puis l’exprimer sommairement par lemême « jugement », ne sera plus la même, du seul fait qu’elle ne portera plus sur le même objetattentionnel.À cepoint, je nepensepas qu’il soit encorenécessaire de justifier les qualifications, siapproximativessoient-elles,de«primaire»etde«secondaire»,quej’appliqueàcesdeuxniveauxderelationesthétique,dont lesecond,àcoupsûr, intègredavantagede traits,perceptuelsetconceptuels,que le premier.Pour revenir sur un cas évoquéplus haut au titre de la transcendancedesœuvres, larelationesthétiqueàuneseuleversiond’uneœuvreàimmanenceplurielle,commeleBénédicitéouLaTentationdesaintAntoine,peutfortbienêtreplénièreet«suffisante»,puisquecetterelation–primaireence sens– se satisfait engénéralde l’objet (un tableau,un texte)qu’elle investit ;mais la relationartistiqueàcesœuvrespluriellesn’estévidemmentpascomplète tantque la totalitéde leursversionsn’apasétépriseencompte340 :esthétiquement,unBénédicitépeutsuffireàmonplaisir (et il suffitàceluidelaplupartdesamateurs);artistiquement,cetterelationestinsuffisammentinformée,etsouffrepresque341 autant d’incomplétude que ma contemplation d’un seul panneau de La Bataille de SanRomano.Uneversion,commeunfragmentouun«détail»,peutêtreunobjetesthétiquesuffisant,maisnonunobjetartistiquesuffisant;aureste,étantdonnéleréseauinextricablederelationsquicomposelemondedel’art,aucuneœuvre,àcetégard,nesesuffitàelle-même,ninesecontientenelle-même:latranscendancedesœuvresestsanslimites.

Lapertinenceetlaprégnance,danslarelationartistique,desdonnées«secondaires»,dequelqueordrequ’ellessoient(significationconventionnelle,procédétechnique,etc.),yintroduisentunélémentà lafoiscognitifetaffectif,que l’onpeutdésignerd’untermequele textedeKantnousa léguénonsansuneforteambivalence:celuid’intérêt.Jen’aipasbesoinderappelerquelasatisfactionesthétiquey est déclarée « indépendante de tout intérêt »,mais nous avons vu au début de ce chapitre que larelationesthétiqueàunobjetnaturel(unefleur,lechantd’unrossignol)yétaitpourtantconstammentqualifiéed’intérêt.Danslesdeuxcas,letermeallemandestInteresse,etc’estàvraidirelemotclédel’ensembledece§42,dont le titreestprécisément:«L’intérêt intellectuelpourlebeau».L’adjectifintellectuel, et aussi l’adjectif immédiat, que nous avons déjà rencontré ici et ailleurs, suffisent àdistinguercetyped’intérêtdecelui(plutôtpratique,etparfois,nousl’avonsvu,del’ordredelavanitésociale)dontKantexonèred’embléel’authentiquerelationesthétique.Commelemarquaitclairementlafabledu rossignol, cet intérêt-lànepeut selon lui s’attacherqu’àdesobjetsnaturels, et soncaractère« intellectuel » est fortement connoté par la nuancemorale que comporte exclusivement chez lui larelation au « beau naturel », et qui fait précisément l’objet dudit paragraphe. Pour le formuler plussimplement, l’« intérêt intellectuel » qu’y suscite le beau naturel, et lui seul, est en fait, et pour desraisonsinhérentesàlaphilosophiegénéraledeKantdontjenememêleraipas,unintérêtmoral.C’estdoncseulementletermequejeluiemprunteici342,pourdésignerunsentimenttoutàfaitdifférentdanssa nature, et peut-être davantage encore dans son objet, puisque je l’applique, au contraire, plus

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spécifiquementàlarelationauxœuvresd’art.Lecaractèrepropredesœuvres,d’êtreàlafoisdesobjetsesthétiquesetdesobjetstechniquesproduitsdansl’histoirehumaine,suscitegénéralementàleurégard,mêmechezlesimpleamateur,unecuriosité,évidemmentd’ordrecognitif,voirescientifique343:au-delàde la pure appréciation, et en raisonmême de cette appréciation, on éprouve le désir d’en « savoirdavantage », et parfois plus qu’il n’est esthétiquement nécessaire ou pertinent, sur leur détail, leurprocédé,lescirconstanceset lesétapesdeleurgenèse, leurcontextehistorique, leur«appartenance»générique, etc. – désir dont la satisfaction, voire simplement la présence, procure à son tour unincontestableplaisircognitif,dontGoodmanabienparlé–etquiluifaitdireàpeuprès,àlafoisàtortetàraison,quel’émotionesthétiqueestauservicedelaconnaissance.Pourapprécieresthétiquementlanef d’une cathédrale, je n’ai pas d’emblée besoin de considérer si son élévation est à deux, trois ouquatreétages,ousisavoûteestenberceau,d’arêtes,decroiséesd’ogives,angevine,àcoupoles,etc.,etbiendesamateurssecontententd’unerelationaffective,éventuellementtrèsintense(et,danssonordre,parfaitementlégitime),fondéesuruneperceptiondépourvuedetouteinformationtechniquedecetordre–oud’unautre.Detellesinformations,etla«compétence»qu’ellesprocurentàlalongue,multiplientà coup sûr les aspects perçus, et donc les occasions d’appréciation positive ou négative, mais cetaccroissementquantitatif(davantaged’objetsàconsidérer,etéventuellementàapprécier)n’entraînepasnécessairement,encoreunefois,un«progrès»qualitatifdansl’acted’appréciation.Enrevanche,ellesajoutent au plaisir proprement esthétique un plaisir d’une autre sorte, et qui semêle étroitement aupremier.C’estcederniercomplexedeplaisiretdeconnaissancequej’appelleici«intérêt»,etquimesemble, pour les raisons susdites et demanière toute relative, davantageprésent dans la relation auxœuvresd’artquedans la relationesthétiqueauxobjetsnaturels. J’ajouted’ailleursque l’appréciationquigénéralementdéterminecetintérêtn’estpasnécessairementpositive:chercherdansetautourd’uneœuvrepourquoiellevousdéplaîtouvouslaisseindifférentest,jel’aiditplushaut,biensouventaussi«intéressant»,sinondavantage,quesedemanderpourquoiellevousplaît–mêmesidanslesdeuxcasla cause serait à chercher aussi attentivement dans le chercheur. Pour le dire autrement, une œuvreesthétiquement«déplaisante»peutêtreaussi,voireplusintéressantequ’uneœuvre«plaisante»;etdece fait (et en ce sens), contrairement à la relation d’appréciation, la relation d’intérêt – relationdécidémentàlafoiscognitiveetaffective,puisquel’intérêtqu’onporteàuneconnaissanceestenlui-mêmeun sentiment – présente l’immense avantage d’être toujours positive. Pour paraphraser encoreunefoisGoodman,mêmesilaplupartdesœuvressont«mauvaises»,toutessontintéressantes.Mais,siétroitementliéessoient-elles,ondoitsegarderdeconfondrethéoriquementcesdeuxrelations,encorequecetteconfusionnemanquepasd’affecterlarelationartistiquecommeexpériencevécue,oùonnesaitpastoujoursdémêlercequirevientàl’appréciationesthétiqueetcequirevientàlacuriosité344.Jeverraisplutôtdanslasecondeuneconséquenceassezconstante(plusoumoins,selonlessujets)delarelationartistique,etfortcapabled’agirenretoursurl’appréciationelle-même,commeles«attraits»physiquessontuningrédientouunadjuvantfréquentsdelarelationesthétiqueauxobjetsnaturels.Àcetitre,ellemesemblepouvoirfigurerparmicequej’appelleraiplusloin,pourcompléterGoodman,lessymptômesdel’artistique.

Unautretraitpropreàcetterelation,etsansdouteplusprocheencoredel’appréciationesthétique,est la présence de ce que nous avons déjà rencontré, avec Beardsley et Stolnitz, sous le prédicatd’«habileté»,etqueJean-MarieSchaeffer345appellelejugementde«réussiteopérale»:plusproche,précisément en ce qu’il s’agit bien là d’un jugement, et d’un jugement d’appréciation, ou plusexactement sansdouted’évaluation relativementobjective.Si je suppose (sansgrand risqued’erreur)que le propos de l’architecte de la Sainte-Chapelle était d’élancer un édifice aussi lumineux ettransparent que le permettaient lesmoyens techniques de l’époque, ou si j’admets que le propos de

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BalzacdansLaComédiehumaineétaitbiende«faireconcurrenceàl’étatcivil»,jepeuxjugerdela« réussite » de leurs entreprises, c’est-à-dire de la conformité du résultat à l’intention, et ce,indépendammentdemongoûtoudemonabsencedegoûtpourcegenred’effets.Ils’agitbienlàd’uneévaluationobjective,d’unrapportmesuréentreuneintentionmanifesteetunrésultatobservable,maisqueriennerattachenécessairementausentimentdeplaisiroudedéplaisirquem’inspirecerésultatenlui-même;jepuisfortbienregretterquel’architecteouleromancieraitviséetobtenuceteffet,etjemeréjouisbiensouventdecequ’unproposartistiqueaitétémanqué,auprofitd’uneffetesthétiquenonrecherchépar l’auteur,etquimesatisfaitdavantagequene l’aurait fait la« réussite»escomptée.LecharmequenouspouvonstrouveràlanonchalancenarrativedeL’Éducationsentimentaleneconsoleraitprobablement pas Flaubert d’avoir à ce point manqué l’effet de « pyramide », ou de constructiondramatique, qu’il avait souhaité pour cette œuvre – comme notre goût pour les statues antiques etmédiévales devenues blanches (ou noires) fait fi de l’intention polychromique de leurs auteursheureusement bafouée par les ravages du temps. Aussi Schaeffer a-t-il raison d’affirmer que « lejugement esthétique et le jugement de réussite opérale sont irréductibles l’un à l’autre346 ». Maisirréductiblesnesignifieévidemmentpasincompatibles,nimêmetoujoursséparablesenpratique ; iciencore, le sujet de la relation artistique est rarement en mesure d’opérer la distinction, et attribuesouventconfusémentàl’uncequienfaitrevientàl’autre–neserait-cequ’àtitredemotivationaprèscoup,etquelquepeuillusoire,ousophistique:lorsquejedéclare,fût-ceentoutebonnefoi:«J’aimecette œuvre parce que l’auteur y a parfaitement accompli son intention », c’est en général que cetaccomplissementmeplaîtenlui-même,etparcontrecoupsonintentionsupposée;unaccomplissementqui neme plairait pas neme ferait pas « aimer » l’œuvre,mais tout au plus admirer lamaîtrise del’artiste,cequin’estpastoutàfaitlamêmechose.Maisilnousarriveconstammentdeconfondrecesdeuxsentiments,etdeprendrelesecondpourlepremier–etaussiparfoislepremierpourlesecond,lorsquenousmettonsaucréditdel’artistecequinousplaîtdanssonœuvreendépitdesesintentions,manifestesouproclamées.

En somme, la relation d’intérêt technique ou historique, intellectuellement gratifiante en elle-même,n’estpasexactementunerelationd’appréciation,et lejugementderéussiteoud’échecopéral,quantàlui,estbienunjugement(d’évaluation),maisdistinct,enprincipesinonenacte,dujugementd’appréciationesthétique.Leurprésenceestsymptomatiquedel’attention«secondaire»quimarquelarelationartistique,maisleurretentissement(considérable)surl’appréciationesthétiquedesœuvresestbiensouventdel’ordredelaconfusionoudel’amalgame.«Leglissementdelavalorisationdel’œuvreenvertude sa réussiteopérale à savalorisationproprement esthétique (et par extension au jugementesthétique),ditjustementSchaeffer,estextrêmementaisé347.»Leglissementinversel’esttoutautant,ettout aussi fréquent. Nous savons bien qu’il n’est pas de relation esthétique pure, sans confusion niamalgame, et cette situation en est une illustration de plus : si tout objet peut être reçu comme«esthétique»,l’intérêtcognitifoul’accomplissementtechniquelepeutaussibienquetoutautreobjet,etnes’enprivepas.Laréceptiond’uneœuvreestuncomplexeattentionneloùdesrelationsdetoutessortesconvergentenuneappréciationvécuecommefinalementetglobalementesthétique,quiinvestittoutcequipasseetfaitfeudetoutbois.

Ce fait me semble lever la contradiction que l’on pourrait trouver entre le principe kantien desubjectivité, et donc d’autonomie du jugement de goût, et l’évidence du caractère complexe, voirehétérogène,etsouventévolutifdenotreappréciationdesœuvresd’art : larelationsecondairen’altèrepas,parallégationde«critères»etderèglesgénéralesetpar«raisonsdémonstratives»,l’appréciation

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primaire ; elle n’invalide pas le jugement initial, et encore moins le réfute-t-elle, notion selon moidépourvue de sens : elle ne réforme pas le jugement, mais bien son objet. Lorsque je « change(sincèrement)d’avis»et«révise(authentiquement)monjugement»suruneœuvre,cen’estpasparcequemonappréciations’estlaissé«convaincre»parunedémonstrationextérieured’ordreaxiologique,maisentreautres,et,enunsens,plusradicalement,parcequ’elleachangéd’objetattentionnel,commeleconviveinformédelasupercherien’«entend»plusunchantderossignol,maisunehabileimitation,oucommelespectateuravisé,àtortouàraison,quecepaysagedominantunborddemers’intituleLaChuted’Icaren’y«voit»plusunescènechampêtre,maisunépisodemythologique:«Regarder,ditGombrich, c’est interpréter348 », ce qui entraîne la réciproque, même si ce principe porte plusspécifiquementsurlesœuvres«représentatives»,commecellesdelapeintureetdelasculpture–maisil concerne aussi celles de la littérature : qui lirait le célèbre poème d’Eluard, « Liberté », sans enconnaître ledernierverspar informationpréalableenferaitsansdouted’abordune« lecture»plutôtamoureuse que politique (tel en avait d’ailleurs été, si je nem’abuse, le propos initial), et l’adressefinale lui modifierait d’un coup, rétroactivement, le sens de chaque vers. Il n’en va sans doute pasexactement de même envers les œuvres « présentatives » de la musique, de l’architecture ou de lapeintureabstraite,dontlaréceptionresteessentiellementaspectuelle,puisquetoutleurêtreesthétiquesetient dans leur paraître, et qu’aucune modification ne peut y affecter une fonction dénotative pardéfinition absente ;mais le passage d’une réception primaire à une réception secondaire n’y est pasmoins sensible, pour passer par d’autres voies : par exemple, nous l’avons vu, la découverte d’unprocédé technique inapparent comme l’ossature métallique d’un gratte-ciel néo-gothique, oul’identificationaprèscoupd’unfaitharmonique,mélodiqueou instrumental,commelastructured’unaccord,lerenversementd’unthèmeousonpassagedelaclarinetteaubasson.

J’aipréciséàl’instantsincèrementetauthentiquementparcequ’ilarriveaussi,commel’observaitdéjàKant349, que divers facteurs : conformisme, snobisme, interférences idéologiques, exercent uneinfluencesur l’expressionfacticedu jugement,quipeutalorss’en trouver lui-mêmeaffecté,puisqu’iln’estjamaisfaciledefaireledépartentrecequ’onéprouveetcequ’oncroitoudésireéprouver:voyez,une fois deplus, le narrateur de laRecherche rassuré sur l’art de laBermapar l’enthousiasmede lasalle,etparsespropresmanifestationsd’enthousiasme:«Aufuretàmesurequej’applaudissais,ilmesemblaitquelaBermaavaitmieuxjoué350.»EtReynoldsneconseille-t-ilpas,devantcertainesœuvres,defeindreleplaisirjusqu’àcequeleplaisirvienne,etque«cequiacommencéfictivementdébouchedans la réalité351»? (C’estévidemment l’équivalentesthétiquede la recettepascalienneconcernant lafoireligieuse.)J’aiégalementspécifiéàtortouàraison,parcequel’indicationtitulaireChuted’Icareserait à coup sûr aussi persuasive si elle était apocryphe et fantaisiste : que Bruegel l’ait ou noneffectivementvoulu,l’idéequeleplongeurdontonvoitlajambeestIcaretombéducielmodified’uncouptoutelasignification,etdecefaittoutelastructuredutableau.LemuséeducampusdeDuke,enCarolineduNord,contientuntableaudePierFrancescoMola,oùl’onvoitunnoblevieillardmontrantdeprèsunepaged’unlivrereliéàlamanièreclassique,et,mesemble-t-il,richementillustré,àunjeunegarçonattentif;jusqu’ici,riendetroublant,encorequelesujetsoitsommetoutepeucourant,surtoutàl’époque (XVIIe siècle) ; mais le cartel, consulté après coup, me fournit une précision, elle forttroublante : le tableau représente Platon enseignant à lire à Aristote. Voilà, de nouveau, un détailfiguratifquichangetout:laleçondelecturen’estpasn’importelaquelleet,ducoup,lelivrereliéfaitun anachronisme assez réjouissant, quoique non plus massif que tant d’autres, vestimentaires,architecturauxetautres,depuislesoriginesdelapeinture«moderne»:jenepourraicertainementplusjamais«regarder»cettegrave(encorequefamilière)séancepédagogiquesansréférence(etrévérence)àsesdeuxillustresacteurs–sanscompterlesconnotationsidéologiquesàrebrousse-poild’uneleçonde

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lecturedonnéeparunsidéclarécontempteurdel’écrit.Maisenfin,cetteidentificationiconographiquevautcequevautuneidentificationdecettesorte,etmêmesiletitreesthistoriquementaussiattestéquepeutl’êtreuntitredetableau,riennemegarantitqu’iln’apasété«forgé»aprèscoupparunartisteenveinede clind’œil.La«validité »d’une interprétation,mesurée à l’aunede sa fidélité à l’intentionspécifiqueetsérieusedel’auteur,n’estenrienlaconditionnécessaire(nid’ailleurssuffisante)desonefficacité. Après tout, si le lapin-canard de Jastrow provenait par hasard du fameux mur taché deLéonard, où l’on « voit » ce qu’on veut voir, son fonctionnement alternatif resterait le même : enréceptionprimaire,unefiguresinueusenonidentifiée,quisesuffitàsoi-même;enréceptionsecondaire(interprétative), tantôt canard, tantôt lapin. Ce que m’enseigne l’histoire, c’est que cette ambiguïtéclignotantenedoitrienauhasard,etcetteinformationtechniqueconforte,sij’osedire,monhésitationperceptuellesansvraiment lamodifier ;etsi lamêmehistoirem’enseignaitquel’auteurn’arienviséd’autrequ’unlapin,j’auraisencorebiendumalàoubliermoncanard–etbientortd’essayer.Bref,si,en présence d’une œuvre, et pour élargir légitimement le propos de Gombrich, percevoir, c’estinterpréterenclassant,etsilacorrectiondel’interprétation(del’assignation)estuneexigencelégitimedel’histoiredel’art–del’histoiredetoutart–,ilmesemblequ’ellen’importeenrienàl’étude(méta-esthétique)delarelationesthétique:touteinterprétation,ycomprisbiensûrlaplus«erronée»,importeàcetterelation,etàsonanalyse.

Maisilexisteàcoupsûrunautreagentdemodification(authentique)delarelation,quin’affecteplus directement son terme objectal, mais bien le sujet lui-même : dans la relation entre le sujetesthétique et un objet attentionnel, ce dernier n’est pas le seul qui puisse évoluer. Pour revenir à laformulesimpletteutiliséeàl’instant,lorsqueje«changed’avis»suruneœuvre(ou,pourlecoup,surquelque«objetesthétique»quecesoit),cepeutévidemmentêtreaussiparcequej’ai«changé»moi-même,aumoinsencesensque,paruneffetde«maturation»physique,psychiqueouculturelle(soitditsansconnotationvalorisante),masensibilitéesthétiques’esteffectivementmodifiéed’unemanièreoud’uneautre,commelorsqu’onobserve,avecousansnuancenostalgique:«Jen’aimeplusVanGoghcommejel’aimaisàquinzeans»,oulorsqu’uneœuvretroplongtempsfréquentéefinitparpâtirdecetexcèsdeconsommationquienémousseleseffetsensupprimanttoutesurprise:untraitquinesurprendplusdutoutn’agitplusguère,etn’estpourainsidireplusperçu.Laseulemodificationdusujetentraîneimmanquablementunemodificationdel’attention,etdoncindirectementdel’objetattentionnel.

Dansunparagrapheparailleursfortabstrait,Kantobservesoudainque,danslarelationesthétiqueauxobjetsnaturels,«c’estnousqui recevons lanatureavec faveur,et,quantàelle,ellenenous faitaucunefaveur352».C’estinsisterunefoisdeplussurlecaractèresubjectifetautonomedel’appréciationesthétique primaire, portée sur un objet qui n’a, de son côté, rien offert que son immanence et riendemandéenretour:lanaturen’ad’esthétiquequecequenousymettons.«Impassiblethéâtre»,diraVigny,elle«nesentpasnosadorations»,qu’ellen’anullementsollicitées,etdontellesepasse fortbien lorsqu’elledéploiesessupposéessplendeursendes lieux inaccessiblesoùaucunregardhumain,selonKant, n’est censé les percevoir353. J’ai déjàmentionné l’écho donné parHegel à cette dernièreremarque,mais cet écho s’accompagneaussitôtd’une forte antithèse, quioppose à cette indifférencenaturelle le caractère anxieux de la candidature artistique : «Mais l’œuvre d’art ne présente pas cedétachement désintéressé : elle est une question, un appel adressé aux âmes et aux esprits354. » Cepropos décrit à sa façon le caractère intentionnel de l’œuvre d’art, qui ne se satisfait pas d’uneconsidération de pure immanence, parce que cette intentionalité, sitôt perçue, s’impose elle-même

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comme un trait de transcendance. Cette intentionalité ne faisait pas l’affaire de Kant, puisqu’elleintroduit un élément de finalité objective contraire à sa définition du jugement esthétique. D’où unmalaisebienconnuàl’égarddelarelationartistique,quedissipeseullerecoursunpeuprovidentielàlanotion de génie, résurgence inattendue, et ici positivement valorisée, de l’enthousiasmeplatonicien,grâceàquoil’œuvred’arts’exonèredetoutefinalitéconscientechezl’artiste,etretrouvel’innocencedel’objetnaturel:parlegénie,dondenature,c’estenfaitlanatureelle-mêmequiproduitl’œuvre,parlesimpletruchementd’unartisteinconscientdesesmoyensetdesesfins,incapabled’enrendrecompteetafortioridelestransmettre.Laconséquenceheureusedecesupposéétatdefait,c’estquel’œuvred’artdignedecenom,œuvredugénie,«revêtl’apparencedelanature»etseprésentedoncàlaréceptioncommeunobjetnaturel,auquelonnepeutattribueraucunefindéterminée, fût-cecelledeprovoqueruneappréciationesthétique355.

Jen’aipasbesoindepréciserquecetexpédientmiraculeuxmesemblehautementproblématique,etpeupropreàrendreuncomptelucidedenotrerelationesthétiqueauxœuvresd’art–etdesconditionsdeleurproduction.Ilmesemblecependantconteniruneoncedevérité,quel’onpercevrasansdoutemieuxenconsidérantlaformulekantiennedanstoutesasavanteambiguïté:«Danslesproductionsdesbeaux-arts,lafinalité,bienqu’animéed’uneintention,nedoitpasparaîtreintentionnelle;autrementdit,les beaux-arts doivent revêtir l’apparence de la nature, bien que l’on ait conscience qu’il s’agitd’art356.»L’œuvred’art,selonKant,n’estdoncpasreçuetoutunimentcommeunobjetnaturel:elleestreçuecommeunobjetqu’onsaitproduitparl’art,maisquienmêmetempssembleêtreunobjetnaturel.Interprétée à la lumière, décidément trop spécifique, de notre fable initiale, cette formule sembleraitproposer comme idéal artistique l’imitation facétieuse de l’oiseleur, lorsqu’on en perçoit à la foisl’origine mimétique et l’apparence parfaite de chant de rossignol. Dans cette hypothèse, les deuxanalyses seraient tout à fait contradictoires, puisque Kant supposait tout à l’heure que l’imitationdéjouée comme telle (« seulement de l’art ») ne pouvait plus rencontrer la moindre appréciationpositive.Leparadoxed’unobjetperçuàlafoiscommeœuvred’artetcommed’apparencenaturellenetrouve donc pas sa résolution (assurément difficile) dans le registre trop étroit de l’imitation, maisplutôt, selon moi, dans le fait que l’œuvre d’art est bien perçue comme animée d’une intentionesthétique,maisquel’accomplissementdecetteintention(laréceptionesthétique)eneffaceenquelquesortel’intentioncommetelle,quinelaisseplusvoirquesoneffet–comme,selonValéry,unmessages’abolitdanssasignification,c’est-à-diredansl’accomplissementdesavisée.Cetteinterprétation,dontje ne garantis nullement la fidélité à la pensée de Kant, mais dont je soutiens plus assurémentl’adéquationauxfaits,mesembleaccessoirementjustifierlatournurenormativedelaphrasecitée:lafinaliténedoitpasparaître intentionnelle, l’artdoit revêtir l’apparencede lanature.Si l’onmepassecetteformule,quiintroduitdansl’analysekantienneunenotionfortpeuindigène:la«candidature»àl’appréciations’abolitdansl’appréciationobtenue:chacunsaitbienaprèstoutqu’uncandidatélun’est,ipsofacto,plusuncandidat.Lasagessedesnationsobserveque«l’artcachel’art»–aumoment,ensomme,oùl’appréciationtechniqued’une«réussiteopérale»seconvertitenjugementdegoût.Danslarelation complexe, et sans cesse relancée, entre attention et appréciation esthétiques, tout se passecomme si l’appréciation positive d’une œuvre d’art lui conférait pour un instant l’innocence et lagratuitéd’unobjetnaturel.Jediraisvolontierssagrâce,ousoncharme,ausensoùFreudsupposequelaséductionqu’exercentlesenfants,oucertainsanimaux,tientàleurindifférencenarcissiqueàl’effetqu’ilsproduisent,apparemmentsansl’avoircherché357.Lapositionfonctionaliste,déjàévoquée,selonlaquelle la beauté de la forme tient à l’expressionmanifeste de la fonction, endosse paradoxalementcette valorisation d’un beau apparemment involontaire, puisque le producteur y est censé viser unefinalité tout autre qu’esthétique (purement pratique), et n’atteindre l’effet esthétique que demanière

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indirecteetcommeparsurcroît:«Labeautédel’ingénieur(sic)résultedufaitqu’iln’estpasconscientdelarecherchedelabeauté358.»Nepeut-onpas,aprèstout,endireautantdesproductionsanimales,et,parexemple,del’emblématiquechantdenotrerossignol?

La thèse inverse, éminemment illustrée par Hegel, tient non seulement que le beau artistique,commeproduitdel’esprit,estsupérieuraubeaunaturel,maisquecelui-cin’estenquelquesortequ’uneillusion, comme effet en retour des œuvres d’art, dont nous percevons une sorte de reflet dans lespectacle de la nature, qui ne nous plaît qu’en tant qu’il évoque certaines œuvres d’art. Rappelantl’apologue kantien,Hegel en renverse la leçon en ces termes : « Le chant du rossignol nous réjouitnaturellementparcequenousentendonsunanimal,dansson inconsciencenaturelle,émettredessonsquiressemblentàl’expressiondesentimentshumains.Cequinousréjouitdonc,ici,c’estl’imitationdel’humain par la nature359. » On sait l’écho donné à ce renversement dans le paradoxe, devenu lieucommun depuis OscarWilde, selon lequel la nature imite l’art, il n’y avait pas de brouillard sur laTamiseavantTurner360,etc.Proustaquelquepeubrodésurcethème,expliquantquelemonde«n’apasétécrééuneseulefois,maisaussisouventqu’unartisteoriginalestsurvenu»,quinousapprendàvoirtouteschosesparsesyeux(«Maintenantregardez»),etàpercevoirlabeautélàoùnulnelapercevaitavant lui : « Des femmes passent dans la rue, différentes de celles d’autrefois puisque ce sont desRenoir,cesRenoiroùnousrefusionsjadisdevoirdesfemmes.LesvoituresaussisontdesRenoir,etl’eau,et leciel […].Telest l’universnouveauetpérissablequivientd’êtrecréé. Ildurera jusqu’à laprochaine catastrophe géologique que déchaîneront un nouveau peintre ou un nouvel écrivainoriginaux361. » Il y a beaucoup de vérité dans cette description de ce que Goodman appellera leworldmakingartistique:Turner,sansdoute,nousapourlemoinsaidésàmieuxapprécierlespaysagesbrumeux, et Renoir les femmes un peu rondes, etc., contribuant ainsi à restructurer notre vision dumonde.Maisjenecroispasquecetteactionenretourplacetouterelationesthétiquedansladépendancede l’art : la dépendance est réciproque, et l’adoption de nouvelles formes artistiques n’est pasnécessairement la causeunilatéralede l’appréciationdecertaines formesnaturelles ; c’estProust lui-même qui affirme que « si tout cela [d’“insipides” intérieurs de cuisine devenus “savoureux” par lamagie de la peinture] vous semble maintenant beau à voir, c’est que Chardin l’a trouvé beau àpeindre362»–mêmesile«beauàpeindre»n’étaitsansdoute,chezlui,pastoutàfaitlamêmechosequ’unsimplebeauàvoir;ilmesembledoncplusvraisemblable(simoinspiquant)quelesdeuxfaitsprocèdentd’unmêmemouvement,d’unworldmakingplusgénéral363, qui caractérise, par exemple, lasensibilitéd’uneépoque,etdont l’artisteparticipeautantqu’ilycontribue.Riendanscesinteractionsconstantesnedémentdoncleproposkantien,qu’uneœuvreappréciéepositivementdevientdecefaitmêmeunesortedenouvelobjetnaturel,adopté,selonlemotdeGombrich,comme«faisantpartiedupaysage»–unpaysagequ’ellead’abordcontribuéàdéranger,puisàmodifier.Homoadditusnaturae,cela peut aussi signifier que l’homme, qui en participe, ajoute, par la culture, un peu de nature à lanature.

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Lequoietlequand

J’aiditplushautquelarelationartistique,c’est-à-direl’attributionàunobjetesthétiquedustatutd’œuvre d’art, reposait sur une double hypothèse, fondée ou non, sur son caractère d’artefact et surl’intentionesthétiquedesonproducteur.C’estlàsansdouteunedéfinitionfortlibérale,puisqu’ellenefait dépendre la nature de la relation que d’une opinion du récepteur.Mais il faut ajouter que cetteopinion n’est pas arbitraire, ni purement subjective comme le jugement d’appréciation, car unehypothèsereposeelle-mêmenécessairementsurdesindicesobjectifs,bienoumalperçusetinterprétés:jesupposequetelobjetestunartefactparcequejecroisyvoirl’effetdélibéréd’uneactivitéproductriceoutransformatrice,jesupposequ’ilprocèded’uneintentionesthétiqueparcequejedoutequel’aspectpar lequel il suscite dema part une appréciation positive puisse être involontaire, ou parce qu’ilmesemble appartenir à une classe d’objets ordinairement tenus pour artistiques, etc., et le caractèreartistiquedemarelationàcetobjetdépendentièrement,nonsansdoutedelavéritédemesconjectures,maisaumoinsdemacroyanceencettevérité–croyancequipeutéventuellementêtredétruiteparuneinformationcontrairequiladémentira.Lestatutdelarelationartistiquen’estdoncpasidentiqueàceluide la simple relation esthétique : on ne peut réfuter une appréciation, mais on peut réfuter unehypothèse.Si l’onmedémontre clairementqu’unobjet quimeplaît n’est pasuneœuvred’art, cettedémonstrationn’aaucuneraisonderuinermarelationesthétiqueàcetobjet,maiselleruineraàcoupsûrlecaractèreartistiquedecetterelation,etjen’auraiaucunelégitimitéàm’yobstinercommelesujetesthétique, selon Kant, s’obstine légitimement dans son appréciation contre toutes les « raisonsdémonstratives»qu’onluiopposepourlaluifaireabandonner364.Contrairementdoncàl’appréciationesthétiquepure,l’appréciationartistique,danscequ’elleadespécifique,n’estnipurementsubjectivenipleinementautonome.Encoremoinspeut-ellesuffireàétablirobjectivement lecaractèreartistiquedesonobjet, comme l’appréciationesthétique suffit (etpourcause)àétablir la«valeur»esthétiquedusien,«valeur»quin’estenfaitriend’autrequesapropreobjectivation.

ArthurDantoyinsisteà juste titre :«Si lefaitdesavoirquequelquechoseestuneœuvred’artprovoqueunedifférencedanslemodederéactionesthétiquefaceàcettechose–autrementdit,sideuxobjets indiscernablesprovoquentdes réactionsesthétiquesdifférentesdès lorsque l’und’euxestuneœuvre d’art et l’autre un objet naturel –, alors toute définition de l’art qui considère la relationesthétique comme un facteur définitoire risque d’être circulaire. Les œuvres d’art ne sauraient êtredéfiniesuniquementparlaréactionesthétiquequileurcorrespond,opposéeàcelleprovoquéepardesobjets naturels ou des artefacts quelconques du genre des boîtes Brillo (celles qui ne sont pas desœuvresd’art),puisqu’ilfautdéjàlesavoirdistinguéesdesobjetsnaturelsoudessimplesartefactsavantde pouvoir définir le genre de réaction appropriée. On ne saurait donc partir de la spécificité de laréactionesthétiquepourdéfinirleconceptd’œuvred’art.»Etunpeuplusloin:«Ilexistedeuxtypesde réactions esthétiques, selon qu’il s’agit d’uneœuvre d’art ou d’un simple objet réel indiscernabled’elle.Onnepeut doncpas se fonder surdes considérations esthétiquespour établir la définitiondel’art,puisqu’onabesoindecettedernièrepouridentifierlestypesderéactionsesthétiquesappropriéesauxœuvresd’artparoppositionauxsimplesobjetsréels»365.LaréférenceauxboîtesBrillodeWarholetautresready-mademontrequeDantopose laquestion–quiest typiquementnotrequestion–dansuneperspectiveparticulièrequi,elle,n’estpaslanôtre:enprésencededeuxobjetsindiscernables,leporte-bouteilles de Duchamp et le porte-bouteilles identique du BHV, la différence de réactionesthétiquenepeutévidemmentpasdéterminer lequelestuneœuvred’art,puisquecettedifférencenepeuts’exercerqu’unefoisdéterminée,de l’extérieur, ladifférence(institutionnelle,ou,commeDanto

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préfère laqualifier,« théorique»,eten toutcasnullementesthétique)destatutentre lesdeuxobjets.Pourdesraisonsdéjàexposées,jemeséparedecetteanalyseenconsidérantquel’œuvred’art,dansdescas semblables, et contrairement à des déclarations auctoriales qu’il ne faut pas prendre à la lettrepuisqu’elles font justement partie de la provocation, ne réside dans aucundes deux (ou trois, etc.)objets,maisbiendansl’acteprovocateurdeprésenterl’und’euxcommeuneœuvretoutenluidéniant,commeàsescompagnonsdesérie,toutepropriétéesthétique–ouplutôtendéniant,àcetégard,toutepertinenceàseséventuellespropriétésesthétiques.Jereçoisdoncl’aporiedeDanto,ousondiagnosticdedéfinitioncirculaire,dansuneperspectiveplusvaste,ouplusordinaire,quioppose–commençonsparuncontrasteaussiclairquepossible–laréceptiond’uneœuvred’artcommelaVuedeDelftàcelled’un objet naturel comme lemont Cervin.Mon propos, depuis le début de ce chapitre, est quema«réactionesthétique»àlapremièreestd’uneautresortequemaréactionausecond,entreautresmaisfondamentalementparcequemaréceptiondelapremièrecomportelaconsidérationd’uneintention(oucandidatureàl’attention)esthétiquequenecomportepasmaréceptiondusecond.L’objectiondeDanto,unefoistransportéesurceterrain,consisteàdirequemaconsidérationd’uneintentionnepeutservirdecritèred’identificationdelaVuedeDelftcommeœuvred’art,puisqu’elleestelle-mêmedéterminéeparma connaissance de son statut d’œuvre d’art : si je prends en compte une intention esthétique enregardantlaVuedeDelft,c’estparcequejesaisd’avance–ouquej’infèreimmédiatementdufaitqu’ils’agitmanifestementd’untableau–quec’estuneœuvred’art :c’estsonstatutévidentd’œuvred’artquidéterminelaspécificitédemaréaction,etnonl’inverse.Dansuncasplusdouteux(«sculptureourocher ? »), je ne saurais quelle sorte de réponse adopter, et donc la nature de cette réponse, encoreindéterminée, ne saurait déterminer pourmoi la nature de l’objet. Et si je tranche à tort en prenantnaïvementunrocherfortuitpourunesculptureintentionnelle,cettedéterminationseratoutsimplementerronéeetnepourradoncservirdecritère.

L’objectionainsireformuléemesembleindéniablementvalidesurleplandustatutobjectif,c’est-à-direlorsqu’ils’agitdedéterminerhistoriquementsiunobjet«est»ou«n’estpas»uneœuvred’art.C’estévidemmentcettequestionqueseposeDanto,lorsqu’ilsedemandecommentidentifier«legenrederéactionappropriéeauxœuvresd’art»:lefaitquej’aieàunobjetunerelationdetypeartistiquenesuffit en aucunemanière à prouver que cet objet esteffectivement uneœuvre d’art, et donc quemarelationest«appropriée»,oulégitime,etlesupposerrelèveàcoupsûrd’unedémarchecirculaire.Queje tienneunobjet pouruneœuvred’art ne faitpasde cet objet uneœuvred’art –même, soit dit enpassant,sijem’appelleDuchamp,Warhol…ouDanto.Etcettedifficultén’estpasdumêmeordrequecellequis’attacheà lasimpleappréciationesthétique,carsi l’onpeutsoutenir,commeje lefaissansréserve à la suite de Kant, qu’aucun objet n’est objectivement beau ou laid, et donc qu’aucuneappréciationesthétiquenepeutêtre«correcte»ou«erronée»,ilestunpeuplusdifficiledesoutenirqu’aucunobjetn’est,oun’estpas,objectivement,uneœuvred’art.L’articitéd’uneœuvreestaprèstoutun fait historique, qui ne dépend pas de mon appréciation subjective comme sa « beauté » ou sa« laideur»,quinesontquedesexpressionsobjectivéesdecetteappréciation.Dès lors, si je tiensunobjet pour uneœuvre d’art et lui accorde en conséquence une attention et une appréciation de typeartistique,quelqu’unpeut,danscertainscas,légitimementvenirmeconvaincred’erreur(danscertainscasseulement,puisqued’autrespeuventrester,provisoirementoudéfinitivement, indécidablesdufaitde l’ignorancecommune),etobtenirenconséquenceque je réformeuneattitudeerronée,cequ’ilnesaurait en principe obtenir à propos d’une appréciation esthétique – si ce n’est que l’abandon ou,inversement,l’adoptiond’uneconsidérationartistique(oulasubstitutiond’uneconsidérationartistiqueàuneautre,commedanslescasdechangementd’attribution)retentissentinévitablement,commenousl’avonsvu,surl’appréciationesthétiqueelle-même.Jeviensdedirequelarévélationducaractèrenon

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artistiquedecequejetenaispouruneœuvred’artnepouvaitruinermarelationesthétiqueàcetobjet;maisjedoisrappelermaintenantquepourKant,larévélationinverse(transfertdurossignolàl’oiseleur)entraîneimmanquablementceteffet.Cequiconfirmeaupassageladifférenceentreuneargumentationportant directement sur la « valeur » de l’objet (« Tu dois trouver cet objet beau pour telle et telleraison»),quiestparprincipeinefficace,etunedémonstrationportantsursonstatut(«Tudoisadmettreque cet objet est, ou n’est pas, une œuvre d’art »), qui peut être effectivement et légitimementconvaincante,etdecefaitmodifierindirectementl’appréciation,puisqu’onn’appréciepasdelamêmefaçonlemêmeobjetselonqu’onletientounonpouruneœuvre.

Laprésencechezlerécepteurd’uneconsidérationartistiquen’estdoncévidemmentpasuncritèreobjectif d’articité.Mais elle constitue en elle-même, y compris lorsqu’elle repose sur une hypothèseerronéeouinvérifiable,unfaitsubjectifaussicertainquel’attentionetl’appréciationesthétiques,etcefaitestensomme le seulquinous importe ici, c’est-à-diredansune tentativepourdéfinir la relationartistique : ilya relationartistiqueàunobjetdès lorsqu’unsujetesthétiqueattribueàcetobjetuneviséeesthétique–quel’onpeutaussibienqualifierdeviséeartistique,puisqu’uneintentionesthétique,seloncettedéfinition,nepeutprésiderqu’àuneœuvred’art.Jepuis«metromper»entenant(ounon)unobjetpouruneœuvred’art,maisjenepuismetromperenobservantquejeletiens(ounon)pourtel,etdéfinirlarelationartistiquen’exigeenrienquecetterelationsoit«appropriée»,légitimeetfondéesuruncritèreobjectif–qu’ellenepeutévidemmentconstituer.

Mais il se trouve que dans l’immensemajorité des cas, si l’on veut bien s’abstenir d’ériger enparadigmes universels les incertitudes propres à une certaine période (contemporaine, ou peut-êtrerelevant déjà d’un passé révolu) et à une interprétation particulière de ses productions, et pour lesraisonsquenousavonsreconnuesplushaut,lestatut(historique)d’articitédecertainsobjetsn’estpasdouteux :devant laplupartdesobjetsdumonde,nuln’est réduitàdeshypothèsesaventureusespourdéterminers’ilaaffaireàunobjetnaturel,àunartefactdépourvud’intentionesthétiqueouàuneœuvre(plusoumoins)artistique.Lescasdouteuxrelèventleplussouventd’uneinformationlatéraleaisémentdisponible,etceuxquiresteraientàjamaisdouteuxnemesemblentpasdenatureàcompromettreunedéfinition théorique : si le « loupduLarzac» se révèle être un chien, cela ne suffit pas, je pense, àrécuserleconceptdeloup,maisseulementuneméprisedanssonapplication.J’aiditplushautqu’unedéfinitionn’étaitpasuncritèred’identificationssingulières,ilfautdiremaintenant,etréciproquement,qu’une incertitude d’identification singulière ne ruine pas la validité d’une définition. Les casd’incertitudelesplussignificatifssontàmonsensceuxquirésultentdeladifférenceculturelleetdeladérivehistorique:nous(Occidentaux«cultivés»etquelquepeuesthètes)avons,depuisunbonsiècle,pris l’habitude de traiter enœuvres d’art – par exemple en les plaçant dans desmusées d’art, en enpubliant les reproductionsdansdes collectionsde livresd’art, ou en les achetantplusoumoins cherpour décorer nos intérieurs – des objets provenant de toutes sortes de civilisations lointaines ouexotiques (peintures rupestres, idoles, masques, pièces de vêtement, ustensiles divers) dont nousignoronsquelleétaitlafonctiond’origine,oumêmedontnouscroyonssavoirquelafonctiond’origine,ou,commeditSchaeffer366,le«statutnatif»,n’étaitpasd’ordreesthétique.Maiscetteignoranceoucesoupçon,à juste titre,nenousgênentpasdansnosconduitesde récupérationesthétique,qui tiennentsouventàdesanalogiesformellesavecnospropresproductionsartistiques(uneidoleressembleàunesculpture,uneamuletteàunbijou,uneprièrerituelleàunpoème,etc.),àl’existenced’étatsmixtes(uneicôneest bienunpeuun tableau), et à l’adaptationperpétuelle, parvoied’élargissement, du conceptd’art(etdesesinnombrablessous-conceptsgénériques),dontlagéométrievariablefavorisetoutescesannexions367.Cescasd’éventuelledistorsion fonctionnelle illustrent, selonmoi,ceque j’appellerai lalégitimitésubjective(ouattentionnelle)desarticitésobjectivement(ouconstitutivement)illégitimes.Il

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n’yacertainementpasdequoienfaireundrame,carl’importantestbienicilarelationesthétiqueàunobjet,qu’ils’agisseounond’uneœuvred’art.Leshypothèseshasardeuses(quandelleslesont)surlestatutd’origine,artistiqueounon,decetobjetn’apportentàcetterelationqu’uneinflexionsommetoutesecondaire.L’important, donc, est de savoir si un objetmeplaît ou non, puis de savoir s’ilme plaîtcommeœuvred’artounon,cetobjetpouvantmeplaireàconditionquejen’yvoiepasuneœuvred’art(lerossignoldeKant),ouaucontraire(selonHegel)àconditionquej’yvoieuneœuvred’art,oumeplaire (ou me déplaire) différemment selon que je le reçois ou non comme une œuvre. Que monhypothèsesoitfondéeounonestunequestiondefait,quepeuventéventuellementtrancherunhistorienouunethnologue,etquirelèveàcoupsûrdeleurcompétenceetdeleurresponsabilité,maisqui,tantquejenemelaposepasmoi-même,n’influepassurmarelationesthétiqueàcetobjet.Or,jelerappelle,c’estcetterelationquinousimporteici.

Dans une page récemment publiée par Jean Jamin, Michel Leiris, s’interrogeant sur le statut,artistiqueounon,decertainsobjetsafricains,formulelaquestionendestermesquimeparaissenttrèspertinents,mêmesisaréponseestunpeuambiguë.Certains,rappelle-t-il,estiment«qu’onn’estfondéà qualifier d’“œuvre d’art” aucune chose qui ne soit reconnue comme telle par le peuple qui l’aproduite».Maisilsepeut,rétorque-t-il,«queleproblèmesoulevéicis’avère,toutcomptefait,unfauxproblème.N’est-ilpassuffisantpourconstituer l’œuvred’artqu’uneémotionesthétique,d’oùqu’ellevienne,semanifesteàproposdel’objetconsidéré?Nousignoronsquellespouvaientêtrelesréactions,parexemple,desanciensÉgyptiensenfacedesstatuesdeleursdieuxoudeleursrois;toutefois,ilneviendraitàl’espritd’aucunOccidentaltantsoitpeucultivédecontester,enprétextantcetteignorance,lalégitimitédel’attributiondelaqualitéd’objetd’artàcespièces,dontilestimpossibled’affirmerqueleur exécution répondait si peu que ce fût à des besoins proprement esthétiques »368. La premièrepositionprocèdedecetteexigenceexcessivequianime,selonSchaeffer369,«l’objectiondel’historiendes cultures » – victime typique de « l’historicisme endémique qui tient si souvent lieu de réflexionméthodologique dans les sciences humaines ». Exigence excessive parce qu’elle applique à notreréception esthétique de tels objets un critère qui ne convient qu’à leur qualification historique – unequalificationsouventimpossiblefautedepreuvesoudetémoignagescertains.LapremièreréponsedeLeiris – qu’une « émotion esthétique » suffise à la qualification d’œuvre d’art – est à l’inverseexcessivementlaxiste,puisqu’unetelleémotionpeutêtreaussibiensuscitéeparunobjetnaturelquenulpourautantnequalifierasérieusement,ou littéralement,d’«œuvred’art».Laseconde,que je trouvepluséquilibrée (bienqueLeirisnesemblepass’aviserde ladifférence),consisteà reconnaîtrequ’unartefactquinelepossédaitpas–oudumoinsdontonnepeutsavoirs’illepossédaitounon–danssoncontexted’originepeutacquérirlestatutd’œuvred’artdansunnouveaucontextehistoriqueetculturel,ne serait-ce que par analogie technique avec des objets (ici : des sculptures) tenusmaintenant pourconstitutivementartistiques:c’estcecritèrequeSchaefferqualifieàplusieursreprisesde«générique»:«C’estjustement,ajoute-t-il,lecasdelastatuettefunérairedontl’inscriptiongénériquerenvoieàdesmanières de faire spécifiques qu’elle partage avec d’autres œuvres dues aux mêmes techniques,nonobstant leur différence fonctionnelle […]. Cela est dû au fait qu’elles demeurent référables à ungenre opéral qui pour nous fonctionne en tant qu’exemplification artistique “évidente”, à savoir lasculpture370.»Ainsicequin’apeut-êtrepasétéintentionnellementproduitcommeœuvred’art,etquel’«historiendescultures»peut légitimement, aunomdecedoute, refuserdequalifier comme telle,peut-illégitimementêtrereçucommeuneœuvreparlepublicamateurd’art,etfonctionnercommetelleà ses yeux. Dans un cas analogue, et fort d’une autorité artistique dont le simple amateur ne peutévidemmentseréclamer,Picassotranchaitsuperbementetsansplusdescrupuleethnologique:«Jene

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saispasd’oùçavient,jenesaispasàquoiçasert,maisjecomprendstrèsbiencequel’artisteavoulufaire371.»

Cepointnousramèneévidemmentàlarecommandationgoodmanienne:nepaschercherqu’est-cequiest,maisquandest-cedel’art.Ilsetrouvepourtant,curieusement,queGoodmanlui-mêmen’apasréponduàcettequestion,ouplusprécisémentque la réponsequ’il lui adonnée réponden fait àuneautrequestion,situéeenquelquesorteenamontdecelle-ci,etquiest:quandya-t-ilobjetesthétique?–c’est-à-dire,dansmestermes:quandya-t-ilrelationesthétique?Jenerevienspassurlateneurdecetteréponse,quej’aianalyséeplushaut,maisjevoudraisinsisterunpeusurceglissement,quin’enestsansdoutepasunpourGoodman,maisquienestunpourmoi,etquimériteconsidérationcommetel.Jerappelled’abordqueledernierchapitredeLangagesdel’artcomporteunparagraphe,lecinquième,qui s’intitule, demanière tout à fait appropriée, «Symptômes de l’esthétique » – et que nous avonsinterprété, par une inflexion qui ne conviendrait sans doute pas à son auteur, comme tableau dessymptômesducaractèreesthétiquedel’attentionportéeàunobjet.Cetableauestreprisdansl’articlede 1977, « Quand y a-t-il art ? », où il est censé répondre à la question titulaire, comme si unedescription de la relation esthétique suffisait à décrire une relation artistique, et donc, implicitement,comme si tout objet esthétique, en tant que tel, était ipso facto une œuvre d’art. Cette dernièreproposition,jelerappelle,peutelle-mêmes’interpréterdedeuxfaçons:soit(façonobjectiviste)«lesœuvres d’art sont les seuls objets esthétiques aumonde », soit (façon subjectiviste) « il suffit qu’unobjetquelconquefonctionnedemanièreesthétiquepourqu’ildevienneuneœuvred’art,aumoinstantqu’ilfonctionneainsi».Puisqu’iln’explicitepasl’identificationartistique=esthétique, secontentantd’unglissement tacitede l’unà l’autre,Goodmann’est évidemmentpas tenudedirequel sens il luidonne, mais certaines de ses formules me semblent exclure la première interprétation, par exemplequandilenvisagelespropriétésstylistiquesd’unleverdesoleil,etd’autresimpliquentassezclairementla seconde, comme lorsqu’il observe : «Normalement, lapierren’estpasuneœuvred’art,mais ellepeut l’être,exposéedansunmuséed’art.Sur la route,ellene remplithabituellementpasde fonctionsymbolique. Dans le musée d’art, elle exemplifie certaines de ses propriétés – par exemple, despropriétésdeforme,decouleur,detexture372.»Direqu’unepierreest,ou«peutêtre»,uneœuvred’artquand elle est exposée dans unmusée d’art (et non pas, bien sûr, dans une collection de spécimensgéologiques)neprocèdepaspourautantd’unralliementàlathéorie«institutionnelle»,carl’expositionelle-mêmen’estici,delapartdeceuxquienontdécidé,qu’uneconséquencedel’attentionesthétiquede certains récepteurs (influents), même si elle peut en aider d’autres à adopter le même typed’attention : elle ressortit en somme, et sans aucun privilège d’efficacité, aux pratiques de ce queGoodman appelle implementation, et qui comprennent aussi, entre autres, les exécutions musicales,éditionsdetexteslittéraires,etc.«Quandunobjet,dit-ilailleurs,n’estpasunartefact,maisparexempleunepierretrouvéesuruneplage,l’implementationpeutnéanmoinsavoirlieu:parexemple,silapierreestmontéeetexposéedansunmuséed’art.Maisjenesouscrispas,commeonlesupposeparfois,àunequelconque théorie “institutionnelle” de l’art. L’institutionnalisation est seulement l’un des moyens,parfois surestimé et souvent inefficace, de l’implementation.Ce qui compte est le fonctionnement[symbolique]plutôtque telle façonparticulièrede l’obtenir.Lapierrede laplagepeutêtreamenéeàfonctionner commeart simplementpar le fait de la remarquer là où elle se trouve et de la percevoircomme un symbole exemplifiant certaines propriétés, par exemple formelles. L’implementation,manifestement,nesebornepasàfairequ’uneœuvreagissecommetelle,maiss’étendàtoutcequifaitagirn’importequoicommeuneœuvred’art373.»Cequi«fait»d’unobjet,pouruntemps,uneœuvre

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d’art, ce n’est donc pas son élection par l’institutionmuséale, mais l’attention esthétique qui, selonGoodman(maisnonselonlestenantsdelathéorieinstitutionnelle,danssaversionDantocommedanssaversionDickie),fondecetteélection,etquipeutfortbiens’enpasser:uncertainregardysuffit.

Mais,cerisquedemalentenduécarté,n’ensubsistepasmoinsunedifficulté,quitientàcequ’onpourraitdécrirecommeunconflitentreunedéfinitionfonctionnelleetunedéfinition«ontologique»del’œuvre374.Malgrésonchoix(quejepartage)enfaveurdeladéfinitionfonctionnelle,Goodmanestbienconscientdecettedifficulté:«Direqu’unobjetestdel’artquandetseulementquandilfonctionneainsiestpeut-êtreexcessifouinsuffisant.LapeinturedeRembrandtdemeureuneœuvred’art,commeelledemeureunepeinture [jediraisvolontiers :puisqu’elledemeureunepeinture] alorsmêmequ’ellenesert que de couverture ; et la pierre de la route peut ne pas devenir à strictement parler de l’art enfonctionnant comme art.De façon similaire, une chaise demeure une chaisemême si on ne s’assiedjamais dessus, et une caisse d’emballage demeure une caisse d’emballage même si on ne s’en sertjamaisquepours’asseoirdessus.Direcequel’artfaitn’estpasdirecequel’artest;maisjesoutiensquelapremièrequestionestlaplusurgenteetlapluspertinente375.»L’accentd’hésitation,plutôtrarechezcetauteurordinairementpluscatégorique,esticiassezperceptible:lesortduRembrandtetceluiducaillounesontpastoutàfaitassimilables,parcequeletableau,apparemment,restede l’artmêmequandilnefonctionnepascommetel, tandisquelecaillou,quandil fonctionnecommeart,n’estpasstrictosensuuneœuvred’art–etd’ailleursle«comme»(as)estambigu,puisqu’onpourraitleglosersoitparentantque,soitparàlamanièrede,cequin’estpastoutàfaitlamêmechose.Cetembarras,ilfaut bien le voir, tient au passage subreptice, signalé plus haut, des symptômes de l’(attention)esthétique à ce que j’appelle volontiers, quant à moi, les symptômes de l’attention artistique. Lessymptômes,oupeut-êtrelesymptômeparexcellence,quiest,denouveau,l’attributiond’uneintentionesthétique,aveclesconséquencesdiversesqu’entraînecetteattribution,dontlaprincipale,nousl’avonsvu,estcequeRobertKleinappellel’historisationdelavaleur.Mêmeexposédansunmuséed’art,unobjetnaturel,commeunsimplegalet,oucommelabranchechoisieparMagnellietmontréenaguèreauMNAM,peut fonctionner« comme»objet esthétique,maisnoncommeœuvred’art, àmoinsd’êtrereçu, en l’occurrence de manière erronée (mais il n’est pas bien difficile d’imaginer un sculpteurproduisantvolontairementunobjetenformedegaletoudebranche),commeprocédantd’uneintentionesthétiqueproductrice;demanièreerronée,carunsimplechoixn’estpasuneintentionproductriceausensoùjel’entends.

IlyadanscecommentaireaumoinsuntermeàcoupsûrirrecevablepourGoodman,c’estlemot«intention»,quinepeuts’accorderàsapositionphilosophique;maisilluiarriveaumoinsunefoisdereconnaître comme définitoire de l’articité (comme condition au moins nécessaire) le traitd’artefactualité:«uneœuvre,reconnaît-il,estquelquechosequiestfait376»,cequisignifie,jesuppose,« produit par un être humain ». Un tel trait n’est plus tout à fait de l’ordre du fonctionnementattentionnel (percevoir un objet comme exemplifiant certaines propriétés), qui peut, comme ditjustementGoodman,«alleretvenir377 »,maisbiende l’ordredes conditionshistoriquesobjectives :pour,nonpasseulementfonctionnercommeuneœuvred’art,maisêtreuneœuvred’art,unobjetdoitavoir été effectivement produit par un être humain ; et comme cette condition nécessaire n’est passuffisante,puisqu’unmarteaun’estpas(toujours)uneœuvred’art,ilfautbienenintroduireuneautre,quiestnotre intentionesthétique :unmarteaupeutêtreobjectivementuneœuvred’art s’il comporteeffectivementuneintentionesthétique,etilnepeutfonctionnercommeuneœuvred’art(etnoncommeun simple « objet esthétique » occasionnel) que si son récepteur lui attribue, à tort ou à raison, uneintentionesthétique.

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Nousvoiciapparemmentaurouet,etl’onpeutdèslorssedemanderàquoisertcedétourparles« symptômes » goodmaniens, s’il faut les abandonner au profit d’un retour à un critère qui leur estextérieur.C’estqu’enfait, jeneproposepasdelesabandonner,maisdelescompléterpourassurerlepassageducasgénéral(larelationesthétique,quedécriventassezbiencessymptômes,àconditiondéjà,jelerappelle,deleuradjoindreletraitaffectifd’appréciation)aucasparticulierdelarelationartistique.Le nouveau trait complémentaire consiste évidemment en l’attribution d’une intention esthétique. Sil’onveutinterpréterlessymptômesgoodmanienscommesymptômes,nonplusseulementdelarelationesthétique,maisdececasparticulierqu’enestlarelationartistique,ilfautselonmoiyajoutercetultimesymptôme, non plus de l’esthétique, mais bien de l’artistique. Ceux que je mentionnais plus haut(l’intérêtcognitif,lejugementde«réussiteopérale»)pourraientenêtreeux-mêmesdesconséquences,puisqu’unsymptômepeuttoujoursendéterminerunautre:sil’ons’intéresseauxprocédéstechniquesd’unobjetesthétiqueetàleurefficacité,c’estsansdouteparcequ’onletient,àtortouàraison,pourunobjetintentionnellementesthétique;unobjetpurementnaturel(s’ilenexiste)nedépendpasdetellesconditions,etcellesd’unartefactpurementutilitaire(mêmeclause)nesontpasaussiétroitementliéesàuneffetesthétiquequ’ilnevisaitpas.

Cetteinterprétationsubjectivisante(puisquelefondementobjectifdel’attributionyesttenupoursecondaire)est évidemment infidèleà lapositiongoodmanienne,mais jepensequ’elle seulepeut luidonnerunecohérenceautrementimpossibleàatteindre:ils’agitensommededébarrassercettethéoriedesaspectsobjectivistesquilarendentselonmoiincohérente.Lavraiequestion,ensomme,n’estpasexactement :«Quandya-t-ilart ?»–question sansdoute, si on laprendà la lettre, contradictoire,commelemanifestentleshésitationsdeGoodman–maisplutôt:«Quandunobjetest-ilreçucommeuneœuvred’art?»Nousavonsvuplushautque lesubjectivismekantienentraitdans l’embarrasenrefusantsesconséquences relativistes ;nousvoyonsmaintenantque le relativismegoodmanien378 (outoutautre)nepeut trouverdecohérencequ’enacceptantdesprémissessubjectivistes :onnepeut,dumoinslittéralement,useràlafoisd’unquandrelativisteetd’unilyaobjectiviste.Laquestionquand?(commeopposéeàqu’est-ceque?)n’adepertinencequesielleportesuruneréception,c’est-à-diresurun fait subjectif, susceptible d’aller et venir : «Quandperçois-jede l’art ? » Si un objet – comme,disons,leRembrandtoccasionnellementdétournéparGoodmanouparDuchamp–est (objectivementetdemanièrepermanente)uneœuvred’art,commeGoodmanl’admetfinalementetnonsansraison,laquestionquand?nepeutconcernerquesaréception,c’est-à-direl’usagequej’enai,oul’idéequejem’enfais,selonquejelereçoisounoncommeuneœuvre.Sijeposelaquestionentermesobjectifs,ilmefautabandonnerlequand,etrevenirauquoi:unobjetestuneœuvres’ilaétéeffectivementproduitdansuneintentionesthétique;ilfonctionnecommeuneœuvrequandonluiattribueunetelleintention,et les deux conditions sont en grande part indépendantes l’une de l’autre : il arrive que la viséeesthétiquesoitméconnue,cequinel’empêchepasd’avoirexisté,ilarrivequ’ellesoitattribuéeàtort,cequin’empêchepascetteattributiond’agir.Ensomme,lapremièrequestion(quoi?)estaussilégitimequelaseconde(quand?),etsaréponsen’estpastoujoursinaccessible,etnedépendpasdelaréponseàlaseconde:ilnedépendpasdemoi(demonattributionsubjective)queBethsabéesoit–c’est-à-dire:aitétéproduitecomme–uneœuvred’art(etc’estencelaquesonstatutd’œuvreest,disaitàpeuprèsPanofsky,«objectif»),maisseulementqu’ellefonctionneainsipourmoi;enrevanche,cettefonctionpeutdépendre,nonpasde l’articitéobjectivedecetobjet,maisde lanotionque j’enai–notionqui,elle,peutà son tourdépendredece fait :onmeconvaincrasansdouteplusaisémentde l’articitédeBethsabéequedecelleduCervin.Lesdeuxquestionssont légitimes,maisseule lasecondeconcernedirectementlarelationartistique;lapremièrenelaconcernequ’àtraverslaseconde,etc’estencesens–et,mesemble-t-ilfinalement,enaucunautre–quelequoidépendduquand.Pourledireunedernière

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fois,etaussiclairementquepossible:laquestionquandnedéboutenullementlaquestionquoi,etnepeuts’ysubstituerentoutesoccasions:unesciencecommel’histoiredel’artnepourraitsérieusements’yconfier;maispourl’analysedelarelationartistique,quirelèvedel’esthétique,elleestbien,commeditGoodman,«laplusurgenteetlapluspertinente».Carlarelationartistique,c’est-à-direlefaitpourunobjetdefonctionnercommeuneœuvre,nedépendpasnécessairementdustatutartistiqueobjectifdecetobjet.

Ilmesembledoncquela«définitionprovisoire»proposéeplushaut(etd’ailleursplutôtbanale,comme nous l’avons noté depuis) de l’œuvre d’art comme « objet esthétique intentionnel », ouindifféremment«artefactàfonctionesthétique»,doitdécidémentêtremaintenueàtitredéfinitif,maisqu’ellepeutêtre interprétéesoitdemanièreobjectiveetontologique(«pourêtreuneœuvred’art,unobjet doit procéder effectivement d’une intention esthétique »), soit de manière subjective etfonctionnelle (« pour fonctionner comme uneœuvre d’art, un objet doit être reçu comme procédantd’une intention esthétique »). Les articités du premier type sont évidemment les articités« constitutives », dont le caractère intentionnel est plus ou moins objectivement établi, soit partémoignage historique, soit par appartenance générique manifeste et déterminante (un tableau, unpoèmeouunesymphonieontpeudechancesd’êtredesobjetsdépourvusd’intentionesthétique),cellesdu second type sont les articités occasionnelles, ou « conditionnelles379 » – que je qualifieraisaujourd’huiplusvolontiersd’attentionnelles,c’est-à-direensomme:dontlecaractèreintentionnelestde l’ordre de l’hypothèse attentionnelle, que cette hypothèse soit ou non fondée – ce qui impliqueévidemmentquecertainesarticitésattentionnellessontégalementconstitutives.SijetiensnaïvementleCervin pour une œuvre d’art, avec les conséquences qu’entraîne cette croyance sur ma relationesthétique à cette montagne (par exemple celles qu’indiquait Gombrich), il s’agit d’une articitépurement attentionnelle, qui se révélera telle et donc s’évanouira une fois démentie dans les faits –démenti facile,etdoncfortprobable ;si je tiens l’ensembledepeinturesdeLascauxpouruneœuvred’art,cettearticitéconditionnelle repose implicitementsurunehypothèsed’intentionesthétiquepeut-être juste, et elle est donc à la fois certainement attentionnelle et possiblement constitutive : uneconfirmation historique de mon hypothèse la rendrait pleinement constitutive. Mais une telleconfirmationn’estguèreplausible,nonseulementparcequeles«preuves»outémoignagesnécessairesnousferontsansdoutetoujoursdéfaut,maisaussietsurtoutparcequ’ilyapeudechancesquelechampconceptueldeshommesdel’époquemagdalénienneaitétéstructurédetellesortequ’yaiteusaplaceune notion de l’intention artistique exactement identique à la nôtre : beaucoup plus près de nous,Huizingaestimequ’auMoyenÂge,«toutartétantplusoumoinsunartappliqué[…]lanotionmêmedebeautéartistiqueresteencoreinconnue380»,etunetelleopinion,mêmesiellepeutêtreformellementcontestée381, jetteaumoinsquelqueincertitudesurlapermanencedecette«notion».Monhypothèseimplicitenepeutdoncêtreici,enfait,nitoutàfaitjustenitoutàfaitfausse,etilenvasansdoutedemêmeàl’égarddesartefactsproduitsdansdessociétés«primitives»contemporaines:lestémoignagessurleur«statutnatif»qu’unethnologuepeutencoreyrecueillirnesontprobablementpassusceptiblesde traductions fidèles terme à terme, ce qui interdit d’établir une relation nette, d’identité ou dedifférence, entre ce statut (et l’intention qui y préside) et celui de nos propres «œuvres d’art ».Onperçoit certainement la labilité de ces distinctions ; il vaudrait sans doute mieux dire que certainesarticitéssontplusconstitutivesqued’autres–etadmettreunefoisdeplusquecettegradationestsansgrande importancesur leplanesthétique,puisqu’unearticitépurementattentionnelle,voire toutà faitillusoire, peut retentir sur la relation esthétique autant qu’une articité constitutive (et, bien entendu,

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davantagequ’unearticitéconstitutivenonperçue):unecroyancen’apasbesoind’êtrefondéepourêtreactive, et une peinture rupestre ou unmasque africain n’ont pas besoin d’avoir été produits commeœuvres d’art pour être reçus et fonctionner comme telles, aujourd’hui et pour le plus grand nombre.Soluble ou non, la question de leur intention d’origine concerne légitimement l’histoire, mais nonl’esthétique.

Onpourraitêtre tentédeliercettegradationduconditionnelauconstitutifàuneautregradation,celledel’importancerelative,danslaproductiondel’objet,del’intentionesthétiqueparrapportàseséventuelles fonctions pratiques. Ilme semble en fait que les deux sont sans rapport, et aussi que laseconde,même supposée établie et mesurable, ne peut servir de critère de degré d’articité. Il m’estarrivé naguère, sans doute par souci de prudence, de suggérer que la définition légitime d’un objetcommeœuvred’art tiendraitaufaitque lafonctionesthétiqueenserait la finalité,etdonc l’intentionprincipale382.Jean-MarieSchaeffer,quiobserve383cetteclausemalencontreusement restrictive,enciteailleursune formulationqu’il trouvechezMartinSeel, etquimontrebien lecaractère, comme ildit,«hyperbolique»,etdoncenfaitimprudent,d’unetelleexigence:«Uneœuvred’artestunobjet[…]quinousengageounousconvieàuneexpérienceesthétique–etàriend’autre384.»Jesouligneicilaclausehyperbolique,quirévèleassezbien,danssonexcès,lecaractèredéjàexcessifdelamienne:silaviséeesthétiquedevaitêtre«principale»,etafortioriexclusive,danstouteœuvred’art,l’architecture,par exemple, risquerait fort de se voir exclue du champ artistique, sans compter lesmasques rituelsafricainsou lesstatuettesfunéraireségyptiennesqu’objecteaussitôtSchaeffer–etplusgénéralement,commeditValéry,«touslesArtsdontlesouvragesserventàquelquechoseetintroduisentdansnotrevieun ambigude l’utile et dubeau385 » ; la finalité esthétiqued’un templegrecoud’une cathédralegothique (pour ne citer que des genres dont l’articité est admise par tous) n’est manifestement niexclusivenimêmedominante,etSchaefferaévidemmentraisondeconcluresurcepoint :«Peut-onpourlemoinssoutenirquetouteslesœuvresd’artausensgénériquedutermerésultentd’uneintentionprincipalementesthétique?Rienn’estmoinssûr.»Cequipourraitêtre«principalement»,voire,sicetadverbeaiciunsens(j’endoute),«exclusivement»esthétique,c’estlarelationquej’aiàcesobjets,etdelapertinencedelaquelle,surceplan,jesuisseuljuge;maisprojeterlecaractèredecetterelationsurlaviséede leurproductionseraitévidemmenterroné. Il fautdoncbienadmettreunecertaine latitudedans l’adéquation entre l’intention artistique (qui peut n’être, et n’est souvent, esthétique que desurcroît)etl’attentionesthétique,quiatouslesdroits,dontceluid’être(oudesecroire)aussiexclusivequ’ellelesouhaite.Maislaréceptiond’uneœuvrecommetelle,«optimale»ausensdeSchaeffer,etqui veut prendre en compte le plus possible de ses intentions, n’a certainement pas avantage àméconnaître ses éventuelles (et presque inévitables) finalités extra-esthétiques. Le presque veut iciréserver le droit de certaines œuvres, par exemple enmusique ou en peinture abstraite, à une viséepurement artistique, dont la possibilité n’est pas à exclure en principe : il me paraît évident quel’importancerelativedelaviséeesthétiquepeutêtreextrêmementvariabled’uneœuvreàl’autre,d’ungenre à l’autre, d’un art à l’autre, etc. ; mais il est aussi évident que ces degrés d’importance necommandentenrienledegréd’articitédesœuvres,saufàconsidérerparexemple,dansunecaricaturedeformalismequelacritiquemodernisten’apastoujoursévitée, lasupposée«poésiepure»commeconstitutivement plus poétique que la poésie narrative ou descriptive, la peinture abstraite commeconstitutivement plus picturale que la peinture figurative, ou la musique (instrumentale et sansprogramme)commeconstitutivementplusartistiquequel’architectureoulalittérature.

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Jenecroisdoncpasquecettenotiondedegréd’articitéaitunegrandepertinence,etencoremoinsqu’un certain degré d’intention esthétique soit nécessaire à la définition objective (ou à la réceptionsubjective) d’un objet comme œuvre d’art. Contrairement à l’apparence, il est plus raisonnabled’admettrequelaprésenced’unepsilond’intentionesthétiquesuffitàcettedéfinition:pourqu’unobjetsoituneœuvred’art, ilfautet ilsuffitqu’ilprocèded’uneintentionesthétique,siaccessoirepuisse-t-elleêtreparrapportàsafonctionpratique;etpourqu’ilfonctionnecommetel,etfassel’objetd’unerelation artistique, il suffit qu’on lui prête une telle intention à un tel degré, sans plus. Le difficile,parfois, estde s’assurerde saprésence ; ledifficile,maisnon l’important, aumoinsparmi lesobjetsproduitspar l’homme,entreautrespourcetteraisonsimplequenulnepeutêtre toutàfaitsûrdesespropresintentions.Dèslors,siunecharrue,unlampadaireouunefourchettemeplaîtesthétiquement,nonseulementj’ignoresouventsisonauteurl’avoulu,maisencorepeut-ill’avoirignorélui-même.Onpourrait,dansledoute,pariersurl’affirmative(onchercherarementàdéplaire,etl’ons’enmoqueaussirarement,sinonplusrarement386)–cequiferaitdetoutartefactuneœuvred’art.Cetexcès-là,sic’enestun,nemegêneraitguère,etentoutcasmoinsquel’excèsinverse.

Jenepensepaspourautantqu’adopteruncritère si subjectifde la fonctionartistique introduisesubrepticement dans la définition de l’œuvre d’art, comme on l’exige parfois387 et comme je l’aiexplicitement refusé à la suite deGoodman, une dimension axiologique, ou évaluative, qui ferait du« mérite » un critère d’articité. Encore une fois, que la présence d’une candidature ou d’une« prétention » à l’appréciation positive, ou, comme disait plus modestement Panofsky, le fait de« solliciter une perception d’ordre esthétique », définisse l’œuvre en général (en la distinguant du« simple » objet naturel ou artefactuel qui, lui, ne prétend à rien, et à l’égard duquel l’attentionesthétique relève d’un libre choix), et que la reconnaissance ou la supposition de cette candidaturefondentl’identificationd’unobjetsinguliercommeœuvre,n’entraînenullementquel’accueilfavorablefait à cettecandidature (autrementdit : sonsuccès) constitue la conditionnécessaired’unedéfinitionthéorique ou d’une identification pratique. La « fonction esthétique » qui définit un artefact commeœuvre d’art est évidemment intentionnelle – faute de quoi elle ne serait qu’un simple effet – et, denouveau,ilyapeudechancesquecetteintention(lesouhaitdel’artiste)soitd’obteniruneappréciationnégativeouneutre;maispercevoir,àtortouàraison,dansunobjetla«question»anxieusedontparleHegel suffit pleinement à l’identifier commeœuvre, quelle que soit la réponse, positive, négativeouneutre, que l’on donne à cette question. L’œuvre demande une appréciation (positive), et c’est cettedemande qui la définit comme telle, non l’appréciation comme « esthétiquement correcte » qu’elleobtientoun’obtientpas.Lademandeenelle-mêmeestunsimpleétatdefait,sareconnaissanceousasupposition en est un autre, et rien de tout cela n’engage la dimension axiologique de l’appréciationpositivedansladéfinitiongénéraleoudansl’identificationsingulièredel’œuvre.Aprèstout,êtreunequestion–etmêmeparveniràsefairereconnaîtrepourtelle–negarantit,etdoncn’implique,aucuneréponse.

Cette métaphore sous-entend évidemment quelque analogie avec la distinction, aujourd’huicouranteenpragmatique, entre l’illocutoireet leperlocutoire : commeactede langage, unequestionaspire(effetperlocutoiresouhaité)àobteniruneréponsesatisfaisante;maispourcelaelledoitd’abord,généralement, se faire reconnaître comme question, ce qui suffit à son « succès » illocutoire. À laquestionangoissée:«Quelleheureest-il?»,«Jen’aipasdemontre»nedonnecertespasuneréponsesatisfaisante, mais manifeste au moins une prise en considération suffisante de son caractère dequestion, que n’apporterait pas un silence, par làmême impoli. À la candidature posée par l’œuvre

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d’art,lareconnaissancedesoncaractèred’œuvre(desonacteartistique),quientraîneipsofactosapriseen considération esthétique, constitue une réponse illocutoirement suffisante, même si cettereconnaissance consiste enune appréciationnégative, et doncpeugratifiante : «C’est nul »vaut icipour un brevet d’articité. Ce n’est probablement pas celui que souhaitait l’artiste, et peut-être, à lalimite,préférerait-ilquej’admiresonœuvresansyreconnaîtreuneœuvre,commel’hommedemandantl’heure se contenterait de ce que son interlocuteur, tout à fait par hasard et sans avoir compris laquestion, lui laissevoirsamontreendésignant leciel ;maiscettedéceptionmêmemanifestebiencequejevoulaismontrer:ladifférence,voirel’absencederapport,entreladéfinition(etl’identification)del’œuvrecommetelleetsonappréciationpositive.Pourtirerencoreunpeusurlerapprochementaveclathéoriedesactesdelangage388,disons,entermessearliens,quelareconnaissanceestconstitutivedustatut(catégoriel)d’œuvre,etquel’appréciationpositiven’yestquenormative(axiologique):commeiln’estpasnécessaire,pourjouereffectivementauxéchecs,degagnerlamoindrepartie,maisbienderespecter la marche des pièces, il n’est pas nécessaire, pour obtenir le statut d’œuvre d’art, de«mériter»uneappréciationpositive,maisseulementdemanifesterqu’onlasollicite.Encoreunefois,j’attache moi aussi (comme je viens de le supposer pour l’artiste lui-même) plus d’importance aupremier«succès»qu’ausecond,préférant,àtoutprendre,m’émerveillerd’unobjetquelconqueplutôtquedebâillerdevantunsupposé«chef-d’œuvre».Maislefaitestqu’onn’apastoujourslechoix.

19.Conclusion

Résumons-nous,aurisquecertaindenousrépéter:larelationesthétiqueengénéralconsisteenuneréponseaffective(d’appréciation)àunobjetattentionnelquelqu’ilsoit,considérédanssonaspect–ouplutôt:àunobjetattentionnelquiestl’aspectd’unobjetquelqu’ilsoit.Cetobjetpeutêtrenaturelou« produit » par l’homme, c’est-à-dire résultant d’une activité humaine d’agencement et/ou detransformation.Lorsquelesujetdecetterelation,àtortouàraison,etàquelquedegréquecesoit,tientcetobjetpourunproduithumainetprêteàsonproducteurune«intentionesthétique»,c’est-à-direlavisée d’un effet ou la « candidature » à une réception esthétique, l’objet est reçu commeuneœuvred’art, et la relation se spécifie en relation,ou fonction, artistique.La relationesthétiqueàuneœuvred’art(quienappellegénéralementbiend’autres),lorsquesoncaractèreartistique,ouarticité,n’estpasperçu, peut êtreune simple relation esthétique, commecelles que suscitent éventuellement les objetsordinaires–naturelsouproduitsparl’homme.Inversement,untelcaractèrepeutêtreattribuéàtortàunproduithumainquineprocédaitd’aucuneintentionesthétique,voireàunobjetnaturel,s’ilestprispourunproduithumain–oupour le faitd’une intentionsurnaturelle : si toute laNatureest l’œuvred’unDieu,onpeutprêteràceCréateurdiversesintentions–entreautres,esthétiques.L’existenceobjectivede l’intention n’est pas toujours assurée ni vérifiable (je doute par exemple que la dernière questiontrouve un jour sa réponse) ; sa postulation subjective (attentionnelle) seule, objectivement fondée ounon,agitsurlarelationesthétique,qu’ellesuffitàspécifierenfonctionartistique.Cecasparticulierdelarelationesthétiqueestdéfiniparlaconsidérationdesdonnéestechniquesethistoriques,génétiquesetgénériques,liéesàuncaractèreopéralreconnuousupposé.Cetteconsidérationpeutêtreplusoumoinsétendue,plusoumoinsintense,plusoumoinscomplexe,plusoumoinspertinente,plusoumoinsfidèleàl’éventuelleintentionproductrice.Elleaffecteetmodifieplusoumoinsl’attentionportéeàl’objetetl’appréciation qui en résulte, toujours subjective dans son principe,mais sans cesse sollicitée par un

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« nouvel » objet : le même, sous un autre jour. Elle contribue dans cette mesure à enrichir et àrenouveler la relationesthétiqueengénéral,dontellen’estcependantqu’unadjuvant latéral,au restenullement confiné dans ce rôle : l’expérience esthétique et la « connaissance des arts » sont deuxpratiques autonomes et autosuffisantes, dont aucune n’est tout à fait au service de l’autre, et dont laconjonction,tantôtféconde,tantôtstérile,n’estnullementnécessaireapriori:iln’estpasindispensabled’aimer une œuvre pour l’étudier, ni de l’étudier pour l’aimer (ou la détester). Quoi qu’ait voulu ymettre son illustrepromoteur, lanotionde«curiositéesthétique»estuncomposéhétérogèneet fortinstable,oùl’intérêtcognitifetlaréactionaffectiveseconfondentmoinsqu’ilsnelelaissentcroire:s’ilyauneillusionesthétique(l’objectivationdela«valeur»),ilyaaussiuneillusionartistique,quis’yajoute,etquiconsisteàéprouvercommeesthétiquesbiendesaspectsdelarelationàl’œuvre,quisontd’unautreordre,maisquiparticipentensous-mainàsonappréciationglobale.

Lecaractèregénéraldecettefonction,ainsidéfini,relevaitàmonsensdel’esthétiquethéorique–dont ellen’est toutefoisqu’uncanton,puisque, encoreune (dernière) fois, l’art n’estpas la seule (nitoujours la meilleure) occasion de relation esthétique. Son détail relève à son tour d’un ensemble,largement en cours ailleurs, d’enquêtes anthropologiques de toutes sortes (psychologiques,sociologiques, ethnologiques, historiques), constitutives de ce qu’on peut qualifier d’esthétiqueempirique, et à quoi ressortissent par exemple ce qu’on appelle l’histoire du goût ou, d’unemanièreselonmoiunpeupléonastique,l’esthétiquedelaréception.Laconsidérationetafortioril’exercicedece typede rechercheexcéderaient largement l’objetduprésentvolume, toutdemêmeque l’étudeduversant créateur de l’œuvre de l’art, qui relève encore d’autres disciplines, théoriques (la fameuse« philosophie de l’art ») et empiriques (dont l’histoire des arts), pour lesquelles je ne me sensaujourd’huinivocationnicompétence.Commeonl’auracompris, laperspectivedecetouvrageétaitseulementcelledu«public»récepteur,dontjeparticipecommeamateur,éclairéounon,etsaméthode,passablementintrospective–d’uneintrospectiontempéréeparquelqueméfianceàl’égarddediverses« puissances trompeuses » dont la séduction peut légitimement faire partie du jeu, mais non de sadescription.C’estmapropre(quoiquebanale)expérienceesthétiquequej’aitentéicidescruter,leplusetlemoinsnaïvementpossible,surlesdeuxplansdumoded’être,etdumoded’agiréprouvéparnous,d’œuvresquenousnefaisonsévidemmentquerecevoir,siactiveetparfoissiaventureusequ’enpuisseêtrela«contemplation».Cen’estclairementqu’unversantdeschoses,etjeneprétendscertespasquel’expérienceesthétiquepuissesuffire–commeysuffitsansdoute,pourl’artiste,lacréationartistique–à assurer ce que l’on a justement appelé l’« accomplissement de soi389 » ; l’imaginer (croire, parexemple,quelalecturepuissefairedavantagequenousintroduireàla«viespirituelle390»)relèveraitàcoup sûr de ce que Proust, contreRuskin et quelques autres, appelait l’idolâtrie – écueil typique del’esthétisme.Maisilsefaitqu’onnepeutguèreêtresurlesdeuxversantsàlafois,etmieuxvautsavoirentouteoccurrence,etentoutelucidité,dequelcôtéonsetrouve.Encorefaut-iladmettre,commenousl’avonsfaitàproposdetentativesplusoumoinsrécentes,qu’uneévaluation,quellequ’ellesoit,delarelationesthétiquenerelèvedéjàplusdel’esthétiqueelle-même.

Commeonl’aurasansdouteperçu,cettedeuxièmepartieseclôtàpeuprèslàoùcommençaitlaprécédente, ce qui s’accorde à l’idée, avancée plus haut, qu’aucune préséance ne s’impose entre lesquestions de statut, objet de la première, et de fonction, objet de la seconde : l’étude des modesd’existence,etparticulièrementdesmodesdetranscendancedesœuvres,conduitinsensiblementàcellede leursmodesd’action,etcelle-ci,en retour,chercheàdéfinir l’objetdecelle-là.La relationdecesdeuxpartiesestdoncenboucle,chacuned’ellesvoulantéclairerl’autre,etyintroduire.Cettestructurecirculairen’appellepasnécessairementunelectureinfinie–dontjen’auraipourtantgardededétournerquiconque.

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PourciterunefoisdeplusMikelDufrenne(1980,t.I,p.29),«uneéglisepeutêtrebellesansêtredésaffectée,unportraitsansquesoitoubliésonmodèle».«Ilpassadevantplusieurstableauxeteutl’impressiondelasécheresseetdel’inutilitéd’unartsifactice,etquinevalaitpaslescourantsd’airetdesoleild’unpalazzodeVenise,oud’unesimplemaisonauborddelamer»(Proust1923,p.692).J’accordequ’uncourantd’airn’estpasexactementunobjetesthétique,maisuncourantdesoleil?Kant1790,§42.J’emploieraiunpeuindifféremmentici,àproposd’œuvres,fonctionetrelation,dontlaseuledifférencedesenstientàcequelepremiermotconnoteetsoulignelefacteurintentionnel:onpeutdoncparleraussibiendelafonctionesthétiqued’uneœuvreoudelarelationesthétiquequel’onaavecelle,etquiestforcémentartistiquesil’intentionenestperçue;enrevanche,ilmeparaîtraitincongrudeparlerdelafonctionesthétiqued’unobjetnaturel,quinevisepasl’effetqu’ilproduit.Baxandall1985,p.106-111,déjàcitédansGenette1994,p.284.Etriendeplus:jeneconçoisnullement,commeparexempleBeardsley(1958),l’esthétiquecommeune«philosophiedelacritique»(professionnelle),maisbiencommeuneanalysedelaréceptionesthétiquecommune.Schaeffer1992.IlyauraitquelqueinjusticeàréduireHegelàdetellesformules,qu’ildébordedetoutesonenvergure;maislefaitestqueleprivilègeaxiologique(«Lebeauartistiqueestsupérieuraubeaunaturel,parcequ’ilestunproduitdel’esprit»,1835,p.10),etlemonopolelogique(l’esthétiquedéfiniecommelaphilosophieoulascience«dubeauartistique,àl’exclusiondubeaunaturel»,p.9)qu’ilaccordeàl’artsur(contre)touteautresortederelationesthétique,réduisantensommel’esthétiqueàl’artistique,mesemblentégalementinsoutenables.Quantaurapprochement,apparemmentincongru,desnomsdeHeideggeretAdorno,jelecrois,surceplan,justifiéparunerelationdesymétrieentrecesdeuxformesantithétiquesdesurvalorisation,mêmes’ilarriveausecondd’ennuancerleproposparuneperception plus lucide de l’effet de « neutralisation » qu’exerce, sur les œuvres originellement les plus « critiques », leur récupération par la société –évidemment«bourgeoise»:voirparexempleAdorno1970,p.291.Laphrasesous-jacented’Audenénonceplusspécifiquementque«lapoésienefaitrienarriver».Voirlecommentaire,plutôtsalubre,deDanto1986,chap.1.Cézanne à J.Gasquet, in Doran 1978, p. 119 ; selon une autre version, l’assistant identifie l’objet, non en allant considérer sur place le modèle, mais enexaminantplusattentivementcedétaildutableauoùlepeintreauraitreprésentéavecexactitudecequ’iln’avaitpourtantpasreconnu:«“Jen’avaispasbesoindelesavoir,dit-il,j’aifaitcequej’aivusansm’enrendrecompte.”Puisenreculantdevantsontableau,ilajouta:“Tiens,c’estvrai,c’étaientdesfagots”»(Wey1950).Pourcequinousconcerne,lesdeuxversionssontdemêmeleçon:onpeutdanscertainscaspercevoiretmêmereprésenter«fidèlement»cequ’onn’apasd’abordidentifié.C’estunpeul’usagequ’enfaitPierreFrancastel:«Ilyadanscetteanecdotelapreuvequetoutleprincipedeladestructiondel’objetestdéjàdanslaperceptionde Courbet, sinon dans son style, puisqu’au contraire il tient à offrir, par ailleurs, au spectateur des sujets parfaitement lisibles. Lorsque cette lisibilités’accommodedelaposedanscertainespartiesdelatoiled’unetachedecouleurnécessaireàl’équilibredutableau,ilrenoncevolontiersàexpliciterledétail,maisilnedéduitpasdecetteobservationunprincipegénérald’esthétique.Savisionestplusmodernequesathéorie»(Francastel1956,p.146).Citéd’aprèsRuskindansProust(1904,p.121),quidécriraàpeuprèsdanslesmêmestermesl’effortd’Elstir«denepasexposerleschosestellesqu’ilsavaitqu’ellesétaient,maisseloncesillusionsoptiquesdontnotrevisionpremièreestfaite»,car«cequ’onsaitn’estpasàsoi»(1919b,p.194,196).Inutile,sansdoute,derappelercombienetcommentlesanalysesdeGombrich(1959)incitentàrelativisercetteantithèseingénue.Jereviendraisurcettespécificationaudernierchapitre.Plutôtqueformelles,quimesemble(malgrél’usagekantien)deconnotationunpeutropétroite,commeévoquantplusspontanément,parexemple,lecontourd’unobjetvisuel,alorsquelaperceptiondesacouleuroudesamatièreimporteautantàsonappréciationesthétique.Perceptuelseraitapparemmentplusparlant,maisenfaittroprestrictifpouruneautreraison,quenousretrouverons.VoirSearle1983,etparticulièrement lepremierchapitre,quidistingueclairement lesdeuxsens, réservantausens large le termeàmajusculeIntentionalité :«propriétéenvertude laquelle toutessortesd’étatsetd’événementsmentaux renvoientàouconcernentouportent surdesobjetsoudesétatsdechosesdumonde»,dontlefait«d’avoirl’intentionde…»n’estqu’uncasparticulier.C’estégalementlepartiadoptéparSchaeffer1996(voirp.65-77),chezquilesenslargea,pourladéfinitiondesœuvresd’art,unepertinencequ’iln’aurapasici:danslaperspectivequiestlamienne,attentionsuffitàdésignercesenslarge.Acontrario,j’emploieintentionetsesdérivés,intentionneletintentionalité,dansleursenscourantdefinalitésubjective,visée,oudessein:l’intentionesthétiquedel’artiste,quinousoccuperaunpeuauchapitre18,estessentiellementlefaitdeviseruneattention(ouréception)esthétique.J’aidéjàemployé,sanscriergare,cetermeetsesdérivésencesensoudansdessensvoisinset,parchance,compatibles(dansGenette1991,p.131,attentionnels’opposaitàconstitutif,commequasi-synonymedeconditionnel).Laprésentejustification,dontlanécessitém’estapparueentretempsdansquelqueescalier,estdoncàprendre(ouàlaisser)commerétroactive.Pourêtreplusprécis,maisensimplifiantencore,carl’appareildelatroisièmeCritique(Kant1790)n’estvraimentpasunmodèledecohérence,lestitresdelapremière partie et de ses deux sections (« Analytique » et « Dialectique ») portent : « faculté de juger esthétique » ; mais ceux des quatre moments del’«Analytique»etdeleursparagraphes,etletexteengénéral,portent:«jugementdegoût».VoirSchaeffer1992,p.384,etl’ensembledupremierchapitreetdelaConclusion.Maislesœuvresdeperformance,oucelles(parexemplelittérairesoumusicales)dontl’objetd’immanenceestidéal,neseprêtentpasdavantageàlapossession;toutaupluspeut-onenposséderunemanifestationplusoumoinsindirecte,dontlavaleurdepossessionpeutd’ailleursêtreindépendantedecelledel’œuvre(bibliophilie,discophilie,etc.).Unenotedu§2précisequ’unjugementdesatisfactionpeutêtre«toutàfaitdésintéressé,etpourtanttrèsintéressant»,cequisembleallerdanscesens;maiscettenoten’estpasdesplusclaires:laclausequiprécèdes’appliqueplutôtauxjugementsmoraux;quantauxjugementsdegoût,ilspeuventdonnerlieuàunintérêt,maisils’agitdubénéficemondainqu’onretire,ensociété,dufaitd’«avoirdugoût».VoirShaftesbury1711,etStolnitz1961aet1961b.§5,p.137.Jeneconsidèredanscestroisexemples,évidemmentsollicités,quel’aspectesthétique(la«séduction»)d’uneattiranceamoureusequinetarderapasàdésirerdavantage,etparfoisnonsansdanger,l’«existenceeffective»desonobjet.Lethème,historiqueoufictionnel,ducoupdefoudresurportrait,typiquementatfirstsight,estévidemmentuniversel;onenaparexempleattribuélefaitàRichardIIpourIsabelledeFrance,àCharlesVIpourIsabeaudeBavière,àPhilippeleBonpourquelqueprincesseportugaise (Huizinga1919,p.307) ;maisonest ici, sansdoute, auplusprèsduchoix,matrimonialouautre,d’uneélue surcatalogueillustré.Jerappellequeladéfinition«déduitedupremiermoment»oublieletraitde«subjectivité»,etqu’elleseprésentecommedéfinitiondubeau ;maisencestermes fort subjectivisants : «On appellebeau l’objet d’une telle satisfaction. » L’italique àbeau est dans le texte,mais il y aurait bien lieu de soulignerégalementonappelle,quiestpourmoilaclausesubjectivisante:lefaitessentielestlasatisfactiondésintéressée,lebeaun’estqueleprédicatqu’on(qui,on?lesujetesthétique?lephilosophelui-même?lesdeux?)attribueàsonobjet.Jereviendraisurcepointauchapitresuivant.Cesguillemets(d’embarras?)sontdansletitredeKant.§15,p.159.Entoutcas,celanesignifiepassimplement«sansfinconnue»:unoutilpréhistoriquedontnousignoronslafinalitéexterne(l’utilité),maisensachantqu’ilenavaitune,nepeut,selonKant,«êtredéclarébeau»,c’est-à-direprocurer«unesatisfactionimmédiateà leregarder»(notefinaledu§17,p.171).Jenelesuivraid’ailleurspassurcepoint.

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Enfait,expérience estemployé tantôtausens large,englobantaussi l’appréciation (c’est lecaschezBeardsley,quenous retrouverons), tantôt (commechezVivas)ausensrestreintquinousintéresseici.Bullough1912;voiràcesujetDawson1961.Stendhal1823,p.58.«Ilestimpossiblequevousneconveniezpasquel’illusionquel’onvachercherauthéâtren’estpasuneillusionparfaite.L’illusionparfaiteétaitcelledusoldaten factionau théâtredeBaltimore. Il est impossiblequevousneconveniezpasque les spectateurs saventbienqu’ils sontau théâtre, etqu’ils assistentà lareprésentationd’unouvraged’art,etnonpasàunfaitvrai.–Quisongeàniercela?–Vousm’accordezdoncl’illusionimparfaite[…].»Plusprochedelasituationdramatique,quoiqueencoresansdimensionfictionnelle,estcelledel’exécutionmusicale,siunauditeurmécontentdelasymphonie,etconfondantlesrôles,s’enprenaitauchefd’orchestre,quin’auraitfaitqueladirigerfidèlement.Stendhal1836,p.951.J’admetscetteéquivalencepourcomplaireàcequejesupposeêtrel’opiniondeBullough,maisjedoutefortqu’onpuisselégitimementréduirelapièced’unauteurcommeShakespeareàun textesansviséedeperformance.Enoutre,parler,ausingulier,du texted’Othello témoigned’unecertainenaïvetéà l’égardd’uneœuvre(celledeShakespeareengénéral)typiquementpluritextuelle.VoiràcesujetGraziaetStallybrass1995.Ingarden1930.Cf.WelleketWarren1942,chap.12:«Lemoded’existencedel’œuvrelittéraire».Souriau1947;voirSchaeffer1996,chap.4,quiliecettestratificationaustatutsémiotiquedesœuvresprocédantd’une«Intentionnalitédérivée».Vivas1937,1944,1959.Decepeud’égard,queVivaspartage,nous leverrons,avecNelsonGoodman, témoignentparexempleces lignesde1944:«Quelavaleurdel’expérienceesthétiquedépendedelaprésenceoudel’absencedel’émotion,soncaractèrenedépendnidel’unenidel’autre.Notredéfinitiondel’expérienceesthétiquen’incluradoncpasl’émotionparmisestraits»(p.103).Lemotémotionestpeut-êtreunpeufortpourqualifierengénérallesentimentdeplaisiroudedéplaisirquiconstituel’appréciation,maislefaitestqueVivas,commeplustardGoodman,jetteallègrementcebébéavecl’eaudubain.Ibid.,p.99.Ibid.,p.116.Vivas,poursapart,atténuebeaucoupl’objectivitédesescritèresenreconnaissantunedéterminationréciproquedanslatrans-actionesthétique:«Lestraitsd’unobjetauxquelsonpeutassignerlepouvoirdesoutenir(sustaining)uneattentionintransitivesontobjectifsrelativement,nonabsolument:ilssontobjectifspourunsujet[…]»(ibid.,p.106;c’estmoiquisouligne).Unpeud’accentsurlepour(ausensde:«auxyeuxde»)suffiraitàcettedernièrephrasepourluifairedésignercequej’appelleraiplusloinl’objectivation.Stolnitz1960;lesdeuxarticleshistoriquessont1961aet1961b.UrmsonetPole1957.Panofsky1932,p.237.Mais Panofsky analyse ailleurs (1939, p. 13 sq.) dans des termes analogues la stratification interprétative qui anime notre perception courante du mondeextérieur,passantduconstat(relativement)élémentaire:«quelquechosebougedevantmoi»àlasignificationprimaire(ounaturelle):«c’estunmonsieurquisoulève son chapeau », puis à la signification secondaire (ou conventionnelle) : « en soulevant son chapeau, ce monsieur me salue ». L’oppositionprimaire/secondaire,quenousretrouverons,portechezlui,commelastratificationdesformesetdescontenus,surl’ensembledenosconduitesinterprétatives.Poétique,1453b.PourAristote,cequiestindépendantdumodedereprésentation,c’estplutôtlesentimentdeterreuretdepitiéquesuscitecettehistoire.PlutôtqueparLeBarbierdeSéville,où laprécautionest seulement,comme l’indique le sous-titre,« inutile», l’issuecomique (maisnonpour lehéros)estévidemmentillustréeparL’Écoledesfemmes,oùl’infortunébarbonestbien,commeLaïosetJocaste,victimedesapropreprécaution.L’effetdeself-fulfillingprophecy,quePopper(1956,p.18)baptisejustementl’«effetŒdipe»,pourraitdoncaussibiens’appelerl’«effetArnolphe».C’est(aumoins)l’undesaspectsdel’attitudequeProustcondamnechezRuskinsouslenomd’idolâtrie:«Lesdoctrinesqu’ilprofessaitétaientdesdoctrinesmoralesetnondesdoctrinesesthétiques,etpourtant il leschoisissaitpour leurbeauté.Etcomme ilnevoulaitpas lesprésentercommebelles,maiscommevraies,ilétaitobligédesementiràlui-mêmesurlanaturedesraisonsquilesluifaisaientadopter»(Proust1904,p.130).Richards1925,chap.2:«ThePhantomAestheticState».Bell1914.Jeparaphrasecavalièrementunepagedu§29,p.224,dont laphrasecentraledit :«Ilestmêmeincontestableque,commel’affirmeÉpicure, leplaisiret ladouleur sonten findecompted’ordrecorporel.»Maiscesconsidérationssontpour luimarginales,commerelevantdecequ’ilqualifiedédaigneusement,àproposdeBurke,d’«anthropologieempirique».Dickie 1964 et 1971. Le chapitre 5 (« The Aesthetic Attitude ») du livre de 1971 reprend l’essentiel de l’argumentation de 1964, dont le titre était pluspolémique : « Le mythe de l’attitude esthétique ». Un troisième texte (1965) se réfère explicitement, par son titre, à celui de Richards, mais il concernel’«expérienceesthétique»ausenslarge,quiestceluideBeardsley,etdoncdavantagel’appréciation.Onpeutparexemplesedemandersitellemusiqueconvientpourtellecérémonie.Unautretyped’attentionnonesthétiqueàuneœuvred’artconsisteàlatraitercommeundocumenthistorique,parexemplesurl’étatdelalanguequerévèleunpoème,oul’étatdestechniquesdeconstructionquerévèleunédifice.Touscescas(etbiend’autres)montrentquelaspécificationducaractèreintransitifdel’attentionn’estpasaussiinsignifiantequeleprétendDickie,mêmeàl’égarddesœuvresd’art.Ilfautexcepterdecetteremarque,aumoins,GoodmanetDanto,quinesontnil’unnil’autre–quoiquepourdesraisonsdifférentes–typiquesdesdémarchesdel’esthétiqueanalytique.Tomas1959.Dickie1971,p.54-55.Goodman1968,chap.VI,§5;1977;1981.Ibid., chap.VI, § 3.Onpeut noter aupassagequeDickie, dans le chapitre sur l’« attitude esthétique»de son livrede1971, postérieur à la publicationdeLangagesdel’artdeGoodman(1968),nementionnenullementcelui-ci,qu’ilnejugesansdoutepasconcernéparcettenotion;l’intéressélui-mêmepartagecertainementcetteopinion.Schaeffer,quantàlui,parledeconduiteesthétique,cequiestsansdoute,enfrançais,letermeleplusjuste.Goodman1968,p.284.Voirl’IntroductionàLangagesdel’art,oùiljustifiecerefusparl’absence,chezlui,deconsidérationsdevaleuretdecanonscritiques.Ailleurs(1984,p.198;1990,p.82),ilsedémarquedel’«esthétiquetraditionnelle»,quis’attacheselonluiàunethéoriedes«standardsduBeau»;onpeutaumoinssouhaiterqu’iln’affectepasKantàcettetradition-là.Pour lui (1990, p. 83), le subjectivisme est une «menace » – qualification selonmoi révélatrice : le subjectivisme ne «menacerait » pas une théorie plusradicalementobjectiviste.Saformulationexpliciteestqueles«symptômes»lesontd’unfonctionnementesthétique(«ofaestheticfunction»:1981a,p.138),cequiresteambigu.Dansletroisième(1981a),enréponseàdesquestionsetobservations(Nagel1981),Goodman,selonsonhabitude,seréaffirmeplusqu’ilnes’explique.Cemot(aesthetic)estévidemmentemployéici,nonpascommenomdésignantunediscipline(aesthetics),maiscommeadjectif:«symptômesdel’esthétique»signifiedonc(formulationneutre):symptômesdufaitesthétique.Iln’emploiepascemot,maisdéclareviserune«théoriedessymboles».

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Abordeseulement,carGoodmansemontreicid’unegrandeprudenceméthodologique:«Cessymptômesneprocurentpasunedéfinition,encoremoinsunedescriptioncomplète[…].Lessymptômesnesontaprèstoutquedesindices»(1977,p.80).«Unsymptômen’estuneconditionninécessairenisuffisante»(1968,p.295).«Ladéterminationdessymptômesappartientpeut-êtreàunpremierstadedanslarecherched’unedéfinition»(1981a,p.135).Le lecteur « continental » s’épargnera bien des difficultés en admettant que, dans l’idiome goodmanien, syntaxique signifie « du côté du signifiant », etsémantique«ducôtédusignifié».Cetteclausen’estpastoutàfaitcertaine:elleestprésenteen1968,p.295,maiselleadisparuen1977.Unecourben’est«dense»quesisontracéestpertinemmentcontinu,commelaligneinscriteparlestyletsuruncylindreenregistreur.CetexempleimaginairenefigurepasdansleparagrapheVI-5de1968,maisenVI-1,oùladifférenceentresaturationet«atténuation»(c’estl’antonymede«saturation»)nefonctionnepasencorecommesymptômeesthétique(jereviendraisurcepoint),cequ’ellefaiten1977.Cabanne1975,t.2,p.484.Cet « etc. » pourrait d’ailleurs s’étendre, entre autres, à l’interprétationvolontairement paradoxale deGiono1953, p. 553 : «Qued’orgueil dans l’humilitéromane!»Lesvaleursd’expressionsontouvertes,etréversiblesadlibitum.«Lestroispremiersdoiventêtreabsentsdecequej’aidéfinicommeunenotation,etlesdeuxautresseraientbizarresetsouventgénérateursdetroubledansunenotation»(1981a,p.137).Danto(1981,p.224sq.)s’enréclamed’ailleurs,avantdeluisubstitueruncasréelanalogue:celuidutableaudeLichtenstein,PortraitdeMmeCézanne,d’aprèslediagrammed’EricLoran.Je rappelle que les notions d’immanence, de régime, de réduction et d’idéalité sont étrangères à (quoique, à mon avis, compatibles avec) la théoriegoodmanienne.1977,p.80(lestroisdernièresphrasessontennote).Jen’oubliepaslecinquième;jerisquedécidémentdeconsacreràcettequestion,pourmoicruciale,plusdeplacequeGoodman,quinevajamaisau-delàdedeuxoutroispageslaconiques,présentéesàchaquefoiscommepurementexploratoires.Jepuisnaturellementconsidérerpourelles-mêmeslespropriétésgraphiques,parexempletypographiques,maisceneserapluslemêmeobjet.Goodmannote,entermesplusobjectivistes,que«l’exemplificationestsouventletraitleplusapteàdistinguerlestexteslittérairesdestextesnonlittéraires»(1981a,p.135).Pourmoi,biensûr,ellenepeutdistinguerquedeuxtypesdelecture(de«réception»).1977,p.74-75.Onlivreparexempleàuneclientelemétragedetissucommandé,maisdécoupéenpetitsrectanglesauxdimensionsdel’échantillonchoisi,parcequ’elleavaitexigéqu’ilfût«exactementsemblableàl’échantillon».Goodman1968,p.86-87et92.Beardsley1978etGoodman1978.VoiraussiMargolis1978,p.99.Cf.1968,p.125,280;1978,p.80-86,spécialementp.83-84.Proust1923,p.692;Claudel1935,p.182..Pouivet1992,p.36.«Paradoxal»nesignifiepasnécessairementabsurde:unobjetvertpeutêtremétaphoriquementrouge,commel’oranged’Eluardestbleueetlelaitd’Audibertisecrètementnoir;ill’estsûrementparantiphrase,ouironie,etparcoincidentiaoppositorum.Elgin1992,p.53.JerappellequeCatherineElginestunedisciplefidèle(etparfoiscoauteurdestextes)deGoodman.«Jeneprétendspas[…]quelespropriétésd’uneœuvrechangentaveclesrécepteurs:l’œuvreestcequ’elleest,maistouslesrécepteursne“mobilisent”paslesmêmespropriétés»(Schaeffer1992,p.385).VoirGenette1991,p.120.Jecroisdevoircettejolieexpression,dontlesensmétaphoriquemeresteunpeumystérieux,etdontj’aiperdularéférence,aumusicologueMarcVignal.1968,p.296.Goodman1977,p.71-72.Sartre1948,p.283;cetteformulequalifiechezluile«sens»commeopposéàla«signification»–oppositiontrèsprochedeladistinctiongoodmanienneentreexemplificationetdénotation.1981a,p.137.1977,p.80-81(ladernièrephraseestennote);Goodmanqualifieicide«puriste»leformalistequirefuselafonctionsymbolique.Danto1986,p.108.Cf.laPréfacedeSchaefferàlatraductionfrançaisedeDanto1981,p.15.Flaubert1857,p.217.Gilson1963,p.196.CitédansRéau1994.Ruskin1885,p.254.Brunschvicg1900,p.97.Proust1971,p.780.Malraux1947,p.234,239.JerenvoieentreautresàValéry1927et1933,etàJakobson1960.Cf.Genette1976,chap.«Audéfautdeslangues».Sartre1948,p.64.Cette«ambiguïtédusigne»,linguistiqueouautre,n’estévidemmentpasunerévélation:Thomasd’Aquinécrivaitdéjà:«L’actequiseporteversuneimageestdouble,selonqu’ilvaàl’imagecommeobjetparticulier,ouqu’ilseporteversellecommeimaged’unautre.Ladifférenceentrecesdeuxmouvementsestquelepremierapourobjetlachosemêmequienreprésenteuneautre,aulieuqueleseconds’adresse,àtraverslepremier,àcequel’imagereprésente»(III,2,3).Goodman1977,p.80.Cf.1981b,p.55-71.Voirencorecebelexempled’ambiguïtéphrastique(horscontexte),oùtroismotssurcinqpeuventchangeràlafoisdesensetdecatégoriegrammaticale(dumoinsenmodeécrit,carl’intonationoraletranchepresqueàcoupsûr):«Lapetitebriselaglace»(citéparMoeschleretReboul1994,p.146-147).J’aiproposécetermeplushaut,àproposdesvaleursindirectesmultiplesqu’unmêmetextepeutrecevoirdesesdiverscontextes,successifsousimultanés,quimodifient au second degré la signification de ses signifiés eux-mêmes. Il me semble maintenant pouvoir s’appliquer à toute dénotation indirecte, et parexcellenceauxdénotationsfigurales.1981c,p.131.Goodmanexamineetrejetteen1981a,p.137,deuxautres«symptômes»parfoisinvoqués:lafictionalité,quiselonluiprocèdetoujoursparexemplification,expressionouréférencemultiple,etdoncseramèneàcessymptômesdéjàmentionnés(jen’ensuispassisûr,maisjecroiscetraittropspécifiquedecertainsarts,enparticulierdelalittérature,pourenfaireuntraitgénérald’esthéticité),etlafigurativité,qu’iljugetroppeucaractéristique:ilyadesmétaphoresplusoumoinsuséesdanstoutessortesdetextessansfonctionesthétique;mêmeremarquedemapart;enoutre,ilmesemblequelelangagefiguralesttypiquementunfaitderéférenceindirecte.Jakobson1960,p.238;voirEmpson1930.II,13.JelecitedanslaversionlibrementabrégéeparHume.

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Hume1757,p.87.Sapositionaeneffetpourlemoinsévoluédepuissespremiersessais,commeLeSceptique(1742),oùilexposaitsansréserveapparentelapositionsubjectivistequ’ilrappelleici(1757,p.82-83)pourlarejetersansreconnaîtrequ’ellead’abordétésienne.Surcepoint,voirentreautres,l’IntroductiondeR.Bouveresse,etGracyk1994.Lefameux(etrésolumentrelativiste)article«Beau,beauté»duDictionnairephilosophiquedeVoltaire(«Demandezàuncrapaudcequec’estquelabeauté,legrandbeau,letokalon[…]»)date,biensûr,de1764.Jementionnelesœuvrespourcouvrirtoutlechampquiestaujourd’huiceluidel’esthétique,maisonsaitquepourPlaton,aumoins,lebeaun’estguèrel’affairedel’art.Hume1757,p.83.Dickie1988,p.143.Ibid.,p.144.«Lesimpressionsgustativespeuventbraconnersurlesfrontièresofficielles.C’estainsiquel’onpeut,faceàl’extrêmequalité,àlaquintessenced’uncépage,avoirl’absoluecertitudedeboirelefruitd’unautre,situéplushautdanslahiérarchiedel’époque.Nousavonsainsilesouvenir,danslepaysnantais[…],d’avoirsurprisdansdevieuxmuscadetsinaccessiblesàlavente(cépagemelondeBourgogne)dessilhouettesdesauvignon.Etdanslesplusbellesexpressionsdecedernier […]quelquesexpressionsdesplusbeauxchardonnays.Dans les rouges,cespoupées russesviticolesemboîtent,dans l’ordreascendant, legamay, lecabernetfrancetlepinotnoir»(Jean-YvesNau,«Dis-moiquelesttonnom»,LeMonde,13août1994).Ilestpeut-êtretempsdepréciserquel’emploi(courant)faiticidecetermepourdésignerunchampd’étudelaissedecôté,ouàpeuprès,cetautreemploi(aussicourant,quoiquedérivé)quidésigneunedoctrineoutendanceartistiques(l’«esthétiqueclassique»),oupluslargementunchoixouunedispositionparticulièredugoût:«Cetintérieurtémoigned’uneesthétiqueunpeukitsch.»LaCritiquedelafacultédejuger,parexemple,illustreévidemmentlesdeuxacceptionspar(je simplifieoutrageusement)uneesthétique théoriquesubjectivisteetungoûtpréromantique–d’ailleursnonsans liensentreeux–,comme l’EsthétiquedeHegel(mêmeclause)illustreàlafoisun«essentialismehistoriciste»(Schaeffer)etungoûtclassicisant.Stendhal1824,t.I,p.99.Kant1790,p.130.«Toutsentimentest juste (Allsentimentisright)»,ditbienHume(1757,p.82)danssonexposé, somme toute fidèle,de la«philosophie sceptique»qu’ilrépudie.Kant1790,p.232-233.Ibid.,p.139.Laformule«Onappellebeau»estàvraidireambiguë(quiestce«on»?),etj’yreviendrai.Ibid.,p.129.Schaeffer1992,p.73.Hume,1757,p.82.Kant1790,p.140-141.Ibid.,p.150,176.Ibid.,p.237.Gombrich1987,p.167.Ils’agitd’ailleurssouventd’unpeuplusqued’unbesoind’approbation:d’undésirdecommunionavecautruidansuneappréciationdumêmeobjet:«Commenousaimons,ditJohnIrving,quelesautresaimentleschosesparnosyeux!»(Irving1985,p.576.)Maisd’autres,commeStendhal,prétendentaucontrairesecontenterd’uneappréciationtoutindividuelle(«égotiste»)etparfaitementinsoucieusedecelled’autrui.ParexempledansGoodman1968,p.285.Santayana1896,p.35;laformulationlaplusclairesetrouvep.33:«Beautyispleasureregardedasthequalityofathing.»Iln’estpastoujoursfacilederépondreàcettequestion,nimêmedemesurerenprincipesapertinence:jepeuxsansdoutemetromperdebonnefoisurlaoulesraisonsdemasatisfactionesthétique,commedetoutautreétatpsychique,etcroireparexemplequej’aimecettetulipepoursacouleur,alorsqu’enfait,etparunedéterminationquim’échappe,jel’aimepoursaforme;enmêmetemps,ladifférenceentrecroirequel’onaimequoiquecesoitetl’aimervraiment meparaîtbiendifficileàmesurer.1896,p.25-26.Schaeffer1992,p.384.Danto1985,p.XV.Beardsley1958,«Introduction»,trad.fr.inLories1988,p.71.CepointestcontestéparHancher1972,qui,dansunediscussiondelathéoriedeBeardsley,citeleWaldendeThoreaucommeexemplede«naturecriticism».C’estétendrelanotiondecritiqueàtouteespècededescriptiondepaysages,oud’objetsengénéral.Maisl’activitécritiquecomporteévidemmentautrechosequ’unesimpledescription,mêmeassortied’appréciations;autrechosequi,j’yreviendrai,présupposelecaractèreintentionneldel’objetconsidéré.Beardsley1958,p.XX.L’architectured’ensembledulivrecomporteunpremierchapitresur«Lesobjetsesthétiques»,quenousretrouveronsplusloin,puisquatrechapitres(IIàV)surl’aspectdescriptifde la critiqueenartsvisuels, en littératureet enmusique,puisquatre (VIà IX) sur sonaspect interprétatif, et trois (X àXII) sur son aspectévaluatif,dontledernierporteenfaitsurlavaleurdel’artlui-mêmedanslaviehumaine,quinenousconcernepasici.Soitditenpassant,leschapitresIIàIX,quiabordentdespratiquesartistiquesconcrètes,etparticulièrementlamusique,mesemblentplusconvaincantsqueleschapitresthéoriquesquejevaisdiscuter.Beardsley, comme la plupart des esthéticiens de langue anglaise, appelle évaluation ce que j’appelle appréciation. Il y a à cela une raison linguistique :contrairementaufrançais,l’anglaisdonneàappreciationunsenspresqueconstammentpositif,cequienexclutl’usageneutre,dèslorsréservéàevaluation.J’aiindiqué plus hautma propre répartition entre les deux noms français, en principe tous deux neutres (ce qui n’est pas toujours le cas du verbeapprécier):l’évaluationestuneappréciationobjective,cequen’estpas(maiscroitêtre) l’appréciationesthétique.EndiscutantBeardsley,etpouréviter les interférencesfâcheuses,jeconservesontermeenlefrancisantparl’accentaigu.C’estletitred’uncélèbrearticledeBeardsleyetWimsatt(1946)quifutundesmanifestesthéoriquesduformalismeaméricain,illustréenlittératureparl’écoleduNewCriticism.CestroiscritèresrappellentévidemmentlestroisconditionsdelaBeautéselonThomasd’Aquin:integritas,consonantiaetclaritas(I,39,8),etledoublecritèred’Hutcheson:uniformityinvariety.Maisl’integritasdeThomasdésigneplutôtlefaitqu’unobjetsoitcomplet(«carcequiestincomplet[diminutum]estlaidpourcetteraisonmême»).C’estl’applicationàl’esthétiquedelathéoriedujugementéthiqueselonStevenson1944;voiraussi1950.C’estcettefois-cil’applicationdelathéoriepragmatiqueinauguréeparAustin:voirMacdonald1949:«Affirmerqu’uneœuvreestbonneestplusprochedel’acted’accorderunemédaillequedeceluidedésignerunedesespropriétés[…].Cen’est[donc]nivrainifaux.»Ilestvraiqueleverdict(veredictum)judiciaireénonce,nonseulementunedécision(«Jevouscondamneàdeuxansdeprisonferme»–lemotpropreestalorsplutôtsentence),maisaussi,etd’abord,uneopinion:«Jevousdéclarecoupable»;maisdanslesdeuxcasils’appuiesuruneautoritédéléguéeparlecorpssocial,dontaucunjugementesthétiquenepeutseprévaloir.Cequipeutlepluss’enapprocherdansl’ordreartistique,c’estladécisiondejusticequidanscertainscasdouteux«déclare»,nonlavaleurd’uneœuvre,maislefaitquec’estuneœuvred’art:parexemple,untextepoétiqueetnonpornographique,unesculptureetnonunobjetindustrieldontlestatutfiscalseraitdifférent:onsesouvientdujugementrendujadisenfaveurdel’OiseauenvoldeBrancusi,d’abordsaisien

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douane.Beardsley1958,p.487,489.Puisquel’existencedecritèresobjectifsmontreraquel’«émotion»dela théorieémotiveet le«verdict»dela théorieperformativereposentenfaitsurcescritères,dontcesdeuxthéoriesnientl’existenceoulapertinence.Beardsley1958,p.511.Ibid.,p.513.Jereviendraisurlabizarreriequ’ilyaàprésentercommesubjectivisteuntelénoncé:parlerdejuges«qualifiés»supposeévidemment,commechezHume,uncritèredequalificationquinepeutêtrequ’objectif.Dickie1988.Beardsley1958,p.501.Commeceuxquemesure,ensismologie,lafameuseéchelledeRichter,quin’encomporteévidemmentpasdenégatifs.Auxformulationsdéjàévoquées,j’ajoutecelle-ci,quisetrouvep.533:«Direqu’unobjetaunevaleuresthétique,c’est(a)direqu’ilalacapacitédeproduireuneffetesthétique,et(b)queceteffetesthétiquealui-mêmedelavaleur.»Cettepossibilitén’estsansdoutepasabsolumentexclue,puisquetoutpeutfairel’objetd’uneattention,etdoncd’uneappréciation,esthétique;maisilyfaut,nousl’avonsvu,une«distance»perceptivequis’appliquemalauxfaitssubjectifs;etsurtoutlemouvementd’objectivationinhérentàl’appréciationesthétiquelarendtrop«transparente»,commeditàpeuprèsSantayana,pourseconstitueren«objet».VoirBeardsley1969et1970.Santayana1896,p.27.Cf.Schaeffer1992,p.380.Il y a donc quelque bévue à démontrer longuement, comme jadis Paul Souriau (1904, t. I, chap. 4) dans un ouvrage entièrement consacré à la défense etillustrationdel’«esthétiquerationnelle»,quelesubjectivismeestincapabled’unedéfinition–dontleditsubjectivismeproclamejustementl’inanité.Beardsley1958,p.518sq.Maisilestvraiqu’ellelajugedépourvuedesens,puisqu’elletientquerienn’est«beau»ni«laid»horsd’unerelationd’appréciation.Danto1981,p.319.Ceproposestdéveloppé,dansuneautreperspective(celledurelativismehistorique),dansDanto1985,p.329sq.Biendescroyances, c’est sûr,ne le sontpas, et coexistentavecunepartdedoutequ’elles refoulent tantbienquemal : c’est,mesemble-t-il, et commeyasouventinsistéPaulVeyne,lecasd’ungrandnombred’adhésionsidéologiquesoureligieuses,quisontdel’ordredu«vouloircroire»etdelamauvaisefoi;maisj’entendsici(commeDanto)parcroyanceunétatpsychologiqueplussimple,decertitudeintérieure(fondéeounon),commedePtoléméecroyantàsonsystèmegéocentrique.Fish1980,p.319.Parexemple:«Quiplaîtparsesformes,sesproportions,quifaitéprouverunsentimentdesatisfaction»(Larousse1972).CelleduPetitRobert–«Beau:quifaitéprouveruneémotionesthétique»–s’abstientmêmederestreindrelechampauxappréciationspositives.Àcecompte,jedevraisdéclarerbeauunchromoquimefaitfuir.Letexteallemandnecomportepascepronomimpersonnel,puisqu’ildit«heißtschön»,cequisetraduiraitpluslittéralementpar«s’appellebeau»,commel’âne«s’appelle»Martinoul’étoileSirius.Maisle«beau»,pasplusquel’âneoul’étoile,ne«s’appelle»lui-mêmecommececioucommecela.Ilfautqu’onl’appelle,cequinousramèneànotreambiguïté.Laformulefinaledusecondmoment(«Estbeaucequiplaîtuniversellementsansconcept»–c’estmoiquisouligne)tranchedavantageenfaveurdel’objectivisme.«Pulchradicunturquaevisaplacent»(I,5,4).Lasuite(«Undepulchrumindebitaproportioneconsistit»)trancheenfaveurd’uneinterprétationobjectiviste,demêmequelestroiscritèresmentionnésplushaut,oucettephraseduSurlesnomsdivins,quejetrouvecitéedansDeBruyne1946,t.III,p.282:«Unechosen’estpasbelleparcequenousl’aimons,maisnousl’aimonsparcequ’elleestbelleetbonne.»Sibley 1959, 1963, 1965 et 1968. Contrairement aux traductions existantes (y compris dans les citations que je leur emprunte), j’adopte, pour traduire lenonaesthetic(enunseulmot)deSibley,lagraphienon-esthétique,avectraitd’union,quimesembleàlafoisplusfidèle,etmoinssusceptibled’entraînerdescontresens:le«non-esthétique»n’estnullementdépourvudepertinenceesthétique(bienaucontraire),c’estuntraitperceptuelesthétiquementneutre,maisquiserviradesupportàunprédicatesthétique,selonmoiappréciatif.Beardsley1958,p.29-34.J’infléchislégèrementenletraduisantl’exempledeSibley,quiestl’adjectif(anglais)delicate(«délicatgrâceàsesteintespasteletàseslignescourbes»:1959,p.43).Sibley1965,p.151.Sibleyévited’abordexplicitementceterme,maisl’ensembledesonanalysel’impose,etsonarticlede1968leconfirmeavecéclat.RépondantàuneremarquedeSchwyzer,Sibleycontesteexplicitementunetelleinterprétation:pourlui,ses«qualitésesthétiques»nesontpasappréciatives,etc’estcequilesdistinguedecequ’ilappelleprécisémentdes«verdicts»(letermeestdéjàdans1959,note3);s’ilnepréféraitéviterl’opposition«évaluatif-descriptif », il les qualifierait plutôt dedescriptives (1963, p. 79-80).Même propos dans 1965, p. 136, plus cette dénégation un peu embarrassée : « Je nesoulèveraipaslaquestiondesavoirsilesjugementsdontjem’occupeicicomportent(carry)desimplicationsévaluatives.»Ilvientpourtantdedonnercommeexemplesdejugementsesthétiques«Cen’estpasassezpâle»et«Ilyatropdepersonnages».Sicenesontpaslàdesappréciations…C’estintentionnellementquejeplacedanscettelisteindicativeunprédicatauquelKant,àlasuitede«Longin»etdeBurke,afaitlesortetlaplacequel’onsait, et quime semblent tout à fait démesurés ; pourmoi, sublime est un prédicat esthétique parmi d’autres, dontKant décrit d’ailleurs assez justement lescaractères(grandeur,puissance,etc.).Danto1981,p.246.C’estpourtantlathèsecentraledeHogarth1753,quiappelle«lignedelabeauté»laligneondoyante–qu’ildistinguetoutefoisdela«lignedelagrâce»qu’estselonluilaligneserpentine,selonunenuancequim’échappe.Luedansunenoticedelacollection«LaNuitdestemps»(Éd.Zodiaque),àproposdequelqueéglisenormande,cetteappréciationsavammentambivalente«d’uneaustéritéquiconfineàl’indigence».VoirStevenson1938et1944.Dans1950,Stevensonmontred’ailleursquelesjugementsévaluatifsengénéralcomportenttoujoursdeuxéléments,dontl’unestdescriptif(cognitif),etl’autreconsisteenune«décision»quisefondesurlepremiermaisnes’yréduitpas:«Criticismismorethanscience»(p.341),c’est-à-direuneconnaissanceplusautrechose.«Iln’existepasdepropriétésquiconfèrentunmériteesthétiquesanscomporteruntermeévaluatif[mais] ilyadescaractéristiquesdont lesnomssontdéjàévaluatifs,etincorporentunjugementévaluatif»(Strawson1974,p.186-187;Strawsonciteenexemple:spirituel,délicat,économique).Danto1981,p.249.CefaitestbienrepérédansShusterman1984,chap.VI:«Biendestermesdescriptifssontfortementévaluatifs(parexemple“riche”,“puissant”,“émouvant”,“insincère”, “superficiel”, “incohérent”).Dans bien des jugements critiques, ce sont ceux-ci plutôt que les prédicats purement évaluatifs » qui désignent lesvaleursesthétiques(p.174).«Ungrandnombred’évaluationsprétendumentobjectivespeuventêtreluescommedesjugementssubjectifsdéguisés»(p.176;ilparle p. 182 d’« évaluatifs quasi descriptifs comme “gracieux”, “bien construit” », etc.). Ce chapitre se veut essentiellement une analyse descriptive de la«logiquedel’évaluation»etuntableauimpartial(ou«pluraliste»)desdiversesthéoriesenprésence,maisiladmetaupassage(p.178)l’existencede«faitsévaluatifs » tels que « La Divine Comédie est un chef-d’œuvre », ce qui pour moi relève manifestement de l’objectivisme, ou de ce qu’il nommel’«absolutisme».

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Dans 1968, Sibley durcit cet objectivisme jusqu’à la caricature, s’en prenant, comme Hume et avec les mêmes arguments, aux « sceptiques » : ceux quicontestent l’objectivitédespropriétésesthétiquessontcomparésauxdaltoniensetauxmaladesde jaunisse,quiperçoiventde façonerronée lescouleurs ;demêmequ’onnégligel’avisdeceux-ci,onpeutnégligerlesopinionsesthétiquesdeceuxquin’appartiennentpasàl’élite(p.42)desconnaisseurs:«Certainespersonnes,mêmesiellessontminoritaires,saventutiliserlestermesesthétiquescommeobjectifs»(p.45).Tanner(1968,p.68)luirépondàjustetitre:«Quandl’évaluationentreenscène,l’objectivitéensort.»Durkheim1911,p.440.Audébutdumêmearticle,DurkheimrappellequeJ’aimececin’estpasunjugementdevaleur,maisbienderéalité(subjective); lesvéritablesjugementsdevaleursontdutypeCeciestbeau(oubon,etc.).Maisunjugementdevaleurpeutêtrecollectivementsubjectif,toutcommelesentimentqu’ilobjective.Évidemmentsimplifiante,neserait-cequeparcequelesdiverssujetsneperçoiventou,commeditSchaeffer,ne«mobilisent»pastoujourslesmêmespropriétésdel’objet;unesituationoùl’ons’assurequedeuxsujetsapprécientdifféremmentlamêmepropriété(parexemple,laformerondedeteltondo)nepeutguèreêtreobtenuequ’artificiellement.Dickie(1988,p.100)observejustementquelestroiscritères,touspositifs,deBeardsleyévoquentceluideHutchesoncommelalisteouvertedesprédicatsdeSibleyévoquecelledeHume.Proust 1923, p. 666-667.La position de Proust est à vrai dire plus ambiguë, car il juge cette sorte d’unité « non factice, peut-êtremême plus réelle d’êtreultérieure,d’êtrenéed’unmomentd’enthousiasmeoùelleestdécouverteentredesmorceauxquin’ontplusqu’àserejoindre,unitéquis’ignorait,doncvitaleetnonlogique,quin’apasproscritlavariété,refroidil’exécution».Ilenétendd’ailleursabusivementletypeàWagner«s’apercevanttoutàcoup[?]qu’ilvenaitdefaireuneTétralogie».C’est-à-diresansdouteàmesurer,commeonmesureunobjetpoursavoirs’ilobéitau«nombred’or»;maisquirecourtencoreàcecritère-là?Cf.Schaeffer1996,p.215et(àproposdusensuscommuniskantien)225.Invoqué,parexemple,parSibley1968,p.49-51.Proust1919a,p.522;ceproposprendchezValéry(1936,p.1442)laformed’une«importantedistinction:celledesœuvresquisontcommecrééesparleurpublic(dontellesremplissentl’attenteetquisontainsipresquedéterminéesparlaconnaissancedecelle-ci)etdesœuvresqui,aucontraire,tendentàcréerleurpublic».Proust1921a,p.622.Adorno1970,p.250.Jenesuisd’ailleurspassûrquelefondementdeladémocratiesoitdansl’infaillibilitéd’opinion,passablementdouteuseàlongcommeàcourtterme,dupeuple,maisbiendans lecaractèresouveraindesavolontéetdesesdécisions : lesuffrageuniverselpeutparfaitement«se tromper», ilnes’enpriveguère,et lesméritesdeladémocratiesontévidemmentd’unautreordre.Haskell1976,p.22.«Le temps,dont j’ai toujourspondéré laperspicacitécritique[…]»,écrivaitun jourBorges(1968,p.1496)avecsonhabituelleetorgueilleusemodestie,àproposducas,selonluiexcessif,dontune«postérité»enl’occurrenceprécoceauraitfaitdedeuxdesescontes;maisilvadesoiquelaperspicacitécritiquedetoutauteur–etdetoutrécepteur–appellelamêmenécessaire«pondération».CesexemplesproviennentdeBeardsley1958,p.520et532;etencore(parréférenceàSlote1971,quiproposelequalificatifd’unidirectionnel),p.LV;Sibley(1968,p.47)préfèreopposerBachà«BrucknerouTchaïkovski».Cedernierpaiesouventassezcher,chezlesAméricainscultivés,soninsistantepopularité.ÀsupposerqueCarmensoitplus«facile»queTristan, évidenceelle-mêmeunpeudifficileàmesurer.Dansunepage ravageusedeLaPrisonnière, Proustévoque«ceuxàqui,commeàNietzsche,ledevoirdictedefuirdansl’artcommedanslavielabeautéquilestente,quis’arrachentàTristancommeilsrenientParsifalet,parascétismespirituel,demortificationenmortificationparviennent,ensuivant leplussanglantdescheminsdecroix,às’élever jusqu’à lapureconnaissanceetàl’adorationparfaiteduPostillondeLongjumeau»(Proust1923,p.665).Schaeffer1996,p.198.Beardsley1958,p.520.Collingwood1938,chap.V.Celle (complexe et ambiguë) de Hegel est impliquée dans l’ensemble de son tableau dialectique de l’évolution artistique du symbolique (architecture) auclassique(sculpture)etauromantique(peinture,musique,poésie);celledeKant(1790,§53),beaucoupmoinsliéeàsonproposd’ensemble,sentlepensumetfriseparfoisleridicule,parexempleendépréciantlamusique«parcequ’ellejoueaveclessensations»etparcequ’elle«manqued’urbanité»enimportunantlevoisinage.Cetteprétendueimpossibilitéestégalementappuyéesurd’autresarguments,quej’aimentionnésplushaut,p.10-13.«Nousdevonsdistinguertrèsnettemententrelaquestion“Qu’est-cequel’art?”etlaquestion“Qu’est-cequelebonart?”[…]Etsinouscommençonsàdéfinir“Qu’est-cequ’uneœuvred’art?”entermesdecequ’estlebonart,jepensequenousentronsdansuneconfusionsansespoir.Car,malheureusement,laplupartdesœuvressontmauvaises»(Goodman1984,p.199).Goodman1968,p.301.«Larecherchedésintéresséeembrasseàlafoisl’expériencescientifiqueetl’expérienceesthétique»(ibid.,p.285).Fontenelle1716.Goodman1968,p.301,304.Ouencore,p.290-291:«Dansl’expérienceesthétiquelesémotionsfonctionnentcognitivement[…].L’émotionestunmoyendediscernerquellespropriétésuneœuvrepossèdeetexprime.»VoirSchaeffer1996,p.167-177.Je n’entends pas par là qu’une appréciation négative conduise inévitablement à se détourner d’un objet ; ce peut fort bien être le point de départ d’uneconsidérationplusattentiveet,sinonagréable,aumoins«intéressante»:ilestaussiintéressant(j’yreviendrai)dechercherpourquoionn’aimepasunobjetquedechercherpourquoionl’aime;maisjepensequ’uneactivité«intéressante»nepeutêtretoutàfaitdépourvued’uncertainagrément,mêmesicelui-cin’estplusexactementd’ordreesthétique.Dansunmouvementdontj’ignores’ilestdeconcession,Goodman(1968,p.290)mentionne«notre[?]convictionquel’expérienceesthétiqueestenquelquemanièreémotiveplutôtquecognitive»,pourajouteraussitôtque les théoriesaffectivisteséchouentàdirecommentetpourquoi. Ilmesemblequesapropredescriptiondes«symptômes»del’esthétiquenousaide,commel’analysekantiennedujugementdegoût,aumoinsàpercevoirsurquelterrain(attentionnel)seproduitl’acted’appréciation,cequin’estpastrèsloindel’explicationréclamée.Cequiluimanqueestsansdoute,enchaqueoccurrence,d’ordreindividuel.Fauted’unadjectifpluscourant,j’emprunteàlasémiotiquegreimassienne(GreimasetCourtès1979)cettecatégoriequis’yarticuleenétatsd’euphorieoudedysphorie,éprouvéssansappréciationnécessairesurunecauseéventuelle,pourdistingueraussiclairementquepossiblecequirelèvedel’étatintérieurdeplaisiroudéplaisiretcequirelèvedelarelationaffectived’attiranceoud’aversion.«Levéritablesentimentdubeau,c’estl’admiration»(Souriau1904,p.120).Je rappellequedansuneadditionde1770 («Questions surL’Encyclopédie») à l’article«Beau,beauté»évoquéplushaut àproposdeHume,et avantderéaffirmersadétermination, toutekantienneavant la lettre,de«nepoint faireun traitédubeau»,Voltaireexemptede l’« incertitude»propreau jugementesthétiquel’appréciation,enfaitmorale,desactionshumaines:«Lebeauquinefrappequelessens,l’imagination,etcequ’onappellel’esprit,estdoncsouventincertain;lebeauquiparleaucœurnel’estpas»(Voltaire1764,p.470).Auvocabulaireprès(etencore),cetteséparationmesembletoutàfaitpertinente,ouplutôtnécessaire.VoirRochlitz1992bet1994,quiserecoupentenpartie.

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Ou plus exactement à la sphère des jugements qui sont « esthétiques » au sens du premier paragraphe deKant, sphère qui comprend aussi les jugementsd’agrémentphysique–lesquelssontpourmoi,bienévidemment,aussirelatifsquelesjugements«degoût»(pourKant,ilslesontapparemmentdavantage).Kant1790,p.255.Cf.p.180:lechantd’unoiseauimitéparl’homme«paraîtànotreoreilletoutàfaitinsipide».L’analyseestàpeineplusnuancée,audébutdumême§42,àproposdefleursartificiellesetd’oiseauxsculptésinstalléssurdesbranchesd’arbresdestinésàtromperun«amateurdubeau»:unefoislasupercheriedécouverte,«l’intérêtimmédiatqu’ilyprenaitauparavantdisparaîtraitaussitôt,maisferaitsansdouteplaceàunautre intérêt,celuide lavanitéquiconsisteàdécorerunepiècedecegenred’objets,etpourdesyeuxétrangers»(p.251).Onvoitque l’«autreintérêt », pour n’être cette fois pas nié, n’en est pas moins fortement déprécié comme inauthentique et non esthétique. Je reviendrai plus loin sur cetteambivalencedel’InteressechezKant.Danto1981,p.66.Cf.Schaeffer1996,p.149-150.Duchamp1975,p.49;Goodman1977,p.78.Cessuggestionssontévidemment(etdiversement)humoristiques,maisonditqu’unmarchandduXVIIIesiècledécouvritunjourchezquelquecollectionneur«quelatableprincipaleétaitforméed’undeschefs-d’œuvredeCarrache,quel’onavaitfixésurunpiedassezsolidepourrésisterencorequelquesannéesauxdommagesdutemps»(citéparHaskell,1976,p.47),et j’ai luquelquepartqued’aucunsavaientutilisédestoilesdeToulouse-Lautrecpourboucherdes trousdansunplafond, et ailleursquependant laguerrede1870, àLouveciennes, les soldatsprussiens avaientconvertiquelquestoilesdeMonetetdePissarroentabliersdeboucherie.Lesvoiesduvandalismeordinairesontimprévisibles,etparfoisplusinventivesquelesprovocationsiconoclasteslesplusavant-gardistes.Àproposdecettemêmepage,Adornorappellepertinemmentquelaconnaissancedel’authenticité(ounon)d’uneœuvre«influesurl’expérienceesthétique:untableauestvudifféremmentlorsqu’onconnaîtlenomdupeintre»(Adorno1970,p.231).Etaussiparcequel’oiseleur,parsonimitation,doitsavoirtrompernonseulementun«invité»naïf,maislerossignollui-même,cequ’onpeutsupposerplusméritoire.Danto 1981, p. 161. Je rappelle que, hors de ces cas d’indiscernabilité, son opinion, dans unmouvement bien connu d’extrapolation à partir des gestes deDuchampetWarhol,estplutôtquela«réactionesthétique»n’apasgrandrapportaveclafonctiondesœuvresd’art.Etque,sil’indiscernabilitédesboîtesBrilloprocèdebien,commelechantdel’oiseleur,d’unacted’imitationscrupuleuse,celleduready-made(simple)tientàl’existenced’unesérieindustrielledontilest,physiquement,unexemplaireinterchangeable.Et,aumoinsincidemment,Kantlui-même:«Unebeauténaturelleestunechosebelle;labeautéartistiqueestunebellereprésentationd’unechose»(1790,p.266).Notonstoutefoisqu’ilneditpas,commeparfoislesclassiques,«lareprésentationd’unebellechose».Richards1929.Cette recherche, d’ailleurs, parasite la relation au moins autant que l’information préalable – ce qu’éprouvent tous les pratiquants du commentaire « àl’aveugle»,oudublindfoldtestcherauxamateursdejazz,quitournenttropsouventàladevinette.«Lasymphoniecommence[auCocomerodeFlorence],jeretrouvemonaimableRossini.Jel’aireconnuauboutdetroismesures.Jesuisdescenduauparterre,etj’aidemandé;eneffetc’estdeluiLeBarbierdeSévillequ’onnousdonne[…].Onchantecesoir[dansunthéâtreromainnonspécifié]desmorceauxqu’onapplauditàoutrance;jedemandelenomducompositeur:personnenelesait.»Noussommesicidanslasemi-fictiondeRome,NaplesetFlorenceen1817,maisquitémoigneclairementd’unusaged’époque(Stendhal1817,p.16et25).Proust1913,p.339.Kant1790,p.171.Ibid.,p.226.Cette remarque trouveunéchochezHegel1835,p.106-107,qui l’étendauxplanteséphémèresdes forêtsvierges,«quidépérissentetparfoisdisparaissentsansquepersonneaitpuenjouir».Borges1921,p.840.Schaeffer1996,p.259.VoirentreautresWeitz1956,p.36.«Envéritél’artestdanslanature;ilestàceluiquisaitl’enextraire»(j’ignorelasourcedecettecitation,quejetrouvedansPiel1983,faceàlaplanche17).Panofsky1940,p.42.L’«objectivité»attribuéeiciàla«valeurartistique»viséeparlesculpteurmédiévalsedéfinitparoppositionaucaractèresubjectifde«notre»appréciationesthétiqueactuelle:l’intentionduproducteurn’est«objective»quepourlerécepteur.Valéry1937,p.887.Surcesujetaussipassionnantquedifficile,voirentreautresDickie1973,p.30,etSchaeffer1996,chap.I.Lesgribouillishasardeux,maisparfoisséduisants,detrèsjeunesenfantsprésententlemêmecas–cequirelativiseunpeul’oppositionentrel’espècehumaineetlesautres.Ibid.,p.892;j’aimeassezla«prétentiondedouter».Heidegger1936.Maisladistinctionentreœuvreetproduitestcourante,aveclaforteconnotationaxiologiquequis’yattache,parexemplechezBalzac(citédansleRobert):«Nousavonsdesproduits,nousn’avonsplusd’œuvres.»Kant1790,p.180et254.Cettedernièreappellationnedoitpastropinterféreraveccelle,institutionnelleetmuséale,d’«objetd’art»,quisemblecurieusementréservéeauxproduitsdesartsdits«mineurs»(orfèvrerie,ferronnerie,joaillerie,ébénisterie,ivoirerie,etc.),oùl’intentionesthétiqueestreconnueenproportionvariable:certainsdecesobjetssontutilitaires(meubles,ferrures),d’autres(bijoux)sontessentiellementdécoratifs–cequin’estpasexactementuneabsencedefonction.Lahiérarchiequis’yexprimenousestétrangère,maislanotion(commecelled’«artisand’art»)illustreassezbienl’existencedecasintermédiaires,quinousimporte.Lesobjetsnaturelsn’encomportentaucune,saufhypothèsed’unDieuartiste,etcelledesobjetsusuels,contrairementauxdits«objetsd’art»(quiontsouventunefonctionpratiqueetuneviséeesthétiqueégalementmanifestes),estincertaine:jepuisavoiravecuntribulumancienunerelationesthétique(conditionnelle)très intense,mais j’ignoresisonproducteur l’avait lemoinsdumondevisée–etàvraidire j’endoutefort.Le traiterenpurobjetesthétique(«décoratif»)impliquequel’onfasseuneimpassetotalesursafonctionpratiqueoriginelle,àsupposerqu’onlaconnaisse.Panofsky1940,p.39.«Unartefactvisantavanttoutlaconsidérationesthétique»(UrmsonetPole1957,p.87).«Unartefactproduitdansl’intentionspécifiquedeprovoqueruneréponseesthétique»(Vivas1959,p.233).LadéfinitiondeDickie,quiintroduitleterme,selonmoibienvenu,decandidatureàl’appréciation,estpluscomplexepuisqu’elle faitaussitôt référenceàune instance institutionnelledevalidation,quinemeparaîtpas indispensable ;en revanche,elles’abstientdepréciser lecaractèreesthétiquedel’appréciation,qui,danslalignéedeDuchamp(etdeDanto),neluisemblepaspertinent:«Artefactauqueluneouplusieurspersonnesagissant aunomd’une certaine institution sociale (lemondede l’art) ont conféré le statut de candidat à l’appréciation» (cette formulation, qui n’est pas lapremièreendate,estdansDickie1973).Panofsky1940,p.39-41.Le«sommaire»placéentêtedelatraductionfrançaisedecechapitremériteaussid’êtrecité:«L’œuvred’art,définiecommeunobjetcréépar l’homme,quisolliciteuneperceptiond’ordreesthétique.Ellesedistingueainsi :1)desobjetsnaturels ;2)desobjetscrééspar l’hommeàdes finspratiques(ceux-cisesubdivisantenvéhiculesd’informationsetoutilsouappareils).Toutobjetpeutêtreesthétiquementperçu,et laplupartdesœuvresd’artpeuvent,sousuncertainangle,êtreperçuescommeobjetspratiques.Maiscequidistinguel’œuvred’artdetoutautreobjet,c’estqu’elleapour“intention”d’êtreesthétiquementperçue.Cecritèredel’“intention”semanifesteparunintérêtportéàlaforme,indépendammentdel’intérêtportéàl’idéedutravailàfournir;maispuisquetoutobjetcomporteunélémentformel,cecritèreestlui-mêmetoutrelatif:lalignededémarcationentreœuvresd’artetobjetspratiquesdépendd’une“intention”quinepeutêtredéterminéedefaçonabsolue»(p.28).L’opposition ici suggérée entre fonction etvisée n’a rien d’absolu : je ne souhaite pas par là exclure définitivement la relation esthétique des « fonctions »éventuellementvitalesdel’espècehumaine;jeveuxseulementenmaintenirouvertelaquestion.

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Quelqueslignesplusloin,d’ailleurs,Panofsky,définissantsanotiondu«contenu»commedistinctdu«sujettraité»,parle,endestermesempruntésàPeirce,de«cequ’uneœuvrelaissevoir,sansenfaireparade(thatwhichaworkbetraysbutdoesnotparade)».Cetteformulefaitéchoanticipéàladiscussionabordéeiciplushautsurlescritèresobjectifs(ounon)desvaleursd’exemplificationcommepropriétés«exhibées»ousimplement«possédées».Onnedoitpasconfondrecetteintentionesthétiqueglobale(«candidature»àl’attentionesthétique)avecl’intentionspécifique(parexemple,symbolique)d’uneœuvre,dontilseraquestionplusloinavec(oucontre)Beardsley;l’unepeutêtrecertaine,ouprobable,alorsmêmequel’autreestdouteuseouinaccessible:jepuisêtreàlafois incertaindecequeKafka«veutdire»dansLeChâteau,etcertaindesonintention littéraire ;ou inversement,certainde lafonctiond’unustensileoud’unédificeancien,etincertaindesonintentionesthétique,oudecequel’onappelle,depuisRiegl,sonKunstwollen.Weitz1956,p.36.Weitzcontesteàjustetitrel’existencedetelscritèresempiriques,maisilatort,selonmoi,d’étendre,enbonwittgensteinien,cettecontestationaux critères de définition conceptuelle. Encore une fois, la difficulté fréquente de reconnaître comme telle une œuvre d’art singulière n’implique aucuneimpossibilitédedéfinirl’œuvred’artengénéral.Uncritèredéfinitionneln’estpasnécessairementuncritèredereconnaissance.Proust1921a,p.813.DansleContreSainte-Beuve(1971,p.285),lamêmerépliqueestattribuéeàla«comtessedeGuermantes».«Nepensezpas,maisvoyez!»(Wittgenstein1953,§66);maisiln’yalà,leplussouvent,rienàvoirettoutàapprendre.Gombrich1987,p.332-348.Dansuneéditionprécédente,j’avaisemployéartisticité,néologismededérivationcorrecte,maisplutôtlourde,dontMichelContat,dansuncompterendu(LeMondedeslivresdu6janvier1995),préditqu’ilnerisquaitpasdefairefortune;mais,sansdouteinconsciemmentmotivéparcetteréprobation(justifiée),illecitasouslaformeamendée(parhaplologie)d’articité,quej’adoptevolontiers–neserait-cequepouraccomplirauplusvitesaprédiction.Onpeut aussi objecter àGombrich le caractère largement transformépar l’hommede certains objets « naturels », déjàmentionné, et qui rendparfaitementpertinentde«critiquer»unarbreouunefleurobtenusparsélection,sansallerjusqu’auprojetheureusementinaboutideViollet-le-Duc,de«restaurer»lemontBlanc–sij’encroisDanto1981,p.154.Ils’agitévidemmentdesdeuxfenêtresdedroitedelafaçadedonnantsurlalagune,quitémoignentd’unétatantérieuràl’achèvementdel’édificeactuel;cetteparticularité trèsmanifesten’apaséchappé,en toutcas,aucommentaire(favorable)deRuskin,qui jugeque« l’ensemblegagnaàcette irrégularitédans lesespacesdemurss’étendantau-dessusetau-dessousdesfenêtres»(Ruskin1851-1853,p.108).Gombrich1987,p.219.VoirGenette1991,chap.I.Àconditionbiensûrd’êtreelles-mêmesassurées:quandjenesaispassiteltexteestunefictionouundocument,jepeuxhésiterenconséquencesursalittéraritéconstitutive,etm’enremettreàmonappréciationesthétiquepourluiconférerunelittéraritéattentionnelle,ouconditionnelle,commesimpleobjetesthétique.Ilarriveaussiqu’untextesoit«inclassable»parhésitationentredeuxappartenancestoutesdeuxmanifestementlittéraires(parexemple,entrenouvelleetpoèmeen prose) ; dans ce cas, l’incertitude générique n’entraîne aucune incertitude sur le statut artistique. Le doute au niveau d’une classe n’entraîne pasnécessairement,commefeignentdelecroireleswittgensteiniens,undouteauniveaudelaclassesupérieure:quandj’ignorequelestcetanimal,jesaisbienquec’estunanimal.Schaeffer(1996,p.52)mentionnelecasdecesrouleauxdepeinturerapportésdeChineetd’abordrépartisentreleLouvre(commeœuvresd’art)etlemuséeGuimet (commedocumentshistoriques),puis réunisàGuimetentretempsdevenu lui-mêmemuséed’art.Onsaitque lesdiversprojetsactuelsconcernant laprésentationdesarts«premiers»seheurtent,entreautres,àdetelsproblèmesdeclassification.Maisjerappellequed’autres,commeHegel,ouBeardsley,tiennentaucontrairequelestatutd’œuvred’artaugmentelavaleuresthétiqued’unobjet,reconnucomme«produitdel’esprit»(Hegel1835,p.10)etinvestid’une«fonction[esthétique]spécialisée»(Beardsley1958,p.XX).Monopinion,onleverra,estplutôtqu’ilenmodifieleterrainattentionnelenimposantàl’attentiondesréférencesspécifiquesquenecomportepaslesimpleobjetesthétique.PourDufrenne(1990,p.812),«lelieuoùlabeautéseproduit,oùelleestproduite,estprincipalementl’art»;cetadverberelativiseleprivilège,etilestdefaitqueseullebeau(oulelaid)artistique«estproduit»–tandisquelenaturel«seproduit»enquelquesortedelui-même.BeardsleyetWimsatt1946.C’estletitreduchapitreIdeBeardsley1958.Ibid.,p.29sq.«L’Illusiondel’Intentionestuneconfusionentrelepoèmeetsonorigine,casparticulierdecequelesphilosophesconnaissentbiensousletermed’IllusionGénétique»(BeardsleyetWimsatt1949,p.21;jerespecteicilescapitales,quiontleurimportancechezcesauteurs).VoirentreautresHirsch1967,quiprendicilecontre-pieddeBeardsleyetWimsatt.Paradoxalement puisqu’il faut construire artificiellement une situation (par exemple : blindfold test) susceptible d’éliminer les données génétiques«naturellement»liéesàlaréceptiondesœuvres.Maisunexpertpourraitsansdouteévaluerassezprécisémentcettepropriétésansrecouriràuninstrument,etdoncd’unefaçondirectementperceptuelle.Beardsley1958,p.50sq.LesecondexempledeBeardsleyestenfaitunebibliothèqueuniversitaire(indéterminée)enformedetourgothique.LetrèsbeauHarknessMemorialdeYale(vers1920)présentelatricheriesupplémentaired’avoirétéartificiellementérodépoursimulerl’ancienneté.JecroissavoirquededômedelaSainte-Geneviève(aujourd’huiPanthéon)deSoufflotrecouraitdéjààunartificedemêmesorte.Je renonce ici à « un dimanche », parce qu’un tel trait peut dans certains cas se conjecturer de traits perceptibles du tableau, tels que l’habillement despersonnagesoulecouvertd’unetable.«Peintredudimanche»estd’ailleurspresqueunecatégoriegénérique,etchaquejourde lasemaineaquelquechosecommeunetonalitépropre(«…commeunlundi»),qu’unesensibilitéproustiennesauraitpercevoir;lesquantièmessontnettementplusconceptuels.Goodman1968,p.136-137.VoirentreautresHours1964.OuProust1904:«Unecathédralen’estpasseulementunebeautéàsentir.Simêmecen’estpluspourvousunenseignementàsuivre,c’estdumoinsencoreunlivreàcomprendre.»Goodman1968,p.139-146.Beardsley1958,p.502-503.J’adoptedésormaiscetadjectifpourdésignercequirelèved’uneperception,ensupposantacquiselacorrectiondéjàproposéedeperceptibleenperçu.Ilpeutsemblerabusifdequalifierdetechniqueunfaitmanifestementinvolontaire:Stendhalnechoisitpasseslettres(etc’estpourquoileurnombren’estpaspertinent);maiscefaitinvolontairedécouled’unfaitvolontaire,etpertinent,quiestlechoixdesmots.Beardsley1958,p.53.Malraux1947,p.224.Bartlesville,Oklahoma,1952;cetédificeaétéquelquepeudénaturéàl’exécution;ilavaitétélargementanticipéparunprojetde1929pouruneStMarkToweràNewYork.Leporte-à-fauxengénéralestl’undestraitsfavorisdeWright.VoirAlpers1983,p.68-77,etlesétudesantérieuresquiysontsignalées.LejugementdeClarkpeutêtreconfrontéàceuxdeProustetdeClaudel.«Leplusbeautableaudumonde»supportedécidémentbiendesfaçonsdevoir.Souriau1904,d’aprèsFrancastel1956,p.35.Jeneretrouvepaslittéralementcetteformuledansleditouvrage,maisbiend’autresdemêmeteneur,parexemple:«Enprincipe,laformelaplusesthétiquequepuisseavoirunobjetconstruitdemaind’hommeestcellequirépondleplussimplement,leplusdirectementàsadestination»(p.364).Souriaun’estévidemmenticiqu’untenantparmibiend’autresdel’esthétiquefonctionnaliste,quinemanqued’ailleurspasdemérites.

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Loos1908.Riffaterre1966.Beardsley1958,p.459-460.Lefaitestentoutcas(etj’yreviendrai)qu’ilnousarrivefréquemmentdeconstaterundésaccordentrenotreappréciationd’uneœuvreetcequenoussavonsdel’intention,réaliséeounon,desonauteur,quin’engageenriennotregoût.Stolnitz1973.Sagoff1976;voirégalement1978;cesdeuxtextesdatentenfaitde1973et1975.Wheeler1972.Laterminologiedecesecteurestunpeuconfuse,maisilmesemblequel’oppositionentreprédicatsàuneetàdeuxplacesrecouvrecelle,jadisproposéeparLachelier(1907,p.41-44),entre«propositionsd’inhérence»et«propositionsderelation».Sans effort intempestif d’originalité, et sans aucunement viser la postérité ; mais, sauf accident, l’éclat reconnu à ladite personne durera bien autant quel’attentionaccordéeàcettepage.OswaldDucrotinDucrotetSchaeffer1995,p.447.Gombrich1959,p.456,citéparSagoff1976,p.173.Schaeffer1992,p.81.Ilvadesoiqu’unbonsaï,«géant»ounon,n’estpasprécisémentunsimple«objetnaturel»–pasplusbiensûrqueClaudiaSchiffer(quantàBabar…);jepourraissansdoutechangerd’exemple,maisiln’estpasmauvaisderencontrerunefoisdepluslarelativitédel’oppositionentreobjetsnaturelsetartefacts.Walton1970.J’emploieici,commeailleurs,cetadjectifdansunsenslarge,quinerenvoiepasspécifiquementàl’existencedes«genres»(littéraires,picturaux,musicaux),maisàcelledesclassesengénéral,puisquecenomnepermet,enfrançais,aucunedérivationclaire.Unautreavantagedegénériqueestdefairecoupleavecgénétique, dont il est évidemment fort proche : assigner une œuvre à un genre (par exemple : dripping) revient souvent à l’assigner à une origine (enl’occurrence:Pollock).J’emploieraicetermeplusvolontiersqueceluid’appartenance,qu’emploiesouventWalton,parcequejepense,biensûr,quecesrelationsrelèventdedécisionsattentionnellesaumoinsautantquededonnéesdefaitoud’intentionauctoriale.Jen’entendspasiciclassiqueausensdecequenousallons,aprèsWalton,qualifierde«standard»:RioBravon’estnullementun«westernclassique»,maisplutôt (àmesyeux)unwestern«d’unerigueur touteclassique»–etquin’estpas typiquedugenre.Dansunautregenre (unpeuplusdifficileànommer),Casqued’orest«classique»aumêmesens.Walton1970, p. 91 ; je corrige légèrement la traductionpour rester auplus près du texte à la fin de cette phrase :« in case the lackof that featurewoulddisqualify,ortendtodisqualify,aworkfromthatcategory».Ibid.,p.103-105.«Avertissement»de1648,«Examen»de1660etDiscourssurlaTragédie(mêmedate);jereviensàl’instantsurcecascomplexe.Cedernier«indice»n’estpasd’une«perceptualité»trèsévidente,carilfauts’enassurerparvoied’exploration;ilestplutôtd’ordredéfinitionnel,c’est-à-direconditionnel:assuréqu’unepyramideseraitunvolumeplein,ceseraitplutôtune(grosse)sculpture;assuréqu’onpeutypénétrer,etmêmeyrésider,mortouvif,c’estplutôtunédifice.Maisontrouvefacilementdescasplusdouteux,commelesgrandstotemsdeDubuffet,oulastatuedelaLiberté.Lapremière appellation est due àDuchamp, la seconde àArp ;maisCalder a aussi produit desœuvresmixtes, tout naturellement qualifiées de «mobiles-stabiles».Ici comme ailleurs, j’emploie ce terme dans le sens aujourd’hui courant de modèle généralement et temporairement accepté, quel qu’en soit le domained’exercice.Cetteextensionétaitd’avanceautoriséeparKuhn,quireconnaîtavoirlui-mêmeempruntéauchampartistique,pourl’appliqueràceluidelascience,lanotionde«périodesséparéespardesrupturesrévolutionnaires»(Kuhn1962,p.282).Walton1970,p.109.Corneille 1660, p. 56. L’effet d’innovation aurait été plus manifeste s’il avait fait de cet oxymore une indication générique, comme de nos jours (1932)Vichnievski intituleunedesespiècesTragédieoptimiste.Lesensantérieurdu terme« tragi-comédie», inauguréenFranceparGarnierpoursaBradamante(1582) et encore illustré en 1632 par leClitandre dumême Corneille, était passablement plus confus, désignant un genre effectivement mêlé de tragique,d’aventuresetdecomique.C’estdansl’«Avertissement»de1648qu’ilcommencederevendiquerpourcettepiècelerespectdesdeuxrèglesthématiquesfixéesparAristoteàlatragédie:hérosambigu(nitoutàfaitbonnitoutàfaitméchant)etmalheurcauséparunproche.VoirDanto1992,« Introduction».Mais le caractère soustractifdes abandonsde traitsdéfinitoiresn’apparaîtpas toujoursdans lesqualificationsgénériquesexplicites:ainsi,l’additiondutrait«avecchœurs»,inauguréeparlaIXeSymphoniedeBeethoven,équivautenfaitàl’abandond’uncritèreantérieurimplicite,selonlequelunesymphonieétaitpardéfinitionuneœuvrepurementorchestrale;chezMahler,laprésencedevoix,devenueentretempsuntrait«variable»,neseraplusmentionnéeentitre.Rosenberg1972,quiévoqueencore,àproposdeRothkoetdesesamisdela«branchethéologiquedel’expressionnismeabstrait»(Still,Newman,Reinhardt,Gottlieb),«unesortedemarathondessuppressions–l’unsedébarrassaitdelacouleur,unautredelatexture,untroisièmedudessin,etainsidesuite»(p.103-104).Rosen1971,p.380.Enattendantlarevendication«romanticiste»d’unetragédieenprose:«Unedeschosesquis’opposentleplusàlanaissancedecesmomentsd’illusion,c’estl’admiration,quelquejustequ’ellesoitd’ailleurs,pourlesbeauxversd’unetragédie»(Stendhal1823,p.60).Walton1970,p.93.Ibid.,p.90-92.MaisWaltonsemblehésiterlui-mêmesurcettenotion,qu’ildéclareennotedifficileàdéfiniravecprécision.VoirDanto1994,p.83.«Cequenousavonsentendudirepardescritiquesoupard’autrespersonnesconcernantlesœuvresquenousavonsdéjàrencontrées,leurmanièredelesclasseretlesressemblancesauxquellesilsnousontrendusattentifs»(Walton1970,p.94).Ibid.,p.121.Danto1994,p.18.Pourillustrationdecettediscipline,jenepuisquerenvoyerdenouveauàHaskell1976,excellentrévélateurdesconditions(fortdiverses)dela«redécouverte»enartetdesfluctuationsincessantesdel’attention,del’interprétationetdel’appréciation.Goodman1975,p.51.Goodman1981b,p.131.Ibid.OntrouvedansSchapiro1953unexposélucidedelaquestion,évidemmentlimitéaudomainedesartsplastiques;maisRosen1971illustreparfaitementcetyped’étudeenmusique.

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J’étendsévidemmenticileconceptdeparatexte(Genette1987)àl’ensembledesarts,oùfonctionnentàdesdegrésdiverslesindicationsdetoutessortesfourniesparvoiedetitres,depréfacesetautrescommentairesofficielsouofficieux.Panofsky1932et1939.Surcettesémiotiquecomplexe,voirKlein1970,chap.XVI:«Considérationssurlesfondementsdel’iconographie»,qui,àjustetitre,enrichitencorelesystèmed’unedéterminationstylistique,où«lestyleditcommentilfautlirelestermessignificatifs»(p.369).Surlapertinenceesthétiquedel’«explicationgéographique»etsoneffetpositif,chezlui,surl’appréciationdespaysages,voirGracq1978,quiajoutetoutefois(p.1209)quelagéographiequ’ilapratiquéecommespécialisteenétaitencoreàunstadeempiriqueetqualitatif,encelaplusprochedelarelationcommune:ils’agissaitpourlui,précise-t-ilailleurs(p.1232),de«lamorphologie:l’étudedesformesduterrain»;nousnesommespassiloindelaconceptionwölffliniennedel’histoiredel’art.Lemotadmiration,dontj’aiditplushautqu’ilnes’appliquaitpleinementqu’auxœuvreshumaines,esticitoutàfaitpertinent.Klein1970,p.408-409,quejeciteunpeuendésordre.IlfautrappelericilacélèbreremarquedeWölfflin(1915,p.16),qu’enart«toutn’estpaspossibleentouttemps».Etdumême(1940,p.113):«Touteréceptiond’uneœuvred’artestrelative.Lamêmeformen’apaslamêmesignificationàtouteslesépoques.»Panofsky 1960, p. 94-95. Une illustration littéraire parmi bien d’autres de ce que Panofsky qualifie de « concept » déformémais concret est fournie parl’aboutissementauXIIesiècle,dansleRomandeTroiedeBenoîtdeSainte-Maure,d’uneépopéehomériquealorsignoréedanssonétatoriginelmaistransmiseaucoursdessièclesdeparodies(sérieuses)enparodies.Etlesarchitecturespréromanesetromanestémoignentàleurfaçond’unecontinuitévivanteavecl’héritageantique,dontellesdériventempiriquementsansavoiràle«redécouvrir».Sartre1947,p.193,quirenvoienégligemmentà«Gelhart,jecrois».Ils’agitpeut-êtredeGebhart1879,oùl’ontrouveauchap.IVquelquesbribes,àvraidiremoinsdramatiques,decetteévocation.Ilestd’ailleursfrappantdelire,souslaplumedeSismondi,unedéplorationanaloguesurlescitésdelaRenaissanceàleurtourdéchues,encedébutduXIXesiècle,etdésertéesouhantéesparunepopulationmisérableetincapabledelesreconnaître:«onsentquedetellesvilles[…]sontl’ouvraged’ungrandpeuple,etquecegrandpeuplenesetrouveplusnullepart»(Sismondi1807,citéparHaskell1993,p.292).D’ailleursplutôtflorentins,commesiunecertainedistancephysiqueetlechoccultureldu«voyageàRome»étaientnécessairesàcette«visionnostalgiquenéed’unsentimentd’éloignementenmême tempsqued’affinité–quiest l’essencemêmede laRenaissance» (Panofsky1960,p.203).Ces formules,biensûr,simplifient quelque peu une analyse plus nuancée dans le détail : Panofsky neméconnaît pas, par exemple, l’influence surBrunelleschi de « constructionstoscanes prégothiques comme San Miniato et la Badia de Fiesole » (p. 175), ce que Robert Klein accentuera en déclarant ce dernier « plus proche del’architecturepaléochrétienneoumêmeromanequedel’Antiquité»(Klein1970,p.215).Lesdeuxrelationsà l’antique(parcontinuitéetparredécouverte),quoiquedistinctes,nesontpasabsolumentexclusives.Danto1986,p.148.C’est, je pense, en ce sens que Schaeffer (1996, p. 366) qualifie de non « optimale », par exemple, une écoute duZarathoustra deRichardStrauss qui neprendrait pas en compte son programme thématique. On peut assurément en dire autant d’une contemplation de la Cène qui négligerait son programmeiconographique. Des réceptions de ce type sont artistiquement incomplètes, sans qu’on puisse les qualifier d’esthétiquement inférieures – ce qui n’auraitsimplementaucunsens.CitédansRosen1971,p.393.Jeprécise«àmoninsu»parcequelaconscienceducaractèrelacunaired’uneréception,quellequ’ensoitlacause,nemanquepasd’affecterl’appréciationdufragmentperçu:j’apprécielaVénusdeMilotellequ’elleestdevenue,etenmêmetempsjem’interrogesurcequilui(etme)manque;monappréciationestenquelquesorteinquiétéeparlaconsciencedecemanque.Sij’enignorelefait,ousijeparviensàl’oubliercomplètement,marelationaufragmentdevientaussiplénièrequ’àuneœuvreintacte,ouconstitutivementpartielle,commelesbustesclassiques.«Aussilongtempsqu’onn’apasconstituél’œuvre,ausensdesphénoménologues,onnesaitpasàquoionréagitesthétiquement»(Danto1981,p.175);cequin’empêcheévidemmentpastoujoursderéagir,sanssavoiràquoi.Duchamp1975,p.247.Ruskin1885;àvraidire,cetexteconcerneplutôtlessculpturesduportailquel’architecturedel’édifice.Untestempiriquepeutillustrercetteincomplétude:sijedéclarequej’ailulaTentation(œuvreàversions),onrisquefortdemedemanderlaquelle,questionquejem’attireraimoinsvraisemblablementendéclarantquej’aivuLePenseurdeRodin,œuvreautographiqueàexemplairesmultiples.«Presque»,parcequelemoded’intégrationdesversionsdisperséesd’uneœuvrepluriellen’estévidemmentpaslemêmequeceluidesélémentsdispersésd’uneœuvrecompositecommeuntriptyque.LaréférenceàKantpeutdecefaitsemblerinutile:ilsuffiraitdequalifierd’intérêt,dansunsensfortbanal,larelationquejeviseici;maisl’adhésionquej’aimarquée(aprèsd’autres)àlathèsekantiennedu«caractèredésintéressé»obligeàquelquesprécautionsdansl’emploiultérieurdeceterme–mêmesiKantlui-mêmenes’ensoucieguère.Voirede l’éruditionhistoriquemaniaque,commeils’enmanifestesouvent,parexemple,chez lesamateursde jazz ; ilnefautévidemmentpasconfondrece«cognitif»–làavecl’activité,elleaussicognitive,mêmesitoutàfait«primaire»,quecomportetouteperceptiondel’objet.«L’intéressantn’estpaslebien,nilebeau,nileréel,nil’aimable,nil’utile,nil’indispensable,nimêmel’important;ouplutôt,lorsqu’ilestcecioucela,bonoubeau,cen’estpascelaquilerendintéressant.Enunmot,l’intéressantestdésintéressé.»(Veyne1995,p.67).Schaeffer1996,p.232-247.Ibid.,p.240.Ibid.,p.241.Gombrich1987,p.143.Kant1790,p.232.Proust1919a,p.442.«QuatrièmeDiscoursàl’Académie»,citéparGombrich1987,p.167et279.Kant1790,p.312.Ibid.,p.226.Hegel1835,p.107.Kant1790,p.260-277;surcepropos,quejetraiteicidemanièrecavalière,voirSchaeffer1992,p.55-65.Cettevalorisationdu«naturel»dansl’artseretrouveévidemmentdanslerejet,déjàévoqué,del’idéaldeperfectionetderégularité.Ibid.,p.260-261;c’estmoiquisoulignelaconcessive.Freud1914,p.94. Je rappelleque figurentencoredanscepalmarèsde la séductionnarcissiquecertains typesde femmes, les«grandscriminels»,et…leshumoristes.HenriVandeVelde,citéparFrancastel1956,p.101.Cette«rechercheinconsciente»,siunetellechoseexiste,n’estapparemmentpastoutàfaituneabsencederecherche,maisl’effetestsansdoutelemême.Hegel1835,p.37.Jecitecedernierexempled’aprèsunetraditionplausible,maispeut-êtreapocryphe;selonProust(1971,p.273),Wildeauraitdit:«Cen’estquedepuisl’écoledeslakistesqu’ilyadesbrouillardssurlaTamise»;entermesdechronologiedumoins,celarevientaumême.Proust 1921a, p. 623 (cf. 1921b, p. 615) ; ce développement fait suite aux remarques citées plus haut (p. 129) sur le « nouvel écrivain », dont il confirmel’inflexionrelativiste:chaqueartistecréeununivers«nouveau»mais«périssable»,jusqu’àlaprochainecréationparunnouvelartisted’unnouvelunivers,et

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ainsidesuite,dansunmouvementdontProustsedemandes’iln’estpas,contrairementàl’opinioncourante,analogueaux«progrèscontinus»delascience(1921a,p.624).Proust1971,p.373.Onsaitd’ailleursque,pourGoodman,l’artn’estqu’unepratiquedeworldmakingparmid’autres–dontlascience.« Jeme boucherai les oreilles, ne voudrai entendre ni raison ni raisonnement et préférerai croire fausses toutes les règles des critiques, ou croire dumoinsqu’ellesnetrouventpasenl’occurrenced’application,plutôtquedelaisserdéterminermonjugementpardesargumentsprobantsapriori,puisqu’ils’agirad’unjugementdegoûtetnondel’entendementoudelaraison»(Kant1790,p.233).Danto1981,p.155-156,etp.161déjàcitée.Schaeffer1996,p.28.Decettegéométrievariable,Schaeffer(ibid.,p.112-119)proposeunefigurationdiagrammatiquequ’iln’invitepasà«prendreaupieddelalettre»,maisquimesembletrèssuggestive.Surlaquestionsidiscutéedel’universalité(ounon)delarelationesthétique,voiribid.,p.137-143.Leiris1996,p.1086.Schaeffer1996,p.138.Ibid.,p.109,117;cf.p.49-51.CitéparPhilippeDagen,LeMonde,18novembre1995.Goodman1977,p.78.Goodman1984,p.145.Jem’abstiensdetraduireletermeimplementation,quinemesemblepasavoirenfrançaisd’équivalentsatisfaisant.Cequejetraduispar« fairequ’uneœuvreagisse comme telle» est«makingaworkofartworkas such », dont le jeu sur le double sensdework est intraduisible – sinon parl’expression,aussivolontairementambiguë,«l’œuvredel’art».CettedifficultéestbienperçueparChateau1994,p.112-113.Goodman1977,p.81.«Aworkissomethingmade»(Goodman1984,p.145).Maislecontexte,danscetarticlede1982surl’«ImplementationoftheArts»,réduitpeut-êtrelaportéedecettephrase:«Uneœuvre,biensûr,doitêtreexécutéepourêtreimplemented,maisc’estparcequ’onnepeutavoird’œuvrequ’àtraversuneexécution–uneœuvreestquelquechosequiestfait»(j’aidonnéplushautlasuitedecepassage:«Quandunobjetn’estpasunartefact…»).Commeonlevoit,touslestermessonticipassablementambigus.Goodman1977,p.82.JerappellequeGoodmanacceptelaqualificationderelativiste,aumoinscorrigéeen«relativismeconstructif»,ou«constructionisme»(GoodmanetElgin1988,p.45sq.),maisrejettelesubjectivismecommeune«menace»(GoodmanetElgin1990,p.83).VoirGenette1991,oùcequalificatifétaitappliquéaucasparticulierdesstatutsdelittérarité.Maisjen’envisageaisalors–jem’enavisemaintenantacontrario–quelecasdesœuvreslittérairesconstitutivesetceluidestextesreçuscommesimplesobjetsesthétiquesattentionnels,sansconsidérerlecas,enquelquesorteintermédiaire,destextesreçuscommeintentionnellementlittérairesaunomd’unesimplehypothèseattentionnelle :si j’apprécieesthétiquementleCodecivil(deuxièmecas),jepeuxenoutreattribueràsonauteuruneintentionesthétique,etdèslors(troisièmecas)letenir(àtortouàraison)pouruneœuvrelittéraire.Huizinga1919,p.308-331.VoirSchaeffer1996,p.141-142.«Lafonctionesthétiqueestlafinalité(principale)del’œuvred’art»cf.supra,p.15.Cetteparenthèsesevoulaitprudenteencequ’ellevisaitàlaisserleurplaceàd’autres finalités,parexemplepratiques ;mais il suffitde traduirecettephraseen termesdedéfinition(«Pourêtreuneœuvred’art,unobjetdoitavoir lafonctionesthétiquepourfinalitéprincipale»)pourquecetteconcessiondevienneuneexigenceexcessive.Schaeffer1996,p.366.Seel1992,p.28,citéinibid.,p.42.Valéry1934,p.1353.Onm’objecteDuchamp,etconsorts;maisj’aidéjàditpourquoijedoutedecetteintentionnégative:Dada,détourassezcourant,veutplaireendéplaisant.Cetteexigenceestenparticuliercelled’Adorno,pourqui«leconceptd’œuvred’artimpliqueceluidelaréussite.Lesœuvresd’artnonréussiesnesontpasdesœuvresd’art»(Adorno1970,p.241;voiraussip.213,et333:«Uneesthétiqueaxiologiquementneutreestunnon-sens»);c’estégalementcelledeRochlitz1992(aetb)et1994,passim.Laformuled’Adorno,quiacertesleméritedelaclarté,mesemblelogiquementinsoutenable:autantdirequeleschatsnoirs(oublancs,etc.)nesontpasdeschats.Surcesujet,voirSchaeffer1996,p.186-199etConclusion.Maissansdoutelesdeuxdomainestiennent-ilsleuranalogiedeleurappartenancecommuneàlasphèreplusgénéraledesactivitéshumaines.OswaldDucrot(DucrotetSchaeffer1995,p.641-650)rapprocheopportunémentdeladistinctionaustinienneentreillocutoireetperlocutoireetdeladistinctionsearlienneentrerèglesconstitutivesetrèglesnormatives,celle,antérieurementproposéeparBühler,entreacteetaction (linguistiques) : l’acteest« inhérentaufaitmêmedeparler»,l’actionconsiste(j’interprèteunpeu)enl’effet,heureuxoumalheureux,decetacte.Cettedistinctionmesemblevaloirpourtouteactivité,etdoncentreautrespour l’activitéartistique : laproductiond’uneœuvre,commede toutartefact,estunacte,quipeutêtreounon reconnucomme tel,etexercerounonl’actionqu’ilvise.Lesdeuxfaitssontrelativementindépendants:lepremiernesupposepaslesecond,etréciproquement.Todorov1995,p.161-165.Proust1905,p.178.

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Page 291: L Oeuvre de l Art -

Index

Abadie(P.):1.Adorno(Th.W.):1,2-3,4-5,6,7.Ajar(E.):1,2,3,4.Albaret(C.):1.Albers(J.):1.Aldrich(V.):1.Allegri(G.):1,2.Alpers(S.):1,2.AmbrogiodiPredis:1.Andersen(H.Ch.):1.Angélique(mère):1.Anouilh(J.):1.Apollinaire(G.):1.Aragon(L.):1,2.Arasse(D.):1.Aristote:1,2,3,4,5,6,7,8,9,10.Arp(H.):1,2.AthénéedeNaucratis:1.Auden(W.H.):1,2.Audiberti(J.):1.Austen(J.):1.Austin(J.L.):1,2.Avellaneda:1.Bach(J.S.):1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11-12,13.Bachelier(E.):1.Bacon(Fr.):1.Balanchine(G.):1.Baltard(V.):1,2.Balzac(H.de):1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14.Baremboim(D.):1.Barrault(J.L.):1.

Page 292: L Oeuvre de l Art -

Barr(A.):1.Barré(M.):1.Barry(R.):1,2,3.Barthes(R.):1,2.Bartholdi(F.A.):1.Bartok(B.):1.Baudelaire(Ch.):1,2,3-4,5-6,7-8,9-10,11,12,13,14,15,16,17,18,19.Baumgarten(A.G.):1.Baxandall(M.):1-2,3.Bayard(H.):1.Bayeu(F.):1.Beardsley(M.):1,2,3,4,5,6,7,8-9,10-11,12-13,14,15,16,17,18-19,20-21,22,23,24.Beaumarchais:1,2,3,4.Becker(J.):1.Beckett(S.):1,2,3.Bédier(J.):1.Beethoven(L.van):1,2,3-4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14-15,16,17,18,19,20-21,22,23,

24,25,26.Béguin(A.):1.Bell(C.):1.Belmondo(P.):1.Benamou(A.):1.Benjamin(W.):1,2,3-4,5,6.BenoîtdeSainte-Maure:1.Berchet(J.C.):1.Berlioz(H.):1,2,3,4,5,6.BernarddeClairvaux:1.Bernin(G.L.):1,2,3.Billing(K.):1.Binkley(T.):1-2,3,4,5,6.BioyCasares(A.):1.Bizet(G.):1,2.Blanchot(M.):1,2,3,4-5.Boccace:1.Bocuse(P.):1.Boïardo(M.):1.Boileau(N.):1,2,3,4.Bonaccorso(G.):1.Borgeaud(G.):1.Borges(J.L.):1,2,3-4,5,6,7,8-9,10-11,12,13-14,15,16,17,18.Boubka(S.):1.Bouilhet(L.):1.Boulez(P.):1,2-3,4,5-6,7,8.Boulle(A.C.):1.Bouquet(M.):1.

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Bourdieu(P.):1.Bouveresse(R.):1.Brahms(J.):1,2.Bramante:1.Brancusi(C.):1,2,3,4,5,6,7,8-9.Braque(G.):1.Brendel(A.):1,2.Breton(A.):1,2.Brière:1.Brod(M.):1.Bruckner(A.):1,2.Bruegel(J.):1-2,3,4,5,6,7-8.Brunelleschi(F.):1,2,3.Brunschvicg(L.):1-2.Bugatti(E.):1.Bühler(K.):1.Bullough(E):1-2,3.Bulwer-Lytton(E.):1.Burden(C.):1-2,3.Burke(E.):1,2.Busoni(F.):1,2.Butor(M.):1.Cabanne(P.):1,2.Cage(J.):1-2,3,4.Caillois(R.):1,2,3.Calder(A.):1,2,3.Callas(M.):1.Callot(J.):1.Calvino(I.):1.Canaletto:1.Caravage(M.):1,2,3,4,5.Carpaccio(V.):1.Carpeaux(J.B.):1,2.Carrache(A.):1.Cartier-Bresson(H.):1-2.Castro(G.de):1.Cauchie(M.):1.Celeyrette-Pietri(N.):1.Céline(L.F.):1,2,3,4,5.Cerquiglini(B.):1,2.Cervantès(M.):1,2-3,4,5-6,7-8,9,10,11,12,13,14.César:1,2.Cézanne(P.):1-2,3,4,5,6,7,8,9-10,11,12-13,14,15,16.Champollion(J.F.):1.Chardin(J.B.S.):1,2,3,4,5,6-7,8-9,10-11,12,13,14,15-16,17.

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Charles-Quint:1.Chartier(R.):1.Chastel(A.):1.Chateau(D.):1.Chateaubriand(F.R.de):1,2,3,4,5.Chéreau(P.):1.Cheval(F.):1.Chollet(R.):1.Chopin(F.):1.Chostakovitch(D.):1-2.Christie(A.):1.Christo:1,2,3.Cicciolina:1.Cimarosa(D.):1.Clair(J.):1.Clark(K.):1,2.Claudel(P.):1,2,3,4,5,6-7,8,9,10,11.Clérin(Ph.):1.Clouzot(H.G.):1.Cocteau(J.):1,2.Cohen(T.):1,2.Cole(N.):1.Colette:1.Collingwood(R.G.):1,2-3,4,5,6.Coltrane(J.):1,2,3.Condé(G.):1.Condominas(G.):1.Conisbee(Ph.):1.Contat(M.):1.Copernic(N.):1.Corneille(P.):1-2,3,4,5,6,7-8,9,10,11-12,13,14.Corot(J.B.C.):1.Courbet(G.):1,2-3,4,5,6,7.Courtès(J.):1.Croce(B.):1,2,3.Cros(Ch.):1.Curtius(E.):1.CzerniStefanska(H.):1.Dagen(Ph.):1.Daguerre(J.):1.Dante:1.Danto(A.):1,2-3,4-5,6,7,8,9-10,11,12,13,14,15,16,17,18-19,20-21,22,23-24,25,26,

27,28,29,30,31,32,33-34,35.DarèslePhrygien:1.Davis(M.):1.

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Dawson(S.):1.DeBruyne(E.):1.Debussy(Cl.):1,2,3,4,5,6,7.Defoe(D.):1.Degas(E.):1,2.DeKooning(W.):1,2,3.Delacroix(E.):1,2.Delorme(Ph.):1.Démosthène:1.Denis(M.):1-2.Derrida(J.):1.Descartes(R.):1.DesForêts(L.R.):1.Dickens(Ch.):1,2.Dickie(G.):1,2,3-4,5,6,7-8,9,10,11,12,13,14,15,16.DictysdeCrète:1.Diderot(D.):1,2,3.DiogèneLaërce:1.Doran(P.M.):1.Dostoïevski(F.):1,2-3,4.Doucet(J.):1.Dreux-Brézé:1.Dryden(J.):1.Dubuffet(J.):1,2.DuCamp(M.):1.Duchamp(M.):1,2-3,4-5,6,7,8,9-10,11-12,13,14,15,16,17,18,19.Ducourneau(J.A.):1,2.Ducrot(O.):1,2.Dufrenne(M.):1.Dullin(Ch.):1.Dürer(A.):1,2,3,4,5,6,7.Durkheim(E.):1,2,3.Duthuit(G.):1.Duve(Th.de):1.Eastman(G.):1.Eastwood(C.):1.Eco(U.):1.Edie(J.M.):1,2-3.Eidelberg(M.P.):1.Eiffel(G.):1.Einstein(A.):1,2.Elgin(C.):1,2,3,4.Eliot(T.S.):1.Ellington(D.):1,2.Eluard(P.):1,2.

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Empson(W.):1.Epicure:1,2.Escal(F.):1.Eschine:1.Eschyle:1,2,3.Euripide:1.Evans(B.):1.Evans(G.):1.Fabius(F.):1.Falkenberg(P.):1.Fielding(H.):1.Fish(S.):1-2,3.Fischer-Dieskau(D.):1,2,3,4.Flaubert(G.):1,2,3,4,5,6,7,8-9,10-11,12,13-14,15,16,17,18,19,20,21,22.Fontenelle(B.):1.FoxTalbot(W.H.):1.Fragonard(J.H.):1.Francastel(P.):1,2,3.Freud(S.):1,2.Fromentin(E.):1.Garnier(R.):1.Gary(R.):1,2,3,4.Gasquet(J.):1.Gaudi(A.):1,2.Gaudon(J.):1.Gauguin(P.):1,2,3.Gebhart(E.):1.Genette(G.):1,2,3,4,5-6,7,8,9,10,11,12,13,14,15.Georgel(P.):1.Gershwin(G.):1.Gide(A.):1.Gilbert(C.):1.Gilson(E.):1.Giono(J.):1.Giotto:1.Giraudoux(J.):1,2,3,4.Glickman(J.):1.Goethe(J.W.):1-2,3,4.Gombrich(E.):1,2,3,4-5,6,7-8,9,10,11.Gongora(L.de):1,2.Gonzalez(J.):1.Goodman(N.):1,2,3,4-5,6-7,8-9,10-11,12-13,14,15-16,17,18-19,20,21,22-23,24,25-

26,27,28,29-30,31,32,33,34-35,36-37,38,39-40,41,42-43,44-45,46,47,48,49,50-51,52,53,54-55,56,57-58,59-60,61-62,63-64,65,66-67,68-69,70-71,72,73,74,75-76,77-78,79-80,81.

Gordon(D.):1.

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Gothot-Mersch(Cl.):1.Gottlieb(A.):1.Gould(G.):1,2,3.Goya(F.):1,2,3.Gozzoli(B.):1.Gracq(J.):1.Gracyk(T.A.):1.Grazia(M.de):1.Greco(D.):1.Green(S.):1.Greenberg(C.):1,2.Greene(G.):1,2.Greimas(A.J.):1.Grésillon(A.):1.Guilleragues(G.de):1,2.Guino(R.):1.Hals(F.):1.Hamon(J.):1.Hancher(M.):1.Hanslick(E.):1,2.Harnoncourt(N.):1.Haskell(F.):1,2,3,4.Hawks(H.):1,2.Haydn(J.):1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11.Haydn(M.):1.Hegel(G.W.F.):1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15,16.Héliodore:1.Heidegger(M.):1,2,3.Heifetz(Y.):1.Henry(P.):1.Hess(T.):1.Hirsch(E.D.):1.Hitchcock(A.):1.Hjelmslev(L.):1.Hoffmann(E.T.A.):1.Hogarth(W.):1,2.Hokusaï:1,2,3,4-5,6-7.Homère:1-2,3,4,5,6,7.Horowitz(V.):1,2.Houbraken:1.Houdon(J.A.):1.Hours(M.):1.Hugo(V.):1-2,3,4,5.Huizinga(J.):1,2.Hume(D.):1,2-3,4,5,6,7,8,9,10,11.

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Humperdinck(E.):1.Husserl(E.):1,2,3-4,5,6-7.Hutcheson(F.):1,2-3.Ingarden(R.):1,2.Ingres(D.):1.Irving(J.):1.Jakobson(R.):1,2,3,4,5-6,7.James(H.):1,2.James(W.):1.Jamin(J.):1.Jastrow(J.):1,2,3,4,5,6.Johns(J.):1,2.Johnson(S.):1.Jolas(B.):1.Joyce(J.):1,2,3.Kafka(F.):1,2-3,4.Kahnweiler(H.):1.Kandinsky(W.):1.Kant(E.):1,2,3,4,5,6-7,8-9,10,11,12,13,14,15-16,17,18,19-20,21-22,23-24,25-26,

27-28,29-30,31-32,33-34,35-36,37,38,39,40,41,42-43,44,45-46,47,48,49.Karajan(H.von):1,2.Kawara(O.):1.Kempff(W):1.Kennick(W.E.):1.Klee(P.):1,2,3.Kleiber(E.):1.Klein(R.):1,2-3,4,5.Klein(Y.):1,2.Kline(F.):1.Kosuth(J.):1.Kounellis(I.):1.Krips(J.):1.Kuhn(T.):1.Kundera(M.):1.Laban(R.):1.Lachelier(J.):1.LaFayette(M.-M.de):1,2,3-4,5.Lalande(A.):1,2,3-4,5.Lamartine(A.de):1.Lamm(P.):1.LaRochefoucauld(F.de):1.Larousse(dict.):1.LeClézio(J.M.G.):1.Lecoq(A.M.):1.Lee(N.):1.

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Legge(W.):1.Leibowitz(R.):1,2,3.Leiris(M.):1-2.Leleu(G.):1.LeMoyne(P.):1.Leonhardt(G.):1.Levenson(J.R.):1.LeVerrier(U):1.Levine(J.):1.Lévi-Strauss(C.):1,2.LeWitt(S.):1.Lichtenstein(R.):1,2,3.Lincoln(A.):1.Lipatti(D.):1.Liszt(F.):1,2,3.Litaize(G.):1.Littré(E.):1.Lobatchevski(N.I.):1.Locke(J.):1.Longin:1.Loos(A.):1.LopedeVega:1.Lord(A.):1.Losey(J.):1.Louis-Philippe:1.Ludwig(Ch.):1.Lulli(J.B.):1.Lurçat(J.):1.Luthringer:1.Macdonald(M.):1.Magnelli(A.):1.Mahler(G.):1-2,3.Malebranche(N.):1.Mallarmé(S.):1,2,3,4,5.Malraux(A.):1,2,3,4-5,6,7,8,9,10,11.Manet(E.):1,2,3,4,5.Mandelbaum(M.):1.Marconi(G.):1.Margolis(J.):1,2,3,4-5,6,7-8,9.Marino(G.):1.Marivaux:1,2.Marsalis(W.):1.Marx(G.):1.Masaccio(T.):1,2.Massin(J.):1.

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Masson(B.):1.Matheson(R.):1.Matisse(H.):1,2.Mehta(Z.):1.Ménandre:1.MenéndezPidal(R.):1,2,3.Meyer(J.):1.Meyer(U.):1.Michel-Ange:1,2,3,4,5,6,7-8,9,10.Michelet(J.):1,2,3.MiesvanderRohe(L.):1-2,3.Milton(J.):1,2.Mirabeau(H.G.):1-2,3.Moeschler(J.):1.Mola(P.F.):1.Molière:1,2,3,4.Mondrian(P.):1,2,3,4.Monet(Cl.):1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11.Monglond(A.):1.Monk(Th.):1.Monnoyer(J.M.):1.Montaigne(M.de):1,2,3.Monteverdi(Cl.):1.Monval(G.):1.Moore(G.):1.Moore(H.):1,2,3.Morris(R.):1.Motherwell(R.):1,2.Moussorgski(M.):1,2.Mozart(W.A.):1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15,16,17,18-19,20,21,22-23.Murillo(B.):1.Musset(A.de):1.Nabokov(V.):1.Nagel(A.):1.Namuth(H.):1.NapoléonIer:1-2.Nau(J.Y.):1.Nerval(G.de):1.Newman(B.):1,2,3.Niepce(N.):1.Nietzsche(F.):1,2.Nijinski(V.):1.Novalis:1.Occam(G.d’):1.Ogilby(J.):1.

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Oldenburg(C.):1-2,3,4,5.Panofsky(E.):1-2,3-4,5-6,7,8,9,10,11-12,13,14.Parker(Ch.):1,2,3,4,5.Parry(M.):1.Pascal(B.):1,2,3,4,5.Pausanias:1-2.Pei(I.M.):1.Perec(G.):1,2-3,4-5,6.Pergolèse(G.):1,2.Perret(P.):1.Phidias:1,2-3.Philipe(G.):1,2,3.Picasso(P.):1,2-3,4,5,6-7,8-9,10-11,12,13,14-15,16,17-18,19,20,21,22,23-24,25,26,

27,28,29,30,31,32,33.Piel(F.):1.PierodellaFrancesca:1,2.Pindare:1.Pissarro(C.):1.Platon:1,2,3,4,5,6.Poe(E.):1.Pole(D.):1-2,3,4.Polygnote:1.Pollini(M.):1-2,3.Pollock(J.):1,2-3,4,5,6,7.Pommier(J.):1.Ponge(F.):1.Popper(K.):1.Pouivet(R.):1.Poussin(N.):1,2,3,4.Pradon(N.):1.Praxitèle:1-2.Prévost(A.F.):1.Price(R.):1.Prieto(L.):1-2,3,4-5,6-7,8,9,10,11,12.Prokofiev(S.):1.Proust(M.):1,2,3,4-5,6,7,8,9,10,11,12,13-14,15,16,17,18,19-20,21,22,23-24,25-26,

27-28,29,30,31,32,33-34,35-36,37,38,39,40,41-42,43,44,45-46,47.Ptolémée:1.Puccini(G.):1.QuatremèredeQuincy(A.):1.Queffélec(L.):1.Quine(W.vO.):1,2.Racine(J.):1,2,3,4,5.Racine(L.):1.Rauschenberg(R.):1,2-3,4.

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Ravel(M.):1,2,3,4,5-6,7.Réau(L.):1.Reboul(A.):1.Reinhardt(A.):1,2,3,4,5.Rembrandt:1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11.Renan(E.):1.Renaud(M.):1.Renoir(A.):1,2-3,4-5,6-7,8-9,10-11.Rey(A.):1.Reynolds(L.D.):1,2.Rheims(M.):1.Richards(I.A.):1-2,3,4.Richter(C.F.):1.Riegl(A.):1,2.Riemann(B.):1.Riffaterre(M.):1.Rilke(R.M.):1.Rimski-Korsakov(N.):1,2-3.Robert(dict.):1.Robert(H.):1.Robinson-Valéry(J.):1.Robuchon(J.):1.Rochlitz(R.):1,2.Rockwell(N.):1,2,3,4.Rodin(A.):1,2-3,4,5,6,7-8,9,10,11,12,13,14,15,16,17,18,19.Rolland(R.):1.Ronsard(P.de):1,2.Rosen(Ch.):1-2,3,4,5,6.Rosenberg(H.):1,2.Rosenberg(P.):1.Rosi(F.):1.Ross(S.):1.Rossini(G.):1,2.Rostand(E.):1.Rostropovitch(M.):1.Rothko(M.):1,2.Rousseau(J.J.):1,2.Roussel(R.):1.Rubens(P.P.):1.Rudel(J.):1-2.Ruskin(J.):1,2,3-4,5,6,7.Ryman(R.):1.Sade(D.A.F.de):1-2.Sagoff(M.):1-2.Saint-Saens(C.):1.

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Saint-Simon(L.de):1,2,3.Sainte-Beuve(Ch.A.):1.Salles(G.):1.Sandler(I.):1,2,3,4-5.Santayana(G.):1-2,3,4,5,6,7.Sartre(J.P.):1,2,3,4-5.Satie(E.):1,2.Saussure(F.de):1,2.Sawallich(W.):1.Scarlatti(D.):1.Scarron(P.):1,2.Schaeffer(J.M.):1,2,3-4,5,6-7,8,9,10,11,12,13,14,15,16,17,18,19,20,21,22,23,24,

25,26,27,28,29-30,31,32-33,34-35,36.Schapiro(M.):1.Schiffer(C.):1-2.Schiller(J.C.F.):1.Schloetzer(B.de):1.Schnabel(A.):1.Schönberg(A.):1,2,3,4,5,6,7.Schopenhauer(A.):1.Schubert(F.):1,2,3,4,5-6,7,8-9.Schumann(E.):1.Schumann(R.):1,2,3-4.Schwartzkopf(E.):1.Sclafani(R.):1.Searle(J.):1,2.Seel(M.):1.Senancour(E.de):1,2,3,4,5.Seurat(G.):1,2.Severini(G.):1.Sévigné(M.de):1,2-3,4.Shaftesbury(A.):1,2.Shakespeare(W.):1-2,3-4,5,6,7.Shaw(G.B.):1.Shusterman(R.):1,2,3.Sibley(F.):1,2-3,4,5,6,7,8,9-10.Sismondi(J.C.L.):1.Slote(M.A.):1.Söderström(E.):1.Sophocle:1,2,3,4,5,6,7.Soufflot(G.):1.Souriau(E.):1,2,3,4,5,6,7.Souriau(P.):1,2,3.Soutine(Ch.):1.Spreckelsen(J.O.):1.

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Staël(N.de):1.Staline(J.):1.Stallybrass(P.):1.Steinberg(L.):1.Stella(F.):1.Stendhal:1,2,3,4,5,6,7-8,9-10,11,12-13,14,15,16,17,18-19,20,21-22,23,24-25,26,

27,28,29,30,31-32,33.Stevenson(Ch.L.):1,2,3,4,5,6.Still(C.):1.Stolnitz(J.):1,2-3,4,5,6-7,8.Strauss(J.):1.Strauss(R.):1.Stravinski(I.):1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15,16,17.Strawson(P.F.):1,2-3,4.Sullivan(L.):1.Sully-Prudhomme(R.):1.Tanner(M.):1.Tappy(E.):1.Tchaïkovsky(P.I.):1,2.Thackeray(W.M.):1.Théocrite:1.Thomasd’Aquin:1,2,3,4,5,6.Thoreau(H.D.):1.TilsonThomas(M.):1.Tinguely(J.):1,2.Tite-Live:1.Todorov(T.):1,2.Tolstoï(L.):1,2,3.Tomas(V.):1.Tornatore(G.):1.Toulouse-Lautrec(H.de):1.Tourneux(M.):1.Tournier(M.):1,2.Troisgros(P.):1.Truchet(J.):1.Truffaut(F.):1.Turner(J.M.W.):1,2-3.Twain(M.):1.Twombly(C.):1,2.Uccello(P.):1,2,3,4.Uhde(W.):1.Urmson(J.O.):1,2,3,4,5,6,7.Utzon(J.):1,2.Valéry(P.):1,2,3,4,5-6,7-8,9,10-11,12,13,14.Vallier(D.):1.

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VandeVelde(H.):1.VanGogh(V.):1,2,3,4.VanHeemskerke(M.):1.VanMeegeren(H.):1,2,3,4.Vasarely(V.):1,2.Vasari(T.):1,2.Velazquez(D.):1,2.Venturi(L.):1,2.Verdi(G.):1,2,3.Verlaine(P.):1.Vermeer(J.):1,2,3,4,5,6-7,8,9,10,11,12,13,14,15,16,17-18,19,20,21,22,23,24,25,

26-27,28,29,30,31.Véronèse(P.):1,2.Veyne(P.):1,2.Vian(B.):1.Viau(Th.de):1.Vichnievski(V.):1.Vignal(M.):1.Vigne(D.):1.Vigny(A.de):1.Vinci(L.de):1,2,3-4,5,6,7,8,9,10,11-12,13,14,15,16-17,18,19,20-21,22,23.ViolletleDuc(E.):1,2,3.Virgile:1,2,3,4.Vivaldi(A.):1,2.Vivas(E.):1,2,3-4,5,6,7.Voltaire:1,2,3,4.Vouet(S.):1.Wagner(R.):1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14-15,16-17,18.Walton(K.):1,2,3-4,5,6,7-8,9.Warhol(A.):1,2-3,4,5,6,7,8,9,10.Warren(A.):1.Watteau(A.):1,2.Webern(A.):1,2,3,4,5.Webster(B.):1.Weinreich(U.):1.Weitz(M.):1,2,3.Wellek(R.):1.Wells(P.):1.Wey(F.):1.Wheeler(S.):1.Whistler(J.A.M.):1,2.Wilde(O.):1.Willy:1.Wilson(N.G.):1.Wilson(R.):1.

Page 306: L Oeuvre de l Art -

Wimsatt(W.K.):1,2,3,4-5.Wittgenstein(L.):1-2,3,4-5,6.Wolf(Ch.):1.Wölfflin(H.):1,2,3,4.Wollheim(R.):1,2,3,4.Wolterstorff(N.):1,2.Wren(Ch.):1.Wright(F.L.):1,2,3,4.Ziff(P.):1.Zola(E.):1,2,3,4,5.Zumthor(P.):1,2,3,4,5,6-7.