L Angoisse de La Première Phrase Bernard Quiriny

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fantastique

Transcript of L Angoisse de La Première Phrase Bernard Quiriny

  • BERNARD QUIRINY

    LANGOISSEDE LA PREMIRE

    PHRASE

    Nouvelles

    PHBUS

  • Illustration de couverture :Tom Curry

    Tourista (dtail) ditions Phbus. Paris. 2005

    www phebus-editions.com

  • LANGOISSEDE LA PREMIRE PHRASE

    Quune phrase soit la dernire, il enfaut uneautre pour le dclarer, et

    elle nest donc pas la dernire.JEAN-FRANOIS LYOTARD

    La premire phrase : voil lennemi. Cest ce que pensa Gould le jour o il dcida dcrire le livre auquel il songeait depuis de nombreuses annes. Devant sa feuille blanche, il passa des heures chercher la premire phrase idale. Sans cesse il posa la pointe de son stylo sur le papier et tentait de librer son poignet pour dessiner la boucle de la premire lettre ; il sinterrompait chaque fois avec la certitude horripilante quil y avait une meilleure manire de dmarrer le texte. Tout ce quil crivait en dcoulerait, une mauvaise premire phrase contaminerait tout le livre. Elle devait tre un roc, un granit sur quoi construire en toute scurit, il

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  • fallait la travailler jusqu atteindre la perfection. La majorit de ses futurs lecteurs commencerait par elle, elle tait en quelque sorte lquivalent de la main quon tend lors dun premier rendez-vous. Si vous ongles sont sales ou que vous crasiez les doigts de votre interlocuteur en secouant sa main comme un moineau mort, vous ne risquez pas de produire une impression favorable. Il en va de mme pour les premiers mots dun livre. Gould les traqua durant toute une journe comme sils taient une bte ruse et retorse, avec limpression troublante dtre engag avec eux dans une lutte sans merci.

    Cest sans doute cette angoisse du commencement qui a conduit linvention de lexergue. Lexergue est une faon de tricher sur la premire phrase en lempruntant un crivain clbre. Gould tait oppos ce procd, qui tait pour lui une forme de lchet. Daprs lui, il tait la porte de nimporte qui de tirer dun chef-duvre une phrase dont le gnie rejaillirait indment sur le texte quelle introduirait ; cette manire de fuir sa responsabilit en se cachant derrire un grand homme lui tait inadmissible. Ce ntait gure mieux que de chiper un insigne sur le capot dune berline de luxe pour le coller sur celui

  • de son tacot personnel. Gould, qui ntait pas du genre cder la facilit, rejeta donc loption de lexergue et continua de chercher la premire phrase idale. Il pensa Flaubert qui disait navoir trouv celle de son Bouvard et Pcuchet quaprs tout un aprs-midi de torture . Comment les grands crivains se sont-ils sortis de cette preuve ? Gould dcida de mditer quelques ouvertures tires de ses romans favoris, en esprant glaner auprs des matres des enseignements capables de laider franchir le pas.

    Les deux premires phrases les plus clbres de la littrature nationale sont sans doute : Aujourdhui, maman est morte et Longtemps, je me suis couch de bonne heure . Gould les rpta plusieurs fois chacune voix haute. Elles ne payent pas de mine, mais il faut bien admettre que leur simplicit exprime un authentique gnie. Ds lors quon les regarde dun peu prs, on se dit quelles semblent avoir t conues tout exprs pour les chefs-duvre quelles instaurent. Cest comme si la langue franaise avait t arrange ds lorigine pour permettre ces combinaisons de mots parfaites, combinaisons quil appartenait des gens tels que Proust ou Camus de dcouvrir. Gould songea quil existait peut-tre, dispers dans lair ambiant, une

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  • sorte de troupeau de premires phrases parfaites que seuls les grands crivains pouvaient voir et capturer. Et comme un grand crivain, par dfinition, crit de grands livres, les grands livres ont toujours des premires phrases parfaites.

    Gould sortit de sa bibliothque ses livres favoris pour nen lire que les premiers mots. Non sans surprise, il constata que plusieurs gnies avaient eux-mmes invent des stratagmes habiles pour ne pas avoir se donner de peine avec le commencement.

    Certains recouraient lexergue. Gould, on la vu, ntait pas favorable ce procd, mais il estima que lusage quen faisaient les grands crivains ntait pas condamnable. Il ny a rien de commun entre un crivaillon qui refuse daffronter son angoisse de la premire phrase en citant un classique et un gnie qui salue un semblable en lui empruntant une formule. Pour ce dernier, lexergue nest quune ruse pour exprimer son appartenance la communaut des grands esprits, non un bouclier sans lequel il noserait partir lassaut de son propre livre. tout prendre, partir dun certain niveau dexcellence, les grands crivains deviennent une seule et mme personne, ils se transforment en autant de figures particulires dun mme qui

  • sappelle littrature. Gould voyait le monde des grands crivains comme une sorte dassemble de la Table ronde o chaque partie est le tout et le tout chaque partie. Peu importe donc, dans cette optique, que la premire phrase du livre du grand auteur X ait en ralit t crite par le grand auteur Y : dans les deux cas, il sagit de grande littrature. Reste lhypothse du grand auteur X qui, en exergue de son chef-duvre, placerait une citation de lauteur de navets Z. mais lide dgotait tellement Gould quil refusait dy penser.

    Dans Lolita, Vladimir Nabokov avait eu lide habile de faire prcder le texte proprement dit dun avant-propos rdig par un mdecin imaginaire, le docteur John Ray. Ctait astucieux : personne naurait eu lide dexiger dun document mdical quil fasse preuve de qualits de style particulires. On ne choisit pas son toubib pour sa plume. Nabokov se dbarrassait ainsi de langoisse du commencement sur John Ray et pouvait alors crire le cur lger, sans torture. Cela revenait en quelque sorte inventer soi-mme son propre exergue, en lattribuant un personnage fictif dont le style ntait pas la proccupation principale.

    Oscar Wilde, en revanche, avait choisi la difficult. Son Portrait de Dorian Gray dbutait par

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  • une dclaration dintention tonitruante, dune somptuosit sans gale, qui laissait le lecteur littralement KO. Lartiste est un crateur de beaut , disait la premire phrase de cette prface. Gould comprit quelle faisait partie intgrante du texte et que le courageux Wilde navait pas faibli face lennemi : elle explosait littralement comme un soleil, et il ne len admira que davantage.

    La Montagne magique de Thomas Mann, elle aussi, commenait par un long Dessein propos duquel Gould arriva des conclusions identiques : la prface tait dj le texte, et Mann avait affront lapprhension de lattaque avec toute la bravoure quon est en droit dattendre dun si grand homme.

    Musil, Joyce, Faulkner, Powys, Lawrence, Orwell, Cline, Dblin, tous avaient des premires phrases dune tonnante perfection. Au fur et mesure de ses recherches, Gould sinterrogea sur sa mthode : net-il pas t plus judicieux, plutt que de sparpiller ainsi, de se contenter dtudier la manire dun seul gnie ? Et ny avait-il pas quelque chose de ridiculement prtentieux ntudier que les plus grands ? Des premires phrases tires de livres mdiocres et de romans de gare lauraient peut-tre instruit de faon plus raliste sur la faon dexorciser sa peur. Voulait-il donc russir du

  • premier coup tourner une phrase liminaire comparable celles dun Walser ou dun Sterne, lui qui navait jamais t fichu dcrire un livre faute de pouvoir le commencer ? Il y rflchit quelques instants et rejeta largument. Certes, il aurait t plus modeste dtudier les premires phrases duvres moins grandioses que celles auxquelles il stait attaqu, mais se choisir dlibrment un mauvais matre est une attitude profondment antipdagogique. Qui veut sinitier la peinture gagne contempler Matisse plutt quune crote champtre. En bonne logique, cela vaut aussi pour la littrature.

    Quoi quil en soit, ltude des premires phrases de ses romans favoris naida pas Gould comme il laurait souhait. Il retira de ses lectures une impression ambigu. Parfois, il se sentait prt, se disant quaprs tout la barrire nest que psychologique, que les premiers mots ne comptent pas tellement plus que les suivants ; cest une question de volont et dtat desprit, cela na rien voir avec une prtendue insaisissabilit ontologique de la phrase en question. Mais dautres moments, il se disait quil ny arriverait jamais, que la premire phrase tait une bte trop forte pour lui, que seuls les vrais grands crivains taient capables

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  • de se mesurer elle. Il tait alors gagn par labattement et se rfugiait dans le cynisme, songeant utiliser la carte dloyale de la parodie (ce qui aurait donn quelque chose comme : Aujourdhui, maman est morte, et a ne ma pas empch de me coucher de bonne heure ). Effondr, il avait limpression que la premire phrase parfaite, celle quil cherchait depuis si longtemps, le narguait comme un canard vicieux. Cruelle et fielleuse, elle lui faisait ressentir quel point il tait mdiocre, indigne des grands. Et puisquil ne pouvait pas supporter la perspective de rdiger un dbut lamentable, il lui semblait que la situation tait sans issue.

    Lide lui vint alors, gniale. Faute de pouvoir affronter lobstacle, il lenjamberait. chouait-il trouver la premire phrase idale ? Eh bien, soit ! Il commencerait par la deuxime. Fbrile, il prit son stylo et crivit : () Cest la raison pour laquelle jen restais l. Son soulagement fut immense. Le rocher qui obstruait ses canalisations mentales venait de sauter. Gould avait commenc son livre, un livre qui commenait par la deuxime phrase. Il la contempla, empli dune profonde satisfaction. Trs vite, il remarqua cependant quil y avait un problme. Ctait en fait bien simple : le lecteur qui

  • ouvrirait son livre commencerait directement par la deuxime phrase, sans prendre conscience quil ne sagissait pas de la premire. Si Gould avait russi lcrire, cest parce quil savait quelle ntait pas la premire et quelle navait donc pas tendre vers la perfection. Sil lavait conue comme une premire, il aurait probablement cherch une tournure plus lgante, quitte traquer des jours et des jours durant la forme idale. La prvisible inattention du lecteur ruinait son ide : si le lecteur prenait la deuxime phrase pour la premire, Gould narriverait pas lcrire non plus. Il songea alors placer en tte du volume une notice liminaire expliquant que la premire phrase tait la deuxime ; cela ne faisait malheureusement que dplacer le problme, puisque ctait cette notice qui contiendrait la premire phrase relle du livre, et il narriverait pas lcrire.

    Gould snervait. Pris de tremblements, il eut une ide plus radicale encore. Puisque la mise entre parenthses de la premire phrase laissait croire que la deuxime tait la premire, il mettrait la deuxime entre parenthses aussi. La troisime deviendrait la premire : il la mettrait entre parenthses, de mme que la quatrime et la cinquime quand leur tour viendrait. Au comble de

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  • lexcitation, Gould rdigea dune traite les trois premiers paragraphes de son livre : () () () () () () () () () () () () () () ()() () () () () () ; il ne lui fallut finalement quun jour et une nuit pour achever son livre. Ivre de fiert, il le relut deux fois avant de tomber dpuisement. Gould tait devenu lauteur dun roman qui, faute de commencer par la premire phrase, ne commenait pas du tout.

    Bien des annes plus tard, Gould a domestiqu sa peur panique de la premire phrase et a crit de vrais livres. Il est mme devenu un auteur respect, connu dans toute lEurope. Parvenu au soir de sa vie, il rdige ses mmoires. Ce sera son dernier livre, il lcrit dans une langue limpide et naturelle. Il y parle avec humour de langoisse absurde qui, dans sa jeunesse, avait temporairement bloqu ses ambitions littraires. Les mots lui viennent comme par magie. Au terme de plusieurs semaines de plaisir crateur, il dcide de conclure. L, il est soudain victime dun accs dangoisse : il doute, tourne en rond, perd sa belle assurance. Trop vieux pour esprer pouvoir crire un autre livre, il sait que les mots quil va rdiger prsent seront les

  • derniers. La dernire phrase de son livre sera la dernire phrase de sa vie, son ultime geste littraire, une sorte de testament. Il se doit den faire quelque chose dinoubliable, et cette exigence lui fait perdre le sommeil. Gould a peur de mourir avant davoir trouv la dernire phrase parfaite. Cest pour lui une vritable torture. Il sent bientt ses dernires forces labandonner, lche prise et, avec un bredouillement de colre, crit sur sa feuille : () Il observe un instant la dernire page de son dernier livre et comprend quocculter la dernire phrase ne suffit pas, car lavant-dernire devient la dernire. Il occulte donc lavant-dernire, ainsi que lantpnultime. Et la prcdente. Et celle davant la prcdente. De proche en proche, Gould dscrit en quelques heures les cinq cents pages de ses mmoires, faute de parvenir conclure sur la dernire phrase parfaite. Il est devenu lauteur dun livre qui, parce quil ne se termine pas sur une impossible dernire phrase parfaite, ne commence pas du tout. La dernire phrase de son uvre est donc celle de son livre prcdent : il la vrifie avec inquitude et se dit quil ne peut dcidment pas dire adieu la littrature ainsi. Il locculte donc, ainsi que celles qui la prcdent. Son avant-dernier livre est lui aussi dscrit de la fin au dbut, par

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  • peur des derniers mots. Affol, Gould se jette sur tous ses livres et les efface rebours. Son cur cesse de battre alors quil est en train de dscrire son deuxime roman. Il laisse une uvre inacheve. Non pas faute de lavoir entirement ralise, mais parce que le temps lui a manqu pour la dtruire tout fait.

  • LINTRUS

    Lintrus avait fait irruption dans ma vie dix-huit mois plus tt, sans que rien nannont son arrive. Je lavais dcouvert au fond du jardin, par une belle aprs-midi de printemps : un jeune homme dune vingtaine dannes au visage enfantin, le front cach par une paisse frange de cheveux blonds. Il tait occup tailler ma haie et, concentr sur sa tche, ne mavait pas entendu approcher.

    Qui tes-vous ? lanai-je sans amnit.Il eut un sursaut et se tourna vers moi ; son

    visage exprima alors une sorte de soulagement, comme si lui et moi nous connaissions depuis longtemps.

    La haie avait besoin de quelques coups de scateur, dit-il sans rpondre ma question. Jai jug bon de ne pas attendre la semaine prochaine.

    Il me tendit distraitement la main ; dcontenanc par son aplomb, je la serrai avant de me ressaisir.

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  • Cest trs gentil vous, mais vous en avez assez fait. Prenez vos affaires et filez.

    Il parut la fois surpris et du : on et dit que je revenais sur une consigne ou courtais une joie quil avait longtemps attendue.

    Vous tes sr ? insista-t-il en dsignant la partie non taille de la haie. Je pense pouvoir finir dici ce soir.

    Certain. Allez-vous-en maintenant.Il baissa les veux, comme sil reconnaissait avoir

    commis quelque faute ; puis, les relevant et maccablant de linfinie tristesse de son regard, il osa une dernire demande de pardon :

    Vous voulez que je porte les branches sur le tas de compost avant de partir ?

    Je me fis menaant, et il dtala. En jetant un coup dil la haie, je constatai non sans tonnement que la coupe tait digne dun professionnel. Je rentrai la maison et fermai la porte double tour.

    Lorsque je sortis de chez moi le lendemain matin, le reste de la haie avait t taill et les branches ramasses. Le rsultat tait parfait.

  • Une semaine plus tard, je trouvai la grille dentre repeinte. Une feuille de papier tait accroche la poigne : Jespre que la couleur vous plat. Je repasserais bientt pour la seconde couche. Un gribouillis faisait office de signature. Il me fallut un temps pour calmer ma rage et admettre que les libralits de mon trange bienfaiteur, tout incongrues quelles fussent, ne mritaient pas de se mettre dans des tats pareils. Ce garon tait probablement un simple desprit esseul et dou pour le bricolage : il tentait dacheter ma sympathie au moyen de menus services et se lasserait lorsquil constaterait que je refusais dentrer dans son jeu. Je restai nanmoins proccup et songeai que, si les choses continuaient, il me faudrait prvenir la police.

    Le lendemain, mon rveil, en regardant par la fentre de la cuisine, je le vis de nouveau : il tait plant dans le jardin, un pinceau la main, les doigts tremps de peinture. Son sourire tait dsarmant.

    Jai repeint les volets ! cria-t-il avec fiert.Jeus une violente bouffe dangoisse. Je quittai la

    pice et me rfugiai derrire la porte. Il frappa doucement sur la vitre.

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  • Monsieur ? Vous tes l ?Plaqu contre le mur, les tempes battantes, je lui

    ordonnai en hurlant de ficher le camp. Le silence revint ; je restai immobile un temps avant davoir le courage de sortir, non sans mtre muni dun couteau. Il avait repeint les volets des douze fentres de la maison, y compris celles de ltage. Le travail tait une nouvelle fois dexcellente qualit.

    Je me rendis le jour mme au commissariat. Les fonctionnaires auxquels jeus affaire enregistrrent mes dclarations avec une dcontraction offensante et ne prirent pas mon histoire trs au srieux. Tout cela ntait finalement pas bien grave, dirent-ils pour me dissuader de porter plainte. Jinsistai nanmoins et obtins lassurance que les patrouilles dans mon quartier seraient renforces.

    La pelouse tait entirement tondue quand je rentrai chez moi. Un billet punais sur la porte dentre annonait par ailleurs que les plantes avaient t traites contre les insectes.

    Au cours des jours suivants, lintrus lagua le cerisier, radiqua les taupes, bina les plates-bandes, remplaa la bote aux lettres, galisa le gravillon de la cour et jointoya une marche fendue. Il effectuait toujours ses travaux en mon absence, le plus

  • souvent durant mes heures de travail. Mme lorsque je ne sortais que pour quelques minutes, il trouvait le moyen de se rendre utile : si jallais chercher le journal, jtais certain en rentrant de trouver mes fleurs arroses. Son insolente rapidit tait une nigme. Je tentai plusieurs fois de le prendre au pige, faisant le guet au coin de la rue avec des jumelles sans succs. Il djouait tous mes stratagmes, grait son temps avec une habilet diabolique et parvenait immanquablement ses fins. Homme invisible ou devin gnial, lintrus avait quelque chose de surnaturel.

    Je gardai prcieusement les petits billets quil laissait aprs avoir accompli ses forfaits, comme une signature narquoise : Jai port les gravats la dcharge. Le fond du jardin est propre dsormais. Que diriez-vous dun nouveau massif de fleurs cet endroit ? ; Jai cueilli les groseilles avant quelles commencent de pourrir. Les quatre seaux sont lombre, prs du garage ; Il y a un nid de gupes dans le toit. Je repasserai avec ce quil faut pour vous en dbarrasser . Aprs en avoir recueilli une quinzaine de la mme veine, jallai au commissariat pour convaincre les policiers de rgler au plus vite cette affaire ; je leur donnai un signalement aussi dtaill que possible de lintrus qui bouleversait

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  • mon existence mais vis bien que mon insistance le mettre hors dtat dagir les laissait perplexes.

    Excd par leur incurie, je dcidai dassurer ma dfense moi-mme et installai une haute barrire en fil de fer barbel tout autour du jardin. Inexplicablement, cela ne lempcha pas de rentrer ; il senhardit mme jusqu pntrer lintrieur de la maison ( La porte du garage fermait mal, je lai rpare ; jen ai profit pour nettoyer le sous-sol et le couloir du rez-de-chausse. Votre intrieur est amnag avec beaucoup de got. ).

    Je fis changer toutes les serrures, fixai des tessons de bouteille au-dessus du portail, plaai des grilles devant les fentres du rez-de-chausse. Les rsultats furent nuls. Je tendis des fils de Nylon travers la pelouse pour le faire tomber, creusai une tranche derrire la haie, dissminai une vingtaine de piges loups dans toute la proprit, installai un systme dalarme avec camras dans la maison rien ny fit : je ne le vis jamais apparatre sur les enregistrements des crans de surveillance. Deux ou trois fois par semaine il russissait pntrer chez moi et sy livrait sans vergogne ses petits jeux ; il prenait les poussires, tendait le linge, nettoyait la salle de bains, arrosait les plantes vertes. Un jour, il eut lide de remplir le rfrigrateur de victuailles ;

  • non content de jouer le factotum, il avait dcid dtre aussi matre dhtel. Je trouvais dsormais des plats tout prts sur la table de la cuisine lorsque je rentrais du travail : ils taient toujours chauds, accompagns dune bouteille de vin temprature idale. Ctait extraordinaire et horriblement angoissant.

    Les policiers vinrent chez moi quatre reprises mais ne trouvrent ni empreinte digitale ni trace deffraction. Lun deux, en partant, me flicita pour la beaut de mon jardin.

    Je songeais de plus en plus srieusement dmnager. Lintrus me tourmentait depuis trop longtemps, il en savait plus sur ma vie que nimporte qui. Sans doute fouillait-il dans mes papiers quand il rangeait mon bureau ; il connaissait le contenu de mes comptes en banque et le montant de mon salaire, savait qui taient mes amis grce mes factures de tlphone, lisait mon courrier et visitait le disque dur de mon ordinateur. Pour mettre mon intimit labri, jachetai deux coffres-forts que je fis encastrer dans un mur de la cave. Il sen aperut trois jours plus tard et laissa ce mot sur la table du salon aprs avoir pass

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  • laspirateur : Ces coffres ont lair solide. Vos biens y seront en scurit.

    Les vacances arrivrent : au bord de la dpression, je renonai partir. Je ne pouvais pas me rsoudre abandonner ma demeure lintrus qui en profiterait immanquablement pour linvestir tout fait ; lorsque je rentrerais, il ny aurait plus mon nom sur la bote aux lettres ni mon odeur sur mes vtements. Lintrus aurait parasit mon existence jusqu se substituer purement et simplement moi, ne me laissant dautre solution que de vivre ses crochets en le suppliant de subvenir mes besoins et, loccasion, de me rtrocder une partie de largent quil se serait appropri.

    Et cela dura encore et encore. Lui et moi devnmes une sorte de couple paradoxal, avec nos secrets, notre histoire et nos habitudes. Il faisait tout pour me rendre service, je faisais tout pour lui compliquer la tche. Je trouvais parfois des tranes de sang prs des lames de rasoir que je collais sur les rebords des fentres ou prs des couteaux que je dissimulais dans la haie ; il ne se plaignait jamais, continuant silencieusement de se vouer mon service. Je dployais en vain des trsors dimagination pour le dgoter de la vocation quil

  • stait choisie ; javais beau salir dlibrment lintrieur de la maison, tout tait toujours impeccable lorsque je rentrais. Je jetais ostensiblement les plats quil me prparait et en recevais dautres, meilleurs encore. Il moffrait parfois de petits cadeaux, peu coteux il navait manifestement pas beaucoup dargent mais toujours bien choisis. Je finis par penser avec inquitude quil me faudrait le supporter durant le restant de mes jours, que peut-tre nous allions mourir ensemble. Son cadavre suivrait le mien dans la bire, quil tiendrait propre pour lternit tandis que je my dcomposerais peu peu.

    Je neus finalement pas me dbarrasser de lui : il slimina lui-mme, btement, en voulant trop bien faire. Un soir de pluie, jentendis une sorte dexplosion au fond du jardin. Les plombs sautrent. Je mis la main sur une torche, me munis de lun des pistolets que javais achets pour tirer sur lintrus et sortis. Je distinguai une silhouette terre, prs de la haie, devant la barrire lectrifie flambant neuve que je venais de faire installer. Ctait lui : je reconnus ses cheveux blonds et les traits fins de son visage. Il tenait une pince

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  • coupante dans une main et un norme tournevis dans lautre ; je compris quil avait tent de saboter le systme et stait lectrocut. Son corps tait secou de spasmes. Il murmurait. Je mapprochai prudemment, le pistolet la main, et entendis ces mots : La barrire lectrifie Jai pens quelle vous protgerait plus efficacement des voleurs si le voltage tait augment Il ne me reste plus qu modifier le rglage de Il fixa le transformateur avec une intensit douloureuse mais ne put finir sa phrase.

    Je repense souvent lui depuis lors, et limagine en train de cirer bnvolement les parquets du paradis. Me serais-je habitu son invisible prsence sil navait pas fait le geste de trop ? Perdu dans ma grande maison silencieuse, dbarrasse dsormais de ses alarmes inutiles, je tends loreille, inquiet et impatient la fois. Je nai plus personne chasser ; il me manque. Chaque soir, avant daller me coucher, je dverrouille la porte dentre et la laisse entrouverte, au cas o son fantme dciderait de venir hanter les lieux.

  • LA MENSONGERIE

    Messieurs, la ligne. Cest en toute confiance que depuis quelques annes je vous laisse la main haute sur la gestion de notre entreprise, point.

    De votre entreprise, point, rptai-je en notant.

    Jai toutefois pris connaissance de certains lments qui me laissent penser que la situation est proccupante, point. Pour dcider des mesures qui simposent, je vous propose que nous nous runissions le tant, telle heure, point. Mettez lheure et le jour qui vous arrangent, je suis libre en permanence. Vous concluez sur une formule de politesse et vous envoyez.

    Cest comme si ctait fait.

    Javais toujours rv de travailler la Pouise & Fontaine. Lorsque jtais enfant et que lon minterrogeait sur mes ambitions professionnelles, je disais invariablement : Je veux entrer la

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  • Pouise & Fontaine. Les gens sattendaient ce que, comme mes camarades, jannonce en bombant le torse que je comptais devenir astronaute, vtrinaire ou footballeur professionnel, et ma rponse les dcevait. Cest une grande entreprise, mexpliquait-on en tentant den savoir plus, que veux-tu y faire exactement ? Je nen savais rien. Peu mimportait, vrai dire : de la prsidence gnrale au standard tlphonique, tout maurait convenu. Aprs avoir pass mes diplmes, je prsentai immdiatement ma candidature au responsable des ressources humaines. Ma persvrance (une douzaine de lettres) et un entretien russi me permirent de dcrocher un stage dune semaine au cours duquel je fis une impression favorable. Ainsi je fus finalement embauch au service des relations avec la clientle. Ce fut pour moi la concrtisation dun rve. videmment, mon poste ntait pas situ trs haut dans lchelle des responsabilits, et ma mre me rptait sans cesse que je mritais mieux. Mais javais confiance en moi, je comptais monter rapidement en grade et mener au sein de la Pouise & Fontaine une carrire fulgurante.

    Mes premires semaines dans lentreprise furent euphoriques. Mme si mon salaire tait faible, je tirais de mon travail une incommensurable fiert.

  • Tout mtait prtexte merveillement. Les dcisions de mes suprieurs mapparaissaient incroyablement judicieuses ; les notes de service ne contenaient que des recommandations pleines dintelligence ; les chefs rivalisaient de gnie visionnaire et de dynamisme. Je me sentais comme un poisson dans leau et faisais tout pour apporter le meilleur de moi-mme ce grand ensemble auquel jtais heureux dappartenir.

    Au bout de quelques mois cependant, la ralit mapparut moins idyllique. Ce ne fut dabord quune impression que je mefforai de combattre, mais plusieurs dtails retinrent mon attention et minquitrent. Certaines orientations stratgiques me parurent bizarres, incomprhensibles. Sois confiant, me raisonnais-je, la direction sait ce quelle fait ; les patrons ont du mtier, ils voient loin et prient juste. Je mtonnai aussi de lopacit qui rgnait lintrieur de lentreprise. Selon des rumeurs, la rmunration des cadres suprieurs tait tout fait extravagante et sans commune mesure avec leur talent rel. Les notes de frais, murmurait-on dans les couloirs, excdaient le sens commun : la socit dpensait plus en dners, en cadeaux aux clients, en mobilier de luxe ou en maroquinerie (des sacoches sigles, des tuis stylo

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  • ou cigarettes) quen recherche et en prospective. Jignorais sil fallait croire ces bruits, mais je ne pouvais mempcher de penser quils contenaient une part de vrit. Les finances sont au plus mal, entendait-on du ct de la comptabilit. Pas dides neuves, plus de grands projets, pas de produit-phare, aux tages des cratifs. Jtais moi-mme confront, dans mon travail quotidien, des aberrations rvlatrices du manque de rigueur dont souffrait lentreprise. Lquipement informatique, par exemple, tait vtuste et mal entretenu. Une routine bureaucratique vieillotte entravait la bonne marche des choses et dcourageait les initiatives individuelles. Linformation circulait mal. La hirarchie tait inerte. Les plantes vertes ntaient pas arroses. Aprs un an pass au sein de la Pouise & Fontaine, je fus oblig de me rendre lvidence : cette entreprise tait gre comme un tat sud-amricain et piquait lentement du nez. Mon rve scroulait.

    La Pouise & Fontaine avait t fonde en 1908 par Thodore Pouise et Henri Fontaine, deux mythomanes invtrs qui avaient eu lide rvolutionnaire de commercialiser leurs

  • mensonges. Les dbuts furent modestes, mais les premiers succs vinrent rapidement. Ils embauchrent quelques collaborateurs et sinstallrent dans un bureau au rez-de-chausse de limmeuble que la socit depuis lors avait rachet. La petite entreprise prospra. Peu peu les hommes politiques prirent lhabitude dy acheter un jeu de mensonges neufs avant de remettre leur candidature aux urnes. La Premire Guerre mondiale dcupla lactivit ; comme disait souvent Clemenceau, on ne ment jamais autant quavant les lections, pendant la guerre et aprs la chasse. Le vritable envol de la Mensongerie neut toutefois lieu qu la fin des annes vingt, lorsque lUnion sovitique lui confia la mise au point dune partie de sa propagande : il semblait y avoir l du travail pour les deux sicles venir. Pour la bureaucratie russe, crirait plus tard Cornlius Castoriadis, la pratique du mensonge relve, depuis longtemps, de lart pour lart. En moins de deux dcennies, la Pouise & Fontaine avait multipli par cent son chiffre daffaires et par dix le nombre de ses salaris.

    1930, toutefois, fut une anne sombre. En mars, Thodore Pouise et son pouse trouvaient la mort dans un accident davion. Six mois plus tard, une

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  • rplique du krach boursier de lanne prcdente engloutissait la fortune de Henri Fontaine, qui se suicida dans sa rsidence secondaire. Durant quelques semaines, lentreprise navigua sans gouvernail. Il fallut tout le courage du fils de Pouise. Thodore Pouise II, g de vingt ans seulement lpoque, pour reprendre les rnes de laffaire. Fort heureusement, son instinct commercial et ses ides visionnaires allaient en faire lun des plus grands patrons de sa gnration. Sa prsidence fut un ge dor pour la Mensongerie, laquelle tait prsente sur tous les fronts de la mystification. La concurrence tait embryonnaire et accusait dix ans de retard : la Pouise & Fontaine rgnait sans partage sur le monde et fournissait les clients les plus prestigieux (L. Ron Hubbard, le PCF, la commission Warren, entre autres). Les meilleurs menteurs de la plante se bousculaient lembauche. Sa position de quasi-monopole lui permettant de pratiquer des tarifs levs, les bnfices taient normes. En 1972, Thodore Pouise II fut sacr patron de lanne par une grande revue conomique ; il prit lanne suivante une retraite bien mrite et cda son fauteuil son fils, Thodore Pouise III. la tte dune petite fortune, il sacheta une le et sy installa

  • pour rdiger son autobiographie, Comme un arracheur de dents.

    Le nouveau prsident sattela la tche et fit de son mieux pour garder le cap. Les temps changeaient cependant, la concurrence se faisait plus rude. La Pouise & Fontaine tait oblige de jouer plus serr que par le pass. Les Asiatiques, notamment, lanaient de nouveaux produits bas prix qui sduisaient de plus en plus les jeunes. Pour rester dans la course, il fallait innover sans cesse, soigner limage de marque et diversifier la production. Le dfi tait immense. Cest alors que Thodore Pouise sombra dans une profonde dpression. Il se fit de plus en plus rare son bureau, passant lessentiel de ses aprs-midi au golf. On racontait quil buvait, sendormait pendant les runions, langoisse de la premire phrase passait ses soires dans des dancings. Pour finir, on ne le vit plus du tout. Il restait lactionnaire principal dune entreprise dans laquelle il devint une sorte de lgende, un patron fantme dont tout le monde connaissait le nom mais que seuls les plus vieux salaris avaient vu en chair et en os. On en parlait par allusions, avec un respect teint de scepticisme, comme sil pouvait tout moment sortir dun mur.

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  • Parmi le petit personnel, beaucoup pensaient quil tait mort.

    Je ne savais moi-mme pas grand-chose sur Thodore Pouise. tait-il toujours en vie ? Je lesprais, car il tait mon avis le seul pouvoir tirer la Mensongerie du ptrin. La direction collgiale qui avait pris sa place menait lentreprise droit la faillite. En quelques annes, elle avait dilapid lhritage de plusieurs dcennies de gnie industriel et fait de lun des fleurons du capitalisme franais un mastodonte incapable de se rformer. Si les choses continuaient ainsi, la Mensongerie finirait par disparatre et cela, je ne pouvais le supporter. Il fallait retrouver Pouise.

    Je consacrai la meilleure partie de mon temps libre mener mon enqute. La tche ne fut pas facile. Je contactai sans succs plusieurs anciens salaris : tous dclarrent navoir aucune ide de ce quil avait bien pu devenir. Il filait un trs mauvais coton, me disait-on, il navait pas d faire de vieux os. Il avait sans doute quitt le pays, supposait lun, stait exil dans lle de son pre et y avait fini ses jours dans la solitude et les vapeurs dalcool. Un autre mapprit quil lavait vu quelques mois plus

  • tt, hirsute, lentre dun bar htesses du XIIIe arrondissement. Selon lui, il vivait dans une chambre de bonne et passait ses journes tituber dans les rues, dun bistrot lautre. Il avait donc entirement dilapid sa fortune ? avais-je demand avec scepticisme. Il avait t mal conseill, mavait rpondu mon interlocuteur, avait fait des placements ruineux, stait fait plumer aux courses. Je nosais en croire un mot. Au bout dun mois de travail, je ne tenais toujours aucune piste srieuse. La chance vint alors mon secours.

    Un soir o je me rendais en taxi chez un ami, lautre bout de la ville, le conducteur, un vieil Algrien, se mit jacasser sitt que jeus ferm la portire. Il me parla de ses courses de la journe, soulignant combien le caractre de certains clients tait trange. Daucuns ne lchaient pas un mot durant tout le trajet et fixaient craintivement ses yeux dans le rtroviseur central, comme sil tait en train de se transformer en loup-garou ; dautres lui tenaient des discours sans queue ni tte avant de lui demander un conseil ou de solliciter sa bndiction. Il venait ainsi de convoyer une jeune femme pleine de charme qui lui avait expliqu tre infirmire domicile. Elle soccupait notamment dun vieux monsieur extraordinaire qui, quoi quil dise, ne

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  • pouvait sempcher de mentir. Il fallait toujours comprendre le contraire de ce quil disait ; ctait, avait affirm la jeune femme, une gymnastique mentale puisante qui lui rendait la vie impossible. Je nen crus pas mes oreilles : se pouvait-il quil sagisse de Pouise ? Jexigeai du conducteur quil memmne immdiatement lendroit o sa passagre tait descendue : il fit mine de navoir pas le droit de me rvler cette information mais obtempra aprs que je lui eus tendu un billet.

    Le taxi me dposa devant un immeuble banal, prs de la Bastille ; je neus dautre choix que dexaminer une une toutes les portes palires. Au cinquime tage, je tombai nez nez sur une jeune femme en peignoir qui admit tre infirmire. Elle refusa dabord de me dvoiler lidentit du vieux menteur dont elle avait parl au chauffeur de taxi, mais cda lorsque je lui fis miroiter demi-mot une rcompense que je navais en ralit nullement lintention de lui offrir. Elle soccupait bel et bien dun certain Thodore Pouise, dont elle me donna par surcrot ladresse. Je lembrassai sur la joue avant de prendre mes jambes mon cou.

  • Contrairement aux affirmations mensongres que javais entendues un peu partout, Pouise navait ni quitt la France ni sombr dans livrognerie. Il habitait un immense appartement dans lun des quartiers les plus chics de la capitale, et passait ses journes, reclus, construire des maquettes davions de combat. Je restai deux jours en embuscade dans ma voiture, proximit de lentre de son immeuble : part linfirmire, qui venait chez lui chaque matin vers neuf heures, ses frquentations se rsumaient son serviteur personnel, un Pakistanais qui faisait ses commissions et soccupait probablement de ses repas. Je finis par me prsenter sa porte, lestomac nou. Lide de rencontrer le dernier reprsentant dune si prestigieuse dynastie industrielle mintimidait. Jallais au-devant dun mythe, songeai-je en appuyant sur le bouton de la sonnette. Ce fut le Pakistanais qui mouvrit. Il me dclara tout dabord que Thodore Pouise ne recevait personne, mais je mentis si habilement sur lobjet de ma visite quil partit mannoncer son matre. Je fus enfin introduit dans un salon bourgeois o le vieillard, une couverture sur les genoux, sefforait de coller ensemble deux minuscules pices de bois. Ses mains tremblaient, et

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  • je lui trouvai mauvaise mine. Il ne releva la tte quune fois lopration mene terme : ses yeux profonds et graves me fixrent intensment, et il me demanda ce quun jeune homme comme moi pouvait bien vouloir une antiquit comme lui. Fbrile et impressionn, je lui racontai tout : ma passion juvnile pour la Pouise & Fontaine, ma fiert dy travailler, mes craintes pour sa survie.

    Et quattendez-vous de moi, au juste ? fit-il en se levant lentement de son fauteuil.

    Il ny a que vous pour sauver la Mensongerie, monsieur Pouise.

    Jai tourn la page depuis bien longtemps. Tout ceci ne mintresse plus. Quelle coule, si tel est son destin.

    Mais enfin, monsieur Pouise, cette maison porte votre nom !

    Il ne rpondit pas. Je voyais bien que je lennuyais, et quil cherchait se dbarrasser de moi.

    Avez-vous remarqu les dtails de ce Messerschmitt ? me demanda-t-il soudain en dsignant lun des nombreux modles rduits exposs un peu partout dans la pice.

  • Je ne parvins pas lintresser au sort de la Mensongerie ce jour-l et partis constern, pris entre la colre et labattement. Pouise avait manifestement perdu le got du mensonge, quil ne pratiquait plus que par habitude, en priv. Il en accablait son infirmire et son Pakistanais mais ne se sentait plus lme den faire commerce. Cet effroyable gchis tait mon sens un affront lanc ses aeux. Porter un nom aussi mythique vous exposait selon moi certaines obligations, vous obligeait respecter une sorte de code dhonneur de la mystification que Thodore Pouise bafouait allgrement. Ctait tout simplement honteux. Aussi ne baissai-je pas les bras et multipliai-je mes visites au vieil homme plusieurs semaines durant. Chaque journe passe la Mensongerie, chaque revers subi par lun de nos produits, chaque succs dun concurrent renforaient ma dtermination. Japportai Pouise de nouvelles maquettes construire, tentai de lamadouer par divers moyens : il se prit daffection pour moi mais ne cdait pas.

    Le directoire menvoie tous les six mois un rapport complet sur les activits de la socit, observa-t-il pour se justifier tout en me tendant un document dune vingtaine de pages. Je ne le lis

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  • quen diagonale, mais il ny a manifestement rien dalarmant. Vous dlirez, cest tout.

    Les chiffres sont truqus, rtorquai-je en jetant un il au contenu du rapport. Ils vous mnent en bateau en vous faisant croire que tout va bien.

    Vous voyez le mal partout, rpondit-il en haussant les paules.

    Parfois, sa mythomanie me rendait fou. Parler avec lui quivalait combattre lHydre de Leme : il mentait effrontment chaque fois quil en avait loccasion, niait les vidences les plus indiscutables, ergotait sur tout et nimporte quoi. Si je lanais une phrase de dix mots, il les mettait tous en question, un par un : au bout de x changes, il y avait 10 termes en discussion. Ctait infernal. Jtais peu peu gagn par le pessimisme. Pouise se contrefichait du sort de la Mensongerie, et celle-ci senlisait un peu plus chaque jour. Les rsultats semestriels taient dsastreux. La nouvelle gamme tait un chec retentissant. Affals sur les siges en cuir de leur voiture de fonction, les directeurs assuraient sans rire que tout irait bientt mieux. Je ntais pas dupe.

    Un jour, pourtant, le miracle se produisit. Je ne sais si javais rellement russi rallumer en lui le

  • feu sacr ou sil avait simplement voulu me faire plaisir ; toujours est-il que Pouise mannona en souriant que javais gagn la partie.

    Que voulez-vous dire ? Ce que je veux dire, vous allez lcrire.Je me saisis dune feuille de papier et pris sous la

    dicte : Messieurs, la ligne, Cest en toute confiance

    que depuis quelques annes je vous laisse la main haute sur la gestion de notre entreprise, point.

    De votre entreprise, point, rptai-je en notant.

    Ce fut la runion de la dernire chance et, nen pas douter, lun des plus grands moments de lhistoire de cette socit. La lettre de Thodore Pouise aux membres de la direction avait provoqu une sidrante dflagration dans la Mensongerie et laiss tout le monde bouche be. Pendant quinze jours, on ne parla que de a : le vieux ntait pas mort, le vieux revenait aux affaires, le vieux allait svir. Des ttes vont tomber, entendait-on. Les employs pariaient sur la survie de certains cadres, tablissaient la liste des victimes les plus probables.

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  • On glosait sur ce qui avait bien pu le pousser sortir de sa retraite et reprendre le manche : silencieux, je jubilais.

    Le jour J arriva. Langoisse se lisait sur les visages dcomposs des vingt-cinq membres de la direction runis dans la grande salle du dernier tage. Les mains moites et le pouls lev, ils tentaient de se rassurer mutuellement dans un brouhaha de murmures. Par lentrebillement de la porte, je les regardais paniquer en attendant larrive du patron ; lorsque celui-ci sortit de lascenseur, suivi du Pakistanais qui portait sa mallette de mdicaments, je mapprtai vivre mon quart dheure de gloire. Jouvris brusquement la porte, qui grina sur ses gonds : les discussions cessrent aussitt, tous les regards convergrent vers Pouise et moi. Lassemble se leva. Nous fmes une entre solennelle, et je laidai sinstaller dans son fauteuil, en bout de table. La tension tait son comble.

    Cest un plaisir de vous revoir, monsieur, lana Paulin, lun des quatre directeurs commerciaux.

    Un vritable enchantement, enchana Lefebvre, responsable des mensonges institutionnels.

  • Vous avez lair en pleine forme, mentit sans vergogne Sillon, chef des dols.

    Chacun y alla de sa formule de bienvenue hypocrite. Pouise les couta toutes sans mot dire puis, aprs stre clairci la voix dans un toussotement rauque, prit la parole. Il remercia schement les participants de leur prsence et de leur accueil, puis entreprit de leur expliquer les raisons de son retour. Dans un clatant discours de plus dune demi-heure, sans note daucune sorte, il brossa un tableau pessimiste de la situation de la Mensongerie et accusa lensemble des membres de la direction dincomptence. La critique, taye par les donnes chiffres que je lui avais fournies, tait cinglante. Tout le monde en prenait pour son grade.

    Tout va vau-leau, tout. Aucun dentre vous na fait preuve du moindre esprit cratif, aucun na fait leffort dessayer de voir long terme. La Pouise & Fontaine travaille selon des mthodes dpasses depuis vingt ans. Combien de clients sont partis voir ailleurs ? Combien de marchs vous ont chapp, perdus que vous tiez dans le brouillard de vos havanes ? De vieilles recettes, de vieux principes, du mensonge papa : voil tout ce que nous sommes capables de faire aujourdhui.

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  • Lefebvre tenta timidement de contre-attaquer, mais Pouise lui rabattit aussitt le caquet.

    Nous avons chang de sicle, messieurs, lignorez-vous ? Les moyens de communication modernes ouvrent des possibilits quasi illimites la pratique du mensonge. Avec notre exprience, nous pourrions craser la concurrence sous nos semelles, si nous navions pas manqu le train des nouvelles technologies. Des domaines immenses sont porte de main. Seulement voil : il faut aller au-devant des choses, dfricher la jungle la machette, et non attendre que les commandes tombent. Vous travaillez comme des ronds-de-cuir. Vous auriez fait de trs belles carrires dans le syndicalisme enseignant, croyez-moi. Des ides, voil ce qui vous manque.

    Nous avons tout de mme eu quelques beaux succs ces dernires annes, lana Laym, responsable des impostures.

    Laym tait lun des plus anciens salaris de la Pouise & Fontaine, o il avait effectu toute sa carrire. Par respect pour le travail quil avait accompli au cours des dcennies prcdentes, Pouise lcouta sans linterrompre. Laym tait une sorte de gnie du double jeu, don quil avait hrit

  • de son pre, lequel avait bern son monde jusqu sa mort avec dhroques histoires de rseaux rsistants alors quil avait pass toute la guerre dans larrire-salle dun restaurant marseillais. Roi du pseudonyme et des passs imaginaires, Laym avait toujours men de front cinq ou six vies sans jamais les mlanger. Personne la Mensongerie naurait dailleurs pu dire avec certitude quel tait son vrai nom, supposer quil en et un. Les impostures extrmement complexes quil tait capable de mettre au point staient vendues par sries entires auprs dagences de renseignements durant la guerre froide ; la fin des annes soixante, il ny avait sans doute pas un espion en Europe qui net eu recours ses services. La lgende racontait quAllen Dulles lui-mme avait affirm que ce Laym tait un as . Malgr ladmiration que je lui portais, il me fallait hlas bien convenir quil stait compltement encrot depuis quelques annes. On ne lavait plus vu monter une opration denvergure depuis la chute du mur de Berlin : aux yeux de la plupart des salaris, il ntait plus bon qu engloutir les gargantuesques djeuners quil faisait passer en frais professionnels et regarder les jambes de ses secrtaires en essayant de leur faire avaler de pitoyables couleuvres. Face Pouise, il

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  • reconnut que les performances staient tasses mais insista pour que les russites nen fussent pas pour autant oublies.

    Cest vrai, confirma Corneille, du marketing. Rien que pour cette anne, la liste des comptes de grandes entreprises que nous avons maquills est impressionnante.

    Vous men voyez ravi, rtorqua Pouise, mais permettez-moi de vous dire que je truquais dj des bilans financiers lpoque o vous trichiez sur votre bulletin de notes. Il sagit de conqurir de nouveaux domaines, pas de refaire ce que nous faisions dj, et que les Japonais font dailleurs mieux que nous.

    Pour moins cher, ajoutai-je. Conqurir. Attaquer. Inventer. Prospecter,

    comme des chercheurs dor. Il ny a pas de secrets, messieurs, pas dautres solutions.

    Je regardais Pouise agiter les bras, semporter, convaincre son auditoire avec la fougue dun jeune homme. Il tait sublime. Je savais, en le voyant redevenir enthousiaste, que nous marchions vers une renaissance spectaculaire.

    Tenez, lana-t-il, sommes-nous par exemple implants dans le cyclisme ?

  • Les directeurs se regardrent. Le cyclisme ? Mais cest une spcialit belge,

    monsieur. Les Belges ? Et alors ? Il faudrait peut-tre

    sextasier devant leurs inventions et rester l sans rien dire ? Nous avons une foule de champions dops dans ce pays et nous devons leur vendre du mensonge franais. Du mensonge Pouise & Fontaine, de la qualit suprieure. On fera de la publicit sur leurs maillots, sil le faut ! Et la littrature, o en est-on ?

    La littrature ? Mon Dieu, oui ! Vous ne poussez jamais la

    porte dune librairie ? La plupart des crivains mentent si mal quils ne racontent plus que la vrit.

    La vrit ! sexclama Paulin. Quelle horreur !Une vague de dgot se rpandit sur tous les

    visages. Je ne vous le fais pas dire. Le march est

    gigantesque, presque sans limites. Les Amricains sont lafft, mais nous pouvons les griller.

    Surexcit, Pouise lana un nombre incalculable de pistes tudier. Les ides surgissaient foison,

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  • et, avec un formidable instinct du management, il tait en train de transformer une runion de crise gravissime en une sance de rflexion collective. Furent entre autres sujets voqus : le nouveau dpart du ngationnisme ; les rats inavous de lindustrie pharmaceutique ; la Core du Nord ; la rumeur et la calomnie dans la vie politique franaise ; la fraude fiscale des gros contribuables ; les arnaques lassurance ; la chastet prnuptiale chez les jeunes filles de bonne famille. Les troupes se relevaient peu peu, constatai-je ; dans les cerveaux longtemps endormis des directeurs se rveillaient lentement les mcanismes rouills du mensonge, de lomission volontaire, de labus de confiance, de la tromperie en chane, du faux et usage de faux, de la duplicit assume, du patelinage sur mesure. Dembourgeoiss quils taient, ils redevenaient les faux jetons magnifiques que javais tant admirs dans ma jeunesse, les escobars fourbes et sournois qui, peut-tre, gagneraient cette guerre du mensonge dont ils avaient fui tant de batailles.

    Pouise insista aussi sur la ncessit de sattacher les services de quelques vedettes qui deviendraient en quelque sorte les ambassadeurs de la marque. La Pouise & Fontaine devait associer son nom celui

  • daffaires clbres, des faits divers mdiatiss qui assureraient sa publicit mieux que toutes les campagnes daffichage.

    Jai vendu quelques crations de premier choix lisabeth Cons-Boutboul, remarqua Laym.

    Je vous en flicite. Jean-Claude Romand, ctait vous aussi ?

    Hlas non, monsieur

    En moins dun mois, Pouise et moi mmes au point un plan de redressement dune ampleur jamais vue dans lhistoire de lentreprise. Tout fut mis plat et entirement revu : nous changions les manires de travailler, supprimions les dpenses inutiles, fichions la porte les incapables qui avaient trop longtemps profit du systme. Des rductions de salaires drastiques furent dcides, en particulier pour les cadres surpays. Je suggrai Pouise dinvestir dans un matriel informatique neuf et deffectuer quelques travaux dans limmeuble. ma grande surprise, il fit mieux. La btisse reprsentait un gouffre financier en termes dentretien et de chauffage ; en outre, les peintures scaillaient, la plomberie rouillait, les murs se

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  • lzardaient, les moquettes taient dgotantes. Bien que le btiment ft charg dhistoire et et vu mentir trois gnrations de Pouise, Thodore Pouise dcida donc de le vendre et de chercher un immeuble moderne, en banlieue sil le fallait. Jtais stupfait. Il mena lui-mme les recherches et trouva quatre mille mtres carrs de bureaux vitrs dans le quartier de la Dfense. En moins de trois mois, les contrats furent signs et le dmnagement effectu.

    Ces rvolutions en srie dans le fonctionnement de la Mensongerie suscitaient des rsistances mais portrent leurs fruits. La vieille dame malade du mensonge international tait en voie de gurison. Dici un an, songeai-je avec fiert, on mentirait de nouveau franais aux quatre coins de la plante. Cest alors que Pouise abattit une autre carte.

    Le choc fut extraordinaire lorsquil annona que Takeshi Miyazawa entrait dans la maison en tant que directeur gnral. quarante ans peine, ce Japonais excentrique et surdou tait lenfant terrible du mensonge commercial et lidole du grand public. Son aura scandaleuse, ses frasques sexuelles et sa frquentation assidue des milieux de la mode et du show-business taient bien loignes de limage dinstitution classique et un tantinet bourgeoise quavait la vnrable Pouise & Fontaine.

  • En le dbauchant dune maison anglaise au moyen dun contrat mirobolant, Pouise prenait un risque norme. Javais nanmoins entirement confiance en lui, mme si le temprament loufoque du nouveau capitaine minquitait un peu. titre dexemple, lors de son arrive dans les locaux, Miyazawa exigea de disposer de tout le dernier tage ; il sy fit installer un canap-lit et divers instruments de musique, selon lui ncessaires son inspiration. Il amena aussi sa gigantesque collection de bonsas et transforma trois cents mtres carrs de bureaux en une petite fort vierge remplie de bestioles exotiques. Si lon ajoutait cela le fait quil dormait souvent sur place, parlait la plupart du temps anglais et bnficiait dune rmunration faire plir de honte un joueur de football madrilne, on comprenait les inquitudes quil suscitait chez nombre demploys. Son talent hors du commun ne tarda cependant pas faire les miracles quon attendait de lui. Le mensonge tait pour Miyazawa une forme suprieure de lart, la mythomanie une manire quasi religieuse denvisager lexistence sur terre. Miyazawa mentait comme il respirait presque mieux, dailleurs, compte tenu de son asthme. Dans nimporte quelle situation, il tait capable de construire au pied lev un palais

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  • dillusions dans lequel le pire saint Thomas naurait pas retrouv ses petits. Son flair exceptionnel le guidait presque naturellement vers les domaines croissance forte, qui consommaient du mensonge en quantit ; sa ractivit face lactualit forait ladmiration. Son style particulier et ses manires pouvaient tonner, mais sa comptence tait indniable. La Pouise & Fontaine, sous la gniale direction de Miyazawa et avec la bndiction de Thodore Pouise, retrouvait une sorte dge dor. On vit plus dans la vie quon na pas que dans celle quon a , crivait Barbey dAurevilly : la Mensongerie aidait des dizaines de milliers de personnes la construire demain des millions, peut-tre. Voici quelques mois, Pouise annonait un chiffre daffaires en hausse de 130 % sur un an. Et parce quil ne faut jamais mettre tous ses ufs dans le mme panier, nous avons lanc rcemment la premire Magouillerie du monde. Le succs a t immdiat. La Pouise & Fontaine innove, conquiert, attaque, invente. Nous sommes partout, le monde nous appartient. Vous ferez forcment appel nous un jour ou lautre. Vous serez toujours les bienvenus.

  • COMMERCES(NEUF HISTOIRES BRVES)

    LE SEUL CLIENT

    Il y a dans le regard de cet homme une rage de possder pareille celle qui mhabitait lorsque jtais sa place. Lui aussi a crois la route du bijoutier Morgenstern, lui aussi a contempl quelques-uns des joyaux de son magasin secret. Sans mme en connatre le prix, il a souhait acheter le plus beau ; mais Morgenstern, inflexible, lui a dit ne pouvoir tre au service que dun seul client. Lhomme en a alors conu une jalousie extraordinaire, dont jamais il ne se serait cru capable. Les inaccessibles bijoux de Morgenstern ont occup son esprit jusqu lui faire perdre la raison. Les annes ont pass, il na jamais abandonn lui non plus ; dans une seconde, il aura enfin limin lobstacle qui lempchait dentrer en possession de son rve. Jignore comment il a

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  • dcouvert mon identit. Javais choisi le poison, il a choisi le pistolet.

    COMME EN QUARANTE

    La devanture avait quelque chose de dsuet. lintrieur, je trouvai un tal pauvrement approvisionn : quelques morceaux de viande, une charcuterie rduite une terrine de pt entame et, surtout, de nombreux espaces vides. Le boucher, occup ficeler un poulet, me jeta un regard froid, presque suspicieux. Je sortis du magasin sans avoir rien achet. Jy retournai quelques jours plus tard, pouss par la curiosit. La marchandise tait toujours aussi rare. Je trouvai cela trange et fis part de mon tonnement au boucher : stupfait, il sexclama : Mais enfin, cest la guerre, Monsieur ! Je nai jamais su sil plaisantait ou sil vivait rellement dans un autre temps.

  • LES HABITUDES

    Il ny avait dans ce village recul quune seule boulangerie, dont le propritaire ne cuisait chaque nuit quun seul pain. Une foule compacte attendait louverture du magasin, sept heures prcises. Lorsque la grille se levait, une formidable bousculade commenait ; le client qui le premier passait ltroite ouverture repartait avec le pain, achet prix dor. La grille retombait alors jusquau lendemain. Aprs avoir assist plusieurs fois ce spectacle, je dcidai dinstaller au village ma propre boulangerie. Jouvrais six heures, lodeur de mes pains chauds embaumait toute la place. Jamais cependant je nen vendis un seul ces villageois obtus ; ils passaient devant ma vitrine sans la voir et allaient se battre devant celle de mon concurrent. Je fermai trois mois plus tard, sans avoir jamais compris.

    LHOMME QUI A TOUT LU

    Donnez-moi un roman que je ne connaisse pas , disait-il chaque jour en entrant dans ma librairie. Depuis des mois, je tentais en vain de

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  • trouver sur mes tables et dans mes rayons un livre dont cet homme ft incapable de me dvoiler aussitt lintrigue. Il prtendait avoir lu tous les romans disponibles dans sa langue maternelle, ce que javais dabord cru impossible. Mais chaque fois que je lui en proposais un, si mconnu ou rcent quil ft, son visage sassombrissait : Dj lu , affirmait-il schement avant de le prouver. Ctait la fois un jeu et une qute ; je relevais son dfi par amusement, lui me dfiait par dsenchantement. Un jour, jeus lide qui me permettrait de gagner coup sr : jinventai une intrigue de toutes pices et rdigeai la hte une histoire. Son sourire lorsque je lui proposai louvrage mlait la mansutude au dsappointement : Dj lu , lcha-t-il avant den dcrire avec prcision le dnouement. Convaincu quil disposait de dons surnaturels, jabandonnai la comptition.

    VOYAGER TRANQUILLE

    Aprs mavoir demand dans quel type de wagon je souhaitais voyager premire ou seconde classe, fumeur ou non fumeur le guichetier voulut savoir si je dsirais oui ou non avoir un accident. Je crus

  • dabord quil plaisantait et par jeu rpondis non ; il me conseilla alors dattendre le train de dix heures plutt que demprunter celui de neuf. Javais du temps perdre, aussi acceptai-je. Jappris plus tard que le train de neuf heures avait draill quelques kilomtres du terminus, faisant trois blesss parmi les voyageurs. Plus jamais je nai achet de billets auprs dun autre que lui.

    LE PENSIONNAIRE

    Un homme dune cinquantaine dannes tait dj assis sur la banquette arrire du taxi. Au chauffeur qui me demandait o je souhaitais aller, je rpondis quil devrait peut-tre dabord conduire son premier client bon port. Ne vous inquitez pas , dit-il avec une moue mprisante pour lhomme qui, silencieux, regardait par la vitre et semblait ne rien entendre de notre conversation. Jannonai donc ma destination et montai. Le chauffeur sengagea dans la circulation. Lorsque nous fmes arrivs, je remarquai avec surprise que deux compteurs taient installs sur le tableau de bord. Voici la somme que vous devez , me dit-il en dsignant celui du haut. Puis, montrant celui du

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  • bas, qui indiquait un montant astronomique : Et voici celle que vous devriez si, comme lui, vous rouliez avec moi dans ce taxi depuis deux ans, soixante jours, huit heures et vingt-cinq minutes. Lhomme tourna alors la tte et eut un sourire que jamais je noublierai.

    DU PAREIL AU MME

    Le magasin du muse proposait la vente des reproductions de Gris sur fond gris, le chef-duvre de Kleinevitch qui constituait le clou de lexposition. Javais t bloui par ce tableau et dcidai den acheter une copie. Le vendeur annona cependant un prix extravagant ; Ce nest pas cher, pour un Kleinevitch , ajouta-t-il mystrieusement. Il mexpliqua alors que les reproductions de Gris sur fond gris avaient t faites la main par un copiste ce point talentueux quelles taient totalement conformes loriginal ; on naurait pu distinguer le vrai des faux sils venaient tre mlangs. Cest hlas ce qui tait arriv : lors dune rnovation des salles dexposition, une main maladroite avait remis la toile avec le stock de ses copies. Les meilleurs experts avant chou ly retrouver, la

  • direction dcida de choisir au hasard un Gris sur fond gris pour lexposer, et de remettre tous les autres en vente. Le vritable Kleinevitch est peut-tre dans le muse. Peut-tre aussi se cache-t-il parmi ces dizaines de copies conformes, ce qui justifie leur prix. moins, reprit-il aprs un silence, quil nait dj t vendu et norne aujourdhui le salon dun Japonais qui ne connat pas sa chance.

    LA FLEUR AU FUSIL

    Ces deux commerants se sont rencontrs voici trois ans , me dit mon voisin en dsignant discrtement le couple devant nous. Le coup de foudre a t immdiat, ils se sont maris six mois plus tard. Jamais je nai connu un mnage aussi uni. Ils sont littralement insparables. Comme leurs magasins respectifs taient situs dans deux quartiers trs loigns et quils ne supportaient pas dtre spars durant leur travail, aucun des poux nenvisageant dabandonner le sien, ils dmnagrent pour sinstaller tous les deux dans un magasin unique. Il garda le silence durant quelques secondes puis reprit : Lextraordinaire de la chose tient dans la nature des commerces ainsi

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  • runis : elle est fleuriste, lui est armurier. Ainsi les carabines sont dsormais entoures dazales, les roses de revolvers canon court. Il y a des botes de munitions au milieu des sachets de graines et des plantes en pot devant les prsentoirs fusil. Cest tonnant. Songeur, je vis larmurier glisser un baiser furtif sa compagne. Elle souriait comme une bienheureuse.

    PALAIS DES GLACES

    Miroirs , disait lenseigne. Sitt entr, je fus bloui : il y en avait partout, au sol, aux murs et au plafond, simples ou dformants, ronds, carrs ou rectangulaires ; mon reflet allait de lun lautre dans une extraordinaire gomtrie lumineuse. Je dambulai lentement dans ce labyrinthe de cristal lorsque la silhouette dun petit homme apparut dans un miroir en face de moi. Je me retournai vivement mais ne vis que ma propre image, dmultiplie linfini. Puis-je vous aider ? demanda-t-il. Je cherche un miroir, rpondis-je stupidement. Choisissez. Jen dsignai un au hasard : le petit homme y prit corps et sy montra, me dsignant du regard le coin infrieur droit : Le

  • prix est indiqu ici. Ctait inou : il matrisait les rverbrations complexes de ses innombrables miroirs jusqu pouvoir sy reflter selon son dsir. Je dcrochai celui que javais choisi et marchai vers le comptoir ; son ombre me suivait sur les murs en sautant de miroir en miroir. aucun moment je ne pus dire sil tait devant ou derrire moi, ma gauche ou ma droite. Je laissai largent sur le comptoir et sortis. Lorsque jy repense, je me demande sil existait rellement ou sil ne vivait quen habitant les miroirs quil vendait.

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  • LE CLANDESTIN DU MATAROA

    Lorsque je me rveillai ce matin-l, jtais allong sur une sorte de lit militaire, dans une petite cellule instable. Ma tte me faisait horriblement souffrir, comme si javais trop bu la veille au soir, et je navais aucune ide de la manire dont jtais arriv l. Je regardai autour de moi ; la pice ntait claire que par une lucarne en forme de hublot. Tremblant de froid, je me levai et jetai un il travers la vitre : je dcouvris avec stupeur une mer dun bleu saisissant. Que faisais-je sur un bateau ? Je massnai une claque pour massurer que je ne dormais pas. Pris de panique, je me ruai sur la porte et tentai de louvrir. Elle tait malheureusement ferme. Qui mavait amen ici ? Pourquoi ? Me tenait-on prisonnier ? Ctait insens. Je donnai de grands coups de pied dans la porte et criai au secours. Mon raffut dut alerter quelquun, car une clef tourna dans la serrure. La porte souvrit en grinant, et je tombai nez nez sur un jeune homme berlu qui semblait voir en moi un fantme. Si

  • ctait mon gardien, on me sous-estimait. Je lui demandai ce que je faisais l ; comme il navait pas lair dentendre lallemand, je rptai ma question en anglais, sans plus de succs. Il me rpondit dans un sabir inconnu puis, face notre incomprhension rciproque, minvita par gestes le suivre. Ce que je fis dans le ddale des couloirs de cet nigmatique rafiot ; nous croismes en chemin dautres jeunes gens qui, tous, mobservrent avec une expression dintense perplexit. Javais limpression dtre un phnomne de foire, ce qui tait assez dplaisant. Aprs avoir mont deux escaliers trs troits, nous arrivmes sur le pont. Mon guide y retrouva quelques-uns de ses amis, avec lesquels il tint un bref colloque. En coutant plus attentivement, je crus reconnatre du grec. Tous me dvisageaient, on aurait dit quils navaient jamais vu un barbu de leur vie.

    Quelquun peut-il mexpliquer ce que je fais ici ?

    Un petit jeune homme au crne dgarni parut comprendre ma question et savana. Dans un allemand correct mais avec un accent pouvantable, il mexpliqua que nous voyagions actuellement vers lItalie. Nous avions quitt le port du Pire la veille, le 22 dcembre. Je vacillai : je mendormais un soir

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  • de printemps chez moi, Londres, et me retrouvais le lendemain matin au milieu de la Mditerrane avec des Grecs qui ftaient Nol. Ctait absurde et impossible. Un cauchemar. Ou bien un coup mont. Une mise en scne organise par ce vieux farceur de Friedrich, peut-tre. Lorsque je voulus connatre son identit, le chauve maffirma quil tait tudiant et partait crire sa thse Paris, ainsi que la plupart de ses camarades. Une thse de philosophie. Je mtais moi-mme beaucoup intress la philosophie durant ma jeunesse, lui dis-je alors, et javais crit quelques livres.

    Et votre nom cest comment ? me demanda-t-il.

    Marx. Pardon ? Marx. Karl Marx.Ils se regardrent puis clatrent de rire comme

    un seul homme. Leur euphorie faisait plaisir voir, mais je nen comprenais pas le motif. Mon nom navait rien dhilarant et leur raction avait quelque chose dhumiliant. Lorsquils se furent calms, ils se prsentrent.

    Vous tes Karl Marx, cest parfait. Je mappelle Lnine, et voici Grainsci. Cette jeune femme

  • sappelle Rosa Luxemburg ce garon, Lon Trotski. Et lui, l-bas, cest Rudolf Hilferding.

    Il est allemand ?Le chauve me fixa intensment et fut de nouveau

    gagn par un fou rire incontrlable. Toute la troupe sesclaffa gaiement avec lui. tais-je tomb dans une sorte dasile flottant ? Les noms quon mavait donns ne sonnaient pas trs grec, jtais peu prs convaincu quils se fichaient de moi. Depuis Dmocrite, le niveau avait manifestement beaucoup baiss Athnes. Cest alors que lun dentre eux me demanda, en anglais, comment je faisais pour lui ressembler autant.

    Ressembler qui ? Karl Marx. Mais puisque je vous dis que je suis Karl Marx !Il me sourit comme on le fait un enfant et prit

    une voix de fausset compltement ridicule. Vous tes Karl Marx ? Mais cest

    extraordinaire ! On vous croyait enterr depuis plus de soixante ans au cimetire de Highgate, Londres !

    Cela ricanait sec parmi lassistance. Pour ma part, je ne trouvais pas la situation tellement drle.

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  • Javais de plus en plus envie denjamber le bastingage.

    coutez, dis-je, je ne sais pas ce que je fais ici, et je nai aucune envie daller en Italie. Si cest une plaisanterie, elle a assez dur. Je vous rpte que je suis Karl Marx, que cela vous fasse rire ou non.

    Ils pouffrent de plus belle et voulurent savoir o jen tais dans la rdaction du Capital. Je mtonnai quils fussent au courant de mes travaux et leur annonai non sans fiert que les brouillons du livre III taient en cours. Ils avaient lair intresss, aussi leur fis-je un rapide rsum de son contenu et mis mes dernires rflexions en valeur tout en les situant dans le plan densemble du texte. Un silence constern sabattit sur lassemble.

    On jurerait entendre le vrai, constata sobrement le jeune homme dgarni. Mais qui est donc ce type ?

    Des Grecs afflurent de tout le navire, une petite foule se forma autour de moi. Tous me pressaient de questions et sextasiaient de mes rponses comme si jtais un enfant prodige.

  • Cest surprenant, dit un jeune homme la barbiche noire, non seulement vous lui ressemblez comme un frre jumeau, mais en plus vous connaissez son uvre sur le bout des doigts.

    Je ne pris pas la peine de lui rpter une fois encore que jtais Karl Marx. Au fil des minutes, lincrdulit dun certain nombre de mes interlocuteurs faiblit nanmoins. La plupart arboraient encore la mine goguenarde de ceux qui on ne la fait pas, mais une petite avant-garde me semblait toute prte cder. Lorsque jeus rpondu la cinquantime ou centime question, ceux-l tombrent genoux et dclarrent dune voix tremblante :

    Cest lui ! Cest Marx ! Le dialecticien est revenu !

    Et ils se prosternrent mes pieds ainsi quon le fait devant une idole. Ctait parfaitement ridicule, et je les repoussai avec embarras. Dautres les imitrent, et ils furent bientt une trentaine qui tentaient de me baiser les pieds comme si jtais le Christ ressuscit.

    Parlez-nous du socialisme ! criaient-ils. Dites-nous comment mener la rvolution ! Comment

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  • rsoudre la question agraire ! Racontez-nous le matrialisme !

    Linquitude alors me saisit. Mme si elle tait flatteuse, cette dvotion tait tout fait insense. Je jetai un regard angoiss au jeune chauve et le suppliai daller chercher le capitaine. Il hocha la tte et fila. Je fis de mon mieux pour contenir les assauts hystriques de mes fidles et poussai un soupir de soulagement lorsque je le vis revenir en compagnie dun homme au tour de taille impressionnant, joliment galonn.

    Que se passe-t-il ici ? tonna-t-il dans un anglais parfait.

    Cest Marx, mon capitaine, hurlrent les jeunes Grecs en me montrant du doigt.

    Le matre bord me dvisagea dun il sceptique et me pria de dcliner mon identit. Je lui dis mon nom ; il me conseilla de raser ma barbe, car elle pourrait me jouer des tours.

    Votre profession ? Philosophe. Vos lieu et date de naissance ? Trves, 1818. Vous vous payez ma tte ?

  • Pas du tout. Alors vous avez cent vingt-sept ans, dit-il avec

    ladmirable flegme des Britanniques. Je vous demande pardon ?Il mexpliqua que nous tions en 1945. Le

    23 dcembre, prcisment. Jeus alors un vertige. Plus encore lorsque jappris que nous naviguions sur le Mataroa, un vaisseau de cinq cents pieds de long, moteur au fuel, quinze nuds de vitesse de croisire, baptis en 1922 Belfast. Il avait commenc sa carrire sur la liaison Southampton-Wellington, puis avait fait office de transport de troupes durant la guerre.

    Quelle guerre ?

    Je ne devais jamais oublier ce quils me racontrent ce jour-l, sur le pont du Mataroa, mme si je nen parlai jamais personne par la suite. Ctait cauchemardesque. les couter, lInternationale, que javais fonde en 1864, avait coul depuis des lustres. Deux autres lui avaient succd. En Russie, des rvolutionnaires acharns taient devenus des spcialistes de mes thories et

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  • avaient assassin le tsar pour instaurer le socialisme.

    Une rvolution en Russie ? Mais cest absurde, voyons, la rvolution ne peut clater que dans un pays capitaliste !

    Certes, tout ne sest pas exactement pass comme vous laviez prvu.

    Apparemment, des penseurs gniaux avaient pondu des appendices mes livres, o ils justifiaient non seulement la possibilit de raliser le socialisme dans un pays non industrialis tel que la Russie, mais encore de ne faire la rvolution que dans ce pays, sans quelle ft une rvolution mondiale, ce qui tait une aberration. Les Russes eux-mmes ntaient manifestement pas trs au clair sur la thorie, et les dirigeants rvolutionnaires staient entre-dchirs en se disputant la palme de lauthenticit marxiste. Simultanment, une gigantesque crise conomique avait clat vers 1930 dans le monde capitaliste, ce qui avait men droit une guerre atroce, laquelle avait dur prs de cinq ans. La Grce en tait sortie ravage, de mme que le reste de lEurope. LAllemagne stait mise la solde dun malade mental qui avait tent

  • dexterminer les Juifs et de conqurir le monde. Jtais atterr.

    Les Allemands Das theoretischste Volk !Je ne pouvais en supporter davantage, et priai les

    envoys du futur darrter l leur abominable expos. Ces horreurs mavaient afflig, et je demandai au capitaine la permission daller mallonger. Il acquiesa et pria le Grec dgarni de me conduire dans sa cabine. Mes adorateurs me suivirent en troupeau jusqu la porte, murmurant diverses sornettes ainsi que des vux de prompt rtablissement.

    Le jeune homme partageait sa cabine avec deux autres voyageurs de son ge, qui entrrent se reposer avec moi. Lui sappelait Cornlius, ses deux compagnons Kostas.

    Kostas tous les deux ? Oui. Curieux.Je maffalai sur un lit militaire comparable celui

    dans lequel je mtais rveill quelques heures plus tt et me sentis bientt mieux. Le confort de la cabine tait spartiate, ce qui ne devait gure dpayser mes trois amis. Une discussion sengagea.

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  • En bons rationalistes, ils mavourent ne pas pouvoir se rsoudre croire que jtais le vrai Karl Marx. La ressemblance, admirent-ils cependant, tait proprement extraordinaire. Ne parvenant pas moi-mme croire ce qui marrivait, je ne leur en voulus pas. Pour passer le temps, le plus grand des deux Kostas proposa une partie de cartes. Lautre sortit aussitt un jeu de son paquetage, ainsi quune bouteille de raki au goulot de laquelle nous bmes tour tour.

    Vous pouvez y aller, jen ai deux autres dans mon sac.

    Il distribua les cartes, et nous nous lanmes dans une partie de poker. Lalcool me rchauffa le corps, dfaut de chasser mes ides noires. Tout en jouant, nous parlmes philosophie et action rvolutionnaire, deux domaines dans lesquels ils taient trs au fait. La discussion roula sur Hegel et la dialectique, puis sur Feuerbach ; ces jeunes gens rivalisaient dintelligence, commentaient savamment les grands textes, et je leur prdis un brillant avenir.

    Vous allez faire une thse en France, cest a ? Oui. Vous irez loin, jen suis sr.

  • Nous parlmes aussi de Kant, de Bakounine, des syndicats anglais mon poque et la leur, de la Grce antique et du proltariat. Kostas dboucha ses deux autres bouteilles et je ne pus mempcher de raconter quelques bonnes blagues entendues aux comptoirs des troquets londoniens. Le raki arrachait la gorge, mais dliait la langue. Je ne saurais dire combien de lampes je menfilai au cours des heures qui scoulrent dans la petite cabine du Mataroa : toujours est-il que, aprs avoir perdu vingt-cinq parties et mtre saoul jusqu la gauche, je mcroulai sur le lit militaire et mendormis profondment.

    PILOGUE

    Karl Marx se rveilla dans son lit, Londres, le 17 mai 1865, avec une gueule de bois exceptionnelle. Il fut incapable de justifier son tat ses proches et, malgr son intention de le faire, oublia de noter son rve. Il continua de soccuper de la Ire Internationale, publia le premier tome du Capital puis divers autres livres, et mourut en 1883.

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  • Le Mataroa qui a rellement fait le voyage dont nous venons de raconter un pisode inconnu, dbarqua ses tudiants grecs en Italie et reprit sa carrire sur les mers du monde. Il cessa de naviguer en 1956. Sa cloche sonne aujourdhui lheure de la rcration dans lcole de la ville de Mataroa, en Nouvelle-Zlande.

    Kostas (Axelos), Cornlius (Castoriadis) et Kostas (Papaioannou) partis du Pire le 22 dcembre 1945 avec une bourse de lcole franaise dAthnes, arrivrent Paris en janvier 1946. Ils devinrent trois des penseurs les plus importants de la deuxime moiti du sicle.

    Kostas Axelos soutint une thse intitule Marx penseur de la technique, fut membre fondateur de la revue Arguments, traduisit Gyrgy Lukcs et publia de nombreux livres de philosophie. Il vit aujourdhui Paris.

    Kostas Papaioannou publia une anthologie classique, Marx et les marxistes, un pamphlet, Lidologie froide, et de nombreuses tudes sur le marxisme, sur Hegel et sur Fart byzantin, dont il fut lun des plus grands spcialistes. Il mourut en 1981.

    Cornlius Castoriadis entreprit une thse la Sorbonne mais fut rapidement happ par Faction

  • rvolutionnaire. Il fonda la revue Socialisme ou Barbarie avec Claude Lefort, o il critiqua sans relche le stalinisme tout en laborant une thorie originale du socialisme. Il rompit avec le marxisme dans les annes soixante puis se consacra la philosophie et la psychanalyse. Il mourut Paris, en 1997.

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  • LES HAUTEURS

    Une rapide anecdote, pour commencer. Cela se passait hier matin aux ditions du Cerceau, qui occupent le rez-de-chausse et les deux premiers tages dun immeuble parisien ; on y accde par une cour intrieure tout en longueur. Hier, donc, jy croisai Pierre Gould, qui dirige la collection dtudes philosophiques de la maison. Nous discutions des projets en cours lorsquil sinterrompit en me faisant signe de garder le silence. Levant les yeux au ciel, il contempla les nuages avec une profonde concentration :

    Tu as entendu ? Non, quoi ? Ce hurlement Comme un cri de bcheron

    venu du ciel Non, je tassure. Jai d rver.Nous avions peine repris notre conversation

    quil sursautait :

  • Tu as entendu, cette fois ? Toujours pas. coute attentivementJe tendis loreille mais nentendis que la rumeur

    des voitures et les sonneries des tlphones dans les bureaux alentour. Et puis effectivement je distinguai une sorte de sifflement ; le bruit, comparable celui dune Cocotte-Minute, allait croissant. Gould et moi nous regardions avec inquitude. Soudain, il me prit par le bras et me plaqua contre le mur.

    Protge ton crne avec tes mains !Je rentrai la tte dans les paules et attendis. Un

    objet tomb du ciel scrasa lourdement sur les pavs, lendroit exact o nous venions de nous tenir. dix secondes prs, nous tions morts. Gould se prcipita sur le mtorite et le brandit en souriant. Il sagissait dune paisse liasse de feuilles manuscrites, relies par une ficelle.

    Le dernier chapitre des Mditations mtaphysiques de Robert Jacquet. Je ne lattendais que la semaine prochaine.

    Voil. Cela dure depuis prs de cinq ans, et je narrive toujours pas my faire.

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  • Le premier cas de lvitation fut observ chez un grand professeur de mathmatiques, en 1999, lors de son cours la facult. Aucun de ses tudiants ne disposait malheureusement dun appareil photo lors de lincident, mais les journaux se sont largement fait lcho de leurs tmoignages. Il tait en train de dmontrer un thorme particulirement ardu quand il dcolla lentement du sol pour se stabiliser une hauteur denviron un mtre cinquante. Il tait tellement absorb par son expos quil ne sen rendit pas compte : le phnomne dura deux ou trois minutes, aprs quoi il acheva sa dmonstration et atterrit. Il refusa catgoriquement de croire ses tudiants lorsquils lui racontrent ce qui venait de se produire.

    Quelques jours plus tard, la mme msaventure arriva un professeur de philosophie quon retrouva perch sur le toit de son lyce, perdu dans ses penses. Aux pompiers venus le secourir avec une chelle tlescopique, il expliqua navoir aucune ide de la manire dont il stait retrouv l-haut. Le lendemain, un de ses confrres fut dcouvert en suspension quelques mtres au-dessus de la cour de son tablissement. Il fut ramen au sol par un lve au moyen dun lasso et dut tre arrim plusieurs heures durant une cage de football avant

  • de retrouver enfin le sens de la gravitation. Dpasss, les mdecins furent incapables de dterminer les causes de cette trange pidmie. En lespace de deux semaines, laffaire prit des proportions affolantes. Dans toute lEurope, des intellectuels dcollaient sitt quils se mettaient rflchir un peu trop intensment. Les journalistes couraient dune universit lautre en esprant surprendre leurs lvitations. Tous les jours, la tlvision montrait les images surralistes de professionnels de lesprit spculant dix ou quinze mtres du sol, sourds aux appels inquiets que leur envoyaient les terriens. Elles nourrissaient les fantasmes millnaristes dillumins de tous bords, qui prtendaient y voir les signaux dune proche apocalypse.

    Les gouvernements ragirent et mirent sur pied des cellules spcialises dans les hpitaux. On plaa des bataillons dintellectuels en observation et on testa diffrentes formes de vaccins sur des cobayes volontaires du Collge de France. Sans succs. Face labsence de solutions mdicales, les autorits se contentrent de prconiser le port de semelles de plomb et incitrent les grands esprits ne se livrer la philosophie ou aux mathmatiques quen prsence dun tiers pour viter toute catastrophe.

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  • Les premiers mois furent difficiles pour tout le monde. Dans les facults, les professeurs faisaient cours plaqus aux plafonds, dans des positions trs inconfortables. La plupart des tudiants contractrent des torticolis et finirent par dserter les lieux. Partout en Europe des intellectuels flottaient dans les airs, totalement injoignables. Larme dut mettre en place des chafaudages mobiles pour les ravitailler (pour les cas les plus spectaculaires, il fallut recourir des hlicoptres). Deux ou trois fois par semaine, on les ramenait au sol laide de filins tracts par des engins de chantier. Ils faisaient un brin de toilette, prenaient le papier et les livres dont ils avaient besoin puis repartaient tranquillement vers le ciel quand une nouvelle ide leur venait.

    Lpidmie provoqua aussi la mort de quelques-uns des plus brillants cerveaux du continent. Certains montrent tellement haut quon ne pouvait plus les observer quavec des jumelles. cette altitude, la moindre bouffe de gnie pouvait les propulser vers des zones o loxygne se rarfie et o la temprature descend largement au-dessous de zro. Trois dentre eux gelrent et tombrent comme des poids morts, blessant grivement plusieurs pitons.

  • Les ditions du Cerceau furent parmi les premires transformer lpidmie en argument publicitaire. Puisque les intellectuels montaient proportion de leur puissance de rflexion, elles assortirent chaque nouveau livre dun bandeau indiquant laltitude do il avait t largu. Tous les diteurs dessais adoptrent bientt la mme mthode, avec parfois des approximations peu scrupuleuses ; un hebdomadaire allemand dchana la polmique lorsquil rvla que le dernier essai dun philosophe succs, prtendument crit cinquante mtres du sol (un record), lavait en ralit t sur la terre ferme en Belgique par surcrot, ce qui ne manquait pas de piquant.

    Lpidmie sonna aussi la fin de toutes les mystifications dans les milieux littraires des capitales europennes. Si le phnomne tait une curiosit magique aux yeux du grand public, il tait un drame pour certains habitus des salons la mode : la crdibilit intellectuelle tant dsormais directement lie aux capacits de lvitation, il ntait plus possible de faire illusion avec un ou deux bons mots et le don du scandale. Des penseurs considrs comme dauthentiques gnies restaient dsesprment clous au sol tandis que de parfaits inconnus dcollaient sans avoir rien demand.

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  • Certaines vedettes dchues, prtes tout pour rtablir la concordance entre leur rputation et leur altitude relle, allrent jusqu se faire gonfler lhlium. Elles faillirent y laisser la vie et tentrent de maquiller leur dconfiture sous des prtextes qui ne convainquirent personne.

    Les plus grands penseurs de notre poque stationnent aujourdhui hauteur du trentime tage des immeubles.

    Certains experts estiment quaucun ne montera davantage, dautres prvoient de nouvelles crises dlvation collective pour les annes venir. Aucune explication du phnomne na pu tre av