Kushajim L Art Du Commensal. Boire Dans

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Bulletin critique / Arabica 57 (2010) 319-341 327

Kushâjim, L’art du commensal. Boire dans la culture arabe classique, présenté, traduit de l’arabe et annoté par Siham Bouhlal, préface d’André Miquel, Paris, Actes Sud, Sindbad, 2009, 89 p., 22,5 x 14 cm, ISBN : 978-2-7427-8282-6, 17 €.

L’intérêt porté depuis peu aux ouvrages arabes qui traitent de la vie en société, et plus particulièrement du raffinement des mœurs dans les hautes sphères de la noblesse et du pouvoir, s’est confirmé par cette nouvelle traduction de S. Bouhlal (désormais S.B.), à qui nous devons déjà une traduction annotée du Kitāb al-Muwaššā1. Dans la préface, André Miquel (p. 9-11), en quelques phrases concises mais denses, nous a dressé d’un trait le portrait du commensal et du personnage-type du véritable nadīm : il devrait impérativement personnifier la synthèse des règles antinomiques que néces-site une conduite d’une extrême galanterie en compagnie d’un hôte de marque. Être à la hauteur de son hôte ne doit surtout pas lui faire oublier que son rang est modeste par définition. Le parallèle avec l’adīb est souligné avec brio ; l’un comme l’autre tire sa substance artistique de la convergence triadique de capacités bien ciblées : « le savoir-faire, le savoir-dire et le savoir-savoir » (p. 10). Ce sont des clés indispensables au nadīm qui, en l’absence de l’une d’elles, irait certainement au devant de graves dangers où la mort n’est pas à exclure.

La traductrice dans l’avant-propos (p. 13-18), à défaut d’une introduction qui aurait été mieux indiquée pour un tel ouvrage, s’est employée à brosser des nudamāʾ (plur. de nadīm) l’image qui fut la leur aussi bien en Iraq (à Bagdad) qu’en Syrie (à Alep et Damas), à l’époque classique. Cette image par laquelle ils se distinguaient de leurs contemporains les zurafāʾ, hommes du monde aux mœurs des plus raffinées qui n’étaient pas soumis, comme ces derniers, aux mêmes modèles de conduite, et ce quand bien même ils auraient partagé les grandes affinités de base. Aussi, afin de peser dans la haute société, celle des hommes de pouvoir et des riches mécènes en vue, s’or-ganisent-ils en corporation et se passent-ils de génération en génération leur savoir de munādama. Au sein de la cour, ils rivalisent avec des poètes de métier, mais aussi avec chanteurs et musiciens dont la notoriété ne laisse pas indifférente même la cour cali-fale d’al-Andalus. Ce n’est qu’à l’époque classique que les commensaux accèdent enfin à un statut de rang honorifique, au point de se voir réserver une aile du palais spécia-lement conçue pour que l’on puisse jouir de leur compagnie. Nous apprenons que l’identité du commensal, sur le plan professionnel s’entend, doit sa duplicité au para-doxe qui lui est consubstantiel. D’une part, le commensal doit s’évertuer à rester maî-tre de son sort en pratiquant l’art d’écouter en toute quiétude, mais d’autre part, la conscience qu’il a de sa condition fragile, bien qu’enviée, est toujours en éveil ; puisqu’il demeure, tel un serf en quelque sorte, au service de son maître-hôte dont il se doit d’être le reflet, l’esprit alerte, toujours à l’affût de ses moindres désirs. L’équili-brisme auquel il est appelé à se livrer pour satisfaire à ces deux exigences participe assurément à l’accroissement de son inventivité, et détermine, à la faveur d’une conjoncture heureuse, le succès de sa profession. Autant dire que le fait de savoir

1 Al-Washshā’, Le livre de brocart, traduit de l’arabe, présenté et annoté par S. Bouhlal, Paris, Gallimard, (« connaissance de l’Orient »), 2004, 263 p.

© Koninklijke Brill NV, Leiden, 2010 DOI: 10.1163/157005810X502709

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réconcilier sa situation professionnelle, avec les multiples conventions de bienséance qui la régissent et ses aspirations personnelles d’ordre social et culturel, à l’exclusion du politique, amènerait le nadīm, à la différence de l’échanson (al-sāqī) dont le service est nettement limité, au niveau de réalisation le plus convoité. Cependant, le nadīm n’est jamais à l’abri d’une déchéance subite, c’est pourquoi la quête de la perfection de son art est condamnée à être perpétuellement renouvelée. Les exemples des nudamā’ déchus, voire même bastonnés et à terme exécutés, ont été rapportés par Kušāğim dans ce livre même. S.B. en signale plusieurs cas : al-Qiriyya qui fut mis à mort en 84/702, par le gouverneur d’Iraq, al-Hağğāğ b. Yūsuf, dont il était pourtant le confident et l’ami intime ; le Mahdī, troisième calife ʿabbāside, qui fouetta Ibrāhīm al-Mawsilī, et bannit Ibn Ğāmiʿ, ses deux commensaux, pour avoir contrevenu à son ordre de ne pas entrer en contact avec les princes (p. 16). On est ainsi largement informé du tragique de la condition du commensal. Car c’est bien de cet aspect dont il est question dès la mise en perspective de sa dimension humaine où il se donne à voir dans toute sa fragilité, étant sans réelle prise sur la contingence des forces du pouvoir dont il témoigne. Ce pan riche et complexe en même temps, qui aurait bien mérité plus de développement, est, hélas, passé sous silence, dans cet avant-propos où l’intérêt de S.B. s’est porté sur la fonction et le statut du commensal qu’elle a d’ailleurs décrits et présentés, en se fondant sur des cas historiques, bien connus dans la littérature classique, et tirés des œuvres majeures, tel Isfahānī, Kitāb al-agānī (p. 14). Le cadre socio-historique où a évolué l’auteur, Kušāğim, n’est décrit que succincte-ment, S.B. n’y tient compte que de la figure majeure du prince d’Alep et de la Syrie du Nord, Sayf al-Dawla (m. 356/967), à l’ombre duquel le savoir et la culture connu-rent un renouveau sans pareil partout ailleurs dans le monde arabo-musulman de son époque. La brève présentation faite de l’auteur et de son œuvre, nous laisse également sur notre faim, à peine une page où le nom complet de Kušāğim, Mahmūd b. Husayn est amputé de sa kunya Abū l-Fath (p. 17-18). Il n’est nulle part fait mention, pas même dans la quatrième de couverture, du titre original de l’ouvrage, Adab al-nadīm, qui est toujours cité en français. En revanche les titres d’une bonne part des autres œuvres disparues de Kušāğim sont tous mentionnés en arabe, suivis de leur traduc-tion française (p. 17). Arrivée aux dernières lignes où est mentionnée l’édition arabe du texte sur laquelle se fonde la traduction, S.B., tout en rappelant le nom de l’édi-teur, ʿAbd al-Wāhid al-Nabawī Šaʿlān, la maison de l’édition, Maktabat al-Hānğī, ainsi que les années de la première et de la deuxième édition 1986, 1999, fait encore l’im-passe sur le titre original de l’ouvrage. Aucun commentaire, ni la moindre petite allu-sion à la qualité de l’édition d’un point de vue scientifique, ni même sur un plan matériel. Et pourtant une brève présentation de l’ouvrage aurait été salutaire, mieux encore si elle était accompagnée par les raisons qui ont porté S.B. à préférer ce livre et cet auteur.

Les treize chapitres qui composent le petit traité (p. 19-78) sont introduits par l’auteur suivant les procédés classiques de la rédaction où l’on commence par faire l’état des lieux de la discipline concernée afin de mettre en valeur la contribution per-sonnelle que l’on s’apprête à y inscrire. On remarque que les deux plus grands chapi-tres (environ sept pages chacun) portent sur l’art de recevoir (tadāʿī) et celui de la conversation (muhādatā), qui constituent la pierre angulaire de l’art du commensal ; les autres chapitres, bien plus courts sont presque tous de longueur égale. L’art du

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jeu d’échecs clôt certes le livre, mais pas exactement au paragraphe qui a été signalé d’entrée de jeu par S.B. (p. 13), dans la mesure où se succèdent encore quatre pages de conseils pratiques à l’adresse du commensal qui doit être au fait des convenances utiles dans le cas où il serait invité au jeu. Plus que toute autre boisson, le vin est au cœur de l’ouvrage. Non seulement parce que quatre chapitres lui sont consacrés, mais surtout en ce qu’il constitue une boisson de prédilection qui nécessite du commensal l’observance de divers codes de conduite relayés par l’esprit de retenue dont il se doit de faire preuve, pour se garder des déconvenues qui n’échappent jamais à l’œil exercé de ses hôtes. Le rituel antéislamique de la circulation de la coupe se perpétue dans la tradition islamique, mais sans vin. L’auteur en effet, signale que l’on doit passer, conformément au propos prophétique, le récipient au compagnon assis à droite, même si celui de gauche se trouve être d’un rang supérieur (p. 60). L’identité du com-mensal est marquée par cet écartèlement que nous avons évoqué plus haut. L’auteur d’ailleurs en souligne les propriétés contradictoires, dans le chapitre intitulé « Du caractère du commensal et de ses qualités » : « il doit même réunir les qualités les plus contradictoires : noblesse des rois et humilité des esclaves ; chasteté des ascètes et débauche des dépravés, gravité des vieillards et entrain des jeunes gens » (p. 30). Cet écartèlement est également fortement suggéré à dessein partout dans l’ouvrage, en vue d’informer le nadīm du sérieux de sa tâche.

Toutefois, sans le recours abondant de l’auteur à la poésie, aux sentences des anciens, parfois aux traditions prophétiques, et notamment à maintes anecdotes réelles ou imaginaires, le livre dans sa totalité se réduirait à quelques feuillets d’ins-tructions et d’avis pratiques à l’usage du nadīm. C’est en ce sens qu’il faut attirer l’attention sur la richesse et l’hétérogénéité de son contenu, où la matière littéraire a partie liée avec celle de l’histoire, où la musique et le chant sont investis par des consi-dérations spirituelles et de bienséance, où l’on est invité à puiser aux sources morales, religieuses, philosophiques pour justifier une haute culture telle qu’elle se concevait à l’époque classique dans le but d’orienter le nadīm au milieu des incertitudes auxquel-les le destine sa fonction. Car « S’il se trouve dans l’incapacité de répondre et fait montre d’ignorance, qui pourrait être en plus mauvaise posture et avoir l’esprit plus troublé ? » (p. 35).

On aurait préféré être mieux renseigné sur les titres des chapitres : sont-ils l’œuvre de Kušāğim lui-même ou bien de l’éditeur al-Nabawī Šaʿlān qui les aurait proposés comme une simple aide à la compréhension du thème de chaque chapitre ? En l’ab-sence de la moindre indication à ce sujet, il nous est impossible de nous prononcer. Néanmoins, à bien considérer les chapitres et leur agencement, l’organisation des idées qui y sont développées, la structure générale du livre, on comprend qu’il s’agit d’une sorte de manuel, d’encheiridion du monde hellénistique, aurait dit Pierre Hadot, conçu pour être toujours « sous la main », à la disposition du commensal qui veut s’en servir pour exceller dans l’art de la munādama. Autre remarque : la quasi-totalité des poèmes cités ont été attribués à leurs auteurs par Kušāğim, ceux dont il ignorait les auteurs n’ont pas fait l’objet d’une recherche poussée de la part de la traductrice. Il en va de même pour les hadiths cités qui n’ont pas été référencés (voir par ex. p. 40 : l’ac-ceptation d’une invitation même en étant en jeûne ; p. 55 : modérer sa nourriture ; p. 60 : la circulation de la coupe), contrairement aux versets coraniques qui, eux, ne renvoient qu’à des notes à la fin de l’ouvrage, dont l’éditeur pourrait être la source.

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Quant à la traduction, il faut reconnaître, à la décharge de la traductrice, que l’ouvrage est d’un style recherché, ne s’offrant pas aisément à la compréhension, à plus forte raison à une traduction en langue française. On est confronté tantôt à de longues paraphrases qui tentent de cerner le sens fugitif d’un passage lapidaire, tantôt à une concision qui, face à l’éclatement de la phrase arabe, révèle ses limites sur le plan sémantique. C’est ainsi que la structure retorse de cette phrase à double superla-tif : hattā idā tarannahū wa-ntašaw kānū bi-l-nuzūl ilā l-sagīr awlā wa-bi-l-ibqāʾ ʿalā ʿuqūlihim ahrā (p. 29)2 nous est rendue par « Quand ils auront atteint l’extase et l’eni-vrement, ils devront prendre une coupe plus petite, cela est plus adéquat pour préser-ver leur bon sens et leur tête » (p. 61 chapitre neuf ) qui est bien en deçà de la qualité de la prose et de l’ordonnancement de la phrase arabe, sans parler de la mélodie qui en découle (awlā, ahrā). Bien que le sens général soit à peu près sauf, car c’est là le souci majeur de S.B., le nouvel ordre de la phrase française, combiné au choix approximatif des termes proposés pour traduire les verbes tarannaha et intašā, a pour conséquence de priver le discours de sa puissance de persuasion. Les citations rappor-tées par l’auteur, témoignent du sens de la formule, rebelle à la traduction comme dans celle-ci al-ʿarabiyya aktar min an yuhtīʾa fīhā mutakallim (p. 21) traduite ainsi : « la langue arabe possède un trop vaste champ d’expressions pour que l’orateur [sic] commette des erreurs » (p. 49), en faisant encore l’économie de fīhā. Et l’on voit bien qu’en dépit de la paraphrase, le sens, qui n’est pas assez dégagé, est même susceptible d’être mal compris. Alors que la densité de la structure arabe est garante de l’intensité du fond, la traduction avec sa syntaxe dépliée n’en décline que partiellement la por-tée. Il est vrai que la tâche est ardue, comme on peut s’en rendre compte à travers ces propositions de traduction : « L’arabe est d’une richesse telle qu’il est inconcevable qu’un locuteur y commette des erreurs », ou « l’arabe est suffisamment riche pour qu’un locuteur [. . .] ». Le fameux adage al-bitna tudhibu l-fitna (p. 26) devient « l’obé-sité chasse la sagacité » (p. 56) ; alors que ce n’est pas l’obésité, quoique sujet à la mode aujourd’hui, qui est en cause ici, mais l’excès de nourriture, un ventre excessivement plein, une sorte de « goinfrerie ». Si certains titres de chapitres sont rendus plus ou moins fidèlement, il n’en est pas moins vrai que des mots sont délibérément omis sans justification, à commencer par le premier titre où le mot nabīd est passé sous silence bāb madh al-nadīm wa-dikr fadāʾilihi wa-damm al-mutafarrid bi-šurb al-nabīd (p. 3) rendu par « Eloge du commensal, de ses qualités. Blâme de celui qui boit isolé» (p. 23) ; le troisième chapitre, bāb al-tadāʿī li-l-munādama, (p. 12) est réduit à un bref « recevoir » (p. 37), au lieu d’invitation mutuelle à la commensalité.

En l’absence d’une bibliographie même sommaire, il est inutile de renvoyer à des sources primaires abrégées dans le corps du texte (voir, par ex., p. 17 : Fihrist, p. 200). Un index général, ou du moins des noms propres, qui sont légion dans le livre, est parfaitement indiqué pour ce type d’ouvrage ; d’autant plus que les notes (86 exacte-ment) faites par S.B. servent dans leur majorité à l’identification des personnages cités par Kušāğim (p. 79-89). Cependant, il est à déplorer que la principale référence demeure l’Encyclopédie de l’Islam. Des indications historiques pertinentes sont four-nies dans certains notes sans mention de source (n. 9, p. 82, n. 17, 18, p. 83).

2 Nous n’avons pas pu consulter les éditions mentionnées par S.B. Ici nous nous référons à l’édition du Caire, datée de 1873, 48 p.

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Signalons, pour conclure, quelques erreurs de translittération et coquilles qui ne sauraient entacher en rien la valeur de cette traduction remarquablement écrite, agréa-ble à la lecture : (nous adoptons ici la translittération de la traductrice) Mu‘tassim est écrit avec deux ‘s’ (p. 84, 85) ; Muʾllaqât, au lieu de Muʿallaqât (p. 87) ; Rakʿât au lieu de rakaʿât (p. 27, 83) ; l’intronisation du « calife d'un jour », Ibn al-Muʿtazz, a eu lieu en 296/908 non en 169 (p. 86) ; Ummayades, pour Umayyades (p. 88) ; le compa-gnon du prophète Saʿd b. Abî al-Waqqâs, au lieu de Waqqâs sans al (p. 27).

IRHT (CNRS) Lahcen Daaïf