Krishnamurti - Dernier Journal 1993

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    Jiddu Krishnamurti

    Dernier Journal

    (1993)

    Traduit de "Krishnamurti to himself"par Marie BERTRANDE et Diane MAROGER

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    TABLE DES MATIRES

    Avant-propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 Ojai, Californie, Vendredi 25 fvrier 1983 . . . . . . . . . 9De la relation de l'homme avec la nature. La guerre. Nous n'avons jamais dit que tuer un autre

    tre humain est le plus grand pch de la terre.

    Lundi 28 fvrier 1983 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12

    Le bavardage du cerveau. Pourquoi l'esprit exige-t-il d'tre sans cesse occup? Mardi 10 mars 1983 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16

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    Pourquoi cette soif, ce dsir d'identification?

    Vendredi 11 mars 1983 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19Le temps. Ce n'est pas par lui que l'on accde ce qui existe au-del du mot mditation . Les

    gouvernements seront ncessaires tant que l'homme ne sera pas sa propre lumire.

    Mardi 15 mars 1983 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26Que signifie la mort? Comment est n ce moi? ce moi est-il distinct du reste de l'humanit?

    Vous considrez-vous comme un individu? Demandons-nous, profondment, s'il existe vraiment

    un individu. Que signifie la mort? Qu'est-ce que ce mot, et en quoi consiste le sentiment menaant

    qu'il suscite?

    Mercredi 16 mars 1983 (suite du dialogue du 15) . . . . . . 39Que signifie la mort? Qu'est-ce qu'tre en vie? Du moment o nous naissons celui de notre mort,

    qu'est-ce que vivre? L'immortalit existe-t-elle? Le moi est-il immortel, ou connat-il une fin? Est-il

    possible de vivre avec la mort? Pourquoi avons-nous spar la vie de la mort? La question du

    temps. qu'advient-il lorsque vous mourez ?

    Jeudi 17 mars 1983 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45Cherchons-nous utiliser le temps de la mme faon dans le domaine psychologique? Qu'est-il

    arriv notre esprit? Pourquoi mon esprit n'est pas subtil et vif.

    Vendredi 18 mars 1983 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 52Quel est le futur de l'humanit? Quand l'ordinateur prendra le dessus, qu'adviendra-t-il de l'esprit

    humain?

    Vendredi 25 mars 1983 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 58Le temps est-il ncessaire pour se transformer? Est-il possible intrieurement de vivre sans le

    temps? Qui poursuit cette recherche, si le chercheur lui-mme est le produit du temps?

    Jeudi 31 mars 1983 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 66Quelles sont les causes de la guerre?

    Lundi 18 avril 1983 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 75Quelle est cette continuit laquelle l'homme aspire et qu'il dsire tant? Qu'est-ce qui est dou de

    continuit? Existe-t-il une zone dans le cerveau qui ne soit pas le rsultat de la mmoire et du

    mouvement de la continuit? S'il n'y a pas de continuit, qu'y a-t-il? Nous avons peur de n'tre

    rien.

    Mardi 19 avril 1983 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 80Que signifie tre srieux?

    Mercredi 20 avril 1983 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85 jeudi 21 avril 1983 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89Existe-t-il une action qui ne soit ne du dsir? Existe-t-il une action de l'intelligence?

    Vendredi 22 avril 1983 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95 Samedi 23 avril 1983 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 100La pense peut-elle se percevoir elle-mme, alors qu'elle a form toute notre conscience? Pourquoi

    la pense n'a pas pris conscience de sa propre activit?

    Dimanche 24 avril 1983 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105 Mardi 26 avril 1983 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 109

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    Pourquoi cette sensibilit fleur de peau que nous portons nos problmes personnels, nos

    dsordres, nous fait-elle dfaut devant toutes les cratures qui nous entourent?

    Mercredi 4 mai 1983 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 115Puis-je vous demander ce qu'est pour vous la chose la plus importante dans l'existence? Quelle est,

    selon vous, la qualit la plus essentielle que l'homme doive cultiver?

    Vendredi 6 mai 1983 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 120Que pouvons-nous faire pour cette socit?

    Lundi 9 mai 1983 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127Le mot n'est jamais la chose elle-mme, bien sr, pas plus que sa description.

    Jeudi 12 mai 1983 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 133Qu'est-ce qui pourra changer l'homme?

    Lundi 30 mai 1983 (Brockwood Park, Hampshire) . . . . 138La majorit des hommes mnent une vie trs trique. Alors, nous nous demandons quel est notre

    avenir, quel est votre avenir? Quel est l'avenir de l'humanit et le vtre ? Alors qu'est-ce que

    vous allez tre ? Une personne mdiocre, quelconque? Et si vous avez une famille, quel sera

    l'avenir de vos enfants? Quelle sera votre vie ? Intrieurement, quelle est votre vie, vers quel

    avenir allez-vous?

    Mardi 27 mars 1984 (Ojai, Californie) . . . . . . . . . . . . . . 127 Mercredi 28 mars 1984 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 155 Vendredi 30 mars 1984 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 158Pourquoi les hommes meurent-ils si lamentablement, dans une telle affliction, dans la maladie, les

    infirmits du grand ge, la snilit et cette affreuse dcrpitude du corps? Pourquoi ne peuvent-ils

    pas mourir naturellement, aussi beaux dans la mort que cette feuille? Qu'est-ce qui ne va pas en

    nous?

    Avant-propos

    Ce livre est unique car c'est le seul de toute son uvre crite que

    Krishnamurti ait enregistr oralement sur un magntophone, quand il setrouvait seul.

    Aprs le succs de sonjournal, publi en 1982, Krishnamurti futencourag crire une suite, mais, quatre-vingt-sept ans, sa mainn'tait plus aussi ferme, et il lui fut suggr, afin d'viter la fatigue del'criture, de dicter son texte. Cette ide lui plut. Nanmoins, il ne putcommencer immdiatement, tant sur le point de partir pour l'Inde o iln'aurait pas le temps et la tranquillit de s'y consacrer. son retour enCalifornie en fvrier 1983, il dicta les premiers textes contenus dans ce

    volume sur un magntophone Sony.Tous les textes, l'exception d'un seul, furent enregistrs chez lui, Pine

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    Cottage, dans la valle d'Ojai, environ quatre-vingts kilomtres au nordde Los Angeles. Il les dictait le matin dans la tranquillit de sa chambre,aprs son petit djeuner, heure laquelle il n'tait pas drang.Krishnamurti sjourna pour la premire fois Pine Cottage avec son

    frre en 1922. L'endroit lui avait t prt par un ami, et c'est l, en aot1922, qu'il vcut une exprience spirituelle qui bouleversa sa vie. Peu

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    a prs, une socit fut fonde dans le but de runir suffisammentd'argent pour acqurir le cottage et son terrain d'un peu plus de deux

    hectares. En 1978, une belle maison fut construite auprs du cottagedans lequel Krishnamurti conservait sa chambre et son petit salond'origine.Les textes dicts n'taient pas aussi travaills que ses crits, et, parfois,sa voix se perdait. Pour plus de clart, ce livre a donc demand,contrairement aux Carnets et aujournal, un lger travail ditorial.

    la lecture de ces textes, on se sent trs proche de Krishnamurti, on amme parfois l'impression de pntrer sa pense. certains endroits, ilintroduit un visiteur imaginaire venu pour le questionner et le faire

    parler.Il y a ici l'essence de l'enseignement de Krishnamurti. D'aucuns, qui leconsidrent non seulement comme un philosophe, mais aussi comme unpote, trouveront, dans les descriptions de la nature par lesquellescommencent la plupart de ses textes, l'apaisement de l'tre qui les rendrarceptifs ce qui suit. S'il y a des rptitions, celles-ci semblentncessaires pour souligner le sens de ses propos, et elles dmontrentaisment que chaque jour tait pour lui compltement neuf, libre dupoids du pass.Il est curieux que le dernier morceau, peut-tre le plus beau du recueil,traite de la mort. C'est la dernire fois que nous entendronsKrishnamurti s'adressant lui-mme. Deux ans plus tard, il mourra danscette mme chambre de Pine Cottage.

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    Ojai, Californie

    Vendredi 25fvrier 1983

    Prs de la rivire, il y a un arbre que nous avons regard jour a prs jour,pendant plusieurs semaines, au lever du soleil. Quand l'astre s'lvelentement au-dessus de l'horizon, au-dessus des bois, l'arbre devient

    brusquement tout dor. Toutes ses feuilles rayonnent de vie, et vousvoyez, au fil des heures, une qualit extraordinaire maner de lui (sonnom importe peu, ce qui compte, c'est ce bel arbre) ; elle sembles'tendre par tout le pays, au-del de la rivire. Le soleil monte encore unpeu, et les feuilles se mettent frissonner, danser. Avant l'aube, l'arbreest sombre, silencieux et distant, empreint de dignit. Au point du jour,les feuilles illumines et dansantes, il vous donne le sentiment depercevoir une grande beaut. Vers midi, son ombre est profonde, et vouspouvez vous y asseoir l'abri du soleil. Alors s'tablit un rapportprofond, immuable et scurisant, avec une libert que seuls les arbresconnaissent.

    Vers le soir, quand le soleil couchant illumine l'ouest, l'arbre peu peus'assombrit, se referme sur lui-mme. Le ciel est rouge, jaune, vert, maisl'arbre reste silencieux, retranch, il se repose pour la nuit.

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    Si vous tablissez un rapport avec lui, vous tes en rapport avecl'humanit. Vous devenez responsable de cet arbre et de tous les arbresdu monde. Mais si vous n 'tes pas en relation avec les tres vivants de laterre, vous risquez de perdre votre rapport l'humanit, aux treshumains. Nous n 'observons jamais profondment la qualit d'un arbre:

    nous ne le touchons jamais pour sentir sa solidit, la rugosit de soncorce, pour couter le bruit qui lui est propre. Non pas le bruit du ventdans les feuilles, ni la brise du matin qui les fait bruisser, mais un sonpropre, le son du tronc, et le son silencieux des racines. Il faut treextrmement sensible pour entendre ce son. Ce n'est pas le bruit dumonde, du bavardage de la pense, ni celui des querelles humaines et desguerres, mais le son propre de l'univers.Il est curieux que nous ayons si peu de rapports avec la nature, avec lesinsectes, la grenouille bondissante, et le hibou qui hulule d'une colline

    l'autre, appelant un compagnon. Il semble que nous n'prouvions pas desentiment l'gard de tous les tres vivants de la terre. Si nous pouvions

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    tablir une relation profonde et durable avec la nature, nous ne tuerionsjamais d'animaux pour nous nourrir, nous ne ferions jamais de mal auxsinges, aux chiens ou aux cochons d'Inde en pratiquant la vivisectiondans notre seul intrt. Nous trouverions d'autres moyens de soigner nos

    blessures et de gurir nos maladies. Mais la gurison de l'esprit est toutautre chose. Cette gurison s'opre peu peu au contact de la nature, del'orange sur sa branche, du brin d'herbe qui se fraie un passage dans leciment, et des collines couvertes, caches par les nuages.Ce n'est pas le produit d'une imagination sentimentale ou romantique,c'est la ralit de celui qui est

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    en relation avec tous les tres vivants et anims de la terre. L'homme amassacr des millions de baleines et il en tue encore. Il y a d'autresmoyens d'obtenir tout ce pourquoi il les massacre. Mais apparemment iladore tuer le cerf fuyant, la merveilleuse gazelle et le grand lphant.Nous aimons aussi nous tuer les uns les autres. Depuis le dbut de leurhistoire sur la terre, les tres humains n'ont jamais cess de s'entre-tuer.Si nous parvenions, et nous le devons, tablir une relation immuable

    avec la nature, avec les arbres, les buissons, les fleurs, l'herbe et lesnuages alors nous ne tuerions jamais un tre humain pour quelqueraison que ce soit. La tuerie organise, c'est la guerre.Bien que nousmanifestions contre des formes de guerre particulires, nuclaire ou

    autre, nous n'avons jamais manifest contre la guerre. Nous n'avons

    jamais dit que tuer un autre tre humain est le plus grand pch de la

    terre.

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    Lundi 28 fvrier 1983

    12 500 mtres d'altitude, survolant la terre d'un continent l'autre, onne voit que la neige, des kilomtres de neige ; toutes les montagnes et lescollines en sont couvertes, et les rivires aussi sont geles. On les voit

    traverser tout le pays en faisant des mandres. Plus bas, dans le lointain,les fermes sont couvertes de neige et de glace.

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    C'tait un long vol fatigant, de onze heures. Les passagers bavardaient. Ily avait un couple, derrire, qui n'en finissait pas de parler, sans voir lesautres passagers et sans jamais regarder ces montagnes glorieuses. Cesgens taient apparemment absorbs par leurs penses, par leurs

    problmes personnels, par leurs bavardages. Enfin, aprs un long maispaisible voyage au plus fort de l'hiver, on atterrit dans cette ville au borddu Pacifique.

    Aprs le bruit et l'agitation, on quitte cette cit vulgaire, laide,tentaculaire, criarde, et ces magasins qui s'tendent l'infini et vendenttous pratiquement la mme chose. On laisse tout cela derrire, et l'onprend l'autoroute qui longe le Pacifique bleu; c'est une belle route quisuit la cte, passe travers les collines, et souvent retrouve la mer.Lorsque l'on quitte le Pacifique et

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    que l'on pntre dans les terres, sillonnant des collines plus petites, desendroits paisibles, pleins de cette trange dignit de la campagne, onentre dans la valle. On vient ici depuis soixante ans, et chaque fois qu'on

    y entre, on est tonn. La valle est calme, presque intacte. Elle est

    comme une vaste coupe, un nid. Puis l'on quitte le petit village, et l'ongrimpe environ 350 mtres, en traversant une multitude d'orangeraieset de sous-bois. L'air embaume la fleur d'oranger. La valle entire estemplie de ce parfum qui pntre dans votre esprit, dans votre cur, danstout votre corps. Vivre dans un parfum qui durera trois semaines oudavantage est une sensation extraordinaire. Et il y a ce calme dans lesmontagnes, cette gravit. Chaque fois que l'on regarde ces collines et lamontagne, haute de plus de 2 000 mtres, on est surpris du seul fait deleur existence. chaque retour dans cette valle sereine, c'est unsentiment d'trange distance, de profond silence dans la vaste tenduedu temps ralenti.L'homme essaie en vain d'abmer la valle, mais elle est encore sauve. Cematin-l, les montagnes taient extraordinairement belles. Ellessemblaient porte de la main. Emplies de majest, d'un vaste sens depermanence. Et lorsqu'on entre doucement dans la maison o l'on a vcuplus de soixante ans, l'atmosphre, l'air lui-mme est saint si l'on peutse permettre ce mot. On le sent, on peut presque le toucher.

    Comme il a beaucoup plu, car c'est la saison des pluies, toutes les collineset les petits replis de la montagne sont verts, fconds et pleins la terre

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    sourit d'un tel bonheur, pntre du sens profond et serein de sa propreexistence.

    Pourquoi l'esprit le terme "cerveau" convient peut-tre mieux

    exige-t-il d'tre sans cesse occup?

    Vous avez dit et rpt tant de fois que l'esprit, ou, si vous prfrez, lecerveau, doit tre calme, se

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    vider de son savoir amass, non seulement pour tre libre, mais afin decomprendre quelque chose qui ne tient pas du temps, ni de la pense, nid'une action. Vous l'avez dit de maintes faons dans la plupart de voscauseries, et je trouve terriblement difficile d'en saisir non seulementl'ide, dans toute sa profondeur, mais aussi cette sensation de calme

    vide, si l'on peut l'appeler ainsi. Je n'ai jamais su m'orienter dans cedomaine. J'ai essay diffrentes mthodes pour mettre fin au bavardagedu cerveau, sa constante proccupation, celle-l mme qui engendreses problmes. Au cours de l'existence, nous sommes happs par tout

    cela. C'est l notre vie quotidienne, monotone: les conversationsfamiliales, et, quand ce ne sont pas des bavardages, il y a toujours unlivre ou la tlvision. L'esprit semble exiger d'tre occup, d'aller d'unechose une autre, de savoir en savoir, d'activit en activit, dans lemouvement ternel de la pense.Comme nous l'avons dj dit, la pense ne peut tre arrte par unedtermination, par une dcision de la volont, ou par le dsir pressantd'accder cet tat calme, de vide silencieux.Je ralise ma convoitise l'gard d'une chose que je pense et ressens tre

    vraie, que je voudrais possder, mais qui m'a toujours chapp et s'esttrouve hors de ma porte. Je suis venu, comme je l'ai souvent fait, pourparler avec vous : pourquoi la stabilit et la solidit de ce silence ne setrouvent-elles pas dans ma vie quotidienne et professionnelle? Pourquoine font-elles pas partie de ma vie? Je me suis souvent demand ce que jepouvais faire, mais je me rends compte que j'ai bien peu de pouvoir dansce domaine. Pourtant ce dsir m'obsde, je ne puis m'en dfaire. S'ilm'tait donn de vivre cela une seule fois, alors ce souvenir nourrirait et

    donnerait un sens

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    mon existence plutt morne. Je suis donc venu examiner ce problme:pourquoi l'esprit le terme "cerveau" convient peut-tre mieux exige-t-il d'tre sans cesse occup?

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    Mardi 10 mars 1983

    L'autre jour, comme nous nous promenions sur un chemin bois, isol,loin du bruit et de la brutalit vulgaire de la civilisation, loin de tout ceque l'homme a construit, rgnait, enveloppant toutes choses, ce grandcalme, distant, empli de la rsonance de la terre. Nous marchions ensilence, pour ne pas dranger les tres de la nature environnante les

    buissons, les arbres, les criquets, les oiseaux. Dans un tournant, deuxminuscules cratures se querellaient. Elles se battaient petitement, leur

    faon. L'une essayait de chasser l'autre, intruse qui cherchait pntrerdans un trou dont la propritaire dfendait l'accs. Finalement cettedernire sortit victorieuse, et l'autre bte dtala. De nouveau, ce calme, etun sentiment de profonde solitude. En levant les yeux, on voyait lechemin grimper haut dans les montagnes, et on percevait, non loin dusentier, le doux murmure du torrent; c'tait d'une grande beaut et d'unegravit infinie qui n'a rien voir avec la dignit si orgueilleuse etarrogante laquelle l'homme prtend. Le petit animal s'tait identifi son territoire, comme nous, tres humains, le faisons. Nous nous

    vertuons nous identifier notre

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    race, notre culture, ces choses auxquelles nous croyons, unpersonnage mystique ou un sauveur, une forme d'autorit suprieure.Il semble tre dans la nature de l'homme de vouloir s'identifier quelque

    chose. Peut-tre hritons-nous ce sentiment du petit animal.Pourquoi cette soif, ce dsir d'identification?L'identification aux

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    besoins du corps est comprhensible la ncessit de vtements, denourriture, d'un abri, etc. Mais intrieurement, nous cherchons nousidentifier au pass, la tradition, une lubie romantique ou un

    vnrable symbole. Et cette identification nous donne srement un

    sentiment de scurit, une assurance, une impression d'appartenance etde possession. Cela est d'un grand rconfort. Nous trouvons la scuritdans toutes les formes d'illusion, et l'homme a apparemment besoin denombreuses illusions.On entend au loin le hululement de la chouette, puis une rponsegutturale, venue de l'autre versant de la valle. C'est encore l'aube. Les

    bruits du jour n'ont pas commenc et tout est calme. Il se passe quelquechose d'trange et de sacr, l o le soleil se lve, comme une prire, unhymne cette lueur sereine. Ce matin-l, la lumire tait contenue. Il n'y

    avait pas de brise. La vgtation, les arbres, les buissons, tout taitpaisible, immobile, en attente. Le soleil ne se lverait pas avant au moinsune demi-heure, et l'aurore couvrait lentement la terre d'une trangeimmobilit.Caress par le soleil, dor, tout de clart, le plus haut sommet de lamontagne s'illuminait peu peu, et la neige tait pure, encore intacte lalumire du jour.

    Et comme nous gravissions la pente, laissant plus bas les sentiers de

    village et le bruit de la terre. les cri-

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    quets, les cailles et tous les oiseaux commencrent chanter leur hymnematinal, leur adoration de la journe nouvelle. Tandis que le soleil selevait, l'tre se confondait avec cette lumire, abandonnant toutes lesconstructions de la pense, en s'oubliait compltement, le psychisme

    vid de ses luttes et de ses douleurs. Dans cette monte, cette escalade,nous n'avions plus lasensation d'tre spars, ni mme celle d'tre humains.La brume du matin s'amassait lentement dans la valle et nous,comme la brume, nous paississions, pris de plus en plus dans l'illusion,le rve romantique, l'idiotie de notre vie. Aprs un long moment, noussommes redescendus dans le murmure du vent, des insectes, parmi les

    cris d'oiseaux. Et comme nous descendions, la brume se dissipait. Nousatteignions les rues, les boutiques, et la gloire de l'aurore s'vanouissait

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    rapidement. La routine quotidienne reprenait, tributaire des habitudesdu travail, des dsaccords qui nous opposent les uns aux autres, desdivisions que crent diverses identifications, diverses idologies, laprparation des guerres, notre douleur intrieure et l'ternelle souffrance

    humaine.

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    Vendredi 11 mars 1983

    Le matin tait frais, baign dans une lumire qui n'existe qu'enCalifornie, particulirement dans le sud. C'est une lumire vraimentextraordinaire. Ayant voyag dans le monde entier, ou presque nousavons vu que la lumire et les nuages sont diffrents dans bien descontres. En Hollande, les nuages sont bas; ici, en Californie, les nuages,contre le ciel bleu, semblent retenir la lumire pour toujours cettelumire des grands nuages, de formes et de textures extraordinaires.C'tait un matin dlicieux de fracheur. En suivant le chemin rocailleuxqui s'lve sur les hauteurs, le regard surplombait la valle, avec ses

    rangs et ses rangs d'orangers, d'avocatiers, et ses collines alentour. Etl'on avait l'impression d'avoir quitt ce monde, d'tre coup de touteschoses: de la lassitude, de la laideur des actions et des ractionshumaines. En gravissant ce sentier pierreux, on laissait tout celaderrire. La vanit, l'arrogance, la laideur des uniformes, des mdaillesdont nous couvrons nos poitrines, la vanit des tranges costumesreligieux, tout cela restait en bas.

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    En montant, nous avons failli trbucher sur une caille et sa douzaine decailleteaux, qui se sont parpills dans les buissons en piaillant. Un peuplus haut, nous nous sommes retourns: la mre les avait rassembls denouveau sous ses ailes protectrices.Pour atteindre les hauteurs, il fallait grimper plusieurs heures. Certains

    jours, on apercevait un ours, quelque distance, qui allait son chemin

    sans nous remarquer. Et les cerfs, aussi, sur l'autre versant de la colline,semblaient indiffrents. Enfin, on atteignait un haut plateau rocheux,

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    d'o l'on voyait, par-del les collines du sud-ouest, la mer si bleue, sicalme et infiniment lointaine. Un rocher poli et craquel par des siclesde soleil sans merci nous servait de sige. Dans ses fissures, nousobservions de minuscules cratures qui s'affairaient, et il rgnait un

    silence total, absolu, infini. Un trs grand oiseau, qu'on appelle uncondor, tournoyait dans le ciel. Rien d'autre ne bougeait que ces toutpetits insectes. Mais il y avait ce silence si serein qui n'existe que l ol'homme ne vient pas.Nous avions tout laiss derrire, dans ce petit village, en bas.

    Absolument tout: notre identit, si nous en avions une, nos possessions,les expriences acquises, les souvenirs des choses qui nous taient chres nous avions tout laiss derrire, l-bas, parmi les sous-bois et les

    vergers lumineux. Ici le silence absolu rgnait, et la solitude tait totale.

    C'tait une matine merveilleuse. L'air frachissait encore et nousenveloppait. Nous avions perdu le lien toute chose. Il n'y avait rien ici,rien au-del.Oubliez le mot mditation . L 'usage de ce terme l'a corrompu. Sonsens habituel rflchir, pntrer une chose par la pense est assezordinaire et superficiel. Si vous voulez comprendre ce qu'est la

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    mditation, vous devez vraiment oublier ce mot, car les mots nepermettent pas de mesurer ce qui est incommensurable, ce qui dpassetoute mesure. Aucun mot, aucun systme de pense, aucun procd,aucune pratique ne peut susciter cela. La mditation s'il existait unterme qui n'ait pas t autant coup de son sens, vulgaris et dvoy,puisqu'on s'en sert mme pour gagner beaucoup d'argent: en laissant cemot de ct, alors vous commencez doucement ressentir unmouvement qui est hors du temps. Et encore, le mot mouvement implique le temps; ici, on veut parler d'un mouvement qui n'a ni dbut nifin. Ce mouvement est comme une houle: des vagues qui se succdent,ne commencent nulle part et ne vont pas se briser sur une plage. C'estune onde incessante.Le temps, mme ralenti, est assez ennuyeux. Il signifie croissance,volution, devenir, accomplissement, apprentissage et changement. Cen'est pas par lui que l'on accde ce qui existe au-del du mot

    mditation . Le temps n'a rien voir avec cela. Il est l'action de lavolont, du dsir qui ne peut en aucun cas [. . .] 1 ce qui rside bien au-

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    del de mditation .Ici, sur ce rocher, avec ce ciel tonnamment bleu, l'air est si pur, sanspollution. Par-del la chane des montagnes, on voit le dsert tendu surdes kilomtres. C'est vraiment une perception intemporelle de ce qui est.

    On ne peut affirmer l'existence que de cette perception-l.Nous tions assis, en contemplation, et cela sembla durer des jours, desannes, des sicles. Comme le soleil s'inclinait vers la mer, nous sommesredescen-

    1. Mots inaudibles.

    Tous les passages entre crochets indiquent des mots manquants ou incomprhensibles et complts

    par l'diteur.

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    dus dans la valle o tout tait nimb de lumire, chaque brin d'herbe,chaque buisson, l'eucalyptus majestueux et la terre fleurie. La descentefut longue, comme l'ascension. Mais ce qui n'est pas du temps ne peut semesurer par les mots. Et la mditation n'est qu'un mot. Les racines duciel plongent dans le silence profond et immuable.

    Ce matin tait vraiment clair, empreint d'une beaut particulire.Chaque feuille tait couverte de rose. Comme le soleil se levaitlentement et s'tendait sur la terre si belle, une grande paix emplissait la

    valle. Les arbres taient chargs d'une multitude de petites oranges. Lesoleil illuminait peu peu chaque arbre et chaque fruit. Assis sur la

    vranda surplombant la valle, on voyait les longues ombres matinales.L'ombre est aussi belle que l'arbre. Nous voulions sortir, non pas en

    voiture, mais l, sous les arbres: sentir l'air frais et la fragrance demilliers d'oranges et de fleurs, entendre le son de la terre.Un peu plus tard, nous sommes monts jusqu'au sommet de la collinequi surplombe cette vaste valle. La terre n'appartient personne. C'estici que nous devons tous vivre pendant des annes, labourant, pillant,dtruisant.Nous sommes toujours des htes sur cette terre, avec l'austrit que celaimplique. L'austrit est plus profonde que le renoncement despossessions. Ce mot d'austrit a t spoli par les moines, les ermites,les sannyasis1. Il n'avait pas de sens l-haut, dans la solitude des choses,

    des multitudes de pierres, de petits animaux, de fourmis.

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    1. Hommes religieux hindous ayant renonc aux biens de ce monde pour mener une vie errante.

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    Et dans le lointain, au-del des collines, la grande mer brillait, tincelait.Nous avons scind la terre comme si elle nous appartenait votre pays,le mien, votre drapeau, son drapeau, la religion d'ici et celle de l'autre, l-

    bas. Le monde, la terre est divise, en morceaux. Nous nous battons etnous disputons pour la possession, et les politiciens exultent de pouvoirmaintenir cette division, sans jamais considrer le monde comme untout. Il n'ont pas l'esprit global. Jamais ils ne ressentent ni ne peroivent

    l'immense potentiel de n'avoir pas de nationalit ni de division. Ils nes'aperoivent jamais de la laideur de leur pouvoir, de leur position, deleur sentiment de supriorit. Ils sont comme vous et moi, mais ilsoccupent le sige du pouvoir avec toute la mesquinerie de leurs dsirs etde leurs ambitions. Ainsi, ils assurent la survivance d'uncomportement tribal que l'homme a toujours eu l'gard del'existence. Ils n'ont pas l'esprit libre de tout idal ou idologie, l'espritqui dpasse les divisions entre les races, les cultures, et les religions quel'homme a inventes.Les gouvernements seront ncessaires tant quel'homme ne sera pas sa propre lumire, tant qu'il ne mettra pas del'ordre et de l'affection dans sa vie quotidienne, et qu'il ne portera pas unsoin attentif son travail, ses observations, son apprentissage. Ilprfre tre dirig dans ses actes, comme il l'a t depuis toujours, parles anciens, les prtres, les gourous. Et il accepte les ordres de ceux-ci,leurs curieuses pratiques destructrices, comme s'ils taient des dieuxincarns, comme s'ils connaissaient toutes les consquences de cette viesi extraordinairement complexe.

    Au-dessus des cimes des arbres, du haut de ce rocher qui a un son proprecomme tous les tres de la terre, on se demande combien de temps ilfaudra

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    l'homme pour apprendre vivre sans querelles ni combats, sans guerres

    et sans conflits. L'homme a cr le conflit par sa division linguistique,culturelle et superficielle du monde. L'tre humain a volu pendant des

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    sicles de souffrance et de chagrin, de plaisir et de crainte, combien detemps mettra-t-il pour trouver une autre faon de vivre?

    Alors que nous tions assis immobiles et en silence, un chat sauvage, unlynx, apparut. Comme le vent soufflait de la valle, il n'avait pas senti

    l'odeur de l'homme. Il ronronnait en se frottant contre la pierre, et, laqueue dresse, jouissait du bonheur de la terre. Puis il dvala la colline etdisparut dans les fourrs. Il protgeait sa tanire, sa caverne ou sacouche. l'afft du danger, il protgeait son bien essentiel, ses chatons.Il craignait l'tre humain plus que tout, l'homme qui croit en Dieu etprie, l'homme riche avec son fusil qui tue si facilement. Ce lynx est passsi prs que nous avons presque senti son odeurs. Nous tions sicompltement immobiles qu'il ne nous a mme pas vus ; nous faisionspartie de ce rocher, partie du lieu.

    Pourquoi l'homme ne comprend-il pas qu'il est possible de vivre en paix,sans guerre et sans violence, combien de temps lui faudra-t-il pour s'enrendre compte? Depuis des sicles et des sicles, il n'a rien appris. Cequ'il est maintenant sera son avenir.Il commenait faire trop chaud sur ce rocher. Comme nous sentions lachaleur de la pierre irradier travers nos vtements, nous nous sommeslevs pour redescendre, en suivant le chemin que le lynx avait pris avantde disparatre. Il y avait bien d'autres cratures: le serpent noir, leserpent royal, le crotale sonnettes. Tous s'affairaient silencieusement.

    L'air du

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    matin s'tait dissip; peu peu, le soleil dclinait vers l'ouest. Dans uneheure ou deux, il disparatrait derrire ces collines au profil merveilleux,dans les feux du soir bleu, rouge et jaune. Et puis la nuit commencerait,emplissant l'air de ses bruits; le silence total ne viendrait que bien plustard. Les racines du ciel procdent de l'insondable, car c'est l que rsidel'nergie vaste et profonde.

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    Mardi 15 mars 1983

    Cette extrmit de la valle tait paisible, surtout en ce matin tranquille,on n'y entendait pas le bruit de la circulation. Les collines taient

    derrire nous; la plus haute montagne de la rgion a plus de deux millemtres. La maison est entoure de vergers, d'oranges d'un jaune clatant,et ce jour-l le ciel bleu tait immacul. Dans l'air encore silencieux, onpercevait le bourdonnement des abeilles parmi les fleurs. Derrire lamaison, il y avait un chne californien d'un grand ge1, dont le vent avaitcass plusieurs branches mortes. Il avait survcu de nombreux orages, bien des ts de forte chaleur et aux hivers froids. Il aurait pu nousconter de belles histoires, mais en ce matin sans vent, il gardait lesilence. Tout alentour n'tait que verdure ponctue d'oranges vives,

    jaunes et brillantes, et l'air tait empli du parfum du jasmin.Cette valle est loin du bruit et de l'agitation des hommes, de toute lalaideur de la civilisation. Les nouvelles fleurs d 'oranger commenaienttout juste clore. Dans une semaine ou deux, leur parfum et le

    1. Le chne vert californien.

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    murmure de milliers d'abeilles empliraient la valle. C'tait un matin depaix, mais plus loin, il y avait le monde malade, qui vit dans un danger etune corruption croissants, cherchant se distraire de son immenseennui par la religion, entre autres moyens. La superficialit de l'existenceprospre. L'argent semble avoir la plus grande valeur, et avec lui lepouvoir, la hirarchie, et toute la souffrance qu'ils entranent.

    Que signifie la mort?

    En ce matin si clair, je voudrais m'entretenir avec vous d'un sujetplutt triste et effrayant: le sentiment d'apprhension qui treint touttre humain et moi-mme. Je voudrais rellement comprendre, et passeulement intellectuellement par la description, pourquoi, comme messemblables, je redoute la fin de l'existence.Nous tuons si facilement nous pratiquons des sports sanguinaires, telsque le tir aux oiseaux comme simple jeu d'adresse, la chasse au renard,

    ou les massacres de cratures marines la mort semble tre partout.

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    Assis sur cette vranda tranquille, devant ces oranges la couleur si vive,il est difficile, voire incongru, de parler d'une chose aussi effrayante.L'homme, travers les ges, n'a jamais vraiment compris ni rsolu cettechose qu'on appelle la mort.

    J'ai bien sr tudi les diffrentes approches rationnelles, religieuses etscientifiques, les croyances qui, toutes, prtendent connatre d'autresralits; certaines d'entre elles sont logiques et rconfortantes, mais lapeur de l'inconnu demeure un fait.J'en parlais avec un ami dont la femme venait rcemment de mourir.C'tait un homme trs seul. Il avait tendance vivre dans ses souvenirs,et cherchait, par des sances de mdiumnit, savoir si sa

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    femme, qu'il aimait vraiment, avait totalement disparu, ou s'il existaitune continuit de son tre, dans une autre dimension, dans un autremonde.Il me dit: "C'est trange, mais au cours d'une de ces sances, le mdium aprononc mon nom et dit qu'il avait un message de ma femme. Cemessage avait trait une chose que seuls ma femme et moi connaissions.

    Bien sr, le mdium peut avoir lu mes penses, comme il est possible quema femme existe encore. La pense du secret que nous partagions taitdans l'air. J'ai interrog plusieurs personnes sur des expriencessimilaires. Tout cela me semble vain, un peu bte, y compris ce messagede ma femme, si futile, si profondment drisoire."Je ne souhaite pas discuter avec vous du fait que l'entit d'une personnesubsiste ou non aprs sa mort. Cela ne m'intresse pas. Certainsaffirment qu'il y a une continuit, d'autres disent que l'tre est ananti.Cette contradiction entre annihilation, fin totale de la personne, etcontinuation de l'individu on la retrouve dans tous les textes, del'antiquit nos jours. Mais tout cela, mon avis, passe ct del'essentiel. C'est du domaine de la spculation, de la superstition, de lacroyance, du besoin de rconfort et d'espoir. L n'est pas ce qui meproccupe, et je tiens l'affirmer car c'est au moins une certitude. Je

    voudrais parler avec vous, si vous le permettez, du sens de toute cetteaffaire vivre, et puis mourir. Tout cela n'a-t-il aucun sens? Est-ceincohrent, sans profondeur et sans importance? Des millions d'tres

    sont morts et des millions natront, pour vivre et mourir encore. J'en faispartie, et je me demande toujours: quel est le sens de la vie et de la mort?

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    La terre est belle. J'ai beaucoup voyag et rencontr des tres instruits etsages, mais eux aussi doivent mourir.

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    Je suis venu de loin en esprant que vous aurez la bont et la patience dem'accorder le temps de discuter tranquillement de cela.

    Le doute est riche. Il clarifie et purifie l'esprit. La remise en question,le fait mme de la prsence du doute en soi, nous aide claircir notrerecherche. Il faut douter non seulement de tout ce que les autres ont dit,

    de l'ide de rgnration, de la croyance et du dogme chrtien de larsurrection, mais aussi de la certitude asiatique de la continuit.C'est en doutant et en remettant tout cela en question que nous trouvonsla libert ncessaire notre recherche. Si l'on carte vraiment toutes cesnotions, non seulement verbalement, mais en les niant au plus profondde soi, alors on ne vit plus dans l'illusion. Une libert totale l'gard detoutes les illusions imposes ou cres par nous est indispensable. Nous

    jouons de ces illusions, mais si nous sommes srieux, elles n'ont en faitaucun rle, non plus que la foi.

    Ayant donc cart toutes ces choses, non pas temporairement mais avecla conscience lucide de leur caractre erron, l'esprit n'est plusprisonnier des inventions humaines au sujet de la mort, de Dieu, ni detous les rituels crs par la pense. C'est seulement dans la libertd'opinion et de jugement que nous pourrons dlibrment,

    vritablement explorer le sens de la vie et de la mort de l'existence etde sa fin. Si l'on est prt cela, si l'on en a la volont, ou mieux, si l'onressent vritablement et profondment le besoin de dcouvrir ce qu'il enest de la vie et de la mort (c'est un problme d'une extrme complexit,qui demande qu'on l'examine avec le plus grand soin), par ocommencer? Par la vie, ou par la mort? Par le vivre, ou par la fin de ceque nous appelons vivre?

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    J'ai plus de cinquante ans et j'ai men une vie assez extravagante, enportant intrt beaucoup de choses. Je voudrais commencer par... En

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    fait, j'hsite, je ne sais trop par quoi commencer.

    Je pense que nous devrions commencer par le dbut de l'existencehumaine, par le dbut de notre propre existence d'tre humain.

    Je suis n dans une famille assez aise, o j'ai reu une ducation etune instruction soignes. J'ai travaill dans les affaires, et j'aisuffisamment d'argent; je suis prsent un homme seul. J'avais unepouse et deux enfants qui ont tous pri dans un accident d'auto. Je neme suis jamais remari. Je pense que je voudrais commencer par parlerde mon enfance. Au dbut, comme chez tout enfant pauvre ou riche,existait chez moi un psychisme bien dvelopp, une activit centre sursoi. Il est curieux de constater, rtrospectivement, que cette continuit

    du moi possessif, dnomm J. Smith, existe depuis la plus tendreenfance. Il est all l'cole, s'est affirm, est devenu agressif, arrogant,s'est ennuy; puis ce furent la facult et l'universit. Mon pre dirigeaitune entreprise prospre o j'entrai. Je gravis tous les chelons. Et quandma femme et mes enfants sont morts, j'ai entrepris cette qute. La pertesimultane de ces trois tres, tous les souvenirs que je gardais d'euxaffluant tout coup, ce fut un choc terrible, une douleur brutale. Quandle choc est pass, j'ai commenc une recherche, par des lectures, des

    voyages travers le monde, afin de poser des questions et de parler de ce

    problme avec certains soi-disant matres spirituels, des gourous. Jelisais normment, mais n'tais jamais satisfait. Je suggre donc, si jepuis me le permettre, que nous commencions par l'action mme de la

    vie,

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    la construction, jour aprs jour de mon esprit cultiv et limit. Je suiscela. C'est ce dont ma vie est faite. Ma vie n'a rien d'exceptionnel.,

    j'appartiens, si l'on veut, la bourgeoisie aise. Pour un temps, ce futagrable et stimulant, mais parfois, cela devenait terne, ennuyeux,monotone. La mort de ma femme et de mes enfants m'a en quelque sortetir de l. Je ne suis pas devenu morbide, mais je veux connatre la

    vrit, s'il y en a une, au sujet de la vie et de la mort.

    Comment se constitue le psychisme, l'ego, le moi, la personne qu'onappelle je ? Comment est apparue cette chose d'o est n le concept

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    de l'individu, le moi, spar des autres? Comment cette force qu'est lemoi, ce sens du je, se met-elle en marche? Nous nous servirons du terme moi pour dsigner la fois la personne, le nom, la forme, lescaractristiques de l'ego. Comment est n ce moi?Vient-il au monde avec

    des caractristiques transmises par les parents? Consiste-t-il simplementen une srie de ractions? Ne fait-il que perptuer des sicles detradition? Le moi est-il forg par les circonstances, les accidents, lesvnements? Est-il le produit de l'volution c'est--dire d'un processustemporel qui l'aurait progressivement affirm et lui aurait donn plusd'importance? Ou, comme certains le prtendent, en particulier dans lasphre religieuse, l'corce extrieure du moi abrite-t-elle en fait l'me, etce concept ancien des hindous et des bouddhistes? Le moi vient-il l'existence par la socit des hommes, qui renforce l'ide que l'on est

    spar du reste de l'humanit? Toutes ces propositions font tat decertaines vrits, de certains faits, et elles aussi constituent le moi. Cedernier a pris une importance considrable dans le monde actuel. Endmocratie, l'expression de

    31

    soi est dite libert, et dans le monde totalitaire, cette libert est rprime,refuse et chtie. Diriez-vous que cet instinct commence chez l'enfant,lorsqu'il prouve le besoin de possder? Nous avons peut-tre hrit cetinstinct possessif des animaux, chez qui il existe aussi. Le moi commencesans doute avec la possessivit. C'est partir de cet instinct, de cetteraction, qu'il prend son essor, se renforce, et s'tablit fermement. Lapossession d'une maison, d'un territoire, d'un savoir, ou de certainescapacits tout cela procde de l'activit du moi. Ce mouvementprocure le sentiment d'tre un individu spar du tout.Maintenant vous pouvez entrer dans les dtails: ce moi est-il distinct dureste de l'humanit?Le fait que vous ayez un nom part, un organismeparticulier, certaines tendances, peut-tre un talent, diffrents de ceuxd'un autre, cela suffit-il faire de vous un individu? L'ide que chacun denous est spar d'autrui correspond-elle une ralit? Ou bien, se peut-ilque ce concept soit entirement illusoire, tout comme notre division dumonde en communauts et en nations diffrentes, qui correspond, enfait, une forme plus grande de tribalisme? Le souci qu'a chacun, chaque

    communaut, d'tre diffrent des autres personnes et des autrescommunauts, est-il justifi dans la ralit? Vous direz, bien entendu,

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    qu'il est rel dans la mesure o vous tes amricain et les autres sontfranais, russes, indiens, chinois, etc. La diffrence linguistique,culturelle et religieuse a provoqu des ravages, des guerres terribles, unmal incalculable dans le monde. Bien sr, elle est aussi porteuse de

    grande beaut, car elle permet l'expression des talents du peintre, dumusicien, du chercheur scientifique, etc. Vous voyez-vous comme unindividu distinct, avec un cerveau qui n'appartient qu' vous, per-

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    sonne d'autre? Cela est votre pense, cense tre diffrente de celle

    d'autrui. Mais l'acte de penser est-il vraiment individuel? N'est-ce pas lapense que partagent tous les tres humains, du plus brillant homme descience l'ignorant le plus primitif?Toutes ces questions nous viennent lorsque nous considrons la mortd'un tre humain. Mais si vous observez tout ce que la socit et lareligion entretiennent les ractions, le nom, la forme, la possessivit,le besoin d'tre distinct de l'autre si vous l'examinez avec logique,d'une faon raisonnable et saine, vous considrez-vous comme unindividu?Voil une question importante par rapport au sens de la mort.

    Je vois o vous voulez en venir. Je comprends, je peroisintuitivement, que tant que je penserai tre un individu, ma pense seradistincte de celle d'autrui, et mon anxit, ma souffrance seront sparesde celles de l'humanit. Il me semble dites-moi si je fais erreur que

    j'ai rduit le vaste systme vivant de l'humanit une seule petite viemesquine. tes-vous en train de dire que je ne suis pas du tout unindividu? Que ma pense ne m'appartient pas? Que ce cerveau n'est pasle mien, spar de tous les autres? Ai-je bien compris ce que voussuggrez? Est-ce l ce que vous soutenez? Est-ce votre conclusion?

    L'emploi du mot "conclusion", si je puis me permettre de vous le faireremarquer, n'est pas justifi. Conclure signifie refermer, mettre fin unargument, ou conclure la paix aprs une guerre. Nous ne concluons rien;nous remarquons seulement, car nous devons nous loigner desconclusions, de la finalit, etc. Une telle affirmation limite et rtrcitnotre recherche. Mais il est unfaitobservable et rationnel, que votre

    pense et celle d'autrui sont sem-

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    blables. L'expression de votre pense peut varier : vous exprimerez une

    chose d'une certaine faon si vous tes artiste, tandis que quelqu'un quine l'est pas l'exprimera autrement. Vous jugez et valuez selonl'expression qui par la suite vous spare, vous l'artiste, lui le footballeur.Mais tous deux, vouspensez. Le joueur de football et l'artiste souffrent,sont anxieux, ressentent la douleur, la dception, l'apprhension; l'uncroit en Dieu, l'autre pas, l'un a la foi, l'autre ne l'a pas, mais cela mmeest commun tous les tres humains, et chacun croit pourtant trediffrent. Vous pensez peut-tre que ma souffrance, ma solitude, mondsespoir sont entirement diffrents, voire contraires ceux d'autrui.

    Cela est notre tradition, notre conditionnement, ce pour quoi noussommes duqus je suis arabe, tu es juif, etc. partir de cette divisionse dveloppent non seulement l'individu, mais aussi la diffrenciationraciale communautaire. L'individu, en s'identifiant une communaut,une nation, une race, une religion, amne immanquablement le conflitentre les tres humains. Mais nous nous proccupons seulement deseffets, et non pas des causes de la guerre, des causes de cette division.Nous indiquons seulement, sans affirmer ni tirer de conclusion, queprofondment, psychologiquement, vous tes, Monsieur, le reste de

    l'humanit. L'humanit entire partage vos ractions. Votre cerveau avolu pendant des sicles avant de vous appartenir. Si vous tes marqupar le christianisme, et croyez en certains dogmes et rituels, cet autre ason propre dieu et ses rituels, mais tout cela est assembl par la pense.Demandons-nous, profondment, s'il existe vraiment un individu. Noussommes l'humanit entire. Cela n'est pas une ide romantique oufantastique. Il est important et ncessaire que nous nous en ren-

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    dions compte afin de discuter plus avant du sens de la mort.Qu'en pensez-vous, Monsieur?

    Je dois dire que toutes ces questions me troublent. Je ne suis pas srde la raison pour laquelle j'ai toujours considr que j'tais spar de

    vous et d'autrui. Ce que vous dites me semble vrai, mais je dois yrflchir, j'ai besoin de quelque temps pour l'assimiler.

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    Le temps est l'ennemi de la perception. Si vous rflchissez ce quenous avons dit jusqu' prsent, si vous en discutez et argumentez avec

    vous-mme, si vous analysez notre conversation, cela va prendre du

    temps. Le temps est un facteur nouveau ajout la perception de ce quiest vrai. Enfin, laissons cela pour le moment.

    Lorsqu'il revint quelques jours plus tard, il paraissait plus calme et assezproccup. En ce jour nuageux, il allait sans doute pleuvoir. Cette rgiona besoin de beaucoup de pluie car au-del des collines s'tend un vastedsert. C'est pour cette raison que les nuits sont trs froides.

    Je suis de retour, aprs quelques jours de calme rflexion. Je vis seul

    dans une maison au bord de la mer, un de ces petits bungalows face auPacifique bleu, sur une plage o l'on peut marcher pendant des heures.Je fais souvent de longues promenades le matin ou le soir. Aprs vousavoir vu l'autre jour, j'ai parcouru plus de cinq miles pied, et j'ai dcidde revenir vous voir. J'tais d'abord assez perturb. Je ne discernais pas

    bien ce que vous vouliez dire, ce que vous cherchiez me faireremarquer. Bien que je sois plutt sceptique l'gard de ces questions,

    j'ai laiss

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    vos paroles occuper mon esprit. J'emploie le mot "laiss" dessein, car jene les acceptais ni ne les niais, elles m'intriguaient plutt: je les ai laisspntrer mon esprit. Aprs avoir dlibr, j'ai pris ma voiture, j'ai longla cte et obliqu dans les terres pour venir jusqu'ici. C'est une trs belle

    valle. Je suis heureux de vous trouver. Pouvons-nous continuer notreconversation de l'autre jour?Si j'ai bien compris, vous avez remarqu que la tradition d'une pensetransmise depuis plusieurs gnrations peut provoquer la fixation d'unconcept que nous acceptons sans discuter ni rflchir. Ainsi, parexemple, l'ide que nous sommes des individus spars. En y pensant unpeu plus (j'emploie "penser" dans son sens ordinaire, c'est--dire enrationalisant, argumentant et remettant en question), j'ai eu comme unediscussion, un long dialogue avec moi-mme, et il me semble saisir enfin

    les implications de cette proposition. Je constate ce que nous avons faitdu monde magnifique dans lequel nous vivons. Je vois tout le

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    droulement historique des choses. Aprs bien des reconsidrations, jecomprends vraiment la profondeur et la vrit de ce que vous dites. Si

    vous en avez le temps, je voudrais aller beaucoup plus loin dans toutcela. Vous le savez, je suis venu pour chercher comprendre la mort,

    mais je vois combien il est important de commencer par se comprendresoi-mme, afin que cette comprhension de soi nous amne la questionde la mort.

    Nous avons dit l'autre jour que nous partageons la lumire du soleilavec l'humanit entire1. La lumire du soleil n'est ni vous, ni moi.C'est l'ner-

    1. Il n'avait pas dit cela. (N.d.A.)

    36

    gie source de vie, que nous partageons tous. Si vous observez avecsensibilit la beaut d'un coucher de soleil, l'humanit entire le partage.Ce n'est pas pour vous qu'il se couche l'ouest, au nord, l'est, ou ausud; seul importe le soleil couchant. Notre conscience, qui comprend nos

    actions et nos ractions, nos ides, nos concepts, nos schmas, nossystmes de croyances, nos idologies, nos craintes et notre foi, le respectque nous vouons des choses que nous avons projetes, nos souffrances,nos contrarits et nos peines l'humanit entire les partage. Nouspensons que notre souffrance est personnelle. Nous sommes ferms lasouffrance de l'humanit. De mme, nous considrons aussi le plaisircomme une proprit prive, comme notre excitation personnelle. Nousoublions que l'homme et la femme aussi, bien entendu souffredepuis la nuit des temps. Cette souffrance est la base de notrecomportement. Tous les tres humains la partagent.Notre conscience n'est donc pas individuelle ; c'est la conscience del'homme, qui a volu, grandi, et s'est accumule pendant des siclesinnombrables. La foi, les dieux et tous les rituels crs par l'homme fontpartie de cette conscience, qui est une activit de la pense. La pense ena constitu le contenu comportement, action, culture, aspiration; toutel'activit humaine est celle de la pense. Et cette conscience mme est lemoi, le je, l'ego, la personnalit, etc. Je crois qu'il est indispensable de

    comprendre cela en profondeur, pas seulement logiquement ou en tantqu'argument, mais aussi intimement que le sang qui est en nous, notre

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    essence, le processus naturel de tout tre humain. Notre responsabilitdevient extrmement grande lorsque nous ralisons cela. Tant que lecontenu de notre conscience se maintient, nous

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    sommes responsables de tout ce qui se passe dans le monde. Tant que lapeur, le sentiment nationaliste, la poursuite du succs vous connaisseztout cela tant que cela sera, nous ferons partie de l'humanit, dumouvement humain. Il est extrmement important de comprendre cela.C'est ainsi: le moi est construit par la pense. Comme nous l'avons dit, la

    pense n'appartient ni vous ni moi, elle n'est pas individuelle. Elle estce que tous les tres humains ont en commun. Et si l'on a profondmentpntr le sens de cette proposition, alors, je pense qu'on comprend lanature et le sens de la mort.Enfant, vous est-il jamais arriv, en longeant un ruisseau gargouillant aucreux d'une petite valle, de jeter dans un courant de plus en plus rapidequelque chose comme un petit bton? Avez-vous vu comme l'objet suit lapente du cours d'eau, rebondit sur une petite bosse, franchit unecrevasse, puis, en atteignant la chute, disparat? C'est ainsi que disparat

    notre vie.Que signifie la mort? Qu'est-ce que ce mot, et en quoi consiste le

    sentiment menaant qu'il suscite?Il semble que nous ne l'acceptionsjamais.

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    Mercredi 16 mars 1983

    (suite du dialogue du 15)

    L'homme tue l'homme dans diffrents tats d'esprit. Il l'a tu pour descauses religieuses, pour des causes patriotiques, pour la paix, il a tu parla guerre organise. Nous tuer les uns les autres, sans fin, c'est notre lot.Monsieur, vous rendez-vous compte de cette tuerie, de toute la

    souffrance qu'endure l'humanit depuis la nuit des temps, des larmes, del'agonie, de la brutalit et de la terreur que tout cela implique? Et cela

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    continue encore. Le monde est malade. Ce ne sont pas les hommespolitiques de droite ou de gauche qui vont nous apporter la paix. Chacund'entre nous est responsable, et nous devons faire en sorte que lemassacre cesse, afin de vivre sur cette terre qui est ntre, dans la beaut

    et dans la paix. C'est l une immense tragdie que nous n'assumons pas,et que nous ne voulons pas rsoudre. Nous laissons ce soin aux experts,mais le danger, avec ces derniers, est aussi grand qu'un prcipiceprofond ou qu'un serpent venimeux.Mis part tout cela, que signifie la mort?Que signifie-t-elle pour vous,Monsieur?

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    Cela signifie que tout ce que j'ai t et tout ce que je suis prendbrusquement fin, cause d'une maladie, d'un accident, ou de lavieillesse. J'ai bien sr lu des crits et convers avec des Orientaux et desIndiens qui croient en la rincarnation. Dans la mesure de monentendement, mais ce n'est peut-tre pas vrai, la mort signifie la fin d'untre vivant;la mort d'un arbre, d'un poisson ou d'une araigne, la mort dema femme et de mes enfants. C'est une rupture soudaine, l'arrt brutal

    de ce qui tait en vie, avec ses souvenirs, ses ides, ses peines, sesangoisses, ses joies et ses plaisirs comme voir ensemble un beaucoucher de soleil. Tout cela a pris fin, et le souvenir que nous en gardonsamne non seulement des larmes, mais la prise de conscience de notreinadquation et de notre propre solitude. Et l'ide d'tre spar de safemme et de ses enfants, de tout ce pourquoi l'on a travaill, de ce quel'on a chri, ce dont on se souvient avec la douleur de l'attachement tout cela, et plus encore, cesse soudain d'exister. Voil, je pense, ce quesignifie la mort en gnral. Voil ce que mourir veut dire. C'est la fin.Sur le piano de mon bungalow, il y a une photo de ma femme et desenfants. Nous jouions souvent du piano ensemble. La photo contient leursouvenir, mais leur ralit a disparu. Le souvenir peut tre douloureuxou agrable, mais le plaisir qu'il donne est plutt faible car la souffrancedomine. Pour moi, la mort, c'est tout cela.Nous avions un gentil chat persan, une trs belle bte. Un matin, nousl'avons trouv mort sous le porche. Il avait d manger quelque chose, etil tait l sans vie, vide de sens; il ne ronronnerait plus jamais. C'est a, la

    mort. La fin d'une longue vie ou

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    de celle d'un nouveau-n. J'ai eu, une fois, une petite plante quipromettait de devenir un bel arbre. Mais une personne tourdie, enpassant, l'a pitine par inadvertance; jamais elle ne deviendra un arbre.C'est encore une autre forme de la mort. La fin d'une journe, qu'elle aitt pauvre, ou riche et belle, ce peut aussi tre une mort. Le dbut, et lafin.

    Monsieur, qu'est-ce qu'tre en vie? Du moment o nous naissons celui de notre mort, qu'est-ce que vivre?Il est important que nous

    comprenions la faon dont nous vivons pourquoi, depuis des sicles,nous vivons ainsi. Il ne tient qu' vous, n'est-ce pas, que ce soit une lutteconstante. Le conflit, la douleur, la joie, le plaisir, l'angoisse, la solitude,la dpression et le travail, le labeur accompli pour les autres ou pour soi-mme; tre centr sur soi-mme et, l'occasion, gnreux, envieux,courrouc; chercher supprimer sa colre, ou la laisser se dchaner,etc., c'est ce que nous appelons vivre. Les larmes, le rire, la peine, et leculte vou aux inventions humaines; vivre dans le mensonge, lesillusions et la haine, la lassitude, l'ennui et les inepties que cela

    provoque: voil notre vie. Ce n'est pas seulement la vtre, mais celle detous les tres humains du monde, qui esprent un jour y chapper. Cesystme de culte, d'angoisse et de crainte perdure. Depuis une poquetrs recule, le labeur, la lutte et la douleur, l'incertitude, la confusion, etaussi la joie et le rire font partie de notre existence.Nous appelons mort l'arrt de tout cela. La mort met fin nosattachements les plus superficiels, comme aux plus profonds. Toutes lesformes d'attachement finissent avec elle: celui du moine, celui dusannyasi, de mme que celui de la mre de famille.

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    Plusieurs problmes sous-tendent celui-ci : premirement, la question del'immortalit.L'immortalit existe-t-elle?Ce qui n'est pas mortel neconnat pas la mort, L'immortel demeure, au-del du temps,

    compltement inconscient d'une telle fin.Le moi est-il immortel, ouconnat-il une fin?Le moi ne peut devenir immortel. Le je et tous ses

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    attributs se constituent dans le temps, qui est la pense; jamais il ne seraimmortel. On peut bien inventer une ide de l'immortalit, une image,un dieu, une reprsentation, et y tenir pour y trouver du rconfort, maisl n'est pas l'immortalit.

    Deuxime question, un peu plus complexe: est-il possible de vivre avecla mort?Non pas avec morbidit, ni de faon auto destructrice. Pourquoiavons-nous spar la vie de la mort?La mort fait partie de notreexistence. Le vivant et le mourant sont insparables et se suiventinexorablement. Pourquoi sparer l'envie, la colre, la tristesse, lasolitude et le plaisir que nous prouvons, de ce qu'on appelle la mort?Pourquoi les gardons-nous des miles de distance, des annes-lumireles uns des autres? Nous acceptons la mort d'un vieil homme, qui estnaturelle. Mais si quelqu'un de jeune meurt dans un accident, ou atteint

    d'une maladie, nous nous rvoltons contre la mort. Nous disons que c'estinjuste, que cela ne devrait pas tre. Voil ce qu'il nous faut examiner,non pas comme un problme, mais en en cherchant et en observant lesimplications, et sans se faire d'illusions.Se pose aussi la question du temps le temps qu'il faut pour vivre, pourapprendre, pour amasser, pour agir, pour faire quelque chose, et puis lafin du temps connu le temps qui spare le vivre du finir. Ds qu'il y asparation, division, entre "ici" et "l", entre "ce qui est" et "ce qui devraittre", cela implique le

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    temps. Il me semble significatif que nous maintenions la division entrecette prtendue mort et ce que nous appelons la vie. C'est mes yeux unfacteur dcisif.La peur surgit lorsqu'il y a une telle sparation, On fait alors un effortpour surmonter cette peur, en recherchant le confort, la satisfaction, unsentiment de continuit. (Il s'agit ici bien sr du domaine psychologiqueet non pas de la ralit physique ou technique.) Le moi s'est constitudans le temps, et il est maintenu par la pense. Si seulement nouspouvions nous rendre compte de ce que signifient, sur le planpsychologique, le temps et la division, la sparation des hommes, desraces, des cultures, opposs les uns aux autres. Cette sparation provient

    aussi de la pense et du temps, comme la division entre vie et mort. Vivreavec la mort dans la vie impliquerait un profond changement dans notre

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    conception de l'existence. Mettre fin l'attachement sans limite, sansmotif, et sans faire intervenir le temps, c'est mourir alors qu'on estencore en vie.L'amour ne connat pas le temps. L'amour n'appartient ni vous ni

    moi, il n'est jamais personnel; on peut aimer une personne, maislorsqu'on limite ce sentiment un seul tre, il cesse d'tre de l'amour.Dans l'amour vritable, il n'y a pas de place pour les divisions du temps,de la pense, et de toutes les complexits de la vie, ni pour toutes lesmisres, les confusions, l'incertitude, les jalousies et les angoisseshumaines. Il faut faire trs attention au temps et la pense. Cela ne

    veut pas dire que nous devons vivre uniquement dans le prsent, ceserait une absurdit. Le temps est le pass, modifi, qui continue dans lefutur, C'est un continuum auquel la pense s'accroche. Elle s'attache

    ainsi quelque chose qu'elle a cr de toutes pices.

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    Autre question: si les tres humains reprsentent toute l'humanit vous ne la reprsentez pas seulement, vous tes l'humanit, car vous tesle monde et le monde est vous qu'advient-il lorsque vous mourez ?

    Lorsque vous (ou quelqu'un d'autre) mourez, vous tes lesmanifestations du vaste courant des actions et des ractions humaines,du courant de la conscience et du comportement. Vous ferez partie de cecourant, qui conditionne l'esprit, le cerveau humain, aussi longtempsque vous resterez conditionns par l'envie, la peur, le plaisir, la joie, etainsi de suite. Votre organisme peut cesser de vivre, mais vous tes dansce courant, car vous tes vous-mme ce courant lorsque vous tes en vie.Le courant change, ralentit par endroits, s'acclre d'autres, plus oumoins profond, quand les rives se resserrent, se glissant dans un passagetroit pour ensuite se dverser librement dans un plus grand volume.Tant que vous tes dans ce courant, vous ne connaissez pas de libert.

    Vous n'tes pas libre du temps, de la confusion et du malheur del'accumulation de souvenirs et d'attachements. Une dimension diffrentene s'ouvre que lorsque ce courant prend fin, non parce que vous lequittez pour devenir autre chose, mais parce qu'il cesse d'tre. Cettedimension ne se mesure pas par les mots. La fin, sans motif, voil tout lesens de vivre et de mourir. Les racines du ciel sont dans la vie et la mort.

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    Jeudi 17 mars 1983

    Ce matin, les nuages taient trs bas. La pluie de cette nuit a suffi arroser, enrichir et nourrir la terre. Par un matin comme celui-ci, devantles collines en suspens parmi les nuages, sous les cieux, on ne peut quetrouver trange et maladive l'nergie phnomnale que l'homme adpense de par le monde, pour accomplir les grands progrstechnologiques de ces cinquante dernires annes, polluant presque

    toutes les rivires, gaspillant les ressources pour entretenir cetteagitation perptuelle.Ce matin, sur la vranda, le temps tait loin de sa rsonance humaine. Letemps-mouvement, ncessaire pour aller d'ici l-bas, le tempsd'apprendre, d'agir, le temps qu'il faut pour accomplir unetransformation, dans la vie ordinaire. On comprend que le temps soitncessaire l'acquisition d'une langue ou d'un savoir-faire, laconstruction d'un avion, la fabrication d'un ordinateur oul'accomplissement d'un voyage; il y a le temps de la jeunesse, celui de la

    vieillesse, le temps d'un coucher de soleil et celui durant lequel le soleilse lve lentement au-dessus des collines; il y a les longues ombres et lalente croissance d'un arbre, le temps qu'il faut pour devenir un bonmenuisier ou un

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    bon jardinier. Dans la ralit et l'action physique, le temps est utile,ncessaire l'acte d'apprendre.Cherchons-nous utiliser le temps de la mme faon dans le domaine

    psychologique?Appliquons-nous ce mode de pense, d'action etd'apprentissage au monde intrieur, au psychisme, dans l'espoir dedevenir quelqu'un, de nous amliorer? Il semble assez absurde de croireque l'on puisse changer ce qui est en ce qui devrait tre . On pensequ'il faut du temps pour transformer la violence, dans toute sa

    complexit, en non-violence.Lorsqu'on est assis seul, dans le calme, au-dessus de la grande valle, on

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    peut presque compter les rangs d'orangers du verger, tant il est bienentretenu. Il n'est pas besoin de temps pour voir la beaut de la terre,mais il en faut pour transcrire cette vision sur une toile ou dans unpome. Il est probable que nous utilisons le temps pour chapper ce

    qui est , ce que nous sommes, notre futur et celui de l'humanit.Dans le domaine psychologique, le temps est l'ennemi de l'homme. Nous

    voudrions que l'esprit se dveloppe, qu'il grandisse, s'accomplisse, etdevienne plus important qu'il n'est. Nous ne nous demandons jamais sicet espoir, ce concept, est justifi. Nous acceptons facilement et

    volontiers l'ide que le psychisme puisse voluer, s'panouir, pouratteindre un jour la paix et le bonheur. Mais en ralit, l'volutionpsychologique n'existe pas.

    Touche vive dans cette douce lumire, l'oiseau-mouche va et vient d'unefleur l'autre, avec une vitalit tonnante pour un tre si petit. Ses ailes

    battent avec une telle rapidit, un rythme extraordinairement constantet rgulier; il semble pouvoir avan-

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    cer aussi bien que reculer. C'est merveilleux de l'observer, de percevoir sadlicatesse, sa couleur vive, et l'on s'tonne que la beaut soit si petite,rapide et phmre. Il y a une pie sur le cble tlphonique. Un autreoiseau contemple le monde entier du haut de cet arbre. Depuis unedemi-heure qu'il n'a pas boug, il regarde autour de lui, sa petite tte l'afft du danger. Lui aussi, maintenant, s'est envol. Les nuagescommencent s'loigner des collines, qui sont si vertes!Nous disions donc qu'il n'y a pas d'volution psychologique. Lepsychisme ne crotra ni ne changera jamais en ce qu'il n'est pas. L'orgueilet l'arrogance ne peuvent ni s'amliorer ni s'accrotre, pas plus quel'gosme, qui est le lot de tous les tres humains, ne devient plus goste,plus proche de sa vraie nature. Il est assez effrayant de constater que leseul mot espoir comprend tout l'avenir du monde. L'ide d'unmouvement de ce qui est ce qui devrait tre est une illusion, etmme un mensonge, si l'on peut se permettre d'employer ce mot. Nousacceptons comme fait accompli ce que l'homme rpte depuis la nuit destemps. Mais si nous commenons le remettre en question, douter,

    nous pouvons voir trs clairement si nous voulons le voir, et non pasnous cacher derrire quelque image ou quelque formule sophistique

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    la nature et la structure du psychisme, de l'ego, et du moi. Le moi nepourra jamais devenir meilleur. Il essaie, croyant le pouvoir, mais ildemeure dans des formes subtiles. Le moi revt bien des apparences etse cache dans bien des structures; il peut varier d'un moment l'autre,

    mais il reste toujours le moi, cette activit sparatrice et centre sur soi,qui espre devenir un jour ce qu'elle n'est pas.

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    On voit alors que le moi n'est pas en devenir: il n'y a que la fin del'gosme, de l'angoisse, de la douleur et de la souffrance que contient le

    psychisme, le moi. Il n'y a que la fin de tout cela, et cette fin ne demandepas de temps. Cela ne prendra pas fin aprs-demain, mais lorsqu'on auraperu ce mouvement. Il s'agit non seulement d'une perception objectivesans prjugs ni influences, mais dbarrasse de toute l'accumulation dupass; il s'agit de voir sans l'observateur1, car l'observateur appartient aupass et demeurera toujours tel, mme s'il souhaite vivre une mutationprofonde. Les souvenirs, aussi agrables soient-ils, n'ont aucune ralit;ils appartiennent au pass, partis, termins, morts: c'est seulement enobservant sans l'observateur, qui est du pass, que l'on voit la nature et

    la fin du temps.L'oiseau-mouche est de retour. travers une troue dans les nuages, unrayon de soleil l'a rattrap, illuminant ses couleurs, son long bec fin etses ailes rapides. Porter un pur regard sur cet oiseau, sans autre ractionque l'acte de le voir, c'est voir le monde, de la beaut tout entier.

    L'autre jour, je vous ai entendu dire que le temps est l'ennemi del'homme. Vous avez ajout une brve explication cette proposition quisemble bien excessive. Puis vous avez fait d'autres affirmationssemblables. J'ai trouv certaines d'entre elles justes et naturelles, maisl'esprit ne voit pas toujours l'vidence, le fait, la vrit. Je me suisdemand, posant aussi cette question d'autres gens, pourquoi nosesprits sont devenus si ternes, lents, et pourquoi nous

    1. Il s'agit d'un regard neuf, libre de tout souvenir, de toute image et de tout conditionnement. Cf. les

    autres ouvrages de Krishnamurti publis aux Editions du Rocher. (N.d.E.)

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    ne voyons pas immdiatement si quelque chose est vrai ou faux.Pourquoi avons-nous besoin d'explications qui paraissent si videntes

    une fois que nous les avons reues? Pourquoi ne percevons-nous pas lavrit d'un fait? Qu'est-il arriv notre esprit?Je voudrais, si possible,avoir une discussion avec vous ce sujet, et dcouvrir pourquoi monesprit n'est pas subtil et vif. Cet esprit exerc et duqu pourrait-il

    jamais atteindre une vritable et profonde subtilit, une vivacit [capablede] saisir dans l'immdiat la qualit d'une chose, sa vrit ou son erreur.

    Monsieur, commenons par nous demander pourquoi nous ensommes arrivs l, Cela n'a rien voir avec la vieillesse. Est-ce le fait de

    notre mode de vie de l'alcool, de la cigarette, des drogues, del'agitation, de la fatigue et de notre incessante occupation? Nous sommesoccups extrieurement comme intrieurement. Est-ce la nature mmede notre savoir? Nous sommes habitus acqurir des connaissances au lyce, l'universit, ou dans l'apprentissage d'une technique. Lesavoir est-il un des facteurs de ce manque de subtilit? Nos cerveauxsont bourrs de faits, ils ont accumul une telle quantit d'informationstransmises par la tlvision, les journaux, les magazines, dont ils tententd'absorber et retenir le maximum. Ce savoir contribue-t-il dtruire la

    subtilit? Mais nous ne pouvons ni nous dbarrasser du savoir, ni lemettre de ct, car il est ncessaire. Bien sr, Monsieur, vous avez besoinde savoir pour conduire une auto ou pour crire. pour faire destransactions, voire pour tenir une bche. Nous avons besoin du savoirdans la vie de tous les jours.Nous parlons ici du savoir accumul dans le domaine psychologique:toutes les connaissances que vous avez amasses au sujet de votrefemme, si vous

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    en avez une, en dix ou cinquante ans de vie commune, ont-elles ou nonendormi votre esprit? Tous les souvenirs et les images sont l, conservs.Nous parlons d'un savoir intrieur. Celui-ci a des raffinementssuperficiels qui lui sont propres: quand rsister ou cder, quand

    accumuler ou ne pas le faire. Mais revenons la question: laconnaissance, elle seule, ne rend-elle pas notre cerveau machinal,

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    rptitif force d'habitude? L'encyclopdie contient les connaissances detous ses auteurs. Pourquoi ne pas laisser ce savoir sur l'tagre et nel'utiliser que lorsque ncessaire? N'en chargez pas votre cerveau.Nous nous demandons si ce savoir fait obstacle la comprhension, la

    perception immdiate qui entrane la mutation et la subtilit dontmanquent les mots. Sommes-nous conditionns par les journaux et lasocit dans laquelle nous vivons (et que nous avons cre, car chaquetre humain, des gnrations passes nos jours, a contribu cettesocit dans quelque partie du monde que ce soit)? Notre pense a-t-ellet forme par le conditionnement religieux? Une forte croyance dansune figure ou image est capable d'empcher la subtilit et la rapidit [del'esprit].Sommes-nous si constamment occups au point qu'il ne reste plus ni

    espace extrieur, ni espace intrieur, dans notre esprit et notre cur?Nous avons besoin d'espace, mais en vivant dans une ville surpeuple oudans une famille nombreuse, il n'y a pas d'espace physique et noussommes chargs de toutes les impressions reues, de tous les stress.Psychologiquement aussi nous avons besoin d'espace. Il ne s'agit pas del'espace imagin par la pense, ni de l'espace de l'isolement, ni de celui politique, religieux ou racial qui divise les hommes entre eux, ni

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    de celui qui spare les continents, mais d'un espace intrieur qui n'a pasde centre. Qui dit centre, dit priphrie, circonfrence. Ce n'est pas cedont nous voulons parler.Le fait que nous soyons devenus des spcialistes n'est-il pas aussi unedes causes de notre manque de subtilit et de vivacit? Ayant subi uneformation spcialise, nous sommes peut-tre vifs dans notre domaine,mais sommes-nous capables de comprendre la nature de la souffrance,de la solitude, etc.? Il est vident que l'on ne forme pas un esprit treclair et sain; le terme "form" signifie conditionn. Et comment sepourrait-il qu'un esprit conditionn soit jamais clair?

    Voici donc, Monsieur, tous les facteurs qui empchent la subtilit, lajustesse et la clart de l'esprit. Monsieur, je vous remercie de m'avoir reu. Je n'ai peut-tre pas toutcompris de ce que vous m'avez dit, mais j'espre que quelques-unes des

    graines que vous avez plantes prendront racine, et que je permettrai ces germes de grandir, de fleurir, sans trop interfrer. Peut-tre qu'alors

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    je verrai ou comprendrai quelque chose trs rapidement, sans grandesexplications et sans analyse verbale. Au revoir, Monsieur.

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    Vendredi 18 mars 1983

    la mangeoire, il y avait au moins une douzaine d'oiseaux qui piaillaientet picoraient les grains en se chamaillant, jusqu' ce qu'un oiseau plusgrand arrive et qu'ils s'envolent tire-d'aile. Quand ce dernier est parti,

    ils sont tous revenus en changeant des cris, se disputant et faisantbeaucoup de bruit. Puis un chat est pass, et dans l'affolement gnral, ily eut un cri perant et beaucoup d'agitation, ce qui parvint le chasser.Ce n'tait pas un animal domestique, mais un des nombreux chatssauvages de tailles, de formes et de couleurs diffrentes qui rdentdans la rgion. Toute la journe, la mangeoire tait entoure d'oiseauxpetits et grands, mais l'arrive d'un geai bleu qui vituprait contre lemonde entier les a tous chasss ou a provoqu leur dpart. Ilsguettaient les chats. l'approche du soir, les oiseaux sont partis et tout

    est devenu silencieux, paisible. Les chats allaient et venaient, mais il n'yavait plus d'oiseaux.Ce matin-l, les nuages taient pleins de lumire, et l'air tait chargd'une promesse de pluie. Il avait beaucoup plu pendant ces derniressemaines. La rserve du lac artificiel tait pleine ras bord. Les feuillages

    verts, les buissons et les grands arbres atten-

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    daient tous le soleil, ce soleil de Californie qui d'habitude brille si fortmais qui n'tait pas apparu depuis plusieurs jours.On est en droit de se demander quel est le futur de l'humanit, quel estl'avenir de tous ces enfants qui jouent, de ces jolis visages si gentils et

    joyeux? L'avenir est ce que nous sommes aujourd'hui. Historiquement, ilen est ainsi depuis des millnaires: le vcu, la mort, et tout le labeur denos vies. Nous ne faisons pas trs attention au futur. Du matin au soir, la

    tlvision nous montre des distractions sans fin, mises part une oudeux chanes dont les programmes sont meilleurs, mais trop courts.

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    Cela distrait les enfants et la publicit entretient ce sentiment dedistraction. La mme chose a lieu presque partout dans le monde. Quelsera l'avenir de ces enfants? Parmi les distractions il y a le sport, otrente, quarante cinquante mille personnes hurlent en perdre la voix

    autour de quelques joueurs dans une arne. Il y a aussi les rites et lescrmonies auxquels nous assistons dans une grande cathdrale, et quenous croyons saints et religieux, bien qu'il s'agisse encore d'unedistraction, d'une exprience sentimentale et romantique, d'unesensation de religiosit. Si l'on observe cela dans diffrentes parties dumonde, si l'on voit que l'esprit est envahi de distractions, d'amusementscomme le sport, on ne peut que se demander, si l'on est srieux: quelfutur? La mme chose sous d'autres formes? Une varit d'amusements?Si vous tes un tant soit peu conscient de ce qui vous arrive, il vous faut

    envisager la faon dont le monde du sport et des loisirs s'est empar devotre esprit et forge votre vie. O cela nous conduit-il?

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    Peut-tre ne vous en souciez-vous pas? Vous ne vous proccupezprobablement pas du lendemain. Il se peut que vous n'y ayez pas pens,

    ou que vous trouviez trop compliqu, inquitant ou risqu de penser auxannes qui viennent. Il ne s'agit pas de notre propre vieillesse, mais de ladestine, si l'on peut dire, qui rsulte de notre vie prsente, emplie detoutes sortes de sentiments et de qutes romantiques, avec ce monde dedistractions qui empite sur notre esprit. Si vous tes un peu conscientde tout cela, quel sera le futur de l'humanit?Nous avons dj dit que l'avenir est ce que nous sommes maintenant. S'iln'y a pas de changement nous ne parlons pas d'adaptationsuperficielle quelque schma politique, religieux ou social, mais d'unchangement beaucoup plus profond qui demande soins, affection etattention s'il n'y a aucun changement fondamental, le futur est ce quenous faisons prsent, chaque jour de notre vie. Le changement estun mot difficile. Changer quoi? Changer un schma en un autre?Changer un concept? Un systme politique ou religieux? Changer de cecien cela? Tout ceci est du domaine de ce qui est . Un changement enquelque chose, formul et projet par la pense, dtermin de faonmatrialiste.

    Interrogeons-nous attentivement sur le sens du mot changement . ya-t-il un changement quand il y a un motif? Y a-t-il changement s'il y a

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    une direction, un but particulier, tendant vers une conclusion qui semblerationnelle? La fin de ce qui est serait peut tre une meilleureexpression. Il s'agit d'une fin et non pas d'un mouvement de ce qui est vers ce qui devrait tre , car ce n'est pas cela, le changement. Mais la

    fin, la cessation quel est le terme exact? Je pense que le mot fin estjuste, donc limitons-nous

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    celui-ci. La fin. Mais si la fin est motive et raisonne, si c'est l'affaired'une dcision, alors c'est seulement un passage de ceci en cela. Le terme

    de dcision sous-entend une action de la volont: Je ferai ceci ; je ne ferai pas cela . Si le dsir participe de l'acte de mettre fin, alors ilen devient la cause. Lorsqu'il y a cause, il y a motivation, et donc pas defin vritable.Le xx sicle a connu d'innombrables changements, rsultant de deuxguerres mondiales dvastatrices, ainsi que du matrialisme dialectique,du scepticisme concernant les croyances, les activits et les ritesreligieux, etc. Dans le domaine technologique qui a dj transform

    beaucoup de choses, nous n'en sommes encore qu'au dbut. Des

    changements importants viendront lorsque tout le potentiel del'informatique aura t dvelopp. Quand l'ordinateur prendra ledessus, qu'adviendra-t-il de l'esprit humain?C'est l une questiondiffrente, laquelle nous devrions revenir.Bientt l'industrie des loisirs sera dominante, comme elle est en train dele devenir. Alors que les jeunes, les tudiants sont constammentencourags au plaisir, la rverie et au romantisme sensuel, les mots deretenue et d'austrit se perdent. On ne leur accorde plus une pense.Bien sr, le renoncement du moine ou du sannyasi, qui se couvrentd'une sorte d'uniforme ou d'un simple morceau d'toffe, n'est qu'unreniement du monde matriel ce n'est pas l'austrit. Vous ne voussoucierez probablement pas d'couter quelles sont les vritablesimplications de l'austrit. Depuis votre enfance, vous avez t levdans le but de vous amuser, d'chapper vous-mme par les loisirs,religieux ou autres. La plupart des psychologues vous diront qu'il fautexprimer tout ce que vous ressentez, que toute forme de retenue est

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    nfaste et conduit la nvrose. Il est naturel que vous entriez de plus enplus dans le monde des distractions, du sport et des loisirs, qui vous aide

    vous chapper de vous-mme, de ce que vous tes.Le commencement de l'austrit est dans la comprhension de ce que

    vous tes sans dformation des faits, sans a prioriet sans ragir ce quevous dcouvrez tre votre nature. L'observation et la conscience, sansretenue ni contrle, de toute pense, de tout sentiment commel'observation sans prjugs ni dformation d'un vol d'oiseaux donneun sentiment d'austrit extraordinaire. Ce sentiment dpasse touteretenue, tout jeu envers soi-mme, et toutes ces ides puriles de progrset d'accomplissement personnel. Cette observation donne une grande

    libert empreinte de la dignit de l'austrit. Mais si l'on disait cela ungroupe d'tudiants ou d'coliers d'aujourd'hui, ils regarderaientsrement par la fentre d'un air ennuy, [parce qu'ils vivent dans] unmonde qui ne s'applique qu' la recherche de son propre plaisir.

    Un grand cureuil roux descendit de l'arbre, grimpa sur la mangeoire oil grignota quelques grains, et s'assit en regardant autour de lui de sesgrands yeux ronds comme des billes, la queue magnifique, recourbe etdresse. Il resta ainsi quelques instants, descendit, longea les rochers,

    puis bondit vers l'arbre et disparut.

    Il semble que l'homme se soit toujours chapp de ce qu'il est, du sens desa vie et de tout ce qui l'entoure l'univers, le quotidien, la mort et lecommencement. Nous ne nous rendons pas compte que nous avons beaunous fuir nous-mmes et nous dis-

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    traire consciemment ou inconsciemment, le conflit, le plaisir, la douleur,la peur, etc., demeurent toujours. Ils finissent par tout rgir. Vouspouvez toujours essayer de les rprimer, ou de les mettre dlibrmentde ct par un effort de volont, il referont surface. Le plaisir est l'un desfacteurs dominants, porteur lui aussi des mmes conflits, de douleur etd'ennui. L'puisement du plaisir et l'agacement font partie des troubles

    de notre vie. Vous n'y chapperez pas, mon ami. Vous n'viterez cetrouble profond et insondable que si vous consacrez vraiment, non

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    seulement votre pense, mais une grande attention, l'observationdiligente du vaste mouvement de la pense et du moi. Vous direz peut-tre que tout cela est bien ennuyeux, voire inutile. Mais si vous n'y faitespas attention, si vous n'y prenez garde, l'avenir sera plus destructeur et

    intolrable, et, de plus, sans grand intrt. Cette perspective n'est paspour vous refroidir et vous dprimer, mais c'est un fait. Vous tesaujourd'hui ce que vous serez demain, c'est invitable. C'est aussi sr quele lever et le coucher du soleil. C'est le lot de l'tre humain et de toutel'humanit si nous ne changeons pas tous, si chacun de nous ne setransforme pas, sans projection pralable de la pense.

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    Vendredi 25 mars 1983

    Voici le deuxime matin du printemps, et il est merveilleux. Cet endroitest d'une beaut extraordinaire. Il a beaucoup plu la nuit dernire, tout at lav nouveau, et toutes les feuilles brillent au soleil. On respire leparfum de milliers de fleurs, et le ciel est bleu, parsem de nuages

    fuyants. La beaut d'un pareil matin est intemporelle. Ce n'est pas unematine particulire: c'est le matin du monde. Le matin de la nuit destemps. Celui dont on espre qu'il durera toujours. Empli de lumiredouce, tincelant et clair, l'air est si pur ici, au-dessus de la valle. Lesorangers et leurs fruits jaune vif ont t lavs et ils brillent comme aupremier matin de leur vie. La terre est lourde de pluie et il y a de la neigesur les monts. C'est vraiment le matin ternel.De l'autre ct de la valle, les montagnes lointaines qui la bordentattendent le soleil car la nuit a t froide. Tous les rochers, les cailloux, et

    le petit cours d'eau semblent en veil, pleins de vie.Assis en silence, loin de tout, en regardant le ciel, vous sentez la terreentire, la puret et la beaut de tout ce qui vit et bouge l'exceptionde l'homme.

    Le temps est-il ncessaire pour se transformer?

    L'homme est semblable lui-mme depuis des sicles

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    et des sicles. Il continuera ainsi d'tre ce qu'il est aujourd'hui, demain etaprs-demain. Le temps et l'volution l'ont amen son tat prsent.

    Son avenir sera le mme, moins d'une profonde et irrversiblemutation de son psychisme.Le temps est devenu extraordinairement important pour l'homme, pourchacun de nous le temps d'apprendre, le temps d'acqurir unepratique, le temps de devenir et le temps de mourir le temps extrieurdu monde physique comme celui du monde psychologique. Le temps estncessaire l'apprentissage d'une langue, de la conduite, de la parole et l'acquisition des connaissances. Sans le temps, il nous serait impossibled'assembler des lments pour construire une maison; nous avons

    besoin de temps pour poser les briques ; pour aller d'un endroit l'autre.Le temps est un facteur minent de notre vie pour acqurir, pourdpenser, pour gurir ou pour crire une simple lettre. Nous pensonssans doute avoir besoin du temps psychologique, le temps de ce qui a t,modifi dans le prsent et se poursuivant dans le futur. Le temps, c'est lepass, le prsent et l'avenir. Intrieurement, l'homme y accroche tous sesespoirs; l'espoir et le temps ne font qu'un. L'avenir et ses lendemains[nous rservent] le temps de devenirintrieurement d'tre ceci etde devenir cela . Le devenir, comme dans le monde physique,

    procde du plus petit au plus grand, ainsi, professionnellement, du postele plus insignifiant au plus lev.Nous pensons avoir besoin du temps pour changer de ceci en cela. Les mots mmes espoir et changement impliquent le temps. Ilest clair que nous avons besoin de temps pour voyager, pour atteindre unport ou un pays aprs un long trajet destination d'un lieu souhait. Celieu souhait, c'est

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    l'avenir. Il est bien vident que dans les domaines de la performance, del'acquisition, et de la formation professionnelle qui exige un certainentranement, le temps est non seulement ncessaire maisindispensable. Alors nous tendons ce mme mouvement de devenir audomaine psychologique. Mais le devenir psychologique existe-t-il

    vraiment? Nous le prenons comme un fait accompli, sans jamais leremettre en question. Les religions et les livres volutionnistes nous ont

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    appris qu'il faut du temps pour changer ce qui est en ce qui devraittre . La distance franchir est le temps. Nous acceptons que le passagede la violence la non-violence implique du plaisir et de la souffrance etqu'il faille normment de temps pour atteindre cet idal. Nous suivons

    ce schma aveuglment, chaque jour de notre vie, sans rien remettre enquestion. Nous ne doutons pas.