kremer Nietzsche par-delà les dualismes

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Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Revue Philosophique de la France et de l'Étranger. http://www.jstor.org Nietzsche par-delà les dualismes Author(s): Angèle Kremer-Marietti Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 161 (1971), pp. 361-375 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41094360 Accessed: 09-03-2015 16:16 UTC Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at http://www.jstor.org/page/ info/about/policies/terms.jsp JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. This content downloaded from 130.104.144.135 on Mon, 09 Mar 2015 16:16:50 UTC All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Nietzsche dualisme métaphysique

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    Nietzsche par-del les dualismes Author(s): Angle Kremer-Marietti Source: Revue Philosophique de la France et de l'tranger, T. 161 (1971), pp. 361-375Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/41094360Accessed: 09-03-2015 16:16 UTC

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  • Nietzsche par-del les dualisnies

    i

    Nietzsche ramne les dualismes de la pense des relations de valeur et il s'attaque tout particulirement au dualisme de l'appa- rence et de la vrit qui fonde la fois la mtaphysique classique et la science en gnral. Cette critique procde d'un refus : Nietzsche refuse d'approuver la recherche d'un Etre dsignant la vrit imper- sonnelle et permanente. L'Etre du monde n'est jamais le mme en soi , crit-il1 ; aussi l'antinomie entre le monde vrai et le monde apparent, base commune de la pense platonicienne et de la pense cartsienne, n'est alors qu'un rapport de valeurs. Cette critique procde galement d'un soupon que Nietzsche exprime dans l'apho- risme 2 de Par-del le Bien et le Mal : II se pourrait qu'on dt attribuer l'apparence, la volont d'illusion et au dsir une valeur suprieure et plus fondamentale pour toute vie 2. Ainsi le jeu de la connaissance se ramnerait-il des relations, des signes, qui ne seraient finalement que des intermdiaires, des mdiations conve- nables entre le rel et la pense. L'adhsion au rel est une illusion quand elle suppose que l'Etre peut nous tre connu immdiatement, a priori. Les concepts ne sont que des signes de reconnaissance, ils ne sont pas ternels et a priori, le devenir les caractrise, tout comme il caractrise les principes que nous pensons fondamentaux. L'anti- nomie prsuppose entre l'apparence et la vrit n'est qu'un postulat parmi d'autres, le postulat d'une connaissance non fonde sur la valeur relle de l'existence ; c'est pourquoi, si l'on veut retrouver le rel cach par nous et cach surtout par nos formes de pense et de langage, il faut rsoudre cette premire antinomie et repartir de la ralit du corps comme d'une donne existentielle, que le logos a morcele. Et Nietzsche se demande si Kant avait raison et s'il avait le droit de poser la chose en soi. Non, rpond Nietzsche, il s'est seulement arrog ce droit8.

    1. Krner, XVI, 568. 2. K., VII, 2. 3. K., XVI, 553.

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  • 362 REVUE PHILOSOPHIQUE

    Tout d'abord, si Ton acceptait de ne pas reconnatre d' priori dans l'ide, on supprimerait par l la connaissance par la certitude immdiate, celle qui permet Descartes de poser le cogito. De mme, en refusant l'a priori, on met en doute le droit que se donne la raison de s'imposer des limites. Cela suppose que soit admis un principe, non seulement nouveau, mais encore directement inverse, celui d'une pense non pas immdiate et autonome, mais dpen- dante et mdiatise par la reprsentation et le signifiant ; cela suppose de reconnatre, entre autres sources de la pense, la ralit des instincts vitaux, qui sont les premiers tracer la voie de la pense . En effet, nous lisons dans l'aphorisme 3 de Par-del le Bien et le Mal : II faut ici apprendre penser autrement, comme on a dj fait au sujet de l'hrdit et des caractres acquis. Sous la logique, Nietzsche dcouvre des valuations, des jugements de valeur ; et derrire le masque de l'autonomie : des valuations qui ne sont que des exigences physiologiques ncessaires au maintien d'un genre de vie dtermin a1.

    Or, si la philosophie acceptait rellement de supprimer l'appa- rence qu'elle dnonce depuis Platon, elle supprimerait par l mme sa propre vrit. Cette possibilit de suppression donne ses cons- quences les plus rigoureusement logiques, et que Nietzsche souligne : Si, avec le vertueux enthousiasme et la balourdise de certains philosophes, on voulait supprimer totalement le monde apparent - en admettant que vous le puissiez - il ne resterait du moins plus rien de votre vrit 2. Cette hypothse parfaitement logique repose sur une question que se pose Nietzsche : en effet, quelle est la nature de la force qui nous fait admettre qu'il existe une non- contradiction essentielle entre le vrai et le faux ? Mais cette hypothse repose aussi sur une affirmation : La fausset d'un juge- ment n'est pas pour nous une objection contre ce jugement 8. Non seulement le vrai et le faux ne s'excluent pas dans la totalit du rel, mais encore ils s'impliquent logiquement l'un l'autre, se conditionnent matriellement l'un l'autre, si bien qu'il est permis de dire, en ce sens, que le reconnu faux conditionne le vrai philo- sophique. N'est-ce pas ce principe que Descartes reconnat quand il se met en qute du douteux, dans la Premire Mditation, afin par ce dtour de parvenir l'indubitable ? Le raisonnement par l'absurde est la poutre matresse de l'difice cartsien. Et nous

    1. K.,VII, 3. 2. K., VII, 34. 3. Ibid.

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  • A. KREMER-MARIETTI. - NIETZSCHE 363

    comprenons Nietzsche se demandant avec autant d'inquitude que de malice si la pense ne nous aurait pas jou jusqu' prsent le pire des tours ? a1. Sans doute la corrlation de la vrit et de l'apparence est-elle encore moins honorable si la mtaphysique n'est que la traduction d'une apparence plus ancienne ; une remarque d'ordre purement psychologique ne nous enseigne-t-elle pas que nos jugements les plus forts et les plus habituels sont ceux qui ont le plus long pass a ? Finalement, une question se pose (puisque, comme nous le constatons, le questionnement insidieux est la dialec- tique propre Nietzsche) si l'on se rfre ceux qui prennent parti contre l'apparence pour la vrit, qui sait si, au fond, ils ne veulent pas reconqurir quelque chose que l'on a possd jadis plus sre- ment encore, quelque chose du vieil apanage de la croyance de jadis, peut-tre l'me immortelle , peut-tre le Dieu ancien , bref des ides sur lesquelles on vivait mieux, c'est--dire plus fortement, plus joyeusement que sur les ides modernes ? 8. Ici Nietzsche tente d'interprter l'interprtation habituelle aux mtaphysiciens. Ceux-ci tendent vers la vrit contre l'apparence ; ce faisant, ils obissent peut-tre, dit Nietzsche, la force indfec- tible d'une vieille habitude, au souvenir confus mais tenace d'une assurance thologique ou surnaturelle des temps lointains, auxquelles ne nuisaient pas le matrialisme, l'volutionnisme, le positivisme. Et, au cur de ce soupon de Nietzsche, se dcouvre une menace trs grave, celle que toute pense mtaphysique n'est peut-tre que la survivance d'une primitive apparence et de son interprtation par un homme primitif. Par la suppression de cette apparence, la vrit mtaphysique se supprimerait elle-mme tout entire.

    La vrit mtaphysique est donc peut-tre dj elle-mme originairement une apparence. Dans ce soupon, Nietzsche reprend d'ailleurs le terme d'apparence dans la mme acception que celle des philosophes classiques qu'il vise ; il dsigne la vrit que ces philosophes opposent l'apparence comme tant elle-mme une apparence. Alors qu'on peut se reprsenter ainsi une apparence devenue vrit mtaphysique, inversement on peut mditer sur le fait qu'une mtaphysique et qu'une logique soient soudain conues comme apparence , c'est--dire comme tant le produit illusoire de la pense humaine. L'apparence logique, c'est pour Nietzsche l'ensemble des concepts qui nous semblent plus vrais que la ralit dont ils furent extraits, ce sont l'espce et l'individu, l'origine et

    1. Ibid. 2. K.. XIV. lre oartie. 14 (Erkenntnistheorie). 3. K., VII, 34.

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  • 364 REVUE PHILOSOPHIQUE

    le but, la forme et le contenu, la cause et l'effet, la fin et le moyen, le sujet et Tob jet : toutes ces notions ne sont que des dualits simplement videntes (bloss augenscheinlich)1. C'est--dire toutes galement fausses. En ce qui concerne la forme, la preuve en est que la forme passe pour quelque chose de durable et par l mme pour avoir plus de valeur, mais la forme est simplement notre invention 2. De mme Vespce a sa part de fausset : espce exprime seulement le fait qu'une quantit d'tres analogues surgis- sent en mme temps et que le rythme de l'volution et des variations est ralenti pendant longtemps 8. Mais, en outre, la base grammaticale de la logique fait aussi de la logique une apparence trompeuse. Et V identit est une apparence de cet ordre. Que sont les principes rationnels, sinon une apparence qui repose sur l'activit de la raison, celle-ci son tour repose sur notre croyance au moi comme tant une substance4. La rigueur logique de Nietzsche, comme on le voit, s'avre pnible aux rationalistes. Mme pour nier la chose il faut y croire ; et avant d'y croire il faut l'inventer ; aprs tout, la chose n'est que surajoute comme ferment divers attri- buts 6. Le fondement en nous des concepts ? tre et de devenir, c'est tout simplement le vivre et le respirer, pour l'tre (en tant qu'ils sont considrs abstraitement) ; tout simplement la conscience ou l'me comme fait primitif, pour le devenir. Autre illusion mtaphysique : l'interprtation par la causalit6. Le monde obit-il des lois comme nous le croyons ? Nous formulons le monde, nous l'abrgeons, nous l'interprtons, nous le rendons logique, mais selon le pouvoir de cette mme logique nous pouvons encore finalement contredire les mmes affirmations. Telle est l'ironie nietzschenne, c'est--dire la preuve de la faiblesse de la logique qui se rompt son propre jeu, qui se dtruit elle-mme. Ainsi en est-il quand on admet que le sujet est une entit plus vraie que le corps, et non pas une chose qui agit ; le refus de l'activit du corps devrait faire tomber d'elle-mme la croyance en la chose en soi : en effet, celle-ci n'est qu'un sujet en soi dpourvu d'entit propre et de toute action. La chute mme de la chose en soi entranerait celle du phnomne. De mme, en ne considrant pas la notion de sujet agissant, o rencontrerait-on Y objet ? On ne rencontre plus l'objet dnu de toute valeur en dehors

    1. K., XVI, 521 : Zur logischen Scheinbarkeil, p. 32-33. 2. Ibid. 3. Ibid. 4. K., XVI, 487. 5. K., XVI, 561. 6. K., XVI, 551.

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  • A. KREMER-MARIETTI. - NIETZSCHE 365

    de toute efficience. Ce n'est autre que l'extrme logique qui fait donc dire Nietzsche : Renonons la notion de sujet et d' objet puis aussi celle de substance, et par consquent celle de ses diverses modifications, par exemple la matire , V esprit et autres essences hypothtiques, l'ternit, et l'immutabilit de la matire, etc. Nous nous sommes alors dbarrasss de la matrialit d1.

    C'est dire que l'apparence logique dmontre et ses vrais fonde- ments exhums, la dualit de la matire et de l'esprit n'a plus de raison d'tre, pas davantage la dualit du corps et de l'esprit, tout comme l'antinomie entre l'apparence et la vrit sur laquelle toute cette logique s'est difie, selon le principe de la contradiction du vrai et du faux. Ainsi Nietzsche branle-t-il le principe mme de contradiction. Devant ce travail logique de la raison, travail issu de la distinction de la vrit et de l'apparence, Nietzsche met un soupon, ou une suggestion, un peut-tre apte expliquer et donc interprter cette interprtation propre aux logiciens et aux mta- physiciens : Peut-tre, l'imagination oppose-t-elle au vritable droulement et l'essence vritable une fabulation (Erdichtung) que nous sommes accoutums prendre pour l'essence 2. Peut-tre, en logique comme en mtaphysique, les philosophes ont-ils des habitudes trs anciennes dont ils sont les esclaves. Tous les soupons, tous les peut-tre que prononce Nietzsche sont autant de points soulevs, et leur convergence nous reconduit au point de dpart effectu autrefois sans connaissance de cause, ou bien avec une connaissance dont nous avons progressivement perdu la conscience.

    L'originelle incertitude s'est allie en tout cas la croyance que le corps est trompeur, que les informations des sens sont errones, que la connaissance sensorielle est au plus bas degr. Dans un indit, Nietzsche constate que les philosophes nous ont mis en garde avec un srieux terrifiant contre les sens et le mensonge des sens 8. Or, l'illusion perspectiviste est aussi une ncessit vitale : croire la terre immobile et plane est utile la vie corporelle immdiate. Car, demande Nietzsche, quoi peut-on croire avec plus de certitude, si ce n'est son corps 4 ? Le paradoxe en la matire devient vrit irrfutable. L'existence du corps n'est pas prouve, la preuve ne prouverait elle-mme rien. Mais, de toutes les certitudes, celle dont le besoin m'est le plus intense concerne avant tout mon existence

    1. K., XVI, 552. 2. K., XII, 303. 3. K., XIII, 61 : Die Glaube an die Wahrheit (Philosophie). 4. K., VII, 10 (Par-del le Bien et le Mal).

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  • 366 REVUE PHILOSOPHIQUE

    corporelle, ma vie dfinie. Les contempteurs du corps tendent nier le corps, tout comme les mtaphysiciens tendent nier l'appa- rence. Or, dit Zarathoustra, le corps est un grand systme de raison, une multiplicit avec un seul sens, une guerre et une paix, un troupeau et un berger . Et mme si le corps ne dit pas moi , il est moi . Le corps, ou le Soi, a ses propres volonts, plus puis- santes et plus dterminantes que celle qui se reconnat comme telle. Le Soi domine le moi, tantt lui commandant de souffrir : Et le moi souffre et cherche comment ne plus souffrir , tantt lui com- mandant de se rjouir : Alors le moi se rjouit et songe se rjouir souvent encore. Le vrai crateur n'est pas le moi, mais le Soi ; c'est lui qui cre les affections dterminant la cration : l'estime, le mpris, la joie, la peine. Le Soi des contempteurs du corps veut mourir, car il n'a plus la force de crer au-dessus de lui-mme. Zarathoustra leur dit : Votre Soi veut disparatre, c'est pourquoi vous tes devenus contempteurs du corps ! Car vous ne pouvez plus crer au-dessus de vous. Leur mpris envers la terre, le corps et l'apparence en gnral, est pur ressentiment, envie inconsciente et dcouragement. Dans le Gai savoir, aphorisme 54, Nietzsche dit avoir dcouvert, outre le Soi individuel, le Soi collectif au fond du Soi individuel : J'ai dcouvert pour moi que la vieille humanit, que la vieille animalit, que la nuit des temps tout entire et le pass de tout tre sensible continuent crire en moi, aimer, har et conclure w1. Ici Y apparence n'est plus le contraire de la vie, mais c'est la vie elle-mme dans sa puissance insondable : trace et criture, geste et rythme, symbolique du corps. Ni masque, ni illusion, la vie elle-mme est perdue dans la nuit des temps passs, occulte du plus profond o elle est sise, et sans doute consciente, dans l'inconscience, des raisons plus complexes et plus relles que toutes les raisons claires et distinctes produites par ladite Raison universelle ou mme historique.

    Certes, la philosophie du peut-tre, comme on pourrait l'appeler, ne prtend nullement connatre, ni dtenir la vrit : le peut-tre, par son pouvoir dissolvant, dtruit les antinomies, dissipe les dualits, fait intervenir la probabilit et confre une valeur nouvelle au probable plutt qu'au dogme, dont il cherche justement inter- prter la raison probable. Ce nouveau langage dirig, non plus contre l'apparence, mais contre le langage mme, est celui d'un dangereux peut-tre, ainsi que Nietzsche le dsigne lui-mme2. Les penses du

    1. K., V, 54 (trad. A. Vialatte, d. Gallimard, 9e d.). 2. Par-del le Bien et le Mal, 2.

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  • A. KREMER-MARIETTI. - NIETZSCHE 367

    peut-tre remplacent la certitude immdiate et se tournent ainsi, dans l'aphorisme 2 de Par-del le Bien et le Mal : On doit se demander en effet, premirement, si, d'une faon gnrale, il existe des antinomies, et, en deuxime lieu, si les valuations et les anti- nomies de valeurs habituelles sur lesquelles les mtaphysiciens ont mis leur empreinte ne sont pas peut-tre des valuations superfi- cielles, des perspectives provisoires, projetes, peut-tre, d'un certain angle, peut-tre de bas en haut, semblables aux perspectives de grenouille, pour employer une expression familire aux peintres a1. Ainsi, ces soupons, ces suggestions, ces peut-tre ont-ils pour rle de renverser la marche habituelle de la pense, de faire sortir la pense de la voie qu'elle s'est trace une fois pour toutes. Aussi, la question qu'est-ce que c'est ? a-t-elle pour origine le point dtermin auquel je me place ; le qu'est-ce que c'est ? est dj l'acte de donner un sens partir de quelque chose d'autre. A la base du qu'est-ce que c'est ? , il y a le qu'est-ce que c'est pour moi ? ou pour nous , ou bien encore qu'est-ce que c'est dans telles et telles conditions ? . Aussi le cela est en rponse ce qu'est-ce que c'est ? est en fait un cela vaut . L'tre n'est pas abstrait mais situ dans le temps et l'espace, dans des structures historiques et sociales, dans une rciprocit d'interprtations lin- guistiques, dans une rciprocit d'interprtations psychosociolo- giques, enfin dans un milieu intrieur biologique, qui font de lui une existence quelconque. Comme l'crit Nietzsche, le cela vaut est mme l'unique cela est ; l'tre n'est dsign que parce que je lui reconnais une valeur vitale telle condition d'existence. Ainsi les penses du peut-tre ont-elles un poids d'autant plus lourd qu'elles sont anti-dogmatiques par dfinition et que leur seule probabilit suffit dtruire les certitudes les plus catgoriques. L'aphorisme 374 du Gai savoir dsigne le caractre possible de cette probabilit de perspective : L'esprit de l'homme, au cours de ses analyses, ne peut s'empcher de se voir selon sa propre perspective et ne peut se voir que selon elle 2. Du fait des nombreuses perspectives possibles, le monde est ainsi devenu infini : toute interprtation est Volont de Puissance, valuation du monde par une vie. Ce qu'il faut mettre en question, c'est moins celui qui interprte que son interprtation, celle-ci se prsente comme vrit contre une apparence. Elle oriente volontairement son discours vers un sens positif, et de ce fait pose l'antinomie des valeurs positives et ngatives, occulte simultan-

    1. K., Vil, 2. 2. K., V, 374, p. 332.

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  • 368 REVUE PHILOSOPHIQUE

    ment une ralit autre qui ne comporte sans doute que des degrs et des gradations de nuances , comme l'crit Nietzsche dans l'apho- risme 24 de Par-del le Bien et le Mal.

    Ainsi le dpassement du dualisme fondamental de l'apparence et de la vrit ne permet-il plus d'affirmer ce qu'est l'essence des choses, ni mme de dire : L'essence des choses m'est inconnue , ni mme, la rigueur, de dire : L'essence des choses m'est pour une bonne part inconnue. C'est encore trop affirmer. Ce n'est que par les diffrences perues dans les valeurs et, partir de certaines valeurs donnes existentiellement, qu'apparat le monde qui n'est qu'un nom pour le jeu total de ses actions1. Ceux qui sont appels les nouveaux philosophes dans Par-del le Bien et le Mal sont ceux qui se tiendront loigns de ce que Zarathoustra nomme morbidit ou bien artifices ou bien hallucinations , pour, au contraire, se tourner vers Yapparilion simple, vers le devenir des choses. S'il n'y a plus d'opposition entre vrit et apparence, l'opposition entre tre et devenir est galement absurde. L'opposition entre le monde vrai et le monde apparent ne repose sur aucune catgorie, tout au plus pourrions-nous admettre un monde vrai pour lui attribuer une valeur infrieure au monde apparent, puisqu'il sera le masque de l'illusion. En 1873, le vritable problme semblait dj pos : celui de transposer dans le monde prsent la doctrine de l'Etre sans avoir recours la thorie de l'apparence. Nietzsche crivait : Mais si le monde empirique ne doit pas tre apparence, si les choses ne sont pas driver du Nant et tout aussi peu d'un Quelque chose, alors ces choses doivent contenir elles-mmes un Etre vritable, leur matire et leur contenu doivent tre rels abso- lument, et tout changement ne peut plus tre rel absolument, et tout changement ne peut plus se rapporter qu' la forme, c'est--dire la position, l'ordre, au groupement, au mlange, la dsagrgation de ces essentialits ternelles en mme temps qu'existantes 2. L'assi- milation de la pense l'Etre a t le prlude de l'ontologie, le pr- lude de la distinction entre l'esprit et le corps qui est, depuis Platon, la maldiction de la philosophie : conviction qui se maintiendra dans le dveloppement de Y interprtation de V interprtation de Nietzsche.

    II Le dpassement des dualismes accompli par Nietzsche ne s'inspire

    pas de la volont du vrai, car tre anim de la volont du vrai, c'est,

    l. K., xvi, 567. 2. K., X, p. 67 (La philosophie l'poque tragique des Grecs).

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  • A. KREMER-MARIETTI. - NIETZSCHE 369

    selon l'interprtation de l'interprtation, tre soi-mme suspect de mensonge. Et Nietzsche dvoile les problmes de cette volont du vrai. Il pose la question dans le premier aphorisme de Par-del le Bien el le Mal : Qu'est-ce en nous qui veut trouver la vrit ? d1. Quelle est l'origine cache de ce vouloir ? Aprs cette question en vient une plus fondamentale encore : Quelle est la valeur de ce vouloir ? Entre le Sphinx et dipe, qui s'est prsent qui ? Sommes-nous dipe, sommes-nous le Sphinx ? La volont du vrai , un Sphinx auquel dipe rpondait pendant des sicles et obissait sous peine de mort ; mais dipe a appris du Sphinx ses questions et il opre le questionnement du questionneur : il inter- roge son tour la volont du vrai qui risque ainsi d'tre anantie. Mais cet anantissement du Sphinx risque son tour d'anantir dipe lui-mme, la fois le dernier homme et le dernier philo- sophe2. Admettons que la valeur de l'interprtation dpende de la volont du vrai, interrogeons la volont du vrai sur sa valeur : la vrit tue3 en se tuant elle-mme. S'interroger ainsi, qu'est-ce donc ? Est-ce tre le berger ? l'exception ? le dserteur ? un comdien ? un observateur ? Toutes ces questions du Crpuscule des idoles sur celui qui interroge viennent alourdir la difficult de la question sur la volont du vrai. Aussi le dpassement des dualismes se traduit-il par une attaque des faux dieux. Si la vrit dont nous avons fait un idal est un mensonge, c'est parce qu'elle est avant tout le refus a priori de la contradiction. La vrit concernant la vrit poserait la contradiction, la fin de la vrit. Telle est la tche de Zarathoustra, prsenter le monde comme l'image de la contradiction. Les contra- dictions majeures sont le monde en tant qu'objet cr, comme tel il est la contradiction de son crateur, le moi en face du toi, et, l'intrieur de ce moi, la contradiction du moi et du Soi. Le je-moi est en colloque avec l'ami, mais le moi et le Soi sont en perptuelle discussion, car le Soi n'est autre que le pouvoir du corps sur l'esprit et la limite qu'il lui apporte. Le mythe de Zarathoustra est le signi- fiant dont le signifi est la revendication du monde dit de l'appa- rence, en mme temps que la conscration du corps et de la Terre. Le mythe rvle finalement l'image du rel. Au contraire, le monde- vrai est peu peu et historiquement devenu une fable, grosse de Zarathoustra, tout comme la consquence ncessaire de la Science

    1. K., vu, l. 2. Le Livre du Philosophe (Le dernier philosophe, 87), d. Aubier- Flammarion,

    p. 99-100. 3. Le Livre du Philosophe (Sur la vrit et le mensonge, bauches, 1 76 : Vrit ),

    p. 203. TOME CLXI. 1971 24

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  • 370 REVUE PHILOSOPHIQUE

    est elle-mme le Mythe ou l'Art ainsi que l'expose La naissance de la tragdie. L'histoire de l'erreur du monde-vrai a permis le phno- mne Zarathoustra. Les tapes de l'ide du monde-vrit montrent qu'elle a t d'abord platonicienne : Le monde-vrit , accessible au sage, au religieux, au vertueux - il vit en lui, il est ce monde x ; ensuite l'ide devient chrtienne : Le monde vrit , inaccessible pour maintenant, mais promis au sage, au religieux, au vertueux ( pour le pcheur qui fait pnitence ) ; puis kantienne : Le monde-vrit , inaccessible, indmontrable, impossible promettre, mais, mme s'il n'est qu'imagin, une consolation, un impratif. Ensuite le positivisme la tient pour inconnue, enfin Nietzsche la tient pour inutile, supprimer : le monde-vrit comme tre et le monde des apparences comme nant sont supprims, c'est le moment de Zarathoustra, la fin de l'erreur la plus longue 2. Le mythe de Zarathoustra signifie donc l'abolition de l'erreur. En regard de ce mythe, l'homme qui accepte et reconnat sa contradiction connat Yamor fati, c'est--dire accepte et affirme la structure Dionysos en lui-mme : la fois l'origine de sa force et la fin de sa forme. Car l'homme qui affirme la contradiction disparat et ainsi se dpasse. Comme le dit Zarathoustra : J'aime celui qui veut crer au-dessus de lui-mme et ainsi prit 3. Zarathoustra lui-mme vit dans la contradiction, c'est pourquoi il affirme et se nie dans la disparition. Tout le mythe de Zarathoustra est fond sur le Signe (Zeichen) de la fin du livre : reliant vritablement les articulations de la Parole et de Y uvre de Zarathoustra. C'est la ralit du Signe, le fauve apprivois de l'agression, qui ncessitera la rptition du mme, l'Eternel retour de Zarathoustra, qui va tre emport et ramen. Le mythe de Zarathoustra est le mythe de l'agression et de la cra- tion : l'assomption du monde dans sa totalit (le chameau), succde l'agression (le lion) de la Volont de Puissance dont la fin est l'enfant, la cration : la Volont de Puissance relie la Parole l'uvre, le signifiant au signifi, elle est elle-mme un Signe annon- ciateur de l'Eternel retour. L'achvement des trois mtamorphoses met au jour la Structure Dionysos avec la possibilit du renouvelle- ment des valeurs. La chute dans le puits de l'ternit du retour est ncessaire l'accomplissement du monde : alors il est possible l'homme de sonder le grand lointain du grand midi. L'instant de

    1. Le crpuscule des idoles, K., VIII, p. 82-83. 2. Ibid. 3. K., VI, p. 91 : Ich liebe Den, der ber sich selber hinaus schaffen will

    und so zu Grunde geht.

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  • A. KREMER-MARIETTI. - NIETZSCHE 371

    midi rsume l'ternit qui l'a prcd1, c'est le temps immobile engendr par l'ternit dont la rgion est la profondeur : la chute dans la profondeur conduit au centre du moi dont l'antipode est le soleil fixe de midi. Zarathoustra renversera la profondeur en hauteur.

    Une certitude semble s'affermir : il n'y a pas de facult humaine approprie la connaissance de la vrit, tout notre savoir n'est que croyance ou imagination et peut-tre sottise. La philosophie du peut-tre finit dans la tragdie de la disparition de l'homme. Le paragraphe du Gai savoir intitul Du Gnie de l'espce contient l'hypothse intressante de la conscience prise comme un rseau de communications entre les hommes. Dtectant les origines, c'est-- dire le besoin de se comprendre mutuellement et vite, Nietzsche est amen poser le tragique peut-tre de la fin de ces croyances pousses leur extrme logique, tragique peut-tre impliquant une vrit labyrinthique , savoir : que l'homme n'est pas apte la vrit, que celle qu'il prend pour telle le fera prir. A partir de ce langage communication qu'est la conscience, le philosophe a form les affirmations mtaphysiques les plus lointaines 2. Aussi un autre peut-tre et une autre supposition de Nietzsche se font-ils jour : l'instinct de la connaissance est peut-tre au service d'un autre instinct qui se serait servi de la connaissance (et de la mconnais- sance) ainsi que d'un instrument. Dans la communication plus ou moins rflchie, le caractre perspectif compte seul, c'est le caractre de l'existence tout entire3 : puisque toute existence est raison , explication , et puisque l'esprit de l'homme, au cours de ses analyses, ne peut s'empcher de se voir selon sa propre pers- pective et ne peut se voir que selon elle 4. Du fait des nombreuses perspectives possibles, le monde est devenu infini ; c'est noire nouvel infini, celui qu'voque le paragraphe 374 du Gai savoir : nous ne pouvons non plus lui refuser la possibilit de se prter une infinit d'interprtations5. Le monde est un inconnu que nous pouvons lgitimement interprter comme un dieu, mais ce n'est qu'une interprtation parmi une infinit d'autres : diable, btise, folie, etc.

    Avec la philosophie du peut-tre, la tragdie de l'homme confirme tout ce que la tragdie grecque, qui acculait l'impuissance humaine s'unir parfaitement aux choses et aux tres, nous avait dj appris

    1. K., VI, p. 469 : Mitternacht ist auch Mittag. 2. K., VII, 6 (Par-del le Bien et le Mal). . Gai savoir, d74. 4. Ibid. 5. Ibid.

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  • 372 REVUE PHILOSOPHIQUE

    sur la vritable tragdie de la sparation de l'homme et des choses. Le voile de Maa, le filet de l'art du rve apollinien, apparence de l'apparence jete par l'homme sur le rel, se dchire pour raliser la tragdie de l'ivresse dionysienne. Et le point de vue radical enfin, susceptible d'tre adopt pour considrer les tres et les choses, est tel qu'il nous est devenu possible de dire : Que de bonheur donne le tendre velout des choses ! Que la vie scintille de belles apparences ! d1. Si la vrit dit le contraire, cette vrit est falsi- fication, interprtation. Cette mme vrit procde de la croyance en l'ordre, en la clart, en la mthode2. Aussi la chose que je connais n'est-elle qu'une synthse de notions que j'ai moi-mme labores. Mais la chose toute seule n'existe pas, mme avec ses qualits, sans les autres choses, car si l'on supprime les autres choses , la chose n'a plus de qualits 3. Par principe, la chose en soi se rfute alors, puisqu'il n'y a pas une chose sans d'autres choses4. D'ailleurs, la ralit d'une chose est difficile tablir sans connatre ce que sont l'tre, la certitude, la connaissance5. Et que sont-ils ? Finalement il faut admettre que les qualits des choses ne sont que des impres- sions d'un sujet se sentant anim par la Volont de Puissance : la notion de Volont de Puissance est la notion corrlative de celle de Dionysos ; c'est la volont d'une unit concrte, antrieure et intemporelle, celle qui fascine l'artiste dans sa contemplation de Dionysos. La valeur du droulement du serpent nomm vita est visible, devenant invisible au repos6. Or, la vie, nous dit Nietzsche, est simplement un cas particulier de la Volont de Puissance 7. Le plaisir de la puissance est simple concupiscence ; la Puissance elle-mme est le quantum d'nergie un degr lev, l'irrsistible entre en jeu d'une nergie potentielle, l'accroissement d'un quantum nergtique, la prdominance d'un quantum sur les autres, soit par effet d'absorption, soit par celui d'une influence, soit enfin par celui d'une cration. L'homme peut dsirer de deux faons la puissance, soit en pratiquant la Volont de Puissance son insu, alors mme qu'il est dans une fausse bonne foi qui n'est pas encore tout fait mauvaise foi, et qu'il invoque consciemment le vrai, l'idal, le bien, l'en soi, le monde de l'Etre, le logique, alors donc que son intention inconsciente est la Puissance ; soit en voulant

    1. K., XIII, 63 (Philosophie). 2. K., XIII, 138. 3. K., XVI, 557. 4. Ibid. 5. K., XVI, 486. 6. K., XVI, 577. 7. K., XVI, 692.

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  • A. KREMER-MARIETTI. - NIETZSCHE 373

    vritablement et directement la Puissance que confre Dionysos le tragique : ce moment-l, la vision du monde, de thorique, devient tragique ; les vrits ne sont plus que hasardes , la vie devient dangereuse. La Volont de Puissance se mesure par la valeur, c'est--dire ne se mesure pas. La valeur est le point de vue essentiel pour l'augmentation ou la diminution de ces centres de domination (en tout cas des pluralits ; mais l'unit n'est nulle part prsente dans la nature du devenir) x. Ainsi les choses sont-elles les produits grossiers du langage qui est impropre expri- mer le devenir, le fixant et donc le supprimant.

    La Volont de Puissance est volont de crer et de dominer, elle a occasionn le langage, instrument de commandement, elle tend la domination mme dans l'appropriation et l'assimilation au niveau biologique le plus simple : l'exemple en est le protoplasme et le jeu de ses pseudopodes. Au niveau humain, appropriation et assimilation sont des volonts de former le monde, de le transformer, jusqu' ce qu'enfin l'lment vaincu soit entirement pass dans le domaine de l'attaquant et soit venu l'augmenter 2. Et cela, de mme jusqu' la cration humaine. L'univers et l'homme ont un principe interne qui est un vouloirs' accrotre, la Volont de Puis- sance : tous les instincts s'en dduisent, toutes les fonctions de la vie organique et mme la force abstraite tudie par les physiciens3. Or, la condition physique de l'Eternel retour est que l'univers ait une force limite4. Les indits du temps du Gai savoir traitent la pense de l'Eternel retour du point de vue physique. Nietzsche suppose que dans un certain moment de la force est donne la condition absolue d'une distribution nouvelle de toutes ses forces 5 : cela expliquerait la fois l'Eternel retour et la Volont de Puissance, le premier tant le recommencement de la distribution des forces, la seconde tant l'lan ncessaire et la puissance motrice branle dans une nouvelle orientation. Dans le monde, il y aurait donc un devenir ternel de la force. Le monde des forces ne souffre aucune diminution, car autrement, dans l'infinit du temps, il se serait affai- bli et aurait pri. Le monde des forces ne souffre aucun arrt : car autrement il l'aurait atteint et l'horloge de l'existence serait immo- bilise. Le monde des forces ne parvient donc jamais un point d'quilibre, il n'a pas un instant de repos, sa force et son mouvement

    1. K., XVI, 715. 2. K., XVI, 656. 3. K., XVI, 619. 4. K., XII, 1 partie, 114. 5. K., XVI, 1064.

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  • 374 REVUE PHILOSOPHIQUE

    sont d'gale grandeur en tout temps. Quel que soit l'tat que ce monde puisse atteindre, il doit l'avoir atteint, et cela non pas une fois, mais d'innombrables fois a1.

    Ainsi, d'une part si le devenir et le temps concernent la vie, d'autre part le retour a besoin de l'ternit. Au-del, la philosophie du peut-tre ne peut gure s'aventurer, la pense de l'Eternel retour par sa transcendance s'loigne bien au-del de tout ce qui a t conu comme mtaphysique. Or, les conceptions cosmologiques de Nietzsche s'appuient en partie sur le principe de la conservation de l'nergie, mais elles proviennent surtout d'une suite d'intuitions radicales sur le monde, qui sont le fruit de toutes les suspicions, de tous les refus, de toutes les suggestions antrieurs. Le monde n'a jamais cess de devenir ni cess de passer 2 : cette affirmation elle- mme se situe toujours par-del les dualismes. Le monde n'a ni commencement ni fin : toutes les contradictions que la mtaphysique surmonta au moyen des dualismes classiques s'estompent dans ce puits de l'ternit, dans lequel l'illusion du commencement s'attache au retour, dans lequel l'illusion de la fin du monde et de la mort s'attache au d-passement. Quand nous revenons, nous pensons commencer, de mme quand nous nous dpassons, nous croyons mourir. Il y a donc une infinit de temps en arrire comme en avant. Aussi est-ce la mme logique que celle qui prside la Science (et que celle qui peut l'anantir) qui donne Nietzsche la parole : Dans un temps infini, toute combinaison possible se ft ralise au moins une fois ; bien plus, elle se ft ralise un nombre infini de fois 3. De plus, entre une combinaison et son premier retour, se ralisent toute la srie des combinaisons possibles et leurs suites ; ainsi, le jeu de la combinatoire du monde se droule l'infini, s'est dj droul et rpt un nombre infini de fois. La diversit et le dsordre du monde tmoignent contre l'ide d'un nombre infini de mondes identiques et coexistants, mais non contre la succession ternelle des mondes semblables*.

    Sans doute les pages les plus gniales de Nietzsche datent-elles de l'anne o, par-del les dualismes, il dcouvrit la ralit de l'Eternel retour, c'est--dire entre 1881 et 1882. Il y a atteint le contraire de Vhumanit5. Le devenir absolu s'est prsent comme un continuum de force, mais sans le successif et sans le simultan ,

    1. K., XII, lre partie, 114. 2. K., XVI, 1066. 3. Ibid. 4. K., XII, lre partie, 106. 5. K., XII, 1" partie, 61.

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  • A. KREMER-MARIETTI. - NIETZSCHE 375

    qui supposeraient l'intellect humain et les lacunes ncessaires entre les choses. Or, en l'absence du successif et du simultan, il n'y a pour nous ni devenir ni pluralit - nous pourrions seulement affirmer que ce continuum est un, immobile, immuable, non un devenir, sans le temps ni l'espace b1. Aussi ne connaissons-nous rien de l'espace li au flux ternel des choses et l'espace que nous croyons connatre n'est que celui d'un monde fictif2. En consquence, nous sommes incapables de comprendre le mouvement. De mme, Nietzsche considre les possibles contradictoires : Toute grandeur est de soi infiniment grande et infiniment petite , et il y a peut-tre une unit de temps qui serait fixe 3. En effet, ce temps absolu serait, non plus le temps humain, mais le temps de l'univers. Plus proche des physiciens modernes que des mtaphysiciens classiques, Nietzsche cependant critique les premiers d'avoir nglig de mesurer la force qui dtermine la perspective . L'homognit du monde vrai et du monde apparent fait du premier la rplique du second4, une fiction forme de choses fictives5. La ngation de la logique bivalente a mis Nietzsche sur la voie des problmes scientifiques les plus modernes : il s'est interrog sur l'existence d'un tissu d'uni- vers, tout comme Teilhard de Chardin, et sur celle d'une unit de temps fixe, tout comme Einstein qui travaillait, au soir de sa vie, sur le problme de savoir s'il existe l'chelle de l'univers un axe absolu des dures.

    Angele Kremer-Marietti.

    l. Ibid. 2. K.. XII. lre partie, 58. 3. K., XII, lre partie, 60. 4. K., XVI, 566. 5. K., XVI, 568.

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    Article Contentsp. [361]p. 362p. 363p. 364p. 365p. 366p. 367p. 368p. 369p. 370p. 371p. 372p. 373p. 374p. 375

    Issue Table of ContentsRevue Philosophique de la France et de l'tranger, Vol. 161 (1971) pp. 1-528Front Matter La querelle des psychologies [pp. 3-4]Que font des hommes qui disent faire de la psychologie ? [pp. 5-18]Le philosophe et le psychologue [pp. 19-28]Qu'est-ce que la psychologie ? [pp. 29-44]Une pratique innocente : la psychologie et son langage [pp. 45-56]Psychologie implicite et psychologie explicite de l'acte pdagogique [pp. 57-66]Wallon et le simulacre [pp. 67-86]La pense non verbale et le savoir oprationnel [pp. 87-94]D'Aristote Freinet: Problmes d'une certaine pdagogie curative [pp. 95-110]NOTES ET DOCUMENTSParole et musique dans le langage de la Vie [pp. 111-112]Souvenirs du festival de Hollande (Amsterdam 1968) [pp. 113-117]A la Socit Moreau de Tours (24 janvier 1971) [pp. 118-118]

    ANALYSES ET COMPTES RENDUSReview: untitled [pp. 119-120]Review: untitled [pp. 121-121]Review: untitled [pp. 121-122]Review: untitled [pp. 122-123]Review: untitled [pp. 123-124]Review: untitled [pp. 124-124]Review: untitled [pp. 124-124]

    NCROLOGIEJean Grenier (1898 - 5 mars 1971) [pp. 125-125]LA CONFUSION DES GENRES [pp. 125-126]

    REVUE DES REVUES [pp. 127-128]L'administration comme pouvoir [pp. 129-153]Rflexions propos du pass (Analyse phnomnologique de la structure du pass) [pp. 155-178]L'tre associ: L'tre accompli [pp. 179-182]REVUES CRITIQUESDe la psychanalyse la psychologie exprimentale [pp. 183-188]Encore Freud, toujours Freud! [pp. 189-206]L'amour et les psychanalystes [pp. 207-209]

    NOTES ET DOCUMENTS CARTESIUS [pp. 211-220]Encore Hic Rhodus, hic salta [pp. 221-223]

    ANALYSES ET COMPTES RENDUSReview: untitled [pp. 225-226]Review: untitled [pp. 226-227]Review: untitled [pp. 227-227]Review: untitled [pp. 227-229]Review: untitled [pp. 229-229]Review: untitled [pp. 229-230]Review: untitled [pp. 230-231]Review: untitled [pp. 231-233]Review: untitled [pp. 233-236]Review: untitled [pp. 236-238]Review: untitled [pp. 238-239]Review: untitled [pp. 239-239]Review: untitled [pp. 239-240]Review: untitled [pp. 240-241]Review: untitled [pp. 241-241]Review: untitled [pp. 242-244]Review: untitled [pp. 244-246]Review: untitled [pp. 246-247]Review: untitled [pp. 248-249]Review: untitled [pp. 249-250]Review: untitled [pp. 250-253]Review: untitled [pp. 253-253]Review: untitled [pp. 253-254]A la Socit Moreau de Tours [pp. 254-254]

    NCROLOGIEBrice Parain 1897-20 mars 1971 [pp. 255-255]

    Gloire et ternit [pp. 258-260]Nietzsche et la question de l'tre (II) [pp. 261-296]Circulus vitiosus : deus circulus : vitiosus deus [pp. 297-313]Nietzsche : la vie et la mtaphore [pp. 315-345]Nietzsche, Schopenhauer, l'asctisme et la psychanalyse [pp. 347-359]Nietzsche par-del les dualismes [pp. 361-375]REVUE CRITIQUECaligula philosophe [pp. 377-384]

    ANALYSES ET COMPTES RENDUSReview: untitled [pp. 385-386]Review: untitled [pp. 386-386]Review: untitled [pp. 386-388]Review: untitled [pp. 388-388]Review: untitled [pp. 389-390]Review: untitled [pp. 390-391]Review: untitled [pp. 391-392]

    REVUE DES REVUES [pp. 393-399]Psychiatrie, psychopathologie des mcanismes de la pense et psychologie interprtative [pp. 401-415]Le behaviorisme en question [pp. 417-434]ANALYSES ET COMPTES RENDUSReview: untitled [pp. 435-436]Review: untitled [pp. 436-437]Review: untitled [pp. 437-441]Review: untitled [pp. 441-442]Review: untitled [pp. 442-442]Review: untitled [pp. 442-443]Review: untitled [pp. 443-445]Review: untitled [pp. 445-446]Review: untitled [pp. 446-447]Review: untitled [pp. 447-448]Review: untitled [pp. 448-451]Review: untitled [pp. 451-453]Review: untitled [pp. 453-454]Review: untitled [pp. 454-457]Review: untitled [pp. 458-460]Review: untitled [pp. 460-461]Review: untitled [pp. 461-461]Review: untitled [pp. 462-462]Review: untitled [pp. 463-463]Review: untitled [pp. 463-464]Review: untitled [pp. 464-465]Review: untitled [pp. 465-465]Review: untitled [pp. 465-466]Review: untitled [pp. 466-470]Review: untitled [pp. 470-471]Review: untitled [pp. 471-472]Review: untitled [pp. 472-473]Review: untitled [pp. 473-474]Review: untitled [pp. 474-475]Review: untitled [pp. 475-476]Review: untitled [pp. 476-476]Review: untitled [pp. 476-477]Review: untitled [pp. 477-478]Review: untitled [pp. 478-478]Review: untitled [pp. 478-479]Review: untitled [pp. 479-483]Review: untitled [pp. 484-490]Review: untitled [pp. 490-490]Review: untitled [pp. 491-491]Review: untitled [pp. 491-491]Review: untitled [pp. 491-492]Review: untitled [pp. 492-492]Review: untitled [pp. 492-493]Review: untitled [pp. 493-494]Review: untitled [pp. 494-495]Review: untitled [pp. 495-496]Review: untitled [pp. 496-497]Review: untitled [pp. 497-497]Review: untitled [pp. 497-504]Review: untitled [pp. 504-507]Review: untitled [pp. 508-508]Review: untitled [pp. 508-509]Review: untitled [pp. 509-509]Review: untitled [pp. 510-511]Review: untitled [pp. 512-513]Review: untitled [pp. 513-514]Review: untitled [pp. 514-515]Review: untitled [pp. 515-515]Review: untitled [pp. 516-516]Review: untitled [pp. 516-518]Review: untitled [pp. 518-521]Review: untitled [pp. 521-522]Review: untitled [pp. 522-522]

    NOTICE NCROLOGIQUEBernard Rochot (1900-1971) [pp. 522-522]

    CORRESPONDANCE [pp. 523-524]Back Matter