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Kim Harrison

Drafter

Peri Reed – tome 1

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Cédric Degottex

Bragelonne

Pour Tim qui, encore aujourd’hui, lit mes premiers jets…et certains des suivants.

Prologue

2025

Dépouillée, la pièce de quatre mètres sur quatre éclairée par des plafonniers encastrés necomportait qu’une unique chaise et, à côté de la porte, un boîtier de contrôle d’accès. Peri interrompitun étirement, réprimant un frisson : une vague sensation électrique – dont l’épicentre se perdaitquelque part dans le tissu de sa combinaison – venait de parcourir tout son corps.

Préoccupée, Peri passa une main sur un réseau de fils sous tension, veinules blanchies sur lacombinaison d’ordinaire noire : de minuscules étincelles crépitèrent au bout de ses doigts,manifestations du champ électrique habituellement circonscrit au tissu… Elle se renfrogna.

C’est une plaisanterie ?L’exoskin qui recouvrait son corps du cou jusqu’au-dessus des bottes donnait à sa silhouette menue

une allure à la fois dangereuse et séductrice, mais un dysfonctionnement de sa tenue la ralentirait.— Hé ! lança-t-elle d’une voix teintée d’exigence, le regard rivé au plafond. Y a quelqu’un ? Mon

exoskin est trop réactive !Un carillon discret annonça dans la pièce exiguë l’ouverture de la connexion audio.— Navré, répondit une voix masculine. (Son ton sarcastique convainquit Peri qu’il était

parfaitement au courant.) Compte tenu de la nature de l’exercice, impossible de nous arrêter à caused’une hypothétique instabilité de l’exoskin. Au travail…

Le carillon, une fois de plus. Une brève inspiration, et Peri sentit une poussée d’adrénalinel’embraser tout entière. Elle ne voyait aucune caméra, mais il ne faisait aucun doute qu’on l’observaitet jugeait chacun de ses mouvements à l’aune d’une perfection irréalisable. Insolente, elle se risqua àtrois secondes de répit dont elle profita pour s’étirer, un geste qui mettait autant en valeur sonassurance que son physique.

Défi numéro un : le rempart technologique, songea-t-elle en dévisageant le boîtier de digicode.D’un geste vif, elle saisit le dossier de la chaise de bois et la fracassa contre le mur. Un

craquement de bois assourdissant retentit, et Peri s’agenouilla devant les esquilles. Là, du bout de sesdoigts nus – l’exoskin s’achevait aux mains par des mitaines –, elle farfouilla parmi les débris de lachaise brisée jusqu’à y dénicher un étroit clou en métal, se leva, se déplaça telle une ombre jusqu’àla porte fermée, puis se servit de son levier de fortune pour desceller le boîtier de digicode.

Trop facile, songea Peri en se débarrassant du cache métallique pour se concentrer surl’embrouillamini de fils électriques jusqu’à ce qu’elle trouve celui qu’elle cherchait. Le poing serré,elle s’apprêta à arracher le câble, mais hésita : avec les dysfonctionnements de sa combinaison, ellerisquait de se prendre une décharge et de finir complètement sonnée.

Trop risqué, se dit-elle, avant de suivre le fil jusqu’au circuit imprimé, puis de court-circuiter laporte à l’aide de sa tige de métal.

Du plafond carillonna la mélodie sanctionnant sa réussite. Peri adressa un salut impertinent auxcaméras invisibles alors que la porte coulissait devant elle.

Onze secondes.

Le clou coincé entre les phalanges – arme improvisée –, elle déboula dans une salle spacieuse plusfroide et tapissée d’un revêtement presque spongieux. De l’autre côté de la salle – au plafond plushaut et à la lumière plus vive que dans la précédente – se trouvait une porte dont le voyant vertindiquait qu’elle était ouverte. Derrière ce battant se trouvait tout ce pour quoi Peri avait tanttravaillé, tout ce qu’on lui avait promis. Elle n’avait plus qu’à l’atteindre.

Alertée par un ondoiement quasi imperceptible de l’air derrière elle, Peri se baissa, pivota et, d’uncoup de pied retourné, envoya s’écraser contre le mur un garde embusqué.

C’est un vrai colosse, merde ! constata-t-elle, tandis que l’exoskin de son assaillant virait soudainau blanc.

Mais, déjà, le tissu reprenait sa teinte d’encre : il n’était pas encore hors jeu.— Ne le prends pas personnellement, OK ? lança-t-elle, son regard passant de l’arme à sa ceinture

aux deux agents qui cavalaient dans sa direction. Trois contre une, voilà qui n’est pas des pluséquitables… mais depuis quand la vie l’est-elle ?

Ils fondirent sur elle de conserve : Peri se jeta au sol et roula dans les jambes du plus proche,faussant son équilibre. L’homme s’effondra, et elle se jeta sur lui, lui écrasant la trachée d’un coup decoude. Le type portait un protège-cou, aussi l’impact rendit-il un son assourdi, mais elle avait frappéassez fort pour qu’il s’étrangle. Sa combinaison vira au blanc tandis que Peri se relevait un peu plusloin d’un mouvement fluide.

Et d’un.Le deuxième assaillant l’empoigna et lui plaqua sur le cou la lame verroptique d’un couteau.

Poussant un cri de défi, elle lui planta le clou dans l’oreille ; il hurla de douleur, et Peri le projetapar-dessus son épaule sur le premier homme, qui venait de se relever.

Les accompagnant dans leur chute, elle saisit d’un geste vif son couteau verroptique d’entraînementet le passa en travers de leur gorge : la lame technologique de son arme se mit à briller contre leurpeau nue, validant les assassinats, et leur exoskin vira au blanc. Suffocants, ils se figèrent, paralysés,tandis que du sang bien réel – vision singulière sur le sol de la salle d’entraînement – gouttait del’oreille du troisième homme.

Peri se redressa, le clou toujours dans la main, tourna le dos aux trois gardes et se dirigea d’un pasassuré vers la porte.

Fini, les excuses, songea-t-elle, l’ivresse de la montée d’adrénaline cédant peu à peu le pas à uneimpatience bien moins grisante.

Cela faisait des mois qu’elle s’entraînait : combien de fois allait-elle devoir leur prouver qu’elleétait prête ?

Un claquement sourd : les lumières s’intensifièrent, et le voyant de la porte passa au rouge.Verrouillée.

Peri s’arrêta brusquement.— Vous vous foutez de moi ? lança-t-elle au plafond, et la connexion audio s’ouvrit de nouveau.— Vous avez échoué à nous prouver votre maîtrise des armes de poing, la moucha la voix

masculine.Peri entendit quelque protestation lointaine et cala une main sur sa hanche, agacée, trop consciente

que le temps filait, ruinant cette prestation qu’elle estimait parfaite.— C’est au flingue que vous faites allusion ? cracha-t-elle d’un ton dédaigneux. Les armes à feu

sont bruyantes, et on peut vous les subtiliser. Quand ça arrive, je dois faire encore plus de dégâts

pour rattraper le coup.— Le chronomètre tourne, la provoqua son interlocuteur.— Comment est-ce que je suis censée vous prouver mes compétences si vous n’arrêtez pas de

modifier les règles du jeu ? maugréa-t-elle avant de retourner auprès des trois gardes toujoursparalysés dans leurs exoskins blanches. (La mâchoire serrée, elle s’empara de l’arme du molosse leplus proche.) Te bile pas, je t’ai déjà tué une fois, lâcha-t-elle à l’homme à terre, qui écarquillait lesyeux.

Sur ces mots, elle se retourna et dégomma les caméras installées dans la pièce : une, deux, trois.— Reed ! hurla son interlocuteur invisible dont les écrans avaient sans nul doute viré au noir.Peri lâcha l’arme et attendit là quelques secondes, secouant les mains pour se débarrasser des

fourmillements électriques au bout de ses doigts. Le canal audio étant encore ouvert, elle entendit – un sourire moqueur aux lèvres – quelques bouts de phrases, dont « C’est la meilleure ! » et « C’estjustement cette attitude de merde qui la rend aussi parfaite ».

Dévisageant sa montre, Peri trépignait.— Bon, vous me laissez sortir ou vous m’obligez à m’y recoller avec… Comment vous dites ?

Plus de conviction ? C’est que j’ai des choses à faire, aujourd’hui…Quelques secondes de silence, et une voix plus jeune retentit dans la pièce.— Présentez-vous à l’infirmerie demain à 9 heures. Félicitations, agent Reed, vous avez réussi.Peri retint son souffle, prise de court, sa brève inspiration irradiant une vague de chaleur jusqu’au

creux de son ventre.— Vendredi, répliqua-t-elle sans prêter attention aux hommes derrière elle dont les exoskins

reprenaient leur noir habituel. Je veux pouvoir dire au revoir à ma mère.Un nouveau silence, puis Peri sentit son enthousiasme faiblir lorsqu’elle entendit un murmure de

mauvais augure.— Pas dit qu’elle s’en souvienne quand elle reviendra…— Vendredi, lança de nouveau la voix plus jeune, d’un ton que Peri sentit teinté de compassion.Elle serra les dents. Sa mère ne méritait la commisération de personne, mais cela ne l’empêcherait

pas de lui dire au revoir.Dans le même temps, le voyant de la porte était redevenu vert, et le battant s’ouvrit dans un bruit

sourd sur un couloir blanc et désert. L’esprit déjà focalisé sur la douche qui l’attendait et le besoinimpérieux de trouver dans sa garde-robe une tenue qui puisse convenir à sa mère, Peri avança dans lalumière.

Chapitre premier

Cinq ans plus tard

Peri Reed se mit à son aise dans le fauteuil en cuir disposé en face du bureau du P.-D.G., les piedssur la table basse. Elle savourait l’ivresse de l’adrénaline, tandis qu’elle attendait dans le noir queJack ait enfin trouvé ce qu’ils étaient venus chercher. Jack l’avait mauvaise, mais elle-même n’y étaitpour rien. Comme elle commençait à s’ennuyer, elle s’empara d’un chocolat d’import emballé tombéd’une coupelle portée par une sculpture de femme nue.

— Rien que ça, Peri ? lui lança Jack après qu’elle eut émis un profond soupir de satisfaction.— T’as qu’à te magner un peu, répondit-elle en se léchant les lèvres, avant de plier l’aluminium en

un petit chapeau pointu dont elle coiffa la statuette. Ce type sait choisir son chocolat…— Je m’attendais à du matos verroptique. L’ondulaire n’a même pas encore été commercialisée, se

plaignit Jack, dont le moniteur holographique distordait et ternissait son visage.La projection issue de l’écran tactile donnait à la silhouette athlétique et au costume Gucci de Jack

quelque chose de fantomatique. Peri se demanda à qui le P.-D.G. de Global Genetics faisait de lalèche pour bénéficier ainsi d’un écran tactile holographique, une technologie à peine sortie de l’œuf.

— Mes jolis talons sont dans la voiture. Ils s’impatientent… comme moi, lui reprocha-t-elle.Jack se pencha et, plus vif qu’un ado pianotant un SMS, se mit à ouvrir et fermer d’innombrables

dossiers de ses doigts experts.Lassée d’attendre, Peri se leva et passa une main dans ses cheveux bruns coupés court. Sa mère

aurait détesté la voir ainsi : pour elle, une femme de condition se devait de garder les cheveux longsjusqu’à la quarantaine, âge auquel elle pouvait s’autoriser à les porter courts. Tandis que Peris’approchait de la fenêtre, elle posa un regard de satisfaction insolente sur son vernis à ongles ; samère n’aurait pas davantage apprécié ce bordeaux éclatant… C’était peut-être pour cela, d’ailleurs,que Peri l’aimait tant.

L’agente remua les hanches de façon que l’ourlet de sa robe retombe sur ses bottes à talons plats,expira pour mieux lutter contre l’impatience, puis tenta de focaliser son attention sur la nuit brumeuse.Cette combinaison-pantalon de soie noire Diane von Furstenberg ne comptait pas parmi sespréférées – quand bien même on l’avait confectionnée sur mesure et doublée de soie, de sorte qu’ellelui rafraîchissait la peau au moindre mouvement –, mais, accompagnée des perles et des talons quePeri avait laissés dans la voiture, elle lui garantirait des regards appuyés dans la salle de billardqu’elle avait choisie pour qu’elle et Jack décompressent après la mission.

Si on parvient à sortir d’ici, pensa-t-elle en lâchant un soupir sonore qui écorcha les tympans deJack.

Le moniteur holographique projeté dans le bureau richement meublé et décoré des portraitsd’anciens P.-D.G. lui fournissait sa seule source de lumière. Alentour, les immeubles n’étaientéclairés que par des projecteurs de sécurité, lesquels, par souci d’économie d’énergie, neproduisaient qu’une lumière faiblarde. Des nuages bas chassaient la brume nocturne qui avait jusque-là baigné la ville de Charlotte, à défaut du reste de la Caroline du Nord. Dans ces hauteurs, la

puanteur de l’argent avait eu raison de celle des rues.La corruption, par contre, n’est pas aussi simple à dissimuler, songea Peri tandis qu’elle tendait

un doigt vers le linteau pour y laisser sciemment une empreinte.— Un de ces jours, tu vas te prendre un retour de manivelle en plein dans les miches, commenta

Jack alors qu’elle se redressait.L’empreinte renverrait vers un fichier confidentiel, et informerait Opti que le duo avait réussi son

coup ; tout du moins, qu’ils étaient bien venus ici, car la réussite de la mission commençait à se fairede plus en plus incertaine. Ils étaient là depuis cinq minutes, et Jack cherchait encore le fichier maîtrecrypté du dernier virus élaboré par Global Genetics, une arme conçue pour cibler les individus enfonction de leur origine ethnique.

Le cliquetis discret et presque feutré de l’ascenseur lui glaça soudain les sangs et elle tourna la têteen direction de la porte à peine entrouverte, se délectant une dernière fois de la saveur sucrée sur seslèvres. Dans l’agitation de la journée, elle n’aurait rien entendu, mais dans le silence quasi total quibaignait leur effraction – que leur affiliation professionnelle rendait presque légale – le bruit ne luiavait pas échappé…

— Reste près de moi, lui intima Jack, tirant à lui du bout du pied le fauteuil en cuir pour s’yasseoir.

Ses doigts hésitèrent, puis il les plongea dans l’holodesk et en envoya tout le contenu directementdans la corbeille. À la lueur de la projection, son visage renfrogné semblait émacié et ses yeuxd’ordinaire bleus paraissaient noirs.

D’humeur insolente, Peri s’approcha de la porte d’un pas léger, savourant – comme chaque fois – d’être payée pour accomplir ce qui vaudrait à n’importe qui d’autre de longues années derrière lesbarreaux. Jack semblait trop sexy pour être un tel crack de l’informatique, mais, à sa décharge, il étaitaussi doué qu’elle en matière de furtivité et d’entreprises délictueuses.

Sans ça, on n’aurait jamais survécu aussi longtemps, songea-t-elle avant de tirer de sa pochepuis d’allumer une fine feuille verroptique de la taille de sa paume. Aux yeux de Peri, il ne pouvaitexister aucun téléphone plus performant que ce modèle amélioré par les techniciens d’Opti… jusqu’àce qu’elle voie l’appareil ondulaire du P.-D.G. Elle lança l’application connectée au système desécurité du bâtiment et afficha les capteurs de mouvement.

L’écran émit une lumière intense qu’elle atténua d’un glissement du doigt, avant de s’accroupir etde jeter un coup d’œil dans le bureau de la secrétaire. L’une des parois de la pièce isolée étaitouverte, de façon que l’on puisse apercevoir sans mal le reste de l’open space. Selon le service derenseignements, le vigile était du genre à faire son travail en dilettante… Mais le service avaittendance à se planter de plus en plus ces derniers temps.

L’application termina son balayage et fit vibrer le téléphone pour se rappeler à Peri.Pas le moindre mouvement, constata-t-elle, rivant sur l’écran blanc un regard dubitatif.— Pas moyen de faire mon job si je reste ici, murmura-t-elle.Soudain, elle se raidit : le ronronnement feutré des ascenseurs venait de cesser, et un rai de lumière

se dessinait au plafond. Le cliquetis d’un trousseau de clés. Dans la paume de Peri, un point lumineuxapparut sur l’écran translucide.

Eh merde !— Ni moi le mien, si tu disparais, répliqua Jack. Reste ici, Peri. Je ne plaisante pas.Des arcs d’une lumière vive couraient au plafond, se rapprochant… de plus en plus près. Peri

sentit affluer une fois de plus l’adrénaline, et l’impatience lui chatouiller la plante des pieds.— Attrape ! lança-t-elle à Jack en lui envoyant le téléphone qu’elle venait de rouler en un tube

parfait.Silhouetté par les lumières de la ville, il le rattrapa d’un geste maladroit raidi par la colère.— Préviens-moi s’il a des copains qui se pointent, lâcha-t-elle en tirant de son pendentif un stylo

minuscule. Si rien ne vient, fais ton boulot.— Ne t’éloigne pas de moi, la prévint-il.À l’apparition du feutre, son inquiétude s’était faite palpable au point que Peri l’avait ressentie

comme un coup en plein ventre.— Occupe-toi de localiser ces fichiers, je reviens dans une minute.« J. ds bureau », écrivit-elle sur sa paume, fuyant tout contact visuel avec Jack, tandis qu’elle

séchait l’encre d’un souffle. Elle replaça le stylo dans le pendentif, qu’elle dissimula sous son haut.— Peri…— C’est bon, j’ai mon mémo, réagit-elle en levant la paume, déroutée par son anxiété manifeste.Sur ce, elle se faufila hors de la pièce et referma presque entièrement la porte derrière elle. Se

jetant à plat ventre, elle traversa le bureau de la réceptionniste en rampant et, une fois arrivée au boutde la table de travail, calée sur les coudes, jeta un coup d’œil de l’autre côté pour mieux localiser legarde. L’inquiétude de Jack était légitime : s’il voulait la voir revenir, il allait devoir trouver cesfichiers, sachant que, s’il échouait, le virus meurtrier frapperait un continent asiatique déjà décimé.

C’était la seule raison pour laquelle ils se trouvaient ici : trouver et détruire les fichiersinformatiques, avant qu’une seconde vague de mort dévaste ces populations qui avaient un jourreprésenté près des deux tiers de l’espèce humaine. Opti avait commandité la première vague troisans auparavant, lorsque les responsables politiques asiatiques avaient snobé les impératifs deréduction d’émissions de CO2 fixés par les Nations unies, menaçant la planète entière d’unréchauffement climatique aussi inévitable que funeste. Cette deuxième offensive biochimique visant àdécimer les populations asiatiques, en revanche, n’avait rien de légal : elle n’était guère qu’uninvestissement du Club des Trente Milliards visant à faire fleurir leurs affaires en Europe. Le comblede l’ironie était que Peri et Jack avaient aidé près de la moitié d’entre eux à se faire une place dansce cercle.

Le halo lumineux se fit plus intense. L’imminence du danger couvrit de frissons la peau de Peri,tandis que les cliquetis du trousseau s’intensifiaient, puis qu’un homme en uniforme apparaissait aumilieu des bureaux. Peri se renfrogna : ce n’était pas le gardien dont leur avait parlé Bill, leurofficier traitant. Ce type-là était plus jeune, plus mince aussi et ne fredonnait pas un morceau demusique qu’il écoutait sur son téléphone… Sous le regard scrutateur de Peri, l’homme cala sa lampesous son bras, puis utilisa un passe pour entrer dans l’un des bureaux. Pinçant les lèvres, elle attenditqu’il en ressorte ; il avait dans la main une bouteille carrée presque pleine.

Eh merde…Un pique-assiette. Ce type devait connaître chaque bureau sur le bout des doigts et se servir

allégrement dans ce qu’il considérait comme son garde-manger personnel. Au mieux, il serait sur lequi-vive, de peur d’être pris sur le fait, mais, dans le pire des cas, il aurait la mauvaise idée d’allerse servir un chocolat dans le bureau du P.-D.G.

Peri retint son souffle et retraversa en rampant le bureau de la secrétaire : à son arrivée, Jack levales yeux du téléphone qu’elle lui avait laissé. Elle referma la porte en redoublant de discrétion, mais

grimaça lorsque le battant rendit un son métallique et qu’un voyant vert s’illumina sur le panneaud’ouverture, telle une balise dans l’obscurité.

— Je t’ai dit de rester près de moi, merde, la réprimanda Jack dans un murmure.— On a un rôdeur, lui lança-t-elle, et les mouvements de ses doigts sur le clavier se firent plus

hésitants.— Il vient dans le bureau ?— Tu veux que j’aille lui demander, peut-être ?Jack se renfrogna et s’en retourna à l’étude de la projection cristalline. Peri s’approcha de lui à

pas de loup pour récupérer son portable, humant en s’en emparant la discrète odeur de musc quedégageait son collègue. Des images lui revinrent en tête, celles des doigts de Jack – ces mêmes doigtsvifs qui exploraient ici dossiers et fichiers – sur sa propre peau.

— Tu penses que les fichiers pourraient être protégés par verrouillage biométrique ? suggéra-t-elle.

— Non. Ils ne sont pas ici, à mon avis. On va peut-être devoir tenter dans les labos en bas,maugréa Jack, sursautant lorsqu’il se rendit compte que les lèvres de Peri se trouvaient à quelquescentimètres à peine de son oreille.

— Peri, recule… Je ne peux pas bosser si tu restes collée à moi.— Les labos ? J’espère bien que non…Peri se pencha et passa les bras par-dessus les épaules de Jack pour récupérer sur le plan de

travail son sac rempli de gadgets que seule une experte de haut vol pouvait rendre invisible aux yeuxdes systèmes de sécurité automatisés. Peut-être y trouverait-elle quelque chose d’utile… Non, riend’assez discret, là-dedans.

— Tu ne peux pas éteindre ça quelques minutes ? On laisse le type faire son marché, et onrecommence. On a toute la nuit devant nous.

— Bordel ! il n’y a rien ici, grommela-t-il.Elle abandonna les épaules de Jack, puis fila écouter à la porte… Montée d’adrénaline : d’un geste

précipité, elle signifia à son collègue d’éteindre la lumière. Le visage sinistre, Jack se leva, exploranttoujours les dossiers de ses doigts infatigables.

— Le matos ondulaire est pas censé avoir un mode veille, bordel ? murmura-t-il.Peri se raidit : des bruits de pas. Là, dans le couloir… De plus en plus proches.— Éteins tout, merde !Dans la luminescence de l’écran, Jack affichait un visage crispé.— J’essaie !Le gardien se trouvait dans le bureau de la secrétaire, juste à côté, et Peri équilibra sa posture, à

l’affût près de la porte. Il allait entrer ; elle le devinait au frisson dans son dos et aux démangeaisonsqui lui agaçaient les pieds.

— Bordel ! Jack, six mois que je n’ai pas rétrochroné. J’aimerais éviter de m’y coller…— OK, c’est bon ! chuchota-t-il en balayant l’écran des doigts sitôt qu’il eût découvert le bouton

d’alimentation.Bon ?Pas exactement : le panneau de verrouillage de la porte émit un léger « bip », le battant s’ouvrit

dans un « clic » discret, et le vigile entra en balayant la pièce du faisceau de sa lampe torche.Le type avait du cran, Peri devait bien l’admettre… Il ne prononça pas le moindre mot en

découvrant Jack derrière le bureau tel un ado en train de farfouiller dans les magazines porno de sonpère. Le visage soudain grimaçant, il lâcha sa bouteille et tendit la main vers le pistolet à sa ceinture.

Peri entra en action avant même que la bouteille se brise au sol. L’homme poussa un petit cri desurprise lorsque, après un arc de cercle, le pied de Peri, tout droit sorti des ténèbres, vint lui percuterle poignet et propulser son arme à feu jusque dans le bureau derrière lui. Protégeant sa main blessée,il recula et, lorsqu’il aperçut la mince silhouette de Peri dans sa tenue noire et chic, son expressionde surprise céda la place à un rictus de colère. Il est vrai qu’il était plus que suspect de découvrircette femme dissimulée dans l’ombre d’un bureau où elle n’avait rien à faire, d’autant plus qu’il nelui manquait que des perles aux oreilles et des talons hauts pour avoir l’air d’une cliente d’unrestaurant huppé.

— Tu crois que je vais me laisser faire par une minette d’un mètre vingt ? lâcha-t-il en se lançantvers elle.

— Ce qui est petit est… parfois surprenant, rétorqua Peri dans un sourire.Elle laissa l’homme l’empoigner, pivota, puis le fit passer par-dessus son épaule : soit il suivait le

mouvement, soit il se disloquait le bras, aussi se laissa-t-il faire et vint-il s’écraser lourdement sur lamoquette.

— Aaaaah ! gémit-il en retirant de sous lui la bouteille de whisky encore intacte sur laquelle ilavait atterri.

Sa lampe torche roula loin de lui, projetant des traits de lumière sur les panneaux de verre teinté.Jack avait repris ses recherches informatiques avec frénésie, tête baissée, ses cheveux blonds

dissimulant ses yeux.Impatiente de profiter de cette occasion pour asseoir sa victoire sur le molosse, Peri se jeta sur lui.

Les yeux écarquillés, il roula sur le côté, et Peri changea de stratégie à l’instinct, usant de son taloncomme d’une matraque pour cogner l’homme à terre. Elle le manqua, mais se plaça en posture decombat entre lui et l’arme à terre.

Va falloir qu’on s’arrache, et vite…Le vigile se releva d’un mouvement vif, et jeta les mains à sa ceinture pour s’emparer en hâte du

talkie-walkie à sa ceinture.— Magne-toi, Jack ! s’exclama-t-elle en assenant à son adversaire un coup de pied ascendant, un

autre direct, puis un coup aux genoux.Tout, en somme, pour l’empêcher de s’emparer de son talkie.Elle adorait cette excitation, cette adrénaline, le fait de savoir qu’elle pouvait vaincre cet homme,

puis disparaître sans avoir à craindre de représailles.L’homme repoussa son pied, et elle lança un nouvel assaut, visant son oreille cette fois. Le coup le

frappa en pleine mâchoire et, après avoir vacillé sur le côté, il riposta en la frappant avec violenceen plein dans l’épaule droite. Peri recula et trébucha, imaginant l’hématome à venir. Un élan de rageaccentua son sourire. L’homme savait en découdre et il ne ménageait pas ses coups ; s’il parvenait àlui porter un véritable assaut, elle aurait du mal à se relever… mais cela ne rendrait sa victoire – inévitable – que plus éclatante et jouissive.

— Arrête de faire mumuse avec lui ! hurla Jack.— J’ai des calories à brûler si je veux pouvoir profiter d’une bonne part de gâteau, ce soir,

plaisanta-t-elle tandis que le garde se passait une main sur les lèvres et, y découvrant du sang,commençait à s’inquiéter de l’issue du combat.

Soudain, il se précipita vers la porte… et son arme.— De tarte, pas de gâteau… et ne t’éloigne pas de moi, bordel ! Peri !Peri bondit sur le vigile et lui agrippa le pied avant qu’il ait atteint la porte ; il tomba à la

renverse, mais continua d’avancer en la tractant derrière lui sur la moquette. Le menton brûlé par lefrottement, les yeux clos, Peri lâcha le colosse après qu’il lui eut assené un violent coup de pied. Elletenta de se relever au plus vite, hoquetant lorsqu’elle l’aperçut qui fondait sur elle, le poing prêt àfrapper.

— Non ! hurla Jack comme Peri basculait en arrière avec violence, le visage en feu. Sonnée, ellevacilla.

— Un seul geste et je la bute ! menaça le vigile.Peri peinait à y voir clair : comment s’était-elle retrouvée avec ce flingue braqué sur elle ?

Étourdie, elle passa une main sur son visage et tressaillit de douleur au contact de ses propres doigts.Mais cette puissante stimulation physique lui permit de recouvrer ses sens et elle tourna la tête versJack, toujours derrière le bureau. Leurs regards se croisèrent, évaluant en silence les choix quis’offraient à eux. Jack avait un flingue et elle une lame planquée dans une botte. En trois ans departenariat, jamais ils n’avaient eu besoin de l’intervention des autorités locales pour s’en sortir, etPeri ne comptait pas commencer aujourd’hui ; encore moins à cause d’un vigile de bas étagemalhonnête.

— Hé, toi, au bureau ! aboya le molosse. (Peri fronça les sourcils, les yeux rivés sur l’arme duvigile, tandis qu’elle estimait la distance qui les séparait.) Ramène-toi par ici, que je puisse te voir !(Il farfouilla dans son dos d’un geste gauche pour trouver ses menottes.) Et les mains en l’air ! Tu lesbaisses d’un demi-millimètre, et je descends ta copine !

Les bras levés, Jack contourna le bureau, toussa, et le vigile le mit aussitôt en joue. Toujoursassise, Peri se raidit, se préparant à lui assener un coup de pied en plein poignet.

— Bravo ! lança un inconnu à la voix assurée depuis l’encadrement de la porte.Le vigile se retourna, décontenancé… et Peri en profita pour lui envoyer depuis la moquette un

coup de pied retourné. La puissance de l’impact contre la main du molosse fit vibrer la jambe de lajeune femme, et elle acheva son mouvement debout, le plat de son pied venant s’écraser en pleincontre la tempe de son adversaire.

Crachant sang et salive, le bougre s’effondra sur la table basse, son pistolet tomba au sol, et Peril’envoya d’un coup de pied vers la fenêtre au fond de la pièce. Jack se rua vers le nouvel arrivant et,sachant qu’il la couvrait, Peri se jeta sur le vigile à terre, le poing serré, bien décidée à lui passerl’envie de répliquer… mais l’homme était déjà hors jeu, son visage ensanglanté et ses yeux clos nelaissant pas le moindre doute sur la question. Se refrénant de justesse de lui assener le coup de trop,Peri leva les yeux vers Jack qui, de son arme, invitait l’intrus à entrer dans la pièce. Habillé d’uncostume, l’homme était plus âgé qu’eux.

— Impressionnant, déclara-t-il en désignant le vigile évanoui d’un geste du menton. Il est mort ?— Non.Peri se releva.C’est qui, ce type, merde ?Elle se tourna vers Jack, mais les traits tendus de son collègue ne lui apprirent rien de l’identité du

trouble-fête. Impossible qu’il se soit agi là d’un exercice : ils avaient déjà eu droit à leur évaluationsurprise annuelle…

— Tant mieux, que cela reste ainsi, ordonna l’homme avec assurance, quand bien même il n’étaitpas armé, chose dont Jack venait de s’assurer d’une fouille aussi rapide qu’experte. Je voulais levirer, de toute façon, mais j’aime mieux le fiche à la porte avec un chèque en poche que d’avoir àverser à sa femme son capital-décès.

Il n’est pas de la famille… Ce n’est pas comme ça qu’on gère nos affaires, songea Peri tandisque Jack poussait l’homme dans l’un des fauteuils tout confort où, plein d’insolence, il réajusta sacravate. Peri dévisagea le type au léger embonpoint, puis la photo encadrée sur le bureau, où l’intrusposait avec une femme sévère au visage peinturluré. Ils se trouvaient dans son bureau.

Quelle merde… Bill va piquer une crise si je refroidis un grand patron.— Je suis en possession de ce que vous êtes venu chercher, annonça l’homme manucuré aux

cheveux grisonnants en glissant la main dans une poche intérieure de sa veste.Peri se jeta sur lui, son genou s’écrasant entre les jambes du coq… à quelques millimètres de ses

bijoux de famille. Il hoqueta. Soudain, Peri lui tira les cheveux en arrière, et lui plaqua la main contrel’accoudoir.

— Pas un geste, murmura-t-elle.Sur le visage de l’homme, la douleur et la surprise cédèrent la place à une irritation manifeste. Il

se tortilla un peu sur le siège, plissant les yeux lorsque le genou de Peri se fit plus menaçant.— Si j’avais voulu que vous passiez l’arme à gauche, je n’aurais pas pris la peine de me déplacer,

lâcha l’homme, la voix éraillée par la colère. Lâchez-moi tout de suite…— Dans tes rêves, dit-elle, appuyant sur la chair de son cou avant d’interpeller son collègue.

Jack ?Jack s’approcha, laissant derrière lui une odeur d’après-rasage tandis qu’il se penchait pour

récupérer une enveloppe dans la poche intérieure de leur captif ; une enveloppe adressée… à Jack.Peri se figea.

Il savait qu’on se pointerait ?— Lâchez-moi… tout de suite, répéta l’homme et, cette fois, Peri lâcha prise, troublée.Jack lui tendit son flingue, et elle recula assez pour avoir le P.-D.G. et le vigile KO dans son

champ de vision. Jack ouvrit bruyamment l’enveloppe, et l’homme fusilla Peri du regard.— Alors ? lança-t-elle. (Jack déplia la feuille qui se trouvait dans l’enveloppe et en fit tomber une

puce mémoire de la taille d’un ongle d’enfant.) Ce sont les fichiers que nous cherchions ?Elle tourna de nouveau son attention sur le P.-D.G., qui palpait ses bijoux de famille comme pour

estimer les dégâts.— Non. J’ai imprimé les points forts pour justifier ma requête. Vous direz à Bill qu’il va devoir

me proposer mieux que ces foutus trois pour cent, lança-t-il en réajustant sa veste d’un vif mouvementd’épaules. Trois pour cent… Je lui sauve les miches, et il croit que je vais me satisfaire de trois pourcent ?

— Jack ? murmura Peri, se maudissant de se montrer si peu sûre d’elle.Ce type connaît Bill ? Qu’est-ce que c’est que ce bordel ?Livide, Jack pencha la feuille de sorte qu’elle soit éclairée par la lumière poussive qui perçait par

la fenêtre. Les doigts tremblants, il prit la puce et la ficha dans son téléphone verroptique. L’écrans’illumina durant le transfert de données… et à mesure qu’il comparait les données, son visage sefaisait plus blême encore.

L’homme se pencha vers la table basse, son regard s’attarda sur le petit chapeau en aluminium

laissé là par Peri, et il prit un chocolat dans la coupelle.— Vous êtes fort douée, mademoiselle. J’aurais pu me laisser blouser, moi aussi, sourit-il, ses

dents blanches brillant presque à la lumière diffuse.Jack leva les yeux de son téléphone, plus furieux que troublé, et Peri en eut l’estomac noué. Ce

type connaissait Bill : allait-il leur proposer une sorte de marché ?— Vous vous êtes copieusement planté, répliqua Jack en repliant le papier autour de la puce.L’homme renâcla, puis posa le pied droit sur son genou gauche.— Le seul qui se soit planté, c’est Bill, quand il s’est mis en tête qu’il pouvait tout avoir sans rien

en échange. Je suis sûr qu’il peut faire un effort : tout ce que je veux, c’est un prix honnête pour ceque j’ai à offrir.

Eh merde, pesta Peri en silence, sa peur se muant en colère. Ce type allait tenter de les soudoyer – c’était certain –, eux, les agents d’Opti. Drafters et ancres devaient se montrer d’une loyauté sansfaille, ou le gouvernement qui avait financé leur formation les éliminait purement et simplement.Rétrochroner était une compétence trop précieuse pour qu’on se permette de la céder au plus offrant,particulièrement en ces temps troublés.

Pour autant, la peur s’immisça en elle quand Jack empocha l’enveloppe : il penchait la tête commeil le faisait chaque fois que son esprit turbinait à plein régime, et ses yeux scintillaient d’une lueurinquiétante.

— Jack ? l’interpella-t-elle, se demandant soudain si elle pouvait vraiment avoir confiance en lui.Qu’est-ce qu’il y avait sur la puce ?

Son visage se fit soudain plus décontracté.— Des mensonges, dit-il sans émotion. Un tissu de mensonges.Le P.-D.G. croqua dans son chocolat.— La vérité est bien plus cruelle que tout ce que j’aurais pu inventer. C’est une liste, beauté, que

votre collègue a trouvée, une liste d’agents d’Opti corrompus, rectifia-t-il en mâchouillant. Et votrenom s’y trouve.

Chapitre 2

Peri resserra les doigts sur la poignée du pistolet et redoubla d’efforts pour éloigner son index dela détente, envahie par un cocktail d’émotions dans lequel l’acidité de la stupeur l’emportait de peusur l’amertume du doute et de la colère.

— Menteur ! hurla-t-elle en se jetant sur lui.— Arrête ! cria Jack, mais elle avait déjà atterri sur le P.-D.G., le clouant au fauteuil, et avait calé

le canon de son arme juste sous son menton.— Votre liste, c’est des conneries ! s’exclama-t-elle. (La tête de l’homme partit en arrière

lorsqu’elle enfonça le canon de l’arme plus profond dans sa chair.) Avouez que vous avez toutinventé ! Avouez !

— Peri, lâche-le ! rugit Jack.Au même instant, une détonation résonna dans la pièce. Un coup de feu. À bout portant. Peri

hoqueta… C’était comme si une tonne de métal venait de lui percuter la poitrine. Elle riva le regardsur celui de l’homme assis sous elle : son visage était impassible.

Qui… (Peri inspira tant bien que mal, la douleur la poignardant une fois de plus.) Merde, non…Puis elle bascula en arrière tandis que Jack la tirait sur la moquette. Ce ne pouvait être que le

vigile qu’elle avait assommé tout à l’heure… Il lui avait tiré dessus… C’en était fini d’elle ; elles’étranglait, une écume rouge apparaissant au bord de ses lèvres, tandis que la douleur l’empêchaitpresque de respirer.

— Vous êtes malade, merde ! hurla Jack au P.-D.G. en posant avec délicatesse la tête de Peri surses genoux.

Le P.-D.G. se releva, mais il n’y avait rien qu’elle puisse faire, clouée au sol par ce monolithe dedouleur.

Ce que j’ai mal, merde…Heureusement, Jack était là. Comme toujours. Et puis tout irait bien si elle tenait le coup assez

longtemps pour pouvoir… rétrochroner.— Son nom est sur la liste, répliqua l’homme, le visage impassible, en la désignant d’un doigt

accusateur. Elle ne peut pas sortir d’ici en sachant qu’elle a été marquée. C’est une faveur que jevous fais. Bill m’en doit une… et pas une petite.

— Espèce de crétin ! grogna Jack. Dans trente secondes, elle ne se souviendra plus de rien !Qu’est-ce que vous croyez ? Qu’on ne sait rien de son passé ? Que nous ne savons pas qui elle est ?Et puis quoi ? Ça ne veut pas dire qu’on peut se passer d’elle ! C’est une putain de drafter, bordel !Vous savez comme ils sont précieux ! Et rares, merde !

Qu’est… qu’est-ce qu’il raconte ?Il la prenait vraiment pour… une agente corrompue ? Une mercenaire qui louait ses services au

plus offrant ? Bon sang… son nom était-il vraiment sur cette liste ?Mais, bientôt, la douleur se fit trop insupportable et l’adrénaline afflua en elle, grisant ses sens et

provoquant une hyperactivité synaptique qu’elle n’avait pas connue depuis six mois. Elle était sur lepoint de rétrochroner – rien ne pourrait l’en empêcher –, et cela lui sauverait la vie. Une fois de plus.

Elle écarquilla les yeux et ressentit aussitôt le picotement des étincelles qui se rassemblaient sur lepourtour de sa vision lorsqu’elle rétrochronait : elle les inspira, les laissa envahir son corps entier,étourdir son esprit, puis les expira. Alors, mue par l’énergie accumulée en silence, elle bondit dans labrume azur de ses souvenirs.

La vision de Peri se teinta de bleu et, sitôt que l’information afflua à son esprit, se fit enfinnette. Sa respiration n’avait plus rien de douloureux, et elle accueillit cette conséquence directede l’utilisation de son pouvoir avec une infinie reconnaissance. Elle rétrochronait, debout devantle P.-D.G., tandis qu’il tendait une main vers la coupelle de chocolats. La peur faisait trembler samain armée. Son nom sur la liste de Jack ? Comment était-ce possible ? Elle se connaissait mieuxque personne, et jamais elle ne se laisserait graisser la patte.

Peri étudia Jack ; la tension sur son visage tandis qu’il examinait cette foutue liste. Elle lesentait rageur, vindicatif, mais c’était au P.-D.G. qu’il en voulait, pas à elle. En tant qu’ancre, ilsavait qu’ils allaient remodeler les trente dernières secondes sans que quiconque puisse discernercette légère distorsion de l’espace-temps. Elle se souviendrait de tout jusqu’à ce que le tempsreprenne son cours : ensuite elle oublierait tout, et il faudrait que Jack lui fasse le récit de ce quiallait arriver. Or, en cet instant précis, le doute voilait sa confiance en lui…

— Jack ? murmura-t-elle, terrifiée par l’odieux pressentiment qui lui rongeait les entrailles.Jack n’avait pas l’air surpris, mais furieux… comme s’il savait. Mais c’était à n’y rien

comprendre : comment pouvait-elle ignorer être ce dont ils l’accusaient ?Jack se détourna d’elle, et elle n’en conçut que davantage de crainte.— La vérité est bien plus cruelle que tout ce que j’aurais pu inventer. C’est une liste, beauté,

que votre collègue a trouvée, une liste d’agents d’Opti corrompus, annonça l’homme en mordantdans son chocolat. (Manifestement, il n’avait pas conscience du fait qu’ils tissaient tous les troisune nouvelle réalité.) Et votre nom s’y trouve.

Elle n’était pas corrompue. Un feu rageur s’embrasa en elle et, dans un hurlement furieux, ellepivota en direction du vigile qui rampait vers la fenêtre au pied de laquelle avait glissé son arme.

— Peri, attends ! lança Jack en se ruant sur l’arme pour l’écarter d’un coup de pied.Pris de panique, le vigile tenta de s’en emparer tant bien que mal. Peri écarta Jack de toutes ses

forces. Le molosse saisit enfin le Glock, mais elle l’envoya s’écraser contre la fenêtre derrière luid’un coup de pied. Les lèvres retroussées, il leva l’arme vers elle, mais elle balaya ses poignetsd’un nouveau coup de pied et le pistolet s’éleva dans les airs.

Grimaçant, le vigile saisit Peri par le cou et l’écrasa au sol. Les yeux exorbités, elle lutta pourarracher à l’air ambiant une bouffée d’oxygène. Retenant d’une main celle de son agresseur, elletira de l’autre la lame dissimulée dans sa botte. Des étoiles mouchetaient dangereusement savision, et elle poignarda le vigile entre deux côtes car, si elle mourait durant un rétrochronage,c’en était fini d’elle. Une bonne fois pour toutes. C’était lui ou elle.

Le vigile cracha une gerbe de sang et roula sur le côté, les mains plaquées contre son torse.Libérée de sa prise, Peri se redressa et porta les mains à son cou meurtri, inspirant l’air

alentour dans un sifflement rauque. La forte odeur de whisky que dégageait l’homme à terre luidonna la nausée, et une bile au vague arrière-goût de chocolat remonta baigner l’arrière de salangue.

— Comment suis-je censé expliquer ça à la justice, hein ! hurla le P.-D.G. au pied duquel levigile paniqué s’étouffait, la gorge pleine de son propre sang.

Jack retourna vers le bureau d’un pas rageur et s’empara du sac de Peri.— La hiérarchie ne vous a pas mis au jus, peut-être ? Nous savons parfaitement qui elle est,

nous le savons depuis le début. Vous avez merdé bien comme il faut.— Moi ? s’offusqua l’homme en montant d’une octave. Ce n’est pas moi qui ai tué ce type !— Je n’assassine que mes assassins, articula Peri tant bien que mal.Près d’elle, le vigile succombait peu à peu ; son sang le noierait bientôt.Le P.-D.G. se tourna aussitôt vers elle.— Qu’est-ce que…— Dégagez, lui cracha Jack. (Il tendit une main à Peri pour l’aider à se relever, mais elle la

snoba avec application.) Allez vous planquer sous le bureau de votre secrétaire, je n’ai aucuneenvie d’avoir à lui expliquer votre présence quand elle refera surface.

— Refera surfa… (Le P.-D.G. écarquilla les yeux.) Alors, c’est vrai ? Elle peut modifier lepassé ? Sommes-nous en plein rétrochronage ? Là, maintenant ? Tout a l’air si réel…

— C’est parce que ça l’est, rétorqua Jack, excédé, en ramassant le pistolet qui venait de tuerPeri. C’est la précédente version des faits qui est erronée… Elle va le devenir, en tout cas, une foisqu’elle aura achevé sa réécriture.

— Vous savez qui elle est, mais vous ne lui faites pas moins confiance ? s’étonna le P.-D.G. qui,penché, les mains sur les genoux, dévisageait Peri.

Elle exécrait son air ahuri et intrigué, mais une chose était sûre : s’il était au courant del’existence des drafters, il devait mourir.

— Je mettrais sans hésiter ma vie entre ses mains. (Jack vérifia qu’il restait bien des cartouchesdans le magasin du pistolet, puis le remit en place.) Dans environ dix secondes, ses souvenirs neseront plus faits que de ce que je lui dirai. Vous pourriez aller vous planquer, maintenant ? Je n’aivraiment pas la moindre envie de devoir lui expliquer ce que vous foutez ici.

Peri, toujours assise par terre, tremblante, se cramponnait à la moquette. Elle s’était crue à lahauteur, forte… mais, à la vérité, elle était vulnérable. Chaque individu se définit par la somme deses souvenirs, or, les seuls qu’elle avait en mémoire étaient ceux que lui servait Jack. Au final, ilsn’étaient pas venus ici pour trouver un virus, mais pour récupérer une liste d’agents d’Opticorrompus, et cela ne dérangeait absolument pas Jack de savoir que son nom à elle y apparaissait.L’était-elle vraiment ? Corrompue ? Si oui, depuis quand ? Depuis quand durait cette mascarade ?

— Qui d’autre possède cette liste ? demanda Jack au P.-D.G. en regardant sa montre.— Personne. J’étais convaincu que Bill se montrerait… raisonnable, donc je n’avais pas besoin

d’assurance, répondit le P.-D.G. d’une voix chevrotante.Peri releva aussitôt les yeux vers lui : elle venait de comprendre ce qui allait se passer. Cet

homme, état de fait inadmissible, avait appris l’existence des drafters… et Jack serait prêt à toutpour que cette information – et les autres – ne fuite pas.

Le P.-D.G. ouvrit des yeux ronds lorsque Jack dirigea vers lui le pistolet du vigile, et Periobserva, médusée, le bonhomme cavaler vers la porte… en vain. La détonation résonna en elle, latransperçant de part en part. Une inspiration de surprise et, l’esprit éclairci par le soudain affluxd’air, elle porta la main à sa taille. Les jambes flageolantes, elle s’appuya contre le bureau, lespoumons en flammes. Dans la ligne du temps originelle, elle s’était fait abattre, mais cette douleurdans la poitrine n’avait rien à voir avec cette blessure-là : ce qui l’affligeait, c’était leurconviction qu’elle était une agente corrompue, elle qui s’était toujours sacrifiée pour Opti !

Jack disparut dans le bureau d’à côté et, sans se retourner, Peri l’entendit traîner l’homme encostume sur la moquette.

— Ce crétin ne méritait pas de vivre, cracha Jack, furieux, avant de revenir dans le bureau duP.-D.G. et d’essuyer les empreintes de Peri sur le bureau en prenant soin d’éviter son regard dansla faible lumière.

Étape suivante : le flingue. Jack le briqua, puis le plaça avec délicatesse dans la main ouvertedu vigile.

Il tendit ensuite une main pour aider Peri à se relever, et elle leva vers lui un regard craintif.Elle eut un mouvement de recul : si elle s’était laissé corrompre, elle s’en serait rendu compte,non ?

— Jack, murmura-t-elle. (Il y avait forcément une explication ; elle voulait tant y croire, en toutcas.) Je ne suis pas corrompue… il ment.

Jack s’agenouilla près d’elle et l’étreignit avec tendresse, en une promesse de réconfort.— Bien sûr qu’il ment, ma belle. C’est bien pour ça que je l’ai descendu. Tu n’as plus rien à

craindre, personne n’en saura rien. Je m’occupe de tout.Encore abasourdie, elle ne lâcha pas son regard, tandis que le temps achevait de tisser sa

nouvelle trame. L’espace d’une seconde, elle se vit dans la ligne du temps originelle en train de sevider de son sang sur le sol. Le vigile était debout, et l’homme au costume observait la scènetandis que sa tête à elle reposait sur les genoux de Jack.

— Ça ne va pas aider mon asthme, tout ça, chuchotèrent de concert les deux Peri, l’unetétanisée par le doute, l’autre par la mort.

Alors le temps reprit son juste cours et balaya d’un éclair subit le bleu onirique du rétrochronage.Un vif mouvement de recul et Peri percuta un pied du bureau, le cœur battant la chamade. Jack se

tenait à genoux devant elle. Un peu plus loin, une porte assortie d’un panneau de verrouillage dont levoyant vert clignotait. Elle se trouvait par terre, dans un coin de bureau plongé dans la pénombre. Sonmenton la faisait souffrir, mais ce n’était rien comparé à la douleur qui suppliciait son visage. Uncouteau ensanglanté reposait à quelques centimètres d’elle, et un vigile en uniforme convulsait àmoins d’un pas, son sang souillant la moquette.

— Tout va bien, Peri, la rassura Jack d’une voix apaisante. (Elle se releva à la hâte, avant que lesang ait dégouliné jusqu’à elle, mais se rendit aussitôt compte que son corps hurlait tout entier dedouleur.) C’est terminé.

Je viens de rétrochroner, songea-t-elle, découvrant sur sa paume l’inscription « J. dans lebureau ».

Elle s’était éloignée de lui ? Le cœur tambourinant dans la poitrine, elle ramassa son couteau rougeet poisseux, et lut aussitôt l’inquiétude manifeste qu’affichait le visage de Jack. Oui, elle avaitrétrochroné, mais elle était de retour, désormais, et il allait lui faire le récit des événements passés.

Un vigile était mort. Son coup de couteau l’avait tué – elle en avait reconnu le point d’entrée danssa chair. Un talkie-walkie crépitait, et le macchabée tenait un Glock dans la main. Dans le bureauflottait une odeur de poudre. Jack et elle se trouvaient à l’intérieur d’un immeuble, au treizième étageau moins. Il faisait nuit. Ils devaient être en pleine mission, elle avait dû rétrochroner pour réparerune bourde quelconque et, de ce fait, avait tout oublié de ce qui s’était passé.

On est à Charlotte ? se demanda-t-elle, consciente de l’humidité ambiante et apercevant par lafenêtre le vertigineux Bank of America Corporate Center.

— Je suis morte une fois de plus, Jack ? murmura-t-elle.— Ce n’est pas passé loin… Allez, faut qu’on file, répondit-il, avant de lui poser une main sur le

coude.Elle tressaillit. Il avait sous le bras le sac qu’elle utilisait pour les missions de courte durée et,

comme hébétée, elle s’en empara.— On a trouvé ce qu’on était venu chercher ? Combien de temps, mon rétrochronage ? lui

demanda-t-elle, hébétée par le spectacle du vigile qui gisait tout près d’elle.Elle n’assassinait que ses assassins…Merde, merde…Elle n’avait jamais supporté le rétrochronage.— Quelques secondes. J’ai tout dans mon téléphone, répondit Jack avant de taper le code de la

porte, qui bipa et s’ouvrit. (Les sourcils froncés, il risqua un coup d’œil dans le bureau attenant : toutétait calme.) De quoi est-ce que tu te souviens ?

De trop peu de chose à mon goût…— Attends…Peri s’agenouilla près du cadavre et découpa un bouton de son costume avec la lame rougie qui

l’avait tué. Cela n’avait rien d’un trophée de guerre : il lui était toujours plus facile de reconstituerses souvenirs avec un talisman sur lequel se focaliser… Elle vit du sang, se remémora la sensationd’un manche de couteau poisseux, l’odeur de la poudre, un goût d… de chocolat ?

— Tu avais réservé quelque part, non ? lui demanda Jack, une étincelle troublante dans le regard.Tu as noté où ? Je n’ai jamais compris pourquoi tu tenais tant à ne rien me dire de nos soirées post-mission…

— Parce que ça m’amuse de te voir gamberger, répondit-elle d’une voix douce, tâchant encore derecouvrer la pleine maîtrise de ses sens.

Jack semblait bien plus stressé qu’à l’accoutumée ; il voulait en finir au plus vite – trop vite – et,le regard posé sur le macchabée, elle peinait à comprendre pourquoi. Le pouls rapide, elle sentit lesblessures d’un passé inconnu la meurtrir soudain. Elle observa un instant la ville endormie au-dehors ; elle ne se souvenait de rien.

— Quel jour sommes-nous ? demanda-t-elle à Jack dont le beau visage s’emplit de douleurlorsqu’il comprit combien le rétrochronage l’avait affectée.

— On regardera sur ton portable, tu as dû noter l’adresse, dit Jack, esquivant sa question. (Il pritson coude avec délicatesse et l’aida à traverser le bureau de la secrétaire, puis une sallelabyrinthique partitionnée en innombrables box aux cloisons basses.) Tu te rappelles où se trouventles ascenseurs ? Mon sens de l’orientation est toujours aussi merdique…

— Je ne me souviens même plus de notre putain de mission, Jack ! Quel jour on est, merde ? luilança-t-elle, cinglante.

Il s’arrêta, puis, après s’être retourné vers elle, fit pivoter avec délicatesse le poignet droit de Peripour lui montrer sa montre… Elle ne portait jamais de montre. Jamais.

— Le 7 février. Excuse-moi, Peri… la journée a été difficile.Peri dévisagea la montre, qui avait tout d’un cadeau de Jack. Noir et chrome, elle avait encore plus

de fonctions que la mère de jumeaux, membre de l’association des parents d’élèves… mais Peri n’enavait pas le moindre souvenir.

— Février ? (Son dernier souvenir remontait à décembre.) J’ai oublié les six dernières semaines !

Combien de temps est-ce que j’ai rétrochroné ?Le visage de Jack se para soudain d’émotions intenses : de soulagement, d’abord… puis d’une

compassion sincère.— Trente secondes, peut-être ? répondit-il en posant une main au creux de son dos, l’invitant à

avancer. Mais tu as altéré le temps de façon assez radicale : tu étais sur le point de mourir. Tu tesouviens du vigile dans le bureau ? C’est lui qui t’a descendue.

Mais c’était lui qu’on mettrait en bière au final… Les modifications à assumer étaient énormes, etelle pouvait s’estimer heureuse de n’avoir perdu que six semaines sur un rétrochronage de trentesecondes. Un jour, elle avait rétrochroné quarante-cinq secondes, mais les changements de la trameavaient été si anodins qu’elle n’avait guère perdu que le temps passé à la réécrire. Il existait desrègles, des lois régissant le phénomène, mais tant de variables pouvaient les influencer que ledénouement de tout rétrochronage tenait souvent de l’imprévisible.

— La voiture est dehors, l’informa Jack en l’aidant à traverser l’étage obscur pour rejoindre lesascenseurs.

Jack marchait un brin plus vite qu’elle. De cette façon, il avait un temps d’avance sur elle, etadoptant un rôle à la pratique éprouvée, remplissait les trous afin qu’elle ne se sente pas trop stupide.En lui emboîtant le pas, elle pouvait au moins faire mine qu’elle savait où ils allaient. Tout cela netenait en rien du hasard, mais d’une routine bien huilée qu’ils pratiquaient depuis trois ans.

— On a réglé le problème avec la caméra de la voiture sud, hein ? demanda-t-il en ordonnant ladescente de l’ascenseur.

Son bavardage nerveux commençait à troubler Peri… Mais il devait être préoccupé, rien de plus,aussi ravala-t-elle une remarque cinglante, n’ayant n’avait nulle envie de mettre davantage son moralà l’épreuve. Si elle ressentait une douleur brûlante au visage, elle n’avait aucun souvenir du coupqu’elle avait reçu. Peu de chances qu’elle arrive encore à danser, mais une partie de billard restaitenvisageable. Mieux valait se détendre un peu avant la séance de reconstitution des souvenirs… Entout cas, c’est ainsi qu’ils procédaient depuis leur première mission ensemble.

Ils entrèrent d’un même pas dans l’ascenseur. Soudain, Jack la prit dans ses bras et murmura à sonoreille, la faisant sursauter.

— Je suis navré… Parfois, je déteste être ton ancre. Te voir te faire tabasser, c’est déjà compliqué,mais être le seul à m’en souvenir, c’est un véritable enfer…

Il la tint à bout de bras, et ils échangèrent un sourire timide. Peri refréna la vague d’émotion quimenaçait de la submerger ; elle pourrait pleurer plus tard… même si elle n’en ferait rien. Préserverl’intégrité du monde durant la génération d’une nouvelle réalité temporelle, c’était son boulot ;témoigner du passé et reconstruire ses souvenirs était celui de Jack. Et c’était ainsi depuis trois ans.

Lorsque l’ascenseur s’arrêta dans un « ding » presque guilleret, Peri prit une inspiration profonde.Elle avait noté quelque part l’adresse du lieu où elle avait réservé – elle le faisait chaque fois, au casoù –, aussi leur soirée ne serait pas un échec complet. Un peu de vin lui ferait du bien, comme lelâcher-prise qui accompagnait chacun de ses tête-à-tête avec Jack.

— Qu’est-ce qu’on était venus chercher ?Jack sembla aussitôt plus détendu.— Tu te souviens de ce virus qu’Opti avait utilisé il y a trois ans pour imposer à l’Asie les

plafonds de pollution fixés par les Nations unies ? Eh bien, cette saloperie avait de la famille…Navré, Peri. Au moins, tu n’as pas oublié l’été dernier…

Il esquissa un sourire qui acheva de gommer toute inquiétude chez Peri. Tandis qu’ils sortaient del’ascenseur, elle mêla les doigts aux siens. Non, elle n’avait pas oublié l’été dernier et, quand bienmême, cela ne l’aurait pas empêchée de tomber de nouveau folle amoureuse de lui.

Chapitre 3

La cage d’escalier restait oppressante malgré les puissants petits spots et la banderoleétincelante – parée de cœurs et de roses – installée là en vue de la fête qui se tiendrait ici la semaineprochaine pour la Saint-Valentin. Peri devait presque monter les marches de profil avec ses talons,mais la musique dont les basses faisaient vibrer les murs semblait la porter vers le loft où setrouvaient les tables de billard. Jack était encore au rez-de-chaussée où il s’entretenait avec leurofficier traitant, Bill, visiblement pour des histoires d’argent. Peri ne put s’empêcher d’en êtrejalouse : Jack et elle pourraient-ils un jour profiter d’un instant de détente sans que ce type vienne lesdéranger ?

Mais, bientôt, sa grimace agacée céda la place à un regard pensif tandis que le souvenir du vigilelui revenait en mémoire. Cet homme dont la blessure au torse avait la taille exacte de sa lame decouteau. Balayant cette image de son esprit, elle poursuivit son ascension, pressée de laisser làl’impression – aussi diffuse qu’absurde – que quelque chose clochait.

Voici qui me fera du bien, songea-t-elle, ravie, en débarquant au premier étage pour découvrir sixtablées de masculinité crasse : bières, ailes de poulet et tapes dans le dos régnaient en ce royaume.Chose plaisante, la faune était disparate ici. Qu’ils soient en jean-chemise de bûcheron ou costard-cravate, ces types se retrouvaient ici pour l’amour du jeu, et cette passion gommait entre eux toutedifférence. Peri huma sans déplaisir la légère odeur de tabac qui s’élevait du feutre vert des tables.Déjà, elle se sentait mieux…

Et puis il fallut qu’un type la remarque et donne du coude à son voisin, qu’un autre se racle lagorge et, bientôt, c’était toute l’assistance qui levait la tête, la détaillant du regard, avant de dévisagerd’un air interrogateur, plutôt que ses courbes envoûtantes, sa mallette homologuée pour queues debillard. Trois tables étaient vacantes, et c’est celle située dans un angle au fond de la pièce qui attirale plus son attention. D’un pas léger, elle se rendit près du casier où se trouvait le matériel de billardet y récupéra une craie et une petite serviette.

Elle se retourna et vit Jack, tout juste arrivé, le sourire rayonnant. Aucun des regards rivés sur Perine lui avait échappé.

— Je ne peux pas te laisser seule une seconde, plaisanta-t-il en l’attirant contre lui pourl’embrasser.

Leurs lèvres s’unirent, et elle se serra contre lui, mue par la chaleur des braises qui couvaient auplus profond d’elle-même ; un désir dévorant que la soirée à venir ne ferait qu’attiser. La musiquefaisait résonner des basses suggestives, et la descente d’adrénaline rendait Peri d’humeur légèrementaguicheuse. Ils se détachèrent l’un de l’autre, et Peri se réjouit d’avoir Jack dans sa vie.

— Cette robe fait son effet, c’est tout, dit-elle, mais il fit « non » de la tête.— C’est le trésor qu’elle pare qui fait son effet, répliqua-t-il, un bras toujours passé autour de sa

taille tandis qu’il relevait la tête pour balayer la salle du regard. Alors, quelle table te branche leplus ? Celle dans le coin, là-bas ?

Elle acquiesça et se dirigea vers la table, tressaillant lorsque la main de Jack lui échappa. Lesregards toujours braqués sur elle, elle traversa la pièce pour se rendre dans le coin isolé, grimaçant

au gémissement électronique d’une table holographique déphasée, heureuse malgré tout quel’établissement n’en possède qu’une de défectueuse. C’était probablement à cause de ladésynchronisation de cette table et de ses graphix tressautant que personne ne jouait ici.

Les basses tambourinaient au travers du plancher, faisant vibrer les jambes de Peri, tandis qu’elleposait son sac à main sur la petite table de bar, puis se laissait glisser sur le tabouret. Si le rythme dela musique semblait diffuser les lumières colorées jusque dans les moindres recoins de ce club chic,leurs spirales éclatantes n’étaient plus que de vagues reflets en comparaison de l’éclat des lampes debillard suspendues bas au-dessus des tables. Même en ce jeudi soir, l’ambiance était vivante,électrisante, mélange grisant d’arêtes et de lignes droites sur fond de mouvements chaotiques et devie.

Exactement ce dont j’avais besoin, songea-t-elle pendant que Jack ordonnait la mise en place dutriangle. Le sourire aux lèvres, elle consulta avec nonchalance le menu connecté du club etcommanda, comme à leur habitude, un panier d’ailes de poulet et deux verres de vin rouge. Latradition voulait que ce soit au gagnant de choisir le dessert, et, si tout se passait comme elle l’avaitprévu, ce serait elle.

— C’est à moi de casser ? demanda-t-elle à Jack lorsqu’il souleva, puis se débarrassa du triangle.Qu’elle ait ainsi oublié où ils en étaient restés de leur dernière partie la troublait.— Si j’ai bonne mémoire, dit-il dans un sourire en tendant à Peri sa queue de billard.Elle quitta lentement son tabouret de bar, se pencha et plaça son avant-bras sur le rebord de table

vernissé… Son œil tuméfié la lança alors qu’elle préparait son coup. La queue de billard glissa entreses doigts comme de la soie sur de la peau… une fois, deux fois, puis fusa… Le triangle se brisa dansun fracas familier, et Peri se redressa aussitôt.

Tout sourires, elle observa les billes s’éparpiller et le 9 tomber dans l’une des poches. En raisondu vacarme au-dessous, elle le ressentit davantage qu’elle l’entendit, mais ce n’en fut pas moinssatisfaisant. Autour de Peri et Jack, l’intérêt des hommes pour la jeune femme n’en grandit qued’autant plus : ils avaient affaire à une connaisseuse.

Jack soupira.— Je sens que je vais attendre un moment, moi, plaisanta-t-il, l’air faussement attristé.— Qui sait ? Je vais peut-être manquer un coup, le taquina-t-elle, avant d’expirer et de préparer le

tir suivant.— Permets-moi d’en douter, grommela-t-il, la fine couche de verroptique qu’il tenait sur sa paume

se mettant à briller comme il consultait sa messagerie.— La 10 dans le coin, avec la bande, murmura-t-elle, se sentant déjà mieux.La queue de billard rendit un bruit étouffé contre la bille, et Peri se redressa et la tint contre sa

cuisse… La 10 tomba dans la poche. Elle manqua le coup suivant. Leur vin était arrivé et, tandis queJack regardait ailleurs, elle se permit de commander le dessert. Elle tricherait s’il le fallait, mais ilperdrait cette partie.

— À toi de jouer, lui lança-t-elle en revenant à leur table de bar où elle lui caressa le visage,effleurant tout juste sa barbe de trois jours. (Ce que j’aime le voir aussi détendu, songea-t-elle, tristede l’avoir trop rarement vu ainsi.) J’en ai planté trois !

— Oh ! petite forme, dis donc, la taquina-t-elle en prenant sa queue de billard. Je sens déjà l’odeurde la tarte aux pommes !

— N’y compte pas trop, rétorqua-t-elle, se contenant au mieux tandis qu’il s’approchait de la table

pour étudier la disposition des billes.Au-dessous, la musique se fit plus lente, tandis qu’à l’étage les lumières perdaient en intensité et

décrivaient sur le sol des cercles mouvants. Tandis que Jack se mettait en position pour son coupsuivant, Peri fit défiler le menu et commanda du gâteau au chocolat, tout en attendant le bon momentpour déconcentrer son partenaire.

— Comment va Bill ? lui demanda-t-elle soudain.Jack tressauta : fausse queue… La bille tourbillonna lentement et n’en toucha aucune autre. Il se

renfrogna, bien conscient que Peri l’avait fait exprès.— Je t’ai vu vérifier deux fois tes messages, reprit-elle alors qu’il se redressait.— Toujours aussi anxieux… Je sais bien que c’est notre moment à tous les deux, mais je

commençais à en avoir ma claque d’esquiver ses messages. En résumé, ils ont déjà trouvé le corps, etil voulait s’assurer qu’on allait bien.

Peri grimaça ; laisser un macchabée derrière eux, quel boulot d’amateur…— Tu lui as dit que j’avais rétrochroné ? lui demanda-t-elle, redoutant déjà le débriefing imposé

après chaque réécriture temporelle.Jack évita son regard.Inhabituel…Peri se renfrogna.— Il veut qu’on aille le voir dès notre arrivée à Détroit, expliqua Jack. Il ne nous demande pas de

nous dépêcher, mais il préférerait qu’on évite de… Comment est-ce qu’il a dit ça, déjà ? Ah ! oui :« qu’on évite de trop s’attarder sur le fricotage »…

Rien que d’imaginer ce type charpenté et d’une bégueulerie incongrue prononcer ces mots, Perileva les yeux au ciel. Elle souffla sur le bout crayeux de sa queue de billard et sourit, prenant le partide ne pas tenir rigueur à Jack d’avoir parlé boulot pendant leur tête-à-tête. Les lumières avaientregagné en vigueur, et dansaient désormais au plafond.

— Tu me ménages, c’est ça ? lança-t-elle en s’avançant vers la table d’un pas de louve. Je suissûre que tu l’as fait exprès.

— Oh ! c’est juste que j’adore te voir manier une queue… de billard, la taquina-t-il en se plaçantderrière elle, les yeux étudiant les billes sur la table.

— Tu adores surtout mater mes fesses, répliqua-t-elle.Il sourit et, d’une main délicate, cala une mèche des cheveux de Peri derrière son oreille.— C’est qu’elles sont vraiment canon, Peri…Elle rit, mais se détacha de lui…— Peut-être que si je tente cet angle-ci, dit-elle, soudain grisée par leur jeu de séduction.Elle se pencha sur la table… Jack était tout proche. Très proche.— C’est presque ça, attends, surenchérit-il en se penchant sur elle, provocant. Comme ça… Mais

c’est peut-être un peu trop… dur pour toi…Il entrait dans son jeu.— Que ce soit dur, ça ne m’inquiète pas, commenta-t-elle, excitée par la proximité de Jack, la

chaleur de son corps tout proche. C’est que la queue puisse être un peu courte qui me tracasse.— Hmm…Il lui sourit… Il n’était plus qu’à quelques centimètres à peine.— Comme ça, c’est mieux ? dit-elle sans le quitter du regard.

Il se passa la langue sur les lèvres.— C’est mieux, oui. L’angle est parfait… Un coup, et ça rentrera… droit dedans.Jack se trouvait désormais bien trop près pour qu’elle puisse se concentrer convenablement. De

toute évidence, il faisait son possible pour qu’elle rate son coup – entre autres choses –, si bienqu’elle redoubla de concentration avant d’expirer, puis de jouer… Elle sut avant même que la billeait parcouru trente centimètres que son coup était trop court.

— Raaah… Eh merde ! se plaignit-elle en se redressant. À toi de jouer, lui lança-t-elle enretournant à leur table.

Elle se hissa sur le tabouret ; son gâteau était arrivé. Elle ferma les yeux pour mieux ressentir lesbasses puissantes de la musique, sa confiance en elle renaissant à mesure que les vibrationsanimaient son corps entier. Elle ne put s’empêcher de se demander comment elle avait déniché unendroit pareil. Peut-être était-ce Bill qui le lui avait suggéré ? Il savait que Jack et elle avaient pourhabitude de se régaler d’une partie de billard et d’un bon dessert après leurs missions.

Son sourire s’évanouit sitôt qu’elle repensa à ce qui l’attendait.Six semaines…Comment Jack allait-il pouvoir lui restituer autant de souvenirs ?Cela dit, qui était capable de conter en détail les six dernières semaines de sa vie ?Une bille en percuta une autre.— Et de deux ! lança Jack. (Elle ouvrit les yeux.) Si je gagne, tu peux te brosser pour manger ce

qu’il y a dans ton assiette.D’humeur joueuse, Peri laissa glisser un doigt sur sa part de gâteau pour en retirer un peu de

glaçage.— C’est bien de fantasmer, Jack, rétorqua-t-elle, s’assurant qu’il ne la quittait pas des yeux tandis

qu’elle léchait sur son doigt le sucre parfumé au whisky.La douceur inattendue de ce jeu et de la crème alcoolisée réchauffa aussitôt la gorge et le ventre de

Peri et, lorsque Jack se retourna vers la table pour jouer son coup, elle prit une profonde inspirationqui ne fit qu’accentuer son doux vertige.

Les billes claquèrent les unes contre les autres, et Peri lâcha un cri triomphant : la noire venait detomber de façon prématurée dans l’une des poches, annonçant la défaite de Jack. D’une indifférencemanifeste, Jack posa sa queue de billard sur la table et se rapprocha de sa partenaire.

— OK, tu as gagné, annonça-t-il d’une voix douce en passant ses bras autour de sa taille, avant dela cajoler avec tendresse. Comme toujours, ajouta-t-il dans un murmure.

Elle soupira en savourant l’érotisme de leur jeu au rythme – de plus en plus lent à mesure que lasoirée avançait – de la musique venue d’en dessous. Ensemble, ils observèrent la piste de danse encontrebas : elle danserait bien, qu’importe son coquard. Ils dansaient déjà, de toute façon, non ? Jack,debout près du tabouret sur lequel elle était assise, la berçait lentement.

— Dis-moi, Peri, tu as déjà songé à raccrocher ?Elle s’immobilisa et tourna la tête vers lui, décontenancée.— Quitter Opti ?— Pourquoi pas ? dit-il aussitôt pour ne pas lui laisser le temps de développer. Je n’imagine pas

de vie plus épanouissante pour moi qu’à ton côté à ne rien faire d’autre que… ça. Sur la côte, peut-être ? Au bord de la mer ?

Ce n’était pas la première fois qu’ils en discutaient, mais jamais ils n’avaient abordé la question

un jour qu’elle se sentait aussi décontractée, aussi… vulnérable et susceptible d’accepter. Non,impossible pour elle de raccrocher. Elle n’existait que pour et par son travail.

— Tu finirais par en avoir marre d’avoir du sable plein le boxer, non ?Il se pencha et lui déposa un baiser sur le front.— Si tu es avec moi, jamais. Et tu sais quoi ? Je te promets du gâteau au chocolat tous les jours.

Pas la moindre exception.Quitter Opti ? Inenvisageable.— Jack, protesta-t-elle.Soudain, elle se tut, l’estomac noué : les lumières, passées du rose à un blanc éclatant, donnaient

au visage de son homme une pâleur artificielle…« Ne t’éloigne pas de moi ! »La phrase, sortie de nulle part, venait de lui revenir en mémoire, assortie de l’image du visage

tendu de Jack qui se superposait à celui, apaisé et heureux, qu’il affichait à présent. Or, cet échosingulier avait la voix de Jack.

Je me suis éloignée de lui, songea-t-elle, retenant son souffle tandis qu’elle baissait les yeux verssa paume pour y découvrir son message presque effacé : « J. dans le bureau ».

— Jack, murmura-t-elle, le goût du chocolat et du whisky mêlés encore puissant sur ses lèvres.Ses paupières se mirent à papillonner, et elle s’abandonna aux bras de Jack, fauchée par une

soudaine sensation de vertige. Elle retint son souffle : c’était comme si, maintenue hors du temps, elleobservait sa vie défiler sous ses yeux.

« C’est une liste, beauté. »La voix et l’image d’un homme venaient de lui revenir en mémoire. Il portait un costume et

mangeait un chocolat, l’air suffisant et sûr de lui. Elle se lécha les lèvres comme pour goûter laconfiserie, dont l’amertume lui fit l’effet d’une gifle et, sans trop savoir pourquoi, elle sentit une rageintense poindre en elle.

— Jack, murmura-t-elle de nouveau, sa voix noyée par la musique.Mais la colère disparut aussitôt, soufflée par un sentiment étrange de désespoir et d’abattement…

Une séparation ? Non… Une traîtrise. Elle leva vers Jack des yeux écarquillés comme pour lesupplier de baisser la tête vers elle, et lui serra la main jusqu’à ce qu’il s’exécute.

— Qu’y a-t-il ?Sur le visage de Jack, l’ivresse céda la place à l’inquiétude.Elle cilla, bouche bée, noyée par la déferlante de questions qui saccageaient son esprit. Elle

essaya de se ressaisir, de parler et, lorsqu’il se pencha tout près d’elle, l’odeur de chocolat et dewhisky la prit à la gorge, la frappant purement et simplement d’aphasie. Soudain prise de panique,elle sentit une douleur fulgurante lui poignarder la main et, baissant les yeux, découvrit qu’elle laserrait comme un étau… comme lorsqu’elle maniait une lame.

— Peri ! (Jack contourna le tabouret pour lui faire face et la prit par les bras.) Que se passe-t-il ?Elle baissa les yeux, la lumière sur le visage de Jack rendant la scène plus insupportable encore.

Incapable de le regarder, elle revécut, horrifiée, ces quelques secondes durant lesquelles elle avaitrepoussé le vigile : il empestait le whisky, et elle avait encore sur la langue le goût du chocolat. Ill’avait étranglée, si bien qu’elle avait dû le tuer pour sauver sa peau… Tout cela, elle n’aurait pas dûs’en souvenir, pourtant ! Pas tant que Jack ne le lui avait pas raconté ; n’en avait pas fait sa nouvelleréalité !

— Peri, regarde-moi, l’interpella Jack après avoir rapproché un tabouret à quelques centimètres àpeine de Peri qu’il tenait fermement de peur qu’elle s’effondre, ses yeux bleus lourds d’inquiétude.Là… Regarde-moi…

— Ça… ça va aller…, mentit-elle d’une voix râpeuse. Mnémoflash, lui confia-t-elle dans unmurmure.

Apeuré, Jack écarquilla les yeux. Une main toujours contre Peri pour la soutenir, il se tourna versl’escalier. Peri déglutit et acquiesça à cette invitation silencieuse. Tout le monde avait une propensionnaturelle à minimiser les choses lorsqu’elles tournaient mal, mais Peri ne jouerait pas à ce petit jeuavec un mnémoflash, ces foutus résidus mémoriels ressuscités par l’odorat. En soi, le phénomène,déjà, était une plaie de la pire espèce, mais si l’on ne s’en souciait pas et le laissait s’installer ilpouvait provoquer un TPM, un trouble paranomnésique, c’est-à-dire qu’en pratique les réalitésjumelles lutteraient dans son inconscient jusqu’à ce que l’une s’impose à sa mémoire. Pour lesancres, se souvenir en détail des deux réalités n’avait rien d’un défi, mais pour les drafters… celafinissait invariablement par les rendre fous. En plus d’être responsable de la moitié du boulotpendant les missions, l’ancre devait s’assurer qu’après l’utilisation de son pouvoir le drafter retrouveune mémoire à la fois limpide et fiable.

Le fait que Peri ait subi un mnémoflash avant qu’il ait pu reforger sa mémoire n’était pas de bonaugure : il s’était passé quelque chose, quelque chose de si traumatique que son esprit luttait pours’en souvenir. Le fait d’avoir dû tuer un vigile pour sauver sa propre vie ne pouvait être suffisant…Quelque chose d’autre la hantait.

« C’est une liste, beauté. »La phrase lui revint une fois encore, et le goût du chocolat et du whisky l’assaillit de nouveau.— Il faut qu’on file d’ici, dit-elle, hagarde, tandis qu’elle se laissait glisser au bas de son tabouret.

J’ai besoin… de rentrer à la maison, Jack…La maison, comme disait Peri, se trouvait à plus de mille deux cents kilomètres au nord, alors ils

devraient se contenter de n’importe quel autre endroit à la place.— OK. Très bien…Jack passa un bras autour de la taille de Peri, la maintenant comme si de rien n’était. Lorsqu’il

posa le regard sur leurs queues de billard, elle émit un gémissement discret.— T’as pas intérêt à les laisser ici… Je veux mon sac, aussi, dit-elle.Il acquiesça et la soutint tandis qu’elle retrouvait peu à peu son équilibre, luttant contre la

tourmente vertigineuse des souvenirs qui bataillaient pour remonter à la surface.Elle reconnaissait à peine l’escalier, et Jack dut presque la porter jusqu’au rez-de-chaussée.— On sort fumer ! tonna Jack à l’attention du portier qui poussa le battant devant eux. Gardez-nous

la table.Peri savait pertinemment qu’ils ne reviendraient pas.La porte de la boîte se referma derrière eux, et Peri leva la tête, écoutant quelques secondes la

musique étouffée qui martelait cette nuit humide de février. Elle rougit, gênée. Elle ne s’était pasévanouie, mais elle avait l’impression d’être une gamine effrayée par des fantômes.

— Ça va mieux, murmura-t-elle.Jack fit « non » de la tête, les traits de son visage durcis par la lumière trop brute des lampadaires,

tandis qu’ils marchaient jusqu’à leur voiture.— Hors de question de minimiser un mnémoflash. Ils sont trop dangereux, dit-il sans ralentir

l’allure. On rentre tout de suite. Je prends le volant.— Je te dis que ça va mieux, merde ! protesta-t-elle, vexée d’être la cause de ce changement de

programme précipité.— Je n’ai jamais dit que tu n’allais pas bien, répliqua Jack. Mais ça ne change rien à l’affaire, on

rentre.— OK, OK, grommela-t-elle en se détachant de lui après avoir lutté pour retrouver son équilibre.L’air frais l’avait revigorée, mais elle se sentait encore gênée d’avoir tout fichu en l’air ; et Jack

qui refusait de s’éloigner de plus de dix centimètres, même après qu’ils eurent retrouvé la Mantis…— Monte, l’invita-t-il en lui ouvrant la portière côté passager, la serrure biométrique se

déverrouillant sitôt qu’elle eut reconnu son empreinte.La voiture se mit à ronronner de satisfaction, et Peri lâcha un soupir, les doigts tremblants tandis

qu’elle se glissait dans le fauteuil en cuir. La portière se referma en rendant un bruit feutré qui endisait long sur le nombre de zéros qu’avait dû afficher la facture du véhicule et, son sac sur lesgenoux, elle ranima le bolide d’une pression sur un bouton. Le moteur ravivé partit d’un rugissementsatisfait et, snobant l’accueil chaleureux de l’ordinateur de bord – et la question qui suivit, à savoirs’il fallait ou non enregistrer un nouveau conducteur, puisqu’elle se trouvait sur le siège passager –,elle ordonna d’une pression sur un autre bouton le réchauffement des sièges, avant d’éteindre lamusique. Pendant ce temps, Jack repliait leurs queues de billard et les jetait dans le coffre.

Peri n’aimait pas laisser sa voiture dans la rue. Non que quiconque puisse la voler ; le problèmevenait du fait que les Mantis étaient interdites hors de Détroit en raison de la peinture – à la couleurchangeante – qui, en captant la lumière solaire, rechargeait la batterie. Cela étant, il y avait fort àparier que des flics préféreraient profiter du spectacle que de mettre le bijou en fourrière, la Mantisressemblant peu ou prou à une version plus classe et luxueuse de la Porsche Boxster.

Jack contourna l’avant du véhicule en trottinant, gratifiant Peri d’un sourire encourageant tandisqu’il entrait dans la voiture et attendait qu’après l’avoir reconnu elle lui autorise l’accès au systèmede conduite.

— On sera chez nous avant l’aube, Peri. Tout va rentrer dans l’ordre…— Je vais bien, je te dis, s’offusqua-t-elle, même si elle brûlait de retrouver son chez-elle.Ce foutu mnémoflash avait tout gâché. Elle avait sauvé la vie de Jack un nombre incalculable de

fois, et lui avait sauvé la sienne trop souvent pour qu’elle puisse en garder le compte exact, pourtant,tandis qu’il coupait le moteur de chauffe et entrait sur l’autoroute, Peri sentit poindre en elle unsoupçon d’inquiétude qui se changea bientôt en odieux pressentiment : si elle ne se souviendrait quede l’une des deux réalités en conflit, Jack, lui… se souviendrait des deux.

Chapitre 4

Une migraine lui martelait les tempes, certes, mais ce fut l’odeur des composants électroniques etdu plastique chaud de son exoskin qui le poussa à l’éveil. Silas grogna et se redressa d’un bond, maisse prit aussitôt la tête dans les mains en gémissant. Les yeux plissés, il se découvrit assis devant unepetite table et reconnut immédiatement la pièce exiguë et neutre de quatre mètres sur quatre danslaquelle il se trouvait. Une vague de colère l’envahit aussitôt, aggravant sa migraine.

— Mais quel putain de crétin, maugréa-t-il, remontant une manche de son exoskin pour y découvrirla minuscule plaie qu’y avait laissé une fléchette.

Ils l’avaient neutralisé à l’aide d’une dose de produit qui aurait mis KO un pachyderme, avant dele ramener dans cet enfer qu’il avait mis tant de détermination et d’efforts à quitter. Son derniersouvenir, c’était sa voiture ; il se rendait sur le lieu de l’intervention… Il baissa sa manche, non sansmal, l’exoskin étant une taille trop petite.

— J’en ai fini avec ces conneries, lâcha-t-il à l’attention de celle qui, il le savait, l’observait. Tum’entends ? répéta-t-il d’une voix plus forte. Terminé, Fran ! Baste !

Le carillon résonna dans la pièce, et il grimaça, rageur qu’ils puissent percevoir l’accélération deson pouls.

Putain d’exoskin… Putain de crétin de les avoir aidés à la concevoir…— Bonjour, professeur Denier, le salua une femme d’une voix douce. Je te présenterais bien mes

excuses, mais, soyons honnêtes, nous savons tous deux que si je m’étais contentée de t’inviter ici onne t’aurait jamais revu.

Silas se redressa sur sa chaise et croisa ses bras d’aurochs, si puissants que l’exoskin se para dezébrures, là où le tissu était mis à l’épreuve.

— J’ai honoré ma part du contrat. Ouvre la porte.— Mais ouvre-la toi-même, je t’en prie, répondit Fran sur un ton d’une assurance aussi moqueuse

qu’agaçante.Silas grimaça, offensé. Il n’était pas agent, lui, mais concepteur, inventeur… un innovateur dont le

terrain de jeu se situait au croisement du confort rassurant de l’électronique et de l’imagination sanslimites de l’esprit humain. Et voilà qu’ils attendaient de lui que, comme l’un de ses rats, il se perdedans un labyrinthe ?

— Vous ne m’imposerez pas ça…— Oh que si !Une onde d’énergie le parcourut soudain, crispant ses muscles et lui arrachant un grognement de

surprise. L’exoskin… Silas tenta d’entrer en contact avec la puce cognitive de la tenue, mais étouffabientôt, après qu’on avait ordonné aux ondes d’énergie de contracter le tissu autour de son cou. Silassuffoquait, son corps pris de convulsions débilitantes… qui cessèrent aussi vite qu’elles avaientcommencé. Son ardeur soufflée, il gisait sur le sol aux dalles en amiante…

Enfoirée…— Allez, lui ordonna Fran, avant que ne retentisse une fois de plus la petite mélodie électronique.Dire que c’était lui qui avait choisi ces quelques notes… Rien n’aurait pu l’énerver davantage à

cet instant précis.La respiration sifflante, Silas se redressa et, s’emparant du dossier de la chaise, il la projeta contre

le panneau de verrouillage de la porte, la faisant voler en éclats contre le panneau cabossé. Hurlantde fureur, il se rua vers la porte et frappa le panneau du poing, jusqu’à ce que la lumière s’éveille etque des volutes de poussière planent, aériennes, jusque sur le sol.

— Ne sois pas idiot, Denier, commenta Fran tandis que Silas léchait le sang sur ses phalangesmeurtries. Tu as quelque chose à me dire ? Tu veux me prouver que je me trompe ? Sors donc de cettepièce…

— Je ne suis le cobaye de personne, maugréa-t-il.Il grimpa sur la table et, debout, se mit à frapper le plafond. La connexion audio étant encore

active, il entendit les cris de frustration de ses geôliers et ne put s’empêcher d’y prendre plaisir.Toutes ces années de musculation finissaient par payer… D’une traction, il se hissa dans

l’interstice entre le plafond et le sol de l’étage supérieur. Il faisait plus frais, ici, et Silas distinguaitsans mal les démarcations de chacune des pièces de l’étage. Ces crétins n’avaient rien modifié à lastructure du bâtiment… Prudent, il suivit les arêtes des murs les plus robustes, le dos voûté.

— Silas ! reviens immédiatement en salle d’entraînement ! Au sol ! hurla Fran dont le plafondétouffait la voix.

— C’est moi qui aie dessiné les plans de cet endroit, vous l’avez oublié ? grommela-t-il,s’assurant d’avoir dépassé les salles d’entraînement avant de se laisser glisser à travers un panneaudu faux plafond jusque dans un couloir.

L’atterrissage fut rude : ses chevilles hurlèrent, et il dut jouer des bras pour ne pas perdrel’équilibre et finir face contre terre. Des filets de poussière pleuvaient sur lui, mêlés à quelques boutsde faux plafond. Il se redressa, grimaçant en découvrant devant lui cinq hommes en tenue de combatqui pointaient leurs armes sur lui. Il se sentait vulnérable dans cette exoskin inconfortable quienserrait ses chairs telle une peau une taille trop petite.

Ses talons claquant sur le sol, une femme d’un certain âge aux cheveux courts teints en blond sefraya un passage entre les agents et se planta devant lui.

— Oui, tu as conçu tout cela, Denier, et c’est justement la raison de ta présence ici. Et puis tu asune dette envers nous.

— Je ne vous dois rien, j’ai quitté Opti. Et surtout vous.— Si tu n’appartiens plus à Opti, alors tu es un agent de l’Alliance… Opti ou pas, d’ailleurs, tu es

un agent de l’Alliance, dit-elle.Son parfum, presque agressif, envahissait le couloir, et Silas retint son souffle pour mieux réprimer

un éternuement. N’importe quelle autre femme aurait eu l’air ridicule dans cette tenue – tailleur rougeflamboyant orné d’une petite orchidée de soie –, entourée de molosses en armures d’intervention,mais pas Fran : son assurance extrême la rendait crédible en toutes circonstances.

Pour autant, elle avait toutes les raisons d’afficher une telle confiance en elle. L’Alliance étaitconstituée de renégats d’Opti convaincus que le gouvernement outrepassait ses droits en usant dupouvoir de remonter le temps. Ils avaient rendu leur fronde publique, quand bien même leurs rangscomptaient nombre de drafters et d’ancres, un secret qui, s’il venait à être révélé, verrait sans nuldoute la population paniquée les traquer et les abattre sans autre forme de procès. Aussi l’Allianceœuvrait-elle en secret, ses actions financées par quelques mécènes… dont Fran. Du point de vue deSilas, passer d’un camp à l’autre ne signifiait guère autre chose que passer d’un boss assoiffé de

pouvoir à un autre.Fran tenait à la main le dossier de Silas. La photo, vieille de trois ans – qui le montrait le crâne

tondu et en blouse blanche –, n’était plus vraiment d’actualité, mais elle n’en restait pas moins fidèle.Il avait pris du muscle, depuis, mais il avait toujours été charpenté ; une carrure qui lui avait valu lesurnom de Hulk de la part de ceux qui ne l’appréciaient guère… et ils étaient nombreux.

Fran le toisa des pieds à la tête, un sourire satisfait sur les lèvres. Silas trépigna, mal à l’aise, secouvrant l’entrejambe des mains pour se protéger de ce regard intrusif.

— J’ai raccroché il y a trois ans, et rien n’a changé. Qu’est-ce que vous allez faire ? Medescendre ?

— Oh si ! la situation a bel et bien changé, le contredit Fran en ordonnant d’un geste aux hommesen armes de reculer. On nous a informés ce matin même qu’elle pourrait être prête à nous rejoindre…

Un sentiment ambivalent d’exultation et de trahison mêlées l’envahit aussitôt à la nouvelle.— Elle pourrait être prête ? demanda-t-il doucement. Soyez sérieux, vous vous voilez la face !

tonna-t-il soudain en agitant les bras, se calmant sitôt que les gardes l’eurent menacé de leur canon.Ce plan est voué à l’échec depuis le début ! Ça ne marchera pas ; que ce soit dans un an ou dans dix,vous vous planterez ! Chaque fois qu’elle apprend quelque chose, Opti lui lave le cerveau et elles’essouffle un peu plus ! C’était une sale idée, Fran. Une sale idée… Tout ce que tu fais, c’estempirer les choses, et je n’ai aucune envie d’apporter ma pierre à cet édifice.

Fran fit claquer le dossier du professeur contre son torse.— Mets à jour ton dossier. Tu pars demain, tout a déjà été mis en place. Tu as même un vieil ami

qui t’attend.Les lèvres retroussées, il préféra ne pas réagir. Il avait beau se sentir ridicule dans l’exoskin, il

refusa de déposer les armes.Des petits soldats de plomb qui partent en guerre, voilà ce que vous êtes…— Tu refuses de m’écouter.— Non, répliqua Fran en le poussant d’un bras, l’envoyant percuter l’un des gardes. C’est toi qui

ne m’écoutes pas. (Elle s’approcha à quelques centimètres de lui et leva la tête pour le défier duregard, la lumière révélant sur son visage les indices d’interventions chirurgicales.) Ce qu’elle saitnous est nécessaire, et c’est parce qu’elle l’ignore, cette fois, que la mission fonctionnera. Vas-y etrécupère ce dont nous avons besoin. Et vite, avant qu’ils ne comprennent ce qui se passe et qu’ils lareformatent. Tu veux que tout cela en finisse ? Alors, bats-toi pour que ça arrive !

Quand bien même, la fin de cette horreur ne signifierait jamais un retour à la normale. Rageur,Silas se tourna vers le garde qu’il avait percuté et lui jeta un regard noir jusqu’à ce qu’il fasse un pasde côté pour le laisser passer. Devant lui, le couloir était désert.

Ces gens n’avaient aucun droit de le retenir ici, et ils le savaient. Lui aussi.— J’ai besoin de toi, Silas, l’interpella Fran d’une voix presque suppliante. Qu’est-ce que tu vas

faire, de toute façon ? T’en retourner à tes lubies ? Astiquer tes reliques et jouer à être quelqu’und’autre ? Tu es un maître en ton domaine, Silas, et le meilleur qui soit… Tout ce génie gâché pour desbêtises…

Il se retourna et les observa, elle et ses hommes, ces soldats impliqués dans une guerre dont nul oupresque n’avait connaissance. Il n’avait rien d’un génie, il en était convaincu, il avait juste eu lachance de jouir d’une perspective singulière sur le monde.

— Tu t’es servie de moi.

— Et n’ai-je pas eu raison ? lança-t-elle, le visage paré d’un enthousiasme feint. Tu es notre seulechance d’en finir avec tout ça ; la seule personne assez intelligente pour concevoir les conséquencesdésastreuses qu’aurait notre inaction, et assez compétente pour tout arranger. Ne l’abandonne pas,Silas. Pas maintenant !

Les mâchoires serrées, Silas se détourna d’elle et remonta le couloir d’un pas déterminé, l’exoskinasphyxiant le moindre de ses muscles. Ses vêtements devaient l’attendre quelque part par ici… Savoiture aussi, avec un peu de chance.

— Tu pars tout à l’heure ! lui lança Fran, la voix teintée d’une assurance insolente. Dix-sept heurestapantes !

— Je doute qu’il viendra, souffla l’assistant de Fran à son oreille.Silas pesta en silence en entendant son rire.— Oh ! il viendra. Assurez-vous simplement que nous aurons une tenue à sa taille à lui proposer.

C’est qu’il a de la carrure, notre Denier…Agacé, Silas accéléra l’allure, se dirigeant vers le garage. Il ne supportait pas qu’elle le connaisse

si bien. Il laisserait les minutes s’égrener en pestant à tout rompre, casserait peut-être un ou deuxobjets de valeur, puis, à 16 h 50, il finirait par se présenter sur le lieu du rendez-vous. Fran avaitraison. Il doutait d’être leur meilleure carte, mais si quelqu’un devait s’y coller, il refusait que ce soitun autre que lui.

Chapitre 5

Les yeux clos, Peri s’attardait sous la douche de l’hôtel, la bulle de chaleur et de vapeur d’eauapaisant tous les muscles de son corps meurtri. Il n’était pas rare qu’elle finisse blessée après unemission. Ce qui l’était, en revanche – et qui avait tant troublé Jack qu’il avait conduit toute la nuit –,c’était ce fichu mnémoflash.

Renfrognée, Peri s’empara de la bouteille de shampoing. Elle se sentait fébrile, comme si uneombre surgie du passé menaçait de l’emporter à tout instant dans les ténèbres. Les déclencheurs dumnémoflash lui semblaient évidents : le goût du chocolat, l’odeur du whisky et le visage pâle de Jacksous les lumières blanches du night-club. Pour autant, elle n’osait pas y penser. Pas avant que Jacksoit revenu avec leur petit déjeuner, en tout cas.

Son partenaire avait tant voulu rentrer à Détroit qu’il avait été difficile de lui imposer une halte, cematin. Il avait roulé toute la nuit, veillant sur elle durant son sommeil, et il était épuisé. Tout àl’heure, elle insisterait pour prendre le volant durant la dernière portion du trajet. D’autant plus quec’était sa voiture, non ? Et puis elle n’était plus si affectée que cela, et cela irait encore mieux aprèsla défragmentation. Qui plus est, ce n’était pas si souvent qu’elle pouvait baisser la capote de saMantis et laisser filer son bolide jusqu’à ce que la peinture photovoltaïque vire de son noir et argenthabituel au blanc qu’elle affichait lorsque, au soleil, elle passait en mode basse consommation.

Elle avait dû jouer la carte de la fringale pour le convaincre de s’arrêter dans un routier peuengageant. Les choses en amenant une autre, elle avait demandé à prendre une douche dans le motelattenant – moins engageant encore – pendant qu’on préparait leur petit déjeuner. Si tout se déroulaitcomme elle le souhaitait – ce qui était le plus courant –, leur pause se muerait bientôt en séance dedéfragmentation. Après cela, Jack s’endormirait, incapable de résister à la fatigue plus longtemps.Depuis trois ans qu’ils se sauvaient mutuellement la vie, elle avait en lui une confiance aveugle.Pourtant, quelque chose lui soufflait de ne pas croiser la route de leur employeur avant que Jack aitterminé de refaçonner sa mémoire. D’autant plus qu’un mnémoflash était venu chamboulerl’équation…

L’inquiétude de Jack était légitime, mais une défragmentation mémorielle restait le moyen le plusrapide et le plus sûr d’éviter tout nouveau mnémoflash.

Si on ne le fait pas, les hallucinations suivront, pensa-t-elle en appliquant de l’après-shampoingsur ses mèches brunes.

Ses bras la faisaient souffrir. Cela faisait un moment qu’elle n’avait pas ressenti cela, mais çan’avait rien d’inhabituel. Des hématomes, quelques brûlures dues à de la moquette, probablement…Elle détestait l’amnésie induite par le rétrochronage… Sans Jack, elle resterait totalementdéconnectée de cette nouvelle réalité. Seule. Perdue.

Jack va tout me raconter, se rassura-t-elle, s’attardant sous la douche en se demandant si sa mèreétait morte durant ces six dernières semaines. Elle ne savait trop quoi en penser, d’ailleurs… Paranalogie, elle repensa à son premier rétrochronage ; le premier dont elle se souvenait, en tout cas.Elle avait dix ans et, tandis qu’elle se balançait bien trop haut dans une aire de jeu, s’était fracturé unbras en tombant. C’était probablement une montée d’adrénaline – consécutive au choc qui lui avait

coupé le souffle – qui avait provoqué le rétrochronage. Depuis, elle avait appris à maîtriser sonpouvoir et pouvait rétrochroner quand elle le souhaitait… Bien entendu, la peur de mourir la poussaittoujours – et malgré elle – à remonter le temps. D’ailleurs, ce jour-là, elle avait vraiment pensé êtremorte : quand elle avait rouvert les yeux, elle avait vu une projection d’elle-même suffoquer sur lesol, au pied de sa mère en pleine crise de panique.

En tout cas, c’était le souvenir dont le docteur Cavana – un pédopsychiatre qui l’avait suivie delongs mois après l’épisode du parc – l’avait aidé à se remémorer durant sa première défragmentation.On lui avait expliqué qu’elle avait été frappée par de l’amnésie post-traumatique après sa chute, que,des nuits durant, elle s’était réveillée, suffocante, convaincue d’avoir un bras cassé – ce qui n’étaitvisiblement pas le cas –, si bien que sa mère, paniquée, avait pris la décision extrême qui allaitchanger à tout jamais la vie de la fillette.

Le docteur Cavana était un vieux type plutôt bienveillant qui travaillait pour la branche secrète dugouvernement qui détectait et évaluait de potentiels drafters et ancres ; cette même organisation pourlaquelle elle travaillait aujourd’hui. Bien plus compétent qu’une ancre traditionnelle, il pouvaitpénétrer dans l’esprit d’un drafter et y reconstruire – sans la moindre douleur – des fragments deréalité dont il n’avait même pas été témoin. Cette aptitude unique lui avait valu une surprotection à samesure, mais elle ne doutait pas une seconde qu’au besoin il aurait pu sans mal tuer un homme lui-même en cinq secondes à peine.

C’était Cavana qui lui avait enseigné ce qu’étaient les drafters et les ancres, et expliqué que, si elletravaillait dur et suivait la formation nécessaire, elle pourrait rejoindre l’organisationgouvernementale armée clandestine créée dans les années 1960 pour débusquer les espions russespendant la guerre froide, combattre le terrorisme, faire tomber des barons de la drogue ou rejoindren’importe quel autre combat que l’État jugerait prioritaire. Les agents d’Opti, lui avait-il expliqué,modifiaient le présent pour redéfinir l’avenir, et étaient impliqués dans tout type de mission, dudéveloppement de la fusion douce à la légalisation des organes synthétiques, quand ils nechapeautaient pas les missions de découverte de Mars des Finlandais, s’assurant que ceux-ci,financés par les États-Unis, y parviennent avant les cosmonautes de Poutine.

Quiconque avait déjà fait l’expérience du déjà-vu pouvait être formé à se souvenir de réalitéstransfigurées ; la capacité des ancres de mêler leur esprit à celui d’un ou d’une drafter pour yremodeler la réalité, en revanche, était une aptitude rare. Plus rare encore était celle des drafters, cesagents qui oubliaient à la fois la réalité altérée et celle qu’il venait d’écrire. Cavana n’était paspédopsychiatre par hasard et, aujourd’hui encore, les instituts d’accueil pour enfants psychotiquesétaient pour Opti un vivier remarquable de recrues.

Cavana s’assura qu’elle puisse entrer dans les meilleures écoles, et c’est avec enthousiasmequ’elle avait suivi les cours qu’il lui suggérait. Elle n’aspirait qu’à devenir comme lui, qu’importe lemensonge servi à cette mère autoritaire à qui l’on faisait croire que les diplômes de sa fille eningénierie militaire lui servaient à concevoir des armes en laboratoire… et non à en devenir une elle-même.

Les deux années que Peri avait passé dans une branche secrète de l’armée avaient eu pour elle unavant-goût de paradis ; elles avaient été à la fois les plus difficiles et les plus belles de sa vie. C’estlà qu’elle avait appris à se servir de son corps comme d’une arme que nul ne pourrait jamaisretourner contre elle, à tirer lorsque cela s’avérait nécessaire et à éviter de le faire dès qu’elle lepouvait en usant d’un riche éventail de ruses et de feintes. Une équipe de binoclards en blouse

blanche lui avait appris comment recouvrer rapidement ses sens et la maîtrise de son corps après unrétrochronage. Certains drafters – les hommes surtout – pouvaient davantage remonter le temps quePeri, mais elle croyait fermement que les meilleurs rétrochronages étaient ceux que l’on avait puéviter.

Quand elle entendit les bruits de pas de Jack de l’autre côté de la porte, elle coupa l’eau et sortitde la douche, faisant son possible pour ne pas mouiller son sac de voyage. Essuyant d’une main labuée sur le miroir, elle tâta la peau autour de son œil tuméfié ; elle virait déjà au violet. Elle avaitbeau s’y attendre, elle sursauta lorsque Jack frappa à la porte.

— Ton petit déjeuner préféré t’attend sur la table, annonça-t-il en jetant un coup d’œil dans la sallede bains pour accrocher un peignoir sur la patère fixée à la porte et poser un gobelet de café surl’étagère.

Encore trempée, elle se pencha pour déposer un baiser sur ses lèvres.— Tu es trop bon avec moi. (Ses lèvres avaient un goût de café.) Ma mère n’est pas morte durant

ces six semaines, hein ? lui demanda-t-elle, les yeux baissés.Jack ouvrit grand la bouche, surpris.— La vache, Peri, bien sûr que non ! Qu’est-ce qui t’a mis ça en tête ?Elle haussa les épaules, se sentant un peu bête d’y avoir pensé.— Je ne sais pas…— Ma pauvre, Peri… (Il se glissa maladroitement dans la salle de bains, prit dans ses bras son

corps ruisselant et vint plaquer son torse contre la serviette dans laquelle elle s’était emmitouflée.)Tu lui as parlé la semaine dernière. Tout va bien.

— Moi aussi, je vais bien, insista-t-elle, peu rassurée malgré tout de sentir sa gorge se serrer. Cequi m’aiderait à aller encore mieux, c’est de savoir avant de remonter en voiture ce qui s’est passépendant la mission d’hier soir. (Il la lâcha, et elle posa les yeux sur le bouton du vigile, posé surl’étagère.) Tu penses que ça pourrait servir pour la défragmentation ?

Après un hochement de tête solennel, il prit le bouton.— Hmm, oui. Tu es sûre que tu ne veux pas qu’on fasse ça à Opti ? J’ai eu Bill au téléphone, il

panique comme pas possible.— Opti ? balbutia-t-elle, troublée par la singularité de la proposition. (Cela dit, il était fatigué, et

un mnémoflash réclamait peut-être pour lui un retour au bercail.) Je préférerais qu’on fasse ça ici, siça ne te dérange pas… Ça ne te dérange pas, rassure-moi ?

Il accepta d’un nouveau hochement de tête, puis, tête baissée, sortit de la salle de bains et refermala porte, laissant Peri seule. Et troublée.

Les six semaines de souvenirs qu’elle avait perdues ne reviendraient pas sans aide, et Jack pouvaitlui en rendre une bonne partie. Sandy, la psychologue d’Opti qui la suivait depuis ses débuts, lui avaitexpliqué que plus il y avait de différence entre les deux chronologies, plus les séquelles étaientimportantes. Six semaines en échange de sa vie, au final, c’était peu cher payé, et la défragmentationserait probablement efficace… mais Peri avait besoin de savoir sans attendre ce qui s’était passédans cette pièce.

Une odeur de saucisse chaude et d’œuf gagna la salle de bains et se mêla à celle du café surl’étagère. L’estomac de Peri lança un grondement plaintif, tandis qu’elle s’emparait du peignoir queJack lui avait apporté ; derrière le peignoir, son pendentif-stylo se mit à se balancer comme unpendule. Peri porta le vêtement de coton jusque sous son nez et huma – discret sous l’odeur des

bagages – le parfum du linge propre avant de l’enfiler, remerciant en silence son partenaire de l’avoirglissé dans son sac. Si elle ne se détendait pas au maximum, les souvenirs ne reviendraient pas. Lefait que Jack la connaisse si bien lui laissait toujours une impression désagréable de vulnérabilité,mais le jalon qu’il était représentait toujours une balise précieuse dans la tourmente que devenait lemonde autour d’elle après un rétrochronage.

À contrecœur, Peri rangea le pendentif d’argent fin dans son sac. Les drafters avaient tous unmoyen de prendre des notes en urgence, au cas où ils se retrouveraient forcés de rétrochroner enl’absence de leur ancre, mais porter le bijou durant la défragmentation serait interprété par Jackcomme un signe de méfiance.

Sa première gorgée de café eut sur elle l’effet abrupt mais bienvenu d’une gifle en plein visage.Elle s’assit sur le bord de la baignoire et s’empara de son sac. La plupart des vêtements qui s’ytrouvaient ne lui disaient rien, mais elle avait pris l’habitude, pour ne pas se retrouver tropdéboussolée après un rétrochronage, de toujours porter des tenues sensiblement identiques, auxcouleurs franches et vives, toujours ajustées. Elle suspendit un pantalon et un haut à la patère de façonque la vapeur d’eau chaude les défroisse.

Une culotte blanche ? s’étonna-t-elle en enfilant ses sous-vêtements. Depuis quand portait-elle dublanc ? C’était d’une telle… fadeur.

Une paire de bottes, toujours, la pièce maîtresse de son style frondeur. Elle les essuya un peu pourmasquer quelques taches, et s’inquiéta soudain en remarquant que le mouchoir blanc s’était couvertde sang.

Un rapport avec ma douleur au pied, sûrement…Son rictus s’estompa lorsqu’elle découvrit dans la poche avant le projet de tricot qu’elle avait

embarqué pour s’occuper pendant les trajets en voiture.J’ai été assez zélée pour me lancer dans une paire de gants ? s’étonna-t-elle en repoussant les

aiguilles à tricoter pour farfouiller plus profondément dans son sac.Le savoir-faire domestique représentait davantage pour Peri qu’un antistress encouragé par Opti.

En effet, les systèmes de sécurité peinaient à détecter de simples pics de bois. C’était principalementpour cette raison qu’elle avait accepté la proposition de Sandy d’apprendre à maîtriser ce hobbyqu’elle ne pensait bon que pour les grands-mères. Qui plus est, les aiguilles se calaient parfaitementdans le fourreau du couteau qu’elle gardait dans une botte.

Prochaine étape ? Son téléphone. Avec qui s’était-elle entretenue récemment ? Peu de noms setrouvaient dans l’historique d’appels. Elle les reconnut tous à l’exception d’un numéro qui n’était pasde Charlotte et qui, comprit-elle après une brève hésitation, devait être celui du night-club, durestaurant ou de l’hôtel dans lequel Jack et elle s’étaient arrêtés.

Elle trouva bientôt son couteau – enveloppé dans le mouchoir de Jack – et entreprit de nettoyer lesang qui en salissait la lame à l’aide d’une lingette destructrice d’empreintes ADN. Elle l’oignitensuite d’une huile qu’elle conservait dans un étui à lentilles de contact, puis la rangea dans sonfourreau, à sa juste place. Elle jeta ensuite le mouchoir ensanglanté, convaincue que l’agentd’entretien s’en débarrasserait plus efficacement qu’elle. Comment pouvait-elle oublier une choseaussi extrême qu’un meurtre ? Cette pensée l’horrifiait bien qu’elle ne tue jamais que ses propresassassins… Jack, lui, faisait moins de manières.

Peri lâcha un soupir, puis se regarda dans le miroir que la buée recouvrait peu à peu. Elle détestaitvoir dans son reflet l’oblique de la mâchoire de sa mère et la courbure de son nez… Quoi qu’il en

soit, elle avait tenté de se remémorer seule autant de choses que possible, si bien qu’il était tempspour Jack d’entrer en scène. Son café à la main, elle sortit de la salle de bains.

Un grand lit à la couverture au motif usé prenait la largeur entière de l’un des murs de la chambre.Une longue fenêtre donnait sur le parking et, plus loin, sur l’autoroute, tandis qu’une autre, plus petiteet sur le mur opposé, révélait la broussaille et la caillasse qui tapissaient la zone située derrièrel’hôtel. La moquette bordeaux élimée se mariait avec mauvais goût à des meubles à l’esthétiquepassée depuis deux générations. On avait fixé une télé dans un angle du plafond, et un téléphone àcadran anachronique attendait sur la table de nuit. En revanche, impératif absolu lorsque l’onhébergeait des routiers, on trouvait à côté de cette vieillerie une prise-chargeur universelle à billesd’ondes permettant de connecter n’importe quel appareil à Internet. Cette seule marque de modernitésuffisait à renvoyer le reste du mobilier à l’ère préhistorique. Quoi qu’il en soit, et quand bien mêmeils étaient bien loin du service technologique cinq étoiles auquel ils étaient habitués, ce système étaitfiable, et c’était bien là le principal.

— Ça va mieux ? lui demanda Jack en plaçant une deuxième chaise près de la minuscule tableronde qu’il avait installée pour eux.

— Disons que ça ira mieux après ça.Sur la table l’attendaient de l’omelette, du pain grillé et une saucisse, ainsi qu’un bol de yaourt et

quelques noisettes. Le soleil matinal s’immisçait dans la chambre, faisant scintiller le bouton quiattendait, pile au centre de la table. Le sourire de Peri s’estompa tandis qu’elle tentait tout à la fois dese remémorer et d’oublier le visage de l’homme auquel elle avait pris la vie ; celui dont les yeuxécarquillés restaient braqués sur elle, alors même qu’il rendait son dernier souffle, une moussesanglante au bord des lèvres. Parfois, l’oubli était préférable au souvenir…

— Tu comptes te doucher avant qu’on reprenne la route ? lui demanda-t-elle, le bruit de lacirculation s’invitant dans la pièce comme les rayons solaires ambrés.

Jack tourna la tête vers la salle de bains.— Sûrement, oui. Après le petit déjeuner. Je crève de faim.— Moi aussi.L’odeur de la saucisse était à tomber et, s’il lui était toujours pénible de manger avec une cuillère-

fourchette, sitôt que la graisse huileuse lui caressa la langue, elle n’y pensa plus.Jack soupira, puis s’installa en face d’elle. Peri sirota une nouvelle gorgée de café et, lorsqu’elle

reposa son gobelet près de celui de Jack – posé droit en face d’elle –, elle se figea.Eh merde…Visiblement, omelette et saucisse ne constituaient plus son petit déjeuner favori. Il y a six

semaines, peut-être, mais aujourd’hui…— C’est ton assiette, c’est ça ?Jack, penaud, tendit une main pour récupérer son café.— C’est ça… Tu étais en plein régime depuis quelques jours, mais, je t’en prie, tu as l’air affamée.— La vache ! Jack, murmura-t-elle, dépitée, avant de repousser l’assiette vers lui.Il insista pour qu’elle la garde, mais elle se leva et vint s’asseoir sur ses genoux. Autour d’elle, ses

bras semblaient toujours à leur place, et le grognement de surprise de Jack la fit sourire. Il sentaitencore la poudre à canon sous les senteurs de bière et de craie qu’il traînait depuis la soirée au night-club. L’odeur d’une arme à feu, l’odeur du danger, de tous ces dangers qu’ils avaient affrontésensemble, s’immisça dans son esprit pour y faire naître une chaleur bienvenue.

— On partage, murmura-t-elle, le faisant tressaillir. Tiens, mange…Les yeux de Jack s’illuminèrent, et il maintint Peri avec fermeté sur ses genoux tandis qu’elle

glissait cuillère-fourchette et saucisse entre ses dents.— On devrait faire ça régulièrement, dit-il, la bouche pleine.Peri sentit la tension quitter ses épaules. Elle détestait se planter à ce point, surtout à propos de

Jack.La clé de la défragmentation, c’était la routine. Elle ne raviverait pas sa mémoire, mais elle lui

était nécessaire pour se rendre compte de ce qui dénotait dans son environnement. Et force était deconstater qu’elle multipliait les erreurs.

— Hmm, OK, dit-il en la déplaçant un peu sur ses genoux pour se servir. J’ai parlé avec Billquand tu étais sous la douche. Cette histoire de mnémoflash, ça l’a plombé ; il veut qu’on rentre sanstarder.

— Forcément, dit-elle en tournant la tête vers l’autoroute. (Si le mnémoflash dégénérait en quelquechose de plus grave, ils pourraient s’occuper d’elle à Détroit, la soigner ; rentrer tout de suite étaitprobablement le choix le plus avisé.) On rentre pour midi ? Tu en dis quoi ? lui demanda-t-elle àcontrecœur, tant elle espérait une défragmentation avant sa confrontation avec la brigade de psysd’Opti armés de leurs tests et autres évaluations psychologiques.

Cela dit, si Jack était trop épuisé…Jack acquiesça, puis repêcha une à une les noisettes dans le yaourt pour s’en régaler.— Si c’est toi qui conduis. J’ai besoin de sommeil… (Il releva la tête vers elle, et soupira devant

ses yeux ronds.) Mais… j’ai encore assez la pêche pour une défrag, si tu veux, ajouta-t-il.Peri lâcha un soupir de soulagement. Elle n’aurait eu aucun moyen de le contraindre à l’exercice

et, s’il avait prétexté une trop grande fatigue pour se livrer à la défragmentation, elle n’aurait eud’autre choix que d’attendre. La majeure partie des employés d’Opti s’imaginaient que le drafter étaitle pilier du binôme qu’il formait avec l’ancre mais la vérité, et les drafters le savaient mieux quepersonne, c’était que l’ancre, en tant que garante de la santé mentale de leur partenaire, dominaitsouvent les débats.

— Maintenant ? demanda-t-elle, ayant soudain l’impression que le temps leur manquerait peut-être.

Jack acquiesça. Il repoussa l’omelette à moitié intacte, puis souleva Peri, les mains posées sur seshanches comme si c’était là leur juste place. Une dernière bouchée d’omelette, et Peri s’empara dubouton. Il était froid… comme s’il regorgeait de cauchemars. Jack tira les rideaux, et Peri s’installasur la chaise, tiède du contact de corps de Jack.

La lumière ambrée filtrait au travers des rideaux, chaude, dorée, tamisée par le tissu diaphane.Jack vint se poster derrière elle, et elle soupira lorsque son partenaire plaça ses doigts puissants surson front. Tel un masseur de luxe à mille billets la séance, il commença à la délester de sa tension ; ildémarra par son front, puis laissa courir ses doigts experts sur sa peau en évitant les hématomes,stimulant les points de pression jusqu’à ce qu’elle se débarrasse, d’une expiration profonde, d’unepartie de sa mauvaise énergie. La douche chaude avait apaisé ses muscles endoloris, et Jack luimassa les tempes, le front, les mâchoires et les pommettes jusqu’à ce que sa migraine disparaisse.Lorsqu’il entreprit de lui masser le cou et les épaules, elle réprima un gémissement de plaisir. Ilexistait bien des moyens d’apaiser le corps et l’esprit, mais celui-ci restait son favori.

Peri tenait encore le bouton, mais d’une main toujours plus détendue à mesure que Jack l’aidait à

se décontracter. Les drafters avaient pour habitude d’associer leurs souvenirs à un objet pour aider àles rendre plus tangibles, mais seule la réalité nouvellement rédigée aurait droit de cité dans leuresprit. En pratique, les ancres généraient un mnémoflash, mais celui-ci, parfaitement maîtrisé,s’avérait sans danger puisqu’une seule des deux chronologies était rappelée à la mémoire du drafter.Pour Peri, que les ancres puissent ainsi se souvenir des deux avait quelque chose d’irréel. Commentpouvait-il y avoir deux passés ? C’était absurde.

— Au crépuscule, on est allés manger un bout en ville, commença Jack d’une voix si basse que lesbruits lointains de la circulation la couvraient presque. Champagne, fromage fort, biscuits salés dansune salle baignée d’une lumière rose dorée. Tu as fait du charme au serveur jusqu’à ce qu’il t’offreune assiette de cookies aux amandes. (Peri sourit : c’était tout à fait son style.) On a roulé à deux àl’heure jusqu’à l’immeuble de façon que tu puisses chanter sur des titres des Beatles. Quand on estentrés, personne ne nous a accordé la moindre attention, nous n’étions rien qu’un jeune coupleguilleret un brin éméché. Tu m’as chronométré quand j’ai craqué l’accès à l’étage. J’ai mis troissecondes de plus que d’habitude.

Mais deux minutes de moins que mon record personnel, se dit-elle en se remémorant l’odeur descircuits en surchauffe. Ses paupières closes tressautèrent et, tandis que la nuit gagnait en consistancedans son esprit, les mots de Jack ravivèrent le sang dans ses veines.

— Tu admirais la vue, assise, pendant que je travaillais.La respiration fluide, elle se remémora le violine du ciel nocturne et les halos d’or qui

mouchetaient les rues de la ville. Elle était convaincue, alors, qu’ils seraient de retour à leur hôtel àl’aube ; qu’ils s’y régaleraient d’un petit déjeuner sur le balcon, Jack lui reprochant de vouloirl’empoisonner avec ses choix de menu si sains.

— Tu m’as montré les avions qui attendaient en tournoyant une autorisation d’atterrir. (Elle sedétendit un peu plus, se rappelant sa bonne humeur d’alors.) Tu as goûté les chocolats, tout allaitbien… Puis tu as entendu l’ascenseur, et, comme tu te sentais d’humeur intrépide, tu t’es éloignée demoi.

Je me suis éloignée…L’inquiétude de Jack se mêla à la sienne, l’amplifiant : les ancres devaient se trouver à portée des

drafters de façon à pouvoir assister à leur éventuel saut dans le temps. En s’éloignant de lui, elleprivait Jack de la possibilité de lui rendre la mémoire en cas de rétrochronage.

La situation devait le justifier, se dit-elle, resserrant sa poigne sur le bouton dont les trouscommençaient à marquer sa paume.

— C’était le vigile, lui révéla Jack en faisant remonter ses doigts de la mâchoire de Peri au plinerveux qui venait de se former sur son front.

Les souvenirs commencèrent à affluer, plus nombreux, plus réels. Elle sentait la présence de Jack,leur connexion mentale se faisant chaque seconde plus intense, jusqu’à ce que les émotions de l’ancrese fassent bientôt aussi authentiques dans son esprit que les siennes propres. Elle vit des spots auplafond, des portes qu’elle aurait préférées closes s’ouvrir, un colosse attentif et dangereux en lieu etplace du garde inoffensif attendu.

Quand la connexion mentale fut suffisamment fiable, et que les yeux de Peri commencèrent às’agiter sous ses paupières, Jack retira les doigts de son visage. Ensemble, ils virent l’homme quePeri avait tué. Elle reconnut l’expression sur son visage, partagea avec Jack le souvenir olfactif duwhisky et de la sueur qu’elle avait sentis lorsqu’ils s’étaient battus. Jack ressentit la confiance en elle

de Peri à l’instant où elle avait ouvert la porte, sa douleur lorsque le poing du vigile avait trouvépour la première fois le chemin de sa pommette. Le pouls de Peri accéléra lorsqu’elle se rappela legoût de son propre sang après qu’il l’avait abattue ; l’odeur de poudre, la montée d’adrénaline. Elletombait à la renverse… Un homme aux cheveux gris était assis en face d’elle.

Au même instant, Jack focalisa son esprit sur le souvenir du sang, de la douleur, de l’odeur depoudre et de l’image de l’homme en costume au visage prétentieux… et les fit voler en éclats. Larespiration de Peri se fit plus tranquille tandis que les fils temporels défaits se dissolvaient,remplacés par de nouveaux fragments de mémoire : la peur, d’abord, puis la sensation de son couteauglissant sans mal entre les côtes du vigile avant de s’enfoncer dans l’un de ses poumons.

Les souvenirs continuèrent à affluer, sans véritable logique, flux arbitraire et confus fait d’éclatsdes deux chronologies, tandis que Jack, ancré profondément dans l’esprit de Peri, annihilait lapremière avant que la coexistence chaotique des réalités jumelles ne la rende totalement folle.Premier signe de la fin de la défragmentation, les yeux de Peri commencèrent à ralentir leur dansefolle sous ses paupières, mais Jack insista, fouillant encore dans ses souvenirs à la recherche defragments dispersés de la première chronologie qui menaceraient, en cas de résurgence, de provoquerchez sa partenaire un traumatisme irréversible.

Peri se crispa soudain et Jack renforça son emprise sur son esprit : ils avaient trouvé quelquechose… Il y avait un autre homme dans la pièce, un homme en costume. Ressuscitée, la paniques’écoula de l’esprit de Peri dans celui de Jack, et elle hoqueta lorsqu’il entreprit de traquer sonangoisse, puis de supprimer dans sa mémoire le souvenir d’un homme mangeant un chocolat… Il n’yavait plus qu’un chocolat, désormais : celui qu’elle avait mangé, assise dans le fauteuil.

Pourtant… Non, elle en était convaincue, il y avait bel et bien eu quelqu’un d’autre dans la pièce.Un « Bravo ! » résonna aux frontières floues et cautérisées de sa mémoire, mais Jack s’en empara etl’en débarrassa, l’apaisant aussitôt.

Peri sentit une douleur soudaine dans une main… Elle avait plaqué un homme contre le dossierd’un fauteuil… Un homme à l’œil dédaigneux dont l’assurance la terrifiait.

Alors, dans son esprit agité, Jack scella la première chronologie une bonne fois pour toutes… etl’effaça. Elle n’existait plus. Rien de tout cela ne s’était jamais produit.

Peri l’avait oubliée.Ce dont elle se souvenait, c’était de Jack devant l’écran ondulaire, en train de pester sur le manque

d’organisation d’un fichier, le visage pâli par la luminescence de l’interface. Cette nouvelle réalité larassura, et elle s’abandonna à l’afflux de ces souvenirs qui seraient désormais les seuls valables.Pour consolider cette mémoire nouvelle encore fragile et lacunaire, Jack imposa à Peri de la passerune fois de plus en revue, et bientôt ils jouirent chacun de souvenirs lissés et fiables.

Pourtant, sitôt qu’elle se fut enfin trouvée dans l’état de complétude caractéristique desdéfragmentations réussies, une vague d’angoisse née des confins ténébreux de son esprit se fraya unpassage parmi les remparts de ses nouveaux souvenirs et lui glaça les sangs ; un élan de peurirraisonné qui lui hurlait qu’elle avait tort, qu’elle avait commis une erreur irréparable.

Le pressentiment provenait de la première matrice mémorielle, celle dont elle n’avait plus lemoindre souvenir. Elle avait le sentiment qu’on lui avait menti ! Danger, corruption, infamie,trahison…

Jack renforça une fois de plus son emprise sur son esprit ; Peri hoqueta.Ne t’égare pas, lui soufflèrent les mots silencieux de Jack tandis qu’il siphonnait ses craintes, les

dispersant de sa pleine assurance. Tu n’as rien fait, Peri. Tout va bien… Tu es une agente loyale,ma colombe.

Peri sentit sa poitrine se serrer à mesure que l’amour de Jack l’envahissait, noyant la crainte enelle. Peu à peu, ses bras cessèrent de trembler : Jack avait réduit l’angoisse en cendres en lui disantson amour, la confiance qu’il avait en elle et que tout le reste n’était que mensonge. Alors, peu à peu,elle se laissa convaincre. Il le fallait.

— Je suis là, dit Jack à voix haute avant de mêler ses doigts à ceux de Peri, les refermant autour dubouton qu’elle avait arraché au cadavre du vigile.

Tandis qu’elle laissait courir le bout de ses doigts contre l’arrondi rugueux du bouton de plastiquebleu, elle se sentait seconde après seconde plus apaisée. Jack avait assisté à la scène ; il avait ététémoin des deux chronologies et avait brûlé les fragments de la première de façon qu’ils n’enpartagent tous deux plus qu’une. La seule qui vaille.

Maintenant que Jack lui avait retracé la soirée de la veille, les blessures de Peri, ranimées par lerécit, s’éveillèrent de conserve. Elle n’avait pas failli mourir, elle ne s’en souvenait pas, en tout cas ;elle ne le savait que parce que Jack le lui avait expliqué. Les récits rapportés étaient sûrs, lessouvenirs meurtriers. Elle ne se rappelait rien des fêtes de fin d’année et de l’anniversaire de leurrelation, mais rien n’était perdu : son journal l’attendait chez elle.

Elle rouvrit les yeux. Jack était à genoux devant elle et sourit dès que leurs regards se croisèrent.Lorsqu’elle se rendit compte qu’elle tâtait encore du pouce le mémento qu’avait été le bouton, elles’arrêta.

— Merci, dit-elle.Jack se pencha pour repousser les mèches de cheveux tombées devant les yeux de Peri.— Je t’en prie.Il avait la voix rauque, et des gouttes de sueur perlaient sur son front. La défragmentation avait été

compliquée, épuisante. Peri posa d’une main tremblante le bouton sur la table éraflée, mais le ramenainvolontairement vers elle en se redressant, si bien qu’il tomba du plateau sur le tapis, puis roulasous le lit.

Jack s’approcha d’elle, l’enlaça, et elle se lova contre lui, humant ses cheveux… Il tremblait. Perise figea et ses yeux se remplirent de larmes.

— J’ai failli te perdre, dit-il d’une voix hachée. Je t’ai perdue, à la vérité… Je ne sais pas si jevais pouvoir continuer comme ça, ma belle.

Elle écarta les genoux et l’attira contre elle, assez pour sentir la chaleur de son corps contre lesien. Jack était son jalon en ce monde, le gardien de sa santé mentale lorsque les rétrochronages troplongs la laissaient avec des trames chronologiques trop complexes. Beaucoup auraient dit qu’il avaitle boulot le plus simple des deux : planqué, il cherchait ce qu’ils devaient récupérer pendant qu’elles’échinait à le protéger. La vérité, c’était que son job à lui était de loin le plus ardu. Il témoignait detout, vivait tout, puis revivait les événements, encore et encore, jusqu’à ce qu’elle les ait faits siens.

Comme il tremblait, Peri releva légèrement sa tête d’un doigt sous son menton.— C’est trop dur… Je t’aime, Peri.— Moi aussi, je t’aime. (Elle déposa un baiser sur ses lèvres ; elles sentaient la noisette.) Je vais

bien, OK ? le rassura-t-elle en le tenant tout contre elle, s’enivrant de son parfum. Oublie ça.— Et si je n’avais pas été là, hein ? (Un vif accès de colère avait soudain chassé sa peine,

apeurant presque Peri.) Et si tu n’avais pas pu rétrochroner ou que je n’avais pas eu de souvenirs à

exploiter pour la défrag ? L’un comme l’autre, ça aurait été la fin de tout ! (Il caressa d’un doigt lamâchoire de Peri.) Je t’aurais perdue…

Peri prit les mains puissantes de Jack dans les siennes. Ces questions ne mèneraient à rien de bon,et, s’ils s’y attardaient, ils finiraient tous deux par s’en poser mille autres.

— Arrête, Jack. Ça fait partie de notre boulot, tu le sais bien…— Si tu m’oublies encore, je ne sais pas si je tiendrai le coup.— Jamais je ne perdrai trois ans de souvenirs, lui dit-elle en le tirant vers elle de façon qu’il ne

puisse pas voir son visage.C’était davantage un souhait qu’une promesse, et ils le savaient tous deux. Un rétrochronage

extrême et traumatique, et trois années pouvaient sans mal s’envoler en fumée.Ils se faisaient face, front contre front, et Peri sentit ses épaules se détendre lorsque Jack passa une

main sous son peignoir et, du pouce, se mit à lui caresser le ventre. Dans un soupir, elle leva les yeuxau plafond, la peine cédant soudain la place au désir. Les mains de Jack glissèrent le long de sa peau,trouvèrent bientôt sa poitrine malgré la prison de son peignoir, ses gestes mystérieusement plusenvoûtants encore que si elle avait été nue devant lui.

Peri posa les mains sur les épaules de Jack pour en goûter la musculature. Il n’était pas rarequ’ancres et drafters se prêtent à des rapports intimes en raison de la confiance et de l’engagementréciproques que nécessitait leur travail. Mais l’amour, le véritable amour entre deux agents étaitsouvent pointé du doigt, et justement pour cette raison : comment supporter la douleur d’aimerquelqu’un qui pouvait vous oublier d’une seconde à l’autre ?

Elle comprenait sans mal la cause de la frustration de Jack. C’était comme si elle perdaitrégulièrement des parties d’elle-même, comme si elle était équipée d’un bouton capricieux deréinitialisation. Il se donnait pour elle, encore et encore, mais il avait besoin d’elle autant qu’elle delui. Aujourd’hui, elle se souvenait d’eux, et c’était probablement la seule chose qui leur importait àtous les deux.

Peri caressa les épaules de Jack. La lumière de ce matin brumeux lustrait ses biceps puissants.Jack soupira, se courba et prit l’un des seins de Peri entre ses lèvres. Elle retint son souffle et,excitée, l’emprisonna entre ses jambes et passa les doigts dans ses cheveux, suivant la courbe de soncrâne pour caresser bientôt son cou, puis son torse glabre. Elle dessina le contour de chacun de sesabdominaux saillants, l’excitant en laissant courir ses doigts toujours plus bas… sans parvenir àtoucher au but.

Jack ouvrit le peignoir de Peri, et elle tressaillit lorsqu’il glissa jusque sur le sol et que la lumièredorée du soleil vint parer sa peau nue. Leurs regards se croisèrent, et le désir naissant qu’elle perçutdans les yeux de Jack ne fit qu’attiser le sien. Soupirant de plaisir, elle l’attira contre lui, frustrée dene pouvoir retirer sa chemise sans qu’il doive interrompre ce qu’il faisait avec sa bouche.

Les doigts tendus, avide et incapable de résister, elle se laissa glisser au bas de la chaise, quibascula en arrière. Agenouillés l’un en face de l’autre, ils s’embrassèrent, la langue de Jackaventureuse entre ses lèvres. Sa bouche avait un goût de noisette et de café mêlés, et s’élevait entreeux l’odeur du savon de l’hôtel et les murmures de leur respiration qui s’accélérait.

Les mains infatigables, Jack embrassait ses lèvres, son cou, de plus en plus avide. Il la maintenaitavec plus de poigne, davantage de passion et d’envie. Leurs lèvres s’unirent de nouveau et restèrentainsi jusqu’à ce que Peri parvienne enfin à retirer sa chemise, malgré la douleur qui irradiait dans sesépaules meurtries.

Le soulagement de cette victoire ne dura qu’une seconde, remplacé aussitôt par un désir brûlant quila poussa sans qu’elle puisse résister à tendre une main vers la fermeture Éclair du pantalon de Jack.Son amant lui mordillait le cou, envoyant chaque fois des ondes électriques dans son corps entier.Une main sur les fesses fermes de Jack, elle envoya l’autre à l’assaut de sa braguette. Il soupira enl’entendant s’abaisser. Elle dut se servir de ses deux mains pour défaire le bouton de son pantalon et,après l’avoir fait mariner un peu, elle tendit l’une d’elles et le prit entre ses doigts.

Elle se tortilla pour mieux l’aider à retirer sa petite culotte – ses gestes étaient doux, tandis qu’ils’assurait d’épargner sa hanche meurtrie –, et frissonna lorsque la bouche de Jack trouva de nouveaula sienne. Excitée, elle contracta les muscles de son ventre lorsqu’il aventura lentement une mainentre ses cuisses. Jack était un bel homme, sculpté de corps et d’esprit par l’action et la nécessitéconstante d’échapper à la mort. Peri sentit son pouls s’accélérer ; Jack était à elle, rien qu’à elle. Etelle l’aimait.

Haletante, elle laissa ses mains caresser le corps entier de son amant, tantôt douces, tantôt avides,jusqu’à ce qu’elle se cambre de plaisir au contact de sa langue qui avait retrouvé le chemin de sapoitrine. L’un comme l’autre avait besoin de se sentir vivant ; elle, en particulier, voulait seconvaincre qu’elle était bien là avec lui, et non en train de gésir morte sur le sol d’un bureau inconnu.

— Merde ! Jack, tu vas me tuer si tu ne mets pas le turbo, murmura-t-elle, brûlante de désir.Les lèvres de Jack quittèrent les seins de Peri et il sourit, tendant le bras derrière elle pour écarter

la couverture du lit. Son peignoir défait, il la déposa sur le tissu aux couleurs passées, leur passionhésitante, l’espace de quelques secondes, tandis qu’elle l’admirait, remerciant le destin que Jacksache la rendre si heureuse.

Après s’être débarrassé de son pantalon d’un coup de pied et avoir lancé sa chemise dans un coinde la chambre, Jack s’agenouilla entre les cuisses de Peri. La lumière dorée qui filtrait entre lesrideaux les inonda l’un et l’autre, donnant l’impression à Peri de s’unir à un dieu à la peau ambrée.Elle caressa une fois de plus ses abdominaux, puis s’aventura plus bas, lui tirant un grognement… Ilse pencha sur elle.

— Jack, lâcha-t-elle dans un murmure, rapprochant son corps du sien d’un mouvement langoureux.Jack entra en elle, et Peri resserra sa prise sur ses épaules. Elle le sentit en elle, brûlant, puis il se

retira pour revenir aussitôt à l’assaut. Le souffle court, elle se fit plus avide, les douleurs de la veilles’envolant au rythme de ses va-et-vient. Jack caressait ses cheveux, l’embrassait. Peri se mordit lalèvre inférieure, et Jack l’assaillit avec une passion redoublée, presque agressive. Son excitationdévorante, elle s’agrippa à lui, accompagnant, insatiable, ses mouvements de plus en plus rapides.

Elle n’aurait pu avoir eu davantage envie de lui. Elle voulait jouir. Maintenant. Des mouvementssoudain plus amples, un peu plus lents aussi, et sa respiration plus saccadée lui annoncèrentl’imminence de l’extase, et elle ralentit, frustrée d’en finir trop vite. Elle se crispa, l’emprisonnaentre ses jambes, et… soudain, des vagues d’un plaisir intense déferlèrent en elle, agitant leurs deuxcorps.

Jack grogna, tremblotant, et ses mains quittèrent les cheveux de Peri pour empoigner les draps.Elle le sentait en elle, et le plaisir l’inonda une fois de plus, tandis que leur danse se faisait pluslente… puis s’arrêtait enfin, la chaleur entre eux grisant leurs sens, jusqu’à ce que le monde entierstoppe sa course.

Pantelante, elle retira lentement ses mains des fesses de Jack, sans même se rappeler quand elle lesy avait mises. Le sourire aux lèvres, elle leva la tête vers son visage, savourant cet instant de plaisir

insouciant. La transpiration lustrait la peau tannée de son amant, la faisant presque scintiller. Iln’avait pas encore rouvert les yeux et ses inspirations étaient lentes, mais encore essoufflées.

Elle tourna la tête et découvrit, près de son oreille, la main de Jack qui enserrait les draps, sesphalanges encore blanches. Une chaussette traînait sous le lit – elle aurait voulu ne jamais l’oublier –,juste à côté du bouton qui lui avait servi de talisman. Comme elle aurait aimé arrêter le temps… Elleattira Jack vers elle, huma son odeur. Le sol de la pièce était dur, et Peri sentit pour la première foisl’odeur de poussière de la moquette usée. Un trait de lumière solaire filait sous la porte, et l’odeur dusavon bon marché et du café ajoutaient à la félicité de l’instant.

Enfin apaisée, elle tourna le regard vers Jack pour lire dans les ridules qui commençaient à seformer au coin de ses yeux ce même bonheur qui l’avait envahie, cette même joie de se rendre compteune fois de plus qu’ils étaient faits l’un pour l’autre.

Il veut raccrocher.Elle ne voudrait jamais le quitter… Et puis, comment ne pas se laisser séduire par l’idée de

l’avoir pour elle jusqu’à la fin de ses jours… et de ne plus jamais rien oublier.

Chapitre 6

— Tu as pensé à mettre la voiture en charge ? s’enquit Peri en traînant son sac derrière elle, tandisque Jack et elle longeaient une rangée de vélos électriques qui attendaient là que la douceur revienne.

Son immeuble s’élevait haut devant eux, et elle brûlait d’arriver enfin chez elle pour se ressourcer.Manifestement fatigué, Jack rangea leur carte d’accès dans l’une de ses poches et tint la porte à

Peri.— Comme toujours.Les escaliers de la tour résidentielle n’étaient pas chauffés, et le soleil bas de cet après-midi de

février avait beau baigner de lumière les vitres et les murs de l’immeuble, il peinait à en rendre lefroid plus supportable. Le sac de Peri heurtait chaque marche, ranimant la douleur dans son épaule etl’élancement dans son œil commotionné. Ils auraient pu prendre l’ascenseur, mais il était lent, et leurappartement était au premier.

Elle avait choisi ce logement cinq ans auparavant, séduite par le balcon qui surplombait LloydPark, une zone arborée constituée d’un étang artificiel autour duquel se massaient boutiques etrestaurants. À cette époque, déjà, sa paie lui aurait permis d’emménager dans l’un des plus spacieuxappartements du dernier étage… Le problème, c’était qu’il lui était impossible de survivre à un sautpar la fenêtre d’un logement en altitude. Le premier étage, en revanche, se prêtait sans souci àl’exercice. Jack avait emménagé six mois après qu’on l’avait désigné comme son ancre, mais elle nepouvait se départir de l’impression que cet appartement était le sien.

Jack déboula en trottinant juste avant qu’elle parvienne à la porte coupe-feu, ses chaussureshabillées s’éraflant contre le battant.

— Hé ! je t’ai dit que j’allais le monter, lui lança-t-il.Elle souffla sur les mèches qui lui tombaient dans les yeux.— Ce à quoi j’ai répondu que je m’en occupais, maugréa-t-elle, de mauvais poil.La douleur la mettait toujours dans une humeur noire.— Selon votre bon désir, madame…, plaisanta-t-il en poussant la porte, lui arrachant un sourire.Il s’était montré distant et préoccupé depuis la défragmentation, et voir renaître sa bonne humeur

habituelle la rassura. C’était peut-être la rencontre à venir avec Bill qui l’inquiétait. Leur officiertraitant était obsédé par la santé mentale de Peri, lui imposant évaluations psychologiques et sessionsthérapeutiques quand un temps égal de repos aurait probablement eu le même effet. L’hommecharpenté était aussi américain qu’elle, mais sa vie à l’étranger l’avait gratifié d’un léger accent quile dotait d’une distinction dont ses débuts dans le Bronx l’avaient naturellement privé.

Peri suivit Jack dans le couloir à la chaleur plus confortable, et jeta un dernier coup d’œil auparking couvert de panneaux solaires ceints de neige que partageaient les deux tours résidentielles ; illuisait sous la lumière du couchant. Détroit offrait un magnifique panorama. En voiture ou en train àsustentation magnétique, Opti n’était pas bien loin.

Je préfère ça, songea Peri en se rappelant les rues trop bondées pour y circuler en voiture, puis audésert qu’elles étaient devenues lorsque tous ceux qui en avaient eu l’occasion avaient fui.

Elle avait vu la ville péricliter ; elle était présente lorsque ses pères fondateurs avaient démembré

les anciennes infrastructures pour reconstruire de nouveaux pôles industriels à énergie propre, decommerce et d’habitation, avant de les relier par des poches de verdure sillonnées elles-mêmes pardes transports publics d’un silence apaisant, le tout trônant sur les ruines métalliques originelles. Sila ville demeurait célèbre pour ses voitures et sa musique, elle hébergeait désormais chercheurs etentreprises de développement de nouvelles interfaces technologiques. Ainsi, Opti n’avait eu aucunedifficulté à dissimuler son centre militaire au beau milieu du nouveau parc médical.

Contrairement à ce qui avait été fait dans les nouvelles zones, Lloyd Park ne possédait pas demonument symbole, mais Peri appréciait particulièrement les néons Frank Lloyd Wright que lesarchitectes avaient intégrés partout à l’environnement. Leurs angles et courbes épurés étaient partout,des feux de circulation aux plaques d’égout, en passant par les toits des stations de recharge des taxiset la clôture autour du parc. Mais c’était sur le terrain communal que les néons régnaient en maîtres :cernés par les boutiques et les restaurants haut de gamme, les tubes rouges, or, verts et blancsflamboyaient, ornant les panneaux d’affichage électroniques et les écrans de communication géantsqui maintenaient la zone vivante même au plus froid de l’hiver. La façade de son immeuble aussi étaitdécorée de néons et, si ce style imprégnait fortement le parc, dans son appartement, en revanche, ilrestait discret.

Juste assez pour marquer le coup, pensa-t-elle, après que la porte coupe-feu se fut referméederrière elle. Elle était heureuse d’être enfin chez elle et impatiente de reprendre quelque activitécommune. Comme elle avait perdu six semaines de souvenirs, elle avait davantage l’impression derevenir d’un long congé que d’une mission de trois jours. Elle sourit en voyant une ombre de pattesfélines aller et venir sous la porte. Jack avait trouvé hilarant de baptiser le chat errant d’après un fauxdevin notoire.

— Salut, Nostradamus, le salua Peri.Les miaulements du chat gagnèrent en puissance.— Si tu veux mon avis, il est tombé amoureux de toi, plaisanta Jack en ouvrant la porte.Nostradamus sortit sur le palier et, la queue relevée, louvoya entre leurs pieds, la clochette à son

cou tintant joyeusement.— C’est mon côté spéciste qui le séduit, je crois, répondit-elle, son regard aimant braqué sur

l’animal.Nostradamus et Peri suivirent Jack à l’intérieur de l’appartement.— Changement d’ambiance : week-end, ordonna Jack pour que l’appartement quitte le mode

« Absence prolongée ».L’ordinateur d’ambiance émit un « ding » mélodieux et, reconnaissant sa voix, alluma le chauffage

dans l’appartement.Peri, épuisée, laissa ses épaules s’affaisser et, tandis que Jack ordonnait à l’ordinateur

d’augmenter la luminosité, elle traîna son sac dans le grand appartement haut de plafond. Là, elles’adossa au mur, défit la fermeture Éclair de ses bottes qu’elle envoya voler d’un coup de piedchacune. Le contact du plancher sous sa peau nue était terriblement apaisant. Mais froid. Elle auraitdû appeler lorsqu’ils étaient entrés dans le Michigan pour réchauffer l’appartement avant leurarrivée.

Le logement, spartiate, donnait une sensation agréable d’espace. Il était décoré de nuances deblanc et de gris, égayées de bleu canard et de brun. S’y trouvait un écran géant assorti d’une consolede jeux pour Jack, ainsi qu’une table à manger le plus souvent délaissée. Une pelote de laine et un

début de projet de tricot avaient glissé entre un coussin du canapé et l’un des accoudoirs, symbole deson omniprésence thérapeutique dans la vie de Peri.

Une écharpe ? tenta-t-elle de deviner en regardant la magnifique laine rouge qui, d’après elle,collait parfaitement à la paire de gants dans son sac.

Le bureau se trouvait sur la gauche, et les portes de la chambre et de la salle de bains sur la droite.La cuisine courait sur un mur entier et Peri aimait regarder dans le salon et par la fenêtre lorsqu’ellecuisinait, ce qui arrivait assez souvent. La cuisine aussi, elle s’y était mise sur le conseil de sapsychologue d’Opti, mais pour autant Jack semblait apprécier le fruit de ses efforts au fourneau, sibien qu’elle avait fini par y prendre plaisir. Elle aimait particulièrement ces après-midi d’été durantlesquels Jack et elle, s’abandonnant au farniente, laissaient les fenêtres du balcon coulisser àl’intérieur des murs, de sorte que l’appartement semblait soudain se fondre avec l’extérieur. Sur lesétagères qui décoraient les murs intérieurs étaient exposés les talismans de ses rétrochronagespassés. Lorsqu’elle repensa au bouton dans sa poche, son sourire s’estompa.

Jack déposa son sac près du sien et, une télécommande braquée sur l’immense baie vitrée, ilbaissa les stores filtrants. Peri appréciait ce système, qui leur permettait de protéger leur intimitédans l’espèce d’aquarium blindé qu’était l’appartement. Au-dehors, Détroit luisait sous le soleilcouchant qui baignait de rouge ses immeubles.

Jack lança la télécommande sur le canapé, puis se rendit dans la cuisine où il étudia avec expertiseleur petite cave à vins.

Sur le comptoir, le répondeur bipa, et Peri prit Nostradamus dans ses bras, faisant tinter saclochette. Jack tentait de n’en rien montrer, mais il semblait tendu. De plus en plus. Il avait beau avoirdormi tout le trajet du retour, il se montrait distant et laconique depuis son réveil.

— Je t’ai manqué, mon minou ? murmura-t-elle à l’oreille de Nostradamus.Tandis qu’elle s’approchait de la baie vitrée d’un pas tranquille, elle récupéra dans une boîte

quelques friandises pour chat, Nostradamus toujours dans les bras. Fauchées par l’hiver, les plantesde Peri gisaient dans d’austères pots d’argile sur le balcon assombri, les baguettes chinoises qu’elleavait dérobées à Sandy pour renforcer les tiges les plus faibles toujours fichées dans le terreau.

— Tu comptes te changer pour ce soir ? lui demanda Jack, tandis que, dos à elle, il ouvrait unebouteille de vin rouge et en descendait deux verres d’une traite. Bill veut débriefer au Tempus Fugit.

— Au Tempus ? répéta-t-elle.Nostradamus fuit ses bras pour rejoindre le sol. Le Tempus était l’un des rares bars où pouvaient

se retrouver les drafters. Rien n’y était jamais modifié, de façon à offrir aux agents vivant unetransition difficile un repère immuable et rassurant, raison pour laquelle l’établissement avaitconservé une ambiance années 1990, époque à laquelle il avait été racheté et réorganisé par lespsychologues d’Opti. En général, l’endroit était trop animé pour qu’elle puisse avoir uneconversation tranquille avec les psychologues qui servaient au bar, mais, au moins, ce serait plusconfortable que dans un de leurs bureaux sans âme. Peut-être était-ce la raison pour laquelle Bill leuravait proposé de se retrouver là-bas.

— Tu m’as dit que tu lui avais envoyé un message pour l’informer que j’allais bien, non ? protesta-t-elle tandis qu’elle s’approchait de l’une de ses étagères, le bouton à la main. Il ne peut pas attendredemain matin pour me tirer les vers du nez ?

— Non, apparemment, maugréa Jack. Il veut qu’on se pointe là-bas à 1 heure.— En pleine nuit ? soupira Peri. (Au moins, à cette heure-là, il n’y aurait plus personne dans le bar

ou presque.) Très bien. Je n’ai rien d’autre à faire, de toute façon. (À part lire mon journal intime etrattraper six semaines de rediffusion de Dark Angel, bien sûr.) Bon, je vais peut-être masquer unpeu mon coquard, et changer de chemisier, aussi.

Cela n’empêcherait pas Sandy de remarquer son œil au beurre noir, mais rien ne lui échappaitjamais, de toute façon…

Mal à l’aise, Peri déposa le bouton à côté d’une photo de Jack et elle. Sur le cliché, il faisait nuitet les restes carbonisés d’un grand feu fumaient derrière eux. Le ciel nocturne se parait de milliers etde milliers d’étoiles qui dessinaient sur sa trame des motifs qu’elle ne reconnaissait pas. Elle étaitsale, ses cheveux plus longs encore qu’aujourd’hui. Jack semblait serein, les bras passés autour de sataille.

Le Nouvel An ? se demanda-t-elle en s’emparant du cadre pesant.— Jack ? C’est Bill. (La voix de ce dernier sortait faiblarde et lointaine du répondeur.) Vous êtes

rentrés ?Le répondeur bipa, et Peri ferma les yeux : quelque chose lui disait qu’elle utilisait ce cadre

comme talisman personnel. Cela lui semblait même aussi évident que les dagaz argentés qui enornaient les contours. Le collier de Nostradamus et l’écharpe portaient également le glyphe en formede sablier car Peri l’utilisait pour s’assurer de reconnaître ses affaires si elle devait un jour lesoublier. Elle savait pertinemment – mais ne s’en sentait pas moins coupable – que les psychologuesd’Opti n’approuveraient pas sa petite expérimentation dont, d’ailleurs, elle n’avait même pas encoreparlé à Jack. Elle espérait qu’avec un peu de préparation elle pourrait peut-être – peut-être ! –, avecl’aide de cette photo et de son imagination, raviver ce souvenir.

C’était Cavana qui lui avait donné cette idée après une conversation cryptique à propos desmnémoflashs durant laquelle il lui avait laissé entendre qu’ils n’étaient pas aussi redoutables qu’Optile laissait penser. Peu de temps après, Opti le mutait dans l’Ouest. Leurs discussions partagées autourd’un café gourmand lui manquaient.

Avec appréhension, elle porta le lourd cadre à son nez et en huma le métal, tentant de se remémorerles sensations qu’elle devinait en étudiant la photo : l’épaisse poussière rouge entre ses orteils, lachaleur sur son visage…

Dans un soupir quasi méditatif, elle expira et, comme par magie, la nuit entière lui revint enmémoire, portée par une poussée d’adrénaline : c’était bien le soir du Nouvel An. Elle se souvint desaborigènes qui avaient croisé leur route, le repas qu’ils avaient partagé, les histoires que Jack et elleleur avaient racontées, les lectures d’âmes réciproques, le vieil homme qui les avait tous deuxbénis… Un instant merveilleux. Peri demeurait immobile devant l’étagère, transportée que letalisman lui ait rendu l’infime partie d’elle-même qu’il renfermait. Elle s’était remémoré un souvenir.Seule. Elle s’était souvenue de quelque chose sans l’aide de personne !

— Jack, tu es là ? s’enquit la voix nerveuse de Bill, tirant Peri de sa rêverie enthousiaste. Jack ? Jesais que je vous ai laissé votre journée, mais c’était avant cette histoire de mnémoflash. Ramenez-vous avant que j’envoie quelqu’un vous débusquer.

— Comment tu as pu laisser l’application répondeur sur ton téléphone ? demanda Peri à Jack, sonenthousiasme tempéré par la vision de ce dernier accoudé au comptoir, son verre de vin à la main.

— Je ne sais pas comment la virer, répondit-il avant de prendre une gorgée de vin, les lèvresretroussées par l’amertume.

Il n’avait pas laissé au nectar le temps de respirer.

— Quelle impatience, dis donc, le taquina-t-elle. (Comme il ne rit pas, elle commença às’inquiéter.) Jack ? qu’est-ce qui ne va pas ?

— Rien. Pense à vider ton sac, que j’apporte tes vêtements chez le teinturier demain.Il essayait de se débarrasser d’elle, si bien qu’en rogne, immobile et les bras croisés, elle le défia

du regard quelques secondes.— Un problème ? finit-il par lui demander.Agacée par son apparente pugnacité, elle récupéra dans son sac – qu’elle avait posé près de la

porte – la carte d’accès à son appartement. Quelque chose n’allait pas, et elle voulait qu’ilcomprenne qu’elle l’avait remarqué.

— Où est-ce que tu vas ? dit-il, l’air presque apeuré.— À la salle de sport.— Peri…Il arborait une moue navrée, à présent, mais il l’avait rembarrée deux fois, et elle non plus n’était

pas dans les meilleures dispositions. Elle n’avait pas la moindre envie qu’ils se disputent, et, si ellene quittait pas l’appartement, ils n’y couperaient pas.

— J’ai besoin d’une séance de spa avant de voir Sandy, lâcha-t-elle, cinglante. Au Brésil ou enArizona, j’hésite encore.

Les lèvres pincées, elle ouvrit la porte sans ménagement, trop froissée pour s’inquiéter du fait qu’àl’exception de ses bas nylon elle était pieds nus.

— Peri, l’interpella-t-il d’une voix soudain plus douce, ce à quoi elle réagit par un claquement deporte tonitruant.

Ses pas assourdis par la moquette, elle dévala le couloir et appuya à répétition sur le boutond’appel de l’ascenseur. Lorsque les portes s’ouvrirent, elle releva la tête, entra dans la cabine,plaqua sa carte contre le lecteur, puis pressa le bouton du dernier étage de la tour d’habitation. Lesportes se refermèrent, et elle s’adossa à la paroi de la cabine, réveillant ses blessures et sentantsoudain pleinement ses membres gourds. Petit à petit, sa colère s’estompa et, dans le silence de lacabine, elle observa son reflet dans la glace. Son œil était dans un sale état, et elle se pencha vers lemiroir avant de tâtonner délicatement sa chair commotionnée. Une poignée de secondes plus tard, ellefit un pas en arrière, envahie par le sentiment pernicieux d’avoir failli, de ne pas avoir été à lahauteur.

— Ils sont où, mes cailloux magiques, murmura-t-elle, regardant ses lèvres bouger dans le miroir.C’était une image, bien entendu, qui faisait référence à un vieux conte dans lequel un homme

paresseux regagnait sa fortune déclinante en jetant chaque matin des cailloux magiques aux confins deses terres pour filouter les bandits qui pillait son trésor. La paresse : à ses propres yeux, c’était celale problème de Peri. La paresse et la suffisance. Cela ne lui plaisait pas. Eh voilà qu’en plus quelquechose se tramait dans son dos, et que Jack ne voulait rien en dire.

L’ascenseur émit un « ding » mélodieux, mais Peri resta immobile alors même que les portess’ouvraient, et que l’inondait la lumière de la salle de gym, adoucie par les couleurs chaudes ducoucher de soleil qui rougeoyait à l’ouest.

— Bonjour, mademoiselle Reed, la salua l’agent d’accueil en relevant les yeux de son écran. (Lacarte de Peri l’avait prévenu, déjà, qu’elle arrivait. Son sourire vacilla à la vue du bleu qui couvraitson visage, avant qu’il se ressaisisse.) Qu’est-ce qui vous ferait plaisir, ce soir ? Les sourceschaudes de Caldas Novas ou celles du parc national de Sequoia ?

La question demeura en suspens dans l’esprit de Peri. Des centaines d’incohérencestourbillonnaient dans sa mémoire, s’unissant bientôt pour former une conviction nette et sanséquivoque : quelque chose ne tournait pas rond du tout.

— Hmm…, fit-elle, l’air faussement ennuyée, de plus en plus convaincue qu’elle avait commis uneerreur. J’ai oublié mes tongs.

Peri martela le bouton de son étage, et les portes se refermèrent sur elle, l’isolant dans la celluled’inspiration Wright qu’était l’ascenseur. Elle n’avait nullement besoin de ces tongs ; ce dont elleavait besoin, c’était que Jack lui parle. Et tout de suite.

Lorsque les portes de l’ascenseur se rouvrirent enfin, Peri fila à grandes enjambées jusqu’à sonappartement, portée par l’envie dévorante de s’entretenir avec son partenaire. Sa carte ne fit pas lemoindre bruit, mais Nostradamus, visiblement à l’affût de l’ouverture de la porte, fila entre sesjambes, étrangement apeuré.

— Elle est en haut ! cria Jack, incitant Peri – tétanisée par la colère dans sa voix – à tourner la têtevers lui. J’ai refragmenté son esprit ! Tout est sous contrôle, alors lâche-moi la grappe, Bill !

Peri ouvrit la porte en grand.— Bill ! s’exclama-t-elle en le découvrant à quelques centimètres de Jack, qu’il avait plaqué

contre le mur qui jouxtait la baie vitrée. Qu’est-ce qui se passe, bon sang !?

Chapitre 7

Bill se retourna et fit un pas en arrière, libérant Jack, qui tituba jusque dans la cuisine. Une peurpanique envahit Peri lorsque le colosse troqua son masque de fureur contre un air bienveillant. Billse posta de façon à les voir tous les deux, et Peri sentit un frisson lui parcourir l’échine.

— Peri ! s’exclama-t-il, les bras ouverts comme s’il s’attendait à ce qu’elle vienne l’embrasser.Dieu merci, tu vas bien ! Jack m’a dit que tu avais perdu six semaines…

Jack, penché sur le comptoir, la fuyait du regard, amer, tandis qu’il réajustait sa coiffure. Peri jetaun coup d’œil au couteau dans sa botte, puis releva les yeux. L’espace d’une seconde, la confusionembruma son esprit. Non, elle ne devrait pas avoir besoin de sa lame. Bill était leur officier traitant,et ils se trouvaient chez eux, ici.

— C’est vrai, confirma-t-elle en entrant dans l’appartement. Mais je vais bien. Je suis montée pourun sauna, mais j’ai oublié mes tongs. Qu’est-ce qui se passe ?

Jack se redressa. Il avait toujours le visage crispé de colère.— Un malentendu, rien de plus.Peri referma la porte sans ménagement et jeta sa carte d’accès sur la table. La tension dans l’air

était palpable. Bill n’était pas en uniforme, mais ses cheveux blancs coupés en brosse et son portsévère ne lui donnaient pas moins l’air autoritaire. Ce type – mi-général, mi-P.-D.G. – avait en primel’intelligence affûtée des serpents pris au piège. Si, plus vieux que Peri de quelques dizainesd’années, Bill redoublait d’efforts pour se maintenir en forme, son nez bosselé et ses mains striées deveines trahissaient son âge.

Bill perdit soudain son sourire accueillant.— Je suis navré, Peri. Je m’inquiétais pour toi.— J’étais sortie me faire un sauna, répéta-t-elle, sur la défensive. Je viens de passer douze heures

en voiture. Vous allez me dire ce qui se passe ici ou vous attendez que je vous tire les vers du nez ?Une fois de plus, aucun des deux hommes ne dit mot, et la tension se fit plus palpable encore. Peri

feignit l’apaisement pour dissimuler un mauvais pressentiment.— Bill pense que tu as besoin d’un séjour au trou, confessa Jack d’une voix désincarnée. Je lui ai

exprimé mon désaccord.Le trou, c’était l’un des surnoms les plus engageants du niveau médical souterrain où l’on envoyait

les drafters… instables. Les murs d’un violet aussi affreux qu’étudié renvoyaient une longueur d’ondespécifique qui provoquait la production d’une hormone sapant la capacité des drafters de remonterdans le temps. Opti avait poussé le vice plus loin, et des haut-parleurs émettaient un son continu de741 MHz. Ces deux mesures limitaient le rétrochronage, donnaient envie de se frapper la tête contreles murs, et nécessitaient que la sécurité redouble d’attention, un interné pouvant rapidement devenirdingue et être frappé de trouble paranomnésique.

Peri perçut sans mal le mensonge dans la voix de Jack, mais leurs trois années de coopération luisoufflèrent de jouer le jeu.

— Un séjour au trou, répéta-t-elle, faisant mine de se détendre. J’ai perdu six semaines, Bill, passix mois. Jack a déjà réécrit mes souvenirs. Je vais bien.

Jack prit une gorgée de vin d’un geste un peu trop décontracté.— Tu vois, lança-t-il, mais son visage était pâle et Peri pouvait sentir l’odeur de sa transpiration.

Je t’avais dit qu’elle allait bien.— Parfait ! exulta Bill. (Bien que son enthousiasme n’ait pas l’air feint, Peri ne put s’empêcher de

le revoir plaquant Jack contre le mur.) Content de l’entendre ! Et ce mnémoflash, alors ?— Tout est rentré dans l’ordre à la défrag, se contenta-t-elle de répondre.Bill avait l’air sincèrement soulagé de la revoir, et, lorsqu’il s’approcha d’elle à grands pas, elle

se força à sourire, feignant d’avoir oublié qu’en rentrant elle l’avait surpris en train de menacer Jack.— La vache ! Qui t’a offert ce coquard, ma petite ? s’étonna Bill en touchant l’hématome du bout

des doigts.— Le type que j’ai vidé de son sang d’un coup de poignard bien placé au douzième étage des

locaux de Global Genetics, lui apprit-elle dans un mouvement de recul.Ils ont quoi, tous, à vouloir le toucher ? Ça fait mal, bordel…— Chuut… Laisse-moi jeter un œil, tenta de l’apaiser Bill. (Peri grimaça tandis que Bill, l’air

franchement inquiet, posait sur son visage une main qui le couvrait presque à moitié.) Quand mameilleure drafter se fait esquinter comme ça, je veux m’assurer qu’elle va bien.

— La seule chose dont je m’inquiète, c’est de la nuit merdique que je vais passer à chercherNostradamus. Sorti de là, je vais très bien, annonça-t-elle pour la troisième fois. Jack a été aux petitssoins.

Elle se tourna vers ce dernier qui, d’un geste assuré, se versait un nouveau verre de vin. Lorsqu’ilse rendit compte que Peri avait remarqué son poing serré sur le comptoir, il ouvrit la main.

— Tu es là pour le fichier ? demanda Peri. Je pensais qu’on avait rencard au Tempus, ce soir.Lorsqu’elle vit le téléphone de Jack sur le comptoir, Peri se demanda si Bill n’avait pas eu peur

qu’elle se soit fait la malle avec l’appareil qui contenait le fichier…D’un pas rapide, elle s’approcha du comptoir, s’empara du téléphone malgré le « Hmm » inquiet

de Jack, puis vint se poster droit devant Bill. Rien dans son esprit ne venait démentir le fait que Billétait quelqu’un de confiance, tout ce qu’elle avait fait pour lui durant ces cinq dernières annéesn’ayant fait que renforcer ce lien. Bill lui avait offert une chance de prouver ce dont elle étaitcapable, et elle l’en avait toujours remercié en s’investissant pour lui à deux cents pour cent. Pourautant, s’il était une chose que les psychologues d’Opti ne cessaient de répéter aux drafters, c’étaitqu’il devait toujours se fier à leur intuition. L’émotion survivait toujours à l’oubli, et elle restait là, eneux, leur servant de guide jusqu’à ce qu’une nouvelle mémoire, fiable, remplaçât la précédente.

— Et voilà ! dit-elle d’une voix contrainte en lui tendant le téléphone. Mission accomplie !Bill prit l’appareil minuscule dans sa main gigantesque, aux doigts déformés d’avoir été trop

souvent cassés au cours de combats d’arts martiaux. Il leur offrit à tous deux un sourire un peu tropsatisfait.

— Merci. Beau travail.Agacée par le manque de confiance singulier qu’elle ressentait, Peri se retint de reculer d’un pas.— C’est Jack qui l’a trouvé, annonça-t-elle pour ne pas laisser s’installer un silence inconfortable.— Dans ce cas, merci à toi, Jack, lança Bill d’une voix joviale qui leur sembla plus suspecte

encore que son sourire. Tu récupéreras ton téléphone ce soir.— Super, merci.Jack se versa un fond de verre et le but aussitôt.

Planté au milieu de leur appartement, Bill frappa le téléphone contre sa paume, puis le remisa dansl’une de ses poches. Soudain, Peri se souvint du visage pâle de Jack, éclairé par les lumières de laville, tandis qu’il balayait l’interface de Global Genetics du regard.

— Tu ne comptais pas débriefer maintenant, rassure-moi ? lui demanda-t-elle.— Non. Ça peut attendre ce soir, répondit-il.Il mit sa main dans l’une de ses poches intérieures, et Peri se figea. Comme il n’en sortit que les

lunettes qu’il portait toujours pour conduire, elle se mit un coup de pied virtuel au derrière : pour uneraison qui lui échappait, elle était passée en mode de vigilance écarlate.

Jack remplissait un second verre de vin.— C’est pour moi, je suppose ? dit-elle pour apaiser la tension ambiante, feignant que tout allait

pour le mieux dans le meilleur des mondes. Bill, tu peux boire un coup ou tu es en service ?— Je suis toujours en service, dit-il, à mi-chemin de la porte. Je sais que tu viens de rétrochroner,

mais si Sandy et Frank t’estiment d’attaque ce soir, j’aurais besoin toi pour une urgence. Tu es laseule agente disponible.

Jack lui tendit son verre, évitant son regard, et Peri le fit claquer sur le comptoir de granit pourmieux attirer l’attention de son partenaire.

— Et mes deux semaines de repos ? se plaignit-elle à Bill qui boutonnaient son pardessus de sesdoigts massifs, se parant d’une autorité toute militaire.

— Ce sera pour plus tard. (Il se tint quelques secondes devant la porte.) Si Sandy t’estimeopérationnelle, seras-tu prête à travailler ?

Répondre « non », c’était l’assurance de se retrouver au trou à subir une batterie de testspsychologiques.

— Quelle merde ! lâcha-t-elle, sachant qu’elle avait parfaitement le droit de se montrer contrariéequ’on lui demande de se remettre au boulot si vite après un rétrochronage.

Bill s’attarda quelques secondes de plus.— Quelle merde, oui… On se voit ce soir pour le débrief.— À ce soir, lâcha-t-elle d’un ton amer.Bill acquiesça, rejoint le couloir et referma la porte. Peri resta immobile jusqu’à ce qu’elle

entende claquer celle de la sortie de secours. En rogne, elle alla se poster sur le balcon. Le parkingvisiteur se trouvait juste sous sa fenêtre, et si Bill levait la tête vers leur appartement elle se ferait unplaisir de lui adresser un doigt d’honneur. Sous la lumière du couchant, les ombres des immeublessemblaient s’étirer jusqu’au centre-ville – entièrement reconstruit et rénové – à des kilomètres de là.La rémanence des lueurs du train aérien à sustentation magnétique tissait des rubans qui filaient autravers des bâtiments, dessinant sur la ville un collier scintillant. Derrière Peri, Jack lâcha un soupirde frustration.

Elle ne perdrait pas une seconde de plus.— Jack, qu’est-ce que Bill foutait ici ?— Il est venu chercher le dernier cauchemar biologique de Global Genetics.Elle posa une main sur sa hanche et le foudroya du regard. Il s’était passé quelque chose dans ce

bureau de Global Genetics, mais Jack en avait détruit tout souvenir dans son esprit… et c’étaitsuspect. Il en avait même parlé pendant sa dispute avec Bill, juste avant qu’elle entre dansl’appartement.

— Mon cul ! Qu’est-ce qu’il foutait ici ?

La panique surgit soudain sur le visage de Jack, mais Peri demeura impassible.— Peu importe, Peri. Passons à autre chose, dit-il, avant de contourner le comptoir pour la

rejoindre.Elle leva une main pour lui signifier de ne pas approcher davantage.— Va chier, Jack, tu as effacé quelque chose dans ma mémoire. Quelque chose auquel, en théorie,

tu n’aurais pas dû toucher. De quoi s’agissait-il ?Jack lâcha un soupir presque rebelle, malgré son air abattu et sa détresse manifeste. Les yeux mi-

clos, elle le mit au défi de rester silencieux. Le regard la suppliant de se montrer magnanime, il sedécida à parler.

— Tout ce que je voulais, c’était ne pas avoir à te quitter. Bill m’a dit que, si je ne disais rien àpropos de la liste et que je faisais deux-trois trucs pour lui hors circuit, on pourrait continuer commeça.

Deux-trois trucs hors circuit ?— Quelle liste ?— Une… (Il détourna les yeux.) Une liste d’agents d’Opti corrompus.Peri écarquilla les yeux. Lorsqu’elle se tourna vers la fenêtre, Bill montait dans sa voiture noire de

fonction pour s’éloigner bientôt.— Qu’est-ce qu…, commença-t-elle, avant de s’asseoir, un frisson glacial la parcourant tout

entière.Je viens de donner à Bill une liste d’agents d’Opti corrompus ?— Peri, l’interpella-t-il, presque effondré. C’est pire que ce que tu crois. Cette liste, c’est ni plus

ni moins que l’ensemble des effectifs de Bill. Il va y effacer les noms de ses drafters et ancres lesplus performants avant de la transmettre à sa hiérarchie. Il fait le ménage dans ses rangs. Je nous aiépargné la mise au rebut, mais je crains de ne nous avoir offert qu’un sursis. Bill se fait de plus enplus gourmand…

Bon sang… Jack le savait… Il savait que Bill était corrompu. Qu’il magouillait. Depuiscombien de temps était-il au courant ?

Sa main levée se mit à trembler et elle se retourna, le teint soudain livide.Voyant qu’elle était en train de comprendre, Jack acquiesça et, la tête basse, récupéra le verre de

Peri et s’avança pour le lui donner. En état de choc, elle s’assit sur le canapé, l’esprit livré au chaos.— Montre-moi la liste, murmura-t-elle.Jack hésita, mais comme elle lui adressait un regard noir il posa leurs deux verres sur la table

basse à côté d’elle, puis s’empara de son portefeuille.— Elle est dans ton portefeuille ? s’exclama-t-elle.— Je n’ai pas encore eu le temps de la télécharger.Il s’assit à son tour, son portefeuille tissé de fibres métalliques dans la main ; aucun scanner ne

pouvait le détecter. Le sac à main préféré de Peri était fait du même matériau. Le souffle court, elles’approcha de lui, prise de vertige, tandis qu’elle récupérait la facture d’hôtel qu’il lui tendait.

— J’ai extrait les infos de la puce pendant que tu étais sous la douche, reprit-il, alors qu’elleétudiait la liste de huit noms.

Elle les connaissait tous. Tous étaient des agents de haut vol à qui l’on confiait des missionscomplexes.

— Je ne comprends pas, dit-elle en la lisant encore et encore. Nathan et Chris ? Je les connais

depuis que je bosse pour Opti, et tu me dis qu’ils sont corrompus ?— Tu te souviens de la mission antiterroriste durant laquelle les avions ont été interdits de vol

pendant trois semaines ? La vérité, c’est qu’il n’y avait pas le moindre terroriste dans cette histoire,juste des boucs émissaires. (Jack récupéra la liste, et Peri se rapprocha un peu plus, de manièrequ’ils puissent l’étudier ensemble.) Le but de l’opération, c’était d’empêcher la propagation del’épidémie de variole iranienne aux États-Unis. Des agents sont intervenus sans l’accord d’Opti.

Peri écarquilla les yeux, se rappelant qu’elle avait trouvé heureux que la fermeture des aéroportsait eu lieu juste avant l’apparition du premier cas de variole.

— Ne me dis pas que c’est Opti qui a provoqué l’épidémie, commenta Peri, mais Jack désigna del’index les noms de Brandon et de son ancre, Julia.

— Une nouvelle mission dans laquelle aucun agent d’Opti n’aurait dû être impliqué, dit-il. Et lesessais d’interface neuronet ? Tu t’en souviens ? En utilisant le verroptique, on devait pouvoir seconnecter physiquement à l’Internet…

Cette avancée technologique avait été annoncée comme la plus importante depuis le tubeélectronique et, des représentants de Washington aux plus grands chefs religieux de la planète, tout lemonde s’inquiétait de l’agitation sociale qui en résulterait aux quatre coins du monde.

— Un échec monumental. Tous les cobayes sont morts d’hémorragies cérébrales dues aux implants,se rappela-t-elle.

Jack désigna ensuite le nom de Gina Trecher, son index s’attardant sur le nom de son ancre, Harry.— Ça, pour être morts, ils sont morts, oui, mais pas parce que la technologie n’était pas

fonctionnelle ; l’entreprise qui développait l’ondulaire voulait simplement qu’on enterre ce projet.Pour eux, si les utilisateurs se mettaient à pouvoir visualiser Internet dans leur tête, leurs produitsdonneraient l’impression de sortir tout droit de l’âge de pierre. Une fois de plus, des agents sontintervenus sans qu’Opti soit au courant.

Il marqua une courte pause.— De la même façon, reprit-il, Nina et Trey n’ont pas mis fin au soulèvement de 2026 en Afrique.

(Peri retint son souffle, se rappelant qu’elle avait été hors d’elle en apprenant que la mission avait étéconfiée au binôme vieillissant plutôt qu’à Jennifer et elle.) Opti les a envoyés aider à gérer latransition politique du gouvernement en place vers un gouvernement approuvé par les États-Unis. Lavérité – ce pour quoi ils ont vraiment touché les sommes folles qu’ils ont encaissées –, c’est qu’ilsont été envoyés là-bas pour chapeauter la formation d’une faction extrémiste. Au final, ce n’est pas sisurprenant que, quelque temps plus tard, tous les Blancs aient bouffé les pissenlits par la racine.

Peri s’enfonça dans les coussins du canapé, les flashs info relatant la situation sud-africaine luirevenant en mémoire. On parlait de Massacre blanc, à l’époque, et elle comprenait aujourd’hui qu’ils’agissait là d’une odieuse campagne de meurtres de masse. Pas étonnant que Nina n’ait jamais vouluen parler.

Merde… Merde, c’est vrai, alors…— Alors… c’était quoi notre véritable objectif dans les locaux de Global Genetics ? murmura-t-

elle.Jack replia la liste.— Récupérer cette liste. Mais je ne voulais pas que tu le saches. Bill m’a menacé de me séparer

de toi, si j… si nous ne réalisions pas une ou deux missions pour lui… Tout a dérapé, Peri. Il fautqu’on disparaisse.

Peri releva subitement la tête, ramener à la réalité par la folle suggestion de Jack. Commentéchapper à Bill ? Ces capacités hors norme étaient autant de mouchards qui trahiraient toujours saprésence. Qui plus est, Opti profitait du soutien du gouvernement américain sans se douter que Bill sejouait d’eux. Sa parole vaudrait toujours plus que la leur.

— Il faut qu’on fasse quelque chose de cette liste.— Comme quoi ? La remettre à quelqu’un ? lâcha-t-il, sceptique. Et à qui, hein ? Tu crois vraiment

que Bill a pu en arriver là tout seul ? Ce n’est qu’un rouage d’une mécanique plus vaste, un pantin. Ilsuffit que nous remettions la liste au marionnettiste, et nous sommes morts. (Il baissa la tête.) Moi, entout cas. Toi, ils te trouveront toujours une utilité.

Une peur d’un genre nouveau s’immisça en elle. Elle était relativement en sécurité. Elle était rare,une personne sur cent mille, peut-être, possédant ses talents. Jack, en revanche… Elle réprima unfrisson en revoyant en pensée Bill qui menaçait son partenaire. Tout était clair, désormais, et lereliquat de méfiance qui couvait encore dans son esprit à l’égard de Jack se dissipa : son humeursongeuse, cette conversation avec Bill dont il n’avait pas voulu lui parler, ce pressentiment quequelque chose clochait… Elle se leva soudain, la frustration remplaçant dans ses veines la paniquequi l’avait saisie un peu plus tôt. Jack et elle n’avaient plus qu’une seule solution : localiser l’originede la corruption. En revanche, si elle rendait le scandale public trop tôt, elle perdrait le peu qu’ellepossédait encore. Les agents d’Opti savaient tous comment surmonter la culpabilité d’un meurtre desang-froid, et qu’ils doivent assassiner l’un des leurs ne leur poserait pas davantage de problèmesmoraux que cela.

Nina a-t-elle vraiment aidé à l’organisation d’un génocide ? Pour l’argent, qui plus est ?— Je ne supporterai pas de te perdre, confessa Jack dans un murmure, et elle tourna la tête vers

lui, blême de voir la peur déformer ses traits. Je suis tellement désolé… Tout est ma faute. J’auraisdû t’en parler dès le début.

— C’est le cas de le dire… (Elle se renfrogna.) Hors de question de fuir, déclara-t-elle, tropconsciente qu’une telle entreprise serait vouée à l’échec. Bill pense que je ne suis pas au courant,n’est-ce pas ? On va faire un ou deux jobs pour lui…

— Tu accepterais un boulot illégal ? Toi ? s’étonna Jack.Peri laissa courir son regard sur le visage de son partenaire.— Ça nous servira de couverture, le temps que nous découvrions l’étendue de la corruption dans

les rangs d’Opti, expliqua-t-elle, le cœur battant la chamade.S’enfuir, c’était signer leur arrêt de mort. Une mort qui viendrait vite. Rester et disséquer en secret

le corps malade d’Opti, c’était s’engager à jouer au chat et à la souris pendant un bon bout de temps.Le chat était rarement perdant, mais parfois – parfois – la souris parvenait à s’en sortir.

— Une fois que nous saurons qui tire les ficelles, nous pourrons aller trouver l’Alliance.— L’Alliance !L’espace d’une seconde, le visage de Jack resta pétrifié en un rictus d’effroi. Sa réaction fit à Peri

l’effet d’une gifle en plein visage, Jack n’ayant pas pour habitude de réagir ainsi. Pensive, ellepoursuivit.

— Entre autres choses, ils devraient pouvoir nous protéger.Jack secoua vivement la tête et se détacha d’elle.— Peri, l’Alliance n’est qu’un groupe rebelle tout entier dévoué à la destruction d’Opti ! Que nos

agents soient clean ou corrompus, ça ne change rien pour eux : tabula rasa, c’est tout ce qui compte à

leurs yeux nous concernant ! On ne peut pas leur faire confiance.Jack avait peur… lui qui n’avait jamais peur de rien.— C’est un groupe de drafters et d’ancres, Jack… Ce sont des gens comme nous, dit-elle, soudain

prise d’un doute. Ils ne nous balanceront pas ; pas plus aux autorités qu’au public. Ce serait lemeilleur moyen pour eux de finir cobayes dans un labo. Si nous leur en apportons la preuve, ils nousaideront à exposer la corruption d’Opti, Jack. C’est notre seule chance de nous en sortir.

Grimaçant, Jack tourna le regard vers la cuisine, là où il planquait la majeure partie de ses armes,tout en sachant pertinemment qu’ils ne s’en sortiraient pas en jouant de violence.

— Opti sait tout. Ils ne seront pas dupes longtemps.Contrariée, elle se mordit la lèvre inférieure.— Dans ce cas, on va la jouer plus en douceur… Tu m’as parlé d’une puce… Tu ne l’as pas

donnée à Bill, hein ?— Non, bien sûr que non, confirma-t-il en tirant de son portefeuille une puce de la taille d’un ongle

d’auriculaire.Dissimuler quelque chose sur elle ne lui inspirait rien de bon, mais laisser la puce dans le

portefeuille de Jack serait pire encore. Peri traversa la pièce et s’empara de son sac à tricot, déroutéetant ce retournement de situation avait quelque chose d’irréel. Le sac ferait une bonne planque, aveccet avantage que, si Peri venait à oublier ce qui se passait ces jours-ci, elle finirait par y revenir etredécouvrirait la puce. Quant à la liste papier, elle pouvait toujours intégrer un message pour elle-même dans les mailles, au bout de son écharpe, telle une Mme Defarge moderne.

Elle extirpa une paire bleue de taille 8 du tas d’aiguilles cliquetant. Elles étaient plutôt grosses, etle fait qu’une moitié d’écharpe soit encore accrochée à l’une d’elles rendait peu probable qu’elle lesperde. Les doigts tremblants, elle retira le capuchon de l’une d’elles, puis y laissa tomber la puce.Peu convaincue, elle la secoua jusqu’à ce que la puce, bloquée, ne fasse plus aucun bruit.

— Voilà, dit-elle en replaçant le capuchon sur l’aiguille, qu’elle abandonna de nouveau au sac. Ons’occupe de la liste physique ?

Jack ne dit rien lorsque Peri s’empara du briquet posé près des bougies, alluma le bout de papierqui s’enflamma en émettant un bref « pscht », puis le laissa brûler dans son verre vide. Les finesvolutes de fumée portèrent au nez de Peri une odeur qui rappela à sa mémoire l’un des seulssouvenirs qu’elle avait de ces six dernières semaines : l’instant qu’elle avait passé dans les bras deJack, tandis qu’ils communiaient avec l’univers près de braises fumantes.

Abattue, Peri s’assit au bord du canapé, les coudes sur les genoux, tête baissée, comprenant chaqueseconde un peu plus à quel point ils étaient au bord du gouffre. Jack l’attira vers lui et, un bras passéautour de sa taille, il prit le verre de Peri, puis en but une gorgée avant de le lui passer.

La main tremblante, elle en but la dernière gorgée, puis le reposa sur la table sur laquelle il tinta.Elle expira longuement, de plus en plus consciente de la gravité de la situation ; ils allaient devoirs’adonner à un jeu fort dangereux sans pouvoir se fier à personne d’autre qu’à eux-mêmes.

— Je te demande pardon, Peri. Je ne voulais pas que ça se passe comme ça, s’excusa Jack.Elle se tourna vers lui et découvrit une peine profonde dans son regard, la culpabilité dévorante de

ne pas l’avoir avertie plus tôt.Elle leva une main et lui caressa le visage afin de lui faire comprendre qu’elle ne lui en voulait

pas.— On va s’en sortir. Ensemble, le rassura-t-elle en inclinant la tête pour déposer un baiser sur ses

lèvres.La passion, d’abord contenue, rompit bientôt ses chaînes, et une vague de désir déferla en Peri,

amplifiée par l’imminence et l’intensité du danger qu’ils devraient affronter pour survivre. Les mainsde Jack se firent plus pressantes… mais il se détacha bientôt d’elle, alors même qu’elle se montraitplus avide.

L’espoir insolent sur le visage de Jack conforta Peri dans sa conviction qu’ils pourraient affrontern’importe quoi ensemble.

— On débusque les marionnettistes ? lui demanda-t-il.Elle fit « oui » de la tête.Quand bien même ils y laisseraient la vie, ils se démèneraient pour exposer tout entière la

corruption qui rongeait Opti.Et puis, si tout venait à échouer, n’était-elle pas une agente spéciale de haut vol ?Le mensonge faisait aussi partie de son arsenal…

Chapitre 8

— Le micro se trouve à l’extrémité la plus large, vous voyez ? expliqua Matt, le câble flexible à lamain, sa bague d’étudiant scintillant sur l’un de ses doigts massifs.

Silas le prit et se laissa tomber lourdement sur une chaise pliante, effaré par la stupidité de lasituation. Le fourgon – aux airs de véhicule du SWAT – sentait aussi mauvais que sa première piauled’étudiant. Les odeurs d’ozone, de composants électroniques et de transpiration lui donnaient lanausée. Même assis dans l’allée centrale disproportionnée du fourgon, il se sentait à l’étroit ; sanscompter que le ronronnement discret mais incessant des équipements de surveillance qui s’étendaientdu sol au plafond commençait à lui donner mal à la tête.

Le fait de s’être demandé tout l’après-midi combien de temps il devrait encore se tuer à la tâche nel’aidait pas à supporter l’instant. Tout le monde avait beau se convaincre que le job ne prendrait pasplus de trois heures, Silas n’était pas né de la dernière pluie : approcher la cible prendrait peut-êtreune soirée, certes, mais la ramener au bercail serait bien plus long.

— En soi, il n’a qu’une portée d’un peu plus d’un mètre, lui expliqua Matt. (Presque gêné pour lui,Silas fit de son mieux pour ignorer son enthousiasme de technophile passionné.) C’est pour ça quevous aurez besoin du téléphone. Vous voyez le truc ? Vous le fourrez dans l’une de vos poches, àl’abri des regards, et le téléphone amplifiera et me transmettra le signal.

OK, donnez-moi une corde, vite…Silas posa le regard sur la plaque de plastique blanc posé à côté du sac qu’ils avaient préparé pour

lui : mastoc, trop grand, le téléphone était d’un autre temps.— De là-bas jusqu’à votre fourgon… Dis donc ! Incroyable, lâcha Silas, mais Matt ne sembla rien

percevoir de son ton sarcastique.La cravate du technicien, trop lâche, pendouillait presque à son cou, et son pantalon noir et sa

chemise blanche boutonnée semblaient sortir tout droit d’une boutique bon marché.— Ça ne fonctionne que dans un sens, alors, si on a un truc important à vous dire, on vous enverra

un texto. Comme ça, pas de fil suspect derrière votre oreille. Pas mal, hein ?Silas soupira. Il avait les doigts trop épais pour les touches minuscules du téléphone et, s’il devait

s’atteler à la tâche, taper un message serait un enfer.— Je ne peux pas utiliser le mien, de téléphone ? demanda-t-il, faisant sursauter le jeune homme

qui le dévisagea, bouche bée.— Non ! bredouilla-t-il comme si Silas était le dernier des crétins. Ce n’est pas qu’un téléphone,

c’est une boîte à outils qui contient tout ce dont vous aurez besoin ! La vache ! Quand est-ce qu’ilsarrêteront de m’envoyer des bleus ?

Souffrant encore de la migraine contractée dans la matinée, Silas se massa les tempes, essayantd’imaginer ce dont Matt avait pu gaver ce petit bout de machine d’un autre temps. Il devait s’ytrouver un traqueur, probablement, des adresses de planques, des numéros de téléphone et desapplications permettant de localiser les coffee-shops environnants… Pour autant, ce truc était troppetit pour qu’on puisse croire qu’il lui appartenait. Si la fille le voyait avec, elle en concluraitaussitôt qu’il n’était pas celui qu’il prétendait être. Qui plus est, il utilisait d’ordinaire le

verroptique, soit une technologie qui faisait passer l’Alliance pour un clan de troglodytes.— Non merci, lâcha Silas. (Matt pivota sur sa chaise à roulettes, vexé.) Je ne porterai pas de

mouchard.Matt combla le silence en avalant quelques gorgées de soda d’une façon théâtrale qui en disait long

sur le dédain qu’il éprouvait pour Silas.— Mieux vaudrait que vous le portiez, monsieur.— Et une pancarte d’homme-sandwich avec l’inscription : « Je viens vous kidnapper ! », vous en

avez une ? lâcha Silas d’une voix soudain plus forte. Vous pensez vraiment qu’elle ne va pasremarquer que les boutons sont trop petits pour mes doigts ? Elle a la parano incrustée dans lesgènes !

— Incrustée par nous, oui, répliqua Matt.Silas se pencha et fourra le mouchard dans la poche de poitrine de la chemise de Matt.— Raison de plus pour me passer l’envie que vous écoutiez ce que je vais lui dire. Tout ce que

vous m’avez filé, c’est du générique à deux balles. Personne n’achète ce genre de bouses à partl’armée, et pour une raison simple : c’est de la merde ! Elle va me griller !

Le visage grave, Matt sortit le mouchard de sa poche et le jeta dans le sac ouvert de Silas.— Et votre manteau importé, il n’est pas voyant, peut-être ? Je le répète, le fil n’a pas besoin

d’être apparent, c’est l’avantage, pesta-t-il. Il a été conçu pour être glissé dans une poche, raisonpour laquelle vous avez besoin du téléphone pour amplifier le signal.

Impatient, Silas regarda sa montre : il serait bientôt 18 heures. Cela faisait une heure qu’il était ici,et il demeurait toujours aussi convaincu qu’ils mettaient en péril la vie de la cible.

— Je n’ai jamais dit qu’elle le verrait forcément, ce téléphone, dit-il en balayant le fourgon duregard à la recherche de quoi que ce soit qui puisse lui être utile. J’ai dit qu’elle me grillerait si elletombait dessus. Alors, si j’ai quoi que ce soit à vous dire, je vous appellerai. Avec mon portable.Vous avez mon numéro ?

— Oui, j’ai votre numéro, répondit Matt, renfrogné, avant de descendre quelques gorgées decaféine et de sucre, ses yeux inquiets rivés sur le manteau que Silas avait soigneusement plié et posésur le dossier de sa chaise.

Silas rapprocha le sac de lui et jeta le câble enroulé sur le siège conducteur. Il se débarrassaégalement des sweats militaires gris et de l’ignoble paire de chaussures de course sans marque.

Comme si j’allais me taper un sprint…Le son de fioles qui s’entrechoquent attira son attention, et une vague de colère l’envahit sitôt qu’il

reconnut les substances qu’elles contenaient.Ces types sont de vrais bouchers, bordel…— Et gardez aussi ces merdes, lâcha-t-il en jetant les fioles sur le tableau de bord d’un air

dégoûté.Nerveux, Matt multiplia les mouvements de va-et-vient avec sa chaise à roulettes.— Comment saurez-vous qu’elle a les infos qu’on cherche sans défragmentation ?Silas n’avait pas la moindre envie de s’immiscer dans l’esprit de leur cible. Il craignait trop de s’y

croiser.— En lui demandant, par exemple ? lança-t-il, prêt à partir. (S’ils ne lui laissaient pas la

possibilité d’agir à sa façon, le plan tomberait à l’eau.) Mais, au besoin, je pourrai toujours utiliserça, reprit-il en se baissant pour ramasser la fine plaque technologique dissimulée sous une soucoupe

tachée de café.Ce n’était pas du verroptique, mais il ne doutait pas qu’elle était équipée d’un système

d’exploitation à la page.— Hé, c’est le mien ! protesta Matt.Silas l’alluma d’un pouce et, satisfait de ce qu’il y trouva, haussa les sourcils de plaisir.Toutes les applis qu’il me faut.— Dans ce cas, je n’aurai pas à craindre qu’il soit sur écoute.Silas le fourra dans une poche de son manteau. L’appareil était assez éraflé pour ne pas susciter de

méfiance et, comme il appartenait à Matt, il disposerait de toutes les fonctions dont il aurait besoin.— Rendez-moi ça, exigea Matt, trop craintif pour le lui reprendre de force.— Dès que je n’en aurai plus besoin.Deux portes de voitures claquèrent à l’extérieur. Sur le moniteur installé à l’avant du fourgon

tressautait l’image d’une longue voiture noire à l’arrêt, et une femme de grande taille en robe desoirée formelle qui allait à grands pas. Plus loin, on distinguait la rivière et l’un des casinos deDétroit, comme écrasés par le soleil bas.

— Il y a quelqu’un près du fourgon, annonça Silas, et Matt sursauta lorsque le conducteur de lavoiture noire toqua à leur portière.

— La femme dragon, murmura le technicien.Rougissant, Matt propulsa son fauteuil à roulettes à l’avant du véhicule. Le conducteur toqua de

nouveau, et Matt martela sur l’écran le code de sécurité de son téléphone : 31 415.Pi, songea Silas, avant de dissimuler l’appareil dans son sac. Comme c’est original.La portière s’ouvrit en coulissant, et Silas huma avec délectation l’air frais et froid émanant de la

rivière. Parée de diamants et de rubis, Fran apparut devant eux et grimpa dans le fourgon. Ses talonsde quinze centimètres la rendaient encore plus intimidante qu’à l’ordinaire. Un châle de fourrureblanche ornait ses épaules, et elle empestait le parfum.

— Restez dehors, ordonna-t-elle à son conducteur en le repoussant d’une main gantée de blanc,avant de refermer la portière derrière elle. Cinq minutes. C’est tout ce que j’ai à vous offrir, alorsimpressionnez-moi, annonça-t-elle, le nez plissé.

— Madame Jacquard ! Entrez donc ! lança Matt, qui s’était levé et dégageait son fauteuil dupassage. Bienvenue au Central de récupération Reed ! Notre service est mobile et prêt à opérer !

Et aussi voyant que le nez au milieu de la figure, songea Silas, moqueur.Le logo d’agence de déménagement qui camouflait la véritable nature du fourgon n’était guère

crédible que durant les horaires de bureau et même ici, sur les quais, les SDF l’évitaient.Fran grimaça.— Pourquoi utilise-t-on encore ces vieilleries ? Il n’y avait plus de véhicule fonctionnel

disponible ?— Si, madame, répondit Matt en s’échappant d’un pas en arrière pour la laisser explorer le

fourgon. (Silas se leva, mû davantage par sa bonne éducation que par le respect que lui inspiraitFran.) Mais je connais ce tacot comme ma poche, ajouta Matt. Ici, les réseaux d’information, et, àpartir d’ici, les dispositifs qui me permettent de traquer nos cibles.

Fran haussa les sourcils, puis se tourna vers Silas. Elle ricana, le connaissant assez pour savoirque tout cela devait l’agacer au plus haut point.

— Si vous le dites.

— Et puis les petits engins sont toujours plus faciles à manœuvrer, tenta Matt, qui commençait àtranspirer.

Ils coulent plus vite, aussi, pensa Silas, s’asseyant avant que Fran ait pu s’approprier la chaise.— Vous avez la climatisation, je suppose ? dit-elle en balayant le fourgon du regard. Alors

allumez-la. Et réajustez votre cravate ; on vous paie assez cher pour que vous n’ayez pas l’air d’unétudiant mal fagoté.

— Très bien, madame.Matt alla se réfugier à l’avant d’un pas maladroit, et Silas s’occupa de ses ongles, snobant Fran

autant que faire se pouvait. Il n’aimait pas cette femme. Il n’aimait pas Détroit non plus, d’ailleurs :trop de métal ici, dans les rues autant que dans le cœur des hommes, et ce n’était pas une bande degazon artificiel ici ou là qui le ferait changer d’avis. Détroit était une maîtresse aussi redoutablequ’ingrate.

— Alors, qu’en est-il de notre champion ? s’enquit Fran d’une voix qui s’était faite plus sècheencore quand elle s’était rendu compte que le seul endroit où s’asseoir n’était autre que la chaise àroulettes de Matt, couverte de bouts d’adhésif isolant.

— Ah… (Nerveux, Matt acheva de resserrer sa cravate et s’empara d’une sortie d’imprimante). Ilsait se servir d’une arme et sa corpulence l’aide plus que sa compétence au corps à corps. (Il pouffa,peu convaincu, et secoua la tête.) Il s’en sort bien avec les appareils, par contre. Madame Jacquard,j’aurais mieux à…

Matt sursauta lorsque Fran lui arracha la feuille des mains, puis ouvrit grand la bouche, interdit,lorsqu’elle la jeta dans le broyeur.

— Ce que je voulais savoir, l’interrompit-elle, le silence déchiré par le rugissement de la machine,c’était s’il avait ou non son équipement. Est-il prêt à entrer en action ? Reed a rendez-vous avec Billdans ce boui-boui à drafters dans moins de six heures.

Silas défit quelque peu sa cravate et s’avachit sur sa chaise, défiant Fran de lui faire la moindreremarque.

— Ah… non, répondit Matt, ses yeux allant de Silas à Fran telle une balle de ping-pong. Il s’estdébarrassé de tout l’équipement que j’ai mis dans son sac.

— Quelle surprise ! ricana Fran avec un sourire forcé au possible.Silas lui renvoya un rictus insolent.— On la joue à ma façon, ou je dégage d’ici, affirma-t-il. Tu l’as dit toi-même.— Je ne pense pas, non.Silas ferma les yeux.— Oh ! je m’en souviens très bien, pourtant. Tu as dit, texto, que j’étais la seule personne assez

intelligente pour concevoir les conséquences désastreuses qu’aurait notre inaction, et assezcompétente pour créer un programme qui puisse tout arranger. (Il rouvrit les yeux.) Je crée,j’arrange… et toi, tu me débarrasses des gêneurs.

— Madame Jacquard, intervint Matt, son agacement manifeste. J’ai six agents on ne peut pluscapables qui n’attendent que mes ordres.

— Oh ! ne manquez pas de leur ordonner de se préparer à l’action, répondit Fran, dont le parfumavait finalement eu raison des odeurs de transpiration qui embaumaient le véhicule. Mais leprofesseur Denier sera le premier à entrer en action. Ses qualités ne comptent pas parmi celles quel’on trouve couramment dans un dossier.

Matt eut une seconde d’hésitation.— Attendez, dit-il, changeant soudain le regard qu’il portait sur Silas. Le professeur Denier ? (Il

écarquilla les yeux, et Silas grimaça, s’enfonçant davantage sur sa chaise.) Denier, Denier ? Celui quia inventé les exoskins ? Le visionnaire à l’origine des mnémoboosts et des talismans de mémoire ?Celui qui a mis au point la technique de réécriture mémorielle ?

Silas expira, lassé, impatient de quitter le fourgon.— Ce n’est pas si difficile, lorsqu’on en est une soi-même.— Bordel ! lança Matt en s’approchant maladroitement, le visage rougissant. Qu’est-ce que vous

fichez là ?— J’essaie de racheter mes fautes, maugréa Silas. Fran… (Il s’assit, mal à l’aise de voir Matt

s’agiter, ricaner avec nervosité et… se mettre à faire le ménage ?) Ça ne peut pas fonctionner.— Pourquoi donc ? (Elle se décala lorsque Matt déboula pour jeter à la poubelle un paquet de

chips vide.) Sur le papier, Matt est extrêmement compétent.— Même si j’étais un véritable agent, ça ne fonctionnerait pas, protesta Silas.— Ça, vous n’êtes pas un agent, intervint Matt avec enthousiasme, vous êtes le professeur Denier !

Et vous êtes dans mon fourgon !Silas se passa une main sur le visage, dépité.— Je ne pourrai jamais entrer, mettre Jack hors d’état de nuire, maîtriser Peri et lui soutirer des

infos. C’est une combattante, un soldat, Fran. Une tueuse.Fran baissa les yeux vers sa montre incrustée de diamants et se renfrogna.— Elle ne tue que ceux qui l’ont tuée. Et puis tu ne seras pas seul, un vieil ami à toi va venir

t’aider.Un ami ?Silas se leva, les poings serrés, pensant avoir deviné de qui il s’agissait.— Si on la joue à ta façon, je n’y arriverai pas.Les lèvres pincées, Fran claqua des talons jusqu’à lui, prenant garde à ne rien effleurer dans le

fourgon.— Oh que si ! rétorqua-t-elle en le défiant du regard. Tout ce que tu as à faire, c’est de découvrir

si, oui ou non, elle dispose de l’info que nous cherchons. Matt et son équipe se chargeront deneutraliser Jack et Peri ; tu n’auras même pas à être présent au moment de la… récupération.

— Son esprit va être saturé d’adrénaline ! Je ne pourrai rien récupérer, prévint-il, la voixtrahissant un désespoir rageur. Tu n’y comprends rien… Ce n’est pas le genre de missions qu’onréussit en défouraillant sans réfléchir : il faut la jouer subtil.

Fran regarda sa montre une fois de plus et fronça les sourcils.— Dans ce cas, on utilise le 741 MHz… ou l’Emnoset. Ou n’importe laquelle de ces fantastiques

substances à la conception desquelles tu as participé afin de l’empêcher de rétrochroner.Agacé, il dut redoubler d’efforts pour desserrer les mains et se calmer.— Ce n’est pas le rétrochronage qui m’inquiète. Si son esprit est trop en ébullition, si elle ne se

sent pas à l’aise et totalement détendue, je n’aurai aucune chance de récupérer quoi que ce soit dansses souvenirs. Rien. Si je fais ça à ta façon, la mission est vouée à l’échec.

Fran le fusilla du regard, Matt penché derrière elle pour ne rien manquer de la scène.— Débrouille-toi pour y arriver. (Elle se retourna, toisa Matt du regard, s’attardant quelques

secondes sur la tache de burrito qui salissait sa chemise.) Équipez-le. Tout de suite.

— À vos ordres, madame.— Génial, maugréa-t-elle en regardant sa montre une troisième fois. Le concert symphonique a

déjà commencé… Au boulot, tous les deux. Matt, tenez-moi informée.— Très bien, madame ! lança Matt tandis que le véhicule tressautait, libéré du poids de Fran, et

que la portière se refermait dans un claquement retentissant.Silas retomba sur sa chaise et passa une main sur ses joues mal rasées. Elle n’y survivrait pas. Au

mieux, elle deviendrait dingue. Il y avait trop de variables dans cette équation pour que le planfonctionne… Cela ne pouvait marcher sans tact, sans empathie ; il fallait un seul et uniqueintervenant, pas un groupe d’intervention qui risquait de la pousser au combat ou à la fuite. Uncombat aurait lieu de toute manière, mais Silas aimait autant qu’il ait lieu dans l’esprit de Peri plutôtqu’au corps à corps. Dans ce dernier cas, il n’aurait pas la moindre chance, face à elle, alors que,dans sa tête, la victoire était possible… Très probable, même.

— Vous voulez la récupérer ou pas ? Parce que, ce qu’on vous propose, c’est notre seule chanced’y arriver, expliqua Matt, relevant les yeux vers Silas et s’étonnant de ne pas lire la moindreémotion sur son visage.

— Non, c’est faux, rétorqua Silas, sa décision prise. Désolé, petit.— Désolé pourquoi ? Hé ! s’exclama Matt en se raidissant soudain.Trop tard : la chaise de Silas bascula et claqua contre la paroi métallique du fourgon, tandis que le

professeur se jetait sur Matt, les poings serrés, avec la vélocité d’un train lancé à pleine vitesse.Il le frappa de toutes ses forces, de toute sa colère, mu autant par la frustration que par la peur de

l’échec. Percuté par un poing de quinze centimètres, Matt sentit sa tête partir en arrière et bascula à larenverse, assommé sur le coup. Silas secoua sa main, qui était parfaitement indemne.

— Pour ça, répondit-il, le cœur battant.Silas récupéra le sac et le remplit des pièces d’équipement qui, sur les étagères du fourgon, lui

semblaient utiles. Lorsqu’il eut terminé, il jeta le sac à l’extérieur du fourgon où il s’écrasalourdement sur le sol. Le soleil se couchait, et il prit quelques secondes près de la portière pourprofiter de l’air glacial. Peut-être qu’ils tenteraient tout de même le coup sans lui… Quoi qu’il ensoit, le regard rivé sur le cours d’eau voisin, Silas esquissa un sourire : il venait d’avoir une idée.Peut-être Détroit finirait-elle par lui plaire…

Retenant son souffle, il rentra dans le fourgon pour une dernière vérification, après quoi… ilcoulerait le fourgon.

Il fallait qu’il parvienne à l’isoler, à l’éloigner de Jack Twill sans que la séparation la pousse à lapanique. La mission serait ardue, presque impossible en raison des efforts fournis par Opti pour laconditionner à ne pas supporter la solitude. Il faudrait la convaincre que c’était sa propre idée ;qu’elle contrôlait la situation. Alors, s’il parvenait à avoir ne serait-ce que cinq minutes au calmeavec elle, les bonnes substances lui permettraient d’accomplir sa mission.

— Mais pas celles-ci, commenta-t-il en jetant un nouveau coup d’œil aux fioles qu’ils lui avaientdonnées.

Rageur, il ouvrit avec violence les tiroirs à pharmacie et y farfouilla jusqu’à ce qu’il trouve cequ’il cherchait, à savoir quelque chose de moins agressif et auquel elle était habituée.

Les fioles cliquetant dans sa paume, il referma furieusement les tiroirs, se rappelant l’extrêmesensibilité de Peri. Ses épaules se courbèrent momentanément de lassitude, mais il se ressaisitaussitôt, puis fit passer le fourgon au point mort, avant de prendre Matt par un bras et de le traîner au

bas des marches où il atterrit à côté du sac.Il était en mission. Rien de personnel.Matt gémit et se redressa, la tête entre les mains.— Qu’est-ce que vous foutez ? demanda-t-il à Silas, se rendant soudain compte qu’il était assis sur

le sol gelé. Professeur Denier, qu’est-ce que vous faites !Sentant naître en lui une détermination nouvelle, Silas avança dans le froid jusqu’à l’arrière du

fourgon. Les fioles dans la poche, il cala une épaule contre le véhicule et se mit à pousser.— Eh, stop ! hurla Matt en se relevant à grand-peine, se tournant vers la rivière proche.Dans un grognement de triomphe, Silas parvint à faire bouger le fourgon, qui avança lentement, des

gravillons éclatant sous ses roues.— Non ! cria Matt en courant après le véhicule, qu’il tenta d’arrêter.Silas sourit de plus belle lorsque le fourgon percuta l’eau. S’il ralentit, il ne s’arrêta pas et

commença à s’enfoncer dans la rivière.— Vous êtes dingue ou quoi ! pesta Matt qui, sur la rive, secouait frénétiquement la tête. Y avait

tout ce dont on avait besoin, là-dedans !Silas vint se poster à côté de lui, satisfait de voir le fourgon s’arrêter dans un mètre cinquante

d’eau.— Non, lui répondit-il en le gratifiant d’une tape sur l’épaule.Matt se tourna vers lui, bouche bée.— Dites à Fran que j’obtiendrai les renseignements qu’elle cherche, lui dit Silas en jetant le sac de

sport sur son épaule. J’ai besoin de trois jours pour déterminer son état d’esprit et imaginer un planen conséquence. Si d’ici là je vois Fran ou l’un de ses laquais, je fous moi-même la pétoche à Fran,et elle peut tirer un trait sur son info.

— Et m… mon fourgon, bordel ! bredouilla Matt, abasourdi.Silas sourit.— Trois jours, répéta-t-il.Sur ce, il se retourna et s’éloigna. Matt s’était déjà emparé de son téléphone, mais le temps que la

cavalerie rapplique, sorte le fourgon et le sèche convenablement, il aurait trouvé de quoi apaiserFran.

Oui, il ramènerait Peri, mais il le ferait à sa façon ; ainsi, elle survivrait à l’intervention. Pourautant, alors même qu’il s’en allait d’un pas décidé – les jurons et les menaces de Matt se faisant deplus en plus lointains –, l’ombre du doute s’immisça en lui. Il savait que Peri aimait les sensations decontrôle, de supériorité et d’indépendance qu’Opti avait induites en elle et utilisait pour lui masquerla réalité des choses – c’était d’ailleurs la raison pour laquelle elle avait rejoint l’organisation – mais sa véritable inquiétude était qu’il existait une chance non négligeable que Peri ne veuille toutsimplement plus revenir.

Chapitre 9

Peri tira sur la poignée de la porte de chêne massive du Tempus. Elle était fermée. Au travers de lavitre ondulée, elle apercevait la silhouette floue de Frank, perché sur une échelle, la tête perdue entredeux baffles. Sous lui, le disque d’argent d’un robot nettoyeur auréolé d’un halo d’ultraviolets sedéplaçait méthodiquement. Il était un peu plus de 1 heure ; de toute évidence, ils avaient fermé tôt cejour-là.

Peri toqua à la fenêtre avec le trousseau de ses clés de voiture, et Frank tourna le regard dans sadirection. D’une voix étouffée, il aboya un ordre et se remit au travail.

— Je tape la causette avec Frank, et toi avec Sandy, annonça Jack, frissonnant tandis qu’il balayaitdu regard le parking couvert d’un fin voile de flocons givrés. La Mantis de Peri était une ombre auxlignes élancées sous les lumières de sécurité ; rechargée, elle avait retrouvé sa teinte noir et argent.

Comme elle avait froid, Peri s’emmitoufla dans son long manteau de cachemire et l’écharpeassortie. La laine fine ne suffisait pas à couper le vent glacial, mais elle l’avait davantage choisiepour son apparence que pour son indice de protection thermique.

— Tu penses que nos psys pourraient être de mèche avec Bill ?— J’ai pris mon Glock, ça répond à ta question ? l’informa-t-il.Jack tapota son manteau d’un geste peu rassurant. Ce dernier était si épais qu’aucune bosse ne

trahissait la présence de l’arme. Peri n’appréciait pas les flingues, même si elle reconnaissait que,dans certaines situations bien spécifiques, ils pouvaient s’avérer utiles. La lame de quinzecentimètres planquée dans sa botte lui convenait davantage : discrète, surprenante et mortelle quandelle le souhaitait, elle faisait toujours sensation.

La silhouette menue de Sandy assombrit la fenêtre ; après s’être essuyé les mains sur son jean, elledéverrouilla la porte. Cela faisait un moment déjà que Sandy était passé pour Peri de la psychologueà l’amie intime. Dès qu’elle eut ouvert la porte, Peri lui adressa un pâle sourire. Si Frank avait toutdu Viking en jean et chemise écossaise, Sandy tenait, elle, de la princesse asiatique : les cheveuxlongs, fine, douce, mais capable d’exploser lorsque la nécessité s’en faisait sentir. Peri l’avait déjàvu mettre à la porte des gamins éméchés à la seule force de sa voix. Elle était également la seulepersonne que connaissait Peri à être plus petite qu’elle.

— Peri ! Jack !À bientôt quarante ans, Sandy avait cet accent mi-asiatique, mi-Seattle, qui sonnait toujours

exotique aux oreilles de Peri, accoutumées aux intonations du Midwest.— Bill nous a dit que vous débrieferiez ce soir, aussi j’ai fermé plus tôt pour que vous soyez plus

tranquilles. Entrez, il fait froid, ce soir. (Elle jeta un coup d’œil à la fine pellicule de neige et les fitentrer, puis prit Peri dans ses bras.) Tout va bien ? Tu es toujours en tenue de travail.

Peri pesta intérieurement en baissant les yeux sur son pantalon et son chemisier noirs.Inconsciemment, elle s’était préparée à une fuite mouvementée, et Sandy l’avait remarquée.

— Disons que ça pourrait aller mieux, dit-elle en étudiant le bar du regard ; sa scène décorée deposters de groupes des années 1990, sa piste de danse usée, ses cheminées en pierre perpétuellementéteintes, et son coin loto dont les lumières flamboyaient plus encore que celle du juke-box connecté

que Frank avait installé après qu’un client eut flingué l’antiquité des années 1970 qui animaitl’établissement.

Si Peri admettait qu’il était bien plus simple de programmer un morceau sur les tablettes intégréesaux plateaux des tables, elle regrettait ces jours où tout le monde la regardait tandis qu’ellechoisissait sa chanson parmi les rangées de disques mastoc parfaitement alignés.

La salle de jeu attenante – tables au plateau bas, canapés et chaîne hi-fi au cadran de quinze partrente qui attirait les hommes comme des mouches – était éteinte, mais Peri percevait encore lesodeurs des installations électroniques dominant celle du bois verni qui régnait sur le reste du bar.Sans trop que Peri sache pourquoi, les box confortables plongés dans la pénombre et le plafond noiraux poutres apparentes dans lequel se cachait la sono dernier cri avaient quelque chose d’inquiétantce soir, malgré les produits dérivés de groupes que Frank collectionnait et dont il tapissait les murs.

On avait posé les chaises sur les tables pour faciliter le travail du robot ; le sol usé avait – partoutà l’exception d’une fine bande au pied des murs – la couleur du bois mille fois astiqué après avoirété détrempé par la bière. Le parquet couleur de miel de la piste de danse était poncé au point quePeri peinait à distinguer les sillons entre les lattes.

Bill n’était pas encore arrivé, ce qui rassurait et inquiétait Peri tout à la fois. Jack caressa l’épaulede Peri pour l’apaiser, avant de filer droit vers Frank, toujours perché sur l’échelle.

Sandy, un vieux chiffon dans la poche arrière, sentait l’encaustique, et Peri se sentit soudain saisiepar une vague d’affection pour cette amie et confidente de longue date, et ne put s’empêcher deculpabiliser d’avoir pu remettre sa loyauté en question.

— Dure journée ? lui demanda Sandy. (Peri acquiesça.) Je m’inquiète pour vous, avoua Sandyavant de retourner au bar pour astiquer les cuivres du comptoir, les muscles de ses bras jouant soussa peau. Bill m’a dit que tu avais rétrochroné. Tu as perdu longtemps ?

Les mauvaises nouvelles vont vite…Peri se hissa lentement sur un tabouret du bar.— Six semaines.Elle retira son manteau et le posa sur le comptoir noir, près d’un verre rempli de baguettes

chinoises. Frank ne jurait que par les burgers, mais Sandy se montrait plus ouverte niveau cuisine, et,grâce à l’interface de commande intégrée à chaque table, l’on pouvait se faire livrer des plats de tousles restaurants situés dans un rayon de deux cents mètres.

— Ça aurait pu être pire, reprit Peri, qui avait décidé de garder son écharpe.Elle ne se rappelait plus l’avoir tricotée, mais ses doigts avaient gardé le souvenir des mailles…

Lorsqu’elle l’avait mise, c’était comme si une parcelle d’elle-même avait réintégré son âme.Sandy abandonna son torchon et prit son poste derrière le bar ; le désinfectant UV s’illumina

pendant quelques secondes tandis qu’elle passait les mains dessous. Frank, descendu de l’échelle,discutait avec Jack ; les deux hommes avaient beau chuchoter, leur voix stridente trahissait la tensionque suscitait l’échange. Sandy tendit à Peri une tasse ébréchée de café tiède, la faisant sursauter.

— Si tu commençais par me parler de ton œil au beurre noir ? lui dit-elle en s’accoudant aucomptoir, ses longs cheveux tombant en une cascade sombre d’un côté de son visage.

— On m’a frappée, expliqua Peri, le regard plongé dans le café huileux et malodorant. (Le café deSandy était toujours infect.) J’ai répliqué. Je ne vois pas tellement quoi te dire d’autre, d’autant plusque j’ai tendance à oublier des trucs, si tu vois ce que je veux dire…

— Oh ! tu n’oublies rien… tu as juste du mal à te rappeler le passé ; la nuance est de taille,

expliqua Sandy.Peri cligna des yeux pour chasser les larmes invoquées par la commisération qui teintait la voix de

Sandy. La psychologue porta une main à sa bouche.— Tu as tué quelqu’un, c’est ça ? reprit-elle. Je le sens…Peri revit l’homme qui se tortillait sur le sol, des fluides qui n’auraient jamais dû quitter son corps

jaillissant d’une plaie de la largeur d’une lame de couteau… La tasse entre les mains, elle but unegorgée de café. Il était réchauffé, amer et brûlé.

— Jack m’a dit que le type m’avait tué le premier.La culpabilité pesait sur ses épaules, mais cela n’avait rien à voir avec le fait d’avoir tué le

vigile ; ce qui troublait Peri, c’était le fait de devoir louvoyer pour savoir si Sandy était fiable, si elleétait impliquée. Elle devait l’obliger à réagir.

Et le meilleur moyen d’y parvenir c’est de lancer une rumeur quant au comportement étrangede Bill, sans se montrer trop offensive…

— Dis-moi, Sandy… Ça parle de nous séparer, Jack et moi, dans les hautes sphères ?Sandy ouvrit grand les yeux.— Oh ! ma pauvre… Même si je le savais, je ne pourrais rien en dire, mais pour le coup je n’ai

rien entendu de tel. Qu’est-ce qui a pu te laisser penser une chose pareille ?La tête baissée pour mieux fuir le regard de Sandy, Peri mentit à son amie.— Bill est arrivé cinq minutes après notre retour à la maison ; ils nous surveillent. (Elle prit une

autre gorgée de café, étudiant la réaction de Sandy par-dessus le bord de sa tasse.) C’est injuste…Bill nous a déjà remis sur une mission. Je suis sûre que c’est l’une de ces évaluations à la con. Lesouci, c’est que si on ne les satisfait pas…

Peri lâcha un court soupir. Sandy agrippait la tasse de café auquel elle n’avait pas encore touché.— Si tôt ? Normalement, les agents ont deux semaines de repos après un rétrochronage, surtout

avant une évaluation. Je suis contente que tu sois venue ici pour ton débrief, du coup. Sans ça,j’aurais pensé que tu étais partie en vacances, pas que tu travaillais. Tu veux un peu de Baileys avecton café ? Tu es tendue comme un arc.

Une fois de plus, Sandy lui posa une main sur l’épaule. Peri s’était figée, les yeux rivés sur lesportraits accrochés au mur de drafters à la retraite et de leur ancre.

— Non, je conduis, murmura-t-elle…Quelque chose dans ce que venait de dire Sandy lui avait mis la puce à l’oreille.Deux semaines. Frank et Sandy seraient les seuls à savoir que Jack et elle seraient en mission ; tout

le monde les penserait en vacances, au repos sur une plage ensoleillée – personne ne lessoupçonnerait de faire quoi que ce soit d’autre, et surtout pas quelque chose d’illégal au nez et à labarbe d’Opti –, et Sandy n’en semblait pas le moins du monde contrariée.

Elle aurait dû l’être.Merde !Peri se tourna vers Jack et Frank qui discutaient encore. Même leurs psychologues étaient dans le

coup.Il faut qu’on se taille d’ici… Et tout de suite.— Tu me donnes une minute ? dit Peri en reposant sa tasse sur le comptoir.— Bien sûr, ma belle.Peri traversa la salle, ses bottes laissant sur la piste de danse de Frank des petites flaques de neige

fondue. Sandy se trouvait désormais dans son dos et, pour la première fois de sa vie dans pareillesituation, elle se sentit en danger. Les hommes se tournèrent vers elle pour l’accueillir, et elle tenta unsourire. Ce grizzly anthropomorphe qu’était Frank jouait à la fois le barman et le videur ici et, commetous les employés, avait un passé chez Opti.

— Hé, Frank, le salua-t-elle, le cœur battant.Il l’étreignit d’un bras, lui donnant l’impression d’avoir six ans.— Salut, bouchon. (Si d’ordinaire sa voix grondante et pénétrante la rassérénait, cette fois-ci, elle

dut redoubler d’efforts pour ne pas faire un pas en arrière.) Comment vas-tu ?— Bien, merci, répondit-elle avec un sourire radieux. J’aimerais demander quelque chose à Jack,

je peux te l’emprunter une seconde ?— Bien sûr, ma douce, lui accorda Frank dans un sourire, avant de se rapprocher à grands pas du

comptoir.Peri prit Jack par le bras, et se retourna vers lui de façon que Sandy et Frank ne puissent lire sur

ses lèvres.— Il faut qu’on file d’ici, le prévint-elle d’une voix tremblante, la respiration hachée. Tout de

suite.Jack fronça les sourcils.— Quoi ? Pourquoi ?— Parce qu’ils sont de mèche. Tous les deux, répondit-elle, empêchant Jack de jeter un coup d’œil

dans leur direction par-dessus son épaule. Si nous partons pour une mission illégale juste après unrétrochronage, tout Opti sera convaincu que nous sommes en vacances. Personne ne se posera lamoindre question à ce sujet. Sandy semble se moquer que nous ne puissions pas nous reposer, Frankégalement, et ils sont censés être nos psys, merde !

Saisissant l’ampleur de la révélation, Jack écarquilla les yeux.— OK, on est dans la merde…— Non, tu crois ?Peri rangeait un kit anti-mouchard dans son coffre, Jack aussi ; la première étape serait de les

récupérer.Depuis le bar, Frank les interpella de sa voix grave et bourrue.— Je vous sers une mousseuse ?Lorsque Peri se retourna, elle vit qu’il avait un téléphone à l’oreille. Minuscule à côté de lui,

Sandy tira une baguette du verre à eau sur le bar. Tout en se déhanchant, elle se dirigea d’un pas lentvers la porte de derrière en relevant ses cheveux. Après un ultime hoquet d’acquiescement, Frankraccrocha.

Un frisson parcourut la nuque de Peri tandis que Frank rivait sur elle le regard de celui à qui on nela fait pas. Peri sentit l’adrénaline déferler en elle. Près de la porte d’entrée, le robot annonça d’untintement mélodieux qu’il avait terminé de nettoyer le sol, puis s’éteignit.

— Ça ira, merci, répondit-elle tout en sachant qu’elle ne duperait pas Frank.Jack tourna vers elle un regard chargé d’inquiétude.— Tu as un plan ? marmonna-t-il en bougeant à peine les lèvres.— Je réfléchis, répondit-elle en serrant dans la sienne sa main froide.Bill n’était pas encore arrivé, ils avaient peut-être une chance de s’en sortir.Jack releva soudain la tête pour lancer un coup d’œil par-dessus l’épaule de Peri.

— Je suis désolé, Peri.— Tu n’y es pour rien, le rassura-t-elle tandis qu’il glissait une main sous son manteau pour

s’emparer de son pistolet.Mais il se figea brusquement : le claquement reconnaissable entre mille d’un fusil à pompe qu’on

charge venait de résonner dans la salle. Peri releva aussitôt la tête, se maudissant de ne pas avoiranticipé ce revirement de situation. Frank s’approchait d’eux, armé du fusil qu’il cachait d’ordinairesous le comptoir. Il les tenait en joue.

— Je ne voulais pas en venir là, ma belle, lui dit Jack en venant se placer entre elle et Frank.— J’aurais préféré autre chose, moi aussi, acquiesça-t-elle, tournant vivement la tête lorsque

retentit le cliquetis d’un trousseau de clés.Sandy était de retour et venait de fermer la porte de derrière dont la chaîne tout juste enclenchée se

balançait encore. Frank tira un pistolet de sa ceinture et le lança à sa partenaire.— Quand on se pense plus malin que tout le monde, on peut être facilement surpris, lâcha Sandy en

vérifiant le chargeur.Peri eut un rictus de dégoût. Dire qu’elle avait cru que Sandy était son amie.Des mensonges… Un tissu de mensonges… Depuis le début.La porte d’entrée s’ouvrit, et Peri se retourna. Un homme d’une trentaine d’années tapait ses bottes

contre le sol pour les débarrasser d’une fine pellicule de neige.Son visage rougi par le froid, il portait un manteau bien trop fin pour supporter la météo du jour.

Peri se figea lorsqu’il posa sur elle ses yeux bruns et défit de ses doigts épais son écharpe en lainegrise. Bien que son pantalon et sa chemise soient parfaitement anonymes, Peri sut aussitôt qu’il faisaitpartie d’Opti. Il y avait quelque chose qui le trahissait dans l’aisance de ses mouvements et cettefaçon qu’il avait de balayer la pièce du regard ; un regard qui se faisait coupable dès qu’il les posaitsur elle. Elle ne le reconnut pas, et il se détourna d’elle, repoussant une mèche de cheveux brunsbouclés qui masquait ses épaisses lunettes noires.

— Je te disais qu’elle avait eu l’un de ses foutus pressentiments, lança Sandy tandis que le nouvelarrivant rattrapait les clés que lui avait jetées Frank, refermait la porte derrière lui, puis tirait unechaise de sur une table.

Il s’assit, jambes légèrement écartées, sa confiance insolente.— Ton intuition proverbiale est à la fois un don salvateur et ton talon d’Achille, Peri, poursuivit

Sandy. C’est la faute de Bill. Plutôt que vous séparer, il a préféré croire les jolies histoires de Jack.Vous êtes ses meilleurs agents. Trois ans… J’ignore si je dois vous féliciter, ou m’extasier de votreextraordinaire bêtise…

Peri tenta de se placer devant Jack afin qu’il puisse sortir son arme en toute discrétion, mais il nela laissa pas faire.

Un sourire insolent sur le visage, Sandy dévora Jack du regard.— Cela dit, si j’avais un homme comme Jack aux petits soins pour moi, je me laisserais aveugler

sans trop d’efforts, moi aussi.Le cœur battant la chamade, Peri se prépara à dégainer son couteau, pestant de se trouver en pleine

fusillade avec une simple lame. Tout à coup, elle se fit la remarque que Frank et Sandy s’étaientmontré particulièrement réactifs… Ce rendez-vous au Tempus était une embuscade depuis le début.

— On va pouvoir remettre notre petit mouchard à poils roux dans ton appartement, se moqua Sandyen s’approchant avec prudence. On craignait de te perdre durant ta… mission d’évaluation, tu

comprends.Ils avaient placé un mouchard sur mon chat ? songea Peri en jetant un coup d’œil en direction de

l’homme assis près de la porte.— Jack ? interpella-t-elle son ancre à voix basse. Si tu as une idée de génie, je suis preneuse…— Entrons dans la ronde, dit-il d’un ton sinistre.— Finissons-en, Frank, lâcha Sandy, une grimace singulière sur le visage. Refroidis-la.— Moi ? Non, refusa Frank d’un ton indigné. Hors de question qu’elle me déteste demain. Honneur

aux dames.Sandy soupira.— C’est peut-être à moi de le faire, oui. Tu t’occupes de Jack, alors ?— Ah, ça, avec grand plaisir ! lança le colosse en levant son fusil.— Non ! hurla Peri en se jetant en avant.Le coup de feu éclata, assourdissant, et Jack s’effondra dans ses bras, les mains plaquées contre le

ventre. Ils tombèrent ensemble sur le parquet couleur de miel, le regard rivé sur la plaie béante quilaissait échapper de longs filets de sang entre ses doigts serrés. Une balle en plein ventre : il n’ysurvivrait pas. Il ne mourrait pas sur le coup, mais il était condamné. Même l’amener à l’hôpital n’ychangerait peut-être rien.

— Tu m’as flingué, bordel ! hurla Jack d’une voix suraiguë. Frank ! j’y crois pas, bordel !— Pourquoi, merde ! rugit Peri qui serrait Jack contre elle, sa tête sur ses genoux.— Parce que, toi, tu as de la valeur ; lui, ce n’est qu’un composant tout ce qu’il y a de plus

dispensable, annonça Sandy d’une voix mielleuse qui ne lui valut que davantage de haine de la partde Peri. Maintenant, tu as le choix : soit tu rétrochrones pour lui sauver la vie, et on fait de toi lepantin dont on a besoin, soit tu le laisses crever. C’est toi qui vois. Tic… Tac… Tic…

Comment avaient-ils su que Jack et elle voulaient les doubler ? En pleine panique, Peri utilisa sonécharpe pour éponger le sang de la blessure de Jack. Il allait s’en sortir. Il le fallait ! Ils survivraienttous les deux à ce guet-apens.

Non… Moi je survivrai… Pas Jack.Les mâchoires serrées, Peri vit ses doigts se rougir du sang qui, déjà, souillait son écharpe. À

l’agonie, Jack émit un gémissement de douleur.— Bordel ! ce que ça fait mal, geignit-il, le visage livide.— Oh, ta gueule, Jack ! aboya Sandy. Tu connaissais les risques… (Elle se tourna vers Peri et lui

sourit.) Vas-y, ma belle, rétrochrone, je t’en prie. On te fera un bon lavage mémoriel, et tu aurasbientôt oublié tous ces petits soucis. Oublié… Bill, moi et Frank ! Tout le monde est gagnant, commeça ! dit-elle, triomphante.

Les bras de Peri, crispés autour du corps de Jack, commençaient à trembler.— Vous ne comprenez rien, dit-elle, terrifiée. On ne peut pas prédire les dégâts mentaux causés par

un rétrochronage…— Que tu dis ! lâcha Sandy. (Peri se sentit prise de panique en voyant s’approcher l’homme qui se

tenait jusqu’ici près de la porte.) Je te présente Allen Swift, reprit Sandy. Il peut te laver le cerveauau point que tu en oublieras mon prénom. Je me disais qu’il pourrait te faire oublier… ces quatrederniers mois, peut-être ? Les six semaines que Jack est parvenu à lessiver, ce n’est pas suffisant…

Non, ils ne peuvent pas me faire un truc pareil ! songea Peri. (Une pensée soudaine lui glaça lessangs.) Jack a effacé mes souvenirs intentionnellement ? Il m’a enlevé ces semaines que j’ai

perdues ?Peri posa le regard sur Jack. Ses mains étaient toujours sur son ventre, appuyant de toutes ses

forces. Un haut-le-cœur lui noua la gorge ; c’était comme si l’univers entier s’écroulait autour d’elle.Horrifiée, elle se releva d’un bond, et la tête de Jack percuta le parquet en rendant un bruit sourd.

Il est de mèche avec eux, comprit-elle, alors que Jack hoquetait de douleur. Depuis le début…Il lui avait dit exactement ce qu’elle voulait entendre pour la pousser à venir ici ce soir-là.Non, elle n’était pas corrompue.Contrairement à Jack.

Chapitre 10

— La vache ! lâcha Jack en se redressant, l’agacement se mêlant à la douleur, tandis qu’il sefrottait la tête d’une main ensanglantée, plus vivant que jamais. C’est quoi ce bordel, Sandy ?

— Hé ! c’est pas comme si elle allait se souvenir de quoi que ce soit !Peri sursauta : Frank avait bondi derrière elle, et le fusil se trouvait entre les mains d’Allen, hors

de portée. De ses mains immenses, il lui attrapa le bras et la tira vers lui, mais elle était trop choquéepour réagir. Le cœur tambourinant entre les côtes, elle dévisagea Allen ; il avait posé le fusil sur lecomptoir et la toisait désormais de ses yeux bruns. Sandy la tenait toujours en joue, inébranlable,comme si elle attendait que Peri lui fasse des excuses.

Non, pas Jack, songea-t-elle.Mais c’était davantage un souhait naïf qui se changea presque aussitôt en odieuse certitude. Si elle

remontait le temps, elle perdrait tous ses souvenirs, et ils la modèleraient à leur guise, lui dictant sesmoindres faits et gestes.

Combien de fois m’ont-ils fait subir cela ?— Et la lumière fut ! lança Sandy, sarcastique. Bienvenue dans le monde réel, Peri !— Jack ? l’interpella Peri.Il grimaça, moins de douleur que de honte.Peri fut prise d’une fureur soudaine.— Espèce d’enfoiré ! tonna-t-elle, retenue par la poigne de fer de Frank lorsqu’elle tenta de sauter

au cou de son ancre. Sale fils de pute ! Tu étais au courant ? Combien de fois vous m’avez fait ça,hein ? hurla-t-elle, se remémorant autant de leurs missions que possible pour en découvrir soudainles zones d’ombre et les incohérences ; une anomalie ici, une heure perdue là.

Et cette fois où elle avait perdu huit mois ? Peri sentit sa rage s’intensifier et la poigne de Franks’affermir sur son bras.

Je lui faisais confiance… Je l’ai laissé me manipuler.Grimaçant de douleur, Jack se traîna vers l’arrière, jusqu’à ce que son dos cogne contre la scène.— Je suis désolé, ma belle… Je fais ça parce que je t’aime. C’est notre seule chance de rester

ensemble.— Rester ensemble ? tonna Peri. Tu m’as menti !Elle se débattit, voulant fondre sur Jack, mais Frank la neutralisait en lui plaquant les bras le long

du corps. Elle était prise au piège.— Depuis combien de temps ça dure, hein ? Depuis combien de temps me mens-tu au sujet de nos

missions ? Depuis combien de temps fais-tu de moi une… traîtresse ? Il y avait mon nom sur cetteliste, c’est ça ? Hein ? Sauf que ce n’était pas moi, la racaille… c’était toi !

Jack retira l’écharpe de son ventre et laissa la laine imbibée de sang tomber dans un « flop »poisseux sur le sol.

— Ne va pas me dire que tu ne prenais pas plaisir à toutes ces montées d’adrénaline, dit-il,relevant sa chemise pour révéler un plastron cabossé équipé d’une poche de faux sang. L’excitation,l’argent…

Il releva la tête en prononçant ce dernier mot, adressant à Peri un sourire carnassier.— Je ne suis pas une mercenaire ! Je ne tue pas pour de l’argent !Elle gigota autant qu’elle pût pendant que Jack se hissait sur la scène avec précaution pour s’y

asseoir.Il était au courant qu’il risquait de se faire tirer dessus ce soir-là, sachant même où il devait cacher

la poche de faux sang.Putain d’enfoiré…— Si tu ne l’as pas fait pour l’argent, tu l’as fait pour le trip. (Avec un regard insolent, Jack tendit

une main vers la bande de Velcro qui fermait son plastron, et le bruit du scratch déchira les tympansde Peri.) Tu aimes ça, avoue. L’excitation en pensant que tu devras peut-être refroidir quelqu’un poursurvivre ; le sentiment de supériorité que tu ressens quand ça finit par arriver. Si ce n’était pas le cas,tu n’aurais pas mis autant de temps à ouvrir les yeux.

— Lâche-moi, gronda Peri à l’attention de Frank tandis qu’elle se débattait sous le regard amuséde Sandy. Lâche-moi ! grogna-t-elle à s’en faire saigner la gorge.

Elle était une combattante, un soldat… non, elle ne faisait pas ça pour le fun !Pour autant, elle était prise au piège : les portes étaient fermées, Jack était indemne, et ils allaient

la descendre pour la pousser à rétrochroner. Et puis il y avait ce type, Allen, qui attendait au bar…qui attendait son heure pour lui faire oublier ces quatre derniers mois et la renvoyer à son ignorancepassée. Non… pas cette fois. Elle ne se laisserait plus manipuler.

— Je n’oublierai jamais, promit-elle à Jack, qui déposait son plastron sur la scène et se palpaitdoucement le ventre. Prenez-moi quatre mois, un an si vous voulez : je m’en souviendrai.

Sandy se tourna vers Allen comme pour lui demander son avis sur la marche à suivre ; l’hommepinça l’arête de son nez aquilin, pensif.

— Elle a raison, dit-il enfin, et Jack – qui reboutonnait maladroitement sa chemise ensanglantée – releva subitement la tête. Il y a à la fois trop à détruire et pas suffisamment pour façonner denouveaux souvenirs. Plus assez depuis le passage de Jack et les trous qu’il a laissés dans sa mémoire.

— Hé, sa mémoire est fiable, OK ! Je m’en suis assuré ! (Le cœur de Peri tressaillit lorsqu’elleaperçut le flingue sous le manteau de Jack.) Tu crois que les défrags totales sont simples ? Qu’il estfacile de créer une chronologie crédible à partir de deux réalités différentes ?

Il peut faire ça ? songea-t-elle, un goût de chocolat lui revenant en mémoire sans qu’aucun autresouvenir y soit associé.

— Quatre mois, ce ne sera pas suffisant, statua Allen. Il y a trop de pensées résiduelles, et leszones de flou vont jouer les trouble-fête jusqu’à ce qu’elle finisse par deviner la vérité… si elle nenous fait pas une crise paranomnésique. Il faut que je lui fasse tout oublier.

Toujours prisonnière de Frank, Peri se figea, terrifiée.— Tout ? C’est quoi, tout ?— Hé, une minute ! lança Jack en se relevant tant bien que mal, une main sur ses côtes

commotionnées. Je vais m’occuper d’elle ; je connais son esprit. Et un an, ça suffira. Elle me faitconfiance.

— Plus maintenant, répliqua Peri, cinglante, poussant Frank à la maintenir avec davantage defermeté.

— Je suis de l’avis d’Allen, intervint Sandy, retour au point de départ. C’est le seul moyen de nousassurer de sa fiabilité à long terme. (Elle adressa à Jack un sourire rayonnant.) Vous allez retomber

amoureux l’un de l’autre, ce n’est pas mignon, ça ?— Bordel ! maugréa-t-il.Peri gronda de rage.— Lâche-moi, salaud ! cracha-t-elle.Elle en avait trop entendu, aussi, lorsque Sandy détourna le regard, elle passa à l’action. Le cœur

lui martelant les côtes, haletante, elle enrichit son sang d’un oxygène précieux. Frank la serra plusfort, sentant qu’elle préparait quelque chose. Et c’était exactement ce que voulait Peri.

Subitement, elle joua les poids morts et se laissa choir. Frank se pencha pour éviter qu’ilss’effondrent, et Peri se releva d’un coup et lança la tête en arrière, les dents serrées, lui brisantinstantanément le nez. Un craquement de cartilage brisé, et Frank hurla de douleur.

Peri se baissa une fois de plus, retenant sa respiration et soignant sa posture. Instinctivement, Frankraffermit sa prise, et Peri en profita pour le faire passer par-dessus son épaule, expirant tandisqu’elle supportait son poids et le projetait avec violence sur le sol où il atterrit, le souffle coupé.Déjà, elle s’était remise en mouvement et, après s’être ruée vers Jack, s’empara du Glock sous sonmanteau.

— Attrapez-la ! hurla Sandy d’une voix suraiguë, mais Frank peinait à retrouver son souffle, lagorge obstruée par une bouillie de fragments de cartilage et de caillots de sang.

Jack ne bougea pas lorsque, d’une main tremblante, Peri lui pointa sa propre arme sur la tempe.Peri tenait désormais Jack devant elle, s’en servant de bouclier humain tandis que le plastron de

son ancien partenaire gisait abandonné sur la scène.— Depuis combien de temps est-ce que tu me mens ? lui demanda-t-elle alors que Frank se

redressait, Sandy cavalant dans sa direction. Parle ou je te perfore le crâne, salaud !— Trois ans, avoua Jack d’une voix désincarnée.Trois ans ? Depuis le début de leur collaboration ? Elle n’en revenait pas. Une vague de rage plus

incontrôlable encore l’envahit.— OK, vas-y, mais laisse le flingue ici, entendit-elle Frank dire à Sandy, qui appuyait des

serviettes en papier sur son visage meurtri.La petite femme lui tendit son arme en souriant. Peri se raidit. Dans un hurlement rageur, Sandy lui

lança un coup de pied latéral qui, après avoir fusé au-dessus de la tête de Jack, la percuta en pleinvisage. Étourdie, Peri bascula en arrière tandis que son adversaire, dans un nouveau cri furieux, luiassenait un second coup de pied rendu plus vif encore par l’élan de l’assaut précédent. Mue parl’instinct, Peri lâcha le Glock et saisit le pied meurtrier, mais Sandy se libéra avant qu’elle ait pu luibriser la cheville.

Sandy pivota, les dents serrées et les doigts repliés pour griffer. Peri s’agenouilla – écrasant d’unerotule le plastron abandonné de Jack –, saisit d’une main la chevelure magnifique de Sandy et luifrappa la tête contre le plancher de la scène. Sandy hurla, puis lui lança un coup de coude en pleinventre, mais Peri lui cogna une fois de plus le crâne sur l’estrade. Peri s’était toujours demandé sielle serait de taille face au petit dragon et, manifestement, Sandy brûlait d’obtenir elle aussi laréponse à cette question.

Bientôt, Sandy plaça un nouveau coup douloureux, et Peri n’eut d’autre choix que de la lâcher ;elles se relevèrent de conserve, toutes deux chancelantes. Le dos voûté, essuyant d’un revers de mainle sang sur sa joue, Peri peinait à recouvrer son souffle. Frank s’était relevé, et Jack, le salopard,avait rampé jusqu’à la porte d’entrée verrouillée. Pantelante, Sandy effleura ses lèvres qui saignaient.

Lorsqu’elle aperçut dans la main de Peri la baguette qui lui avait servi à retenir ses cheveux, ellegrimaça.

— Allen, bute-la, bordel ! hurla Frank.Sandy poussa un cri strident et se rua vers Peri, qui l’esquiva et tenta de lui donner un coup d’estoc

avec la baguette. Sandy para l’assaut, se rua vers le comptoir sur lequel elle monta à la hâte.— Non, pas moi, rétorqua Allen en lançant le fusil à Frank. (L’arme claqua contre sa paume

d’ogre.) Elle pourrait s’en souvenir, et je ne veux pas avoir laissé la moindre empreinte dans samémoire quand on en aura fini avec elle.

— Parce que j’ai envie qu’elle se rappelle que je l’ai butée, peut-être ? répliqua Frank.Peri affichait un sourire sinistre. Tout souvenir pouvait être effacé, mais les émotions couvaient

toujours, cachées, et exaltaient l’intuition. Même si elle ne saurait jamais pourquoi, elle sentirait,même après une défragmentation, qu’elle ne pouvait avoir confiance en son tueur.

— Petite pétasse pourrie gâtée ! hurla Sandy encore perchée sur le bar. J’en ai assez des étatsd’âme des drafters ! Quelqu’un t’attend tous les soirs pour te chouchouter, être aux petits soins pourtoi, et tu nous fais un drame dès que tu perds trois minutes ! La vie est injuste, il faut t’y faire !L’amour n’est qu’une illusion ! Tu ne vois pas que je te rends service, là ? L’amour ? répéta-t-elled’une voix perçante. Ça n’existe pas, petite conne !

Les mâchoires serrées, Peri dégaina sa lame de sa botte et projeta les quinze centimètres d’acieren direction de Sandy. Elle doutait de lui faire grand mal, mais l’idée était surtout de la faire taire.

— Non ! hurla Frank.Sandy hoqueta, pivota pour esquiver le projectile, mais bascula et tomba derrière le bar, droit

contre le miroir, qui vola en éclats sous l’impact. Les étagères proches s’écroulèrent et une pluie debouteilles s’abattit sur Sandy.

— Jack, non ! hurla Allen.Un coup de feu retentit, celui d’une troisième arme, et Peri tressaillit : elle venait de reconnaître la

détonation familière du flingue de Jack. Elle baissa aussitôt les yeux vers sa poitrine d’où s’écoulaitun long filet écarlate, puis releva la tête pour découvrir Jack qui se tenait près de la porte d’entrée, lecanon de son arme fumant.

Elle vacilla ; la baguette qu’elle avait dans la main lui échappa, claqua contre le sol, et Peris’agrippa à une table proche. Mais la violence du choc était trop forte, et elle s’effondra, hanche lapremière, peu avant que sa tête percute le sol. La douleur lui martelait le crâne et la poitrine et, ausupplice, elle dévisagea le plafond noir. Ses doigts étaient chauds et humides… Lorsqu’elle toussa,elle vit, horrifiée, une volée de postillons rouges s’échapper de ses lèvres.

Non… J’en ai assez…— Rétrochrone, lui ordonna Jack d’un air las en rengainant son arme, debout devant elle. Allez,

qu’on en finisse. Et puis je te préfère quand tu es idiote.— Qu’est-ce que tu fous ? hurla Allen. Tu es son ancre !Une seconde plus tard, il était près d’elle, plaquant des serviettes contre sa plaie. Jack lui avait

perforé un poumon. Elle était en sursis, le temps qu’il se remplisse de sang. Jamais elle n’avaitrétrochroné plus de quarante-trois secondes ; si elle attendait davantage, plus rien ne pourrait lasauver.

— Je ne pourrai jamais lui faire oublier que tu l’as tuée ! Le traumatisme est trop intense !s’exclama Allen. Ça allait déjà être suffisamment compliqué avec Frank ou Sandy comme bourreau !

Elle allait rétrochroner. Elle aurait tant donné pour être capable de revenir un jour en arrière ! uneheure même !

— Et puis merde… Sans moi, bredouilla Peri, les mâchoires contractées par la douleur. Je préfèrecrever…

Elle toussa une fois de plus, terrifiée par ce son macabre qui lui donnait l’impression que sonpoumon se déchirait en elle.

— Si elle y passe, Bill va péter un plomb !Le dos voûté et essuyant d’une serviette le sang qui maculait encore son visage, Frank s’approcha

de Sandy dont le soudain chapelet de jurons trahissait qu’elle était indemne.Peri se sentit soudain consumée par la haine. Elle les haïssait tous.Allen, lui, la tenait encore dans ses bras, le regard compatissant ; étrangement, la douceur toute

relative dans les yeux de cet étranger émut presque Peri aux larmes.Son regard est si doux… si beau, songea-t-elle, estimant soudain que ce nez ingrat qui aurait juré

sur le visage de n’importe qui d’autre lui allait bien, à lui, et que ses mains avaient la chaleur et lafermeté de celles d’un ange. Non, elle ne rétrochronerait pas, pas même pour sauver sa propre vie.Bill n’aurait qu’à aller se faire foutre.

— Peri, rétrochrone, lui souffla Allen, et elle cilla, se demandant pourquoi c’étaient ses yeux à lui,ces magnifiques yeux bruns, que l’accablement semblait hanter. Si tu meurs, rien ne changerajamais…

— Rétrochroner ? Et oublier tout ça ? peina-t-elle à articuler d’une voix râpeuse. Va chier,connard…

Allen se renfrogna, manifestement dépité.— Si tu rétrochrones, je te laisserai buter Jack.Peri tourna aussitôt le regard vers Jack lorsque ce dernier reparut de derrière le bar où il avait

aidé Sandy à se relever.— Hé ! lâcha-t-il. Si tu la laisses aux commandes, je suis bon pour le cimetière !— Tu me fileras le fusil ? dit-elle d’une voix sifflante, les dents scellées tant elle souffrait.Frank sortit de derrière le bar.— Allen ?Empli d’une angoisse soudaine, Jack recula jusqu’à la porte de derrière, le dos voûté comme s’il

cherchait à se soustraire à leur vue à tous.— Je ne crèverai pas pour elle !— Il fallait y penser avant de lui tirer dessus, dégaina Allen d’une voix grinçante, avant de tourner

vers lui la tête de Peri de façon qu’elle le regarde droit dans les yeux. Alors ?— Vous allez me lessiver la mémoire, le cerveau, grogna-t-elle. Vous servir de moi.Il acquiesça.— Quelqu’un s’en chargera, oui. Tu ne te souviendras jamais de Jack, mais je te laisserai une

chance de le descendre avant que tu aies tout oublié.— Hé ! lâcha-t-il. Si tu la laisses aux commandes, je suis bon pour le cimetière !— Tu me fileras le fusil ? dit-elle d’une voix sifflante, les dents scellées tant elle souffrait.Frank sortit de derrière le bar.— Allen ?Empli d’une angoisse soudaine, Jack recula jusqu’à la porte de derrière, le dos voûté comme s’il

cherchait à se soustraire à leur vue à tous.— Je ne crèverai pas pour elle !— Il fallait y penser avant de lui tirer dessus, dégaina Allen d’une voix grinçante, avant de tourner

vers lui la tête de Peri de façon qu’elle le regarde droit dans les yeux. Alors ?— Vous allez me lessiver la mémoire, le cerveau…, grogna-t-elle. Vous servir de moi.Il acquiesça.— Quelqu’un s’en chargera, oui. Tu ne te souviendras jamais de Jack, mais je te laisserai une

chance de le descendre avant que tu aies tout oublié.La vengeance ne devait jamais peser dans la balance des choix d’un agent, mais pour l’heure…

Peri s’en contrefichait au possible.— Je vous laisse vous démerder. Moi, je me casse, lança Jack.Frank braqua sur lui le canon de son fusil, mais cela n’était guère pertinent car si Peri

rétrochronait, dans quelques secondes, il serait de nouveau avec eux, plus vivant que jamais.Chaque seconde, l’envie de rétrochroner se faisait plus forte, et Peri tourna vers Jack son visage

blême de colère. Elle sentait ses doigts poisseux de sang sur le sol ciré, le goût ferreux del’hémoglobine dans sa bouche. Allen comprimait sa blessure avec des serviettes propres et ladouleur était insupportable. Elle plissa les yeux, le regard rivé au plafond comme pour y trouver sonpropre spectre. Le moindre détail était important, aussi tenta-t-elle de se souvenir de ce plafond noir,de l’emprisonner dans sa mémoire et, pantelante et à l’article de la mort, de provoquer unmnémoflash. Ce fragment de réel, elle s’en souviendrait… Mais pour y parvenir il lui fallait unélément qui déclencherait le traumatisme et la résurrection du souvenir : le sang, une écaille decirage, la sensation poisseuse sur ses doigts, celle d’agonie qui l’envahissait, la dureté du sol, lesentiment d’avoir été trahie, les cheveux de Sandy emmêlés entre ses doigts.

Allen allait la priver de ses trois dernières années, mais tuer Jack en vaudrait largement la peine.— OK, murmura-t-elle, et elle rétrochrona, le monde autour d’elle virant au rouge dans une pluie

d’étincelles d’argent.Le dos voûté, le corps pétri de douleur, Peri se tenait sur la scène. Elle essuya d’un revers de

main le sang sur sa joue. Sandy se tenait entre elle et le bar. Pantelante, elle se toucha les lèvres etconstata qu’elle s’était mordue. Elle serra ses poings minuscules.

Peri s’efforça de recouvrer au plus vite ses esprits : elle savait que dans trente secondes elle nepourrait plus faire le moindre geste. Elle rétrochronait. Jack l’avait trahie. Bill se remplissait lespoches en exploitant des agents d’Opti. Sa propre psy bossait pour lui ; Allen aussi, mais il luiavait promis de lui donner le fusil pour qu’elle fasse sauter la cervelle de Jack.

Elle se tourna vers Allen : il l’observait, ses boucles noires retombant devant les verres épais deses lunettes. Il tenait le fusil de Frank. Il restait une balle à l’intérieur.

Elle n’aurait pas droit à l’erreur.— Petite pétasse pourrie gâtée ! hurla Sandy, ses mots inchangés, preuve qu’elle n’était ni une

drafter ni une ancre. J’en ai assez des états d’âme des drafters ! Quelqu’un t’attend tous les soirspour te chouchouter, être aux petits soins pour toi, et tu nous fais un drame dès que tu perds troisminutes ! La vie est injuste, il faut t’y faire ! L’amour n’est qu’une illusion ! Tu ne vois pas que jete rends service, là ?

— Difficile de te contredire, pour le coup…Doigts et orteils pris de fourmillements, elle leva une main à l’attention d’Allen. Et s’il lui avait

menti, lui aussi ? Pourquoi persistait-elle à faire confiance à l’un d’entre eux ?Mais Allen lui lança bel et bien le fusil, qui claqua dans sa paume. Pleine d’assurance, Peri se

tourna et, d’un geste déterminé, mit Jack en joug.— On est en plein rétrochronage ! hurla Frank. (Sandy blêmit aussitôt.) Dans vingt secondes,

elle aura fini ! Sandy, baisse-toi !Vingt secondes, c’est largement suffisant pour ce que j’ai en tête, songea Peri en mémorisant le

statut d’ancre de Frank ; sans cela, comme Sandy, il n’aurait pas eu conscience de ce qui sepassait.

Jack reculait vers la porte de derrière, ses mains ensanglantées devant lui, comme pour sepréserver de toute violence.

— Peri, laisse-moi t’expliquer…— Rien de ce que tu pourras dire ne saurait excuser ce que tu as fait, répliqua Peri et, un

sourire malsain aux lèvres, elle braqua le canon sur Jack, qui se mit aussitôt à courir en directionde la porte.

L’abattre d’une balle dans le dos ne posait aucun problème à Peri. Ce salaud lui avait mentipendant trois ans.

Elle appuya sur la détente, s’effaçant pour mieux supporter le recul. Jack percuta la porte deplein fouet, les bras en croix, et glissa lentement au sol dans un enchevêtrement de bras et dejambes, renversant le robot nettoyeur, qui se mit à biper à l’aide. Les mains devant la bouche,Sandy poussa un cri étouffé. La douille rebondit sur le sol tandis que Peri observait Jacktressauter… puis se figer.

Jack est mort, se dit-elle, et, soudain, le choc de cette évidence la frappa.Lorsque Frank lui arracha le fusil des mains, elle ne fit rien pour résister, sonnée. Fusant

depuis le bar, Sandy partit s’agenouiller près de Jack.— Appelez une ambulance ! hurla-t-elle.Personne ne fit le moindre geste.— Tu l’as laissée tuer son ancre…, lâcha Frank, médusé, en laissant pendre le canon du fusil.La main avec laquelle il empoignait Peri était maculée de sang, et elle se demanda à qui il

appartenait : était-ce le sien ? Celui de Jack ?Allen regarda sa montre, l’air sinistre.— Je viens de sauver la meilleure drafter de Bill. Il fallait qu’elle tourne la page Jack une

bonne fois pour toutes ; sans cela, elle n’aurait jamais plus pu l’oublier.— Dans cinq secondes, elle aura besoin d’une ancre, lança le colosse, et elle sait que je ne suis

pas la sienne.— C’est pas mon problème, répliqua Allen, et Peri, encore sous le choc, leva vers lui des yeux

hagards. Je ne sais pas réécrire des souvenirs, mon truc à moi, c’est de les effacer.Le cœur battant la chamade, Peri observa Sandy qui, près du corps brisé de Jack, se relevait,

livide.— Ce n’est pas mon problème non plus, renchérit Frank en poussant Peri en direction d’Allen.

Tu penses pouvoir t’occuper d’elle, le temps que je me débarrasse du corps de Jack ?Elle percuta Allen, l’impact la ramenant soudain à la réalité, et prit une inspiration profonde

qui se changea en gémissement de douleur lorsque Allen lui tordit le bras dans le dos, menaçantde le disloquer.

— Hé, Sandy, j’ai besoin d’aide ici ! lança soudain Frank. (Peri hoqueta lorsque Allen raffermitsa prise sur son bras, lui faisant voir des étoiles.) Je n’ai aucune envie de devoir expliquer à Perice que son cadavre fait ici lorsqu’elle aura réintégré notre réalité.

— Arrêtez ! lança Peri, son incapacité à agir des plus insupportables.Tandis que les mailles du temps achevaient de tisser une nouvelle chronologie, elle ressentit une

soudaine montée d’adrénaline.Soudain, elle ne voulut plus oublier ; le prix à payer était trop élevé. Prise de panique, elle se

débattit avec tant de vigueur qu’Allen et elle se retrouvèrent au sol.— Bouge-toi le cul, bordel ! Viens m’aider ! hurla Frank, ce à quoi Sandy cracha une réponse

dans une langue étrangère mélodique malgré le venin dans sa voix.— Lâche-moi ! s’exclama Peri, qui tentait de plus belle de se soustraire à la prise d’Allen…Mais il était trop tard : le temps s’arrima au réel dans une déferlante bleutée, et elle se mit à

convulser.— Son écharpe ! Prends sa putain d’écharpe !— Non ! hurla Peri, furieuse, alors qu’Allen entrait dans son esprit dans lequel la fusion des

deux chronologies avait créé une ouverture.Mille images tourbillonnèrent devant ses yeux, consumées par les flammes d’Allen : le bouton

du vigile, le Nouvel An sous les étoiles, le pont depuis lequel, à Paris, elle avait jeté des fleursdans la Seine un jour de pluie ; l’éclipse observée depuis un bateau de croisière aux Bahamas ;leurs orteils, à Jack et elle, qui perçaient le tapis de bulles d’une baignoire ; leur premier baiser ;son sourire timide lorsqu’on lui avait présenté sa nouvelle ancre. Jennifer allait lui manquer, maisJack avait l’air sympa.

Lorsque Peri releva la tête, le pouls affolé, elle fut surprise de voir un homme à genoux près d’elle

se relever maladroitement, une main sur le torse, à bout de souffle.Infarctus, supposa-t-elle, ressentant elle-même et, sans trop savoir pourquoi, une sensation pesante

dans la poitrine.Supposant qu’elle venait de rétrochroner, elle se releva d’un bond, la main tendue vers une table

proche… et une douleur soudaine envahit son corps entier.Plusieurs blessures, et elles ne datent pas toutes d’aujourd’hui…Elle se trouvait au Tempus, mais il n’était pas exactement comme dans ses souvenirs : les chaises

étaient sur les tables, la porte d’entrée fermée. Sandy, derrière le bar, blême et immobile, ladévisageait, les yeux écarquillés et sa magnifique chevelure ébouriffée. Près d’elle, Frank jeta untorchon rouge dans l’évier et ouvrit l’eau à fond. Une odeur de poudre saturait l’air.

Sandy – cette même Sandy qui ne perdait jamais son sang-froid – baragouinait à voix basse, un airde panique contenue sur le visage, jusqu’à ce que Frank lui ordonne de la boucler. Dos à elle, il laregardait dans le miroir… ce même miroir dont Peri n’arrivait pas à détacher les yeux des étagèrescar, impression étrange, elles lui semblaient singulièrement ordonnées.

— Où est Jennifer ? murmura Peri en se tournant vers l’inconnu.Elle porta une main à sa gorge douloureuse… Cette sueur sur son front, pourquoi ? Troublée, elle

baissa les yeux vers son poignet : il était rouge, comme si on venait de le maltraiter. Et son épaule,c’était comme si elle venait de se déboîter.

— Appelez les urgences, grommela Frank en se retournant.

L’inconnu releva brusquement la tête, et Peri écarquilla les yeux : Frank était couvert de sang !— Tout le monde va bien, statua l’inconnu, un filet de sueur luisant dans le cou, tandis que Sandy

regardait ses pieds, les lèvres entrouvertes.— M… mais…, bredouilla-t-elle.— Tout le monde va bien, répéta l’homme, péremptoire. Frank n’a pas besoin d’ambulance, il s’est

pété le nez, rien de plus, bordel !Frank coupa l’eau et contourna le bar, ses mouvements hésitants. Tremblante, Peri s’assit contre le

bord de la table et tenta de comprendre ce qui venait de se passer. Au moins, elle savait où elle setrouvait et connaissait deux des personnes présentes ici. Elle se tourna vers le type d’Opti, qui venaitde s’asseoir sur le foyer surélevé de la cheminée, les coudes sur les genoux, la tête dans les mains, etdont les boucles brunes cachaient presque entièrement les yeux.

Prise de nausées, elle tituba jusqu’au bar. Sandy émit un petit son étrange et, l’air apeurée, vint seposter en face d’elle derrière le comptoir. Frank, lui aussi, eut l’air soudain particulièrement à l’affût.

— Merde ! j’ai un coquard, commenta-t-elle en apercevant son reflet dans le miroir.Elle le tâta avec délicatesse et estima qu’il datait de la veille. Dans ce cas, Jennifer et elle

revenaient tout juste de mission. Pas étonnant qu’elle ait mal un peu partout.Ces quelques fragments d’information suffirent à la rasséréner quelque peu.— Où est Jennifer ? répéta-t-elle, sa bonne humeur soufflée sitôt qu’elle vit Sandy lancer un regard

en direction de l’homme près de la cheminée.Peri se tourna à son tour et, lorsque l’homme lui adressa un regard préoccupé, elle n’eut plus le

moindre doute : elle avait rétrochroné… et longtemps. Très longtemps.— Quel jour sommes-nous ? demanda-t-elle d’une voix presque éteinte.Elle pesta intérieurement : le juke-box avait disparu, et on l’avait remplacé par une nouvelle

machine qu’elle allait devoir apprendre à utiliser.— Hmm, samedi, je crois. (Frank se racla la gorge, et l’inconnu se tourna vers lui.) Comment te

sens-tu ? Navré de ne pas te l’avoir demandé plus tôt…Peri sentit sa gorge se serrer ; quelque chose avait mal tourné ici.— Mal, répondit-elle en se retournant vers le bar, posant les avant-bras sur le bois, puis baissant

la tête pour leur dissimuler son visage.Quelque chose n’allait pas, pas du tout. Au point, d’ailleurs, que la nausée ne la quittait pas.— Je t’expliquerai tout un peu plus tard. Pour l’heure, sache juste que le type que tu surveillais a

tenté de piller le bar. Il t’a tiré dessus, et tu as rétrochroné. Il s’est enfui pendant la réécrituretemporelle.

Comment se fait-il que je puisse l’encaisser quand on me le raconte, mais que me le rappelerseule puisse provoquer un épisode psychotique ?

— Je ne te remets pas, lâcha Peri, dont le souffle renvoyé par le bar réchauffait le visage.Comme elle entendait les bruits de pas de l’inconnu, elle se figea et, lorsque sa main se posa sur

son épaule, elle tressaillit. Il retira sa main. Elle retint une larme subite. Le sentant toujours à soncôté, elle leva les yeux vers cet homme dont elle ne savait même pas depuis combien de temps ilpartageait sa vie. Ses lunettes lui disaient quelque chose, l’interpellaient, comme une balise…

— En quelle année sommes-nous ?Il perdit aussitôt son sourire.— En quelle année ? répéta-t-il, surpris. (Peri sentit sa gorge se nouer davantage, et elle ne put

rien faire d’autre que rester là à le dévisager.) Février 2030, murmura-t-il. La Saint-Valentin tombe lasemaine prochaine.

Peri fut prise d’un nouveau et violent haut-le-cœur.Non, ce n’est pas vrai…Elle venait de perdre trois ans. On avait dû la tuer, elle ne voyait pas d’autre explication. Retenant

son souffle, elle détourna le regard.— Je suis navrée, mais… je ne me souviens plus de toi.Trois ans… Comment est-ce que j’ai pu perdre trois ans ?— Oh ! soupira l’homme, et Peri sursauta lorsqu’il posa de nouveau une main sur son épaule. (Elle

se sentait furieuse ; furieuse comme chaque fois qu’elle commettait une erreur stupide.) Moi, c’estAllen. Allen Swift, se présenta-t-il en retirant lentement sa main, l’air penaud.

Peri prit une profonde inspiration, puis regarda ledit Allen droit dans les yeux. Elle ne leconnaissait pas, mais Frank et Sandy si, et elle commençait à en avoir marre d’avoir l’impression depasser pour une idiote. Et puis ce n’était pas la première fois qu’elle perdait une partie de sessouvenirs ; cet homme l’aiderait à remettre de l’ordre dans sa mémoire.

— Est-ce qu’on peut rentrer ? lui demanda-t-elle.Allen sourit. Il avait l’air si soulagé qu’elle ne put s’empêcher de tenter de lui sourire.Lorsqu’il lui prit la main pour l’aider à descendre du tabouret, le contact de sa peau ne la choqua

pas outre mesure. Elle ne le reconnaissait pas, mais, de toute évidence, lui la connaissait.— Ça va aller ? demanda-t-il à Frank.— Ouais. Et toi ? répondit le colosse.Blême, Sandy se tenait derrière lui. Elle regardait ses pieds comme si elle essayait d’éviter de

marcher sur des éclats de verre, se dit Peri. Son silence apeuré avait quelque chose departiculièrement troublant.

Allen récupéra sur le comptoir le manteau de Peri.— Il va falloir. Peri, tu as bien tes clés ? lui demanda Allen en l’aidant à s’habiller.Peri fourra une main dans l’une de ses poches pour y trouver un petit boîtier.— Je crois que oui, dit-elle, doutant qu’il s’agisse là des clés de la BMW dont elle avait le

souvenir.Manifestement, ses goûts vestimentaires avaient évolué de belle manière, ces trois dernières

années, et elle trouvait ce manteau particulièrement magnifique. Allen prit une écharpe grise sur unetable et invita Peri à se diriger vers la sortie. Elle s’arrêta soudain, moins choquée que curieuse dedécouvrir une tache de sang sur la porte. Frank lâcha un petit grognement et déboula pour leur ouvrir,frappant sans le vouloir du pied le robot nettoyeur qui alla percuter le mur, avant de lâcher un « bip »d’agonie et de s’éteindre.

— Après toi, lui dit Allen en enroulant l’écharpe autour de son cou.La porte s’ouvrit, et l’air frais de l’extérieur transit les os de Peri tandis qu’elle lançait un dernier

coup d’œil à Sandy, toujours figée derrière le bar. Quelques cheveux noirs s’étaient emmêlés dans lesdoigts de Peri, et elle secoua la main jusqu’à ce qu’ils chutent mollement vers le pavé. Comme Frankles observait depuis l’encadrement de la porte, Peri sentit son malaise s’intensifier.

— Hmm… Allen ? lança Frank. Je te conseille d’emmener Peri en consultation avant de rentrer. Jevais prévenir Bill, qu’il sache où vous êtes.

— Je vais bien, protesta Peri, mais Allen, plongé dans ses pensées, sursauta, surpris.

— Non, il a raison, dit-il, ses doigts épais massant un côté de son nez tandis qu’il balayait duregard le parking désert. Tu t’es cogné la tête. Et puis ça ne devrait pas prendre bien longtemps.

— On va y passer la nuit ! se plaignit-elle. Ce n’est pas la peine. (Allen l’invitait à avancer, unemain posée au creux de son dos en un geste familier. Si cela ne lui sembla pas anormal, Peri n’aimaitpas pour autant qu’on la forçât à quoi que ce soit.) Je n’ai pas changé d’appartement durant ces troisans, rassure-moi ?

— Non.— Ma mère est encore en vie ? demanda-t-elle, la froideur de la nuit réveillant la douleur de son

œil au beurre noir.— Oui, tu l’as appelée hier. Tu veux bien monter dans la voiture ?Elle avait parlé à sa mère ? Que les choses se soient améliorées ou aient empiré, elles avaient en

tout cas nettement évolué, dans ce cas…— OK… Laquelle est-ce ?Allen prit le boîtier de verrouillage automatique dans la main de Peri et appuya sur le bouton. À

quelques mètres, les phares d’une voiture noire profilée clignotèrent.— Mieux vaut que je prenne le volant, le regard pétillant d’une cupidité soudaine.Peri ouvrit des yeux ronds.Une Mantis… Bordel, j’ai une Mantis !— C’est stupide, je vais bien, se plaignit-elle de plus belle. Rends-moi mes clés, Allen, protesta-t-

elle lorsqu’il les tint hors d’atteinte, tel un balourd de cour de récréation.— Non, c’est moi qui conduis, insista-t-il.Elle déposa les armes et, les mains dans les poches, le suivit d’un pas lourd d’agacement.— Ça ne va pas aider mon asthme, maugréa-t-elle, énervée et le moral en berne.Allen se retourna vers elle, l’air surpris.— Tu es asthmatique ? Je ne savais pas.Peri le regarda et cilla, troublée. Pourquoi avait-elle dit cela ?— Non, répondit-elle en s’emmitouflant dans son manteau. Désolée. C’était une plaisanterie.Comme ma vie, en somme, songea-t-elle.

Chapitre 11

Elle avait dû reprogrammer l’autorisation d’accès d’Allen dans le système de la voiture avantqu’il puisse la conduire. Cela l’avait moins ennuyée que lui, visiblement, que les techniciens l’aientaccidentellement effacé de la base de données…

Une Mantis, songea-t-elle, enthousiaste, en se demandant avec quelle palette de couleurs ellel’avait customisée.

Il fallait avoir vécu dix ans à Détroit pour avoir ne serait-ce que le droit de figurer sur la listed’attente des acheteurs potentiels…

Car seuls ceux qui ne l’ont jamais abandonnée ont le droit de toucher à ses joujoux, se dit Peritandis que le néon flamboyant de l’un des casinos de Détroit clignotait au milieu des e-panneauxpublicitaires, des parcs et des espaces verts qui donnaient à la ville des airs de cité féeriqueengloutie par la nuit.

Mal à l’aise, elle se tourna vers Allen tandis qu’ils entraient dans une zone industrielle. Elle avaitl’impression d’avoir oublié quelque chose au Tempus, son sac, son pull…

Ou un flingue, songea-t-elle, effleurant en toute discrétion sa botte, pour se rendre compte que soncouteau ne s’y trouvait plus.

L’envie de fuir se faisait chaque seconde plus pressante en elle, mais elle la réprima, estimantqu’elle était probablement due au fait qu’elle avait perdu plusieurs années de souvenirs. Oui, elleallait bien ! Elle essayait de s’en convaincre, en tout cas.

Lorsque, après un lent virage, elle vit se dessiner devant eux la silhouette du complexe d’Opti – annoncée par deux voies désertes bordées de lampadaires et des panneaux d’avertissement –, Perisentit une vague de colère monter en elle.

— Je n’ai pas la moindre envie d’être ici, surtout pas à 2 heures du matin, pesta-t-elle, fouillantpourtant dans son sac à la recherche de son passe.

Une étrange plaque de verre aux contours esthétiques attira son attention, et elle se rendit compteavec stupeur – et contentement –, lorsqu’elle s’alluma à son contact, qu’il s’agissait de son téléphone.

Du verroptique ? J’ai un téléphone verroptique ? Cool.Allen tira son passe de la poche de sa chemise.— Ça, je veux bien te croire, commenta-t-il pendant que s’avançait vers eux la vigile en service.

Mais tu t’es cogné la tête et je ne te laisse pas aller te coucher tant que tu ne t’es pas fait ausculter.— Je vais bien, répéta-t-elle une énième fois alors que l’air glacial s’engouffrait par la fenêtre

baissée d’Allen, qui brandissait sa carte à l’intention de la vigile. Une bonne nuit de sommeil meferait davantage de bien qu’une séance au bercail.

— Laisse-moi faire mon travail, dit Allen, dont le manque de tact attira l’attention de la vigile.Nous nous rendons dans l’aile médicale, l’informa-t-il, bien que rien ne l’y oblige. Elle asurrétrochroné. J’aimerais qu’elle se fasse ausculter.

Un surrétrochronage… Selon lui, j’ai donc perdu trop de mémoire pour être fiable dans monboulot, en conclut Peri.

Mon cul. Ce n’est probablement pas la première fois que je perds de longs pans de mémoire…

C’est surtout là qu’est le problème, d’ailleurs, non ?La vigile leur fit signe de passer et, tandis qu’ils avançaient vers l’infirmerie située de l’autre côté

du complexe, isolée du bâtiment administratif principal, Peri remarqua qu’Allen resserrait sa poignesur le volant. La lumière des lampadaires trahissait son anxiété.

— Je sais que tu es fatiguée, mais tu as rétrochroné deux fois en vingt-quatre heures. Je n’irai pasfarfouiller dans ta tête tant que tu ne te seras pas fait ausculter.

J’ai rétrochroné deux fois ?Troublée, elle abandonna son téléphone verroptique dans son sac ; elle s’y intéresserait plus tard.— Tu penses que je risque un TPM ?Comme il restait silencieux, Peri se fit plus inquiète. En règle générale, les TPM étaient provoqués

par des rétrochronages successifs entre lesquels les agents n’avaient pas le temps de remettre del’ordre dans leur esprit, mais, à l’occasion, ils pouvaient avoir pour cause d’anciens traumatismes ouun récent mnémoflash. Peri se sentit soudain vulnérable.

— Je ne veux pas jouer au con, dit-il sans animosité alors qu’il se garait pile devant la ported’entrée d’un immeuble de trois étages. Je veux qu’on vérifie ton niveau d’activité synaptique.

Plus que toute autre chose, c’était le manque d’assurance d’Allen qui inquiétait Peri ; tandis qu’ilarrêtait le moteur, elle riva le regard droit devant elle quelques secondes, puis baissa les yeux sur sonongle cassé. Elle sentait le sang battre autour de son œil et à l’arrière de son crâne ; sa hanche lalançait, et son épaule était contusionnée. Des coussins des sièges émanait l’odeur de poudre qu’elleavait détectée au Tempus. Elle pourrait faire nettoyer sa Mantis, comme elle pourrait faire soigner sesblessures physiques. Ce qui l’inquiétait, c’était les dégâts invisibles…

Comme elle ne bougeait plus, Allen posa une main réconfortante sur son genou.— Hé, ça va bien se passer, dit-il, son sourire trahissant pourtant son incertitude.Peri se sentit soulagée sitôt qu’il eut retiré la main de sa jambe.Ils sortirent du véhicule en même temps, et les portières claquèrent à l’unisson dans la nuit

brumeuse de neige givrée. Le bâtiment médical d’Opti n’était pas bien différent des autres. Les agentsd’Opti étant peu nombreux, leurs maux ne nécessitaient pas de locaux de soins bien spacieux.

Allen tint à Peri la lourde porte vitrée ; elle passa en murmurant un « merci » presqueimperceptible, et se sentit trop éreintée pour se forcer à sourire à la réceptionniste. Allen devrait semontrer bien élevé pour deux, ce soir.

— Soins spécifiques, se contenta d’annoncer ce dernier pour justifier leur présence en ces lieux.Peri suivait déjà la ligne bleue familière peinte au sol. Allen accéléra pour la rattraper, et Peri nota

sa foulée régulière. Lorsqu’il passa un bras au sien pour la ralentir, elle n’en conçut qu’un léger accèsd’agacement. Le fait qu’Allen ne la dépassait que de quelques centimètres la troublait quelque peu,et, comme son intuition s’enracinait toujours dans quelque vérité, elle se fit plus suspicieuse.

— Pourquoi est-ce que tu te dépêches comme ça ? lui demanda Allen.Peri se força à ralentir.— Désolée, s’excusa-t-elle.Le grand type en blouse blanche devant eux leva les yeux de sa paperasse une seconde, puis se

replongea dans ses recherches. De belle taille, il n’avait pas un poil de graisse. Il avait desserré sacravate comme au sortir d’une longue journée de travail, et il était rasé de près. Vu sa carrure, il étaitarmé pour neutraliser d’éventuels patients récalcitrants, raison pour laquelle – probablement – ildevait s’occuper du service de nuit.

Déstresse, Peri…Elle voyait des assassins partout. Elle ne pouvait guère se fier qu’à son intuition, pour l’heure, et

cette dernière était en état d’alerte.— C’est dingue qu’il y ait quelqu’un ici, constata-t-elle une fois qu’ils eurent tourné dans un autre

couloir et que l’homme en blouse ne puisse plus les entendre. Il est 2 heures du matin…— Tu penses bien que Frank a dû les prévenir de notre arrivée.La ligne colorée vira soudain sur la gauche en direction d’une porte et d’une baie vitrées. Au-delà

se trouvait une salle d’attente exiguë où, derrière le comptoir d’accueil, patientait une femme pleined’assurance en tenue d’infirmière violette. En journée, elle devait probablement porter une tenue plussophistiquée, mais la nuit le rythme ralentissait, si bien qu’elle ne devait avoir à s’acquitter que d’unpeu de paperasse et de quelques prises de sang. Elle s’appelait Ruth, et Peri n’eut, ce coup-ci, aucuneffort à fournir pour lui sourire, lorsque Allen et elle entrèrent dans la salle.

— Peri, l’accueillit-elle, son soulagement manifeste. (Elle disparut derrière un mur et, une demi-seconde plus tard, franchit la porte en bois massif qui séparait l’accueil de la salle d’attente.) Onvient de me prévenir, reprit-elle en la gratifiant d’une accolade d’une tendresse si sincère que Periferma les yeux et s’abandonna à sa chaleur. Ma pauvre… Comment te sens-tu ?

Ruth la tint à bout de bras pour mieux l’observer, et Peri acquiesça.— Ça va. Vraiment, ajouta-t-elle après que Ruth eut adressé un regard dubitatif à Allen.— Salut, Allen, le salua-t-elle en lâchant Peri.Son ton était froid, presque méfiant à l’égard d’Allen, et Peri sentit une nouvelle vague de paranoïa

monter en elle.— Elle s’est cogné la tête, mais ce qui m’inquiète le plus ce sont les rétrochronages successifs,

expliqua Allen sur un ton qui trahissait sans équivoque qu’il ne portait pas davantage Ruth dans soncœur. J’aimerais qu’on s’y mette au plus vite. Bill est là ?

Ruth se renfrogna, vexée qu’il sous-entende qu’elle leur faisait perdre du temps.— Non, répondit-elle en poussant la porte de bois pour les laisser entrer. Mais on ne te retiendra

pas plus d’une heure malgré tout. On vérifie ta courbe synaptique, et on te laisse rentrer chez toi. Pasla peine de t’hospitaliser.

— Merci, mon Dieu, soupira Peri avec soulagement, son corps entier lui rappelant sansménagement l’heure tardive.

— Bill sera de retour dans quelques minutes, les informa Ruth en les devançant dans un couloir oùs’alignaient bureaux et salles d’examen plongés dans l’obscurité. Il a une grosse soirée,apparemment…

Peri sentit une boule d’angoisse se former dans sa gorge, mais n’aurait su dire si c’était à cause del’arrivée imminente de Bill ou de la salle d’examen dans laquelle elle les avait fait entrer. Allen,derrière elle, s’arrêta dans l’encadrement de la porte.

— Allez, on se débarrasse de ses bijoux ! lança Ruth avec un grand sourire. (Elle se mouvait avecvivacité, et ses cheveux noirs se balancèrent avec élégance lorsqu’elle présenta à Peri un fauteuilaccueillant.) Et du manteau aussi ; tiens, tu peux tout mettre dans cette caisse. Je reviens dans uneseconde pour ta perfusion. Bill veut assister au diagnostic, alors on s’y mettra dès qu’il sera là.

Peri retira son manteau, puis s’installa avec précaution dans le grand fauteuil, la tension dans sesépaules s’estompant sitôt qu’elle se laissa glisser contre les coussins moelleux. La pièce était bassede plafond, tapissée de moquette marron et, par endroits, des rideaux cachaient les murs pour

suggérer la présence de fenêtres pourtant inexistantes. Pas de table d’examen, ici ; juste une poubellepour déchets dangereux et un petit bureau sur lequel trônait un ordinateur dépassé. Une deuxièmeporte menait probablement à une pièce adjacente et, sur le même mur, un miroir, à coup sûr sans tain.On avait manifestement fait tous les efforts possibles pour rendre la pièce confortable, mais les outilsnécessaires à l’examen gâchaient toujours le tableau.

— Je veux rester, lâcha Allen, l’air désarmé sur le pas de la porte.Ruth sembla s’adoucir tandis qu’elle tirait le rideau du miroir sans tain pour le couvrir.— Tu peux, dit-elle, à mi-chemin de la porte, avant de sourire à Peri. Je reviens avec ta perfusion.Des aiguilles, songea Peri sans enthousiasme tandis que la porte se refermait et qu’Allen

s’asseyait sur une chaise près de la porte.Le siège – en périphérie de la pièce et peu confortable – avait sa symbolique : Allen avait le droit

d’être présent, mais il n’aurait aucun pouvoir durant l’examen. On l’y tolérerait plus qu’autre chose.Tous deux silencieux, Peri retira le stylo de son pendentif et le posa à côté de son sac dans la

caisse en plastique au fond tapissé de la photo d’une montagne. Ensuite, elle y déposa une montreinconnue, les boucles d’oreilles magnétiques – qui pouvaient être arrachées sans dégâts durant uncombat –, puis prit ses aises dans le fauteuil. La montre attira particulièrement son attention ; elle sedemanda depuis combien de temps elle la portait. Elle ne portait jamais de montre, encore moins demodèles farcis d’autant de gadgets. Elle avait l’air neuve…

Intéressant…— Désolé pour ces emmerdes, s’excusa Allen à voix basse, comme s’il craignait qu’on puisse les

écouter.Peri lui tendit son manteau, et il le plaça sur le dossier de sa chaise.— Ça arrive.Les coudes sur les genoux, il se trémoussa, mal à l’aise.— Je suis sûr qu’on va pouvoir rattraper ça.Trois ans de perdus ?Le silence qui noyait le bâtiment entier n’angoissait pas moins Peri que le doute qu’elle percevait

dans la voix d’Allen. Quel chaos dans son esprit… Personne ne pourrait lui rendre ces trois ans et,pour tout dire, elle n’était pas certaine de vouloir qu’on tente d’y parvenir.

Qu’a-t-il pu se passer de si traumatique pour que je perde trois ans ?Il y eut des cliquetis dans le couloir et Allen se redressa. Peri esquissa un sourire, mais ne parvint

guère qu’à ne pas grimacer en voyant la porte s’ouvrir et l’homme qu’ils avaient croisé à l’entrées’introduire dans la pièce en poussant un guéridon médical sur lequel était posé un sac de pochettes.La tablette calée sous son bras jurait avec son physique de colosse. Il avait réajusté sa cravate, etl’emballage familier d’un kit d’intraveineuse stérile dépassait de l’une de ses poches. Le pouls dePeri s’accéléra, et elle tenta de se calmer en soufflant un bon coup, bâillonnant dans le même tempsun nouvel accès de paranoïa.

— Bonjour, madame Reed, la salua-t-il d’une voix d’une neutralité fort professionnelle, tout ensnobant Allen, à l’exception du petit regard oblique et renfrogné qu’il lui avait lancé en entrant. Jem’appelle Silas. Ruth m’a demandé de lancer votre intraveineuse, le temps qu’elle imprime quelquespapiers administratifs qu’elle a oublié de préparer.

— Très bien.Anxieuse, Peri cala une mèche de cheveux derrière son oreille, avant de remonter l’une de ses

manches. Ses phalanges égratignées attirèrent son attention, et l’image évanescente d’un parquet usélui traversa l’esprit.

Hors de question que je fasse un TPM… Tout, mais pas ça…— Et vous êtes ? demanda soudain Silas à Allen en posant sa tablette sur le bureau.Allen gigota sur sa chaise.— Allen, je… je suis son ancre.— Si vous restez, faites-vous discret. Je n’ai aucune envie que vous faussiez d’une quelconque

manière les résultats.Allen se cala contre le dossier de sa chaise, les bras croisés de façon presque provocante. Ses

oreilles avaient viré au rouge, un tic qui le trahissait, nota Peri.— Je sais me tenir, merci.Satisfait, Silas s’installa dans une chaise à roulettes comme s’il s’était agi d’un trône, et fit craquer

ses phalanges pendant que sa tablette achevait de se connecter au réseau. Peri se demanda s’il s’étaitcassé le nez une seule ou deux fois, ce qui n’avait d’ailleurs rien de surprenant au vu de son airrenfrogné et des bras massifs que peinait à dissimuler sa blouse. Quoi qu’il en soit, cela ne faisaitqu’ajouter à son charme de castagneur. L’homme venait bel et bien de se raser, et l’odeur de pin deson après-rasage était… singulière, mais des plus agréables.

Il soupira, puis se mit à tapoter sur sa tablette avec une aisance remarquable. Elle se pencha pourvoir ce qu’il faisait, mais il inclina la tablette de façon à l’en empêcher. La paranoïa qu’avaitprovoquée chez elle sa perte de mémoire n’en fut que plus attisée.

Haussant les sourcils, il déchira l’emballage du kit d’intraveineuse et désinfecta l’intérieur de soncoude.

— Soirée difficile ? dit-il, sarcastique.— C’est ce qu’on m’a dit, répondit-elle. Hé ! lâcha-t-elle lorsqu’il la piqua.— Navré, s’excusa-t-il dans un faux sourire. (Il plaça correctement le cathéter.) Vous avez de

belles veines, dites-moi, et elles n’ont pas peur de se montrer, en plus.— C’est parce qu’elles n’ont pas tant que ça l’habitude des aiguilles, dit-elle et, assis près de la

porte, Allen bougea.Peri leva les yeux vers lui : elle avait totalement oublié sa présence.Silas avait coupé trop de sparadrap, et Peri l’observa tandis qu’il se débarrassait du surplus. Il lui

injecta aussitôt deux centilitres de l’une de ses pochettes, et ses douleurs disparurent aussitôt.La vache ! c’est du lourd, son truc…Peri observa la perfusion, savourant la sensation de lâcher-prise qui l’étreignait à mesure que le

produit s’immisçait en elle.— Les effets s’estompent rapidement ? lui demanda Allen d’un ton méfiant qui éveilla chez Peri

une curiosité détachée.Elle lui aurait bien demandé de la boucler de façon qu’elle puisse profiter pleinement de son trip,

mais ne trouva même pas l’énergie de le faire.Silas lui plaça un oxymètre sur le doigt.— Oui. (Peri montra un bras peu réactif lorsque Silas mit en place une nouvelle électrode ; il

martela ensuite son genou sous la rotule pour tester ses réflexes, puis braqua une petite lampe sur sarétine.) Pas de commotion cérébrale. C’est bien.

Il porte un jean sous sa blouse ?

— Ça fait longtemps que vous bossez pour Opti ? lui demanda Peri, les lèvres engourdies par leproduit.

Silas connecta l’électrode et l’oxymètre à sa tablette et répondit à Peri sans même prendre la peinede relever les yeux vers elle.

— Un bail. Je bosse la nuit surtout, je suis photosensible.Avec tes yeux foncés et ton teint de surfeur ? songea Peri, prise d’une soudaine envie de laisser

glisser ses doigts sur sa peau. Elle avait l’air si douce.Elle sourit aussitôt : la perte d’inhibition causée par le sédatif avait quelque chose d’amusant.Tu n’imagines pas ce que je pourrais faire de toi, ma petite montagne de muscles…Dans le couloir, un haut-parleur se mit à crépiter.« Allen Swift est prié de se rendre à l’accueil, merci. On vous demande au téléphone. »Allen batailla quelques secondes pour se saisir de son téléphone. Sitôt qu’il le trouva, il grimaça.

Silas se tourna vers le moniteur de l’ordinateur dans un grognement.— Ça capte pas ici. On est trop loin de la sortie, dit-il tandis qu’Allen se levait. C’est pénible,

hein ?— C’est peut-être Bill, dit Allen à Peri en se tournant vers l’entrée du bâtiment. Ça ira si je

m’absente une minute ?Tandis que le corps de Peri commençait à métaboliser la substance injectée, réduisant par là même

la griserie qu’elle induisait chez elle, son pouls accéléra.— Je n’ai pas trois ans, répondit-elle, se redressant lorsqu’elle prit conscience qu’elle s’était

avachie dans le fauteuil.— De fait. (Allen lui toucha l’épaule et se pencha vers elle. Ses boucles lui caressèrent la joue, et

Peri sentit malgré elle l’odeur de son shampoing, suspicieuse sans trop qu’elle sache pourquoi.) Jereviens tout de suite.

Il retira sa main de son épaule, et elle lui caressa les doigts comme pour le rassurer.— Je ne bouge pas d’ici, ne t’inquiète pas, dit-elle, se sentant maîtresse d’elle-même pour la

première fois depuis longtemps.Elle se moquait que ce soit le produit qui lui offre cette lucidité : elle se sentait calme, apaisée,

entendait tout, voyait tout et, à cet instant précis, n’aurait pu se trouver plus heureuse de sedébarrasser d’Allen. Il l’empêchait de se concentrer sur quelque chose que son intuition lui disaitimportant. S’il partait, elle trouverait probablement de qui il s’agissait.

Allen sortit dans le couloir, laissant la porte entrouverte. Silas pouffa, fit rouler sa chaise jusqu’aubattant et le referma d’un pied. Là, il se releva et tira une carte de sa poche de chemise. Dans samain, elle semblait minuscule. Il la passa dans le panneau d’accès de la porte, tapa un code, et levoyant vert vira au rouge. Il venait de les enfermer.

— J’ai bien cru qu’on n’arriverait jamais se débarrasser de lui, dit-il d’une voix douce.— Vous êtes du genre ronchon, dites donc… On ne vous l’a jamais dit ? lui lança Peri tandis qu’il

se rasseyait derrière le bureau.Il avait verrouillé la porte et elle aurait dû s’emporter, mais elle ne trouvait simplement pas la

force d’en avoir quoi que ce soit à faire.Silas suivit d’un doigt sur son écran une ligne de texte.— Ah ? Vous avez d’autres choses à m’apprendre sur moi, madame Reed ?Il augmenta le débit du goutte-à-goutte.

— Vous êtes trop vieux pour être interne, dit-elle. Quelque chose cloche avec vos chaussures…Avec votre jean, aussi, service de nuit ou non. Qui êtes-vous ?

Silas détacha le regard de la perfusion et observa Peri.— Et ils voulaient mobiliser toute une escouade, murmura-t-il, les mains sur les accoudoirs du

fauteuil de Peri. (Il riva son regard dans le sien, le visage à quelques centimètres à peine, la mettantmal à l’aise.) Je ne savais pas que le jean était déconseillé en service de nuit. Merci pour le tuyau.

Peri cilla, frappée par une nouvelle vague sédative.— Vous n’êtes pas d’Opti… Si vous avez fait du mal à Ruth, je vous coupe les couilles…Surpris, il se releva et recula pour se préserver de tout assaut.— Elle va bien, maugréa-t-il.— Pour qui vous bossez ? lui demanda-t-elle.Elle se sentait soudain dotée d’une lucidité cristalline trop grisante pour qu’elle risque de la briser

en faisant le moindre geste.Silas se rassit. Quelque chose sembla le satisfaire sur son écran, et il sourit.— L’Alliance pour les chronologies réelles. Ça vous ennuie si je vous pose une question ?Elle réprima l’envie d’arracher l’électrode sur son bras : à quoi bon ?— Vu comme vous m’avez camée à m’en cramer l’esprit, un peu… Qu’est-ce que vous m’avez

filé ?Il regarda sa montre, informant malgré lui Peri qu’il était pressé.— Rien qu’on ne vous ait jamais donné. Un décontractant musculaire, surtout. Peri ? Avez-vous

connaissance d’une éventuelle activité illégale de la part d’Opti, récente ou plus ancienne ?Elle cligna des yeux, décontenancée.— Vous voulez parler… de corruption, peut-être ? Quelques rumeurs. Vous semblez trop futé pour

rouler pour l’Alliance. Qui êtes-vous ? Je veux la vérité…Les sourcils froncés, il se tourna vers son écran. Peri se pencha pour découvrir une sorte de

graphique, mais Silas fit aussitôt pivoter le moniteur pour le lui cacher.— Savez-vous qui l’on soupçonne d’être aux manettes ?— Aux manettes de quoi ? D’éventuelles opérations illégales ? (Peri tourna le regard sur le goutte-

à-goutte qui alimentait les veines de son bras. Rien de nouveau, mais il lui en avait donné trop.) Jevous le répète : je n’ai entendu que quelques rumeurs à ce propos. Rien de plus.

— Qui est aux manettes ? répéta-t-il d’une voix plus autoritaire. Ça vient des hautes sphères ?Elle ne voulait plus en parler, mais…— Je ne sais pas, répondit-elle malgré elle.Boucle-la, Peri…Silas fronça les sourcils. Il contrôla la perfusion, puis les données sur l’écran.— Vous souvenez-vous de ce qui s’est passé à Charlotte ? Avez-vous tué Jack, ce soir, parce qu’il

avait découvert que vous acceptiez des missions au noir ? ou peut-être était-ce l’inverse ?Peri haussa les sourcils : elle était allée à Charlotte ? Elle cilla…Des missions au noir ?— Qui est Jack ?La question fit tiquer l’infirmier qui n’en était pas un, et il s’éloigna de son écran pour se

rapprocher d’elle.— Combien de temps avez-vous perdu ce soir, au juste ?

— Trois ans, répondit-elle, lointaine, tandis qu’elle essayait de digérer ce qu’il venait de dire.Son coquard – récent – suggérait qu’en effet elle était en mission, la veille. Mais… Silas sous-

entendait-il qu’elle était corrompue ou essayait-il simplement de lui soutirer des infos en dégainantses questions un peu à l’aveuglette ? Même avec l’amnésie, si elle était corrompue, elle le saurait…

N’est-ce pas ?— Trois ans ! répéta-t-il, l’air dégoûté. Et je suis censé gérer ça comment, moi, bordel ?— Ce que vous pourriez faire… c’est aller vous faire foutre, lâcha Peri, le regard rivé au plafond,

savourant la griserie délicieuse induite par le produit.Silas se leva, ses mouvements vifs et agacés, et déconnecta sa tablette de l’ordinateur, puis de

Peri. En voyant les électrodes toujours plaquées contre sa peau, Peri ressentit l’impression soudainede se trouver à la merci de cet inconnu.

— J’ai presque pitié de vous. Presque, lâcha-t-il. Vous avez eu tellement peur de passer pour uneidiote que vous n’avez pas hésité à quitter un bar avec un homme que vous ne connaissiez pas. C’estexactement ce qu’on attendait de vous. Le terreau de l’intuition, c’est l’expérience, or, pour l’heure,vous n’êtes qu’une ignorante. Vous ne savez rien.

— L’intuition, c’est ma seule arme, trou du cul, l’injuria-t-elle.La perfusion pendouillait entre eux. Elle fixa le regard dessus, se disant qu’il serait si simple de

l’arracher… Douloureux, mais simple. D’une pichenette, elle se débarrassa de l’oxymètre sur sondoigt, et Silas le regarda tomber sur les carrés de moquette, manifestement étonné que Peri ait trouvéla force de s’en défaire. Il inspira et, quand il voulut parler, fut interrompu par un cri venu du couloir.

— Il est avec elle à l’intérieur !— Sécurité ! tonna une voix familière qui tira à Peri un sourire suffisant.— Bill, dit-elle. Il est presque aussi costaud que vous, vous savez ? Cavale, petit lapin, ou tu

risques de te faire croquer…— Quel dommage, que ça tourne comme ça, se lamenta Silas en fourrant tout un tas de choses dans

ses poches, ses mouvements d’une grâce envoûtante. Vous ne m’avez pas vu, ce soir, lança-t-il à Peri,tandis qu’il calait la tablette sous son bras.

— Mon cul, oui…Peri secoua la tête pour tenter de dissiper les effets du produit, et son pouls s’accéléra.Tu m’as filé un psycholeptique, connard, pas un médoc qui me rend réceptive à l’hypnose…Le visage grimaçant, il se pencha sur le fauteuil de Peri. Elle recula.Sa peau a l’air si… douce…Son imagination s’égara, lui soufflant les images d’un Silas en train de soulever de la fonte, les

muscles luisants de sueur…— Vous ne m’avez pas vu, répéta-t-il, les yeux gonflés de rage.— Hé ! c’est toi qui m’as gavé d’une came qui me donne envie de papoter, crétin…Il se redressa, son agacement palpable. La poignée émit de violents cliquetis, puis un homme

ordonna d’un beuglement qu’on lui donne les clés de la pièce. Silas sursauta, puis alla ouvrir ladeuxième porte qui donnait sur une salle sombre et carrelée.

— Si vous êtes futée, vous la fermerez…— Va te faire foutre ! s’exclama-t-elle avant que son état léthargique ne l’oblige à retomber contre

le dossier de son fauteuil.Qui c’est, ce Jack, merde ?

Allen hurlait, tambourinant du poing contre la porte. Silas s’enfuit en courant, sa blousevirevoltante, ses pas silencieux, puis referma lentement la porte derrière lui.

Soudain, quelque chose percuta dans un bruit de tonnerre la porte d’entrée, et Peri tourna la tête.Le chambranle ploya et, au coup suivant, céda. Allen et Bill déboulèrent, deux vigiles sur les talons.Elle n’était pas corrompue, ce malade essayait juste de lui soutirer des informations.

— Où est-il ? s’exclama Bill tandis qu’Allen s’agenouillait près de Peri.Garder le secret serait trop difficile.— Il est passé par là, dit-elle en désignant la deuxième porte du menton.Bill se précipita vers la porte, les vigiles à sa suite. Une alarme commença à hurler dans le

couloir. Peri n’aurait pu s’en moquer davantage et regarda, absente, Allen retirer sa perfusion avecplus de tact que Silas en avait pris pour la ficher dans son bras. Il avait la main rougie d’avoir frappéla porte, et Peri n’en remarqua que plus facilement où ses doigts avaient été fracturés par le passé.

Un spécialiste des arts martiaux ? se demanda-t-elle.Elle avait déjà remarqué ce genre de séquelles sur les puissantes mains de Bill. Pas sur celles de

Silas, en revanche. Il avait beau avoir une carrure de colosse, il avait des mains aussi douces etindemnes que celles d’un nourrisson.

— Je n’aurais pas dû partir… Tu vas bien ? lui demanda Allen en lui relevant le bras pour arrêterle saignement. Il t’a fait du mal ?

— Il m’a droguée, dit-elle, le sang lui montant soudain à la tête comme pour chasser les effets duproduit. Il m’a posé des questions, rien de plus.

Allen se figea, puis la dévisagea par-dessus ses lunettes.— Qu’est-ce qu’il t’a dit ?Peri se fit aussitôt plus alerte : Allen se montrait moins soucieux de ce que Silas lui avait fait que

de ce qu’il lui avait dit… Elle se fit plus suspicieuse.— Qui est Jack et pourquoi est-ce que je l’ai tué ?Allen referma la bouche et tourna la tête vers la porte à travers laquelle Bill venait de s’engouffrer.— Eh bien…Saisie par un soudain accès de colère, elle se redressa, le corps tout entier parcouru de

picotements dus au sédatif.« Vous avez eu tellement peur de passer pour une idiote que vous n’avez pas hésité à quitter un

bar avec un homme que vous ne connaissiez pas. C’est exactement ce qu’on attendait de vous. »— Qui est Jack ? insista-t-elle.Allen se releva. Des hommes cavalaient dans le couloir ; l’alarme se tut, puis hurla de nouveau.— Allen ? l’interpella-t-elle.— Qu’est-ce qu’il t’a dit à propos de Jack ?— Il m’a surtout posé des questions, répondit Peri avant de sursauter, surprise par le bruit d’un

choc lointain mais sonore. (L’alarme se tut de nouveau, pour de bon cette fois.) Il voulait savoir si jebossais au black et, si oui, pour qui. Il a mentionné Jack à ce moment-là. C’est qui ce type ? Jack ? Unagent corrompu ?

Et si je l’étais moi-même ? Je ne le saurais même pas, bordel…Allen rapprocha la chaise à roulettes pour s’y installer, les coudes sur les genoux.— Je suis navré, Peri…— Arrête ces conneries ! tonna-t-elle. (Allen releva subitement la tête, les yeux écarquillés.)

Arrête, merde ! Je n’entends que ça, des excuses, et je ne sais même pas pourquoi ! Qui est ce putainde Jack ?

Allen plongea le regard dans le sien, et la compassion qu’elle y lut l’inquiéta aussitôt.— Ton ancre précédente, répondit-il. (Peri retint son souffle : Silas lui avait dit qu’elle l’avait

tué…) Il y a quelques jours, tu as découvert que certaines de tes précédentes missions n’avaient pasété commissionnées par Opti, lui expliqua Allen.

Peri sentit son cœur s’affoler et tambouriner contre ses côtes tandis qu’elle découvrait cettenouvelle et terrible vérité. Non… non, elle n’était pas corrompue, ce ne pouvait être que Jack.

— Quand tu t’en es rendu compte, Jack a essayé de te tuer, poursuivit Allen. (Peri fronça lessourcils, tentant de percevoir dans son regard un éventuel mensonge, mais n’y trouva qu’un regret dene pas lui avoir révélé tout cela plus tôt.) On t’a crue en sécurité, mais il t’a suivi jusqu’au Tempus,dit-il en lui prenant les mains dans les siennes, chaudes. Il t’a tiré dessus. Tu as rétrochroné. Je suisdésolé, Peri. Je n’étais pas là. Je ne peux pas te rendre ces souvenirs perdus.

Peri tenta de rappeler un souvenir quelconque à sa mémoire, mais les quelques poussesmémorielles invoquées se déchiquetaient sitôt qu’elles apparaissaient dans son esprit.

— J’ai abattu… mon ancre ?— Je voulais te préserver d’un tel souvenir, expliqua Allen en esquissant un geste dépité. Tu

venais d’en perdre tellement déjà. Je voulais t’épargner ; ça me paraissait trop cruel de te parler delui. Peut-être que… tu l’as oublié sciemment, pour ne pas souffrir…

Jamais je n’oublierai sciemment, songea-t-elle.Deux hommes dévalaient le couloir. Peri se rassit, hagarde, prise de vertige. Jack était son ancre

et, maintenant, il était mort. Cela signifiait qu’à l’exception des souvenirs liés à ses talismans ellepouvait tirer un trait sur trois ans de mémoire… Qui plus est, certaines personnes semblaientl’accuser d’être une agente corrompue.

— Il est mort ?Il acquiesça, ses mains toujours dans les siennes.— Je suis tellement navré.Plus d’une fois Allen avait suscité, par tout un tas de petits signes – la réaction de Ruth et sa

commisération à son arrivée – la suspicion de Peri, si bien qu’elle se montrait de plus en plusméfiante : ce type semblait en connaître bien davantage qu’elle-même sur son propre passé !

— Est-ce que je l’aimais ? demanda-t-elle à voix basse.Les émotions ne se dissipaient jamais, même après que les souvenirs auxquels elles étaient

rattachées étaient effacés, et, vu l’amertume et la tristesse qui la submergeaient, elle avait dû l’aimerplus que tout.

— Oui, répondit Allen sur un ton presque sec, comme si cela l’ennuyait. Oui, tu l’aimais.Soudain, Peri eut le sentiment de recouvrer la pleine maîtrise de ses sens ; les effets du produit

s’estompaient peut-être.— Je veux que tu me rendes mes souvenirs de ce soir, déclara-t-elle. Tu étais là. Je veux que tu me

rappelles tout ce que tu as vu. Maintenant. Sur-le-champ.Elle tenta de se relever, mais une nouvelle vague de picotements la fit basculer en arrière dans son

fauteuil. Silas l’avait accusée d’être une agente corrompue, et la seule personne capable d’infirmerou de confirmer cette information était morte.

Est-ce que je l’aimais ?

Quelque chose en elle lui soufflait que oui, et cela la rendit d’autant plus folle de rage.— Tout va s’arranger, Peri, tenta de la rassurer Allen. Je te le promets. Tu as juste besoin d’un peu

de temps.De temps ?Peri sursauta : Bill venait de resurgir par la deuxième porte.— Peri. (Le chef des agents d’Opti – qui avait l’air aussi furieux qu’il semblait tenter de se

montrer réconfortant – tendit les mains vers elle.) Tu vas bien ? Il t’a fait du mal ?Peri blêmit. Elle sentit toute la puissance de Bill lorsqu’il lui prit les mains.— Dis-moi que tu l’as attrapé.L’air renfrogné de Bill lui laissa comprendre le contraire. Allen se leva, et elle l’observa avec

attention, la sincérité de son affliction l’apaisant quelque peu. Pas étonnant qu’Allen ait attisé plusd’une fois sa paranoïa, elle le connaissait depuis moins de vingt-quatre heures.

— Pas encore, mais ce n’est qu’une question de temps. (Bill posa sur son épaule une mainrassurante.) Nous savons de qui il s’agit.

— Silas. C’est ce qu’il m’a dit, annonça-t-elle pour voir comment Bill allait réagir. Il fait partie del’Alliance.

Bill tiqua et retira sa main.— Qu… Il t’a dit comment il s’appelait ?Deux laborantins passèrent, discutant avec enthousiasme. Peri leva les yeux vers eux. Elle avait

l’impression de perdre tout contrôle.— Il m’a aussi parlé de Jack. C’était mon ancre, c’est ça ?Bill fusilla Allen du regard, et l’intéressé leva les mains, l’air de dire : « J’étais coincé, merde ! »— Bill, je sais que tu voulais qu’on la ménage, mais Denier lui a dit qu’elle avait tué sa dernière

ancre parce qu’il la faisait bosser sur des missions au black. Elle ne sait rien de plus que ça.Sur ce, il serra d’une main celle de Peri.— Est-ce que… je bosse sur des missions au noir ? murmura-t-elle.Quelle connerie… Comment j’aurais pu aimer un type qui me poussait à risquer ma vie ?— Toi ? La vache, Peri, bien sûr que non ! Jack, oui, par contre, la rassura Bill, étonné par sa

réaction. J’en suis tombé des nues moi-même… Ce n’est peut-être pas si mal que tu aies oublié cestrois dernières années. Ce nouveau départ avec Allen, c’est une bénédiction, si tu veux mon avis.

Allen se mit à gigoter, sa nervosité manifeste.— Je ne la ramènerai pas chez elle tant que nous n’aurons pas chopé ce malade de l’Alliance.— Je comprends, statua Bill. J’allais justement t’exa…— Je me remettrai plus facilement à la maison que dans ce trou à rat, protesta Peri, mais Bill leva

une main en signe d’apaisement.— Mais… si l’Alliance a réussi à accéder au complexe, vous n’êtes pas en sécurité ici. Et vous

avez besoin de repos. Tous les deux, annonça-t-il d’une voix autoritaire. Vous irez chez Allen, ce soir,et tâchez de vous reposer. Dès demain matin, on vous trouvera un billet d’avion pour une retraite ausoleil.

Elle n’avait pas la moindre envie de se rendre chez Allen, mais un hôtel l’aurait mise encore plusmal à l’aise. On lui mentait – qui, elle l’ignorait –, aussi ne pouvait-elle se fier qu’à son intuition.

Malheureusement, elle lui hurlait de fuir.

Chapitre 12

Peri détestait les sièges de l’aéroport de Détroit. Contrairement à ce qui était annoncé, ilsn’avaient certainement pas été conçus pour le confort des passagers. Les pires d’entre eux étaientinclinés de façon, disait-on, à faciliter la relaxation, mais c’était tout le contraire. Et, de l’avis dePeri, les dossiers ouverts n’avaient d’intérêt que pour les agents de sécurité, auxquels ils permettaientde remarquer d’un coup d’œil ce que les usagers oubliaient derrière eux.

Les jambes croisées, assise à l’abri du soleil de fin de matinée qui dardait ses rayons à travers lesbaies vitrées, les doigts agiles, elle tricotait – maille à l’endroit, maille à l’envers, maille à l’endroit,maille à l’envers – le bord d’une écharpe dont elle ne se rappelait même plus avoir acheté la laine.Elle ne se souvenait pas non plus d’avoir jamais trouvé cette activité aussi simple ; elle l’était mêmeau point qu’elle n’avait plus besoin de regarder ce qu’elle faisait. De toute évidence, elle avaitbeaucoup tricoté ces trois dernières années. Ce qui n’était pas des plus réjouissant, d’ailleurs,compte tenu du fait que le tricot comptait parmi les activités encouragées par Opti pour soulagerl’anxiété chronique.

En face d’elle, deux agents de sécurité d’Opti papotaient à propos d’un match joué la veille, tandisqu’un troisième, une femme, était parti avec Allen en quête de café. C’était le deuxième trio degardes du corps qui les accompagnait depuis leur sortie de l’hôpital. La nuit passée sans grandconfort dans l’entrée de l’appartement d’Allen ne l’avait pas aidée à se reposer, mais, au moins, ellelui avait permis de comprendre pourquoi elle et lui ne cohabitaient pas. Cela faisait à peine unejournée qu’Allen était son ancre, et elle aurait préféré que Bill l’ait laissée rentrer chez elle yrécupérer un sac de ses propres affaires car, si la tenue qu’Allen lui avait fournie était de très bongoût, elle n’avait rien de très fonctionnel.

Le pull élégant en cachemire qu’elle portait était parfaitement ajusté, et son large col dénudaitl’une de ses épaules et montrait joliment son cou, mais il lui poserait de sérieux problèmes encombat. Elle se rappela s’être acheté la veste doublée de soie pour sa légèreté, l’amplitude demouvement qu’elle permettait, et parce qu’elle tenait chaud. La casquette noire assortie – quil’attendait sur son bagage à main – était ornée de rouge, soulignant ses boucles d’oreilles, sonpendentif et ses ongles. Un pantalon de voyage noir parachevait son look, sa principale qualité étantde posséder des poches suffisamment profondes pour qu’elle puisse y ranger sa carte d’identité, sonbillet et son téléphone, et y accéder facilement. Elle portait toujours sa paire de bottes de la veille, lecouteau en moins. Elle se sentait élégante – assez pour se sentir bien –, mais peinait à ressentir autrechose que de l’inquiétude.

Ses doigts se mirent à trembler, et elle baissa les yeux vers la douce laine rouge qu’elle travaillait.J’ai tué mon ancre… Pas étonnant que j’ai perdu trois ans…— Pourquoi est-ce que j’ai fait un truc pareil, bon sang, murmura-t-elle, libérant ses doigts des fils

de laine rouge et étendant l’écharpe sur ses genoux. Elle était presque terminée, raison pour laquelleelle l’avait emportée. L’extrémité achevée comportait un dagaz en relief, tandis que celle qu’elleétait en train de finir présentait une suite de points dont elle ne comprenait pas la logique : trois rangsau point mousse intercalés au milieu de six rangs de jersey.

La tête penchée, elle retourna le tricot pour voir si elle n’avait pas caché une image dans ces neufrangs… Non, cela aurait nécessité un patron, et il n’y en avait pas dans le sac à tricot que Bill luiavait rapporté de son appartement afin que sa mémoire puisse se servir d’un objet familier pourtenter de se reconstruire.

— Ça n’a aucun sens, marmonna-t-elle, défaisant les points et enroulant de nouveau le fil sur lapelote. Elle y intégrerait aussi un dagaz et rabattrait les mailles.

Tandis qu’elle s’affairait machinalement à défaire les points, elle eut une grimace en contemplantles valises en tissu noir montées sur de minuscules roulettes en plastique qu’elle avait achetées lematin même. Allen lui avait montré comment le faire à partir de son téléphone au lieu d’utiliser sacarte de paiement. Elle avait de bien meilleurs bagages chez elle, elle en était certaine, en cuir bienrobuste et munis de grosses roues qui pivotaient facilement, en phase avec ses mouvements. Rien quesur le chemin qui séparait la voiture du poste de contrôle, elle avait trébuché deux fois, et l’une desfermetures Éclair s’était grippée lorsqu’elle avait voulu sortir tous ses produits liquides pour lesposer sur le tapis roulant, ignorant que, profitant d’une accréditation spéciale depuis trois ans, ellen’en avait pas besoin. Leurs gardes du corps ne se montrèrent pas spécialement ravis de devoirlaisser leurs armes à la consigne, mais ses aiguilles à tricoter passèrent sans problème, ce dont ellese ravit au point d’en oublier le malaise qu’elle avait ressenti après cette histoire de tapis roulant.

Bien qu’elle sache qu’ils étaient en partance pour un endroit ensoleillé et que le voyage requerraitun passeport, elle tentait vainement de repousser un vague sentiment de malaise. Bill leur avaitinterdit de se rendre à son appartement en prétextant que l’Alliance les y chercherait peut-être, maiselle le soupçonnait de l’avoir fait car il savait que, comme la plupart des drafters, elle possédait unjournal. Personne ne la laisserait s’en approcher tant qu’ils ne l’auraient pas lu pour s’assurer qu’ellen’était pas une agente corrompue et que seul Jack était un traître. Dans un soupir, elle abandonnal’espoir de retracer son passé grâce à ce carnet…

Tout ce qu’elle avait récupéré de son appartement, à l’exception de son sac à tricot, était un chatorange baptisé Nostradamus dont elle n’avait pas le moindre souvenir. Lui se souvenait d’elle, enrevanche. Apparemment, c’était Bill qui s’occuperait de lui en son absence, même s’il était plus queprobable qu’il déléguerait le changement de sa litière et son nourrissage à sa secrétaire.

Ses tempes la lançaient et elle ressentait le choc des aiguilles à l’arrière de ses yeux tandis qu’elledéfaisait les rangs disparates.

Quelle idée d’appeler son chat Nostradamus…« Tchic… Tchic tchic tchic… Tchic… Tchic tchic tchic… » Les points sautaient, imprimant un

rythme pareil à un message en…Non…Peri se figea : elle venait de se rendre compte qu’un message en morse avait été tricoté dans

l’écharpe. Prise d’une angoisse soudaine, elle baissa les yeux vers la laine défaite sur ses genoux etle message codé qu’elle venait de détruire… Elle s’était tricoté un message en morse au cas où ellerétrochronerait, comme d’autres s’écrivent des mémos au creux de la main. Comme une idiote, elle nel’avait pas reconnu. Jamais elle n’avait eu recours à ce procédé. Tout du moins, elle ne s’ensouvenait pas.

Quelque chose cloche…Le cœur battant, elle releva la tête : des hommes d’affaires nerveux et des parents tractant tant bien

que mal leurs enfants en bas âge bataillaient pour avoir une chance d’accéder à la zone de

préembarquement. Les deux dobermans en face d’elle ne leur prêtaient pas la moindre attention, l’und’eux tendant le cou pour chercher Allen du regard, son inquiétude grandissante à mesure quel’endroit s’emplissait. Peri fut prise d’une envie soudaine de ne pas monter dans cet avion.

La bouche sèche, elle se concentra pour replacer ses aiguilles à tricoter sur son ouvrage. Troislignes… Il n’y avait plus que trois lignes sur les neuf d’origine.

Dans un soupir, elle laissa courir son doigt le long du premier rang, calant sa perception sur lespoints et les traits familiers du langage morse.

« HARRY LENORD »Harry ?Elle le connaissait. Il bossait au bureau de Seattle.« GINA TRECHER »La drafter de Harry. Merde…C’était une liste, et elle venait d’en détruire la quasi-totalité.« BILL EST CORROMPU »Le souffle court, Peri eut la sensation que le monde basculait devant ses yeux.Bill est corrompu ? Non…Son univers entier s’écroulait. Si elle ne pouvait plus avoir confiance en Bill, elle ne pouvait plus

avoir confiance en personne.Lentement, Peri détricota les trois derniers rangs, abandonnant la liste à l’oubli. Tandis qu’elle

reformait sa pelote, elle balaya les lieux du regard, listant ses options : y avait-il qui que ce soitqu’elle puisse contacter ? d’autres personnes à éviter à tout prix ? Une chose était sûre, en tout cas :elle ne monterait pas à bord de cet avion.

Offrant à ses cerbères un sourire de façade, elle fourra aiguilles et pelote dans son sac à tricot,puis sortit son téléphone. Entre le mal qu’elle avait eu à trouver son carnet d’adresses et le regardque lui avait lancé la vendeuse du magasin de prêt-à-porter lorsque Allen lui avait expliqué commentse servir de l’application d’achat, l’enthousiasme que Peri avait ressenti à la découverte de sonappareil verroptique s’était estompé ; qui plus est, elle trouvait absurde de pouvoir modifier lacouleur de sa voiture, mais de se trouver incapable de consulter sa messagerie.

Au final, l’expérience inscrite dans sa chair finit par triompher, et elle fit défiler ses derniersappels pour voir avec qui elle s’était entretenue ces derniers temps. Elle fronça les sourcils : lenuméro de sa mère n’était pas dans la liste, alors qu’Allen lui avait dit qu’elle l’avait appelée levendredi. Sa grimace s’accentua à la découverte d’un numéro inconnu. Se demandant s’il s’agissaitdu nouveau numéro de sa mère à la suite d’un éventuel déménagement, elle toucha l’icone de rappel,écartant quelques mèches de cheveux courts de devant ses yeux pour mieux observer les gardes ducorps qui les avaient à l’œil, Allen et elle. Ils n’étaient pas là pour la protéger, mais pour l’empêcherde s’enfuir.

« Les Hauts de Charlotte, dit une voix préenregistrée néanmoins agréable. (Peri tiqua ; Silas avaitparlé de Charlotte.) Nous sommes ouverts tous les jours de 16 h 30 à 10 heures du matin. Poureffectuer une réservation, laissez-nous votre numéro et nous vous recontacterons dès quepossible. »

Son pouls accéléra, et elle raccrocha avant le « bip ». Silas lui avait révélé qu’elle sortait toutjuste de mission, et son coquard laissait supposer que celle-ci – la dernière qu’elle est effectuée avecJack – datait de l’avant-veille. Il fallait qu’elle retrace ce qui s’était passé, mais sans Opti ; sans

Allen. Si Opti ignorait qu’elle avait deviné le lieu de sa dernière mission, il ne leur prendrait pasl’idée d’aller l’y chercher. Pas immédiatement, en tout cas.

Enfin, j’espère…L’air de rien, Peri expira lentement et rangea son téléphone dans la poche arrière de son pantalon

plutôt que dans son sac. Elle abandonnerait ce dernier ici, mais elle comptait conserver encorequelque temps à son téléphone. Son portefeuille était déjà dans sa poche arrière, ainsi que la carted’accès à son appartement. Son sac à main lui manquerait, mais si elle s’éloignait avec ellesusciterait aussitôt la suspicion des gardes du corps.

Scrutant les alentours, elle remarqua trois femmes qui mesuraient à peu près sa taille, voyageaientseules et se trouvaient à des portes d’embarquement différentes. Le trafic aérien étant saturé, il étaitégalement fort probable qu’elles partiraient toutes dans la demi-heure.

Elle ne prendrait pas son avion. Allen n’était pas son ancre. Son ancre était morte. Qui plus est, cetagent narquois de l’Alliance, Silas, semblait en savoir davantage qu’elle-même sur ce qui se tramait.Peut-être qu’elle apprendrait quelque chose à Charlotte. Quoi qu’il en soit, elle allait d’abord devoirbrouiller les pistes, pour qu’Opti la cherche partout sauf là où elle se rendait.

Une voix annonça que le préembarquement de son vol aurait lieu dans vingt minutes. Elle regardasa paume, vierge de toute écriture. Allen avait insisté pour qu’elle laisse son pendentif-stylo chez lui,prétextant que ce voyage était organisé pour qu’ils se reposent. Ils ne seraient pas en mission.

Quelle conne… Je gobe n’importe quoi.L’agent de sécurité qui papotait en face d’elle avec son collègue releva la tête, et Peri sourit à

Allen, qui louvoyait entre les bagages éparpillés sur le sol, deux tasses d’un café providentiel dansles mains. Il s’était comporté en parfait gentleman, la veille, et, après avoir dormi sur le canapé, il luiavait préparé un petit déjeuner pour l’accueillir à son lever tardif. Il n’était peut-être pas son ancre,mais il avait été celle de quelqu’un, à n’en pas douter, et savait chouchouter ses protégés.

— Voici pour toi, Peri. Avec une demi-dose de sirop de caramel, comme tu aimes.Le gobelet était chaud entre ses mains, et elle sirota une gorgée de café en prenant garde de ne pas

se brûler.Comme j’aime ? songea-t-elle, avant d’estimer que le breuvage était effectivement à son goût et de

se demander si Bill n’avait pas déjà trouvé son journal et coachait Allen à distance. Plus elle sesentirait à son aise, moins ils auraient de mal à la convaincre de leur version des faits. Or elle étaitde plus en plus persuadé que tout cela n’était qu’un vaste mensonge. Elle avait perçu une lueur decrainte, d’angoisse, dans le regard de Bill, la veille ; il avait besoin d’elle pour quelque chose…Récupérer la liste de noms qu’elle venait de détruire, peut-être ? Il devait bien exister un originalquelque part, d’ailleurs…

Les trois gardes du corps commençaient à montrer quelques signes de tension face à la foulegrandissante d’usagers. Peri desserra la mâchoire sitôt qu’elle aperçut bientôt à quelques pas l’unedes femmes qu’elle gardait à l’œil. Traînant sa valise derrière elle, elle se rendait aux toilettes.

Raah, ça n’aurait pas pu être celle avec le manteau Dries Van Noten ?— Tu surveilles mes affaires ? demanda-t-elle à Allen comme s’ils étaient les meilleurs amis au

monde, et il acquiesça sans la moindre méfiance. Je reviens tout de suite, ajouta-t-elle en posant d’ungeste appuyé son sac à main près de lui, tout en attendant que la femme du trio de gardes du corps selève pour la rejoindre.

Ils ne la quitteraient pas des yeux, fût-ce pour la laisser aller aux toilettes.

— Désolée, s’excusa-t-elle auprès de la femme, versant presque une larme à l’idée de devoirlaisser sa veste et sa belle casquette près d’Allen. Je déteste les toilettes à bord.

L’agent donnait l’impression de sortir tout juste de l’école, et les vêtements civils qu’elle portaitce matin-là ne l’aidaient pas à gagner en crédibilité. Qui plus est, sa coupe militaire typique descamps d’entraînement d’Opti trahissait sa fonction. Peri espérait qu’elle ne la suivrait pas jusquedans les toilettes. Certes, à moins qu’elle ait suivi un entraînement spécifique avant son arrivée chezOpti, ses compétences martiales seraient limitées, mais cela n’empêchait en rien que triompher d’unadversaire en un coup unique relevait souvent de la chance.

Peri sentit une boule d’anxiété se former dans sa gorge, tandis que, adoptant une démarche aussinonchalante que possible, elle suivait la femme au manteau marron douloureusement fade dans lestoilettes. Sans surprise, la garde du corps lui emboîta le pas. Elle leva la tête pour localiser auplafond d’éventuelles caméras, puis tourna pour se rendre dans la première partie des toilettes, tandisque la femme au manteau marron tirait sa valise de l’autre côté. Elle n’aurait que quelques secondespour agir. Pas plus.

De ce côté des toilettes, une femme utilisait le sèche-mains. Peri prit quelques feuilles de papierbrun, les froissa à la va-vite, les mouilla, puis se tamponna le cou pour se rafraîchir. De l’autre côtédes toilettes, un bruit de chasse d’eau.

Peri entra en action. D’un geste franc, elle projeta la boule de papier détrempée sur le côté endirection de la caméra qu’elle avait localisée dans un angle. Le projectile s’écrasa dans un bruit desuccion contre l’œil de verre et y resta collé. Peri pivota de cent quatre-vingts degrés sur la jambegauche, levant la droite. La garde du corps écarquilla les yeux et porta par réflexe une main à sonarme absente lorsque le pied de Peri la percuta en pleine tempe. Poussant un cri, elle bascula enarrière et s’effondra dans l’une des cabines en battant des bras. Peri la suivit dans sa chute, l’attrapapar les cheveux et lui frappa le crâne contre la canalisation métallique.

Comme elle ne bougeait plus, Peri recula, le cœur battant. Un léger « floc » lui signala que laboule de papier mouillée était tombée mais, si elle arrivait à tirer rapidement les jambes de la gardedu corps dans la cabine, il y avait de fortes chances pour que personne ne s’en rende compte.

— Désolée, s’excusa Peri dans un murmure tandis qu’elle abandonnait la femme inerte sur lacuvette en position assise, avant de refermer la porte et de rouler sous la cloison jusque dans lacabine adjacente.

Là, elle s’épousseta, se recoiffa d’un geste vif, puis sortit d’un pas assuré. Si elle avait de lachance…

Gagné.— Vous avez entendu ce bruit ? lui demanda la femme en se pomponnant, tournée vers le miroir.Elle avait posé son manteau sur la poignée relevée de sa valise à roulettes, et son sac à main sur la

petite étagère installée sous la glace.Des bruits de pas s’élevèrent de l’intérieur de l’une des cabines. Peri n’avait pas le temps de

s’occuper de nouveau de la caméra.— Je suis navrée, lança-t-elle en calant son poing dans son autre paume, avant de lancer son coude

dans la tempe de l’innocente.Celle-ci lâcha un petit cri et, en s’effondrant, s’agrippa au lavabo, mais Peri enchaîna avec un coup

de poing en pleine mâchoire.— Hé ! lança la femme qui sortait de l’une des cabines.

Peri s’était accroupie près de la femme à terre et lui faisait les poches pour trouver son billet. Ellese maudissait d’avoir dû en venir là. Ces gens n’étaient pas des criminels, mais elle avait besoin destrois minutes de diversion que cela lui apporterait.

— Votre carte d’embarquement ! réclama Peri en se relevant, celle de sa victime à la main. (Unefemme qui s’apprêtait à entrer dans les toilettes prit aussitôt la fuite.) Donnez-moi votre carted’embarquement ! répéta Peri.

La femme recula jusque dans sa cabine, blême.— Tenez ! dit-elle en la lançant à Peri, qui l’attrapa d’une main.Deux cartes, deux vols : Peri brouillait les pistes. Elle s’empara de la valise de la première femme

et sortit des toilettes.— Arrêtez-la ! hurla la femme encore à l’intérieur. Appelez la police !Il restait dix secondes à Peri pour agir. Au maximum. Une vague de panique l’envahit sitôt qu’elle

se rendit compte qu’elle était véritablement en cavale, désormais. En cavale, et seule. Si Optil’arrêtait, elle croupirait dans l’une de leurs geôles pour le restant de ses jours.

Il va me falloir un manteau avant d’arriver aux bagages, songea-t-elle, sa démarche hâtivecadrant parfaitement avec l’agitation qui animait les lieux. D’une main, elle se débarrassa des ticketsqu’elle venait de récupérer. Derrière elle, deux passagers s’asticotaient. Elle tourna subitement àdroite pour entrer dans un restaurant. Passant près d’une table, elle déroba le manteau qu’on y avaitabandonné quelques instants. Fait de nylon, il était rêche mais assez long, et la couleur convenait.Dans un kiosque à sandwichs, elle subtilisa le chapeau d’un inconnu et, cinq secondes plus tard, elleétait de retour dans le hall. On signalerait bien vite l’absence de ces vêtements, aussi, elle allaitdevoir faire vite avant que l’aéroport entre en ébullition. Sa chance, c’était que les gens avaientl’habitude de demander de l’aide avant d’agir eux-mêmes. Allen, lui, ne commettrait pas cette erreur,elle l’avait lu la veille dans son regard.

Une annonce appela soudain le personnel de l’aéroport à ouvrir l’œil, et Peri se sentit saisie parune soudaine montée d’adrénaline. C’était pour cela qu’elle avait récupéré les cartesd’embarquement. En effet, si les agents de sécurité pensaient que la fautrice de trouble comptaitprendre un autre vol, ils feraient boucler l’aéroport, et, s’ils devaient gérer en même temps despassagers en colère, elle n’en gagnerait que plus de temps pour quitter le bâtiment. Qui plus est, elleen sortirait par la grande porte.

La valise qu’elle avait subtilisée était de meilleure qualité que la sienne, si bien qu’elle ne cahotaitpas tandis que Peri la traînait derrière elle en direction de la zone de retrait des bagages. Têtebaissée, elle évita un chariot électrique qui filait à tout berzingue, chargé de six hommes en uniforme.Dans sa poche arrière, son téléphone émit une sonnerie étouffée ; reconnaissant le numéro de Bill,elle l’éteignit aussitôt.

Elle peinait de plus en plus à conserver un air serein, le regard rivé droit devant elle, marchant àgrands pas en direction des portiques de sécurité. Le parfum de l’inconnue à qui elle avait volé sonmanteau s’élevait, la prenant à la gorge. Devant elle, des groupes d’hommes en costume quirelaçaient leurs chaussures ou rassemblaient leurs affaires et une famille dont elle contourna lapoussette. Pour accéder à la zone de retrait des bagages, il fallait descendre un Escalator ; après cela,quelques pas et elle serait libre. Comme la caméra des toilettes l’avait probablement repéréelorsqu’elle avait frappé cette pauvre femme un peu plus tôt, la sécurité s’empresserait probablementde venir surveiller cet Escalator car tous ceux, ou presque, qui entraient ou sortaient de l’aéroport

devaient l’emprunter.Malgré son anxiété, elle sourit en imaginant Allen – et peut-être même Bill –, assis dans une salle

bordélique remplie de gobelets de café et de paquets de chips à moitié vides, en train d’éplucher desdizaines de vidéos de surveillance pour la localiser. Le temps qu’ils la trouvent, il serait trop tard, etils ne leur resteraient plus qu’à se demander comment elle avait réussi à se faire la malle. Le chapeaului deviendrait bientôt inutile.

Ça, par contre, se dit-elle en apercevant un couple de parents qui, se dirigeant vers la zone deretrait des bagages, luttaient avec une poussette pour jumeaux et deux enfants en remorque.

— Besoin d’un coup de main ? lança Peri. (La femme leva la tête, et toute suspicion disparut deson regard sitôt qu’elle découvrit Peri qui, une main libre, affichait une innocence angélique.) Je peuxporter l’une de vos valises, si vous voulez, ajouta-t-elle.

La femme lui tendit la sienne.— Merci beaucoup ! la remercia-t-elle en prenant la main du plus jeune des enfants qui cavalaient

derrière eux. Je ne reprends pas l’avion avant qu’ils aient passé leur permis !— D’où est-ce que vous venez, comme ça ? lui demanda Peri, s’intégrant l’air de rien à leur

groupe pour ne plus s’afficher en voyageuse isolée.— De Boston, répondit-elle avec un accent marqué en montant sur l’Escalator tout en soupirant.

Nous sommes venus pour l’anniversaire de mon grand-père. Son dernier peut-être… Sans ça, jen’aurais jamais fait le voyage avec toute la troupe !

Ils descendirent lentement, les enfants essayant de remonter à reculons en se tenant à la rampemobile. Au bas de l’escalier mécanique, Peri entraperçut une paire de bottes de sécurité et, bientôt,un épais pantalon bleu. Une arme reposait dans son holster à la taille de l’agent. Peri détourna leregard avant qu’ils ne soient arrivés assez bas pour qu’on puisse distinguer son visage.

— Ton lacet est défait, dit-elle à la petite fille de la famille avant de s’agenouiller près d’elle.La mère lui intima de ne pas bouger, craignant que Peri n’ait pas le temps de le lui renouer avant

qu’ils arrivent en bas de l’Escalator. Peri se montrait quelque peu maladroite, et les marches mobilesarrivaient déjà au niveau du sol. Lorsqu’elle fut au niveau des bottes de l’agent, elle acheva de nouerle lacet, se releva aussitôt et, le cœur battant, se retourna pour récupérer sa valise. Feignant decraindre que cette dernière s’accroche au bas de l’Escalator, elle tourna la tête et quitta l’escaliermécanique en se mêlant de façon aussi naturelle que possible à la bruyante famille.

Soudain, la valise ripa et Peri, craignant d’attirer l’attention, sentit une angoisse subite lui enserrerla gorge. Par chance, l’agent de sécurité avait le nez sur son téléphone.

Elle avait réussi.— C’est bon, vous allez pouvoir vous en sortir si je vous laisse ici ? demanda-t-elle à la mère en

rapprochant d’elle sa valise. Mon carrousel est de l’autre côté.Puis, sans attendre de réponse, elle tourna les talons et lança un bref coup d’œil à sa montre : cela

faisait presque quatre minutes qu’elle avait quitté Allen. Les portes vitrées qui ouvraient surl’extérieur n’étaient plus qu’à quelques pas désormais.

Mais le souffle lui manqua brusquement et elle vira sèchement à droite.Allen.Elle ne savait comment, il était arrivé là avant elle et se tenait devant la sortie principale,

téléphone à l’oreille, fouillant la foule du regard.Eh merde… Merde !

Les doigts tremblants, Peri se cala dans la queue des usagers alignés devant le kiosque à café,espérant que son pantalon noir et le manteau passe-partout qu’elle avait dérobé l’aideraient à passerinaperçue parmi la foule d’hommes et de femmes d’affaires. La veille, elle avait vu les cicatricesd’Allen et deviné la puissance que cachaient ses muscles secs. Il était plus grand qu’elle, qui plus est,et elle ne doutait pas un seul instant qu’il en jouerait à son avantage ; aussi, si elle devait l’affronter,elle préférait que ce soit avec un gobelet de café bouillant à la main.

— Client suivant ! lança le serveur.Peri s’avança et commanda un café long. Elle avait de la monnaie, mais utilisa sciemment son

téléphone pour régler sa commande, sachant pertinemment qu’ils le localiseraient dans une quinzainede minutes. D’ici là, soit Opti l’aurait arrêtée, soit elle serait déjà loin. Comme elle remarquait uncrayon sur le comptoir, elle le subtilisa de façon à pouvoir, en cas de besoin, assener un coupd’estoc.

Elle se dirigea vers le comptoir de retrait des commandes, se figeant en voyant Allen s’approcher.La liberté se trouvait à quelques pas, derrière la porte vitrée… Qu’importe le dénouement de sacavale, elle poserait le pied sur ce trottoir, et, si elle y parvenait sans qu’il la remarque, c’étaitencore mieux.

— J’en sais rien, Bill, annonça Allen au téléphone, son agacement manifeste. Elle avait l’air à sonaise, ce matin. J’ai cherché partout mais elle a disparu. Je ne pense pas qu’elle ait voulu prendre unautre vol, mais on vérifie cette piste aussi, au cas où elle ait récupéré un autre billet. Je suis au retraitdes bagages, là.

La commande de Peri arriva, et elle prit son café, espérant qu’Allen tournait la tête de l’autre côté.— Pour voir si elle ne tente pas de filer par la porte d’entrée. Pourquoi je serais venu ici, sinon ?

lâcha Allen, cinglant, avant de raccrocher subitement. Mais quel connard… murmura-t-il.Et leurs regards se croisèrent. Allen entrouvrit les lèvres, décontenancé.— Hé ! s’exclama-t-il.Comme elle s’avançait vers lui à grands pas, il la dévisagea, interdit. Le monde libre attendait Peri

derrière ces portes vitrées, mais elle en avait assez de vivre dans la peur.— Ça, connard, c’est pour m’avoir menti ! hurla-t-elle avant de presser le gobelet de café pour en

faire voler le couvercle, projetant le liquide brûlant en direction d’Allen.Il se baissa, esquivant à demi, puis se redressa, furieux qu’elle l’ait ainsi ébouillanté, mais Peri

avait déjà lancé un pied dans sa direction. Allen para le premier coup et, dans un hurlement rageur,elle le poussa à reculer jusque sous le capteur de mouvement de deux coups de pied qui ratèrent leurbut. Une bouffée d’air frais s’engouffra dans l’aéroport, chargée des odeurs mêlées du givre et despots d’échappement.

— Et ça, c’est pour m’avoir fait croire que t’étais quelqu’un de confiance ! rugit-elle, rageuse,s’emparant d’une valise proche et la lui jetant au visage.

Allen tenta de l’esquiver, et Peri se jeta sur lui, s’empara de l’un de ses bras, puis le projeta contreles vitres incassables de l’entrée. Il les percuta avec violence, puis glissa au sol en gémissant,assommé. Des voitures venaient de piler à quelques mètres, et Peri se tenait désormais devant Allen,pantelante.

— C’étaient vraiment des vacances de merde, annonça-t-elle au type à qui elle avait pris la valise.Il lui adressa un sourire grimaçant et angoissé, manifestement désireux de ne pas être impliqué

dans la rixe.

La tête haute, Peri s’en alla, traversant la route en obligeant nombre de voitures à piler sur sonpassage.

Une navette était sur le départ, et elle monta à bord, mais sursauta en haut des marches lorsqu’ellese rendit compte qu’il n’y avait pas de conducteur. Elle jura et appuya sur le bouton « Mêmedestination » pour que la navette la transporte là où s’était arrêté le voyageur précédent. Le véhiculedémarra avant même qu’elle ait trouvé une place.

— La vache ! trois ans d’oubli et tout a déjà changé, murmura-t-elle.Aussitôt, elle se mit à trembler. Elle était seule. Pour la première fois depuis cinq ans, elle se

retrouvait sans personne et, pour se rassurer, elle toucha le stylo dans sa poche. Qu’arriverait-il sielle rétrochronait ? Elle ne saurait jamais ce qu’elle faisait ici. De plus, si elle continuait à amasserles zones de flou dans sa mémoire, elle finirait par devenir dingue.

— Merde ! qu’est-ce que tu fous, Peri, souffla-t-elle.Mais elle ne le savait que trop bien : elle luttait pour prendre le contrôle de sa vie, pour découvrir

ce qui s’était passé à Charlotte, si elle était corrompue ou si seule son ancre avait trempé dans desaffaires louches.

D’une main tremblante, Peri retira sa montre et la dissimula entre le siège et son dossier car, siBill la lui avait donnée, c’est qu’elle était probablement équipée d’un mouchard. Elle ouvrit ensuitela petite trappe d’accès située sur la tranche de son téléphone, en retira la fine carte SIM verroptique,puis abandonna à contrecœur l’appareil sous son siège. Opti ne pourrait probablement pas localiserson téléphone s’il était éteint, mais, vu que c’était eux qui le lui avaient donné, elle ne pouvait que semontrer méfiante.

La tête appuyée contre la vitre froide, Peri soupira, sanglotant presque, et se laissa bercer par leschangements de vitesse et les secousses de la navette tandis qu’elle allait d’arrêt en arrêt, accueillantde plus en plus de passagers. Quelqu’un finirait bien par demander à s’arrêter près d’un hôtel et, delà, elle pourrait prendre un car jusqu’à Charlotte. C’était là-bas qu’elle trouverait des réponses à sesquestions.

Soudain, elle se raidit, envahie par une violente montée d’adrénaline : elle venait de reconnaîtrepar la fenêtre un visage familier.

— Silas, lâcha-t-elle dans un souffle.Vêtu d’une veste brune à la coupe élégante, adossé à un pylône, il croisa son regard. L’air sévère,

il plia le journal qu’il était en train de lire et l’abandonna dans une jardinière proche. Elle se raidit,mais le bus redémarra, et elle vit Silas traverser la route et partir en direction de l’aéroport.

Il était au courant concernant Charlotte car c’était lui qui lui avait révélé que c’était là-bas qu’avaiteu lieu sa dernière mission. Il saurait que c’était sa destination.

Eh merde !

Chapitre 13

Silas sortit du taxi. Inquiet d’y avoir oublié son chapeau, il porta la main à sa tête pour le trouveren place. Après avoir comparé les numéros de la rue avec les adresses des cybercafés listés sur sontéléphone, il traversa la rue et leva une main pour inciter une voiture qui roulait au pas à s’arrêter.

Des deux-roues électriques fusaient en vrombissant tout autour de lui. Il était en territoireuniversitaire, ici, et son manteau de luxe attirait l’attention.

De toute façon, il y a peu de chances qu’elle me prenne pour un étudiant, se dit-il en retirant sacravate, avant de la fourrer dans sa poche intérieure.

Cela ferait bientôt vingt-quatre heures et, s’il ne la localisait pas, Opti la trouverait avant lui. Elleavait brouillé les pistes concernant son lieu de destination avec brio, mais ils n’étaient pas stupides :une fois son appartement écarté, ils se rendraient vite compte qu’affaiblie par ce conditionnement quila poussait à fuir la solitude elle se dirigerait vers la ville de sa dernière assignation. Silas étaitconvaincu qu’elle s’était débarrassée de son téléphone et que, à la recherche de réponses autant qued’anonymat, elle se rendrait dans un cybercafé. Pourtant, après avoir fouillé en vain les troisétablissements – qui annonçaient être équipés d’un réseau verroptique de troisième génération – proches de l’arrêt auquel elle était descendue, il commença à se demander si elle n’était pas en faitallée faire ses recherches à la bibliothèque, malgré la relative lenteur de leur système.

Le temps commençait à lui manquer. Quand bien même Opti savait tout de son conditionnementmental, lui connaissait son esprit et comptait user de ce savoir pour garder un coup d’avance sur eux.

— « La lie de l’université », murmura-t-il en faisant halte et en jetant un œil, par-delà un e-panneau grésillant et à bout de souffle, dans un café moderne à la décoration spartiate où une fouled’étudiants vampirisait la connexion gratuite au réseau. Bingo ! lâcha-t-il soudain.

Peri était assise, seule, à une petite table en verre ; elle s’était enveloppé les épaules du mêmemanteau noir qu’il l’avait vue voler à l’aéroport, et penchait la tête au-dessus de l’écran verroptiqueintégré au plateau de la table, une tasse de café en céramique près d’elle, à côté du chapeau d’hommequ’elle avait également dérobé. Il l’observa tandis qu’elle remplissait un champ de recherche etappuyait sur l’icone de validation avec tant de force que l’interface comme la surface de son café semirent à ondoyer. De toute évidence, tout n’allait pas comme elle le souhaitait. Elle passa une mainnerveuse dans ses cheveux courts, puis releva la tête.

Elle lâcha un soupir, puis se raidit lorsqu’elle remarqua que deux jeunes hommes assis de l’autrecôté du café lui faisaient signe : sa silhouette de danseuse, ses pommettes, son long cou et son teint demannequin avaient attisé leur intérêt. Silas secoua la tête, se souvenant du temps où, d’un sourireravageur, elle pouvait manifester son agacement aux prédateurs sans rien perdre de son charme.S’effondrant épaule contre épaule, ils firent mine, une moue exagérée sur le visage, de lui succombersans réserve.

Bien… il l’avait retrouvée. S’il n’était pas près de gagner sa confiance, il savait qu’affamée,éreintée et sale, elle serait prête à prendre davantage de risques.

Il prit une profonde inspiration et entra, tête baissée. Plutôt que de commander sur l’une destablettes intégrées aux tables, il se dissimula à la vue de Peri en se rendant au comptoir des

commandes à emporter. Peri donnait l’impression d’être à demi affamée, aussi ajouta-t-il un muffin àson café noir servi dans une tasse à fond métallique. Il se tourna en déboutonnant son manteau ; ilfaisait chaud ici. Isolée dans ce bar bruyant, Peri faisait défiler sur l’écran une liste des crimesrécemment commis en ville. Elle en choisit un à étudier de plus près, se cala dans son siège et sirotason café en attendant que la page charge. Elle avait l’air frustrée et – mais elle le cachait si bien qu’ilfaillit ne pas le remarquer – totalement terrifiée.

Non, mais qu’est-ce que je fais, là ? se demanda-t-il tandis que le serveur plaçait sur le comptoirun muffin emballé dans du papier.

Il ne lui en proposerait pas une miette. Elle avait choisi son camp. Il n’était pas son ancre, et cen’était pas à lui de la dorloter et de renforcer, par là même, chez elle, cette conviction induite parOpti qu’être servie et cajoler lui revenait de droit.

Pourtant, lorsqu’il l’avait vue la veille, hagarde et traumatisée par des événements dont ellen’avait pas le moindre souvenir, il n’avait pu s’empêcher de ressentir à l’encontre de cette perle rare,si rare… et si fragile, une certaine compassion. Ils n’étaient guère qu’un sur cent mille à avoir ce doninné de pouvoir manipuler le temps, et bien moins encore à avoir appris à l’exploiter. Au-delà del’agacement, cela l’avait soulagé qu’elle se soit montrée cynique et mordante la veille, dissimulant sapeur panique de s’être de nouveau retrouvée à la dérive, abandonnée. Rassuré, Silas l’avait d’autantplus été qu’il était manifeste qu’elle ne se souvenait plus de lui…

Il ferma les yeux et lâcha un soupir pour se détendre, n’ayant aucune envie d’ajouter à l’anxiété dePeri. Elle n’avait pas l’air moins remontée que lui ; il le remarquait à la façon qu’elle avait de faireclaquer avec nervosité le stylet du bar contre l’écran tactile. Elle n’avait pas changé… Toujours aussiimpulsive et, à sa manière, insolente. Nul doute que sa paranoïa devait culminer à son niveaumaximum, à raison d’ailleurs ; aussi, il ne pouvait pas se contenter de se présenter devant elle et delui expliquer qu’ils se devaient d’œuvrer ensemble à la chute de l’organisation qui avait fait d’elle cequ’elle était. Elle n’en croirait pas un mot.

Silas serra les dents lorsqu’une inconnue percuta Peri par mégarde… puis il se figea. Subitement,la scène fut comme rembobinée, et les quatre dernières secondes se rejouèrent sous ses yeux. Peri sedécala sur sa chaise, instinctivement, pour éviter l’impact… Les deux réalités fusionnèrent, n’enfaisant bientôt plus qu’une. Un frisson courut le nom de la nuque de Silas lorsque Peri se pencha surl’écran ; de toute évidence, elle ne s’était pas rendu compte de ce saut dans le temps…

Nerveux, il s’éloigna du comptoir. Il l’avait vu rétrochroner trois fois pour s’échapper del’aéroport, et il était fort probable qu’elle ne s’en était même pas rendu compte. Son esprit était àdeux doigts de s’effondrer, et Silas ne pouvait s’empêcher de se sentir coupable. Ce qu’on lui avaitimposé de faire était une véritable folie ; on ne pouvait priver quelqu’un d’autant de souvenirs sansconséquence.

Elle a fait son choix, se rappela-t-il pour se rassurer.Pour autant, il ne put s’empêcher de pester intérieurement tandis qu’il s’arrêtait non loin d’elle et

attendait qu’elle le remarque. Peri valorisait le pouvoir et la reconnaissance plus qu’il ne lescautionnait, mais la détermination de la jeune femme l’avait convaincu qu’il avait fait le bon choixcar aujourd’hui, des années plus tard, il sentait sa résolution toujours aussi inflexible. Il serra lesdents.

Comme si elle avait perçu sa présence, elle releva la tête, et son air interdit se changea bientôt enun rictus de panique contenue. Elle avait peur de lui.

— Toi, lâcha-t-elle en balayant aussitôt le bar du regard à la recherche d’éventuels autres agents.(Elle éteignit d’un geste vif l’écran de la tablette devant elle.) Qu’est-ce que tu fous ici ?

— Je suis venu seul. Tu n’as rien à craindre.— Tu es de l’Alliance, n’est-ce pas ? lui demanda-t-elle.Silas acquiesça, puis posa sa tasse dont le fond métallique fut aussitôt réchauffé par le système

intégré à la table. Plus que sur le muffin – qu’elle snobait totalement –, Peri laissa courir son regardsur la tablette calée sous le bras de Silas. Il la posa entre eux sur la table, en évidence. Elle relevaaussitôt les yeux, puis le toisa du regard : sa chemise repassée rentrée dans son pantalon de grandemarque, ses bottes et sa ceinture de cuir, son manteau. Elle haussa les sourcils comme pour lui poserune question silencieuse, et il ouvrit son manteau pour lui prouver qu’il ne portait pas d’arme.

— J’ai toujours adoré l’odeur du cachemire d’import, dit-elle. Armani ?Il posa son chapeau sur la table, agacé qu’elle ait identifié d’un seul coup d’œil son talon

d’Achille et se soit fait une joie de lui lancer une pique. Oui, il adorait les belles sapes, et alors ?— Joli. Tu comprendras donc que si tu me jettes ton café à la figure, comme tu l’as fait à Allen, je

te rendrai la pareille sans hésiter, la prévint-il en s’installant sur la chaise en face d’elle.Elle resta silencieuse, continuant de l’étudier du regard, tandis que, mal à l’aise, il passait une

main dans ses cheveux courts pour les recoiffer.— J’aurais dû aller à la bibliothèque, marmonna-t-elle.En attendant, elle ne s’était pas enfuie. Soulagé, Silas prit une gorgée de café.— Je crois que c’est ce que tu recherches, annonça-t-il avant de tapoter sur sa tablette, où s’afficha

bientôt un article d’actualité. Je t’en prie, lis. (Il poussa la tablette vers elle.) Je n’essaie pas degagner du temps, rassure-toi, l’Alliance ne sait pas que je suis ici.

— Ah ? lança-t-elle, suspicieuse.Elle se servit du stylet pour faire glisser l’article, et Silas déglutit lorsqu’elle écarta d’une main

quelques mèches sur son front. Le geste lui était si familier que cela lui en était presque douloureux.Le regard soudain fixe, Peri était focalisée sur le titre de l’article : un vigile et un P.-D.G. avaient étéretrouvés morts l’avant-veille. Le journal présentait cela comme un cambriolage qui avait mal tourné,mais qu’importe, Silas voulait qu’elle découvre comment était mort le vigile. C’était son style, safaçon à elle de tuer.

Elle acheva la lecture de l’article, les mains tremblantes.— Est-ce une si grande surprise que l’Alliance veuille faire couler Opti ? dit-il sur un ton presque

détaché.Elle releva soudain les yeux, et il croqua dans le muffin avec un air de défi, laissant soigneusement

retomber les miettes dans le papier paraffiné. L’estomac de Peri se mit à grogner, et Silas se demandapourquoi il s’était fait si mesquin. Mais une seconde seulement, car il avait sa petite idée sur laquestion : après le départ de Peri, il avait connu une année d’authentique calvaire.

— Il a dû me tuer le premier, dit-elle, ses mots presque inaudibles dans le brouhaha ambiant. Je netue qu’en représailles.

— Si ça t’aide à dormir la conscience tranquille, la provoqua-t-il.Elle se renfrogna.— Tu viens de prévenir la police ? L’Alliance noyaute les forces de l’ordre ?Les coudes sur la table, il se lécha les doigts, puis se pencha si près d’elle qu’elle sentit l’odeur de

café sucré qui s’échappait de ses lèvres.

— Je t’ai dit que j’étais seul, et je compte bien le rester. C’est peut-être davantage d’Opti que tudevrais t’inquiéter, non ? ajouta-t-il dans un haussement d’épaules.

— Tu n’as pas peur que je rétrochrone pour me tirer d’ici ? dégaina-t-elle en haussant les sourcils.Silas replia sa serviette de façon qu’aucune miette ne s’en échappe. Le temps était venu de la faire

sortir d’ici. De toute évidence, il ne l’appâterait pas avec un bon repas, même si elle mouraitvisiblement de faim ; il aurait davantage de chances d’y parvenir en exploitant son envie d’obtenirdes réponses.

— Un peu, mais, d’un autre côté, je ne pense pas que tu prendras le risque d’oublier ce que tuviens d’apprendre.

Sûr de lui, il reprit sa tablette et la rangea dans une poche intérieure de son manteau.La voyant suivre avec attention son geste des yeux, Silas sentit son pouls s’accélérer : il lisait dans

son regard qu’elle évaluait les risques d’une scène houleuse au beau milieu du bar.— Je pourrais toujours m’enfuir et poursuivre mes recherches plus tard. Je finirai par comprendre.Il acquiesça, faisant mine d’y songer quand, soudain, un frisson courut sur sa nuque : il avait

commis une erreur. Il n’aurait jamais dû venir ici. Quelqu’un d’autre aurait dû s’en charger. Le souci,c’était que personne ne la connaissait aussi bien que lui. Peri était un cheval sauvage : prudent,indomptable et prêt à déguerpir au moindre bruit suspect.

— Fais donc, je t’en prie. Comme ça, on pourra tous les deux passer à autre chose.L’œil coléreux, elle se recala dans son siège et le dévisagea, essayant probablement de

comprendre ce qu’il faisait là. Un stylo potentiellement dangereux se trouvait près de sa main, et il lavit s’en emparer doucement.

— Je ne suis pas une agente corrompue, dit-elle, relevant le menton.Silas jeta un coup d’œil à l’horloge derrière le comptoir et se demanda si elle accepterait de le

suivre jusque dans sa piaule s’il lui proposait d’utiliser sa douche. La nourriture ne faisait pas unappât suffisant, et la promesse d’explications, contrairement à ce à quoi il s’était attendu, n’avait pasfonctionné, quand bien même elle avait fait plus de mille bornes pour comprendre ce qui lui arrivait.La perspective de se sentir propre la convaincrait peut-être. Elle détestait se sentir sale, et celacrevait les yeux qu’elle ne supportait pas l’odeur du manteau qu’elle avait volé.

— Pourquoi cette cavale, alors ?— J’avais l’impression que c’était le mieux à faire, dit-elle en fuyant son regard. Opti me prend

pour une agente corrompue, et je compte bien leur prouver le contraire.Il renâcla, puis, comme s’ils avaient toute la journée devant eux, se passa la langue sur les dents

pour les débarrasser de restes de muffin.— Quiconque use des capacités qui sont les tiennes est corrompu.Elle grimaça et se pencha vers lui.— Je bosse pour le gouvernement. Je suis un soldat.Silas baissa les yeux vers les mains de Peri, plaquées contre la table : le stylo avait disparu. Elle

l’avait caché quelque part. Elle ne le suivrait pas sans être sûre de contrôler la situation. Levant lesyeux au plafond, il cala sa chaise en équilibre sur deux pieds.

— On va dire ça.Il eut beau s’y être attendu, il sursauta lorsqu’elle se jeta en arrière pour l’attraper par le col et le

tirer vers elle, clouant de nouveau la chaise sur le sol.— Je suis un soldat, grogna-t-elle. Je veux te l’entendre dire.

Sa main juste sous la gorge de Silas, elle le maintenait avec fermeté, mais sans réelle agressivité,et il se sentit troublé par un mélange d’émotions contraires.

Concentre-toi, Silas. Concentre-toi.— Très bien ; tu es un soldat. (Satisfaite, elle lâcha prise.) Un soldat corrompu qui loue ses

services en secret au plus offrant, ajouta-t-il, agacé qu’ils aient attiré l’attention de certains clients.— Ce n’est pas parce que je perds la mémoire que je change de principes, affirma-t-elle. Je

n’accepterais pas de missions illégales aujourd’hui, alors je ne vois pas pourquoi j’en aurais acceptépar le passé. (Soudain, Silas lut dans son regard qu’elle venait de comprendre quelque chose et s’eninquiéta aussitôt.) Tu as besoin de moi.

Il grogna et cala ses coudes sur la table. Il avait oublié combien elle était douée.— Il s’est passé quelque chose ce jour-là, dit-il en tapotant la poche où se cachait la tablette, et je

veux savoir quoi. M’est avis que toi aussi.— Je ne t’aiderai pas, statua-t-elle. L’Alliance essaie de faire couler Opti, alors que nous servons

la société et lui faisons plus de bien que vous le pensez.— La société ? Non. Les Trente Milliardaires, peut-être, mais pas moi, en tout cas, commenta-t-il

dans un rire amer. Ni ce type au comptoir. Quoi que je découvre, Opti finira par couler et, si tu escorrompue, tu coules avec eux. En revanche, si tu es intègre, je suis le seul à pouvoir t’aider àt’innocenter. Aide-moi et, avec un peu de chance, tu survivras. Peut-être même que tu pourrasdisparaître et vivre tranquillement ta vie.

Elle restait immobile, et il comprit que son esprit tournait à plein régime. Il partit d’un petit rire etcroisa les bras.

— Tu penses pouvoir m’utiliser, puis te volatiliser ? (Il vit ses pommettes rosir.) Essaie toujours.Souviens-toi juste d’une chose, Peri Reed : je savais où tu te rendais, j’ai des réponses à tesquestions, et je peux t’aider dans ta quête. Où qu’elle te mène.

— Et pourquoi me proposer de m’aider, au juste ? dit-elle, caustique.Plus de détours, songea-t-il, jouant avec sa tasse pour activer et désactiver en boucle le système

de réchauffement de la table.Lorsqu’elle commença à montrer des signes d’agacement, il arrêta.— Disons que… j’ai besoin de ton aide, oui. Je n’ai pas tes capacités.Peri haussa les sourcils, dubitative.— Tu crois sérieusement que je vais bosser avec toi après que tu m’as traité d’agente corrompue ?

d’imposteur ?— Je n’ai jamais parlé d’imposture.— Tu as dit que je n’avais rien d’un soldat. Je ne bosserai pas avec toi. Tu es trop mastoc pour

être discret et tu risques de couiner au moindre signe de danger.Sials se renfrogna et, croisant les bras pour mieux exposer ses biceps, la toisa du regard.— Je suis plus capable que tu le penses.— Je n’ai pas besoin… d’un… boulet…, le fusilla-t-elle, tapant d’un doigt sur la table au rythme

de ses mots. Jolis biceps, on est d’accord, mais je suis sûr que tu ne peux pas courir deux kilomètressans vomir tes tripes.

Il tiqua. Il n’avait pas la morphologie d’un sprinteur, de fait, et avait toujours eu l’impressiond’être un pachyderme lorsqu’il cavalait à côté de la gazelle qu’elle était. Son esprit, en revanche,n’était pas moins vif que le sien. Il l’était peut-être même davantage.

— Je tiendrai le rythme.Elle se pencha, insolente.— Même sur un stand de foire, tu n’as jamais dû voir le bout d’un flingue, monsieur Muscles. Je…

n’ai… pas… besoin… de toi.Vexé, Silas se pencha lui aussi, dangereusement proche, et retint son souffle. Les yeux de Peri – de

ce noisette qui pouvait virer au vert selon son humeur et l’intensité de la lumière du jour – étaient cequ’il l’avait attiré chez elle, lors de leur première rencontre, et ils n’avaient pas changé.

— Pour ton information, je suis plutôt doué, un flingue à la main, et j’ajouterai que, de nous deux,c’est toi qui es dans la merde ; tu rétrochrones sans même t’en rendre compte.

Elle se redressa d’un coup. Lisant la détresse dans ses yeux, Silas regretta aussitôt ses paroles. Levisage livide, Peri balaya du regard le café animé et bruyant.

— C’est faux, dit-elle.Ses mains avaient disparu sous la table. Elle s’était probablement emparée de son stylo, s’y

agrippant comme à une branche de fortune.— Non, répliqua-t-il, péremptoire. Je ne mentais pas quand je t’ai dit que j’avais bossé pour Opti.Peri riva son regard dans celui de Silas.— Qu’est-ce que tu essaies de me dire ? Que tu es une ancre ? Que tu as suivi la formation d’Opti,

puis que tu les as quittés pour rejoindre l’Alliance ? Tu te fous de moi ?Silas redoubla d’efforts pour desserrer les poings.— La plupart des agents de l’Alliance ont bossé un jour ou l’autre pour Opti… Jusqu’au jour où

ils se sont rendu compte que l’organisation était corrompue jusqu’à l’os et l’ont quittée.— Tu as planté l’examen d’admission, lança-t-elle, et il la défia du regard.— Non, je me suis barré, rétorqua-t-il d’un ton sec.Elle avait beau lui adresser un regard méfiant, il percevait son désespoir. Jusqu’ici, il avait

simplement joué les mauvaises cartes. Peri avait besoin de lui comme d’une arme, et il devait se fairesa lame, son flingue, son exoskin ou son bolide. Elle avait besoin de lui comme d’une boîte à outils,d’un filet de sécurité. La peur qu’il lisait au fond de ses yeux trahissait qu’elle ferait tout pourempêcher qu’il l’abandonne là.

— Prouve-moi que tu es une ancre, le défia-t-elle.Il comprit aussitôt qu’elle voulait désespérément le croire.— Pardon ? Ici ? s’étonna-t-il en dévisageant la foule bruyante.Elle se mordit la lèvre inférieure.— Je ne te demande pas de tout me dire, juste de me prouver que je rétrochrone sans m’en rendre

compte.Il était à deux doigts de la convaincre. Il se passa une main dans les cheveux avec nervosité,

comme s’il pesait le pour et le contre.— Tant pis, dégaina-t-elle. (À la surprise de Silas, elle se leva, chancelante.) On n’a plus rien à se

dire. Ta tablette, s’il te plaît.Elle tendit la main, s’attendant qu’il la lui donne, et se figea lorsque, au lieu de cela, il prit sa main

dans la sienne.Ce n’est qu’une mission… Juste une mission, se rassura-t-il.— Ils t’ont vue quand tu sortais des toilettes, commença-t-il. (Elle riva les yeux sur lui car il

s’était mis à psalmodier à la façon d’une ancre ramenant un souvenir à la surface.) Il a fallu trois

agents de sécurité pour te mettre à terre, mais ils y sont parvenus… et tu as rétrochroné. Durant laréécriture, tu as fait trébucher un homme d’affaires pour qu’il en percute un second, de façon à attirerl’attention des vigiles pour mieux les esquiver. C’était juste avant que tu voles le manteau. Ils t’ontattrapé une deuxième fois en haut de l’Escalator et tu as remonté le temps, puis tu t’es planquée dansune bijouterie où tu as attendu jusqu’à l’arrivée de la famille avec la poussette. Tu es descendu aveceux.

Peri s’assit lentement, sous le choc, sa main de plus en plus faiblarde dans celle de Silas.— Il m’a fallu une minute pour te rejoindre en bas, mais je suis arrivé à temps pour te voir

rétrochroner une troisième fois : quand Allen t’a repérée au kiosque à café.Terrifiée, elle retira sa main de celle de l’ancre.— Je n’ai pas rétrochroné au kiosque à café.— Juste une fraction de seconde, dit-il, haussant le ton malgré lui. Rien de plus qu’un

tressautement qui t’a permis de tourner la tête assez tôt pour qu’il ne te voie pas. Enfin, juste avantque je m’assoie… tu as rétrochroné trois secondes de façon que le gosse assis dans le coin, là-bas,celui qui donne l’impression de ne pas s’être rasé depuis une semaine, ne te rentre pas dedans. Peri,tu as réussi à échapper à Opti. Tu es douée, mais tu n’y serais jamais parvenu sans rétrochroner, et tule sais aussi bien que moi.

C’était un crève-cœur pour lui que de la briser ainsi, surtout vu sa présente fragilité, et Silas semaudit en observant son visage livide.

— Si tu me mens…, balbutia-t-elle d’un ton menaçant.Silas sentit sa colère fondre sous l’intensité de la peur de Peri.— Tu as une piaule ? Je peux te rendre les souvenirs relatifs à ses sauts. Si ce que je te rends te

convient, on bosse ensemble. Si ça ne suffit pas à gagner ta confiance, en rev…— La confiance n’a rien à voir là-dedans, l’interrompit-elle. Tu veux détruire Opti.— La confiance, Peri, c’est tout ce qui compte, justement, rétorqua-t-il avec amertume. (Elle

baissa les yeux.) La seule façon pour toi de prouver ton innocence, c’est de comprendre ce qui s’estpassé dans ce bureau. Tout ce qui est arrivé ensuite relève de l’anecdote. Allez, on bouge.

La tête haute, elle le défia du regard.— Je n’ai jamais dit qu’on bosserait ensemble.— Disons que tu ne l’as pas articulé.Elle pinça les lèvres, pensive.— Je n’ai pas encore de chambre d’hôtel, avoua-t-elle à voix basse.Son aveu réticent fit à Silas l’effet d’une gifle en plein visage : il l’avait convaincue. Cela ne

durerait peut-être qu’une heure, mais il avait réussi. Grisé de la voir ainsi capituler, il se leva.— Moi, si.Il ramassa son chapeau et se dirigea vers la porte. Comme Opti l’avait conditionnée à éviter la

solitude, elle lui emboîterait bientôt le pas. La victoire de Silas n’en avait pas moins pour lui unarrière-goût amer… Peri ferma sa session sur l’écran intégré à la table et se releva.

— Pourquoi est-ce que tu m’aides ? lui demanda-t-elle en enfilant son manteau, le chapeau hideuxdéjà sur la tête.

Silas serra les dents.— Je ne fais pas ça pour t’aider. Je fais juste en sorte que les choses changent.Ils louvoyèrent ensemble entre les tables occupées, et il dut redoubler d’efforts pour ne pas fendre

la foule devant elle. Il n’était pas son ancre, et ce partenariat ne durerait que jusqu’à ce qu’il auraitobtenu ce qu’il cherchait. Alors qu’elle s’arrêtait une seconde près de la porte pour jeter son gobelet,il se pencha vers elle, assez près pour humer son odeur rendue discrète par celles de l’inquiétude etde la peur.

— Sans compter que je suis impressionné que tu continues à tenir debout après ces mini-rétrochronages à répétition. Pas mal, Peri… pas mal du tout.

Elle cilla et leva les yeux vers lui, à l’évidence plus sensible au compliment qu’elle n’y paraissait.— De toute évidence, Silas, tu ne m’aimes pas mais, je te le répète, je ne suis pas corrompue. Qui

plus est, je suis ton seul moyen de découvrir ce qui s’est passé, alors, que dirais-tu de te détendre unpeu les zygomatiques ?

Il lui adressa un sourire amer en ouvrant la porte.— Je pourrais t’en dire autant.Elle sortit avant lui, le menton fier, et il se rendit compte – mais trop tard – qu’il venait de lui tenir

la porte : un geste de politesse anodin, certes, mais qu’il s’était juré d’éviter. Un vent froid soufflaitau-dehors, et Peri s’emmitoufla dans le manteau volé.

— Ça ne va pas aider mon asthme, murmura-t-elle.— Qu’est-ce que tu viens de dire ? lâcha-t-il, cette phrase de leur passé commun le troublant

jusque dans sa chair.Elle l’utilise encore ? Peut-être que tout n’a pas été effacé, au final…Mais il ne trouva dans le regard de Peri que les marques d’un esprit troublé.— Non, c’est… c’est une vieille habitude, marmonna-t-elle, comme envahie par une mélancolie

soudaine.Rentrant la tête dans le col de son manteau, Silas désigna le bout de la rue et, en silence, Peri lui

emboîta le pas sans même se rendre compte qu’elle avait allongé sa foulée pour la caler sur lasienne, qu’il avait ralentie, de manière qu’ils avançaient désormais d’un même pas, quand bien mêmeelle mesurait vingt centimètres de moins que lui.

Bordel, jura-t-il intérieurement en tentant, en vain, de reprendre sa foulée habituelle.Si Peri allait à son côté, elle semblait ailleurs, souffrant l’absence d’un homme dont elle ne se

souvenait plus ; un homme qui lui avait menti pendant trois ans, qu’elle avait tué, mais qu’ellepleurait pourtant.

Et il était censé l’aider à se remémorer tout cela ?

Chapitre 14

La chambre d’hôtel de Silas se trouvait dans l’un des gratte-ciel de Charlotte, dans une suited’angle située au vingt-quatrième étage. Devant la classe de l’ascenseur, Peri avait eu l’impressionde se présenter en haillons dans un palace, avec son pantalon noir, le manteau qu’elle avaitemprunté – volé, plus exactement ; il fallait qu’elle s’y fasse – et ce chapeau qui dégageait encorel’odeur de sa précédente propriétaire. Cela étant, elle se doutait qu’elle-même ne devait pas sentir larose après seize heures passées dans un bus. Le couple qui avait emprunté l’ascenseur avec euxn’avait pas pipé mot durant le trajet, insolent de parfum, d’eau de Cologne et de bijoux de luxe. Lesentiment d’infériorité n’affectait que les gens peu sûrs d’eux, selon Peri, mais elle avait toujours étéhabituée à être celle vers qui se tournaient les regards. Et son manteau au rabais aidait d’autant moinsque Silas arborait un ensemble élégant, du genre de ceux qui rappelaient à Peri des limousines noireset des rires autour d’une coupe de champagne.

La découverte de la chambre de Silas – riche de tous les conforts – la combla presque autant quela douche qu’elle avait insisté pour prendre avant que l’agent de l’Alliance puisse l’approcher denouveau. Elle était toujours aussi affamée, mais, au moins, elle n’empestait plus et la vapeur d’eauavait eu raison de la plupart des plis sur ses vêtements. Si Silas avait été son ancre, il serait descendului acheter autre chose à se mettre ; pour l’heure, elle se contenterait de laver sa culotte et seschaussettes dans l’évier… Pour l’heure seulement.

Propre et habillée, des chaussons de l’hôtel aux pieds et les cheveux humides lui caressant lesoreilles, elle s’assit dans le siège moelleux situé non loin de la fenêtre et essaya de ne pas troprepenser au maigre sandwich de distributeur automatique qu’elle avait mangé huit heures auparavant.Elle se doutait bien que des habits mouillés n’étaient pas une tenue habituelle lors d’unedéfragmentation, mais il était hors de question qu’elle se retrouve en peignoir dans une chambred’hôtel avec un homme qu’elle ne connaissait pas. Silas avait orienté les lames des stores de façonque la lumière reflétée par la tour proche peine à entrer dans la pièce. Peri avait calé la tête contre uncoussin à l’agréable odeur de neuf, et Silas lui massait les tempes d’un geste ferme et expert. De touteévidence, il n’avait pas menti en lui disant qu’il avait suivi une formation d’ancre.

La façon dont, la veille, Silas avait abordé la question de la confiance préoccupait Peri. Elles’était comportée stupidement jusqu’ici ; pas seulement parce qu’elle était partie avec Allen, maisaussi parce qu’elle avait travaillé pendant trois ans avec Jack sans jamais suspecter qu’ils opéraientde façon illégale, au point même qu’elle était tombée amoureuse de lui. Et, oui, elle avait beau ne passe souvenir de Jack, elle ressentait bien comme un vide douloureux en repensant à lui.

— Ça irait plus vite si tu desserrais la mâchoire, lui reprocha Silas sans le moindre tact.Peri s’efforça de laisser retomber ses épaules. Non que le contact de Silas lui semble invasif, elle

avait juste l’impression que son esprit saturait.— C’était quand, ta dernière défrag ? répliqua-t-elle.— Mêle-toi de ce qui te regarde.Peri tenta de se décontracter en libérant une longue et lente expiration… mais l’odeur de cuir qui

émanait de Silas, associée à ses doigts semblables à un filet d’eau fraîche sur ses tempes, ne l’aidait

en rien.— Tu n’as jamais bossé pour Opti. Je n’y crois pas.— J’ai bossé pour Opti, grogna-t-il. Et maintenant détends-toi si tu veux que je puisse faire mon

boulot.— Parce que tu peux te détendre quand tu crèves de faim, toi ! cria-t-elle soudain.Silas retira les doigts de ses tempes, et Peri rouvrit aussitôt les yeux pour le découvrir qui

marchait d’un pas furieux en direction de la chambre obscurcie par les stores. Les épaules crispéespar la colère, il décrocha le téléphone installé près du lit.

— Je m’étais juré de ne pas le faire ! ragea-t-il en martelant le clavier du téléphone. Je me l’étaisjuré, bordel ! ajouta-t-il en brandissant à l’attention de Peri le combiné d’où s’échappait une sonnerielointaine.

Peri se redressa et, plus agacée que curieuse, passa une main dans ses cheveux mouillés.— Bonjour, lança-t-il platement sitôt qu’on eut décroché. Silas Denier, 24e, chambre 35. Pourriez-

vous me monter deux milk-shakes à la fraise et une assiette de frites, je vous prie ? Si la commandearrive dans les dix minutes, je vous laisse un billet de vingt.

Sur ce, il recala sans ménagement le combiné sur son socle, puis s’assit sur le lit d’où il dévisageale mur en face de lui.

Milk-shake et frites… J’adore ça, lui souffla un accès de culpabilité qu’elle s’empressa debâillonner.

— Merci, ajouta-t-elle à voix basse. Je n’ai pas d’argent pour vous rembourser.— J’avais deviné, merci, lâcha-t-il en se passant une main sur le menton.Visiblement, quelque chose sur lequel elle n’avait pas le moindre contrôle faisait enrager Silas.— Je ne me doutais pas que je partais en cavale avant de…Renfrogné, il se tourna vers elle.— Avant de quoi ?Avant de détruire la moitié du message que je m’étais laissé ? Avant d’apprendre que Bill était

corrompu ? Et moi aussi, peut-être ?— Disons que, si j’avais pris mon sac à main, ils auraient compris que j’allais tenter de m’enfuir,

expliqua-t-elle, sentant monter à ses narines l’odeur de shampoing dont ses doigts s’étaientimprégnés.

Silas se retourna, et son visage soudain inexpressif la prit au dépourvu.— Je ne suis pas ton esclave, compris ?— Mon esclave ! (Voilà qui venait de faire renaître instantanément sa migraine.) Tu penses

vraiment que les ancres sont des esclaves ? Pas étonnant que tu aies planté l’examen d’entrée.Hérissée, elle posa les pieds sur la table basse.Silas se releva et commença à faire les cent pas.Pour deux milk-shakes et une assiette de frites ?— Ne compte pas sur moi pour te servir le café, te masser les chevilles ou attendre que tu veuilles

bien te bouger les miches. Dès que j’aurais appris ce qui s’est passé dans ce bureau, on arrête lesfrais. Compris ?

Peri renâcla et lissa ses vêtements de ses mains.— Tu m’accuses – sans la moindre preuve – d’être corrompue, et me promets de me révéler toute

la vérité sur mon passé à la condition que je t’aide à détruire la seule chose qu’il me reste, donc

excuse-moi si je ne t’ouvre pas les portes de mon esprit avec le sourire.Une main sur la bouche, gêné, il se tourna vers elle.— Tu as raison. Je suis désolé, s’excusa-t-il, avant de découvrir sa bouche. Je n’ai pas la moindre

preuve que tu es corrompue. Tu es, je n’en doute plus une seconde, une personne d’une grandebienveillance… Une personne qui ne tue que ceux qui l’ont tuée les premiers.

OK, je pensais vraiment qu’il allait s’excuser…— C’est le mieux que tu puisses faire, je parie.— Ouaip.Silas pencha la tête, son visage strié par la lumière ambrée qui pénétrait par les interstices des

stores. Attirée par l’or sur sa peau, Peri leva les yeux et son regard s’attarda sur sa taille mince et,plus haut, sur les poils bruns qu’elle devinait sous sa chemise désormais froissée. Elle leva encoreles yeux, jusqu’à sa mâchoire crispée par la rage où recommençait à poindre la barbe du lendemain.Il lui semblait si… accessible. Familier, presque…

— Tu sais ce que j’aimerais vraiment savoir ? dit-elle en regardant la façon qu’avait le soleild’ondoyer sur sa peau, de la parer d’ambre et de révéler les pousses noires de sa barbe…

— Quoi donc ? dit-il d’une voix désincarnée, visiblement perdu dans ses pensées.— Si Ridley Scott a terminé la suite de Blade Runner.Pris au dépourvu, il se tourna vers elle, et la surprise sur son visage remua quelque chose en elle.— Il… il l’a terminée, oui. (L’air un brin plus apaisé, il s’assit.) Un très bon film.— Hmm… (Le regard de Peri se perdit par-dessus l’épaule de Silas.) Je me demande… si je l’ai

vue, s’interrogea-t-elle à voix haute.— J’ai une idée, dit-il, la surprenant en se levant avant de s’approcher d’elle, de pousser ses

jambes de la table basse, puis de s’asseoir devant elle. Donne-moi un pied, lâcha-t-il, une maintendue.

Méfiante, elle le dévisagea de derrière ses mèches tombantes.— Tu viens de dire qu…Silas se baissa pour lui prendre un pied, puis se débarrassa du chausson, qu’il fit tomber sur le sol.— C’était une image pour me faire comprendre, répliqua-t-il. (Au contact de ses mains sur sa peau

nue, Peri frissonna.) C’est une technique de relaxation qu’on utilise avec les personnes récalcitrantesqui n’aiment pas être touchées : un mélange de réflexologie et de massage suédois.

— Oh ! mais j’adore être touchée. Pas par toi, simplement.Mais il avait déjà commencé à lui masser le pied avec une expertise envoûtante, si bien qu’elle le

laissa faire sans se rebeller ; elle ravala même un gémissement de plaisir en se mordant la lèvreinférieure lorsqu’il laissa courir son pouce sur la courbe intérieure de son pied. Elle ne pouvait luiaccorder cette victoire.

— Je peux te débarrasser de ta migraine, dit-il, tête baissée, concentré sur son pied. Promis…Elle ne lui avait rien dit de son mal de tête, mais son massage lui faisait le plus grand bien. Ne lui

octroyant pas sa confiance pour autant, elle se détendit tout de même dans le fauteuil et riva le regardsur le haut plafond.

— OK, dit-il, le geste plus ferme. On va essayer de localiser la tension.— Aïe ! lâcha-t-elle lorsque les doigts de Silas passèrent sur le côté de son pied. Mollo !Il la snoba et prit sa cheville, avant de tirer légèrement dessus.— Ça vient du dos et des hanches. Si je peux détendre tout ça, ta tête devrait te laisser un peu

tranquille. Essaie juste de te détendre, OK ? Tu inspires lentement par le nez, puis tu expires par labouche… Tu ne t’es jamais fait masser ou quoi ?

— Jamais comme ça, dit-elle et, à sa surprise, Silas sourit.C’était un sourire sincère, et, soudain rassurée, elle s’autorisa à fermer les yeux. Plus elle

s’apaisait, plus le massage était agréable. Lentement, les muscles de son dos se détendirent, puis ceuxde son cou… et ses épaules, enfin.

Silas se lança ensuite dans le massage de l’autre pied. La douleur sur la face externe de son pieds’atténuant rapidement à mesure que ses muscles tendus se décontractaient.

— Merci, dit-elle lorsque Silas adopta un rythme plus relâché.Elle n’était pas idiote, elle savait bien que tout était lié. Elle se sentait trop farouche pour le

laisser toucher son visage et ses épaules mais, comme cela, ce serait faisable…— OK, dit Silas d’une voix grave, forte d’une confiance ressuscitée. En prenant ton pied…Peri rouvrit aussitôt les yeux, la torpeur aussitôt troublée par la formule.— Pardon ?Silas continuait de la masser sans faiblir, d’un geste assuré.— En prenant ton pied, répéta-t-il, et en le massant ainsi, je peux t’aider à te détendre, mais j’ai

besoin que tu penses à ton refuge mental pour que tout fonctionne, à l’endroit où tu te rends en penséepour trouver ta paix intérieure.

Rassurée, elle ferma les yeux et se remit à son aise dans le fauteuil.— Oh… je n’ai jamais trop utilisé ce genre de techniques. Mes ancres n’ont jamais eu de

problème à faire renaître mes souvenirs…Un nerf pincé. Elle sursauta.— Hé ! lança-t-elle sans pour autant retirer le pied, sachant qu’elle l’avait probablement mérité.— Ce n’est pas une technique d’ancrage, j’essaie juste de t’amener à gagner en concentration.Il parlait comme un psychologue, et cela rassura Peri autant qu’elle s’en trouva agacée.— Tu as planté l’examen de quelle branche, chez Opti ? (Il ne répondit pas, pas plus qu’il

n’adoucit ses gestes.) Silas ? Quelle branche ?— Je ne me suis pas planté, je me suis barré. (Il passa de nouveau le pouce sur le côté de son pied

pour qu’elle remarque que la tension s’était envolée.) Trouve un refuge mental. Parle-m’en, dis-moice pour quoi tu t’y plais, comment tu te sens lorsque tu t’y trouves.

OK, se dit-elle, prête à tout pour qu’il continue de la masser ainsi. Elle n’avait presque plus mal àla tête.

— Je peux choisir quelqu’un, plutôt qu’un lieu ?Les mains de Silas se firent hésitantes une seconde.— Non.Elle retint son souffle, n’expirant qu’après avoir trouvé un lieu qui ferait peut-être l’affaire.— Quand j’étais petite, je passais parfois l’été chez mes grands-parents. Il y avait un petit bosquet

d’arbres au milieu de l’un de leurs champs, à l’emplacement d’un ancien lieu de repos. Il restaitquelques plaques mortuaires, mais trop usées pour être encore lisibles… C’était calme et… le ventportait toujours une odeur agréable.

Peri sourit, et sa migraine acheva de disparaître. Peut-être que Silas était plus efficace qu’elle nevoulait bien le reconnaître.

— Tu peux me donner davantage de détails ?

Devant la logique d’approche de Silas, Peri se départit de sa réserve naturelle à l’idée de partageravec lui quelque chose d’aussi intime, car elle savait que l’odorat et le toucher faisaient d’excellentsjalons dans l’établissement d’une connexion fiable entre un drafter et son ancre. Aussi se prêta-t-elleau jeu ; elle verrait bien où cela les mènerait.

— La terre était à la fois dure là où se trouvaient les racines, et tendre entre elles, décrit-elle,remuant les doigts comme si elle caressait le terreau noir. L’écorce était lisse, grise. Je pouvaism’isoler, là, car il n’y avait que moi, le soleil et le vent et, comme une allégorie du monde, je sentaisl’odeur terreuse du sol et une sensation de liberté folle en grimpant haut dans les feuillages verts.

Elle était totalement détendue désormais, même si repenser à l’odeur de la terre lui donnaitl’illusion de se salir la peau.

— Focalisée et immobile… Très bien, commenta Silas en délaissant les points de pression. (Ilgardait simplement les mains contre sa peau, tendre, pour lui rappeler qu’il était là et l’écoutait avecattention.) Peri ?

— Hmm ?— Est-ce que tu veux essayer de te souvenir de ce qui s’est passé à l’aéroport ?— OK.Elle s’y sentait prête. Entrouvrant un œil, elle observa les rais solaires de la mi-journée qui

paraient le plafond. On avait allumé la télé dans la chambre voisine, et les sons étouffés et lointainsla rassuraient, comme une berceuse.

— Tu étais inquiète, là-bas, commença-t-il. (Elle ferma les yeux de façon à renforcer la connexionet lui ouvrir plus facilement les portes de son esprit.) Désormais, tu es apaisée et rien ne peutt’atteindre, mais, là-bas, tu étais inquiète.

Elle avait beau ne plus se rappeler la façon dont elle procédait avec son ancienne ancre, elle avaitassez de métier pour savoir ce que Silas attendait d’elle.

— Tu avais un café que tu sirotais pour ne pas éveiller les soupçons, paraître la plus naturellepossible, dit-il, et Peri s’accrocha à ses souvenirs, balayant de son esprit cette prise de consciencequ’alors Silas surveillait ses moindres faits et gestes. Ce café, tu l’as posé sitôt que l’une des femmesque tu ciblais est allée aux toilettes. Les usagers commençaient à se diriger vers la zoned’embarquement. Tu étais prête à passer à l’action.

En pensée, elle revoyait une lumière solaire aveuglante, quand bien même elle savait s’êtretrouvée à l’ombre du hall de l’aéroport. Elle sentait le vent, la terre, retrouvait sur sa langue le goûtdu caramel qu’Allen avait fait ajouter à son café, mais troublé par celui, acidulé, d’une pomme etl’amertume d’un chocolat de qualité. Elle entendit, comme en écho, l’annonce d’un embarquement,puis vit aller et venir, spectral, un visage blanchi par la lumière d’un moniteur holographique.

Les fragments de différents souvenirs se mélangeaient. Manifestement, les techniques de relaxationde Silas s’accordaient mal avec celles de sa dernière ancre, mais elle pouvait y arriver. Elle sefocalisa sur les sensations ressenties à l’aéroport, et sentit son pouls s’accélérer lorsque Silas fittoute la preuve de son talent. Il avait investi son esprit, totalement, et ils partageaient désormais lamême vision, se guidant l’un l’autre. Il avait réussi à se connecter à elle avec une rapiditédéconcertante, s’arrimant à son esprit avec un détachement plaisant. Cette aisance… Avait-il travailléchez Opti comme psychologue ? Satisfaite de son expertise, Peri se laissa emporter par la transe.

— Tu es à l’abri, désormais, la rassura-t-il comme s’il craignait qu’elle s’inquiète, mais tu étais endanger, là-bas. Tu avais un plan pour t’en sortir. Une garde du corps t’a suivi dans les toilettes.

L’image spectrale de l’homme au visage blanchi par le moniteur continuait d’aller et venir, maisPeri la repoussa pour se focaliser sur une foule de passagers pressés tirant derrière eux leursbagages.

— Je suis entrée la première, raconta-t-elle, saisissant les fragments instables qui se massaient aufond de son esprit. (Peri avait cette impression troublante que Silas les invoquait, les percevait avantelle.) J’ai dû attendre qu’une femme sorte des toilettes, mais cela m’a laissé le temps d’aveugler unecaméra avec une boule de papier humide.

Elle percevait l’odeur du shampoing de l’hôtel, et celles, sucrées, qui s’élevaient du vergerproche.

Non, pas du verger… du tapis.Elle grimaça lorsque apparut soudain dans son esprit l’image du sol sous un lit, mêlée aux

sensations conflictuelles de ses cheveux propres et d’un tapis douteux qui – les doigts de sa mainouverte le sentaient bien –, s’il était poussiéreux et usé, semblait intact. Cette main ouverte, c’étaitune invitation… Une chaussette en boule gisait à la frontière de ténèbres marbrées d’or, à côté d’unbouton bleu. Un talisman… Inquiète, elle craignit de l’oublier. Ces fragments ne fusionnaient pasavec ceux de l’aéroport ; cela ne collait pas, et elle sentit, palpable, l’inquiétude grandissante deSilas.

— Je l’ai balancée dans une cabine, poursuivit Peri en se forçant à écarter de son esprit l’image dela chaussette sous le lit. Je l’y ai suivi et lui ai frappé la tête contre une canalisation.

Le sentiment familier de vide provoqué par les souvenirs disparus s’intensifia, tandis que desimages continuaient de se mêler en un bourbier troublant. Au lieu de l’aéroport bondé, Peri vitsoudain une lumière dorée s’échapper de sous une porte pour éclairer un tapis usé. Non, quelquechose clochait… D’autres fragments mémoriels affluèrent peu à peu et Peri, effrayée, sentit son cœurbattre de plus en plus vite.

— Silas, l’interpella-t-elle dans un murmure, et elle le sentit qui lui prenait les mains, renforçantsa présence dans son esprit.

— Ce n’est pas un fragment de rétrochronage, juste un souvenir, murmura-t-il lorsqu’il le remarquaà son tour. Peri, rappelle-toi qu’ici tu es…

— En sécurité, gémit-elle presque, la poitrine comprimée par l’angoisse, en agrippant les mains deSilas.

Elle était en sécurité, ici. Dans son souvenir, la lumière dorée baignait sa peau, son peignoir larecouvrait à peine, et un corps qu’elle connaissait, qu’elle aimait même, pesait sur elle. Unesensation d’amour sincère et d’épuisement satisfait l’envahit.

Jack, gémit-elle en pensée, et il lui sourit, la lueur dans ses yeux trahissant l’amour sincère qu’illui portait.

— Jack ! hurla-t-elle en se redressant subitement.Envahie par une déferlante de souffrance, elle chassa Silas de son esprit. Ce dernier hoqueta, pris

au dépourvu.Effondrée, elle posa les yeux sur Silas qui, à genoux devant elle, l’observait avec compassion,

conscient de la douleur qu’avait éveillé en elle la résurgence du souvenir de Jack et de l’amour quiles unissait. Jack était mort. Allen le lui avait dit. Silas aussi. Elle l’avait aimé, et il ne reviendraitjamais, parce que…

Parce que je l’ai tué.

— Non, non, gémit-elle, ramenant les pieds sur le fauteuil et entourant ses genoux de ses bras.Avoir chassé ainsi Silas de son esprit avait été brutal, et elle fut choquée de découvrir, en lieu et

place du peignoir blanc que Jack lui avait apporté de chez eux, le pantalon noir qu’elle avait mis pourpartir en voyage. Dans un soudain accès de colère, elle repoussa les mains de Silas et serecroquevilla dans le fauteuil, dissimulant son visage. C’était un souvenir qu’elle venait de revivre,et non un fragment de rétrochronage que l’on pourrait gommer. La douleur était trop forte.

— Ça va aller, Peri, la rassura-t-il en la prenant dans ses bras, faisant fi de sa propre réserve.Tiens bon… Tiens bon.

— Espèce d’enfoiré, dit-elle entre deux sanglots, alors même que l’odeur du cuir lui montait à latête. Tu savais que je me souviendrais de ce moment.

— Non, la contredit-il, et elle leva les yeux, la gorge nouée, douloureuse.— Je suis navré, dit-il. (Ses yeux compatissants hurlaient qu’il avait vu la scène, et elle le détestait

pour cela.) J’essayais de te rappeler tes rétrochronages à l’aéroport. Je ne pensais pas que tureverrais ces images. Tu n’es pas censée avoir gardé le moindre souvenir de Jack.

Peri prit une respiration profonde, puis une autre.— Tu as une formation Opti de psy, parvint-elle à articuler. Est-ce que tu bosses pour eux ? C’est

en me faisant souffrir que tu comptes me rendre ces trois dernières années de souvenirs ?Il secoua la tête et lui adressa un sourire compatissant.— Non. Je fais vraiment partie de l’Alliance. J’ai quitté Opti il y a longtemps. Je ne crois pas en

leur action, pas plus qu’en les mensonges qu’ils te servent.Peri baissa les yeux. Sa vie n’était qu’un cauchemar…— Ils ne laisseront jamais un drafter leur échapper. Jamais.Silas se redressa, et elle se sentit comme abandonnée.— Il y a toujours un choix, lui dit-il.Elle ferma les yeux, et l’image de Jack lui revint à l’esprit. C’était la seule image qu’il lui restait,

mais elle était chargée de trois années pleines d’émotions.Je l’aimais.— C’est Jack, que tu as vu, on est bien d’accord ? lui demanda Silas, gêné, en s’agenouillant de

nouveau en face d’elle. Blond ? Les yeux bleus ?Une personne réduite à sa couleur d’yeux et de cheveux.Elle acquiesça, peinée par cette injustice qui voulait qu’elle se souvienne de cet amour, mais ni de

son bourgeonnement ni de sa mort.Silas se releva.— Je n’y crois pas, soupira-t-il, le regard dans le vague.— Jack n’était pas un agent corrompu ! s’exclama-t-elle, les bras ceignant toujours ses genoux.— Je m’en cogne, riposta-t-il, avant de se reprendre lorsqu’il vit Peri écarquiller les yeux,

furieuse. OK, je ne m’en cogne pas, mais écoute-moi, Peri. (Il s’agenouilla une fois de plus et la pritpar la main.) Tu ne devrais pas avoir le moindre souvenir de lui, dit-il sans ménagement. C’était unmnémoflash, et tu t’en es sortie toute seule.

Un mnémoflash !— Je n’ai plus rien à faire ici ! lança-t-elle, le chagrin cédant la place à l’effroi.Paniquée, elle se leva, et Silas se jeta en arrière pour la laisser passer. Elle se dirigea vers la

fenêtre sur le rebord de laquelle séchaient ses chaussettes, les ramassa et, quand bien même elles

étaient trempées, alla s’asseoir sur le lit où, effondrée, elle les enfila faute de mieux.— Tout va bien, Peri, lui lança Silas, presque enthousiaste. Je sais qu’Opti t’a convaincue que les

mnémoflash étaient comme des rats fuyant un navire en feu, mais ce n’est pas le cas. Ce ne sont quedes indicateurs qui prouvent que ton esprit tente de se souvenir de quelque chose.

— Quelque chose qui pourrait causer un TPM, rétorqua-t-elle, la sensation de la laine mouillée luiarrachant une grimace.

— Mais c’était un souvenir, Peri ! protesta-t-il. Pas un fragment de rétrochronage que l’on peuteffacer ou cimenter !

— Je sais ! Je le sais même mieux que personne, tu ne crois pas ? s’exclama-t-elle, rageuse qu’ilait pu la voir aussi fragile.

— Tu ne comprends donc pas ? dit-il, le regard vif. Tu l’avais oublié, ce souvenir. Tu dis que tu asperdu trois ans ? Imagine un peu : si j’ai pu faire resurgir le souvenir d’un instant auquel je n’aijamais assisté, c’est que je peux le refaire ! Avec suffisamment d’éléments, je pourrais rappeler à tamémoire tout ce qui s’est passé dans ce bureau, dit-il, l’index dressé.

Peri se passa la langue sur les lèvres. Jack et elle avaient fait l’amour, et cela l’avait rendueheureuse. Le lendemain, il avait tenté de la tuer, et c’était elle qui l’avait descendu. L’un d’eux étaitun agent corrompu. Selon Allen, c’était Jack, mais il se pouvait tout aussi bien que ce soit elle etqu’Opti en ait effacé le souvenir…

Si c’était moi, l’agente corrompue, est-ce que je me sentirais mieux… ou pire encore ?— Tu as vu Jack. Dans mon esprit… Qu’as-tu vu d’autre ?Il baissa les yeux.— Que tu l’aimais.Elle resta silencieuse. Elle aussi l’avait vu. C’était même la seule chose qu’elle avait vue, et cela

l’avait détruite.Lentement, Peri tendit une main vers ses bottes, que Silas avait rangées avec soin au pied du lit, là

où, à coup sûr, elle les chercherait.— Il faut qu’on arrive à pénétrer dans ce bureau, annonça Silas d’une voix grave et déterminée. Si

je trouve quelque chose qui me serve de socle pour reconstituer un souvenir, nous avons une chancede découvrir la vérité.

Depuis quand la vérité a-t-elle de l’importance ?Le bruit de la fermeture Éclair de ses bottes déchira le silence. Ses orteils étaient au supplice dans

ces chaussettes mouillées, et elle n’avait pas la moindre envie de renfiler le manteau volé.— Ce n’est pas normal… Que tu puisses sceller le souvenir d’un événement dont tu n’as pas été

témoin, j’entends.— Aussi rapidement, non, mais c’est quelque chose que nous faisons souvent avec les nouveaux

drafters, dit-il à la manière d’un psychiatre. Tu devais avoir une envie dévorante de t’en souvenir…d’où le mnémoflash.

— Ce n’était pas un mnémoflash, protesta-t-elle, mais Silas se concentrait déjà sur l’écran de sontéléphone.

— J’ai un coup de fil à passer. J’aimerais te présenter quelqu’un.Mal à l’aise, Peri récupéra son manteau.— L’un de tes potes de l’Alliance ? dit-elle d’un ton acerbe en passant ses bras dans les manches

du manteau.

J’avais une envie dévorante de me souvenir que j’aimais l’homme que j’ai tué ? Vraiment ?Silas marqua un temps d’arrêt, le téléphone dans la main, en voyant qu’elle avait mis son manteau.— Où est-ce que tu vas ?Elle n’en avait pas la moindre idée, mais elle ne pouvait pas rester ici. Jack était mort, et elle avait

du mal à respirer dans cette chambre.Soudain, on toqua discrètement à la porte.— Service d’étage, lança une voix étouffée.— Je n’ai jamais entrevu autant de potentiel en cinq ans, Peri, alors reste au moins le temps d’un

repas, dit-il, avant de ranger son téléphone dans une poche arrière et de se diriger à grands pas versla porte.

Rien que de penser à la nourriture proche, Peri sentit son estomac gargouiller ; elle se recala dansson fauteuil et en caressa le tissu, ne parvenant à ressentir que l’usure du tapis marron et sale de sonsouvenir.

Où avons-nous fait l’amour ? Dans quelle ville ?Elle ferma les yeux pour retenir ses larmes. Elle était épuisée, lessivée, et le souvenir de Jack la

torturait. Elle se rappela le bouton sous le lit ; un talisman, à coup sûr, vu l’attraction qu’il avaitexercé sur elle. Il devait être dans son appartement, désormais. Si elle pouvait s’y rendre, elle serappellerait cette soirée, avec ou sans Jack. C’était justement pour compenser l’éventuelle absenced’une ancre que les drafters conservaient des talismans.

— J’arrive, lança Silas en déplaçant une chaise de façon à faire de la place pour le chariot dugroom. Mettez ça près de la fenêtr…

Silas poussa un cri, et Peri releva soudain la tête. Le colosse, projeté en arrière, percuta la portedu placard et glissa sur le sol. Les yeux écarquillés, il tira de son épaule une fléchette à l’empennerouge.

Allen se tenait devant la porte, ses boucles noires dansantes tandis qu’il tournait vers Peri le canonde son pistolet à fléchettes. Trois hommes se trouvaient derrière lui, à côté du chariot sur lequel setrouvaient leurs milk-shakes et leur assiette de frites.

Hoquetant, elle roula derrière la chaise pour se mettre à couvert.— Attrapez-la ! lança l’un des hommes.À quatre pattes, Peri baissa les yeux vers l’un de ses bras : une fléchette aux ailerons rouges y était

fichée. Horrifiée, elle la retira, et fut aussitôt soulagée de constater qu’elle avait échoué à transpercerl’épais manteau d’emprunt. Elle était indemne.

— Comment vous l’avez retrouvée ? grogna Silas, avant qu’un coup de pied en plein torse luicoupe le souffle.

Apparemment, les fléchettes contenaient un puissant relaxant musculaire qui, en plus de rendre sacapture plus facile, l’empêcherait de rétrochroner.

— Peri ? (Allen avançait, silencieux, sur la moquette.) On n’est pas obligés d’en passer par là.— Tu m’as menti ! hurla-t-elle, toujours derrière le fauteuil, avant de se demander s’il ne valait

mieux pas qu’elle fasse mine d’avoir été touchée. Jack n’était pas corrompu, toi, oui, par contre ! Toiet Bill !

Mais si Jack n’était pas un agent corrompu, cela signifiait que c’était elle qui travaillait au noir.— On essaie de t’aider, Peri, tenta de la rassurer Allen tandis qu’elle surveillait sous la chaise le

déplacement de ses chaussures élégantes.

Ils étaient quatre, et elle n’était pas sûre que Silas puisse se joindre efficacement au combat… Quiplus est, elle ferait tout pour ne pas rétrochroner. Lorsqu’elle se rendit compte qu’elle avait laisséson stylo sur l’étagère de la salle de bains, elle grimaça… Au moins, elle avait ses bottes, et ne sefracturerait pas le pied en l’écrasant contre le crâne épais des hommes d’Allen.

Peri tendit la main et récupéra le plateau sous le seau de glace. Un bruit discret : gémissant près dela porte, Silas essayait visiblement de l’ouvrir.

— Foutez-le dans le fourgon, ordonna Allen, et Peri se releva d’un bond en hurlant, le plateau à lamain.

Deux hommes tiraient déjà Silas dans le couloir, mais le lâchèrent aussitôt et tentèrent des’emparer en hâte de leur pistolet à fléchettes. Le troisième laquais d’Allen lui tira dessus, mais elledévia la fléchette, avant de lui assener un coup de pied en plein ventre, puis, comme il baissaitmachinalement la tête, elle pivota et le frappa d’un coup de pied retourné en pleine tempe. Peri enprofita pour arracher l’arme à sa main flasque, se jetant au sol pour éviter une volée de fléchettesvenue du couloir.

L’un des projectiles se ficha dans son manteau, mais elle l’y laissa, concentrée sur sa riposte. Lesdeux hommes bondirent, trébuchant sur le corps de Silas avant de s’effondrer dans le couloir.

— J’essaie de t’aider, merde ! hurla Allen, les mains levées.— Fous-toi de ma gueule ! répliqua-t-elle, avant de lancer le pistolet à Silas, qui l’attrapa comme

un agent de terrain surentraîné.Elle sourit, les yeux rivés sur Allen, et, dans le couloir, le silence succéda à une brève agitation.— Et que je ne vous revoie plus ! hurla Silas, la faisant sourire davantage.— Comment tu m’as retrouvée ? demanda Peri en s’approchant d’Allen, frappant du pied au

passage l’homme qui l’avait prise pour cible. (Allen reculait, les mains levées et les yeux ronds sousses mèches noires et bouclées. La détresse allongeait un peu plus son visage ovale.) Parle !

Silas, l’équilibre fragile, se releva tant bien que mal et s’appuya de tout son poids contre lechambranle de la porte.

— Il faut qu’on se tire d’ici, lança-t-il, pantelant.Elle leva une main, et il lui lança le pistolet. Allen esquissa un mouvement, et Peri préféra se ruer

vers lui, laissant le pistolet retomber sur le sol.— Tu m’as menti ! s’exclama-t-elle en lui assenant un coup de poing, le bras engourdi lorsqu’il

para l’assaut.— Peri, écoute-moi ! la supplia Allen, mais elle lui écrasa la rotule, celle du genou qu’elle savait

chez lui le plus faible, d’un violent coup de pied.La bouche ouverte, il hurla sans parvenir à produire le moindre son, et s’effondra en prenant son

genou à deux mains. Peri lança un coup de pied retourné à l’agent qui, au sol, tentait de récupérerl’arme, puis attrapa le bras d’Allen tandis qu’il tentait de récupérer quelque chose à sa ceinture.

— Je ne laisserai plus personne me mentir ! gronda-t-elle.Elle lui brisa les doigts. Trois, au moins.Allen se recroquevilla, blême, et, calant sa main blessée contre son ventre, la dévisagea,

abasourdi.— Peri, il faut qu’on s’arrache ! répéta Silas, penché contre l’encadrement de la porte.

Maintenant !Peri saisit Allen par la chemise et le repoussa contre le lit.

— Jamais je n’aurais tué Jack, dit-elle, le cœur tressaillant. Je l’aimais.— Peri, haleta Silas. Je t’en prie…Elle se tourna une fois de plus, boostée par l’adrénaline, poussa du pied le pistolet au sol pour

l’éloigner de l’agent, puis, agrippant d’une main le manteau de Silas, elle cala une épaule sous sonaisselle. Ils titubèrent jusque dans le couloir, et la porte se referma derrière eux dans un « clic »d’une discrétion presque insolente.

Merde ! j’ai oublié mon stylo.Peri inspira et lança un coup d’œil de chaque côté du couloir… Silas pesait son poids, et le

chemin serait long.— Ça devrait le faire, dit-elle en le guidant vers le chariot.Elle le déblaya, et Silas rattrapa un milk-shake juste avant qu’il ne bascule ; le reste se fracassa sur

le sol. Dans le couloir, un curieux ouvrit la porte de sa chambre pour la refermer aussitôt.— Tu es affamée, peina-t-il à articuler, sa souffrance manifeste, tandis qu’il se hissait sur le

chariot. Qu’est-ce qu’ils ont foutu dans leurs fléchettes, merde… Tiens, ajouta-t-il en lui tendant lemilk-shake. Tu le boiras dans l’ascenseur.

— Merci. (Peri dégagea d’un pied la vaisselle tombée devant les roues, puis se mit à pousser lechariot.) Pitié, dis-moi que tu as ton portefeuille.

— Ouais.La tête baissée, Silas gardait une main sur son ventre, agrippant de l’autre son manteau.L’élan de leur cavale faisait voleter les cheveux de Peri. Elle se sentait bien, tout à coup, quand

bien même le souvenir de Jack la torturait. Elle était en vie, en pleine action et elle n’était plus seule.— J’ai rétrochroné ?— Non. (Il leva les yeux vers elle, le front barré de sueur.) Tu es flippante quand tu te lâches, Peri.Peri ressentit une sensation étrange, entre le mal de crâne et un trouble diffus qu’elle peinait à

identifier.— Sauver les miches de son ancre, c’est la moindre des choses pour un drafter, non ? Et puis je

n’avais pas pris de café, ce matin, alors un shoot d’adrénaline…Il pouffa, mais se retint bien vite, rivé au chariot par la douleur. Peri perdit bien vite son sourire.Jack…

Chapitre 15

Le centre commercial phare de Charlotte connaissait une affluence hors du commun le week-end.Le secteur où se massaient les restaurants se trouvait à l’entrée, juste derrière la porte vitrée quis’élevait jusqu’au sol du deuxième étage, et Peri aimait pouvoir surveiller tout à la fois l’entrée et lepoint de convergence des trois ailes du centre. Elle aurait certes préféré un endroit plus tranquillepour qu’ils préparent, Silas et elle, la suite des événements, mais ici, au moins, ils trouveraient sansmal vêtements et nourriture. Elle avait félicité Silas d’avoir eu cette idée de génie, sans lui avouerqu’elle y avait pensé elle aussi.

Inutile de le lui dire : il venait de lui offrir un repas. La dextérité d’adolescent dont il avait faitpreuve en manipulant la tablette de commande intégrée à la table l’avait impressionnée. Sa façon deflirter avec la serveuse en rollers qui leur avait apporté leurs plats l’avait tout autant prise de court.Le riz et le poisson, tous deux délicieux, qu’il lui avait choisis avaient achevé de la convaincrequ’elle ne mourrait pas aujourd’hui.

C’était il y a une heure. En face d’elle, la borne d’arcade se mit à biper et à rugir et, tandis queSilas négociait avec un vendeur de téléphones, elle suivit la partie de quatre types en tenue militairequi affrontaient sur l’écran une horde d’extraterrestres, aidés par une équipe jouant en ligne depuisl’Afrique du Sud. Elle n’aurait su dire pourquoi, mais elle savait qu’ils ne pourraient quitter laplanète sans s’allier au maître des clés, qui se trouvait dans le marécage… Il lui fallut redoublerd’efforts, d’ailleurs, pour ne pas filer les prévenir.

Un rapport avec Jack, peut-être ? songea-t-elle, cette seule pensée ternissant sa bonne humeur.Avait-elle vraiment tué son ancre ?Il m’avait tuée le premier, alors ?Son appétit envolé, elle posa ses baguettes et prit son beignet chinois. Il n’était pas de première

fraîcheur, le biscuit un peu plat sous ses dents lorsqu’elle le brisa pour récupérer le petit mot àl’intérieur.

« Le cœur l’emporte sur l’intellect », lut-elle, songeuse, avant de le froisser et de l’envoyer d’unepichenette sur la table où il atterrit près du gobelet vide de Silas. On va dire ça…

Silas s’entretenait toujours avec le vendeur à la tenue ornée de logos et de codes promotionnels.Depuis qu’ils avaient quitté l’hôtel, Silas, renfrogné, n’avait pas été des plus causants, mais cela nel’avait pas empêché de lui offrir à manger. Dans un soupir, Peri étudia le couteau en plastique, avantde le glisser dans le fourreau de sa botte avec la naïveté d’un enfant qui prend son épée de bois pourExcalibur.

Silas, peu de temps après, serra la main du vendeur et, chargé d’un nouveau sac, zigzagua d’un pasimpatient entre trois jeunes filles en tenue d’écolière japonaise, leurs cheveux verts brillant au pointde former une aura. Elle profiterait grandement d’un téléphone, mais elle ne quitterait pas le centrecommercial sans de nouveaux sous-vêtements, quand bien même il lui faudrait les voler à unmannequin ; ce qui lui serait difficile d’ailleurs, cela dit, vu que ces derniers ne portaient que desvêtements virtuels.

— Ça va mieux ? lui demanda-t-il en s’asseyant avant de secouer la tête, dépité, lorsque les trois

préados se mirent à chanter à tue-tête ce qui devait être le dernier single d’Hatsune Miku.Les mannequins interactifs assez proches pour les entendre commencèrent à se joindre à leur

chorale, se parant d’habits virtuels qui pousseraient encore davantage les jeunes filles à l’achat.Peri récupéra une serviette en papier, puis en couvrit son reste de riz.— Beaucoup mieux. Merci, dit-elle, sincère jusqu’au bout de ses chaussettes encore humides. Ils

ont forcé un peu sur le citron, mais c’était pas mal du tout. Ils ont dû le mettre après la cuisson, plutôtque pendant. Ce ne sont pas les premiers à faire l’erreur.

— Depuis quand est-ce que tu cuisines, toi ? lui demanda-t-il, pouffant presque.Vexée, elle le fusilla du regard, se détournant du parking envahi par la brume.— J’adore cuisiner, lâcha-t-elle, gênée de se rendre compte qu’elle n’avait pas le moindre

souvenir d’elle-même aux fourneaux.En tout cas, elle avait la conviction de savoir s’y prendre, et plutôt bien d’ailleurs. Sandy lui avait

un jour suggéré de se familiariser avec sa cuisine, d’apprendre à la découvrir et d’en faire un lieud’apaisement. De toute évidence, c’est ce qu’elle avait fait. Mais pourquoi Silas s’en étonnait-il à cepoint ?

Il haussa les épaules, contrit.— Bon, puisque nous sommes entourés de boutiques, dit-elle pour briser le silence gênant qui

venait de s’installer, je peux t’emprunter ton téléphone et m’acheter des sous-vêtements ?— Bien sûr, acquiesça-t-il, l’œil attiré par les publicités clignotantes sur les tenues des serveuses

qui servaient et desservaient les tables, perchées sur leurs rollers en ligne. Ton pull n’est pasforcément des mieux… choisis non plus, non ? Tu me montres ton téléphone d’abord ?

— Mon pull ?Elle baissa les yeux pour le regarder, surprise de son commentaire. Silas rougit légèrement, gêné.— Il ne doit pas être très… pratique en pleine action, c’est ce que je voulais dire, s’expliqua-t-il

sur le ton de l’excuse. (Elle aspira à la paille le fond de son jus d’orange noyé de glaçons, incrédule.)Ton téléphone, s’il te plaît ?

— Je l’ai abandonné à Détroit, répondit-elle d’un air revêche.Je ne sais pas cuisiner et je ne sais pas choisir mes pulls ? C’est un Donna Karan…Cela dit, à bien y regarder, il n’avait pas tort concernant le pull.— Ah oui ? (Il sortit un téléphone verroptique de son sac et le poussa vers elle, l’application du

centre commercial s’ouvrant sitôt que l’appareil entra en contact avec le système de commandes de latable.) J’ai bien fait de t’en acheter un autre, alors.

Elle tendit une main pour le prendre, se sentant quelque peu dépassée. Elle aurait préféré unsmartphone. Cette nouvelle technologie, le verroptique, avait quelque chose de distrayant, mais ellepeinait à en comprendre le fonctionnement. Au moins, elle avait compris comment allumer sontéléphone.

La présence de Silas procurait à Peri un mélange étrange de culpabilité, de gratitude et d’inconfort.— Merci, dit-elle en tirant sa carte SIM de son portefeuille, avant de retourner le téléphone. Je

vais quand même avoir besoin du tien car, si j’utilise mon compte, Opti va me localiser.— Oh ! tout doux. Ça vient de ton ancien téléphone ? (Elle acquiesça, et il tendit la main, à la fois

agacé et soulagé.) Je peux l’avoir ?Elle la lui donna, mais ouvrit des yeux ronds lorsqu’il la brisa en deux.— Hé ! cria-t-elle avant de baisser d’un ton, voyant que des clients s’étaient retournés. Personne

ne peut traquer une carte SIM, poursuivit-elle tandis qu’il en jetait les deux morceaux dans songobelet vide. C’était le seul lien que j’avais encore avec mes trois dernières années !

— C’est Opti qui te l’avait fournie ? lui demanda-t-il d’une voix tout aussi colérique.Vexée, elle se vautra sur son siège, redoublant d’efforts pour honorer la promesse qu’elle s’était

faite de se montrer moins agressive avec lui. Il ne lui restait que peu de chose de son passé, et ilvenait de tout détruire comme si cela n’avait pas la moindre importance.

— Je suis navré, écoute, s’excusa Silas tandis qu’elle restait là à pester en silence. Je sais que lesnoms et les numéros que contenait cette puce étaient importants pour toi, mais tu as un journal perso,non ? Tous les drafters en planquent un quelque part.

Troublée, elle se massa les tempes. Même si elle retrouvait son journal, elle n’était pas convaincuede pouvoir s’y fier, qu’il soit ou non écrit de sa main.

— On ne peut pas traquer une carte SIM, répéta-t-elle.Mais le sérieux de Silas l’avait inquiétée, muant sa colère en angoisse.— Si tu le dis. (Son regard se perdit par-dessus l’épaule de Peri ; elle aurait pu lui reprocher de

mater les serveuses, mais la vérité était que, comme elle, il scannait les environs à la recherched’Allen, de Bill ou de toute personne à l’innocence suspecte.) Quoi qu’il en soit, localiserprécisément un mouchard prend du temps ; même si ta carte était traquée, ça nous laisse un peud’avance, expliqua-t-il en se tournant vers elle. D’autant plus que tu as brisé les doigts et le genoud’Allen.

Son ton accusateur fit relever la tête à Peri, et elle se rappela le visage livide d’Allen, derrière sesboucles brunes, lorsqu’elle lui avait fracturé la main.

— Pour les doigts, c’est vrai, mais je n’ai pas frappé assez fort pour lui casser le genou. Désolé dene pas avoir eu envie de finir à l’arrière d’une fourgonnette blanche.

Silas leva une main comme pour s’excuser, et Péri se détendit.— OK, un point pour toi… Tiens.Peri se sentit soudain prise d’un étrange vertige émotionnel : Silas venait de sortir une liasse de

billets, lui donnant l’impression qu’elle se trouvait au centre commercial avec sa mère.Merde ! ma mère…Allen lui avait dit qu’elle l’avait appelée la semaine précédente, mais elle ne s’en souvenait plus

et brûlait maintenant d’entendre sa voix.— J’aime autant que tu utilises des espèces, expliqua Silas tandis qu’elle composait sur son

téléphone le numéro de sa mère, qui n’avait probablement pas changé. Achète-toi le nécessaire pourvoyager léger. Très léger. (Il eut un temps d’arrêt en voyant qu’elle portait le téléphone à son oreille.)Qu’est-ce que tu fais ?

— J’appelle ma mère.— Tu débloques ? lâcha-t-il en tendant le bras pour récupérer le mobile.Il tenta de le lui arracher, mais elle tint bon, et le téléphone se trouva suspendu en l’air au milieu

de la table, l’un comme l’autre refusant de céder. Peri entendit une voix à l’autre bout du fil, et unnouvel accès de colère lui rougit les joues.

— Ma main te plaît ? rugit Peri, les dents serrées. Tu la veux dans la gueule ?Il n’y avait quasi aucun risque qu’Opti puisse les repérer par l’intermédiaire de sa mère, d’autant

plus désormais que Peri avait ce nouveau téléphone ; aussi Silas déposa les armes. Soulagée, Perileva le menton et porta l’appareil à son oreille.

— Oui, bonjour, Belle Marshal à l’appareil, se présenta Peri en utilisant le nom de l’une des amiesde longue date de sa mère. Pourrais-je parler à Caroline Reed, je vous prie ? Je peux patienter aubesoin.

— Je suis navrée, s’excusa la personne à l’autre bout du fil, mais Mme Reed n’est pas en droit derecevoir ou de passer d’appels.

Peri entrouvrit les lèvres, déroutée.— Bien sûr que si. Je lui ai parlé la semaine dernière, expliqua-t-elle.En face d’elle, Silas grimaça.— Impossible, elle n’a pas de téléphone depuis un an. Vous me rappelez votre nom, je vous prie ?Peri raccrocha dans un soupir haché.— Allen m’a dit que je lui avais parlé vendredi.— Il a menti, dit Silas, méprisant. Le mensonge, c’est leur arme pour te garder souriante et

comblée.Peri leva soudain les yeux.— Tu veux que je te dise ? Ça me fout surtout en rogne.Un an qu’elle n’avait pas parlé à sa mère, alors ?Silas posa un petit tas de billets de cent sur la table, et elle pesta de s’être laissé déconcentrer.Merde ! c’est vrai que je dois faire les boutiques, songea-t-elle, sans plus le moindre

enthousiasme.— Tu as besoin de quelque chose ? demanda-t-elle à Silas en se relevant, impatiente de ne plus

avoir à supporter son regard compatissant.L’air toujours aussi grave, il haussa les épaules.— Occupe-toi d’abord de toi. Si personne ne se pointe, j’irai peut-être me prendre une brosse à

dents neuve. Si ton téléphone sonne, viens immédiatement me rejoindre chez le concessionnaire. Legrand sous la tenture.

Peri prit l’argent et le fourra dans l’une des poches de son pantalon.— Et si je rétrochrone ? demanda-t-elle, toujours préoccupée par sa mère. Perdre dix minutes,

c’est vite arrivé.Silas acquiesça, sortit un stylo de sa poche de chemise, puis en fit sortir la mine dans un « clic »

discret. Il lui prit la main, et elle le laissa faire. Elle avait beau avoir eu la même idée que lui, elletrouva dégradant que ce soit lui qui inscrive sur sa paume « CONCESSIONNAIRE ». Le stylo lachatouillait, lui faisait mal aussi, mais elle s’efforça de ne rien montrer de son malaise.

— Brillant, lâcha-t-elle, sarcastique, laissant chapeau et manteau sur le dossier de son siège.Silas se pencha par-dessus les plats vides.— Tu as dix minutes.— Je ne peux pas me choisir une tenue entière en dix minutes. Je peux à peine m’acheter des sous-

vêtements dans ce laps de temps, et j’ai aussi besoin d’un nouveau manteau, d’un pantalon… et d’unpull, apparemment.

— OK, OK ! lâcha-t-il en se mettant à rassembler dans une même assiette les restes de nourriture.Prends mes dix minutes aussi car, contrairement à toi, princesse, je n’ai besoin de rien.

— Ah bon ? Relace tes chaussures, dans ce cas, dit-elle, vexée.Elle releva aussitôt les yeux vers Silas : pourquoi avait-elle dit cela ? Que signifiait cette

remarque ? Visiblement aussi surpris qu’elle, il laissa couler et se contenta de hausser les épaules.

— Ne te bile pas, la rassura-t-il d’un ton d’une aigreur évidente. C’est… un truc de Jack.Il mentait, mais Peri ne comprenait pas à propos de quoi.— Un truc de Jack ? dit-elle, une main calée sur la table.Fuyant son regard, il riva les yeux sur l’arche derrière elle.— La remarque sur l’asthme, c’est une façon de dire que tu n’as pas le moindre souvenir de ce qui

vient de se passer. C’est plus pratique que de dire : « Je ne sais pas. » Le coup des lacets, c’estprobablement un moyen de prévenir l’autre qu’il ne faut pas baisser les bras et continuer à avancer.Qu’il y a une issue.

— Un truc de Jack, répéta-t-elle sèchement.Comme il restait silencieux, elle récupéra le chapeau qu’elle trouvait si laid et s’éloigna.Elle avait passé les trois dernières années avec Jack, un homme qu’elle savait avoir aimé.

Arriverait-il un jour où elle ne souffrirait plus d’entendre ce genre de phrases énigmatiques luiéchapper ?

Foutus psys, jura-t-elle en pensée avant de jeter le chapeau à la poubelle.Silas la regardait, elle le sentait, aussi s’efforça-t-elle d’adopter une démarche plus détendue ; elle

ne voulait pas qu’il perçoive son anxiété. Pourtant, lorsqu’elle se retourna pour vérifier, il pestait autéléphone, probablement à son sujet. À mesure que sa colère s’estompait, elle ralentit le pas. Malgréla difficulté qu’il avait eue à la rasséréner, Silas était l’une des ancres les plus talentueuses avec quielle avait jamais travaillé, formateurs émérites d’Opti compris. Il avait fallu près d’un mois à Cavanapour reconstituer un rétrochronage qu’il n’avait pas vu, et Silas y était parvenu en une session.

Nous savions tous les deux ce que nous cherchions, songea-t-elle, se demandant si c’était làqu’avait résidé la différence.

Elle regarda sa paume pour y redécouvrir ses pattes de mouche étrangement familières. Plus letemps passait, moins elle avait de chances d’oublier leur rendez-vous.

Quoi qu’il en soit, elle avait six cents billets en poche et une garde-robe pour le moins lacunaire.Trop facile.Les vingt minutes de shopping qui suivirent firent quasi autant pour lui remonter le moral que le

repas offert par Silas ; qui plus était, le simulateur 3D lui avait permis d’essayer jusqu’à six tenues àla fois sans le moindre effort. Au final, ce qui lui prit le plus de temps, ce fut de trouver unresponsable qui accepte ses espèces. Après avoir salué les vendeuses éberluées mais heureuses, Peritraîna derrière elle son nouveau bagage à main plein de vêtements pour une semaine. Ses bottesclaquaient contre le sol, et elle jouait du bout des doigts avec son nouveau stylo-pendentif. Il avaitbeau être en plastique et d’une esthétique douteuse, sa simple présence à son cou la rassurait.

Son sourire s’estompa sitôt qu’elle vit Silas se lever d’un banc proche et, les mains dans lespoches, s’approcher d’elle à grands pas. Peri refréna le réflexe de porter une main à sa botte pour entirer une lame ; absente, qui plus est. Le cœur battant, elle scanna le centre commercial du regard,mais n’aperçut que des jeunes gens qui traînaient là sans dépenser le moindre sou.

— Tu as acheté une valise à roulettes ? lui demanda-t-il en grimaçant, les yeux rivés sur le bagage.— Tu m’as dit qu’on voyagerait léger, répliqua-t-elle. (Elle perçut aussitôt que quelque chose

clochait.) Que se passe-t-il ? s’enquit-elle, tandis qu’il la rejoignait et se calait sur son pas.Sans un mot, il lui prit son nouveau manteau et son bagage. Elle lui céda par habitude, mais pesta

intérieurement.— Je sais tirer une valise à roulettes, poursuivit-elle en tendant une main vers la poignée, mais

Silas changea le bagage de côté pour le mettre hors de portée.— Il y a une équipe d’intervention d’Opti dans le centre, la prévint-il.Peri hoqueta, continuant de marcher par pur automatisme sans le moindre changement de rythme ni

lancer de coup d’œil furtif derrière elle.— Non. (Elle prit le temps d’une respiration profonde.) Bill ? l’interrogea-t-elle dans un sourire,

comme si de rien était.Si Opti avait des hommes ici, nul doute qu’ils les observaient à l’instant même.Silas passa l’un de ses bras sous celui de Peri, ralentissant le pas.— Non, Allen. Il est venu avec une demi-douzaine d’hommes et de femmes costumés en vendeurs

ou hôtesses d’accueil. Je les ai vus t’observer. J’aurais dû me douter que tu étais pucée.Peri tiqua, et des frissons lui parcoururent l’échine.— Boucle-la ! Je ne suis pas un clébard !— Comment est-ce qu’ils t’ont retrouvée si vite, dans ce cas ?— Qui sait ? Tu les as appelés, peut-être ? lança-t-elle, quand bien même elle savait que c’était

faux.Il pouffa, et Peri se demanda comment elle parvenait encore à balancer sa main libre avec

nonchalance et à regarder l’air de rien la vitrine d’une boutique de macarons tout en cherchant desexplications – en vain – à la situation.

Pucée ? Opti m’a pucée ?— Quand ils ont débarqué, ils ont tout de suite su où te chercher. Les agents qui étaient dans le

centre ont disparu, donc, à mon avis, ils préfèrent nous cueillir dans le parking. C’est pour ça que jene t’ai pas appelée.

Nous ? Il a dit « nous ».Le poisson et le riz commençaient à lui peser sur l’estomac. Opti la traquait, et elle remettait son

sort entre les mains d’un homme qui avait juré de détruire tout ce en quoi elle avait jamais cru, qui nel’aiderait que jusqu’à ce qu’il ait obtenu d’elle ce dont il avait besoin pour détruire Opti. Quiarrêterait les cyberterroristes sans Opti ? Qui retrouverait les avions disparus ? éliminerait lesdictateurs sanguinaires ?

Mais, pour l’heure, elle n’avait guère que lui.— Merci, murmura-t-elle, tâchant de bâillonner sa panique. Rappelle-moi de ne pas oublier ma

valise après le combat, elle vaut plus que tous mes vêtements réunis. En tout cas, si on arrive àdisparaître assez loin, assez vite, me traquer leur prendra davantage de temps.

— Tu veux les combattre ? réagit-il d’un air déçu. Même si on arrive à sortir d’ici, il va falloirqu’on se débarrasse de ta puce ou ils nous retrouveront. On va faire ça à ma façon ; je gère.

— J’ai une saloperie de puce sous la peau et tu me dis que tu maîtrises la situation ? dit-elle, lesdents serrées, mais sans se départir du sourire qu’elle arborait pour faire bonne figure.

Deux agents d’Opti attendaient près d’un Escalator, et Silas enserra un peu plus le bras de Peri.Empêcher un drafter de faire un bond dans le temps n’était pas si difficile… et les méthodes les plusfiables impliquaient une prise de médicaments.

— Je peux t’en débarrasser, grogna-t-il. (Mais, sa colère, cette fois, ne semblait pas dirigée contrePeri.) Ici même. Tout est prêt. J’ai juste besoin que tu me fasses confiance.

Le coup de fil qu’il a passé tout à l’heure.Mais elle avait beau en appeler à son intuition pour savoir quoi faire, rien ne lui venait. Rien. Elle

n’avait pas d’autre choix que de lui faire confiance. De se faire confiance, en tout cas, car elle avaitle sentiment que Silas était honnête avec elle, quand bien même la logique lui hurlait le contraire.

— OK, acquiesça-t-elle. (Il expira, soulagé.) Mais la confiance, c’est pas vraiment mon truc…— J’avais remarqué, merci, ironisa-t-il dans un rictus discret, avant de les guider dans une autre

allée. Continue de marcher, un type qu’on surnomme l’Écureuil t’attend dans les toilettes pourfemmes.

Peri se sentit de nouveau envahie par le doute.— L’Écureuil ?Il se fout de moi ?— On a tous une identité à protéger, commenta-t-il, lui serrant le coude un peu fort. Il est sapé en

agent d’entretien, OK ? Rentre et il te débarrassera de la puce.— Comme ça, hop ? Tu veux que j’entre dans des toilettes pour me faire charcuter par un

concierge ?Silas ralentit, puis s’arrêta, et elle riva son regard au sien. Se rendait-il compte de ce qu’il lui

demandait ? Les toilettes se trouvaient près de l’entrée, et ils étaient surveillés de près par un grouped’agents postés à l’extérieur.

— On le retrouvera dans son bureau, mais seulement quand tu ne seras plus pucée. Je t’en prie,Peri… Je connais l’Écureuil depuis un bail, c’est un type de confiance.

— Je veux son vrai nom, dans ce cas, demanda-t-elle en comptant les agents au-dehors.Six… sept, peut-être.Elle se trouvait à un peu moins de vingt mètres de la porte des toilettes, et la situation lui semblait

totalement irréelle.— Impossible. Mais si ça te rassure je peux t’accompagner.Peri se tourna vers les toilettes devant la porte desquelles avait été placée une bande de sécurité.

« FERMÉ », indiquait-elle. La porte était tout de même ouverte et le battant bloqué à l’aide d’unecale.

Elle était censée s’enfermer seule dans les toilettes avec deux hommes ?— Non. Ça ira, dit-elle.Super. Et si je rétrochrone ? Si j’oublie tout, et que je cavale hors des toilettes pour filer droit

dans les bras de papa Bill ?Silas soupira et lui tendit son manteau.— Merci, lui dit-il. Je te retrouve dans cinq minutes.D’une main, il lui prit le poignet et suivit du pouce les quelques mots qu’il avait écrits sur sa

paume. Elle acquiesça, frissonnant tandis qu’elle comprenait l’implicite, à savoir que, lorsqu’elleressortirait, il ne serait peut-être plus là. Elle devrait se rendre seule chez le concessionnaire.

Je peux y arriver, merde… allez !— N’oublie pas ma valise, dit-elle.Alors, le menton fier, elle se dirigea vers les toilettes. L’un des hommes postés près de l’entrée

principale murmurait, et elle se força à ne pas le regarder et à conserver une démarche impassible.Pour autant, elle ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil en arrière tandis qu’elle se baissait pourpasser sous la bande de sécurité. Silas s’était affalé sur un banc, les jambes écartées, comme s’ilattendait quelqu’un.

— Les toilettes sont fermées, lança un Afro-Américain filiforme coiffé de dreadlocks lorsque ses

bottes claquèrent sur le carrelage fatigué. On n’apprend plus à lire à l’école ? Sortez d’ici. Je n’aiaucune envie de perdre mon boulot parce que vous ne savez pas vous retenir.

— L’Écureuil ? chuchota-t-elle, troublée par la pâleur de son visage dans le miroir.Elle déglutit et s’efforça de chasser la crainte qui se lisait dans son regard.Aussitôt, l’homme – proche de la quarantaine – soupira et cala son balai à franges contre le chariot

d’entretien. Il posa ensuite les mains sur ses hanches et l’étudia sans le moindre tact des pieds à latête. Ses yeux trop clairs n’auraient pu inquiéter Peri davantage, d’autant moins lorsqu’ilsdévisagèrent son coquard.

— Je te voyais plus grande, commenta-t-il avec un accent du Sud, de Louisiane probablement.— Pardon ? bredouilla-t-elle, peu rassurée par les taches de produits chimiques et les autocollants

sales qui recouvraient le chariot.Son inquiétude grandit lorsqu’il sortit une boîte à outils qui paraissait plus vieille encore et y

récupéra rouleaux de bandage et instruments de médecin. Peri prit son courage à deux mains etapprocha. Les paumes roses de l’Écureuil étaient d’une douceur inhabituelle pour des mains d’agentd’entretien. La porte était ouverte, mais Silas les préviendrait si quelqu’un approchait.

— Vous travaillez pour l’Alliance, lâcha-t-elle, méfiante, lorsqu’il sortit d’un étui une sorte delongue baguette. Qui me dit que ce n’est pas vous qui comptez me pucer ?

Un rictus insolent sur le visage, il lui tendit un miroir.— Je vous laisse me surveiller, alors. Ne bougez plus et écartez les bras.Elle retira son manteau et remarqua, en le posant sur un des lavabos, qu’il les avait séchés.— Qu’est-ce que c’est ? lui demanda-t-elle tandis qu’il passait la baguette un peu partout au-

dessus de sa peau.— Un détecteur de puce de mon cabinet, dit-il. (Elle voulut se retourner, mais il lui grogna de

rester immobile.) Je suis véto dans mon autre vie.Peri se renfrogna.— Opti ne puce pas ses agents. Nous ne sommes pas leurs cabots.La baguette se mit à biper, et l’Écureuil ricana.— Ouais, c’est ça.Non.Sous le choc, elle leva le miroir à main, puis se tourna dos à ceux alignés contre le mur. Le cœur

battant, elle eut le sentiment vertigineux et trop familier d’avoir été trahie. La puce se trouvait sur sonépaule, à l’endroit exact où elle s’était fait retirer un grain de beauté quatre ans auparavant.

Les salauds, ils m’ont pucée.— Réjouis-toi, au moins, ils ne te l’ont pas foutu dans le cul. Tu peux baisser un peu ton pull ?Elle se retourna, prise de panique, et il lui adressa un large sourire.— Je sais ce que je fais, statua-t-il en rangeant la baguette, avant d’enfiler une paire de gants

violets en latex. J’ai mon diplôme de médecine et mon autorisation à pratiquer. C’est mon diplôme devéto qui est en toc. C’est plus facile d’obtenir des médocs en tant que vétérinaire. Tu peux regarderce que je fais si tu veux, c’est pour ça que je t’ai laissé le miroir, hein…

Brûlant d’en finir, elle baissa légèrement son pull.— Enlevez-moi ça, chuchota-t-elle, le miroir tremblant entre ses mains.On l’avait pucée, et cela la troublait davantage encore que tout ce qu’elle avait appris depuis la

veille.

Blême, elle dévisagea son reflet. L’Écureuil lui palpa la peau de ses mains chaudes en un gesteferme des plus professionnels. Lorsqu’il trouva la puce, Peri le lut dans ses yeux : il avait relevé latête et, au travers de ses dreadlocks, avait rivé son regard au reflet de celui de Peri.

— Ce n’est pas la première fois que vous faites ça ? lui demanda-t-elle alors qu’il se tournait pourrécupérer un scalpel dans sa pochette.

— Malheureusement, non. (Les sourcils froncés, il posa une fois de plus la main sur sa peau, lanettoya, puis la badigeonna d’eau froide pour l’engourdir un minimum.) Navré, mais nous manquonsde temps pour une anesthésie.

Elle acquiesça, et il lui entailla la peau, lui coupant le souffle. Son estomac se contracta tandisqu’elle regardait le sang couler. Il poursuivit son geste, mais la douleur était supportable.

— Préviens-moi si tu as la tête qui tourne. Ce n’est pas une grosse coupure, mais les gens ont desréactions farfelues, parfois… Bon, je vais devoir appuyer.

Elle serra les dents tandis qu’il appuyait comme pour extraire un fragment d’os de sa chair.Bientôt, le miroir dans les mains de Peri tressauta : l’Écureuil venait de retirer de sous sa peau unecapsule rouge et blanche de la taille d’un grain de riz. D’un geste vif, il la déposa sur un morceau degaze.

— Voilà, dit-il en la lui tendant. Tu ne vas pas t’évanouir ?— Non.Son épaule la lançait, et s’embrasa lorsqu’il la désinfecta. La puce rouge et blanche reposait sur le

morceau de gaze au creux de sa main, hypnotique.— Ça va ?Son ton était prévenant. Peri posa le morceau de gaze sur l’étagère sous le miroir et réajusta son

pull. Le sparadrap sur sa plaie faisait une petite bosse, tel un intrus, lui rappelant ce qu’Opti lui avaitfait. Bill l’avait pucée.

— Oui, répondit-elle, bien qu’intérieurement son esprit soit en proie au chaos.Plus que cette opération sauvage, ce qui la perturbait, c’était de se rendre compte que, si Silas

avait eu raison à propos de la puce, il disait peut-être vrai depuis le début.— On va les faire courir un peu, lança l’Écureuil en rangeant ses instruments. C’est compris dans

les frais. Liz va se présenter sous peu. Ne la frappe pas, d’accord ? Ça risquerait de faire tomber tonpansement.

Le cœur battant, elle se pencha au-dessus du lavabo. Son univers entier s’effondrait, et elle n’avaitpersonne à qui se raccrocher.

Comment ont-ils pu me faire ça ?La puce reposait sur l’étagère. Elle vérifia son téléphone. Cinq minutes. Elle avait la sensation

d’être là depuis bien plus longtemps que cela. Impatiente de filer, elle récupéra son manteau.— Hé ! tout doux, lui lança l’Écureuil tandis qu’elle se dirigeait vers la porte. Il faut que tu

attendes Liz. Tu n’as pas mangé depuis combien de temps ?Liz ? Ça ne doit pas être son vrai prénom, à elle non plus.— Depuis quelques minutes, à dire vrai.— De la bouffe de centre commercial, dit-il en grimaçant. Tu as dormi la nuit dernière ?— Dans le bus, répondit-elle tandis qu’entrait dans les toilettes une femme vêtue d’une veste en

nylon bleu.— Salut, l’Écureuil ! lâcha-t-elle d’une voix faussement enjouée, son expression glaciale sitôt que

son regard se posa sur Peri. J’espère que tu ne me fais pas perdre mon temps, dit-elle d’un ton sec.— Ne commence pas, lâcha l’homme, cinglant, en terminant son rangement. Si tu ne veux pas nous

aider, il ne fallait pas venir.— Oh ! mais je vais vous aider. Je veux juste qu’elle sache que ce n’est pas pour elle que je le

fais, mais pour Silas. (Elle retira son manteau et le tendit à Peri.) Je lui en dois une.Peri se raidit lorsque la femme lui arracha le sien des mains, un regard enchanté sur le visage.— Si tu fais du mal à Silas, je te traquerai comme un chien enragé, la menaça Liz en enfilant le

manteau de Peri, tout sourires. Oh ! pas mal… S’ils te chopent, je le garde, celui-là.— Je lui ai déjà sauvé la vie une fois, et je n’hésiterai pas à le refaire au besoin, répliqua Peri.Je suis vraiment si petite que ça ? se demanda-t-elle.La femme et elle étaient de taille quasi identique.— Oui, après qu’il a reçu une fléchette en te sauvant la peau. Marche un peu… Tu n’as pas de

chapeau ?— Je l’ai jeté.Comprenant où Liz voulait en venir, Peri se mit à marcher devant les lavabos. Liz l’étudia d’un œil

avisé, notamment lorsqu’elle tournait.— Je ferai l’impasse sur l’épaule crispée de douleur, ironisa-t-elle. Où est la puce ?L’Écureuil l’avait déjà glissée dans un sachet en plastique avec le morceau de gaze ensanglanté.

Liz le prit, le mit dans une poche dont elle sortit un sachet de gel de silice qu’elle jeta aussitôt.— Enfile mon manteau et mon bonnet et file, dit-elle en désignant la porte du doigt. Toi d’abord.

Les agents d’Opti commencent à flipper. Ne regarde pas Silas quand tu sors. Tu crois que tu peuxfaire ça ?

Liz ricana, hautaine, tandis que le médecin aidait Peri à enfiler la veste bleue. Peri serra les dentsen enfilant l’inconfortable bonnet de laine bleu et blanc au pompon ridicule.

— Merci, dit-elle à l’Écureuil pendant qu’il réajustait sur elle la monstruosité bleue.— Ne nous remercie pas, dit-il avec un sourire moqueur. On essaie de vous faire couler.Peut-être n’était-ce pas une si mauvaise idée. Peri ne savait plus quoi en penser. La démarche

lente, elle se redressa de façon qu’on ne puisse deviner que son épaule lui faisait mal.Pourtant, affligée, elle l’était, et jamais elle ne s’était sentie aussi seule.— Tu en penses quoi ? demanda Liz au médecin.Peri, hors de leur vue et non loin de la porte et de la bande de sécurité, était encore à portée de

voix.— Que tu devrais te détendre un peu, répondit le médecin. Et que Silas devrait se reprendre un peu

et faire son travail.— Son travail ? répéta Liz d’un air moqueur. Tu t’attends à quoi ? Il déteste les drafters.— Ne dis pas de bêtises, répondit-il aussitôt, une pointe d’agacement dans la voix. Cette femme

est à moitié affamée et en pleine détresse émotionnelle, et c’est en grande partie à cause de lui. Ilconnaît bien les barrières mentales qu’Opti impose à ses drafters en matière d’autonomie, et je doutequ’il aide qui que ce soit en tentant de la pousser à la briser, elle moins que quiconque. Il a unemission, et, s’il ne s’y colle pas au plus vite, il ne nous restera bientôt que nos yeux pour pleurer.Même Peri, nous l’aurons perdue.

Adossée au mur, Peri se figea, prise entre deux mondes sur le seuil de toilettes déglinguées : Optid’un côté, l’Alliance de l’autre, chaque camp lui servant ses mensonges. Des barrières à son

autonomie ? Que voulait-il dire ? Qu’Opti l’avait conditionnée à croire qu’elle était incapable desurvivre sans aide extérieure ? De fait, elle avait l’habitude de travailler en équipe, mais cela nevoulait pas forcément dire qu’elle ne pouvait pas assurer en solo !

Pourtant, elle repensa à Silas qui lui tendait des billets, lui achetait à manger, lui offrait unechambre dans laquelle se reposer. Pire que cela, il y avait ces TPM qu’elle risquait après chaquerétrochronage traumatique si personne n’était là pour reconstruire sa mémoire. Le pouls affolé, elles’emmitoufla dans sa nouvelle veste de nylon bleu. Si Opti avait des agents sur place, jamais elle nepourrait accéder au fameux bureau de Charlotte. Jamais. Pourtant, il fallait qu’elle apprenne ce quis’était passé ce soir-là, et avant que la scène de crime soit nettoyée de fond en comble. Où était cebouton qu’elle avait aperçu durant ce flash-back habité par le spectre de Jack ? Comme tous lestalismans, il contenait un souvenir. La vérité sur ce qui s’était passé, peut-être.

— C’est la meilleure chance que nous ayons depuis cinq ans de faire couler Opti, et il fout tout enl’air parce qu’il refuse de lui payer un repas ? reprit le médecin, et Peri sentit monter en elle un accèsde colère. Quelle connerie ! Dis à Silas de ravaler son aigreur et de faire son boulot. Il n’en a quepour une semaine, il ne va pas en crever…

Furieuse, Peri baissa avec violence la bande de sécurité, qui se décrocha et tomba aussitôt sur lesol. La tête haute, elle avança à pas rapide dans le centre commercial, faisant fi de tout et de tout lemonde. Elle ne vit pas Silas tandis qu’elle passait devant des agents d’Opti davantage concentrés surun écran vidéo que sur ce qui se passait devant eux. Ils s’en mordraient bientôt les doigts.

Elle serrait le poing pour dissimuler les mots qui lui permettraient, en cas de rétrochronage, deretrouver Silas. Elle n’irait pas chez le concessionnaire, de toute façon.

Elle rentrait chez elle.

Chapitre 16

Silas était avachi sur le banc du centre commercial, ses longues jambes tendues et croisées auxchevilles, tandis qu’il attendait Peri. Sa tête étant rejetée en arrière, son chapeau lui couvrait lamajeure partie du visage, et cette technique lui permettait de surveiller les toilettes et l’entréeprincipale sans trop en avoir l’air. Cela ne faisait que quelques minutes qu’elle était partie, mais ilavait l’impression d’attendre depuis des heures.

Il commençait à s’impatienter lorsqu’il vit Liz entrer dans les toilettes en minaudant. Il se redressaaussitôt. Les trois agents qui faisaient mine de fumer une cigarette dans l’entrée commençaient à sedemander quoi faire, et Silas lança un regard en direction de l’arcade où des coups de feuprovenaient du jeu vidéo.

Magne-toi, Howard, se dit-il en s’emmitouflant dans son manteau. Il serait probablement plus longpour son vieil ami de gagner la confiance de Peri que de lui retirer la puce. La confiance, c’était cequi les sauverait ou les détruirait, et la prudence de Silas lui hurlait de passer à l’action. Et vite.

Fran l’avait appelé pendant que Peri s’achetait des affaires ; elle l’avait repéré en remontant lecoup de fil qu’il avait passé à Howard, le nettoyeur de l’Alliance. Avec les œillères qui étaient lessiennes, elle lui avait ordonné d’abandonner Peri de façon qu’Opti la récupère, lui lessive lecerveau, et que l’Alliance puisse reprendre la mission à zéro. Mais, pour lui, l’information était là,dans l’esprit de Peri, et tout ce qu’il avait à faire était la convaincre de le laisser la trouver. Fran luiavait accordé une dernière chance, mais s’il échouait elle se montrerait impitoyable. Silas s’inquiétade plus belle lorsque de nouveaux agents – seuls ou en binôme – s’approchèrent de l’entrée. De touteévidence, ils s’apprêtaient à débouler en nombre ; le temps pressait.

— Enfin, murmura-t-il en apercevant Peri du coin de l’œil.Elle était méconnaissable avec cette veste de nylon bleue et le bonnet de laine bleu et blanc de Liz

fiché sur la tête. Cette tenue moins branchée lui donnait l’air d’être plus petite, plus vulnérable. Il luisuffisait de la regarder pour comprendre qu’elle était sous le choc, qu’elle avait perdu jusqu’à sadernière once de confiance en elle. Sa grâce naturelle, en revanche, était sauve, et Silas se demandace qui se serait passé si elle n’était jamais tombée de cette balançoire et était devenue la danseusequ’elle avait toujours rêvé de devenir.

Mais c’est une danseuse, se reprit-il en pensée.Elle dansait avec la mort, et, si elle ne tenait pas le rythme, la Faucheuse arrêterait la musique.Retenant son souffle, il vit les agents à l’entrée la laisser passer, focalisés sur l’écran d’une

tablette où, sans nul doute, devait clignoter le signal de la puce. Elle ouvrit la porte vitrée, lesdévisagea d’un regard par-dessus son épaule… et disparut.

Culottée, commenta-t-il, soulagé, en regardant sa montre. Liz et lui les attireraient à l’intérieur ducentre commercial, le leur feraient traverser jusqu’à l’entrée sud, puis abandonneraient la puce dansun bus, avant de rebrousser chemin. Pendant ce temps, Peri serait probablement en train de s’extasierdevant le dernier modèle de bolide disponible à Détroit, la demoiselle ayant un faible pour les bellesvoitures.

Pas si vite, songea-t-il en se relevant sitôt qu’il vit Liz traverser à grands pas l’allée où se

trouvaient les restaurants. Peri ne marchait jamais aussi vite, même lorsqu’elle était en retard,convaincue que, lorsqu’on était quelqu’un d’important, ce n’était pas à vous de vous dépêcher maisaux autres d’attendre. Liz balançait trop les bras, pas assez les hanches. Le manteau qu’avait achetéPeri était un peu trop lâche pour elle. Ses épaules, qui plus est, n’étaient pas assez larges pour cemodèle haute couture. Si Liz n’avait pas la classe de Peri, personne d’autre que lui ne semblaitcependant y prêter attention.

Tous les agents d’Opti avaient le regard braqué sur elle comme elle s’approchait de lui et sonpouls s’accéléra tandis qu’il faisait pivoter la valise de Peri.

— Qu’est-ce que tu lui trouves, sans déconner ? lui lança Liz en s’arrêtant devant lui, le visagerayonnant. Cette fille est une vraie plaie.

Silas serra les dents.Vrai.— C’est compliqué, se contenta-t-il de dire en lui posant une main sur l’épaule pour l’orienter en

direction de l’entrée sud.Liz jeta un coup d’œil derrière eux en faisant mine de réajuster son nouveau manteau.— Ah ? Tu aimes vraiment les flippées sarcastiques et paranoïaques capables de tuer un type avec

un stylo à bille, alors ?— Toi, je t’aime bien, non ? Bon, le mieux pour nous, ça va être l’entrée sud.— Là où il y a des travaux ? OK.Liz se mit à marcher à son côté, et il ne put s’empêcher de remarquer que sa foulée était plus petite

que celle de Peri. Il dut redoubler d’efforts pour se caler sur son pas ; étrangement, avec Peri, cechangement de tempo ne l’ennuyait jamais.

— J’y crois pas, tu trimballes encore sa valise, lâcha Liz, sa gaîté presque moqueuse devantl’inquiétude manifeste de Silas. Depuis Détroit, tout de même…

— Elle vient de l’acheter. Sur mon conseil, répliqua-t-il, car sans trop savoir pourquoi il ressentaitle besoin de la défendre. (Liz prit un air surpris et supérieur.) Elle n’a pas mis le nez dans sapenderie depuis trois jours, ajouta-t-il, et le visage de Liz s’assombrit.

Trois jours avec les mêmes chaussettes, et je me jette sur mon portefeuille pour allonger lamonnaie… Quel trou du cul…

— OK, trois jours, c’est long, acquiesça Liz tandis qu’ils fendaient la foule en direction de l’entréesud. Mais la valise… Tu lui as filé combien ?

— Arrête un peu, pesta Silas en rougissant.Deux cents billets lui auraient suffi, mais six cents l’avaient rendue heureuse.— Howard pense que tu devrais commencer à agir davantage en ancre qu’en ex-petit ami, dit-elle,

cinglante. Mon point de vue, c’est que tu devrais surtout cesser de jouer les paillassons.— Liz, arrête, répéta-t-il, inquiet du nombre d’agents d’Opti présents à la porte sud : trois, plus un

autre qui appelait des renforts par téléphone. Si ça commence à partir en vrille, tu décampes.— Je n’ai pas fait le voyage pour déguerpir au moindre bruit de pétard.Silas dut se contenir pour ne pas la secouer ; cela n’avait rien d’un jeu. Peri l’attendait, et s’il se

faisait cueillir elle attendrait seule chez le concessionnaire.— Si ça merde, tu fuis, point, ordonna-t-il, péremptoire. Je ne pourrais pas nous sauver les miches

à tous les deux.— Je peux me débrouiller toute seule, tu sais ? dit-elle.

Silas ne put s’empêcher de sourire car c’était exactement ce que lui aurait rétorqué Peri.— Je te tiens la porte, dit-il lorsque Liz accéléra le pas. C’est ce que je fais avec Peri.— La petite princesse…Liz leva les yeux au ciel, puis ralentit pour laisser passer Silas. Une main sur la porte, l’autre sur

la poignée de la valise de Peri, il s’arrêta une seconde.— Ça, c’est le moins qu’on puisse dire.Liz eut un regard mauvais.Silas ouvrit la porte, et ils sortirent dans le crépuscule naissant. Il balaya l’endroit du regard, se

demandant s’ils pourraient tirer profit de la zone de travaux grillagée. Liz restait silencieuse, lementon levé, tandis qu’elle étudiait un à un les agents.

— J’en compte trois, annonça Silas, dont la valise cahotait sur le trottoir accidenté.— Cinq, le corrigea-t-elle. Et d’autres arriveront bientôt. Ils la prennent pour Wonder Woman,

bordel ?— Exactement, répondit-il, le cœur tambourinant dans la poitrine. Agents en approche à deux, cinq

et huit heures.— Merde ! (Liz raccourcit sa foulée, et il abandonna l’idée de caler son pas sur le sien.) Je

pensais qu’on arriverait à aller un peu plus loin.— Personnellement, je suis déjà surpris qu’on ait réussi à passer la porte. (Silas regarda les trois

gardes droit dans les yeux, un à un, les alertant avant même que le combat commence.) Je vaist’ouvrir la voie ; flingues ou pas, ils ne voudront pas te tuer de toute façon.

Pas tant qu’ils pensent que tu es Peri, en tout cas.— Silas…— Fais gaffe aux fléchettes, OK ? (Les trois agents n’étaient plus qu’à quelques mètres d’eux et,

boosté par l’adrénaline, Silas sentit ses muscles se tendre à lui en faire mal.) Fuis ! hurla-t-il en lapoussant devant lui.

Liz poussa un hurlement rageur et courut droit devant elle. Silas fit tournoyer la valise de Pericomme un marteau olympique et, un sourire rageur aux lèvres, la projeta en direction de l’agent verslequel courait Liz. Le projectile percuta l’homme de plein fouet, et il s’effondra au sol d’où, dans ungrognement, il tenta en vain d’attraper les pieds de la fuyarde.

— Ne t’arrête pas ! hurla Silas avant de se retourner, furieux, lorsqu’il sentit une fléchette se ficherdans sa jambe. Bonne nouvelle, grogna-t-il.

Au moins, ils ne tiraient pas à balles réelles. Il arracha la fléchette. Déjà, sa jambe s’engourdissait,mais il pouvait encore tenir debout.

— Pas de sédatifs, j’ai dit ! entendit-il Allen hurler dans la radio de l’un des agents. (Ilscommençaient à l’encercler tel un fauve, en attendant des renforts.) Pas de sédatifs ! Je ne peux pasinterroger un type sans connaissance ! Bordel ! je bosse avec des ceintures blanches ou quoi ?

Allen.Silas décida aussitôt de changer de tactique : il allait se laisser prendre. Lui aussi voulait lui

parler. Il sourit à pleines dents tandis que les trois agents se lançaient les uns les autres des regardsconfus. Ils devaient l’attraper vivant et conscient ? Lui n’avait pas les mêmes impératifs. Il jeta lafléchette au loin, puis s’échauffa les poignets, prêt à se battre.

— Vous avez entendu le monsieur ? dit-il en cherchant du pied une prise sur le sol. Un volontairepour le premier round ?

Comme personne ne semblait vouloir se dévouer, Silas gronda et se rua sur le plus petit des trois,le percutant en plein ventre à la manière d’un rugbyman et le propulsant dans les airs. Il se tourna,bien décidé à en prendre un autre d’assaut, mais ils étaient déjà sur lui et tentaient de le plaquer ausol. Il se débattit, mais l’un d’entre eux lui avait pris un bras qu’il lui bloquait maintenant dans le dos.Bientôt, on lui immobilisait aussi les jambes.

— Menottez-le ! hurla un agent.Silas grimaça en sentant le métal lui enserrer un poignet. D’un geste nerveux, il projeta le type à

terre.— Maintenez-le au sol, merde ! hurla un autre agent.Silas sentit ses poumons se vider lorsque deux autres agents lui tombèrent dessus. Il lança un coup

de coude en plein visage à l’un d’entre eux, mais ils parvinrent finalement à lui coincer l’autre brasdans le dos.

— Barrez-vous ! hurla-t-il et, une seconde plus tard, ils l’abandonnèrent tous mystérieusement surle bitume.

Décontenancé, il parvint tant bien que mal à s’asseoir. Six hommes l’encerclaient, tous vêtus decostumes noirs. L’un avait le nez en sang, un autre le visage rouge tant il peinait à respirer. Tous, entout cas, semblaient furieux dans leurs costards tachés de poussière et de graisse.

Lui-même saignait du nez. Il s’essuya sur son épaule, mais l’un des agents la lui tira en arrière pourl’empêcher de bouger. Il suivit ensuite leur regard : Allen clopinait, lent et pathétique, entre lesvoitures garées là, une main bandée et une béquille sous l’aisselle pour soulager son genou gauche.Menotté, Silas serra les poings. Sa tête le lançait.

— Il s’est pris une fléchette, annonça le plus massif des agents, haletant, tandis qu’Allen s’arrêtaitprès du groupe et toisait Silas du regard. Désolé, monsieur.

Silas haussa les sourcils, amusé, tandis qu’Allen observait un à un les gardes en train de réajusterleur costume.

— Qu’importe, dit-il, et Silas pesta. Ça l’a à peine ralenti. (Allen releva la tête et scruta le restedu parking dans lequel d’autres agents invitaient les curieux à poursuivre leur chemin.) Tu peux telever ? demanda-t-il à Silas.

— Va te faire mettre, l’injuria Silas d’une voix douce et moqueuse, son menton douloureux là où ilavait cogné contre le trottoir.

Allen gloussa.— Relevez-le, ordonna-t-il, plein d’assurance, et deux agents remirent debout un Silas vacillant. Je

veux son téléphone, son portefeuille… tout ce qu’il a sur lui. Où est le fourgon ?Silas se tint là sans faire le moindre geste tandis qu’ils le fouillaient : plus ils se concentraient sur

lui, moins ils s’occupaient de Peri. De plus, un sentiment de satisfaction teinté d’anxiété l’envahitlorsque Allen trépigna – geste d’agacement comique pour un homme armé d’une béquille – etdemanda à un agent proche pourquoi le fourgon mettait autant de temps à arriver.

— Comment ça, filmé ? sembla répéter Allen, manifestement hors de lui à la vue d’un passant quifilmait la scène pour la mettre au plus vite sur YouTube. (Un agent prit son téléphone, le brisa endeux, et le gamin se mit à geindre.) On s’était arrangé avec les flics pour éviter ça !

— Affirmatif, monsieur. Un coup d’un groupe de guérilleros de la liberté d’expression. J’ai faitvenir une voiture au plus vite.

— Bordel ! c’est pas vrai… (Renfrogné, Allen se tourna vers les mobil-homes installés près du

chantier.) Aucune envie de retrouver une vidéo de notre entrevue sur le Net. Qu’on m’ouvre cesmobil-homes. Denier, avancez ou on vous déplace nous-mêmes.

Les mains menottées dans le dos, Silas avança d’un pas lent en direction du chantier. La porte dugrillage s’ouvrit en raclant le sol. Silas aperçut un pistolet à la ceinture d’Allen. Il le lui prendraitquand il s’enfuirait. Il attendit patiemment qu’un agent ait gravi à la hâte les quelques marches demétal et soit entré dans le préfabriqué délabré.

— On entre, ordonna Allen à l’assemblée des agents lorsque son homme eut sorti la tête par laporte pour annoncer que le bâtiment était sécurisé.

Silas entra, la foulée lourde, et découragea d’un regard noir l’agent en bas des marches de l’aiderà les monter. Son humeur en prit un coup sitôt qu’il découvrit le plafond bas et la crasse quirecouvrait le mobilier du mobil-home.

— Mettez-le ici, ordonna Allen, et deux agents le calèrent dans un fauteuil à roulettes placé devantun bureau désordonné, puis, afin d’entraver au maximum ses mouvements, ils le poussèrent contre unclasseur ignifugé inamovible pourvu d’un tiroir grillagé. Silas s’adossa au maximum contre lefauteuil, les poings serrés.

— On piste toujours la fille, annonça l’un des agents. (Allen soupira et s’assit sur le bureau.) Ellese dirige vers l’est, ajouta-t-il en lui montrant sa tablette. Elle se déplace rapidement.

Allen y jeta un coup d’œil, puis détourna le regard.— Laissez tomber, dit-il en tirant son téléphone d’une des poches arrière de son jean, puis en y

cherchant une application. Ce n’est pas Reed.Eh merde !— Monsieur ? s’en étonna l’agent en laissant pendre sa tablette.Silas y vit un plan de la ville sur lequel avançait un point rouge.— Ce n’est pas elle, répéta Allen en adressant à Silas un regard suffisant. N’est-ce pas ?Donc Peri est toujours en liberté, se dit Silas.Mais son soulagement se mua bien vite en inquiétude. Combien de temps l’attendrait-elle ? Une

heure ? Le préfabriqué n’était qu’à quelques minutes du concessionnaire.— Dehors, ordonna Allen lorsque le mobil-home tangua, ballotté par l’arrivée de deux agents qui

s’immobilisèrent aussitôt. Toi, dit Allen en tendant à l’un des trois agents restants le téléphone et leportefeuille de Silas, va remercier la sécurité du centre commercial. Dis-leur que nous tenons nossuspects et que nous leur lâcherons les basques dans cinq minutes. (Le front barré par un rictus dedouleur, il se tourna vers les deux autres agents.) Vous deux, allez me chercher cette foutue voiture. Jela veux ici dans cinq minutes ! hurla-t-il, le visage rubicond. Pas dix, pas six : cinq !

Les agents se dirigèrent vers la porte encore ouverte, et Allen alluma sa radio.— Je suis dans un mobil-home du chantier, sortie sud, annonça-t-il d’un ton amer. Je veux un

périmètre de sécurité de quinze mètres autour. Tout de suite.Les yeux rivés sur Silas, il sortit son pistolet de son holster et le posa sur le bureau, avant de

lâcher un soupir de soulagement. Comme les agents rechignaient à sortir, de peur peut-être de lelaisser seul, il les chassa d’un geste de main.

— Filez, ordonna-t-il. Il est menotté et attaché à un classeur de deux cent cinquante kilos.Ils sortirent d’un pas peu convaincu, puis refermèrent la porte derrière eux en maugréant dans leur

barbe.— Enfoiré de lèche-cul, commença Silas, peu séduit par la façon dont avait changé ce type qu’il

avait côtoyé dans une autre vie.— La ferme ! répliqua Allen en éteignant sa radio.— Comment t’as pu lui faire ça ? murmura Silas en se penchant autant que possible en avant.Il avait presque démasqué la supercherie quand Allen s’était présenté dans le bâtiment médical

d’Opti en se faisant passer pour l’ancre de Peri. Son physique mince et athlétique était convaincant,mais ses techniques de défragmentation demeuraient bien trop lacunaires pour que Silas y croie.Qu’il soit parvenu à prendre aussi vite du galon au sein de la hiérarchie d’Opti avait quelque chosede hautement suspicieux.

— Je t’ai dit de la fermer, repartit Allen en posant son téléphone de façon que Silas puisse voir leretour d’une des caméras de sécurité piratée du centre commercial, braquée sur le mobil-home.

Silas resta silencieux, ses éraflures au visage battant au rythme de son pouls erratique tandisqu’Allen et lui observaient les hommes postés en dehors du mobil-home s’éloigner à une quinzainede mètres. Pratique, niveau discrétion. Les changements chez Allen allaient bien au-delà de sesbandages. Il avait les épaules plus assurées, et ses boucles noires étaient coupées plus court. Ladouleur rendait son visage allongé plus long encore, mais il était aussi athlétique et recouvert decicatrices qu’autrefois. Et la monture de ses verres de sécurité était toujours de ce même plastiquenoir qui faisait des merveilles pour éloigner les femmes et qu’il qualifiait de lunettes contraceptives.Non qu’il n’aime pas les femmes, il préférait simplement en jouir à sa convenance.

— Comment ça va ? Je suis sérieux, lui demanda Allen, les épaules tombantes pour mieux luimontrer comme il souffrait. (De toute évidence, il évitait les antalgiques, une précaution des plusavisée vu qu’ils interféraient avec l’aptitude des ancres à repérer les rétrochronages.) Ils ne t’ont pascogné si fort que ça, si ?

Trempé et crasseux après la rixe dans le parking, Silas fusilla Allen du regard.— Tu n’es qu’un putain d’enfoiré.Allen se renfrogna.— Cinq minutes, c’est tout ce dont nous disposons. Tu veux les passer à m’expliquer pourquoi je

suis un trou du cul de première ou tu préfères qu’on papote de la meilleure façon de régler ceproblème ?

— J’y étais presque, lâcha Silas d’un ton sec, sentant la colère monter en lui. J’allais y arriver.Elle avait les infos dont nous avions besoin, et tu lui as lavé le cerveau. Pourquoi est-ce que personnene m’a prévenu ?

Allen regarda par la fenêtre crasseuse.— Parce que tu as bazardé le fourgon de Matt à la flotte, peut-être ?— Ne joue pas au plus malin avec moi, sac à merde.— C’est pour lui sauver les miches que je lui ai lavé le cerveau, se justifia Allen d’une voix

chargée de culpabilité en se tournant de nouveau vers Silas. Quand c’est arrivé, tu étais déjà parti etje n’avais aucun moyen de te prévenir. Et puis nous avons encore une chance de nous en sortir ; Franveut que tu la laisses filer. Je suis d’accord avec elle. Il faut qu’elle retourne auprès d’Opti.

— La seule raison pour laquelle tu lui as lavé le cerveau, c’est parce que tu l’avais enfin près detoi ! lança Silas d’un ton accusateur.

Allen rougit, et Silas comprit qu’il avait vu juste.— Je n’avais pas le choix ! répliqua Allen en se laissant glisser au bas du bureau. Bordel, Silas !

elle était en train de crever ! Elle crevait dans mes bras, et elle refusait de rétrochroner ! Bill savait

que c’était une agente dormante de l’Alliance. Il le savait probablement depuis le début. Si je luiavais pris moins de trois ans, ils m’auraient soupçonné.

Peut-être.Silas s’apaisa un peu quand il se rappela combien ils avaient estimé que leurs chances de réussite

étaient faibles au début de l’opération, cinq ans auparavant.— Bill ne sait pas qui elle est, maugréa-t-il.— Si, le contredit Allen en étirant son genou avec précaution. C’est pour ça que Jack n’arrêtait pas

de lui laver le cerveau : moins elle en savait, plus elle était productive.— Comme toi, en somme, répliqua Silas, méprisant.— Non, pas comme moi. (Allen fronça les sourcils et se mit à regarder dans le vide.) Ce crétin n’a

rien trouvé de mieux que de la flinguer pour la pousser à rétrochroner. Mais vu l’intuition de Peri…— Elle ne l’aurait jamais accepté comme ancre, nettoyage mémoriel ou pas.Le regard de Silas se perdit lui aussi dans le vide. Ses liens trop serrés endolorissaient ses

épaules. Peri était une vraie emmerdeuse, certes, exigeante et capricieuse, mais il avait confiance enson intuition plus que tout et, acculé, il ne confierait ses arrières à personne d’autre plus qu’à elle.Aujourd’hui encore.

Il releva les yeux vers Allen.Aujourd’hui tout particulièrement, même.— Alors, tu l’as laissée le tuer, l’accusa Silas. Tu savais que tu serais le seul à pouvoir lui servir

d’ancre.Allen lui adressa un regard noir.— Je me suis dit qu’en gagnant sa confiance on aurait peut-être une chance de réussir notre coup.

(Il se redressa avec raideur, transférant tout son poids sur sa jambe valide.) Le gouvernement saitqu’Opti est rongé par la corruption, mais il a besoin de l’organisation comme une éolienne a besoinde vent. Il a mandaté Bill pour retrouver la liste, ce qu’il a fait – sans surprise – en profitant del’occasion qu’il a eue de la modifier. Peri a découvert qu’elle était sur la liste originale et a réagicomme on pouvait s’y attendre, à la Peri.

Silas acquiesça, agacé par le sang qui coagulait sur son visage. C’était ce qui s’était passé, et, aufinal, Peri avait rétrochroné et tout oublié.

— Qu’est-ce qu’on fait, alors ?Allen recala ses lunettes sur son nez.— Bill a la liste, mais Jack a gardé la puce sur laquelle se trouve le nom de tout le monde. C’était

son assurance vie. Bill a déjà retourné leur appartement du sol au plafond, sans succès. La puce n’estpas non plus dans sa Mantis, pas plus que dans la chambre d’hôtel où ils ont séjourné. Ni Peri ni Jackne l’auraient détruite. Est-ce que Peri t’en a parlé ?

Silas renâcla et se redressa sur son siège, faisant cliqueter ses menottes.— Non. Mais ce n’est pas étonnant puisque tu l’as renvoyé trois ans en arrière, à l’époque de sa

première ancre. Mon avis, c’est que tu commences à te sentir un peu trop bien dans tes baskets, Allen.Tu aimes avoir un pied dans chaque camp. Et tu aimes que Peri te connaisse, alors qu’elle ne sait plusrien de moi.

Allen se pencha vers lui, rageur.— Oh ? Et c’est pour ça que tu lui paies à bouffer, des sapes et que tu refuses de la lâcher dans la

nature quand Fran elle-même t’ordonne de le faire ? Peri ne sait rien, et je suis à deux doigts de

boucler l’affaire ! lâcha-t-il, mimant un centimètre de l’index et du pouce. Si j’arrive à récupérer Periet à bosser avec elle, je pourrai trouver qui arrose Bill. J’ai une chance de découvrir qui tire lesficelles dans les hautes sphères. Je sais que le plan c’était que ce soit elle qui le découvre, mais j’ysuis presque ! Encore un effort, et on pourra tous en finir avec cette merde !

Silas plissa les yeux, sa pommette l’élançant. Il n’avait jamais été capable de savoir quand Allenmentait, c’était Peri qui s’en chargeait chaque fois. Il posa les yeux sur les doigts et le genou cassésd’Allen.

Toute absente qu’elle soit, autant faire confiance à Peri là-dessus…— Peri n’aime pas qu’on lui mente, lâcha Silas en levant les yeux vers Allen, qui semblait attendre

sa réaction.— C’est le moins qu’on puisse dire, marmonna celui-ci, las, en recalant une fois de plus ses

lunettes sur son nez aquilin. Tu penses que j’ai agi comme ça pour être près de Peri ? Chaque fois queje la touche, je panique à l’idée de déclencher un souvenir que j’ai oublié de défragmenter. Elle saitque je lui mens, mais pas à propos de quoi.

Allen craint des fragments récalcitrants, et tout ce dont elle se souvient à mon propos, ce sontdes blagues entre nous à propos de crises d’asthme et de lacets de chaussures…

Silas se fit plus suspicieux encore.D’un geste mal assuré, Allen tira d’une poche de sa veste un carnet qu’il posa sur le bureau.— Je ne tiens pas particulièrement à ma position bâtarde chez Opti, non, mais je commence à me

poser la question pour Peri.— Tu as lu son journal ? pesta Silas, les lèvres retroussées.— C’était soit moi, soit Bill, se justifia Allen. Je lui ai dit que ça m’aiderait à la convaincre que je

suis son ancre, mais mon but était surtout de tomber sur une preuve quelconque de la corruption quironge les rangs d’Opti. Quelque chose dont on puisse se servir pour les faire tomber.

— Et ?Allen secoua la tête.— Rien. Si elle archive ses découvertes, ce n’est pas là-dedans.Ils étaient dans l’impasse ; il fallait qu’il sorte d’ici. Peri n’attendrait pas des heures.— Elle a changé, Silas, lui dit Allen, le ramenant à la réalité du mobil-home crasseux. Tu veux

savoir ce que j’ai conclu de ma lecture ? Que Peri apprécie un peu trop son boulot. Ce qui se passedans sa tête, nous n’en savons rien, sortie de ce qu’elle veut bien nous en dire ou de ce que nousparvenons tant bien que mal à deviner. Qu’est-ce qui nous dit qu’elle ne travaille pas avec Bill àl’identification puis à l’assassinat des chefs de file de l’Alliance ?

— Tu dérailles ?Pourtant, Peri était bien une tueuse. Elle ne s’en souvenait peut-être pas, mais elle avait déjà

fauché des vies.Un tic nerveux contracta l’une des paupières d’Allen.— Fais attention. Elle a changé, et j’aime autant que tu le saches.La remarque impromptue de Peri concernant son poisson revint en mémoire à Silas, et il grogna.— Pour avoir changé, elle a changé, oui. Quand est-ce qu’elle a appris à cuisiner, bordel ?Manifestement heureux qu’ils aient enfin changé de sujet, Allen sourit.— Tu ne savais pas ? Bill a imposé la cuisine comme anxiolytique chez Opti. Il paraît qu’elle est

devenue plutôt douée…

— Tu as hâte de goûter à ses petits plats, hein ? lâcha Silas, aigri. De prendre la place de Jack.Elle t’a demandé de dormir sur le canapé, non ? Tu n’auras jamais plus que ça ; elle n’a pas lamoindre confiance en toi. Pas étonnant qu’elle t’ait pété les doigts.

Le visage d’Allen s’assombrit.— Ce n’est pas moi qui l’ai embarqué dans cette histoire d’amnésie. Elle voulait faire couler Opti,

et j’ai accepté de l’aider. Je suis toujours de son côté.Silas se pencha en avant à s’en faire mal au bras.— Tout ce que tu recherches, Allen, c’est la gloire. C’est tout ce que tu as toujours voulu, et tu as

profité de cette même addiction chez elle pour y parvenir à moindres frais. Tu t’es servi d’elle. Tul’as convaincue qu’elle avait une chance d’y arriver.

— Elle avait une chance d’y arriver, protesta Allen. (Silas se renfrogna devant cet aveu tacite.) Etc’est encore possible.

— Tu t’es servi d’elle, insista Silas. Et maintenant elle a l’esprit troué au point que lerétrochronage que tu lui as imposé n’a plus qu’à choisir sa galerie pour la rendre dingue. Et ce sera tafaute, Allen. Ta faute.

— Je n’y suis pour rien ! hurla Allen en se levant, le visage rouge de colère. Elle connaissait lesrisques, et elle a accepté !

— Tu l’as poussé à le faire, insista Silas, accusateur. Et tu as effacé l’année durant laquelle je l’aientraînée.

— Avec ton accord. (Allen faisait les cent pas, sa douleur et sa maladresse avec sa béquille nefaisant que l’agacer davantage.) Tu étais là, à mon côté. Tu as tout fait pour que ça fonctionne.

— Je voulais juste éviter qu’elle y passe ! cria-t-il à son tour.Allen se rapprocha de Silas en clopinant.— Oublie-la, lâcha-t-il, l’air mauvais. La Peri que tu connaissais nous a quittés il y a cinq ans.

Elle avait choisi l’action plutôt que la lâcheté, mais il ne reste rien de sa noblesse passée. Oublie-la,Silas.

Il s’efforça de détendre sa mâchoire.— Elle m’attend en ce moment même. Vire-moi ces menottes.Allen se redressa, l’œil pétillant.— Tu l’as aidée à s’enfuir. Hors de question que je te laisse filer.— Elle m’attend, répéta Silas, les lèvres à peine entrouvertes. Retire-moi ces menottes et file-moi

ton flingue ; tu n’auras qu’à dire à tes hommes que je t’ai frappé.— Où est-elle ?Silas resta silencieux. Allen lui tourna le dos, et Silas tira sur ses menottes, le faisant sursauter.— Tu veux savoir où elle est ? À un rétrochronage d’un TPM, répondit Silas. La débâcle Tempus

commence déjà à faire des dégâts. Rien qu’en essayant de la soulager de ses tensions, hier, j’aiempêché trois mnémoflashs. Si on la laisse seule, elle va dérailler.

— Dans ce cas, dis-moi où elle se trouve, que nous puissions nous occuper d’elle.Vous occuper d’elle ? Provoquer une nouvelle amnésie, c’est ça ?Furieux, Silas tira sur les liens qui le maintenaient contre le classeur, mais le meuble trop lourd ne

bougea pas. Silas avait perdu toute confiance en Allen, et il sentit son cœur s’accélérer, son battementsourd lui martelant les tempes.

— Ne fais pas ça, Allen…

— Ils ont confiance en moi, rétorqua ce dernier, l’air soudain pressé après avoir jeté un coupd’œil à sa montre. Si tu ne me dis pas où elle est, nous sommes dans l’impasse.

— Ne fais pas ça, l’avertit Silas. (Il tenta de se relever, et Allen sursauta de nouveau, mais lesmenottes l’en empêchèrent.) Allen…

— Je suis désolé, murmura-t-il, les yeux rivés sur la fenêtre crasseuse tandis qu’au-dehors lesbruits de pas des agents en approche se faisaient de plus en plus proches. (Il serra les dents remisa lejournal de Peri dans la poche intérieure de son manteau.) Je vais faire en sorte que tu puisses le lire.Mais rien ne pourra nous rendre la Peri que nous connaissions. Si nous voulons qu’Opti coule, nousallons devoir nous en charger.

— Allen ! s’exclama Silas, furieux, tandis que l’autre clopinait vers la porte.— Où est cette foutue voiture ? cracha Allen en ouvrant la porte, avant de descendre les marches

en claudiquant.La porte se referma et, fulminant, Silas s’acharna en vain sur ses menottes. Allen mentait et Peri le

savait – son inconscient, tout du moins –, sinon, pourquoi lui aurait-elle brisé les doigts et le genou ?Il devait trouver un moyen de sortir d’ici. Le plan ne prévoyait pas qu’elle l’attende si longtemps. Ildevait voler à la rescousse de Peri avant que la personne qu’elle avait été se soit entièrementvolatilisée.

Mais comment faire, quand il ne pouvait même pas se lever de son siège ? Dans un grognement defrustration, il se recala dans le fauteuil, furieux. Allen avait toujours été le pire des roublards, mêmequand ils étaient les meilleurs amis du monde. Heureusement que certaines choses ne changeaientjamais.

Chapitre 17

Peri traversa à la hâte le parking du dortoir étudiant. Mal à l’aise dans le manteau en nylon bleubon marché de Liz, elle feignait de savoir parfaitement où elle allait. Elle savait ce qu’elle cherchait,mais ne savait simplement pas où elle le trouverait. Une vieille caisse ne disposerait pas de systèmede sécurité ou d’ordinateur embarqué assez sophistiqué pour qu’elle ne puisse le court-circuiter, et,ici, il se pourrait qu’on ne découvre pas son absence avant plusieurs jours.

La brume s’épaississait, et la température baissait à mesure que rougeoyait le crépuscule. Unebelle nuit de merde, humide et froide, se préparait à Charlotte. Elle laissa courir son index sur letournevis caché dans sa poche qu’elle avait volé dans un garage quelques minutes plus tôt. La deux-portes vert citron au toit déchiré ferait peut-être son bonheur ; avec un peu de chance, elle seraitouverte.

Gagné.Tout sourires, Peri tira la poignée et entra dans l’ignoble tacot comme si c’était le sien. De toute

évidence, c’était une voiture d’homme : une dent de requin pendait au rétroviseur et des filles nues seprélassaient sur les tapis de sol.

Et ça pue l’après-rasage, remarqua-t-elle avec une grimace tandis qu’elle retirait l’une de sesbottes et martelait la colonne de direction jusqu’à ce qu’elle se mette à craquer. Elle avait passé prèsd’une demi-heure dans un bus pour s’éloigner autant que possible du centre commercial. La veste ennylon crissait à chaque mouvement, si bien qu’elle repensait avec envie au manteau qu’elle avaitabandonné à Liz. Entre autres choses. Si elle avait su qu’elle allait tenter de trafiquer le démarreurd’une voiture, elle se serait acheté un couteau plutôt que des chaussettes. Au moins, elle avait dessous-vêtements propres et quelques billets dans son portefeuille.

Un téléphone, aussi, se dit-elle en sentant l’appareil vibrer dans sa poche arrière.Soudain, elle se sentit coupable d’avoir abandonné Silas ainsi, sans la moindre explication, mais

la façon dont Liz l’avait définie – sans la moindre concession – l’avait mise hors d’elle. Elle étaitdouée dans son travail ; elle le savait. Et elle pouvait parfaitement s’en sortir seule.

Contrariée, Peri tira sur le cache fendu de la colonne jusqu’à ce qu’il cède dans un claquement deplastique retentissant. Portant son doigt pincé par le plastique à ses lèvres, elle se tortilla pourrécupérer son téléphone. Inutile de regarder le numéro, il n’y avait guère qu’une seule personnesusceptible de l’appeler. Elle accepta l’appel d’un glissement du doigt, puis porta l’appareil à sonoreille.

— Peri, entendit-elle Allen l’interpeller d’une voix grave dont l’appareil dernier cri rendait toutesles nuances de colère.

Peri releva les yeux pour vérifier le rétroviseur, puis verrouilla les portières, sentant le sparadrapsur son épaule tirer sur sa peau tandis qu’elle tendait le bras côté passager.

— Salut, Allen. (Elle sortit de la colonne les fils électriques qui commandaient au système et lesétudia à la lumière faiblarde. Avec un peu de chance, elle n’aurait besoin que de son tournevis.) Çava, ta main ?

— J’ai un beau bandage. C’est mon genou qui m’inquiète. Mes ligaments croisés antérieurs ont

morflé. Dès que ça aura désenflé, je suis bon pour un plâtre.— Zut, alors ! se moqua-t-elle.Aucun bruit de fond à l’autre bout du fil ; impossible pour Peri de savoir si Allen se trouvait dans

une chambre d’hôpital ou dans un fourgon de surveillance.— J’ai connu pire. Le seul truc, c’est qu’en général c’est en me plantant en bécane ou en parachute.

Tu n’aurais pas dû t’enfuir.Maintenant comme elle le pouvait le téléphone contre son oreille, elle tenta de faire pivoter le

volant, sans succès.Pourquoi il faut toujours que tout soit compliqué ?— Je suppose que tu as chopé Silas, si tu utilises son téléphone.Eh merde, pesta-t-elle. Si elle ne parvenait pas à faire démarrer ce foutu système, autant

abandonner tout de suite.— Bien sûr, répondit Allen, plein d’une assurance moqueuse. Si seulement j’avais pu être là…

Nous t’aurions eue aussi. Tu es vraiment unique, Peri.Son couteau en plastique éraflait à peine les fils, si bien qu’elle se pencha pour chercher dans la

boîte à gants un objet qui puisse lui permettre de les trancher et de les dénuder. De son côté, Allenfaisait durer la conversation, signe qu’il tentait de la localiser. Leur meilleure chance étaitprobablement d’identifier l’antenne la plus proche d’elle, mais elle pouvait se tromper.

— Pourquoi cet appel, au juste ? demanda-t-elle pour couvrir le bruit du fatras de ce qui tombaitsur le sol.

Un couteau de poche scintilla dans le fouillis et elle s’en empara aussitôt, le dépoussiérant avantde l’ouvrir.

Jackpot !— Pour te donner quelques bonnes nouvelles, répondit-il, puis elle entendit une voix derrière lui.

(OK, il est dans un fourgon de surveillance. Merde !) Enfin, bonnes… surtout pour moi, en fait. Sij’étais le seul décideur, je te laisserais cavaler à ta guise, mais Bill pense qu’on peut te reformater ettout reprendre à zéro, alors… je remets le couvert.

— Me… reformater ?Le terme lui fit l’effet d’un mot étranger et, rien que d’y penser, elle frissonna. Opti pouvait

contrôler la durée d’amnésie qu’ils lui imposaient après un rétrochronage. Ils lui mentaient depuis ledébut. Et, pire que tout, la colère qu’elle ressentait maintenant avait quelque chose d’ancré en elle,comme si ce n’était pas la première fois qu’elle tirait ce genre de conclusions.

Allen m’a volé trois ans de souvenirs. Ce n’est pas son genou que j’aurais dû briser, mais samâchoire.

En rogne, elle suivit les fils du démarreur, les dénuda d’une longueur suffisante, puis les travaillaun peu.

— De mon point de vue, tu causes trop de problèmes pour valoir les efforts que nous faisons pourte retrouver. Le truc, c’est que, si je la joue intelligemment, je fais coup double : je pourrai à la foisfaire équipe avec une drafter d’exception et te sauter tous les soirs.

C’était plus qu’un coup bas. Elle tint comme elle put le téléphone entre l’épaule et la joue, tandisqu’elle frottait les fils l’un contre l’autre, toujours grimaçante lorsque le moteur se mit à rugir. Moinsque cela, ce furent les hurlements de la radio qui la firent sursauter, et elle dut lâcher le téléphonepour l’éteindre.

— Grâce à toi, Bill tient un agent de l’Alliance prêt à témoigner contre toi, la drafter corrompue,disait Allen – qui ignorait qu’elle l’avait fait tomber – lorsqu’elle porta de nouveau le téléphone àson oreille. Où es-tu, Peri ? Nous pouvons te protéger, tu sais.

Comme si j’allais le lui dire.— Silas ne me croit pas corrompue.Le moteur ronronnait, maintenant, mais, trois ans de souvenirs perdus ou pas, elle sentait que cela

faisait un bail qu’elle n’avait pas trafiqué le démarreur d’un véhicule. Une fois de plus, c’étaitprobablement son ancre qui s’en chargeait, les rares fois où cela s’avérait nécessaire.

Quelle conne !— Croire ? s’étonna Allen tandis qu’elle fermait les grilles de ventilation de façon à réchauffer

l’habitacle. Marrant, ce choix de verbe. Croire… Ce qu’il croit, ce dont il est convaincu, c’est que tul’as blousé. Ce qu’il croit, c’est que tu savais depuis le début qu’Opti était corrompu jusqu’à l’os,notamment parce que tu l’étais toi-même. Ce qu’il croit, c’est que tu n’es qu’une taupe qui gravit lahiérarchie de l’Alliance jusqu’à ce qu’elle ait une occasion de trancher les têtes de l’hydre.

Elle se raidit. Opti était une organisation corrompue, et elle avait dû le deviner avant sonrétrochronage au Tempus et le reformatage mémoriel qu’Allen lui avait fait subir. Bill, Allen…Jack ? Bon sang ! elle l’avait bien tué… Elle ne s’en souvenait peut-être plus, mais si elle avaitdécouvert qu’il était corrompu elle n’avait peut-être pas eu d’autre choix que de l’éliminer. Silas luiavait donc dit la vérité.

Et je l’ai lâché.— Nous le laisserons bientôt s’échapper, l’informa Allen, mais Peri, encore sous le choc de ce

qu’elle venait de comprendre, l’entendit à peine. Il veut se servir de toi pour faire couler Opti. (Ilpartit d’un rire désagréable.) Autant de naïveté, c’est presque touchant. Personne ne peut faire coulerOpti, trop de gros portefeuilles nous soutiennent. Le gouvernement ne pourrait pas se torcher sansnous, merde ! Alors, si tu pouvais revenir reprendre le boulot avec nous, nous n’aurions qu’àdébarrasser ta mémoire de ces derniers jours, et…

— Et va te faire foutre, connard, l’interrompit-elle. Je t’emmerde.Peri brûlait de démarrer, mais le téléphone était trop petit pour tenir correctement entre son oreille

et son épaule, et elle avait besoin de ses deux mains pour conduire.— J’avais prévenu Bill que tu dirais quelque chose de ce style, dit-il, sans paraître le moins du

monde ennuyé par la résistance qu’elle lui opposait. Réfléchis, Peri, si tu fuis, tu vas te retrouveravec tous les flics du pays au cul. Seule, tu n’es pas spécialement douée. Ce conditionnement qui terend si efficace, c’est aussi ce qui causera ta perte. Tôt ou tard, tu feras une connerie, on te chopera,tu finiras au tribunal et tu tomberas comme la criminelle que tu es, l’agente corrompue d’Opti qui atué son ancre pour dissimuler ses fautes.

— Vous ne prendrez pas le risque de révéler au public l’existence d’Opti, dit-elle, sur ladéfensive, provoquant un nouvel éclat de rire moqueur de la part d’Allen. Les citoyens nousenverraient à l’échafaud s’ils découvraient ce dont nous sommes capables.

— Raison pour laquelle nous ne ferions pas mention de tes exceptionnelles capacités. Tu es unassassin, Peri, une tueuse membre d’une organisation secrète financée par le gouvernement dans lecadre d’un projet militaire engagé dans les années 1940. C’est ce que nous dirons, en tous les cas.Nous avons toute la paperasse pour le prouver et quatre-vingt-quinze pour cent de ce qui s’y trouvesont vrais… Ce n’est pas comme si nous n’avions jamais eu à reprendre le projet à zéro, après tout.

Je ne serai le bouc émissaire de personne.Furieuse, elle retira son bonnet de laine et le jeta de côté.— Opti se relèvera de toute façon, que tu finisses en taule pour le restant de tes jours ou que tu

viennes me rejoindre pour travailler avec moi, heureuse et insouciante, et profiter de ce boulot que tuaimes tant. Et pour lequel tu es fort douée, Peri.

— J’ai besoin de temps pour y réfléchir.— Tu n’en as pas ! hurla-t-il. J’ai besoin d’une réponse avant que mes analgésiques fassent effet !Elle resta silencieuse. Hors de question qu’elle retourne leur servir de toutou qu’on lobotomise

dès qu’il prend conscience de sa servitude.Depuis combien de temps est-ce que je subis ces horreurs ? Combien de fois ont-ils effacé ma

mémoire ?— Je prends ça pour un « non », conclut Allen d’une voix étrangement satisfaite. À très vite, Peri.Il raccrocha, et Peri éteignit aussitôt son téléphone. La voiture ronronnait toujours au milieu du

parking étudiant. Elle mit le levier de vitesse en position de stationnement, se pencha sur le côté etfarfouilla dans le bazar jusqu’à ce qu’elle y déniche un stylo et un ticket de caisse jaune remis aprèsun achat de pneus. Elle nota le numéro de téléphone de Silas, puis fourra le papier jaune dans sapoche. Elle se débarrasserait du téléphone une fois sur le périphérique.

Je n’ai aucun souvenir d’avoir déjà conduit ma Mantis, se dit-elle avec regret, une grimace surle visage, tandis qu’elle posait les yeux sur le vieux poste radio AM/FM et les débris immondes quirecouvraient les sièges en vinyle usés par l’âge. On pouvait démarrer une Mantis à trente mètres àl’aide d’un téléphone ou d’un boîtier à distance. Si quelqu’un non référencé par le système s’installaitsur le siège conducteur, la voiture calait. Le bolide était vendu avec une souscription à vie à la radioSiriusXM, et pouvait grimper de zéro à cent kilomètres à l’heure en 3,2 secondes. Le moteurdémarrait dans un bruit de tonnerre qui vous réchauffait les entrailles… et elle conduisait cettepoubelle ?

Elle passa la première dans un soupir. OK, elle avait une voiture, mais se rendre à Détroit ou enapprendre davantage sur ce fameux bouton ne lui semblait plus si important… Le cœur battant, elleroula jusqu’à la sortie du parking. Dans quelques kilomètres, elle se trouverait probablement dans lerayon d’une autre antenne-relais et cela les embrouillerait sûrement. Elle ne pouvait se permettre defaire confiance à Allen ; qui plus est, son intuition lui soufflait que Silas était trop intelligent pourcroire lui aussi à ses mensonges.

— Tôt ou tard, je ferai une connerie, monsieur Allen ? marmonna Peri en filant sur la route.Mieux vaut succomber à la colère qu’à la peur, se dit-elle.Ils ne l’attraperaient pas. Il n’y avait pas plus pro qu’elle, bon sang ! Certes, elle ne se souvenait

peut-être pas de grand-chose, mais elle n’en excellait pas moins dans son boulot.Pour autant, sa plus grande force demeurait aussi sa plus grande faiblesse car, si elle rétrochronait,

aucune ancre ne pourrait lui rendre ses souvenirs. Il fallait à tout prix qu’elle retrouve Silas.— Un véto, lâcha-t-elle, se disant qu’elle devrait absolument faire une pause pour manger durant

ses recherches. Il faut que je trouve un véto spécialiste des écureuils.Les mains tremblantes, elle appuya sur l’accélérateur pour voir ce que le moteur de fabrication

nationale avait dans le ventre.

Chapitre 18

— Un écureuil, répondit Peri en prenant une voix paniquée et suraiguë tandis qu’elle brandissait etsecouait la boîte à chaussures qu’elle avait trouvée dans une poubelle de façon que la caillassequ’elle y avait fourrée frotte comme les griffes d’un rongeur. Je l’ai percuté avec ma voiture sansfaire exprès ! Je ne pouvais pas me résoudre à le laisser sur la route, et j’ai vu sur votre annonce quevous soigniez les animaux particuliers.

La jeune femme présente à l’accueil, la vingtaine passée, dévisagea la boîte, les vêtements decouturier fripés de Peri que dissimulait une veste bleue en nylon, puis son bonnet de laine blanc etbleu.

— Particuliers, oui, mais domestiques tout de même, madame… Comme les lézards ou les oiseaux.Nous n’avons jamais soigné d’écureuil.

Peri se pencha sur le comptoir sans même avoir besoin de feindre la détresse.— Il faut que vous m’aidiez ! Je crois que je lui ai cassé la patte ! C’est une femelle, je pense. Et si

elle a des petits ? Elle m’a laissée la porter, alors je pense qu’elle est plutôt douce ; elle ne vousposera pas de problème.

Peri fit glisser une fois de plus les cailloux dans la boîte. Au fond de la clinique, des chiensaboyèrent, la faisant frissonner. Pourquoi se méfiait-elle des chiens ?

La femme se redressa, hésitante.— Je vais voir s’il est disponible, dit-elle en se rendant à l’arrière de la clinique.Dans un soupir, Peri s’en retourna à la salle d’attente, non sans adresser un sourire neutre à la

seconde assistante, qui découpait les cartes « Ma visite chez le véto ! » que crachait l’imprimante. Lediplôme encadré au mur indiquait qu’elle se trouvait dans la clinique du docteur Howard Lamms, unnom qui n’était pas beaucoup moins risible, aux yeux de Peri, que l’Écureuil.

Où est-ce que je suis tombée ? songea-t-elle, de plus en plus anxieuse.Un peu plus tôt, elle avait pris un repas rapide dans une sandwicherie dans laquelle elle avait

consulté un annuaire – elle n’en avait pas vu depuis qu’elle était toute petite – pour identifier lesvétérinaires dans un rayon de vingt kilomètres. Ensuite, elle les avait classés par nombre de médecinsdans l’effectif. Seules trois cliniques n’en comptaient qu’un, et c’est par celles-là qu’elle avaitcommencé ses recherches, partant du principe que, si l’Écureuil se servait dans l’armoire àpharmacie, il n’avait pas forcément envie de devoir se justifier auprès d’un éventuel collègue.

Peri attendait à présent dans la troisième clinique avec sa boîte de cailloux. Elle n’avait pas grandespoir de tomber sur l’ami de Silas, mais, en cas d’échec, il lui restait sur sa liste six noms decliniques comptant plus d’un médecin. Que la nuit approche n’arrangeait rien à son affaire, mais cequi la préoccupait le plus était qu’Allen servait à Silas des mensonges bien plus faciles à croire queses vérités à elle.

Une porte claqua, et elle sentit une poussée d’adrénaline déferler en elle en entendant une voixfamilière dans le couloir.

— Susie ? vous pourriez aller promener Buddy, je vous prie ? Cette saleté de drone de promenadea encore des ratés. Pas moyen de le f… (La voix de Howard se fit traînante, après qu’il apparut dans

l’encadrement de la porte, les dreadlocks nouées dans la nuque, sa blouse blanche lui donnant un airinédit d’authentique professionnel.) De le faire s’envoler, acheva-t-il en posant un drone saucissonnéd’une laisse sur le comptoir, le regard rivé sur elle.

— J’ai besoin de votre aide. S’il vous plaît, lança aussitôt Peri. Il s’est passé quelque chose… deterrible.

— C’est un écureuil, docteur. Une femelle, expliqua l’assistante qui accompagnait Howard.Le silence qui s’installa dans la pièce était lourd d’incrédulité, de curiosité, puis de méfiance.— Je vais jeter un coup d’œil, finit-il par dire. (Une vague de soulagement envahit Peri tout

entière.) Salle d’examen numéro trois. Inutile de la peser. A-t-elle mordu quelqu’un ? demanda-t-ild’un ton lourd de sous-entendus. Si elle est agressive, nous serons peut-être obligés de…l’euthanasier.

— Inutile, elle est douce comme un agneau. (Peri avança, les cailloux frottant contre le carton àchacun de ses pas, et entra dans un petit couloir.) On peut s’y méprendre en la voyant, mais je pensejuste qu’elle est un peu déboussolée.

L’ensemble de leur échange était imprégné de doubles sens.Howard lui tint la porte.— Tenter d’aider un animal sauvage, c’est souvent peine perdue. En général, le plus sage est de le

confier aux autorités compétentes.— Ils la tueraient, répliqua Peri en le regardant droit dans les yeux une fois arrivée à son niveau.

Elle ne veut de mal à personne, vous savez.— Les animaux sauvages veulent rarement du mal à qui que ce soit, dégaina-t-il d’un air revêche.Il referma la porte derrière eux, et Peri jeta presque la boîte de cailloux sur la table d’examen.— Tu es dingue ? siffla Howard, furieux, en s’approchant d’elle, un détecteur à la main.— Hé ! s’exclama-t-elle avant de baisser d’un ton, prudente. (Howard la passait au détecteur.)

Vous avez déjà retiré la puce, il n’y a aucun risque.— On a très bien pu t’en mettre une nouvelle et te le faire oublier.— Je n’ai pas rétrochroné, annonça-t-elle tandis qu’il reposait le détecteur, les perles qui ornaient

ses dreadlocks cliquetant dans son dos.— Tu en es sûre ?— Oui, je… je crois, maugréa-t-elle. (Howard haussa les sourcils, anxieux.) Attendez ! lança-t-

elle quand il désigna la porte du doigt pour qu’elle débarrasse le plancher. Opti détient Silas, ilsl’ont chopé. (Howard en resta bouche bée, et elle détourna les yeux, honteuse.) Je l’ai laissé en planpour filer à Détroit. Allen m’a contactée pendant que je trafiquais le démarreur d’une bagnole, etmaintenant je…

Qu’est-ce que je fous ici ? Il ne doit pas croire un traître mot de ce que je lui dis.— Tu as volé une voiture ? s’offusqua-t-il comme s’il s’agissait de la seule chose digne d’intérêt

dans ce qu’elle venait de dire.— La voiture ? C’est ça qui vous préoccupe ? pesta-t-elle avant de froncer les sourcils en

remarquant l’ombre de pieds sous la porte. Allen m’a confirmé qu’Opti était pourrie jusqu’à l’os,chuchota-t-elle. Lui-même, Bill. (Jack ?) Il tient Silas. Il lui a même dit que j’avais tout fait pourqu’ils le capturent ; que je suis corrompue, moi aussi. Ces salauds comptent le laisser s’enfuir,sachant qu’il va tenter de se servir des mensonges d’Allen pour faire couler Opti à mes dépens. Saufqu’Opti ne tombera pas, c’est une organisation bien trop puissante. Ils vont tout me foutre sur le dos,

de façon que les suspicions de corruption finissent au trou avec moi. Howard, vous devez m’aider…Je vous en prie.

— Qui t’a donné mon nom ? lui demanda-t-il, ses yeux noirs soudain menaçants.— Le diplôme de véto encadré dans l’entrée, dit-elle, et Howard se redressa en faisant la grimace.— Allen a avoué que Bill était corrompu ?Elle acquiesça, la respiration hachée.— Ils tiennent Silas. Allen me l’a dit au téléphone.On toqua à la porte, et ils sursautèrent de conserve. Craignant que quelqu’un entre, Peri fit d’une

main du raffut sur le comptoir, renversant tout ce qu’elle y trouvait.— Elle s’est enfuie ! Oh, mon Dieu ! Je suis désolée ! hurla-t-elle.Howard lui jeta un regard noir.— Je vous demande une minute, Anne. Je vous appellerai au besoin.Peri et le vétérinaire attendirent que les bruits de pas d’Anne se fassent plus lointains et qu’elle

entame une conversation à la fois animée et plaintive avec l’autre assistante.— Tu n’as plus peur, commenta Howard en ramassant des tampons de prélèvements que Peri avait

renversés.— Je n’ai plus de mouchard sous la peau. C’est dingue ce que ça peut remettre quelqu’un en

confiance de se débarrasser d’une puce de géolocalisation. (Peri fronça les sourcils.) Je vous en prie,Howard, il faut que je retrouve Silas avant qu’ils lui farcissent le crâne de mensonges.

Détournant le regard, Howard tapota les tampons sur le comptoir, puis les rangea dans leur bocal,qu’il repoussa contre le mur. S’il avait l’air différent avec cette blouse blanche, ses mains faisaienttoujours à Peri le même effet. Howard n’était pas un homme massif, mais sa présence n’en était pasmoins imposante.

— Que crois-tu que je puisse faire, au juste ? finit-il par dire.— Vous vous fichez qu’ils l’aient capturé ? lança Peri, atterrée. Qu’ils lui mentent ? Le

manipulent ?— Bien sûr que non… mais il connaissait les risques de son action. Nous voulons tous qu’Opti

coule et, sincèrement, je me moque que vous touchiez le fond avec eux. Silas aussi.Peri eut un rictus de dégoût. Pitoyable… Lâche et pitoyable, voilà ce que le vétérinaire lui

inspirait.— Écoute-moi bien, mon grand, grogna-t-elle. (Howard sursauta, insulté.) Qui empêche les

terroristes de survoler le sol étasunien, à ton avis ? Qui arme les rebelles qui nous garantissentl’accès à de précieux puits de pétrole ? Qui enterre les magouilles de tes politiciens favoris ? Tropde citoyens, même les plus démunis, tiennent à tout cela, en dépendent de façon à pouvoir s’offrir desjouets technologiques dont ils n’ont même pas besoin, alors le fait que l’Alliance veuille faire coulerOpti commence sérieusement à me taper sur le système ! Qu’est-ce que tu crois ? Leurs fichiers, ilsles brûleront, vireront le personnel et rouvriront Opti sous un autre nom. Pour le public, nous seronsles Bérets verts, la division 6B du SEAL ou n’importe quel autre groupe d’intervention. Ce qui estsûr, c’est que je préfère croupir en enfer plutôt que de laisser Bill diriger ce nouveau service. Je nesuis pas corrompue, pas plus que l’Opti pour laquelle je bosse.

— Ah non ? s’étonna faussement Howard, les bras croisés, manifestement vexé que Peri lui aitdonné du « mon grand ».

— Je ne te dois pas la moindre explication de toute façon, répliqua-t-elle. (Quelle connerie d’être

venue ici !) Tu comptes m’aider à libérer Silas ou non ?Pensif, il s’adossa au comptoir.— Qu’est-ce que tu veux que je fasse, exactement ?Ce n’était qu’une question ; il n’avait pas encore accepté de l’aider.— Que tu me donnes de l’argent. (Il renâcla, et elle prit la mouche.) De l’équipement pour libérer

Silas, et un trajet jusqu’à Détroit pour retrouver un talisman datant de ce fameux soir où tout acommencé. J’ai besoin que Silas m’aide à récréer les souvenirs qui y sont attachés. Si nous yparvenons, nous découvrirons la vérité.

— Ces talismans, commença-t-il d’un ton sec, les perles de ses dreadlocks tintant derrière lui, nesont que des babioles sans intérêt, maintenant que ton ancienne ancre est morte.

Peri sentit son cœur se serrer, mais s’efforça de transformer la tristesse douloureuse qu’elle venaitde ressentir en colère.

— Silas a défragmenté l’un de mes souvenirs. Celui d’un événement dont il n’avait jamais ététémoin. S’il y est parvenu une fois, nul doute qu’il peut le refaire. Le talisman l’y aidera. (Dubitatif, ilentrouvrit les lèvres pour la contredire, mais elle brandit vers lui un poing furieux.) Tu vas m’aider,oui ou non ?

On toqua de nouveau à la porte, et Peri sursauta une fois de plus, sans pour autant quitter Howarddes yeux.

— Docteur ? l’appela l’assistante.Il grimaça.— N’ouvrez pas ! lâcha-t-il, revêche. Je l’ai acculée ! (Il posa les mains sur la table d’examen, les

sourcils froncés.) Une ancre ne peut pas défragmenter le souvenir d’un événement dont elle n’a pasété témoin.

— C’est quelque chose que nous faisons souvent avec les nouveaux drafters. Ce n’est pasimpossible, simplement long et complexe. (Même si ça n’a été ni l’un ni l’autre lorsque Silas y estparvenu.) Il s’est passé quelque chose dans le bureau de Global Genetics, et ce n’est pas en m’yrendant pour étudier la trace laissée à la craie autour d’un cadavre de vigile que cela va aider qui quece soit. J’ai besoin et de Silas et de mon talisman. Il faut que je me souvienne de ce qui s’est passé.

Manifestement à contrecœur, Howard retira de sa poche un téléphone vieillot et en vérifia l’écran.— C’était le plan de Silas de t’utiliser pour obtenir des informations. Je n’ai jamais été d’accord.— Merci…Le téléphone s’éteignit, et il le remisa dans sa poche.— Ce n’est pas pour ton bien que j’ai refusé, mais pour celui de Silas. Pour qu’il ne souffre pas

davantage. C’était une idée stupide, de mon point de vue. Je ne l’ai aidé que pour une seule et uniqueraison : parce qu’il devait affronter sa peine, plutôt que la laisser gonfler en lui comme un abcès.

Howard semblait avoir pris une décision, puisque d’une main il fit tomber du comptoir le bocal detampons. Peri eut beau s’attendre à l’impact, elle sursauta lorsqu’il se fracassa sur le sol.

— Anne est une petite fouineuse, maugréa-t-elle.Impatiente, Peri posa les mains sur la table d’examen.— Il me faut un véhicule qui ne sera pas identifié comme récemment volé, un garage pour

l’équipement nécessaire et quelques milliers de dollars. Un bon couteau de lancer aussi, peut-être.— Quelques milliers de dollars ? répéta Howard, les yeux ronds.— Et une brosse à dents. Je tuerais pour une brosse à dents.

Grimaçant, il se frotta les tempes, comme pris d’une migraine soudaine.— Reprends ton écureuil, dit-il en ouvrant un tiroir dont il tira un rouleau de gaze.— Tu vas m’aider ? s’enquit-elle tandis qu’il se bandait la main.— Je ne sais pas encore. Boucle-la et suis-moi.Il ouvrit la porte, paraissant soudain bien plus grand sur le seuil de la pièce.Peri prit sa boîte, la cala sous son bras, puis emboîta le pas au vétérinaire. Il s’arrêta subitement,

et elle manqua de lui rentrer dedans. Anne se tenait juste devant lui.— Nettoyez la salle trois, dit-il d’un ton sec. Annulez mes rendez-vous. Je vais aux urgences.L’assistante écarquilla les yeux.— Tout va bien ?— Juste une petite morsure, répondit-il en la forçant de sa seule carrure à s’écarter devant eux.

Mais je préfère la traiter tout de suite. (Il se retourna et fusilla Peri du regard.) Allons-y. Et gardezcette foutue boîte fermée, bon sang !

Tête baissée, la boîte coincée davantage sous le bras, elle le suivit.— Des écureuils ! hurla Howard en arrachant son manteau à la patère située derrière le bureau.

Oh ! oui, bien sûr, je vais y jeter un coup d’œil… Quel idiot ! Susan, notez, s’il vous plaît : plusd’écureuils ! Jamais !

— Tout va bien, docteur ? lui demanda la seconde assistante, qui était en train de téléphoner.— On verra demain !Howard ouvrit la porte vitrée d’un geste abrupt. Le souffle court, Peri le talonna dans l’obscurité.

Les lampadaires s’éveillaient dans le parking, et les phares qui filaient en nombre sur la route procheluisaient à travers la brume. Les mains sur les hanches, Howard dévisageait l’abomination verte quePeri avait conduite jusque-là.

— Tu as volé un tas de boue pareil ?— On ne peut pas trafiquer le démarreur des modèles plus récents, répliqua-t-elle, vexée. Ils sont

équipés de puces, entre autres choses. Si j’avais choisi une Lexus, je me serais fait pincer par lesflics dix minutes après mon départ. (Soudain, elle se sentit reconnaissante de l’aide que lui apportaitle vétérinaire.) Merci, Howard.

— Je n’ai pas encore accepté de t’aider. (Comme il se remettait à marcher, elle se hâta de lesuivre.) C’est mon fourgon, dit-il, les phares du véhicule s’allumant sitôt qu’Howard l’eût réveillée àl’aide de son boîtier à distance.

Elle trottina jusqu’à la portière côté passager. L’absence de vitres à l’arrière du véhicule la mitmal à l’aise, et elle marqua une pause, la main sur la poignée.

— Que te dit ton intuition ? murmura-t-elle.Il faisait froid sur ce parking embrumé… Soudain, elle prit sa décision, tira sur la poignée et entra

dans le véhicule, ses cailloux-écureuil glissant à l’intérieur de la boîte.Howard avait déjà pris place derrière le volant et enclenché la clé de contact quand elle s’affala

sur le siège passager. Le sol du fourgon était jonché de boîtes en désordre, et Peri ajouta la sienne àl’édifice, avant de boucler sa ceinture.

— Que tu me fasses confiance, désolé, mais ça ne fait que rendre ton histoire moins crédible à mesyeux.

Peri dégagea un sac de nourriture à emporter qui lui gênait les pieds.— Mon intuition me fait rarement défaut.

Tout avait beau se dérouler exactement comme elle l’avait souhaité, elle n’en avait pas moinsl’impression que quelque chose clochait.

— La mienne également, rétorqua-t-il en faisant démarrer le fourgon. Allez, va t’asseoir derrière,visage tourné vers la porte, princesse, si tu ne veux pas que je t’assomme, que je te couvre les yeuxou je ne sais quelle autre connerie de ce genre.

C’est une blague ?Comme il n’avançait pas, elle comprit que non et finit par retirer sa ceinture. Elle se fraya un

chemin maladroit entre les boîtes, jusqu’à ce qu’elle déniche une pile de serviettes usées, maispropres – probablement réservées aux animaux –, sur laquelle elle s’assit. Son mauvaispressentiment s’accentua lorsque Howard commença à rouler au pas jusqu’à l’entrée, puis à ralentirdans un crissement de freins pour laisser passer les voitures.

— Où est-ce qu’on va ? demanda-t-elle, sans attendre véritablement de réponse.— Dans une planque. Je refile la patate chaude à quelqu’un d’autre.Le fourgon toujours à l’arrêt, ils attendaient de pouvoir s’engouffrer sur la route, la lumière des

voitures qui défilaient devant eux accentuant les traits de Howard. Il avait l’air contrarié et martelaitle volant des doigts, manifestement impatient. Marmonnant dans sa barbe, il passa d’un geste brusqueen position de stationnement. Le feu d’autorisation de sortie venait de passer au rouge, retardant sachance de pouvoir s’engager sur la voie. Il jeta un coup d’œil par sa vitre, retira soudain l’élastiquequi retenait ses dreadlocks, puis se tourna vers Peri.

— Il y a un truc qui m’intrigue : qu’est-ce que Silas a défragmenté alors qu’il n’y avait pasassisté ?

Peri se passa la langue sur les lèvres, quelque peu déboussolée, seule à l’arrière du fourgon.— Le souvenir de mon amour pour Jack, répondit-elle, sans trop savoir si cela la servirait ou

condamnerait ses chances.Elle détourna les yeux, papillonnant des paupières. Les agents du gouvernement ne pleurent pas,

même lorsqu’ils se retrouvent déboussolés, seuls et en guerre contre leur propre camp.Howard pesta, se retourna vers le volant, puis tenta de s’engager une fois de plus sur la route,

injuriant le chauffard qui venait de fuser devant le fourgon sans le laisser passer. Effondrée, Peri setint à la paroi du véhicule cahotant, rageuse de se sentir à ce point soulagée d’avoir enfin trouvéquelqu’un pour l’aider.

— Putain de raclure, merde ! hurla soudain Howard. (Elle se tourna soudain vers lui, pensant qu’iljurait à l’attention d’un nouveau chauffard, mais il la regardait.) Tu m’as menti, et j’ai failli gober tesconneries !

— Pardon ?Peri écarquilla les yeux en apercevant à travers le pare-brise les lumières rouge et bleu familières

des gyrophares de la police en approche. D’instinct, elle avait voulu s’emparer de son stylo-pendentif, mais elle ne l’avait pas. Elle n’avait rien pour écrire.

Est-ce que j’ai touché quelque chose ? J’ai laissé des empreintes ?Non, son expérience l’avait incité malgré elle à laisser aussi peu de traces que possible sur son

passage, si bien que sa crise de panique s’essouffla bien vite.— J’aurais dû m’en douter, merde ! cria Howard dont les dreadlocks dansaient, hystériques. Silas

m’avait pourtant prévenu que tu n’étais qu’une manipulatrice sans scrupule !— Howard, tu as retiré mon mouchard, et Silas m’a filé un téléphone qu’ils ne peuvent pas

repérer : ce n’est pas moi qu’ils cherchent !Les flics, en tout cas…Les agents d’Opti ne se montreraient pas de façon si ouverte, mais il n’était pas non plus

impossible que l’organisation utilise la police locale pour les piéger.— Pourquoi ce ne serait pas toi, leur cible ? Tu crois que ton déguisement de concierge à deux

balles peut bluffer la planète entière ? lança-t-elle avant de souffler pour reprendre son calme. Il nem’a fallu que quinze minutes pour te localiser en sachant seulement que tu étais véto et que tu aimaisles écureuils… Qui te dit que Silas ne leur a pas donné quelques infos ? ou alors qu’ils vous ont suivijusqu’ici, monsieur l’agent d’entretien ! (Les voitures dépassèrent le fourgon dans un flash delumières.) Alors ? Je t’ai sauvé les miches en te faisant sortir de ton trou ! Ce n’est pas le fourgonqu’ils traquent, ils filent à ta clinique !

Le feu l’invita une fois de plus à avancer, et il s’engagea sur la route, moins furieux que terrifié àprésent.

— Je suis coincé avec toi.Se courbant autant que possible pour ne pas être vue, Peri vint s’installer à l’avant.— C’est la merde, hein ?Il fallait qu’ils dégagent de cette route saturée. Il y avait des feux à chaque croisement, et, en pleine

heure de pointe, ils n’avanceraient pas.Howard serra les dents, et la lumière des phares fit briller sur son front des perles de sueur.— Ils vont choper mon adresse, toutes mes infos personnelles…Tu piges vite, docteur.— Il faut qu’on quitte cette route ; ils vont lancer un avis de recherche pour le fourgon dès qu’ils se

rendront compte qu’il n’est pas dans le parking. En surface, les voies de circulation principales sontsurveillées sur cinquante pour cent de leur longueur, et en sous-sol les caméras couvrent le moindrerecoin de tunnel.

— Le fourgon. (Howard raffermit sa prise sur le volant.) Ils vont traquer mon fourgon.Peri soupira.— Oui. Il va falloir que tu t’en débarrasses, désolée.Il la fusilla du regard, puis porta de nouveau le regard sur la route.— Si jamais je découvre que tu es derrière tout ça…Excédée, elle se redressa dans son siège.— Si c’est ce que tu penses, alors arrête tout de suite ta saleté de fourgon et je descends, je me tire

et tu ne me reverras jamais !Tout part en vrille, bordel !Howard vira brutalement à droite et s’arrêta près d’une boutique de pneus isolée ceinte d’épaisses

broussailles. Derrière la bâtisse filait une ravine tout aussi sauvage. Un peu moins d’un kilomètre auloin, un hypermarché luisait dans la brume. Prise de court, Peri le dévisagea.

— Suis-moi, lui ordonna-t-il en empoignant son manteau. On va devoir continuer à pied.Peri ressentit un soulagement tel qu’il lui réchauffa le corps entier. Howard ne l’abandonnait pas.— Tu me crois, alors ? dit-elle tandis qu’elle scannait le fourgon du regard à la recherche de quoi

que ce soit qui puisse leur être utile.Il était déjà dehors où il retirait sa blouse, révélant son pantalon brun et la veste en laine qu’il

portait sur une chemise d’un blanc éclatant. Il ne lui manquait plus qu’un nœud papillon et le tableau

serait parfait. Le regard perçant la brume, il enfila son manteau et en remonta le col, manifestementincommodé par la pluie.

— Non, je ne te crois pas. Mais Silas te fait confiance. On va traverser le terrain vague et prendrele car au niveau de l’hypermarché. On oublie la planque et on file droit retrouver l’Alliance. Je neveux plus avoir à décider de ton sort. Je jette l’éponge.

Il claqua la portière. Comme elle n’avait plus le temps de fouiller le fourgon, elle sortit et lerejoignit au pas de course. Howard avait le dos courbé, et les chaussures habillées qu’il portait pourson boulot étaient déjà boueuses et détrempées.

— Je suis désolée, s’excusa-t-elle avec sincérité.Howard ne prit pas la peine de la regarder et ne croisa plus son regard, même lorsqu’il l’aida à

descendre dans la ravine et à traverser le ru peu profond qui serpentait tout en bas.La nuit va être longue.

Chapitre 19

Peri, de profil dans le bus, deux sacs de nourriture à la main, attendait que la femme grassouillettedevant elle ait fini d’accrocher son manteau sur le dossier de son siège. Il était minuit passé et, enraison du vin offert à bord et de l’heure tardive, le silence avait enfin envahi le car rempli de femmessurexcitées et trop habillées. Lorsqu’ils s’étaient arrêtés sur une aire d’autoroute le temps d’unepause de quinze minutes pour le chauffeur, Peri en avait profité pour filer acheter à manger. Entre lesburgers, les tacos et les sandwichs proposés, elle avait opté pour ces derniers sans la moindrehésitation.

Dès que la femme se fut enfin assise, Peri avança. Cette petite marche lui avait fait du bien, maisHoward dormait lorsqu’elle était partie, et elle s’inquiétait de sa réaction s’il s’était éveillé sans latrouver près d’elle.

Le car redémarra, mais elle n’eut aucun mal à garder son équilibre. Sans surprise, elle aperçut levisage livide de Howard, son expression d’effroi accentuée par la lumière saccadée deslampadaires. Lorsque leurs regards se croisèrent, elle brandit les sacs de nourriture en guised’explication. Il eut aussitôt l’air soulagé et quelque peu coupable.

Tanguant au rythme des cahots du véhicule, elle longea plusieurs binômes de sièges tapissés derevêtements pelucheux avant d’accéder aux places, à l’arrière du car, où ils s’étaient retirés pours’éloigner le plus possible des autres voyageurs.

— Je ne savais pas ce que tu voulais, alors je t’ai pris un sandwich au pain complet avec tout untas de trucs dedans, annonça-t-elle en s’asseyant, sa voix ne trahissant rien de son léger agacement.

Les yeux ronds, Howard se tortilla sur son siège pour retirer son téléphone de sa poche.— J’ai cru que tu avais filé…Elle lui tendit sèchement un sac.— J’ai besoin de ton aide, tu t’en souviens ?Un peu honteux, il le prit, l’ouvrit dans un froissement de papier brun, puis regarda à l’intérieur.— C’était avant qu’on apprenne que ma couverture ne valait plus tripette, merci…— Bouteille d’eau, dit-elle en lui tendant l’une de celles calées sous son bras. (Il la prit, ferma

l’interface d’accès gratuit au réseau, puis baissa le plateau fixé au siège de devant.) Et, à taconvenance… (elle sortit de son sac deux paquets de chips) vinaigre et sel ou poivre noir.

Howard sourit faiblement, son visage assombri par l’obscurité qui baignait la voie d’accès àl’autoroute.

— Poivre noir, ça ira ? demanda-t-il, et elle lui tendit le paquet.Le fait qu’il ne lui ait pas fait confiance perturbait Peri quelque peu, et elle s’assit à côté de lui, la

mâchoire crispée, tandis qu’elle déposait sur son plateau son sandwich et ses chips. Elle laissa laveilleuse éteinte, mais la lumière des moniteurs – au son coupé tandis qu’ils diffusaient un flashd’actualité – suffisait à lire l’embarras sur le visage de Howard.

— Je t’ai laissé une note, finit-elle par dire.Il fronça les sourcils.— Je ne l’ai pas vue, répondit-il. (C’était un mensonge, indubitablement.) Merci pour le sandwich.

— OK, dit-elle d’un ton sec, le bruit d’ouverture de son bouchon déchirant le silence ambiant.Howard se fit tout petit.— Je suis désolé…, commença-t-il, mais elle l’interrompit d’un geste de la main tout en avalant

une gorgée d’eau.— Pas grave, dit-elle entre deux gorgées. C’est moi, la grande méchante, de toute façon.— Hé ! je n’ai jamais dit que…, protesta-t-il, vexé, mais elle le fusilla du regard en rebouchant sa

bouteille. OK, je l’ai peut-être dit, reconnut-il, confus. Mais est-ce que tu peux vraiment me lereprocher ?

— Mange, Howard, dit-elle sèchement.Il prit aussitôt son sandwich, et elle se demanda depuis combien de temps il n’avait pas mangé.— Opti est un groupe de mercenaires d’élite, dit-il, la bouche pleine. La seule raison pour laquelle

on ne les répertorie pas comme organisation terroriste, c’est parce qu’ils bossent pour legouvernement. (Il déglutit.) La plupart du temps.

— OK, je reprends mes chips au poivre, ronchonna-t-elle en reprenant le paquet sur son plateau.Howard gloussa, serrant son sandwich entre ses mains brunes comme pour le protéger.— Si ça peut te réconforter. Simplement, ne viens pas me dire qu’Opti n’a pas contribué à la fusion

du cœur de cette centrale nucléaire au Moyen-Orient l’année passée.— Pardon ? Mais pourquoi tu voudrais qu’Opti provoque un accident nucléaire, merde ? lui

demanda-t-elle, sa voix quasi inaudible, couverte par les rugissements du moteur du bus, tandis quele véhicule peinait à gravir la rampe d’entrée à l’autoroute.

Tel un cocon, l’obscurité les enveloppa un peu plus.— Pour en finir avec les extrémistes religieux qui massacraient les reporters et les médecins de

l’aide humanitaire. (Plongé dans l’ombre, Howard se pencha sur son plateau, son sandwich menaçantde se vider sur ses genoux.) Des millions de civils déplacés, des milliers de morts, des hectares deterres arables rendus stériles… Une vraie catastrophe. Sans compter les pans de son histoire quel’humanité y a perdus. Il n’y a pas tant de reliques que ça à avoir été évacuées avant la fusion auprétexte de les prêter à un musée.

Elle n’avait aucun souvenir de cela et cela la contraria plus qu’à l’accoutumée.— Les accidents, ça arrive.Ses yeux commençaient à s’ajuster à l’obscurité, et elle vit Howard, les doigts serrés sur son

sandwich, le poser sur son plateau.— Il n’en était pas à leur premier coup. Tchernobyl, ça te dit quelque chose ?Peri croqua une tranche de charcuterie de son sandwich laitue-tomates-bacon.— Tu t’égares.— Tu crois ?Le bacon, trop salé, était insipide. Pour la première fois, elle se mit à douter, sa loyauté envers

Opti soudain fragilisée.— Et le démantèlement du réseau de hackers de cartes de crédit ? Ces millions de dollars

récupérés avant qu’ils soient planqués à l’étranger. Et le Stanzagate ? Tu penses vraiment que cetimbré avait une place en politique ? Et l’avion qu’on a retrouvé dans les Alpes avant que lespassagers commencent à s’entre-dévorer ?

Howard fronça les sourcils, comme si une pensée lui traversait soudain l’esprit.— Tout ça, c’était il y a trois ans…

— Oui, eh bien, pour moi, ça aurait tout aussi bien pu se passer hier, dit-elle, sur la défensive.Howard récupéra son paquet de chips d’un geste preste. Son air de commisération n’aurait pu

agacer Peri davantage. Il ouvrit le paquet et se pencha vers elle.— Navré d’avoir à te l’annoncer, mais le coup des cartes de crédit était purement médiatique, une

mascarade organisée par le Club des Trente Milliards pour que la nouvelle application bancairequ’on utilise tous sur nos portables ait le vent en poupe. Opti a trouvé l’avion dans les Alpes parcequ’ils l’avaient eux-mêmes fait se crasher pour empêcher un agent renégat de passer à l’ennemi.Concernant Stanza, un point pour toi, en revanche : ce type était un malade. C’est très bien comme ça.

— Tu as raison, on ferait mieux de se tourner les pouces et d’attendre que le monde se foute enl’air, maugréa-t-elle. Le libre arbitre, tout ça…

— Tu crois vraiment que c’est de ça qu’il s’agit ? (Il marqua une pause, la lumière des voitures au-dehors creusant un peu plus les sillons sur son front.) Certes, l’Alliance essaie de couler Opti, maispas le travail des drafters et des ancres car, oui, il faut que les terroristes soient arrêtés, les réseauxesclavagistes démantelés et les gouvernements dictatoriaux renversés. Nous ne sommes pas deshippies qui pensent qu’on peut changer le monde sans causer la mort prématurée d’innocents. Laconviction de l’Alliance, c’est simplement que le pouvoir des drafters et des ancres ne devrait pasuniquement profiter à la poignée de familles d’investisseurs richissimes qui en use à sa guise et tente,en prime, de convaincre le reste de l’humanité qu’elle leur est redevable et devrait profiter de sesnouveaux joujoux technologiques sans avoir l’outrecuidance de poser trop de questions sur l’aspectéconomique et les répercussions humaines de la chose.

Peri repoussa sa nourriture sur son plateau ; la tirade de Howard lui avait coupé l’appétit. Ellen’était pas naïve au point de penser que le monde se déclinait en noir ou blanc, mais… Opti avait belet bien retrouvé cet avion, sauvé les contribuables d’une perte de plusieurs millions de dollars…

Et assassiné un politicien avant qu’il impose une série de réformes qui auraient renvoyé lesÉtats-Unis un siècle en arrière.

Cela étant, même elle n’était pas à l’aise avec le fait que seuls ceux qui pouvaient se payer lesservices des drafters puissent bénéficier du retour dans le temps offert par Opti.

— Bon sang ! Howard, comment est-ce que tu t’es retrouvé dans cette galère ? dit-elle d’une voixà peine audible sans attendre véritablement de réponse.

La main au fond de son paquet de chips, Howard gloussa.— À cause d’une femme.— La première cause de détresse chez l’homme, plaisanta-t-elle en levant sa bouteille d’eau

comme pour porter un toast.— Je plaisantais. C’est par l’intermédiaire de Silas, en vérité, ajouta Howard en fouillant au fond

de son paquet de chips. Je donnais des cours à la fac et, un jour, Silas est venu chercher l’un de mesétudiants. Il s’est avéré qu’on était fan de la même équipe de foot américain, du coup, on a commencéà traîner ensemble, à aller voir les matchs… Un soir qu’il était pinté, il s’est mis à radoter à proposd’une fille dont je ne l’avais jamais entendu parler auparavant. Je l’ai raccompagné chez lui. (Ilfroissa son paquet de chips et le jeta à la poubelle.) Durant tout le trajet, il s’est lancé dans un granddébat moral sur l’importance de se sacrifier pour ses idéaux et défendre ceux qu’on aime. C’estpendant l’une de ses tirades qu’il a évoqué cette idée fabuleuse : et si l’on pouvait remonter dequelques secondes dans le temps, éviter une erreur que nous venions de commettre et tout oublier decette réécriture ?

Peri se tourna pour le regarder dans les yeux, satisfaite que l’obscurité dissimule son visage.— Les drafters.Howard fit un tas des miettes sur son plateau.— Ça a été ma porte d’entrée dans cet univers. J’ai découvert ce qu’étaient les ancres et les

drafters, qu’Opti faisait dans le service de mercenaires, permettant aux riches de s’enrichir encore etpoussant de plus en plus de pauvres à voler des pommes sur les étals. Je crois que l’Alliance m’apermis de grandir, de me dépasser. De transformer de belles paroles en actes. Parfois, il ne suffit quede l’envie de changer les choses pour s’y mettre vraiment. Et puis c’était vraiment incroyabled’apprendre qu’il existait des gens avec des capacités fantastiques et de pouvoir participer à cettefolle aventure. (Il eut un haussement d’épaules.) Rien de très extraordinaire, en somme.

Peri esquissa un sourire.C’est ton point de vue.— Et toi, alors ? lui demanda Howard.Elle tendit une main pour retirer une chips tombée sur la chemise amidonnée du vétérinaire.— Je suis tombée d’une balançoire, répondit-elle sans avoir le moins du monde envie d’en parler.

Ça te dérange si je m’assois de l’autre côté du bus pour me reposer un peu ?— Non, je t’en prie, accepta-t-il en baissant les yeux vers le sandwich encore intact de Peri. Tu

comptes le manger ou…Elle secoua la tête et sourit en le voyant transférer le sandwich de son plateau au sien.— Réveille-moi avant qu’on soit arrivés, OK ? lui demanda-t-elle.Comme il acquiesçait, elle prit sa bouteille d’eau et s’installa de l’autre côté du bus.Ce ne fut pas la froideur du siège sur lequel elle s’était installée ou de la vitre contre laquelle elle

reposa sa tête qui la fit frissonner. Les yeux ouverts, elle regardait défiler les lumières au-dehors,confuse, tandis que s’opposaient dans son esprit la réalité de ces deux derniers jours et celle du restede sa vie d’adulte. Se remémorer ces trois dernières années changerait-il quoi que ce soit à ladonne ?

Elle avait découvert qu’Opti était à la fois plus actif et élitiste qu’elle le pensait, et bien moinsscrupuleux et transparent qu’elle aurait pu l’imaginer. Qui plus est, si l’Alliance parvenait à rallierdes individus aussi valeureux que Howard, des gens capables de risquer leur vie pour faire le bien,plutôt que pour l’argent ou une envie de vengeance, c’est que le groupuscule devait être moinsinefficace et ridicule qu’on voulait bien le dire.

Calée contre la paroi froide du bus, Peri frissonna de nouveau.Elle ne pouvait se résoudre à croire qu’Opti était corrompu jusqu’à l’os, car, si c’était le cas…

alors elle l’était aussi.

Chapitre 20

Peri descendit du car, son immonde manteau bleu sur le bras, cillant à la lumière du soleil levant.Howard était juste derrière elle et manqua de lui rentrer dedans, avant de la prendre par le coude etde la guider loin du flot de passagères surexcitées. Les yeux fermés, elle prit une respiration profondepour mieux évacuer le malaise qu’elle avait ressenti dans ce car rempli de femmes intarissables.

On mentait à Silas à son propos, et cela la contrariait davantage qu’elle voulait l’admettre. Elleouvrit les yeux dans un soupir : une foule bruyante de gens au style outrancier ou plus passe-partout – jean, tee-shirt – remontait la route pavée qui menait au Churchill Downs. L’hippodrome était fermé,hors saison, mais on pouvait tout de même le louer à l’occasion et, ce jour-là, une cavalière montéesur un palomino accueillait les visiteurs pour une course de charité en faveur de l’organisation Àvotre bon cœur.

Un annonceur beuglait pour couvrir le bruit du car qui s’éloignait, et la cavalière faisait caracolersa monture çà et là, acclamée par la foule. Peri ne manqua pas de remarquer le jet qui rugissait nonloin, prêt à décoller. Tout proche, même. Des voitures noires étaient alignées dans l’ombre quiceignait le bâtiment, les chauffeurs en train de fumer ou massés autour d’une tablette. La plupart desvéhicules étaient des modèles récents, probablement loués avec chauffeur, mais il y avaitsuffisamment de voitures luxueuses pour la pousser à lisser d’un geste instinctif de la main son pullfroissé. Elle aurait été bien plus à l’aise coiffée d’un beau chapeau et parée de bijoux.

De perles noires, songea-t-elle, sans même savoir pourquoi.À bien y regarder, l’endroit offrait un mélange détonnant d’exubérance et de modestie, riches et

pauvres réunis par la passion des chevaux. Que le contact de Howard se trouve parmi la foule ne larassurait pas.

— Par ici.Howard désignait d’un doigt un chemin plus étroit tapissé de sciure de bois, qui s’éloignait de la

route principale. Elle le suivit, soulagée de quitter la foule bruyante. Une étincelle de méfiancecrépita en elle lorsqu’ils passèrent devant un panneau indiquant qu’ils se dirigeaient vers lescampements de luxe, mais son intuition lui soufflait que Howard ne lui mentait pas. Il était demeilleure humeur depuis le matin, et elle avait le sentiment qu’il la considérait maintenant comme…une personne en détresse.

— C’est un peu plus loin sur la droite, lança-t-il, la tête baissée sur son téléphone, tandis que troisjeunes femmes aux jupes trop courtes et aux talons trop hauts les croisèrent, remontant la route dansl’autre sens. Elle répond enfin… Pas trop tôt.

— La vache ! lâcha l’une des trois filles d’une voix traînante, vous avez vu son coquard ?Tiens, je l’avais oublié, celui-là. (Elle se recoiffa d’un geste de la main, puis releva fièrement le

menton.) Mais pas question que je le cache.Howard ralentit le pas lorsqu’ils arrivèrent dans le camping, puis fouilla les lieux du regard.

D’énormes camping-cars stationnaient sans grande logique sous de vieux arbres. Devant la plupartd’entre eux se trouvaient des voiturettes de golf, devant d’autres, des tentes sur les tables desquellesse trouvait davantage de nourriture que dans la plupart des restaurants des alentours. L’endroit

comptait une piscine permanente et un spa, et, de toute évidence, à voir le nombre d’abreuvoirs etd’emplacements aménagés pour les y attacher, les chevaux étaient les bienvenus. Un camping pourmillionnaires, en somme…

Allez comprendre…— Là, dit-il dans un soupir de soulagement.Peri regarda dans la direction qu’il lui indiquait pour découvrir l’un des campements les plus

luxueux du lot, coiffé d’une bannière sur laquelle elle lut : « CHEVAUX JACQUARD ». Une femmeblonde en robe de soirée noire était assise dans un transat, son ordinateur portable et sa tabletteallumés devant elle. Un chapeau de soie orné d’une voilette et d’une énorme fleur de magnoliaattendait sur sa table à côté d’un mojito auquel elle ne semblait pas encore avoir touché ; peut-être nel’avait-elle pas encore vu, occupée qu’elle était par sa conversation téléphonique. Son appareil, sanssurprise, était verroptique. Mais, ce qui attira le plus l’attention de Peri, ce furent les nombreusesparaboles qui se trouvaient sur le toit du camping-car. C’était donc ça, l’Alliance ? Voilà qui lasurprenait, elle qui s’attendait à une arrière-salle gardée par des molosses en costards et lunettesnoires. Cet endroit-là lui semblait terriblement… accueillant.

En les voyant, la femme se leva et avança vers eux en poursuivant sa conversation. Elle sedéplaçait avec assurance tout en lissant ses longs cheveux blonds quelque peu décoiffés par sonchapeau. Peri apprécia du regard ses sandales à talons plats, élégantes tout en restant pratiques pourcourir. Son corsage remontait assez haut sur sa poitrine, mais était suffisamment ajusté pour mettre envaleur sa féminité. Même ses bijoux étaient choisis avec soin : pas assez clinquants pour qu’ellepasse pour une mondaine, mais d’un luxe néanmoins manifeste. De toute évidence, elle avait étudié satenue de façon qu’elle traduise à la fois l’élégance et l’autorité.

— Bonjour, je peux vous aider ? les accueillit-elle avec l’accent légèrement traînant des gens duSud, mettant un terme à sa conversation tout en toisant Peri des pieds à la tête avant de s’intéresser àHoward. (Là, elle écarquilla les yeux.) Oh… mon… Dieu ! Howard ! s’exclama-t-elle, son accent duSud soudain plus marqué. Je ne t’avais pas vu depuis ma première année de fac !

— Taf, la salua Howard. (Il souriait de toutes ses dents et lâcha un grognement de surpriselorsqu’elle se jeta sur lui pour le prendre dans ses bras, faisant bouger sa chevelure et révélant untatouage de papillon.) Dis donc ! s’exclama-t-il quand elle se fut redressée, tout sourires. Tu essuperbe ! J’aurais dû changer de filière, moi… Comment va la vie ?

— Super ! Je bosse pour un grand hôpital, où je gère tout ce qui est événementiel. Je passe mesvacances à épauler ma mère, et, honnêtement, elle en a bien besoin ! Et toi ? Tu as eu ton diplôme,non ? Je suis sûre que c’est à cause de toi que ma mère est si mal lunée. Quand elle est en pleinecampagne de financement, il faut être un peu suicidaire pour la déranger…

— Oui, justement, à ce propos, hmm… (Rougissant, il fit un pas en arrière pour inclure Peri dansla conversation.) Taf, je te présente Peri Reed. Peri, voici Taf Jacquard. On s’est rencontrés en prépade médecine. Je crois que Taf cherchait surtout à se caser à l’époque. Tu n’en es pas à un diplômeprès de toute façon, non ?

Des études supérieures en vue de trouver un mari ? Intéressant…Peri serra la main de la jeune femme et fut surprise de lui découvrir une belle poigne.— Non, dit-elle en lui donnant un coup de poing taquin dans l’épaule, je n’en ai qu’un. Celui de

coordinatrice d’événementiel dans le commerce. Ce qui signifie, en substance, que je suis capabled’organiser une soirée épique pour soixante mille billets. Enchantée, en tout cas. Moi, c’est Taffeta,

mais tu peux m’appeler Taf.— Enchantée, la salua Peri, se forçant à sourire pour cacher sa gêne tandis que Taf observait ses

bottes éraflées, son pantalon froissé et l’odieuse parka de Liz.Au moins, elle ne commenta pas son coquard.— Ta mère est là ? demanda Howard, qui commençait à montrer des signes d’impatience. Elle doit

nous recevoir. Enfin, je crois.— Oui, oui ! Je vous en prie, installez-vous, les invita Taf, avant d’interpeller une assistante. Vous

pourriez me trouver ma mère, s’il vous plaît ? (La jeune femme lui murmura quelque chose àl’oreille, et Taf se mit à pester.) Envoyez-lui un message, alors ! Elle a un portable greffé au cul…(Tout sourires, elle se retourna vers ses invités.) Vous voulez boire quelque chose ? Ça pourraitprendre un moment de la trouver. Elle attend tout un groupe arrivé en avion de L.A., et elle essaie depousser les meubles avant leur arrivée.

Peri jeta un coup d’œil à la cabine devant eux, mais, avant qu’ils aient eu le temps de faire lemoindre pas, Taf soupira et se retourna, alertée par des bruits de sabots.

— Quand on parle du loup…, maugréa-t-elle d’un ton résigné.Peri aperçut un éclair d’irritation fugitif dans le regard de la jeune femme.— Houlà… Merde ! (Howard recula en voyant arriver dans le campement, levant haut les jambes,

une jument d’un blond sable à l’encolure cambrée.) Je ne me sens vraiment pas à l’aise avec leschevaux.

— Dans ce cas, tu n’es peut-être pas au bon endroit, commenta Taf tandis que deux hommes enlivrée de garçon d’écurie sortaient de derrière le camping-car pour venir s’emparer des rênes del’animal.

C’était la femme qu’elle avait vue dans le parking. La jument renâcla, mais Peri refusa de reculer.— C’est la première fois que je vois un cheval avec cette couleur de robe, releva-t-elle, lui

trouvant des reflets presque métalliques.Taf vint se poster près d’elle, si proche que Peri sentit son parfum hors de prix.— C’est une akhal-téké dorée. Je pense qu’elle a coûté davantage à ma mère que mon éducation

depuis l’âge de trois ans.— C’est elle, notre contact ? lâcha Peri en dévisageant la femme au blazer de velours et au foulard

éclatant.Elle avait des cheveux blonds coupés court dissimulés sous un chapeau plutôt petit mais d’une

grande élégance, et le soleil faisait scintiller sur sa tenue une broche en forme de tête de chevalincrustée de diamants. Pour tout dire, elle avait l’air d’une femme de politicien disposant de bien tropd’argent et de temps à tuer… Très vite, Peri aperçut deux gardes du corps sortir de derrière lecamping-car et s’approcher d’eux. Peri sentit monter en elle une inquiétude diffuse qui s’installarapidement au plus profond de ses entrailles, puis aux commandes de son esprit, tel un chien de gardeprêt à bondir.

La femme mit pied à terre, sa grande et évidente expérience contribuant à sa grâce, puis elle retirason chapeau et ses gants, qu’elle tendit à l’un des deux molosses.

— Howard, dit-elle, les yeux brillants et les pommettes trop roses pour que son maquillage puissefaire illusion. (Contrairement au reste de sa tenue, ses bottes d’équitation montraient l’usure delongues heures d’exercice, et Peri chercha quelque part une cravache qui aurait été parfaitement à saplace dans ce tableau.) Le moins que l’on puisse dire, c’est que votre message était sibyllin. J’espère

que vous avez une bonne explication. Je n’ai pas le temps d’être dérangée.— Contrairement à d’habitude ? osa Howard avant de lui serrer la main.La femme ne détacha pas une seconde le regard de Peri. Taf s’était légèrement écartée pour faire

de la place à la nouvelle arrivante, et se retrouvait désormais plus proche de Peri que de sa mère.— Mère, je te présente Peri Reed, dit-elle, protocolaire, un sourire feint sur le visage. (Peri sortit

une main de son manteau pour la tendre à la cavalière.) Peri, voici ma mère, Fran Jacquard.— Enchantée, l’accueillit Fran en ordonnant d’un geste à ses gardes du corps de se rapprocher de

Peri.— Hé ! s’exclama-t-elle lorsque l’un d’entre eux lui retira chapeau et parka, avant que l’autre la

fouille en la palpant des pieds à la tête.— Tu es sérieuse ? se plaignit Taf à sa mère. Howard ne serait pas venu ici avec elle si elle avait

un mouchard.— Tout le monde peut faire des erreurs.Haussant ses sourcils parfaitement épilés, Fran demanda d’une main au molosse qui lui montrait le

couteau en plastique que Peri avait planqué dans sa botte de s’écarter.— Peri ne vous causera pas d’ennuis, grommela Howard tandis que le garde du corps reculait.

C’est mon boulot de retirer les mouchards, je vous rappelle.— Bien. Tant mieux. (Gênée par le regard scrutateur de Fran, Peri se raidit. Elle était sale, et

refoulait l’odeur du car et de la sueur de trois jours de travail d’affilée.) J’ai cru comprendre quevous aviez quelque chose pour nous ? s’enquit-elle sans détour.

Howard se dandina d’un pied sur l’autre, et les perles dans ses cheveux tintèrent.— Hmm, justement, dit-il d’un ton hésitant. Nous ne l’avons pas pour l’instant, et c’est justement la

raison pour laquelle nous sommes ici.Fran se retourna vers lui, et Peri se demanda de quoi ils parlaient. Taf semblait tout aussi ignorante

qu’elle.— De quoi est-ce que vous parlez, au juste ? demanda Peri, mais personne ne lui répondit.Fran se pencha vers Howard, un rictus de colère déformant ses traits.— Howard, dit-elle d’une voix contenue, que fait-elle ici si elle n’a pas ce dont nous avons besoin

pour faire couler Opti ?Oh ! OK, c’est de ça que vous parliez…— Madame Jacquard, Opti détient Silas Denier. Il travaille pour vous, n’est-ce pas ?L’intervention de Peri attira l’attention de Fran.— Ce qui n’est pas votre cas, rétorqua Fran, pendant que Howard profitait de ce court répit pour

prendre une respiration profonde.Peri fronça les sourcils et, le pouls rapide, scruta alentour, cherchant le meilleur moyen de fuir. La

jument avait été emmenée, et elle n’était pas sûre que les voiturettes de golf soient plus rapides qu’ungarde du corps lancé à sa poursuite. En tout cas, elles ne seraient jamais plus rapides qu’une balle.Certes, elle avait la soudaine impression d’avoir commis une erreur en venant ici, mais elle n’avaitjamais abandonné personne et ne comptait pas commencer aujourd’hui, quand bien même l’infortunéen détresse était Silas.

— Peri pense que Silas est capable de faire resurgir un souvenir qui nous permettrait de prouverqu’Opti est une organisation corrompue, argumenta Howard.

— Mais que, moi, je ne le suis pas, ajouta Peri.

— Opti est une organisation corrompue, statua Fran en congédiant d’un geste de la main ses gardesdu corps. Comme tous ses employés.

— Moi pas, rétorqua Peri en s’efforçant de rester calme. (Énerver son contact de l’Alliance neferait que la mettre un peu plus dans la panade.) Et je ne suis pas non plus un bouc émissaire, ajouta-t-elle, le regard accusateur de Fran lui donnant l’impression d’être une agnelle face à un loup. Silaspeut m’aider à me souvenir de ce qui s’est passé dans les locaux de Global Genetics.

Et peut-être plus… S’il parvenait à me rendre tous mes souvenirs ? Ai-je envie de me rappeler lamort de Jack ?

Elle était habituée à demander ce dont elle avait besoin et, en général, elle obtenait ce qu’elledésirait. Mais demander quelque chose à un groupe clandestin décidé à détruire tout ce en quoi elleavait toujours cru était risqué, quand bien même sa réussite signerait leur victoire totale. Au point oùelle en était, difficile de contester le fait qu’Opti était un rassemblement d’escrocs mais, tout cequ’elle voulait, c’était laver son nom.

Pourtant, l’expression qu’elle lisait dans le regard de Fran tandis qu’elle la dévisageait la faisaitse sentir… coupable.

— C’est contre-productif, déclara-t-elle, tentant d’adopter un ton plus assuré. Chaque secondeperdue à palabrer ici réduit nos chances de récupérer Silas. J’ai besoin de lui pour découvrir ce quis’est passé dans ce bureau. Vous voulez savoir qui chez Opti est corrompu ? Moi aussi. En tout cas,ce n’est pas moi, et Silas est capable de nous apporter à tous les réponses que nous cherchons.

— Une ancre ne peut défragmenter un souvenir dont il n’a pas été témoin, répondit Fran aussitôt.— C’est faux.Peri sentit une vague de chaleur rassurante l’envahir tandis qu’elle repensait à la chambre d’hôtel

de Silas, où il avait mêlé ses pensées aux siennes.Howard s’approcha, décidé, son pull sans manches et froissé jurant à côté de l’élégance

impeccable de Fran.— J’ai parlé à Silas hier. Il a travaillé avec Peri, expliqua-t-il. (Et celle-ci se demanda pourquoi

il avait mis tant d’emphase sur le mot « travaillé ».) Il a bel et bien réussi à ce qu’elle se remémoresa dernière ancre. S’il en a été capab…

— L’ancre qu’elle a tuée, n’est-ce pas ? l’interrompit Fran.Taf entrouvrit les lèvres, surprise.— Pourquoi est-ce que ça revient encore sur le tapis ? s’offusqua Peri. J’essaie de vous aider !— Non, c’est vous que vous essayez d’aider, rétorqua Fran, renfrognée, mais visiblement indécise.

N’est-ce pas pour cela que vous êtes ici ?— Je suis ici parce que je veux découvrir la vérité, répondit Peri, le cœur tambourinant contre ses

côtes.Fran soupira.— Comme tout le monde ici, murmura-t-elle, puis sursauta lorsque le téléphone à sa hanche se mit

à vibrer. Ô joie ! leur avion est en avance, se lamenta-t-elle après avoir jeté un coup d’œil à sonmessage. Je dois partir, mais vous venez avec moi. Nous discuterons pendant le trajet.

Peri ne bougea pas, son regard inquiet passant de ses habits crasseux au look d’une élégance aussidiscrète qu’efficace de Taf. Howard, lui non plus, ne semblait pas à son aise. Il passa une main sur sabarbe épaisse, projetant ce faisant une ombre sur son visage.

— Hmm, je sais que la barbe est en vogue en ce moment, mais je prendrais bien une douche avant

de venir avec vous, Fran.Fran s’arrêta subitement de marcher et se tourna vers Howard, une grimace sur le visage.— Je n’ai pas de temps pour ce genre de stupides doléances.Pardon ?— Maman, l’interpella Taf en lui posant une main sur l’épaule, la faisant sursauter. File faire ce

que tu as à faire. Prends Howard avec toi, il pourra utiliser la douche des jockeys. Je vais prêter unetenue à Peri, et on vous retrouve dans vingt minutes. Ça te laissera le temps de recevoir tes invités.On discutera après.

Une douche ? s’interrogea Peri, son envie de bouger se faisant hésitante.— Tu aurais quelque chose à me prêter ? demanda-t-elle, et Taf acquiesça, le regard scintillant. Tu

me sauves la vie. Ça fait trois jours que je me traîne ces sapes.Peri savait qu’en laissant Howard seul avec Fran elle lui offrait la possibilité d’arrondir un peu

les angles. Pour autant, elle restait convaincue que ces trois derniers jours elle avait agi au mieux, etqu’elle n’y changerait rien si on lui en donnait la chance.

— Howard ? l’interpella Fran.Le vétérinaire saisit les deux mains de Peri, la laissant interdite.— Ça va aller ? lui demanda-t-il.L’inquiétude sincère dans ses yeux troubla Peri.— Tout va bien se passer, et pour tout le monde, Howie, le rassura Taf d’une voix pétillante. Je

m’en porte garante.Mais Howard ne s’éloigna qu’après que Peri eut acquiescé, ce qui la fit se sentir encore plus

vulnérable.— Je t’ai dit de te débarrasser de cet accent, Taf, lui reprocha Fran tandis qu’elle et Howard

montaient à bord d’une voiturette de golf.Taf fronça les sourcils.— Pourquoi est-ce qu’ils s’inquiètent comme ça ? lança Peri, amère, quand Fran ordonna à ses

gardes du corps de rester avec elle. Ils m’ont pris mon couteau en plastoc, non ?— Suis-moi, lâcha Taf d’une voix agacée – et quasi dépourvue d’accent – en tirant Peri par le

coude. J’ai quelque chose qui ira merveilleusement avec ton teint.— Tant que je peux masquer un peu mon coquard, je ne ferai pas la difficile, lança Peri d’un air

absent tandis qu’elle suivait Taf sur le revêtement de sol en bois qui jouxtait le camping-car.Si Taf souriait, il était manifeste que sa mère et elle entretenaient une relation pour le moins

délicate, depuis de longues années qui plus est.Pour un module monté sur roues, la douche avait quelque chose de particulièrement sophistiqué, et

Peri s’y prélassa jusqu’à ce que l’eau devienne froide, profitant sans gêne du savon et du shampoinghors de prix. Après avoir souligné l’aspect peu commode de la première robe, trop ajustée, que Tafavait choisie, Peri opta pour un pantalon blanc moulant, un blazer Calvin Klein noir sur un chemisierboutonné en soie blanche. S’ajoutait même à l’ensemble un chapeau parfaitement assorti. Sonabomination noir et argent à la main, elle sortit de la salle de bains jusque dans un petit couloir pourse rendre dans la pièce de vie principale.

Taf releva les yeux de son ordinateur portable et son visage s’éclaira.— Dis donc ! Ces fringues te vont encore mieux qu’à moi. C’est un peu décontracté pour un jour de

course, mais quelle importance quand on a autant de classe ?

Les pommettes rouges, flattée, Peri pivota pour mieux parader.— Le chapeau, ce n’est pas un peu trop ?— Du tout ! (Taf se leva et la poussa sans ménagement dans l’un des sièges rembourrés et fort

confortables de la pièce.) Assieds-toi !Décontenancée, Peri resta assise là, observant le reflet de Taf qui ajustait le chapeau sur sa tête.

Elle n’avait jamais vraiment eu d’amies. Il avait toujours été plus facile pour elle de tenir les autresfilles à distance plutôt que de supporter de passer pour une idiote quand elle ne se souvenait plus dece qu’elles avaient fait ensemble la semaine précédente.

— Merci, dit Peri d’une voix douce, ne sachant trop quoi faire de cette soudaine attention. Lepantalon, ça ne va pas te poser de problème ?

Il était à Fran, car Taf avait des allumettes à la place des jambes.— Qu’est-ce qu’elle pourrait me faire ? Me priver de sorties ? (Taf tenait une épingle entre ses

dents qu’elle fixa avec précaution pour maintenir le chapeau en place.) Désolée pour ma mère ; elleest du genre intense. Tiens, essaie ça pour ton œil.

— Pas de souci, tu n’y es pour rien, la rassura Peri en s’emparant du poudrier, avant d’appliquerdu bout du doigt un peu fond de teint sur sa peau et de constater que la teinte convenait. Et puis lamienne est pire. Louée soit-elle ! ajouta-t-elle avec un accent du Sud qui fit rire Taf. Elle voulait queje devienne danseuse, dit-elle sans trop savoir pourquoi elle s’ouvrait ainsi à la jeune femme, endehors du fait qu’elles souffraient toutes deux d’avoir une mère dominatrice et asphyxiante. J’ai prisdes tonnes de cours, passé mes vacances en camp de formation, et tout le tintouin.

— La mienne a elle aussi une obsession : que je me marie, lui confia Taf en fermant son ordinateurportable.

Peri pouffa devant l’agacement mêlé de moquerie contenu dans la voix de Taf, et comprit alors laremarque de Howard un peu plus tôt.

— En tout cas, tu as l’air plutôt douée pour l’événementiel, dit-elle en se retournant. (Taf s’étaitrassise derrière son ordinateur portable fermé.) Ta matière secondaire, c’était quoi ?

Taf partit d’un long soupir, puis s’enfonça dans les coussins.— Les affaires.Manifestement, ce domaine ne comptait pas parmi ses passions.— Et tes autres matières ?Taf leva les yeux, puis détourna le regard.— J’ai fait tout un tas de trucs, dit-elle, évitant le sujet. Ma mère trouvait que je perdais mon

temps, mais, en gros, j’ai un peu accumulé les matières – une demi-douzaine, peut-être ? –, sansjamais aller au bout.

Pour repousser l’acquisition de son diplôme, songea Peri, la comprenant. Il était bien plus faciled’essuyer les reproches d’une mère dominatrice que d’entrer en conflit avec une personne que l’onaimait. Or Taf aimait sa mère, c’était indiscutable.

— Taf, tu ne peux pas laisser ta mère décider de ta vie pour toi, dit-elle, et cette dernière leva lesyeux, choquée. C’est difficile de lui tenir tête, d’accord, et ce n’est pas impossible qu’elle te coupeles vivres un moment, mais… c’est ta vie. Elle a déjà eu tes vingt premières années, ne lui donne pasles vingt suivantes. Après, ce sera trop tard.

Taf pinça les lèvres, et Peri se demanda si elle n’était pas allée un peu loin. La jeune femme seleva et lui tendit un châle assorti à sa tenue.

— On ferait mieux d’y aller.Oui, je suis allée trop loin…Dépitée, Peri prit le vêtement.— Merci.Taf resta pensive tandis qu’elles remontaient sur le sentier couvert de sciure qui menait à

l’hippodrome, laissant Peri ronger son frein face aux visages impassibles des deux cerbères qui lesaccompagnaient dans la voiturette de golf. Partout s’affichaient des robes habillées aux couleursvives des débuts de printemps, les hommes profitant aussi de cette occasion pour se parer decouleurs tout aussi flamboyantes et d’élégantes rayures. Grands chapeaux, mojitos et éclats de rireconvainquirent Peri qu’elle aurait dû écouter Taf et opter pour la robe courte.

Le silence se faisait de plus en plus pesant lorsque le chauffeur prit un sentier qui menait derrièrele bâtiment principal dans l’enceinte de ciment d’un jaune terne duquel s’alignaient des portesouvrant probablement sur des cuisines et autres aires de service. Depuis la piste invisible s’élevait lechant d’un clairon qui appelait les traînards à se dépêcher. Dans les tribunes, une agitationgrandissante se mua bientôt en rugissements euphoriques.

Si Peri avait voulu tenter de s’échapper, l’endroit aurait été idéal. À la fois désert et en retrait, onn’y aurait retrouvé les corps que longtemps après la course. Cependant, elle ne le voulait pas, si bienque la montée d’adrénaline provoquée par cette perspective de fuite parcourut son corps en pureperte. Bientôt, elle put descendre de la voiturette, le pouls soudain plus rapide.

— Longe le couloir, passe la double porte, puis monte l’escalier, lui indiqua Taf.Peri s’arrêta et se tourna vers elle.— Taf… je suis désolée pour ce que j’ai dit tout à l’heure à propos de ta mère. (Taf sursauta

comme si on l’avait giflée.) C’était déplacé, je me suis mêlé de ce qui ne me regarde pas.Taf peinait à sourire, mais elle n’en prit pas moins le coude de Peri dans un geste amical.— Non, dit-elle d’une voix douce en guidant Peri jusqu’à la double porte d’acier. Tu as raison, il

va falloir que j’arrête de m’écraser devant elle.— Hé, ce n’est pas ce que je sous-entendais ! s’exclama Peri. Je n’ai jamais dit que tu te montrais

lâche ! C’est juste que c’est ta mère, ce n’est jamais facile.— Exactement.Taf lui fit signe de passer la première et, plus mal à l’aise encore, Peri suivit le premier garde et

eut tôt fait de franchir la porte d’acier. Elle entendit bien avant de les voir les convives qui riaientsans retenue, et s’arrêta presque lorsque, après un coude, le couloir ouvrit sur une vaste pièce quisurplombait la piste.

— Par ici, lui indiqua Taf en désignant un escalier.Peri acquiesça. C’était une grande fête à la grandiloquence toute sudiste, à l’entrée de laquelle les

attendait une femme vêtue de magnifiques atours et à l’accent charmant qui vérifiait les noms desvisiteurs pour s’assurer qu’ils avaient bien le droit d’accéder à l’étage. Deux hommes en livrée dedomestique attendaient là, prêts à évacuer tout éventuel trouble-fête. En résumé, les indésirablesétaient laissés sur le pas de la porte. Peri sentit son anxiété monter d’un cran, mais s’apaisarapidement : il n’y avait aucune chance pour qu’on refoule l’une des organisatrices de la réception.

— Je vous en prie, montez, mademoiselle Jacquard, lança la réceptionniste, obséquieuse enprésence de Taf.

Le bruit de la réception faiblit à mesure qu’elles s’éloignaient, cédant la place à des accords de

piano de plus en plus proches. Le plancher vernissé avait une teinte presque noire.— C’est notre salle, dit Taf en désignant du doigt une porte délicatement ornée.Peri entra, et eut un mouvement d’arrêt en voyant s’étendre devant elle une vaste salle

d’observation qui surplombait la piste.La baie vitrée qui courait du sol au plafond avait dû coûter son prix. On avait aménagé l’espace à

la manière d’un grand salon avec des tables basses et des fauteuils confortables aux coussins develours. Ici se côtoyaient vieilles dames aux tenues chamarrées et jeunes femmes minces vêtues derobes noires moulantes, ces dernières rejetant la tête en arrière lorsqu’elles riaient pour mieuxexposer la peau lisse de leur cou, dans la même mimique, si ce n’était plus empruntée encore, que lesinvitées de l’étage inférieur. Le pianiste était de chair et d’os, et la nourriture servie en portionsdéraisonnablement petites. Et Fran dominait l’assemblée.

En les voyant arriver, elle s’excusa auprès de ses hôtes qui, vu leur attitude décontractée, devaientêtre le groupe de visiteurs venus de Los Angeles dont Peri avait entendu parler un peu plus tôt.

— Taf, j’aimerais te parler, dit-elle pour tout accueil avant de se tourner vers Peri. Vous pouvezvous asseoir si vous le souhaitez.

— Comme c’est aimable à vous, lâcha Peri d’un ton sarcastique, et Fran la toisa des pieds à latête, le visage impassible.

Se sentant à son aise dans cet environnement, Peri s’installa confortablement sur un fauteuil auxcoussins d’un moelleux indécent, dos au mur, de façon à pouvoir observer la salle entière. C’étaitsans nul doute le siège le plus confortable auquel elle avait eu droit en trois jours et elle s’approprial’espace en calant ses bras sur le dossier dans une posture royale. De l’autre côté de la pièce, unhomme lui sourit et commença à avancer dans sa direction, mais il s’arrêta net, les oreilles virant aurouge, lorsque les deux gardes du corps qui avaient accompagné les jeunes femmes vinrent se posterde part et d’autre de son fauteuil.

— Aucun goût du risque, celui-là, dit-elle dans un soupir avant de remercier d’un sourire lesserveurs qui lui présentaient les plateaux de hors-d’œuvre.

Conquise, elle s’en remplit une petite assiette et, la bouche pleine de foie gras, appela d’un gestele serveur aux flûtes de champagne.

— Mille, deux mille, trois mille mercis, mon bon jeune homme, dit-elle en saisissant une flûte surle plateau du serveur qui, tout sourires, inclina poliment la tête. Howard ! interpella-t-elle levétérinaire qui, debout près de la baie vitrée dans son costume-cravate, semblait faire tapisserie.

Ses dreadlocks attachées en une élégante queue-de-cheval dégageaient son visage princier etexotique au menton rasé de frais encore humide.

— Dis donc, ça te va bien de prendre des douches ! l’accueillit-elle lorsqu’il fut arrivé prèsd’elle.

Il dévisagea d’un bref coup d’œil les deux gardes avant de s’asseoir avec précaution dans le siègeà côté d’elle.

— Je te renvoie le compliment, répondit-il.Malgré la légèreté de la conversation, Howard fronçait les sourcils.— Qu’est-ce que tu lui as dit ? lui demanda-t-elle, ressentant soudain une pointe d’inquiétude.— Rien qui aurait pu te déplaire, la rassura-t-il, le regard rivé sur Taf, qui semblait se prendre le

bec avec sa mère. Quoi qu’il en soit, je ne sais pas quoi te dire, Peri, mais quelque chose cloche. Çaparle beaucoup… Beaucoup trop.

— Oui. J’ai aussi l’impression qu’on lève un sacré lièvre…Peri se cala dans son fauteuil et patienta, la nourriture trop riche lui pesant sur l’estomac. Tout ici

lui semblait douloureusement et incroyablement familier, mais son intuition lui soufflait de déguerpir.La seule raison pour laquelle elle ne prenait pas la fuite, c’était qu’elle avait besoin de leur aide pourdélivrer Silas. Sans compter, bien entendu, les deux brutes qui faisaient le pied de grue derrière elle.

— Taf, ça suffit ! tonna Fran avant d’adresser un sourire forcé à l’assemblée. (Devant elle, sa fillesemblait excédée.) Tous devant la baie vitrée ! lança-t-elle dans la foulée, d’un ton aussi guilleret quepossible. Ils sont sur le départ !

Un frisson d’excitation agita l’assemblée. Les convives posèrent leur verre, et les petits groupes,papotant, fusionnèrent en une foule et se rassemblèrent près de la baie vitrée, unis par l’engouementsuscité par la course.

Peri posa sa flûte de champagne et se leva, mais Fran avançait vers elle à grands pas.— J’ai un peu de temps. Vous, vous venez avec moi, lui ordonna Fran d’une voix brusque. Taf,

Howard et toi pouvez regarder la course.— Je m’en contrefiche, de cette course, rétorqua Taf, les bras croisés.Howard dévisagea tout à tour les deux femmes, mal à l’aise.— Si cela ne vous dérange pas, madame, je préférerais rester avec Peri.Fran lança un coup d’œil à l’un des gardes, et Peri se raidit, parcourue par une nouvelle et

soudaine poussée d’adrénaline.— Non, vous allez regarder la course, déclara Fran sur un ton sans équivoque. Nous allons parler

dans la cuisine.Peri tourna le regard vers les portes battantes par lesquelles entraient et sortaient les serveurs.Il s’est passé quelque chose depuis notre arrivée…— Je t’en prie, Howard. Ça va aller, le rassura-t-elle, inquiète de le sentir tendu à en serrer les

dents.— Vous voyez ? Il n’y a pas à se faire de souci, lâcha Fran, arrogante, avant de prendre Peri par le

coude pour la tourner vers elle. Ça va aller ; elle le dit elle-même.Sauf que, non, ça n’allait pas aller, et que la seule raison pour laquelle Peri avait accepté de quitter

la pièce avec Fran, c’était pour que Taf et Howard ne subissent pas la colère de la maîtresse deslieux.

— Qu’est-ce que vous me voulez ? lui demanda-t-elle en suivant Fran jusque dans la cuisine.Elle était pleine d’hommes armés.On lui posa une main sur l’épaule, et le malheureux se retrouva aussitôt au sol, le poignet brisé. La

tête lui tournait, mais elle se mit dans la seconde en position de combat. Trop tard… déjà, les cransde sécurité des armes à feu cliquetaient. Elle aurait pu rétrochroner, mais elle risquait de perdre àjamais la dernière demi-heure.

— Mère ! s’exclama Taf en faisant irruption derrière eux.La seconde suivante, Peri se retrouva plaquée au sol et, le souffle coupé, elle échoua à empêcher

ses agresseurs de lui tordre douloureusement les bras dans le dos, puis de lui bloquer les poignetsavec un film plastique.

Bande de salauds !— Où est le neutralisant audio ? lança brusquement Fran. Qu’attendez-vous pour l’installer, alors !

Et mettez-lui le bandeau.

Peri se débattit, mais l’un des gardes lui planta un genou dans le dos.— J’essaie de vous aider, merde ! hurla-t-elle en fermant les yeux.Elle dut les rouvrir lorsqu’une main énorme lui plaqua le visage contre le sol et qu’une autre –

manifestement inexpérimentée – lui inséra dans l’oreille un bouchon en mousse. Le cœur battant, elleentendit un son strident insupportable parasiter la moitié de son audition. Elle était foutue. Ellepouvait refermer les yeux pour s’épargner la couleur violet grisâtre du sac qu’on avait placé sur satête, mais rien ne l’empêcherait d’entendre la fréquence de 741 MHz… qui fit effet à la seconde.

— Maman, qu’est-ce que tu fais ? cria Taf.— Tu ne crois tout de même pas qu’elle était la seule à la table des négociations ? lança Fran. (Un

frisson glacial parcourut la nuque de Peri, et elle se rassit sitôt que les deux molosses se furentéloignés d’elle.) Pourquoi prendre des risques inutiles quand Opti nous l’échangera contre Silas ?

C’est une blague ?— Ils vont me laver le cerveau ! lâcha Peri, les mains dans le dos et un sac sur la tête. Vous ne

comprenez pas, bordel ! Je ne suis pas corrompue ! Ils vont tout me faire oublier, et je n’aurai plusjamais aucune chance de découvrir ce qui s’est vraiment passé !

— Sortez-la d’ici.Peri entendit la porte s’ouvrir, et les cris des convives parvinrent plus fort à ses oreilles. On la

releva sans ménagement, et la salle sembla noyée dans un vacarme assourdissant. Peri repensa àHoward, craignant qu’il l’ait trahie, mais il n’était probablement pas au courant. Si tel avait été lecas, son intuition l’aurait mise en garde, et jamais elle ne serait entrée dans cette cuisine. Ils s’étaientservis de lui.

— Elle est venue nous demander de l’aide ! protesta Taf, rageuse. C’est un scandale…— Laisse-moi gérer ça, Taffeta. Tu parleras lorsque tu auras mérité d’être entendue, la tacla Fran.

Va donc organiser une jolie fête.— C’est injuste, et tu le sais aussi bien que moi ! s’exclama Taf. Howard ? Howard ! cria-t-elle,

mais il était déjà trop tard.Peri vacilla, désorientée, lorsqu’ils la forcèrent à avancer. Le son débilitant dans ses oreilles

gagnait peu à peu en efficacité. Elle sentit du plancher sous ses semelles et perçut le brouhaha de plusen plus fort des convives à l’étage en dessous.

— Évacuez-la, ordonna Fran, son assurance insolente. Et ne lui retirez pas le sac avant au moinsvingt minutes après l’avoir droguée.

Peri se raidit, le souffle coupé lorsqu’un homme la souleva pour la mettre en travers de sesépaules. Alors qu’elle bringuebalait à chacun de ses pas, ils traversèrent une enfilade de couloirs, lesnotes de piano et les voix des invités se faisant peu à peu plus lointaines. Son combat ne s’achèveraitpas ici, loin de là, mais, lorsque l’ascenseur dans lequel son porteur venait d’entrer commença àdescendre, elle se demanda comment elle allait se tirer de ce pétrin…

Elle était seule.Sans ancre pour l’aider.

Chapitre 21

Les genoux plaqués contre la poitrine, Peri se cala contre la paroi de la camionnette, de façon à nepas basculer dans un virage. Elle détestait les camionnettes, et qu’on l’ait ligotée, droguée, puis jetéelà n’allait pas l’aider à changer d’avis. Au moins, ils avaient retiré le sac de sa tête. L’oreillette étaittoujours en place, en revanche, et la fréquence, à un volume trop élevé, lui donnait la migraine. Periétait à peu près sûre qu’ils se dirigeaient vers l’aéroport qu’elle avait remarqué un peu plus tôt. Entous les cas, vu ce qu’ils lui avaient injecté, un mélange de relaxant musculaire et de dépresseur, cesgens savaient ce qu’ils faisaient.

Un « ding » retentit à l’avant de la camionnette, et Peri s’agenouilla, se pencha en avant, et observases deux ravisseurs fouiller dans leurs poches pour savoir quel téléphone venait de biper.

— Eh merde… la femme dragon, pesta le conducteur. Vas-y, réponds.— C’est ton téléphone, répliqua l’autre avant d’esquiver la gifle que lui lança le chauffeur. Hé,

c’était quoi, ça !— Réponds, merde, je conduis !— Tu me frappes encore, et je t’assomme, le menaça le deuxième homme en s’emparant malgré

tout du téléphone.Une vis dépassait contre la paroi du véhicule, mais elle ne s’avéra pas assez tranchante pour avoir

raison du film plastique avec lequel ils avaient immobilisé ses poignets. Peri changea discrètementde place.

— Oui, madame. Bien, madame. Cinq minutes. Bien, madame, j’en prends bonne note.Un « bip » annonça la fin de la conversation, et Peri se figea.— Elle croit quoi ? Qu’on peut pas se démerder sans elle deux minutes ? Elle appelle pour nous

rappeler qu’ils sont encore au hangar 3.— Ta gueule, putain ! rugit le chauffeur. Elle est pas censée savoir où on va !— Genre, elle n’a pas compris qu’on était à l’aéroport avec le bruit des avions.Voilà, c’est ça.Peri lutta pour conserver son équilibre lorsqu’ils tournèrent pour s’engouffrer probablement sur

une voie de desserte.— Bordel de merde ! hurla l’un des deux, et Peri se raidit quand la camionnette vira de nouveau.

(L’autre type poussa un cri strident.) Tourne ! Tourne ! Elle nous fonce dessus !Les roues se cabrèrent, et Peri retint son souffle, projetée vers l’avant de la camionnette où sa tête

percuta l’arrière de l’un des sièges. Les pneus crissèrent, et le véhicule s’arrêta après trois secondesde chaos.

L’espace de quelques instants, elle n’entendit plus que la fréquence émise par l’oreillette. Le cœurbattant, Peri entendit un gémissement. La camionnette penchait vers l’avant. L’adrénaline jugulaquelque peu l’effet de la drogue, et elle se sentit plus lucide, comme si elle venait de se réveiller.Une odeur de combustible baignait le véhicule, et elle se mit à paniquer avant même de voir que lesairbags s’étaient déployés.

Un nouveau gémissement à l’avant.

Peri essaya de bouger pour pouvoir se rendre compte de l’étendue de nouvelles blessures.— Elle nous a fait quitter la route. Ça va, Jeff ?— Ouais, lui répondit l’autre d’une voix éteinte. Je crois que je vais gerber… La fille va bien ?Non, elle ne va pas bien, la fille, songea-t-elle tandis que le chauffeur se penchait pour vérifier.— Dégage ! hurla-t-elle lorsqu’il tendit la main vers elle, le faisant sursauter.— Elle est en vie, lança-t-il en se recalant dans son siège.Peri avait mal au crâne, et l’oreillette, la drogue ou le fait de s’être cogné la tête lui donnaient des

haut-le-cœur. Elle sentit un soudain afflux d’air frais, et les deux hommes se tournèrent vers le pare-brise.

— J’espère que t’as une bonne assurance, pét…, commença le chauffeur, avant de s’interrompre.Le cliquetis d’un cran de sûreté. Peri se figea.— Vous faites le moindre truc qui me déplaît et je vous en colle une entre les deux yeux ! hurla Taf.

(Peri releva aussitôt la tête.) Vous trouvez que ma mère est une vraie chieuse ? Alors c’est que vousne m’avez jamais vue en colère ! Les mains en l’air, connards ! Sortez de la camionnette ! Allez !

— Qu’est-ce qu’elle fo… Hé ! hurla le deuxième homme.Quand les portières arrière de la camionnette s’ouvrirent dans un grincement, Peri fit son possible

pour se ressaisir.Howard ?— Peri, tu vas bien ? lança ce dernier en apparaissant à l’arrière du véhicule.Elle plissa les yeux, aveuglée par le soleil, jusqu’à ce que la silhouette du vétérinaire lui fasse un

peu d’ombre. La camionnette avait échoué dans un fossé, et la route déserte s’inclinait devant eux àun angle insolite.

— Dehors, tous les deux ! aboya Taf, postée devant le véhicule. Par ici ! Allez !Howard posa sur Peri un regard plein d’inquiétude.— J’ai connu pire, croassa-t-elle.Elle vit aussitôt son visage s’apaiser.— Ta nuque, ça va ? Tu n’as rien de cassé ?— Si tu me sors d’ici, je suis prête pour un marathon.Elle se remit gauchement à genoux, les mains toujours attachées dans le dos.— Fais voir ça, dit Howard en se penchant pour la débarrasser du film plastique, qui céda dans un

claquement retentissant.Une douleur subite envahit ses poignets soudain correctement irrigués et, les doigts gourds, elle

retira son oreillette d’un geste mal assuré, un silence béni remplaçant soudain l’insupportablevrombissement. Aussitôt soulagée, elle prit une inspiration profonde, et la tension dans ses épauless’évanouit.

— Merci, murmura-t-elle, se demandant pourquoi il était de retour auprès d’elle ; pourquoi ill’aidait de nouveau.

La voix de Taf s’éleva depuis l’extérieur du véhicule.— Howard ? Si elle va bien, il faut qu’on file !Celui-ci glissa un genou dans le véhicule et tendit une main à Peri qui, mue par un soudain regain

d’énergie, la saisit et sortit de la camionnette en quelques pas de côté, prise d’un léger vertige.Taf, un fusil d’une taille presque incongrue entre les mains, tenait en joue les deux hommes, à

genoux près de la roue avant. Côté chauffeur, l’aile du véhicule s’était fracassée contre le tronc d’un

arbre. Les mains jointes derrière la tête, les deux types avaient l’air de condamnés à mort. De l’autrecôté de la route se trouvait un pick-up – un Ford F100 de 1954 – d’un rouge pimpant. Peri ignoraitcomment elle pouvait connaître le modèle exact de ce pick-up, mais c’était bel et bien le cas.

— Désolée pour ça, lança Taf. (Elle s’adressait à Peri, et non aux deux hommes.) Il ne m’est rienvenu d’autre à l’esprit que de jouer la folle au volant. Tu vas bien ?

Taf avait changé de tenue, optant pour un pantalon et un haut noirs. Elle avait noué ses cheveuxblonds en queue-de-cheval, et un long manteau en cuir caressait le haut de ses bottes. Elle ressemblaitbeaucoup à la Peri d’il y avait quelques années – et dans un bon jour –, ce qui chiffonna quelque peula drafter.

— On verra demain, répondit-elle, sachant que les vraies douleurs ne commenceraient qu’à froid.Ta mère les appelait toutes les cinq minutes, ajouta Peri, s’appuyant sur Howard en titubant.Récupère leurs téléphones.

— Vos téléphones ! Allez ! aboya Taf. Et pas de conneries, poursuivit-elle lorsqu’ils baissèrent lesmains pour s’en emparer. Je ne t’ai jamais aimé, Wade. Ne me donne pas une bonne excuse pour teplomber.

Peri jeta un coup d’œil à la route, craignant de voir des renforts rappliquer. Ils allaient devoir agirvite et, de toute évidence, le vieux pick-up leur servirait d’échappatoire. Il était à moitié dans lefossé, mais une vieille muscle car comme celle-là aurait survécu à une flambée de napalm et unepetite dénivellation ne le retiendrait probablement pas longtemps.

— Envoyez-les vers moi, ordonna Taf, et les deux appareils atterrirent à ses pieds. Bien…, lâcha-t-elle, et son fusil d’assaut ne trembla pas d’un chouïa tandis qu’elle tirait deux paires de menottes desa poche et les leur jetait. Enfilez ça et menottez-vous à la camionnette !

Peri commença à se demander où Taf allait s’arrêter.— Merci, murmura-t-elle à l’attention de Howard tandis qu’il l’aidait à traverser la route.

Pourquoi est-ce que vous m’aidez ?Howard la soutenait avec une assurance toute professionnelle.— Tu n’es pas la seule à qui on essaie de faire passer des vessies pour des lanternes, confessa-t-il

d’une voix chargée d’amertume. C’est Taf qui a tout planifié ; il n’y a pas que les fêtes qu’elle saitorganiser. Tu penses pouvoir conduire ? Tu as l’air un peu ailleurs… Quoi qu’il en soit, tu devras tedébarrasser du pick-up assez vite, mais en attendant il devrait t’aider à t’échapper. Qu’est-ce qu’ilst’ont filé ?

— Un relaxant musculaire, je pense… (Son épaule la lançait, et elle espéra trouver rapidement del’aspirine, ou mieux, de la tequila, avant que l’adrénaline ne cesse de booster sa résilience.) Mais çava aller. Je peux conduire.

Restée près de la camionnette, Taf se mit à hurler.— J’ai dit : menottez-vous à la camionnette, bordel !Un coup de feu et Peri se retourna soudain, le cœur en panique.Eh merde !— Taf ! cria Howard, mais la jeune femme allait bien, se dirigeant même vers eux d’un pas

nonchalant, sa queue-de-cheval dansant derrière elle, fichtrement classe avec ce long manteau quivoletait près ses chevilles tandis qu’elle rechargeait le fusil posé à angle droit sur son avant-bras.

Le visage livide, les deux hommes étaient cependant indemnes. La camionnette, par contre,crachait un liquide rose.

Taf sourit et dégagea d’une main les mèches qui lui tombaient sur les yeux.— Je ne comptais pas les abattre, rassurez-vous. Mais leur filer les chocottes, par contre…Elle pouffa, et Peri, soupirant de soulagement, relâcha les épaules, puis tituba jusqu’au pick-up.— Pas mal comme véhicule pour se faire la malle, commenta-t-elle.Il n’était, certes, pas des plus discrets, et se trouvait actuellement dans un fossé, mais il n’en avait

pas moins une certaine classe.Howard se dirigeait déjà vers l’arrière du pick-up.— Je vais pousser, monte.— Il te plaît ? lança Taf, guillerette. Il est à un pote à moi. Tu te débrouilles au volant ?Peri leva la poignée de la porte, souriant au cliquetis discret de machine à sous qu’émit la clenche.— Moins bien que Jack, mais je me défends, dit-elle avant de se figer, troublée par cette remarque

impromptue.Jack conduisait mieux que moi, songea-t-elle de nouveau sans que cette pensée soit associée au

moindre souvenir.Elle monta dans le véhicule d’un pas rendu vacillant par la douleur.— J’apprécie, parvint-elle à remercier la jeune femme en faisant démarrer le moteur, qui se mit à

rugir de façon indécente. L’aéroport est loin d’ici ?Howard, penché contre le hayon, se redressa aussitôt.— Euh… pourquoi ?— Silas. S’ils comptaient m’échanger contre lui à l’aéroport, alors c’est là-bas que je file.Taf perdit aussitôt son sourire et empêcha Peri de refermer sa portière.— Hé ! je n’ai pas risqué d’esquinter la caisse de Jamie pour que tu te refasses choper par ma

mère.Peri tira sur la portière, mais Taf l’éloigna d’elle d’une saccade. Dans un soupir, Peri baissa les

yeux sur sa paume endolorie.— Je sais que je t’ai dit de ne plus laisser ta mère orchestrer ta vie, mais je ne sous-entendais pas

non plus que tu doives t’y prendre d’une façon si extrême.Taf lui adressa un sourire insolent.— C’est con, mais c’est ce que j’ai compris, moi.Le pick-up tangua, et Peri vit Howard monter et s’installer au bout de la banquette.— Howard, sors, s’il te plaît.La tête baissée, il faisait montre d’un air décidé.— Taf est costaud, elle peut pousser. Toi, tu as besoin d’aide pour délivrer Silas. (Il fronça les

sourcils.) C’est mon ami. Je devrais peut-être conduire, non ? Tu as le teint verdâtre.Toujours postée entre la portière et Peri, Taf croisa les bras.— Hors de question que je pousse un pick-up pour le faire sortir d’un fossé !OK, elle va me rendre dingue.— Écoutez, j’apprécie vraiment ce que vous venez de faire pour moi, mais on devrait en rester là.

Howard, tu es véto, et toi, Taf, tu… organises des soirées, dit-elle, peu rassurée par le froncement desourcils menaçant de cette dernière. Vous n’êtes pas des agents secrets.

Soudain, Taf la repoussa d’un coup sec jusqu’au milieu de la banquette.— Hé !— Bouge. (Taf jeta son fusil près du siège conducteur, avant d’y caler son postérieur.) Je vais nous

sortir de ce fossé, moi, dit-elle en s’emparant du levier de vitesse.— Hé, ce n’est pas un jeu, Taf ! lança Peri. (Mais le pick-up tanguait déjà avec violence, ravivant

la migraine de la drafter.) Les gens qui me contrarient finissent parfois au cimetière, Taf !Howard sourit de toutes ses dents, la main rivée à la poignée de confort.— Les raclures, seulement, commenta-t-il.Dans un jet de caillasse et de terre mêlées, les roues gravirent enfin le fossé pour retrouver la

route ; Taf poussa un hurlement de triomphe.— J’y suis arrivée ! cria-t-elle, faisant vrombir le moteur, pied au plancher. (Non, mais je rêve ou

quoi ?) J’ai raté mes exams de fuite au volant de pas grand-chose ! poursuivit-elle en s’y reprenant àtrois fois pour réorienter le véhicule dans l’autre sens et repartir d’où ils étaient venus.

Peri jeta un coup d’œil dans le rétroviseur et aperçut les deux hommes menottés à la camionnette.Elle leur donnait cinq minutes, tout au plus.

— Tu as ciré les bancs d’une drôle de fac, lâcha Peri. Bon, tous les deux, merci beaucoup pourvotre aide, mais ça risque de mal finir. (Howard se mit à lui palper doucement la tête, la faisantsursauter.) Hé, tu me fais quoi, là ?

— Tu as une sale bosse sur la tête, l’informa-t-il. La lumière ne te fait pas trop mal aux yeux ?— Non, mentit-elle. (Taf commençait à tripoter la sono dernier cri, et Peri l’en dissuada d’une tape

sur la main.) Ce n’est pas un jeu, je te le répète ! Bon, ils sont au hangar 3.— Hangar 3, noté. Et pas de musique.Taf fit éclater une bulle de chewing-gum telle une enfant lancée dans une trépidante aventure.Elle esquiva un nid-de-poule à pleine vitesse, et Peri sentit son estomac bondir.— OK, tu peux conduire, mais une fois à l’aéroport vous restez dans le pick-up tous les deux.Ils ne restèrent pas dans le pick-up mais la suivirent en chuchotant jusqu’à ce qu’ils soient arrivés

devant la porte du hangar 3. Ils ne se turent que lorsque Peri menaça de tirer sur le prochain quiouvrirait la bouche. Cela faisait près d’une heure qu’on l’avait droguée, et elle ignorait ce qu’on luiavait véritablement injecté. Peut-être ne pouvait-elle pas encore rétrochroner.

Ce n’est sans doute pas plus mal.Leur ordonnant de reculer d’un geste de la main, Peri crocheta la serrure d’une petite porte de

service, puis, comme personne ne semblait alerté par le bruit, elle se glissa à l’intérieur du bâtiment.— Restez ici et surveillez le pick-up, siffla Peri à Howard qui lui emboîtait le pas, mais Taf

l’avait déjà dépassée.Un peu plus loin s’élevaient des bruits de dispute, et Taf dirigeait vers eux à pas de loup. Peri jeta

l’éponge et indiqua d’un geste à Howard de l’attendre là. Alors, elle suivit son embarrassantepartenaire jusque derrière une palette de marchandises… Howard sur les talons.

La porte du hangar était ouverte, et la lumière s’engouffrait à l’intérieur du bâtiment pour y révélerun petit avion monomoteur stationné près d’une voiture noire. De là où elle se trouvait, Peri sentait lachaleur de l’engin ronronnant. Soudain, elle grimaça : Allen était assis sur l’escalier mobile plaquécontre l’avion. Le genou ceint d’une attelle et les doigts bandés, il semblait peiner à utiliser sontéléphone, et Peri n’en fut pas le moins du monde attristée.

Tu m’as privée de trois ans de ma vie.Fran se tenait debout près de la voiture, son agacement manifeste au point que le gros bras qui

veillait à sa sécurité s’appliquait à rester à bonne distance. Tout n’était pas si rose dans le petitmonde de l’échange de prisonniers. La taille réduite de l’avion était un atout non négligeable pour

Peri, qui n’aurait pas à s’inquiéter de devoir affronter un équipage trop important.Fran avait un garde du corps et, en toute logique, Allen devait en avoir un aussi.Dans l’avion ?Dans la poche de Taf, le téléphone qu’elle avait emprunté se mit à vibrer. Les yeux écarquillés,

elle couvrit l’appareil d’une main pour en étouffer le son, mais ils étaient trop loin pour qu’il puisseattirer sur elle la moindre attention.

— Ils devraient déjà être là, lâcha Fran, le téléphone à l’oreille.Allen gigotait, visiblement mal à l’aise.— Vous l’avez paumée.Fran raccrocha, furieuse.— Ils ne décrochent plus parce que je les assomme d’appels, c’est tout.— Vous l’aviez confiée à des crétins, surtout, constata Allen, le regard noir. Peri est d’une grande

intelligence. Vous avez utilisé l’oreillette ? Et l’Emnoset ?— Bien sûr, lâcha Fran, cinglante.Peri se remit bien vite du compliment sur son intelligence. Le plus important était qu’elle savait

désormais ce qu’on lui avait inoculé et que les effets du produit s’estomperaient bientôt. L’Emnosetn’agissait guère plus d’une heure.

— Je veux voir Silas, annonça Fran. Je n’ai aucune preuve que vous le détenez vraiment.— Si vous me montrez Peri Reed, rétorqua Allen sans ménagement ni la moindre patience.Il ne prenait pas ses médicaments. Probablement parce que les antalgiques empêchaient les ancres

de visualiser les trames temporelles jumelles.C’est peut-être pour ça que Jack aimait l’alcool, songea-t-elle, avant de se raidir à cette nouvelle

pensée parasite.Elle secoua la tête pour ne plus y penser. Silas se trouvait dans cet avion, et elle devait se

concentrer.— John ! aboya Fran, faisant sursauter Peri. Rebroussez chemin et voyez ce qui les retient.L’homme s’activa aussitôt. La portière de la voiture claqua bientôt, et le moteur se mit à rugir, le

vrombissement soudain résonnant dans le hangar entier. Peri ordonna à Taf de ne plus bouger d’ungeste péremptoire.

Qu’est-ce qu’elle espérait en venant ici, merde !?Howard la retint alors qu’elle s’apprêtait à entrer en action, et ils commencèrent à se chamailler à

voix basse. Peri leva les yeux au ciel.J’aurais dû leur tirer à chacun une balle dans le pied.Allen siffla pour attirer l’attention du pilote, et Peri se concentra de nouveau sur l’avion. L’agent

d’Opti s’était éloigné de l’escalier mobile pour mieux voir le cockpit, mais il n’était pas assez loindes marches pour que Peri puisse se glisser discrètement dans l’avion.

— On dégage, préviens la tour de contrôle. Et tout de suite ! beugla-t-il.Les mains sur les hanches, Fran grimaça. La voiture reculait jusqu’à l’entrée du hangar. La

situation devenait de plus en plus épineuse.— Et notre échange de prisonniers ? lança Fran en s’avançant vers lui. Je veux récupérer Silas.— Et moi Reed, mais vous l’avez laissée filer.Peri riva le regard sur l’avion. Silas était à l’intérieur. S’il décollait, elle ne le retrouverait peut-

être jamais.

— Vous extrapolez. Donnez-moi cinq minutes pour tirer ça au clair !Allen claudiqua, le front ridé par la méfiance.— Cinq minutes, pas plus, acquiesça-t-il en faisant un geste à son pilote. Et mon gars part avec le

vôtre.Fran siffla, et la voiture s’arrêta aussitôt. Peri sentit son pouls s’accélérer quand un homme

descendit l’escalier mobile d’un pas pesant, un pistolet dans le holster de son harnais. Ce type avaitl’air de tout sauf d’un pilote d’avion.

— Accompagne-le, lui ordonna Allen d’un ton presque agressif. Si jamais, par miracle, tu latrouves, appelle-moi et garde tes distances, je n’ai aucune envie de la perdre une fois de plus.

Fran fulminait.— Je ne l’ai pas perdue !L’homme rejoignit la voiture à la hâte, puis monta à bord. Le véhicule accéléra peu à peu, puis

disparut. Le visage grimaçant de douleur, Allen tituba jusqu’à l’avion, Fran lui emboîtant le pas. Periles supposa tous deux armés, sans cela, ils n’auraient jamais renvoyé leurs hommes de main. Celadevait les arranger de se retrouver seuls, sans le moindre témoin.

— Taf, file-moi ton fusil, chuchota Peri en tendant la main derrière elle. (Howard marmonnaquelque chose ; Peri se retourna et écarquilla les yeux. Taf avait disparu.) Où elle est passée ?

D’un doigt tremblant, Howard désigna l’autre côté du hangar. Peri suivit son regard, et se raidit.— C’est pas vrai, murmura-t-elle.La silhouette élancée de Taf longeait le mur opposé du bâtiment. Howard se rapprocha de Peri, et

les perles dans ses cheveux tintèrent.— Impossible de l’en empêcher, murmura-t-il. Elle veut détourner leur attention de façon que tu

puisses monter dans l’avion et récupérer Silas.Bordel de merde !Peri sentit son cœur se serrer lorsque Taf se mit vaillamment à découvert, le fusil armé et les

bottes claquant sur le sol. Fran se retourna et Allen se raidit, tous deux se retrouvant dos à l’avion.— Salut, maman, lança Taf en forçant sur son accent, pieds écartés en une posture déterminée.— Maman ? s’étonna Allen.Peri se rapprocha de l’avion.— C’est ma fille, oui, acquiesça Fran, amère, mais qui ne semblait pas le moins du monde effrayée

de voir son hystérique de fille un fusil à la main. Et elle n’a rien à faire ici.— Changement de programme ! lança Taf. Je peux déjà te dire ce que vos laquais vont trouver, si

ça vous intéresse, se moqua-t-elle.Fran martela le clavier de son téléphone, et la poche de Taf se mit à vibrer. Fran blêmit aussitôt de

rage. Allen se mit à glousser.— Qu’est-ce que tu as fait ? tonna Fran en avançant vers Taf, jusqu’à ce que sa fille arme le fusil.Elle ne va quand même pas abattre sa mère ? songea Peri, se souvenant d’avoir hésité elle-même

à le faire une ou deux fois.— Je me bouge un peu, disons. Tu sais, pour éviter de te faire perdre ton temps et de gâcher ma

vie. Tout ce que tu voulais, quoi ! lança-t-elle, aussi satisfaite que sa mère était énervée.Elle les avait maintenant suffisamment éloignés de l’avion, si bien qu’après un bref regard à

Howard l’invitant à rester où il était Peri avança à pas furtifs. Elle gravit l’escalier à pas de loup,faisant son possible pour ne pas faire tanguer l’avion en y entrant. Non sans surprise, elle sentit une

vague d’intense soulagement en découvrant Silas attaché et bâillonné sur un siège. Il riva sur elle desyeux ronds, et, l’index sur ses lèvres, elle l’invita au silence. Le regard de Silas reflétait sa colère,mais il n’avait pas l’air drogué. Des égratignures et des hématomes récents trahissaient qu’on l’avaittabassé.

Le dos voûté sous le plafond bas, elle leva deux doigts, l’air interrogateur. Silas secoua la tête,puis acquiesça quand elle n’en montra plus qu’un.

Un homme, interpréta-t-elle en suivant le regard que Silas lançait vers le cockpit. Ça ne devraitpas poser de problème.

Les gestes lents, Peri sortit une bouteille de vin d’un seau à glaçons.Du rosé ? Allen n’a vraiment aucune classe.Le bruit que firent les glaçons attira l’attention du pilote, qui se débarrassa à la hâte du magazine

gay qu’il était en train de feuilleter.— Je préviens la tour qu’on ne part pas tout de suite ? lança-t-il, si anxieux à l’idée de cacher son

magazine qu’il ne se rendit compte qu’il n’avait pas affaire à Allen qu’après avoir croisé le regardde Peri.

Presque prise de pitié pour lui, elle le frappa avec la bouteille humide et froide, grimaçant sous lesvibrations que l’impact envoya dans son bras entier.

— Il faut savoir s’assumer, lança Peri en retournant à l’arrière.Cinq minutes ; il ne resterait pas sans connaissance plus de cinq minutes. Elle ne l’avait pas frappé

si fort que ça.Peri abandonna la bouteille dans le sceau, les mains gelées, mais grisée de pouvoir de nouveau

user de ses compétences. Le dos voûté, elle retourna auprès de Silas qui l’attendait, impatient, lesmains liées tendues devant lui. Le sourire aux lèvres, elle s’agenouilla face à lui et lui retira sonbâillon.

— Hé ! le salua-t-elle en commençant à dénouer ses liens. Il faut qu’on se bouge, tu arriveras àmarcher ?

— Qu’est-ce que tu fous ici ? murmura-t-il, et elle leva les yeux vers lui, ses gestes plus lents surla corde. Et cette tenue ? Tu es dingue ?

— Ça s’appelle te sauver les miches avec style, mon vieux, rétorqua Peri, rougissant légèrement enjetant un coup d’œil à son pantalon blanc moulant moucheté de taches de graisse et de poussière. Jesuis un soldat, tu te rappelles ? Je n’abandonne jamais personne.

Le visage de Silas se fit impassible mais résolu.— Comment ? hurla Fran, son cri de rage résonnant dans le hangar.Comme elle peinait à défaire le nœud à ses poignets, Peri se concentra sur ses chevilles ; Silas

n’avait pas besoin de ses mains pour courir.— Peri a filé depuis un bail, expliquait Taf. (Ladite Peri commençait à transpirer et ses doigts

tremblaient de plus en plus.) Je lui ai filé une voiture et elle doit être en pleine montagne à l’heurequ’il est. Bonne chance pour la retrouver !

Les nœuds ne cédaient pas. Il s’était probablement débattu, tirant dessus jusqu’à les rendreinextricables.

— Un pick-up rouge nous attend à l’arrière du bâtiment, les clés sont sur le contact, lui révéla Perien soufflant sur une mèche tombée devant ses yeux. La vache ! tu as resserré les liens à mort.

Amateur…

Silas fronça les sourcils, pensif.— Va voir dans les toilettes. L’un des types s’est servi d’un couteau pour se curer les ongles.— Merci pour l’info.Peri se leva et alla récupérer l’arme de vingt centimètres, qu’elle décida de garder malgré le motif

camouflage de mauvais goût gravé sur le manche. Trois secondes plus tard, Silas était libre ; uneseconde supplémentaire et elle rangeait le couteau, frémissant de plaisir en entendant la lame glisserdans le fourreau de sa botte.

— Trouve-la ! beugla Allen.Peri rejoignit Silas près de la fenêtre et vit qu’Allen était au téléphone. Pour l’instant, seule Taf

avait dégainé une arme, et Peri pria pour que ça reste ainsi. Clairement énervé, Allen raccrocha.— Votre fille leur a fait quitter la route, informa-t-il Fran, furieux. Où va Peri ? À Détroit ou à

Charlotte ? demanda-t-il à Taf.— Ça, elle ne me l’a pas dit, répondit celle-ci, un sourire affecté aux lèvres.Peri jeta un coup d’œil en bas des marches tandis que Silas se massait les jambes, sa douleur

manifeste. Si seulement elle avait su piloter un avion, ils seraient déjà loin, car le moteur était encorechaud.

— Dis-le-moi ou j’abats ta mère, la menaça Allen.Peri fronça les sourcils. Elle n’avait aucune envie de rétrochroner pour sauver la vie de qui que ce

soit, mais elle savait qu’elle le ferait si la situation virait au drame.Taf, sûre d’elle, tourna le canon de son arme vers Allen, si calme qu’elle semblait avoir déjà vécu

cent fois cette même situation.— Si ça te chante, répliqua-t-elle. (Peri sentit la conviction troublante dans la voix de la jeune

femme.) Ma mère est une connasse. Le truc, c’est que, si tu fais le moindre geste, je te troue le bide,connard. Je viens du Sud, tu sais. Les serpents, je les bute.

Sentant le souffle de Silas dans sa nuque, Peri réprima un frisson.— Allen essaie de nous doubler tous les deux.Pas sûre que ce soit le moment d’en discuter, Silas.— Non, tu crois ? répliqua-t-elle, laconique. J’étais à mi-chemin de Détroit quand j’ai appris

qu’ils t’avaient chopé. Oublie ce qu’a pu te dire Allen, je ne t’ai pas jeté dans leurs pattes.— Non, Allen m’est tombé dessus avant que je puisse te retrouver. (Silas se passa une main sur le

visage, le regard dans le vide.) Tu ne m’as pas jeté dans leurs pattes… mais tu m’as lâché, dit-il.(Peri grimaça, les yeux rivés sur le sol du hangar.) Tu n’avais pas la moindre intention de meretrouver chez le concessionnaire, pas vrai ? ragea-t-il à voix basse.

— On peut en recauser après notre fuite ? murmura-t-elle sans trop savoir où se mettre. Je suisdésolée, OK ? Tu as raison. Je t’ai lâché, mais je n’avais pas la moindre idée qu’ils allaient tetomber dessus. Dès que j’ai su qu’ils t’avaient capturé, je suis revenue. Qu’est-ce que tu crois que jefaisais sur le territoire de l’Alliance ?

— Tu participais à une réception mondaine, vu ton look, grimaça-t-il.Elle lâcha un soupir exaspéré. Quel rabat-joie !Un coup de feu – le fusil de Taf, sans nul doute – retentit comme un tir de canon. L’adrénaline fusa

dans les veines de Peri, et elle repoussa Silas loin de la porte, en sécurité. Taf jouait de nouveau deson arme ?

— Peri, on se taille ! hurla Taf.

Peri eut une expiration soudaine qui couvrit la vitre du hublot de buée. Allen était à terre, une mainsur le pied, du sang cascadant à travers les doigts.

— Tu lui as tiré dessus ! cria Fran en dévisageant sa fille, les yeux écarquillés. Mais qu’est-ce quite prend ?

— Dans le pied. Il allait m’abattre ! Bon sang, maman ! j’étais censée le laisser faire ? Et puis horsde question que je te laisse ruiner la vie d’une autre innocente.

— Une innocente ? Elle ? pouffa Fran d’un rire froid qui gela l’échine de Peri. Ne sois pas naïve,ma chérie. Donne-moi ce fusil et, par pitié, arrête avec cet accent ridicule.

— Je n’ai pas honte d’être qui je suis ! hurla Taf, rouge de colère. Peri, il faut qu’on file !Avant que tu nous pètes une durite et que tu fasses une bêtise ? songea Peri en poussant Silas

vers la porte.— Tu as impliqué Taffy dans cette histoire ? s’offusqua Silas, lui jetant un coup d’œil grimaçant

par-dessus son épaule. Ce n’est qu’une gamine !— Elle s’appelle Taf, c’est une femme maintenant, et elle est en train de nous sauver la mise,

rétorqua Peri. En plus de tirer sur des gens. Et je ne sais pas ce qui l’éclate le plus, d’ailleurs. (Il luijeta un regard noir, et Peri désigna l’escalier d’un geste.) Qui a organisé ma fuite, à ton avis ? Alors,maintenant, écoute la personne qui brandit un flingue et magne-toi !

Silas entra aussitôt en action. Allen les regarda descendre l’escalier, les yeux rageurs. À demicaché derrière une palette, Howard leur faisait signe de se dépêcher.

Quel merdier ! Depuis quand il faut être trois pour sauver une seule personne ?— Howard ? s’exclama Silas, sous le choc. Qu’est-ce que tu fous ici ?Peri soupira ; elle se posait la même question depuis un moment déjà… Un dernier petit bond et

Peri mit pied à terre, la secousse remontant douloureusement jusqu’à ses tempes. Chancelante, elle fitsigne à Taf de les rejoindre. La jeune femme trotta dans leur direction en hurlant à sa mère de resteroù elle était, mais Fran était trop médusée pour bouger de toute façon, ne sachant si elle devaitcontinuer à sermonner sa fille ou aller s’assurer qu’Allen allait bien. Livide, ce dernier les regardas’éloigner, silencieux, son pied dans la main.

— Tu vas bien ? lança Taf, les yeux brillants et le fusil baissé. Silas ?— Ça a l’air d’aller, répondit Peri, agacée, en la poussant vers la porte de service.Howard avait calé une épaule sous le bras de Silas, et Taf marchait à reculons pour s’assurer que

sa mère ne les suivait pas.— Ne lui fais pas confiance, Silas ! hurla Allen, sa voix chargée d’autant de rage que de douleur.

Tu ne connaîtras jamais la vérité ! Elle-même ne la connaît pas ! J’ai lu son journal ! Je sais comme illui est devenu facile de tuer !

Peri en vacilla presque, soufflée par cette remarque.Il a lu mon journal ?— On te retrouvera ! cria Allen, toujours sur le sol, le pied perdu au milieu d’une petite flaque de

sang. On sait exactement ce que tu comptes faire, Peri ! On aura toujours un coup d’avance ! C’estnous qui t’avons forgée !

C’est un vrai cauchemar.Taf, à côté de Peri, marchait toujours à reculons, son long manteau ondoyant à ses pieds comme

celui d’une héroïne de film de SF ; comme Allen et sa mère ne les suivaient pas, elle s’était autoriséeà garder baissé le canon de son fusil.

— Tu lui fais confiance ? demanda Silas à Howard.Peri serra les dents, mais ne dit rien.— Je ne sais pas, répondit Howard. En tout cas, c’est elle qui a décidé de revenir te chercher.— Taf, je te coupe les vivres, tu m’entends ! s’exclama Fran.— Je sais ! rétorqua Taf d’un ton qui laissait deviner l’étendue de sa rancœur envers sa mère. Mes

clés sont sur mon bureau, juste à côté de mes cartes de crédit ! Garde mon téléphone, aussi, si tuveux !

— Taf ! hurla Fran.Ils sortirent par la porte de service, happés par la lumière.Peri et Taf montèrent une garde anxieuse pendant que Howard aidait Silas à rallier le pick-up. Peri

était inquiète : Silas peinait à se déplacer, ses larges épaules voûtées par la douleur.— File, je te suis, lança Taf à Peri en lui faisant signe de partir.Silas était dans le pick-up à présent, affalé contre la portière, sa souffrance manifeste. La porte du

hangar claqua derrière Taf, et la jeune femme rejoignit bientôt Peri, la tête basse et les phalangesblanches autour de son arme. Un hurlement de rage retentit dans le hangar.

Peri avait beau haïr Fran, elle compatit presque, sachant exactement ce qu’elle devait ressentir encet instant de détresse.

Chapitre 22

La seule présence des quatre fugitifs suffisait à chauffer la petite salle dans laquelle l’odeur du ferà souder de Howard éclipsait celle du chocolat chaud que Silas avait acheté pour Peri – en plus d’unpetit quelque chose pour chacun d’eux – lorsqu’il était parti en quête d’un journal papier, aussiauthentique qu’il était dépassé. Les sourcils froncés, Peri prit une gorgée de la boisson tiède, puis seleva de son fauteuil usé pour aller la réchauffer au micro-ondes. Silas, à genoux près de la tablebasse avec Howard, leva la tête vers elle. Bouts de polystyrène et sacs plastique jonchaient le sol.Silas adressa un bref sourire à Peri jusqu’à ce que Howard lui demande de lui tenir quelque chose.De toute évidence, le colosse semblait rassuré que Peri se sente suffisamment détendue pour mangerun peu. Jusqu’à leur arrivée à Détroit, elle ne leur avait autorisé d’arrêts que pour prendre del’essence et s’acheter à manger, impatiente de rallier une planque qui n’appartienne ni à Opti ni àl’Alliance.

Peri posa le chocolat chaud dans le micro-ondes, puis, debout près du minuscule évier, regarda leplateau tourner. Le studio leur avait offert un lieu sûr inattendu. Même Opti ignorait qu’elle en étaitpropriétaire ; elle avait acheté tout l’immeuble pendant le grand exode pour cinq cents billets et lapromesse de le rénover. Une promesse qu’elle avait honorée. La propriété était à un autre nom que lesien et rattachée à un compte offshore sur lequel étaient prélevés les frais d’entretien, frais que leloyer que lui versaient les gérants de la boutique de comics au rez-de-chaussée suffisait à couvrir,inflation comprise. Cela faisait peut-être cinq ans que Joe, le gérant du magasin, ne l’avait pascroisée – pour autant qu’elle s’en souvienne –, mais il n’en fut pas moins heureux de la revoir et delui vendre quelques numéros rares de Superwoman qu’elle recherchait pour compléter sa collection.Peri n’avait jamais été une propriétaire pénible ; elle ne tannait jamais pour le loyer et faisait rénoverles lieux régulièrement de façon que le commerce de Joe soit toujours à la pointe.

Au départ, elle avait vu cela comme un investissement, mais moins financier que personnel. Lebâtiment se trouvait en plein centre-ville dans un quartier qui, contrairement au reste de la ville,n’avait jamais été modernisé. Et puis elle avait toujours aimé les comics. Ici, la pierre et l’acier, lesvoitures garées à la hâte, les restaurants populaires de cuisine traditionnelle, les musiciens de rue etles étals que les boutiques installaient sur les trottoirs contaient le passé de Détroit comme nulle partailleurs. Les rues étaient bruyantes, bondées, mais Peri se félicitait d’avoir aidé à sauver cetterelique d’un autre temps, quand bien même le quartier ne faisait guère plus de quelques pâtés demaisons et comptait désormais davantage de vélos que de voitures.

L’appartement ne possédait qu’une fenêtre, qui donnait sur un parking. Le tapis usé peinait àdissimuler les lattes de plancher éraflées, et des voix graves et rassurantes s’élevaient, brouillonnes,de l’étage en dessous. Les meubles étaient vieux, dépareillés, et Peri sourit en se rappelant qu’elleles avait achetés dans une brocante pour le plaisir d’agacer sa mère. Son sourire s’élargit encorelorsqu’elle baissa les yeux vers ses ongles vernis d’un rouge brillant. Elle avait fait bien des chosespar le passé dans le seul dessein de provoquer sa mère… et elle continuait, apparemment.

Le micro-ondes sonna, et Peri emporta son chocolat chaud à la fenêtre d’où elle guetta le retour deTaf, partie chercher un composant électronique pour Howard. Silas avait accepté d’aider Peri à

récupérer son talisman et à se remémorer ce qui s’était passé dans les locaux de Global Genetics,mais il semblait garder une certaine réserve, et cela commençait à la troubler.

Peut-être y avait-il un rapport avec cette voiture d’Opti repérée en bas de son appartement. Yentrer, en neutraliser les occupants, puis en ressortir avant qu’Opti ait pu s’en rendre compte avait étédifficile, mais les cinq mille dollars cachés dans son tiroir à couverts lui permettraient de ne plusavoir à compter sur le portefeuille de Silas.

C’est peut-être ça qui le tracasse, pensa-t-elle en sirotant sa boisson chaude.Silas sursauta et, le regard noir, retira d’un geste vif la main avec laquelle il aidait Howard à

travailler sur sa carte mère.— Taf arrive, lâcha-t-elle, et Howard releva la tête en souriant.— Tant mieux, ses petits doigts fins pourraient m’être utiles, dit-il.Peri avait dans l’idée que le vétérinaire était surtout rassuré de la voir revenir. Se demandant si

leur passé commun n’était pas plus étoffé qu’elle l’avait d’abord pensé, Peri fit pivoter les lattes dustore de façon à pouvoir suivre la fille de Fran du regard. Taf était l’exemple même de la jeunefemme gâtée par le destin : déesse blonde, classe jusque dans sa démarche et le petit sac qu’elletenait à la main. Elle se fondait parfaitement à la foule des autres clients qui arpentaient la ville, leursachats à la main. Peri referma le store, écouta les gars d’en dessous draguer Taf sur son passage, puisles bruits de pas de la jeune fille dans l’escalier grinçant. Personne ne pouvait monter ici sans que lesmarches de bois se mettent à geindre…

L’air joyeux et le regard brillant, Taf entra à grands pas, très classe dans sa « tenue de sauvetage ».Peri passa ses paumes contre son nouveau jean. Ils avaient fait quelques achats le matin même et, sesouvenant de ce qu’Allen, persuadé de pouvoir la retrouver facilement, lui avait dit la veille, elleavait laissé tout ce qui lui plaisait sur le portant. Le tissu délavé de son pantalon et de son pull avaitquelque chose de trop négligé, mais comme elle avait tout fait pour s’écarter de son style habituelcela conviendrait.

— Je crois que j’ai trouvé ce que tu cherchais, Howie, annonça Taf en écartant Silas du bras avantde tendre le sac au vétérinaire. Des puces de smartphone compatibles verroptique. Ces trucs coûtentun bras, c’est dingue. Si je n’avais pas joué de mon charme d’enfant du Sud, ils m’auraient facturé çaplein pot. De mon charme du Sud et de mes espèces aussi, bien entendu ; cette ville ne jure que parles paiements au comptant.

On est d’accord.Peri s’était assise à table, un mug fumant à la main, près d’une écharpe à demi tricotée qu’elle

avait retrouvée entre deux coussins.— Super, c’est exactement ce que je voulais. Merci, acquiesça Howard en déchirant l’emballage

plastique.Contente d’elle, Taf retira son manteau, puis vola sa place à Silas. Voir sa queue-de-cheval à côté

des dreadlocks de Howard fit sourire Peri : ils étaient si différents, tous les deux, et sicomplémentaires à la fois.

Crispé, Silas se leva, gigantesque à côté de Taf et son allure de petite fille. Se sentant de trop, il sedirigea vers les étagères poussiéreuses pour jeter un coup d’œil aux livres et aux films rangés là.

— Ce soir, Howard et moi, on filera à ton appartement histoire de voir si Opti y traîne encore,annonça Silas.

Il appuya sur un bouton de la maquette de l’USS Enterprise, et M. Spock lui souhaita « longue vie

et prospérité ».Peri se renfrogna en le voyant toucher à ses affaires.— Pas la peine, ils ne sont pas près de partir, statua Peri en reposant l’écharpe qu’elle s’était

remise à tricoter pour aller rejoindre Silas. Vous allez avoir un mal de chien à pénétrer dansl’appartement.

Howard partit d’une brève inspiration sifflante et secoua vivement la main après une souduremaladroite. Taf gloussa.

— Taf et moi, on peut vous aider, annonça-t-il en fronçant les sourcils à l’attention de la jeunefille. On pourrait les distraire ; les éloigner de l’entrée.

— Et finir dans une cellule d’Opti ? protesta Peri. Non, on va trouver autre chose.Taf renâcla tandis qu’elle maintenait à l’aide d’un crayon à papier un composant que Howard

devait souder.— On ne se fera pas choper, je connais quelqu’un de Détroit qui pourrait me prêter une chouette

bécane. Du genre insaisissable.Howard releva la tête et cilla, surpris.— Je n’ai jamais conduit de moto, Taf…— Et je ne te demande pas de le faire, monsieur Dreadlocks. Les vrais hommes n’ont pas peur de

laisser leur dame aux commandes.Silas fronça les sourcils.— Non, intervint Peri, du même avis que le colosse. Personne ne jouera les leurres. Opti tue ceux

qui leur font obstacle, ajouta-t-elle.Opti est une tueuse. Je suis une tueuse.— Qu’est-ce qu’on fout ici, alors, tu peux me le dire ? rétorqua Taf, contrariée.— Vous nous aiderez à filer. (Peri ôta des mains de Silas une photo de douze fillettes de dix ans en

tutu avant qu’il ait pu la repérer au milieu du groupe, puis la remit à sa place, à côté d’un clichédédicacé – et trafiqué – de Poutine chevauchant un ours.) Les quatre « O » : On entre, On trouvel’info, On file, On se planque.

Ce n’était pas d’elle, mais de Jack et, bien qu’elle ne s’en souvienne pas à proprement parler, larègle s’était imposée d’elle-même dans son esprit.

— Filer ? se plaignit Taf. Je sais faire autre chose que jouer les chauffeurs ; tirer, par exemple. Onapprend à tirer avant même de devoir porter un soutien-gorge, là d’où je viens…

— Je croyais que tu étais presque diplômée en fuite au volant, non ? la taquina Howard sans leverle nez de son travail de soudure.

Silas renâcla.— Tu as l’intégrale de Buffy contre les vampires en Blu-ray ? dit-il, et Peri rougit, trop gênée pour

admettre qu’elle n’avait pas le moindre souvenir de l’avoir jamais regardée.Pour autant, elle n’aurait pu nier le plaisir profond qu’elle éprouvait en regardant les jaquettes des

boîtiers.— Hé, cool ! On pourrait s’en mater quelques-uns ce soir, peut-être ? lança Taf en étudiant du

regard le lecteur Blu-ray oublié sous le moniteur verroptique de première génération placé sous latélé. Il fonctionne, hein ?

— Bonne idée. On fera ça dès qu’on se sera infiltrés dans l’appartement de Peri, qu’on aura blouséles méchants agents d’élite du gouvernement, puis sauvé le monde, ronchonna Silas en tripotant le

casque de motard d’une poupée au look résolument gothique. On pourrait se préparer un peu de pop-corn aussi, non, tant qu’on y est ?

— On se passera de tes sarcasmes, maugréa Peri, soudain gênée de les avoir amenés ici.Son appartement au-dessus de la boutique de comics avait été son refuge depuis ses dix-huit ans,

une planque loin de sa mère où elle avait entreposé tout ce qu’elle aimait et ne voulait jamais oublier.Pour elle, c’était un peu sa cabane dissimulée au milieu des branchages, et Silas y farfouillait commes’il déambulait dans les allées d’un bazar.

— Désolé, s’excusa-t-il, le visage fermé, avant de s’en retourner dans l’espace cuisine.Les mâchoires serrées, elle redressa le livre commémoratif du mariage de la princesse Diana, puis

se retourna en entendant le bruit de succion d’ouverture de son congélateur. Les yeux ronds, elle le viten sortir un paquet de biscuits menthe-chocolat.

— Tu peux arrêter de fouiller dans mes affaires ! s’exclama-t-elle, et Silas se retourna, les yeuxécarquillés.

Sentant Peri acculée, Taf partit d’un rire taquin, aussitôt étouffé par un regard de Howard.— Tu as au moins six paquets de biscuits là-dedans ! lança Silas, indigné.Comme Taf s’apprêtait à dire quelque chose, Howard la fit taire d’un petit coup de coude dans le

bras.— Oh ! et puis merde, sers-toi, pesta Peri, s’en retournant d’un pas pesant à la table basse. Mais

mets-les sur une assiette, au moins, que tout le monde en profite.— OK, répondit-il d’une voix douce qui ne fit rien pour tempérer l’agacement de Peri.L’écharpe inachevée était étalée sur la table, et elle étudia les rangs irréguliers de rouge, d’orange

et d’or, cherchant à comprendre ce qu’elle avait voulu faire, de façon à pouvoir terminer son ouvrage.Le tricot était censé l’apaiser, mais la présence fouineuse de Silas dans sa cuisine ne l’y aidait passpécialement.

— Hmm… Pourquoi est-ce que tu ranges des comics dans ta cave à vin ? demanda celui-ci.Peri serra les dents une fois de plus et ne prit pas la peine de relever la tête vers lui.— Fais attention avec ça, lança-t-elle tandis qu’il tendait la main vers une assiette en verre bleu.

(Silas s’en empara d’un geste exagérément précautionneux, y vida une boîte de gâteaux congelés, puisla posa doucement entre eux.) Ce sont des antiquités, ajouta-t-elle, le supposant plus qu’autre chose.

— Vous savez quoi ? Il va me falloir un autre composant, annonça Howard, avant de se lever d’uncoup et de s’étirer. Tu viens avec moi, Taf ?

— Maintenant ? lui demanda la jeune femme en le savourant du regard. Qu’est-ce que tu fabriques,d’ailleurs ?

— Un détecteur de mouchard, répondit-il en relâchant les bras. Et… il fonctionne déjà, ajouta-t-ilen le ramassant, puis en l’approchant de Taf.

Une diode s’alluma.— Hé, je ne porte pas de mouchard ! lâcha-t-elle, scandalisée.Assis à la table de la cuisine en face de Peri où il lisait un quotidien papier, Silas se tourna,

intrigué.— Pas d’inquiétude à avoir, Taf est clean, les rassura Howard. (Taf lui gifla la cuisse, avant de se

remettre à son aise sur le canapé.) Le détecteur s’allume dès qu’il détecte un signal, celui d’unportable, par exemple.

— Bien sûr, que je suis clean ! grogna Taf, son accent du Sud renforcé par l’agacement, tandis que

Howard rayonnait, trois petits carrés de plastique à la main.— Il n’y a plus qu’à bidouiller un peu le GPS de mon téléphone, et on aura des puces

géolocalisables, expliqua-t-il, avant de les jeter sur la table contre laquelle elles émirent un cliquetisdiscret. Si on arrive à en placer une sur Allen, on sera prévenu dès qu’il s’approche à moins d’unkilomètre. On pourrait aussi s’en servir comme repères ici ou là pour retrouver notre chemin, aubesoin, voire pour se repérer tous les quatre si on venait à être séparés.

— Si ta clinique vétérinaire coule, tu pourras toujours lancer une boîte de dépannage électronique,c’est cool, commenta Peri en caressant la laine de l’écharpe du bout des doigts.

Howard gloussa en enfilant son manteau.— Bonne idée ! Taf, tu sais faire le café, non ? Je pourrais avoir besoin de toi et de ta dizaine de

quasi-diplômes pour me protéger. Tu sais y faire avec un flingue !— Merci, Howard, roucoula Taf en se levant pour déposer un petit baiser sur sa joue. Tu es

toujours si adorable dans tes propos !Silas soupira en faisant claquer son journal, et le visage brun de Howard se mit à rosir.— Tant qu’on en est à parler de flingues, je vais avoir besoin de munitions. (Elle s’empara de son

manteau.) On aura le temps de faire une halte ?— Oui, bien sûr, aucun problème.— Pas de flingue ce soir, lança Peri lorsque Taf tendit une main vers son sac.— Un peu de sérieux, les enfants, gronda Silas, le journal à plat sur la table.Peri eut soudain l’impression qu’ils étaient parents de deux ados impatients de partir pour une

soirée qui promettait de sentir bon le soufre et la poudre.— On rapportera des pizzas, lâcha Howard en poussant Taf vers la porte.— J’en ai ma claque des pizzas, se plaignit Taf. Je veux manger cantonais.— Tout ce que tu voudras, tant qu’on passe cette porte avant qu’ils aient trouvé une bonne raison

de nous retenir ici.Il ferma aussitôt la porte, et la voix de Taf résonna dans l’escalier dans un concert de grincements.Peri lança un regard à Silas, fermement convaincue que Howard et Taf n’étaient pas partis pour

récupérer des composants électroniques et des cartouches. Ils n’avaient même pas pris le temps dedécider d’un lieu de repli en cas d’ennuis. Elle n’avait pas l’habitude de travailler avec plus d’unepersonne, et cela la poussait à l’erreur.

— Je n’aime pas les savoir dehors seuls, dit-elle pour briser le silence inconfortable qui s’étaitinstallé dans la pièce.

— Moi non plus, acquiesça Silas en agitant une fois de plus son journal.Il avait pris le temps de prendre une douche et de se raser dans la minuscule salle de bains du

studio lorsque Taf et elle étaient sorties, et ses cheveux courts et épais en bataille rebiquaientnaturellement sur son crâne. Peri ne put s’empêcher de s’imaginer les caresser.

Ils doivent être doux comme de la soie.Une sensation de picotement commença à l’envahir, et elle se força à reporter son attention sur

l’écharpe.— Ça risque d’être compliqué, marmonna-t-elle. Opti est déjà sur place, dans mon appart et, que

ce soit en entrant ou en sortant, peut-être même dans les deux cas, je vais devoir les affronter. Onaurait dû laisser les deux tourtereaux dans le Kentucky.

— Moi, par contre, ça ne te dérange pas que je sois là ? demanda-t-il d’une voix égale, caché

derrière son journal.— Si, pour tout dire, mais j’ai besoin d’une ancre, rétorqua-t-elle. Je ne les laisserai pas te faire la

peau. Tu as ma parole.— Et si je n’en veux pas, de ta protection ?Peri grimaça, mais le journal cachait les yeux de Silas.— Ma protection, c’est ma partie du marché si on bosse ensemble. Avale la pilule, et on passe à la

suite.Peri commençait à comprendre ; quelqu’un qu’aimait Silas était probablement mort en voulant lui

sauver la vie.C’est pas mon problème, songea-t-elle en étendant l’écharpe devant elle pour en étudier les

motifs, sans parvenir à réprimer un certain agacement à l’égard de Silas.— J’ai besoin de toi, Silas, OK, mais ça ne veut pas dire que je te considère comme un vulgaire

logiciel sur pattes.— Je sais.Ce journal commençait sérieusement à lui taper sur les nerfs.— Silas, l’interpella-t-elle d’une voix posée. Tu arrêtes maintenant avec le « si tu t’en faisais

vraiment pour moi, tu essaierais de comprendre », OK ? Crache le morceau, merde ! ça devientlourd.

Silas baissa lentement le journal, en froissant les bords de ses mains colossales. Il avait les dentsserrées et les épaules si crispées qu’elles menaçaient de déchirer sa chemise. Ses lèvrestressautèrent, comme s’il ravalait une pique, et Peri sentit le spectre d’un souvenir virevolter en samémoire.

— Il y a une erreur dans le motif de ton écharpe.— Silas ! lança-t-elle, et son exclamation fut suivie d’un long « Ouuuuuh ! » venu de la boutique

au-dessous, puis de quelques rires.Le journal toujours dans les mains, Silas se pencha au-dessus de la table.— Écoute-moi bien, Peri Reed, dit-il en prenant un biscuit gelé. Mon humeur de merde ne te

regarde pas. Qui plus est, tu t’es plantée dans ton motif. Point barre. Pourquoi tu ne rattrapes pas lecoup ? Autre chose : ce n’est pas moi, ton problème. Ton problème, c’est ton perfectionnisme maladifà la con.

Il brisa le biscuit en deux, puis se redressa, les yeux pleins d’une colère retenue.— N’importe quoi, s’offusqua-t-elle, dissimulant son agacement en s’empressant de prendre une

nouvelle gorgée de chocolat chaud. (Elle baissa ensuite les yeux vers son écharpe.) Merde, Silas, çava me hanter maintenant, cette histoire de motif…

Il releva le journal devant ses yeux.— Rattrape le coup, alors. On a le temps, princesse.— Ne m’appelle pas princesse, se plaignit-elle en caressant d’une paume son ouvrage.Elle n’avait découvert l’existence de cette écharpe que le matin même, et cela la rendait folle qu’il

ait remarqué qu’une erreur dans le motif l’agaçait. Assez folle, oui, pour la convaincre de devoir latrouver et la réparer. Dans un soupir, elle défit les mailles de laine sur l’aiguille.

— Je vais la refaire. Je voulais juste m’assurer avant ça que je n’y avais pas laissé un codequelconque. La dernière fois que j’ai défait une écharpe que je ne me rappelais plus avoircommencée, j’ai détruit une liste de noms.

Silas tressauta, et des frissons descendirent le long de la nuque de Peri au bruissement de sonjournal. D’un geste lent, il le posa entre eux sur la table. Peri observa son visage blêmissant sans tropsavoir ce qu’elle avait pu dire pour susciter chez lui une telle réaction.

— Tu voulais que je rattrape le coup, non ?Silas se pencha au-dessus de la table, et sa chaise crissa sous lui.— Ces noms, tu t’en souviens ? lui demanda-t-il, les sourcils froncés.L’intensité de son regard attisa la méfiance de Peri.— Les noms sur la liste ? Non, mentit-elle, sachant que le savoir était une arme, et que Silas avait

l’air un brin trop agité. Pourquoi ?Silas bredouilla, puis, cherchant ses mots, se perdit en gestes erratiques.— A… Allen m’a posé des questions sur une liste d’agents d’Opti corrompus que Jack avait

récupérée à Charlotte. Ça semblait l’obséder. D’ailleurs, c’est la seule chose à propos de laquelleOpti m’a véritablement interrogé. Ils voulaient savoir si tu en avais connaissance ; ce qui, de monpoint de vue, est foutrement con vu que ce sont eux qui t’ont lavé le cerveau.

Harry et Gina seraient des agents corrompus ?Prise de nouveaux frissons, elle se souvint des neuf rangs qu’elle avait défaits à l’aéroport :

combien de ses amis apparaissaient sur cette liste ? Enfin, ils n’étaient pas véritablement ses amis,mais elle n’avait personne d’autre, alors…

— D’après Bill, la puce d’origine n’a pas été détruite, annonça Silas, attisant de nouveaul’attention de Peri. Tu as une idée de l’endroit où Jack aurait pu la cacher ? Si nous parvenons à laretrouver, tout sera enfin terminé, Peri. Tu seras libre.

La détermination dans sa voix poussa Peri à relever les yeux vers lui.Pourquoi ne me le dire que maintenant ? songea-t-elle, saisie par un accès de méfiance.— Jack ne me cachait jamais d’informations sensibles, mentit-elle. (De toute évidence, elle avait

non seulement vu la liste secrète, mais en avait même intégré les informations dans les mailles d’uneécharpe.) En quoi une liste d’agents corrompus pourrait faire tomber Bill ? Il est dessus ? demanda-t-elle tout en se souvenant de la dernière phrase codée.

« BILL EST CORROMPU. »— J’en doute, mais il a déjà fourni aux autorités une fausse liste d’agents corrompus histoire de

protéger son écurie. Si la véritable liste tombe entre les mains du gouvernement, il est cuit. (Silasserra les poings, son anxiété manifeste.) Tu dois avoir une idée des planques qu’utilisait Jack, non ?

Peri pinça les lèvres et défit un nouveau rang de mailles. Non, elle ne le savait pas. Ou, du moins,elle ne le savait plus.

— Navré, s’excusa Silas devant sa grimace. C’est juste que… ça fait cinq ans que je bosse surcette affaire, et je suis à deux doigts de la boucler. Je doute que Jack ait eu le temps de planquer laliste ailleurs que dans votre appart.

Peri acquiesça, la laine formant un tas rouge sur ses genoux à mesure qu’elle défaisait l’écharpe.Sa Mantis était équipée d’un coffre-fort, mais Opti le savait et ils l’avaient probablement déjàfouillé. Impossible que Jack ait pu planquer les informations sur un serveur quelconque, ils étaientbien trop faciles à localiser et pirater. C’était bien pour cela, au final, qu’elle avait intégré lesdonnées à son écharpe. La liste tricotée, elle l’avait détruite mais, si Bill cherchait encore l’original,c’était qu’elle devait bel et bien exister. Certes, dissimuler quoi que ce soit n’était jamais une trèsbonne idée pour une drafter, mais Peri possédait bien quelques planques qu’elle pourrait aller

vérifier. Et puis, de toute façon, ils devraient se rendre dans son appartement pour récupérer sontalisman, alors…

— Je t’en prie, Peri, lâcha Silas en s’emparant de l’une de ses mains, la faisant sursauter tandisqu’elle défaisait ses mailles. Aide-moi à trouver cette liste, et je t’aiderai à retrouver la mémoire. Oun’importe quoi d’autre qui t’importerait plus que ça.

— Tout ce dont j’ai besoin, c’est de mes souvenirs de cette soirée à Charlotte, dit-elle, réprimantun frisson. Je ne veux rien apprendre de plus sur Jack que ce qui s’est passé ce soir-là.

— OK. Si c’est ce que tu veux, OK.Silas se leva, puis regarda un peu partout, comme s’il ne savait pas véritablement quoi faire. Son

regard navigua de la porte jusqu’à la fenêtre, puis il sortit son téléphone. De toute évidence, ilcomptait contacter Taf et Howard par SMS.

Les sourcils froncés, Peri défit le dernier rang rouge de l’écharpe, l’enchevêtrement de laine surses genoux ressemblant aux entrailles d’un insecte exotique. Elle prit un biscuit dans l’assiette devantelle, et l’odeur de chocolat lui retourna soudain l’estomac ; prise d’un soudain vertige, elle eutl’impression de voir la laine sur ses genoux se changer en écharpe imbibée de sang. Tout à coup,l’image du visage pâle et ensanglanté de Jack lui traversa l’esprit.

Quelque chose tomba dans la salle de bains en émettant un bruit sourd, et elle leva la tête et seraidit.

Une main manucurée à la peau hâlée ouvrit la porte de la salle de bains. Son cœur tambourinaitcontre ses côtes, et elle riva son regard sur la porte, au-delà de Silas.

Jack ?Elle laissa tomber son biscuit sur le sol, le cœur battant à tout rompre, tandis que Jack lui souriait

depuis la porte de la salle de bains, ses cheveux blonds en bataille et portant une barbe de quelquesjours, comme elle aimait le voir. Sa cravate était défaite et une tache écarlate s’étalait sur sa chemiseblanche à la hauteur de son ventre, mais il lui adressait un regard chaleureux.

— Ne pose pas de questions dont tu ne veux pas entendre la réponse, Peri. Ça ne va pas aider tonasthme.

Elle cilla, les mains crispées autour de son aiguille nue. Elle ne se souvenait même pas de s’enêtre emparée, mais elle était là, prête à frapper au besoin, tandis qu’elle gardait le regard rivé sur laporte de la salle de bains. Elle était fermée. Il n’y avait personne là. Silas, téléphone à la main, laregardait comme si des homards lui mangeaient sur la tête. De toute évidence, elle avait été la seule àvoir Jack.

Merde, non… Je suis au bord du TPM.Elle hallucinait, elle avait oublié quelque chose de si traumatisant que son esprit luttait pour s’en

souvenir. Sans défragmentation en bonne et due forme, les hallucinations empireraient jusqu’à cequ’elle ne puisse plus différencier la réalité de ses fantasmes, et elle finirait par devenir folle.

Combien de temps encore avant que je vire dingue ?Silas se tourna vers elle, se pencha lentement pour récupérer le gâteau tombé au sol, puis le posa

sur la table à côté d’elle en le faisant claquer, l’air accusateur.— Moins de trente secondes sous la table, encore mangeable.— Merci.D’une main tremblante, elle lissait sans même la voir la laine sur ses jambes. Elle avait des

visions, voyait l’homme qu’elle avait tué comme s’il était devant elle. Elle perdait la boule, et pas

qu’un peu.Pensif, Silas s’installa en face d’elle à la table, les mains croisées sur ses genoux comme s’il

attendait quelque chose.— Ce tricot, comment ça se présente, dis-moi ?Sa voix suspicieuse prouvait que ce n’était pas l’écharpe à laquelle il s’intéressait.Merde ! il s’en est rendu compte.— Ça avance. (Peri défit un rang de plus, sa panique grandissant à mesure que les deux couleurs

de laine se mêlaient sur ses genoux.) Je me demandais juste comment on allait entrer dansl’appartement, improvisa-t-elle. Si je ne l’ai pas déplacée, on trouvera une clé au rez-de-chaussée. Jela gardais au cas où je me serais retrouvée coincée à l’extérieur. (Ne regarde pas en direction de lasalle de bains. Il n’y a rien là-bas. Merde, je transpire !) La météo annonce quoi pour demain ?

Silas mit son téléphone sur vibreur, puis le posa sur la table.— Puissantes, tes hallucinations ?Rougissante, elle releva la tête, réprimant l’envie de regarder en direction de la salle de bains.— Mon hallucination. Je n’en ai eu qu’une.— C’est bien ce que je me disais. (Il passa une main puissante sur son menton rasé de frais.) OK,

on a un souci.— On ? répéta-t-elle, le cœur battant. Je vais bien.Il riva dans le sien un regard plein de compassion.— Tu vas halluciner de plus en plus.Elle déglutit et, sans ciller, le défia du regard.— Je gère.— Je peux t’aider, Peri. Laisse-moi essayer de faire resurgir quelque chose.Apeurée, elle baissa les yeux vers la laine sur ses genoux, comme si la réponse qu’elle cherchait y

était cachée.— Non, murmura-t-elle.La dernière fois qu’elle l’avait laissé entrer dans son esprit, elle s’était souvenue de Jack.— Je n’inciterai pas ton esprit à fouiller là où tu n’en as pas envie, la rassura-t-il en se penchant

au-dessus de la table, son regard lourd d’une inquiétude partagée. Je le laisserai choisir sa route. Jesais que tu ne veux pas te rappeler ce qui s’est passé, mais si tu ne laisses pas ton esprit s’ouvrir à toicela diminuera de plus en plus tes capacités.

Peri pressentait qu’il avait failli lui parler plus tôt de la folie qui la guettait si elle ne faisait rien,car c’était probablement la menace la plus tangible pour elle.

— Non, lâcha-t-elle, péremptoire. (Puis…) Oui. Non.Elle ferma les yeux.— Imagine que tu aies une hallucination aujourd’hui, que tu réagisses en fonction, et que tu te

plantes ? Laisse-moi au moins t’aider à défaire les mnémoflashs qui commencent à se former dans tonesprit.

Des mnémoflashs. Merde !Il avait raison, mais elle était terrifiée. Silas se leva et vint se placer près d’elle, et elle écarquilla

les yeux, prise de court.— Les mnémoflashs sont dangereux, dit-elle machinalement, sursautant lorsque les mains massives

de Silas se posèrent délicatement sur ses épaules.

Il eut un petit rire discret, puis se pencha vers elle, son visage maintenant à quelques centimètresde celui de Peri.

— Seulement si on ne s’en occupe pas. Ose me dire que ça ne va pas mieux quand je fais ça, lataquina-t-il en commençant à masser des pouces ses muscles crispés.

La vache ! ce que c’est bon.— Un peu, oui, murmura-t-elle, fermant les yeux, tandis qu’elle baissait la tête en avant au-dessus

du tas de laine. Je ne veux pas me souvenir de Jack.— Très bien, acquiesça-t-il, et ses mains se firent plus douces.Elle ouvrit vaguement une paupière.— Le gros bras de la psychiatrie…Le rire de Silas lui fit plus de bien encore que ses doigts. Son massage, en plus d’être apaisant et

d’une grande expertise, lui semblait familier. Le corps de Peri se rappelait le contact de ses mains etaccompagnait naturellement les gestes de Silas, qui l’envoûtaient sans qu’elle puisse y résister.

— Pitié, je ne veux pas m’en souvenir, murmura-t-elle, un voile de peur embrumant ses pensées.— Je ne t’y forcerai pas. Détends-toi.Peri soupira tandis que Silas dénouait de ses mains habiles la moindre tension dans ses épaules.

Elle se raidit en apercevant le visage pâle de Jack s’imposer à sa conscience, mais s’apaisa sitôt queSilas plongea dans son esprit pour l’écarter. Il ne l’effaça pas, se contentant de la remiser.Impressionnée par sa maîtrise, elle se laissa aller au calme. Elle commençait à lui faire confiance.Silas devait être la meilleure ancre de sa génération. Pourquoi avait-il bien pu quitter Opti ?

— Rends-toi dans ton refuge mental, murmura-t-il. (Elle s’assoupit, se souvenant de leur dernièredéfragmentation.) Là, tu peux t’endormir sans crainte.

Dormir lui ferait un bien fou, aussi, et, sachant que son refuge mental la préserverait de Jack,d’Opti et de tout le reste, elle repensa à la ferme de ses grands-parents et se sentit s’endormir, hautperchée dans son arbre, le vent portant des odeurs d’abeilles et le soleil réchauffant ses cheveux.

Seulement, c’est en hiver qu’elle se retrouva dans cet arbre, et il n’avait plus la moindre feuille.Lorsqu’elle tendit une main vers une branche dénudée, elle découvrit ses doigts tachés de sang.Apeurée, assise sur une branche, elle baissa les yeux. Jack gisait dans les champs jaunes en dessous,de longs brins d’herbe sèche s’arquant pour caresser son visage tordu par la douleur. Il pressaitcontre son ventre une écharpe qu’elle avait tricotée, rouge, décorée de dagaz et imbibée de sang. Perise mit à paniquer.

— Pardonne-moi, murmura Jack, du sang au bord des lèvres. J’aimerais tant que tu ne tesouviennes pas de moi ainsi.

Elle se rendit soudain compte que la branche sur laquelle elle se tenait était un fusil moucheté d etraces de larmes. Elle pleurait. Avait-elle abattu Jack ?

— Je t’aime, Peri, déclara-t-il. Pardonne-moi d’avoir été si faible.— Jack ! hurla-t-elle, horrifiée, tandis qu’elle chutait de la branche.Elle atterrit sur le bois usé d’une piste de danse, plutôt que sur la terre meuble attendue. Une odeur

de poudre flottait dans l’air, et des acouphènes lui meurtrissaient les tympans. Elle tendit ses mainscouvertes de sang vers Jack, mais ses yeux semblaient absents. Il gisait mort sur le sol du Tempus.

Peri s’éveilla en sursaut, le corps agité de violentes convulsions. La laine reposait en tas sur latable et, un peu plus loin, Silas tapotait sur son téléphone, l’assiette de biscuits vide à côté de lui.Elle croisa son regard visiblement décontenancé.

— J’ai rétrochroné ?— Non, tu t’es endormie à table. (Il jeta un coup d’œil à son téléphone.) Il y a un quart d’heure.Son cœur battait fort contre ses côtes. Peri se redressa, posa les coudes sur la table et se cacha le

visage dans les mains.— J’ai rêvé de Jack… Je l’ai tué. Je lui ai tiré dessus au Tempus. J’ai assassiné mon ancre.Je ne veux pas me rappeler tout ça mais, si je continue à refouler ce souvenir, je vais devenir

dingue.Silas trépigna, ennuyé, ses chaussures frottant contre le linoléum terni.— C’était un rêve, Peri, pas un fragment de souvenir. Laisse-moi t’aider avant que ton état empire.Il a peut-être raison.Épuisée de corps et d’esprit, Peri sécha ses larmes d’un revers de la main. Et si c’était elle,

l’agente corrompue, et qu’elle avait abattu Jack pour le faire taire ? Elle renifla et essuya ses larmesde nouveau.

Y a pas de mouchoirs, ici, merde ?Silas tendit un bras par-dessus la table et lui prit la main.— Laisse-moi t’aider à recouvrer la mémoire.Sa main avait quelque chose de rugueux, et elle se redressa d’un bond en la découvrant couverte de

sang ; son esprit peignait sous ses yeux un souvenir qu’elle redoutait. Silas riva son regard sur elle.Le cœur battant, elle hallucinait, et il le savait. Elle ne pourrait jamais être efficace dans cet état.Qu’importe ses craintes, il fallait qu’elle découvre ce qui s’était passé.

— Tu as raison, lâcha-t-elle soudain. Je dois aller au Tempus.— Maintenant ?Il se redressa et passa une main inquiète dans ses cheveux.— Oui, maintenant. Tu viens de dire qu’il était impératif que je recouvre la mémoire, non ?Elle devait y aller, avant que la peur la fasse changer d’avis.— Grâce à des techniques de récupération sûres, pas en soumettant ton esprit à un chaos

indomptable. Je ne sais même pas si je serai capable de défragmenter quelque chose pourvu d’unetelle charge émotionnelle. Il se peut que je ne récupère rien, voire que je génère un faux souvenir.

Elle se leva d’un bond, le pouls affolé.— Si nous voulons avoir une chance de retrouver cette liste, il faut que je découvre ce qui s’est

passé la semaine dernière. J’ai besoin de me confronter à du tangible.Elle fouilla la pièce du regard, aux abois, mais n’y trouva que Silas. Le souffle court, elle jeta un

coup d’œil au travers des lattes des stores : des passants, des motos louvoyant entre les voitures,l’éternel SDF qui jouait de la musique à l’angle de la rue, deux drones de première génération à lacirculation…

— Et puis, tu as raison, si je ne recouvre pas la mémoire, je vais devenir folle, dit-elle, balayanttoujours la rue du regard. Et si ça arrive, comment tu vas la retrouver, ta foutue liste ? Envoie unmessage à Taf et Howard pour leur dire où nous retrouver. On est dimanche, il n’y aura personne auTempus avant demain. Tu viens ?

Silas soutint son regard quelques secondes. Peri sentait la peur et la folie de l’instant lui nouerl’estomac. Que cela lui plaise ou non, elle aurait bientôt des réponses à ses questions.

Silas eut un geste d’impuissance, puis se releva.— OK, on y va.

Chapitre 23

Frigorifiée, Peri fourra ses mains dans les poches de son manteau et observa Silas crocheter laserrure de la porte arrière du Tempus, pressée qu’il en finisse. C’était par ici qu’entraient les livreurset sortaient, par souci de discrétion, les clients trop imbibés. Une pancarte « FERMÉ POUR CAUSEDE MALADIE » avait été placée sur la porte d’entrée, bien plus convaincante que la bande desécurité « ZONE INTERDITE » des flics à laquelle elle s’était attendue. Opti avait toujours eu lesouci du détail.

— Tu es sûr qu’il n’y a pas d’alarme ? lui demanda Silas, les sourcils froncés et les doigts rougispar le froid.

Elle aurait préféré défoncer la porte à coups de pied, mais elle trouvait honnête de la jouer à lamanière de Silas. Il s’était montré compréhensif jusqu’ici concernant ses méthodes à elle. Il étaittemps de lui rendre la pareille.

— Il n’y en avait pas il y a trois ans.Toujours frigorifiée, Peri s’adossa au mur où s’alignaient les poubelles et scruta alentour. Les

spots de sécurité s’allumaient, leur luminosité très légèrement supérieure au 741 MHz qu’elle haïssaittant. Elle ressentait une impression des plus étranges ; elle avait beau savoir qu’elle s’était trouvéedans l’établissement trois jours plus tôt, son dernier souvenir l’y montrait en plein été, si bien que leschutes de neige et le gris plombant du ciel avaient quelque chose de particulièrement dérangeant. Lastation d’essence de l’autre côté de la rue avait changé d’employé et, à l’angle de la rue, se trouvaitun café qu’elle ne connaissait pas. Parfois, Peri trouvait plus simple, pour justifier ces nouveautés, defaire comme si elle revenait d’un long voyage…

— OK, c’est bon, finit par lâcher Silas, et Peri décolla aussitôt le dos du mur, les orteils gelés etenvahie par une soudaine vague de panique.

Elle lui emboîta le pas, la peur au ventre.Le bar était plongé dans l’obscurité. D’un côté se trouvait l’immense porte de la pièce réfrigérée,

de l’autre, une horloge à l’abandon. L’endroit empestait une odeur de plancher imbibé de bière. Silasreferma la porte derrière eux, et Peri frissonna. Il avait un pistolet à la ceinture, dans le dos, et elleavait calé le sien dans l’une de ses chaussettes. C’était pour le moins inconfortable, mais elle voulaitpouvoir le dégainer rapidement si elle se retrouvait plaquée au sol.

Silas tira, puis poussa la porte coupe-feu, grognant en découvrant qu’elle avait été bloquée defaçon à ne pas pouvoir s’ouvrir de plus de quelques petits centimètres.

— C’est illégal de condamner une porte coupe-feu comme ça, dit-il en découvrant la chaîne quicondamnait l’accès au reste du bar.

Peri considéra les maillons avec attention, comme si c’était un signe. Elle huma l’air. Une odeur depoudre semblait flotter alentour, et elle ne pouvait pas venir des deux armes qu’ils avaient volées auxagents d’Opti un peu plus tôt.

Silas passa une main dans l’entrebâillement de la porte à la recherche du cadenas, mais Peri le tiraen arrière avec impatience.

— Tu me donnes une seconde ? dit-elle en fichant un pied-de-biche entre les deux battants.

Les poings serrés, elle assena au levier un coup de pied chargé de toute sa frustration. L’impact serépercuta dans sa jambe entière, et elle perdit quelque peu l’équilibre, mais le cadenas céda, et laporte s’ouvrit. Le coup avait engourdi sa jambe entière, mais elle n’aurait pu moins s’en soucier.

Silas lui attrapa le coude, l’empêchant de tomber.— Ça va, tu te sens mieux ? lâcha-t-il d’un ton plein de reproche.— Pas le temps pour un deuxième crochetage, grommela-t-elle et, après un dernier regard à la

chaîne qui pendouillait, elle entra dans le bar.La luminescence du juke-box et du guichet de loterie jetait partout des ombres étranges, et le salon

de jeu n’était qu’un puits de ténèbres dont s’échappait encore une odeur écœurante de testostérone.C’était étrange de traverser cette pièce sans que personne s’y trouve. Le nettoyeur automatiquecognait à répétition contre l’estrade, émettant un déclic discret chaque fois qu’il tentait deréinitialiser son programme. Sans même savoir pourquoi, Peri laissa son regard s’attarder sur lemiroir derrière le comptoir, la poitrine suppliciée par le besoin extrême de découvrir la vérité.

— Il gèle, là-dedans, commenta Silas en grimaçant tandis qu’il parcourait l’endroit du regard.— Et on n’y voit que dalle, ajouta-t-elle, fronçant les sourcils lorsqu’elle se rendit compte qu’elle

avait machinalement remis les mains dans les poches pour ne pas laisser d’empreintes.L’air déterminée, elle se rendit devant le juke-box et déposa un baiser marqué sur la vitre, faisant

son possible pour y laisser, les mains pressées contre le verre, autant de traces que possible.Lorsqu’elle se retourna, Silas la dévisageait, incrédule.— C’est quoi, l’idée ?— Je veux qu’Allen sache que je suis venue ici.Peri ne pouvait s’empêcher de jeter des regards à la porte d’entrée. Non… ce n’était pas la porte

d’entrée qui attirait son attention, mais la chaise isolée qui se trouvait à côté. Son désir dévorant dedécouvrir la vérité la rendait nerveuse. Elle savait ce qu’elle avait à faire, mais ne savait par oùcommencer. C’était un peu comme une première fois sous les draps quand, maladroit, on est aussiplein de l’urgence du désir et de la peur d’être découvert par un parent qui débarque à l’improviste.Le pire, c’est que ce serait peut-être tout aussi jouissif, à savoir pas du tout.

Silas prit une chaise sur une table et la posa près de l’âtre obscur.— Assieds-toi.Peri sentit son pouls s’accélérer.— Donne-moi une minute, dit-elle, avant de faire le tour de la pièce à la recherche d’éléments qui

lui laisseraient le même sentiment familier que la chaîne et la chaise.Le plancher éraflé devant la scène la fit tressaillir : c’était un déclencheur de souvenirs. Elle

l’avait vu dans son rêve.L’image de Jack, le visage exsangue, appuyant contre son torse l’écharpe rougie, lui revint en

mémoire. Peri riva le regard sur le plancher jaune et usé. Si elle s’y allongeait, elle auraitprobablement la même sensation que sur un plancher de gymnase. Elle y trouverait une fine pelliculede poussière et, dessous, un vernis soyeux mais éraflé. Un nœud dans l’estomac, elle s’en détourna.Voulait-elle vraiment que ses souvenirs resurgissent ?

— Peri ?— Je n’arrive pas à croire que j’essaie de m’infliger un mnémoflash, dit-elle, se sentant soudain

nauséeuse.Ses semelles frottant le plancher, Silas traversa la pièce pour se rapprocher d’elle.

— Je suis désolé. Si tu ne veux p…— Je suis venue ici pour ça, doc, l’interrompit-elle aussitôt, digérant mal qu’il la traite comme une

gosse.Je suis une agente d’élite d’Opti, merde ! Je peux gérer.La vérité, c’était que la situation commençait à lui peser plus qu’elle ne pourrait peut-être le

supporter. Elle ne devait rien de moins qu’identifier la source de la corruption qui sclérosait Opti defaçon à laver son nom et son honneur. La réponse se trouvait ici, quelque part entre ce plancher érafléet les poutres sombres de la pièce.

J’ai besoin de trouver d’autres déclencheurs, songea-t-elle en fermant les yeux.Elle avait besoin de sentir l’odeur de la poudre, la crosse douce d’un fusil sous ses doigts, la

sensation poisseuse du sang sur ses mains. Peri se raidit, elle se frottait les doigts sans s’en rendrecompte. Elle avait eu froid ce soir-là. Son manteau était posé sur le comptoir.

Elle ouvrit les yeux, et baissa la tête pour observer le sang séché sur les cuticules de ses ongles,tandis que le vertige d’un souvenir émergeant commençait à la désorienter.

— N’y va pas en force, lui conseilla Silas, l’air abattu. Prends ton temps.— Du temps, on n’en a plus ! pesta-t-elle, avant de hoqueter soudain, puis de tomber à genoux,

cherchant à récupérer son pistolet d’une main rendue maladroite par la panique.Allen venait de passer la porte d’entrée pourtant verrouillée. Derrière lui, elle apercevait le

parking tapissé de neige et les lumières des phares dans la rue proche. Après un hochement de tête, ils’assit sur la chaise près de la porte, agita ses boucles brunes pour se débarrasser de quelquesgrappes blanches, puis recala ses lunettes sur son nez.

Les hallucinations, se dit-elle, commençant à trembler, incapable de lâcher son arme ou dedétourner le regard.

— Peri ?Silas n’avait pas bougé, et son regard intrigué dirigé vers la porte convainquit Peri qu’elle

imaginait la scène. Au bar, Sandy posait un café sur le comptoir à son attention, puis jetait un torchonsur son épaule.

— On va pouvoir remettre notre petit mouchard à poils roux dans ton appartement, se moquaSandy. On craignait de te perdre durant ta… mission d’évaluation, tu comprends…

Peri se releva et pointa d’une main tremblante le pistolet dans sa direction. Frank aussi était là, etPeri, torturée, grimaça de douleur.

— Tiens, bouchon, ça te réchauffera, dit le grand bonhomme en posant un café sur le comptoir.Tremblant de tout son corps, Peri ferma les yeux.Ils ne sont pas là. Ce sont des hallucinations.Silas posa une main sur celle avec laquelle Peri tenait son Glock, et elle ouvrit aussitôt les yeux.— Tout va bien ?Le bar était désert. Les spectres avaient fui sitôt que Silas l’avait touchée. Terrifiée, Peri retourna

l’arme et la tendit à Silas.— Peu importe ce que je vais découvrir. Je dois savoir. Nous devons essayer. (Elle plongea le

regard dans celui de Silas.) Sauf si, bien sûr, Allen est vraiment assis près de la porte, et Frank etSandy s’affairent derrière le bar.

— Non, ils ne sont pas là, la rassura-t-il en posant le pistolet sur la scène. Bon sang ! tu aurais d…— J’aurais dû quoi ? l’interrompit Peri en se massant le front. Venir vous voir plus tôt, docteur

Denier ? (Comment qui que ce soit pourrait réussir une défragmentation avec une drafter dans unetelle détresse émotionnelle ?) Fais ce que tu as à faire, lui lança-t-elle d’un air de défi, les mains surle ventre, avant d’aller s’asseoir sur la chaise qu’il avait installée un peu plus tôt.

Silas fronça les sourcils.— Vu ton attitude, on court droit à l’échec.— Ah oui ? lâcha-t-elle, cinglante, tandis qu’il venait s’installer derrière elle.Elle ferma les yeux, aussi terrifiée que la défragmentation fonctionne qu’inquiète que ce ne soit pas

le cas. Presque aussitôt, des fragments de souvenirs affluèrent de toutes parts. Son esprit brûlait derecouvrer la mémoire. Un frisson de peur lui glaça la nuque. Si elle disposait d’assez dedéclencheurs pour ouvrir la porte de son inconscient, les souvenirs déferleraient en elle sans lemoindre tri. Ce serait à Silas de les décoder et de les agencer en une suite d’éléments logiques. S’iln’y parvenait pas, elle ne s’en remettrait peut-être jamais.

— Peri, murmura-t-il, ses doigts froids contre ses tempes. On a attendu trop longtemps. Tu auraisdes informations concrètes à me donner pour m’aiguiller ?

— Plus concrètes que du sang sur le plancher et le ventre de Jack en train de se viderd’hémoglobine ? répliqua-t-elle, sarcastique, comme pour masquer sa peur. (Elle prit une respirationprofonde et replongea au cœur de ses hallucinations.) Je ne sais pas trop, mais… on va dire qu’Allenétait présent. Frank et Sandy aussi.

Ses épaules étaient si tendues que les doigts de Silas lui faisaient mal tandis qu’il suivait les lignesde ses muscles, se servant des points de tension pour surstimuler ses terminaisons nerveuses et lesforcer à se détendre.

— Je ne connais ni Frank ni Sandy. À quoi ressemblent-ils ?Intéressant, se dit-elle.Les ancres partaient toujours d’informations qu’elles connaissaient pour lancer une

défragmentation ; peut-être faisaient-elles davantage que recréer un souvenir à partir de leurs propresconnaissances, et allaient piocher dans les souvenirs latents du drafter. Elle avait déjà ressenti cetteimpression que les émotions d’une ancre se mêlaient aux siennes.

— Frank est anglo-saxon, décrivit Peri, s’interrogeant sur la soudaine tension dans ses épaules à lamention de son nom. Il a une carrure de catcheur et un look de videur en polo. Sandy a des airs deprincesse asiatique en jean et chemise noire. Ils gèrent le bar. (Peri entrouvrit un œil et jeta un coupd’œil au miroir derrière le comptoir.) Ce sont des psys d’Opti, ajouta-t-elle, la tension de plus enplus douloureuse dans ses épaules à mesure qu’elle repensait à eux.

— Ça devrait suffire, murmura-t-il et, ses doigts se firent plus délicats en massant les points detension sous ses yeux, l’invitant à fermer les paupières. Tu es venue au Tempus avec Jack. Quelquechose s’est mal passé. Jack était contrarié.

C’était un point de départ quelque peu saugrenu, mais Peri ne s’en abandonna pas moins à la transequi commençait à l’emporter. Jack était contrarié, oui ; peut-être se sentait-il coupable. Expirant parla bouche, elle sentit une vague de froid l’envahir. Dans son esprit, Jack semblait inquiet. Deboutprès de Frank sur l’estrade, il avait l’air tout autant d’un étranger que d’un proche. Elle vit uneéchelle près d’eux… Jack était coupable de quelque chose. Elle, en revanche, semblait furieuse.

J’étais furieuse contre lui. Est-ce que je lui ai tiré dessus ?— Chut, murmura Silas. N’essaie pas de deviner ce qui s’est passé, contente-toi d’observer. Cette

échelle, que faisait-elle ici ?

Cette remarque la décontenança : elle n’avait pas mentionné l’échelle. Silas voyait la même chosequ’elle, et cela la mit en confiance, aussi plongea-t-elle plus profondément encore dans sessouvenirs.

— Frank réparait la sono, dit-elle à mesure que les souvenirs refaisaient surface.Les doigts de Silas n’étaient plus que des spectres lointains. Des images de Frank traversèrent

l’esprit de Peri, se mêlant en un portrait synthétique fait de fragments de leurs nombreuses rencontres.Elle sentait Silas à son côté ; il parcourait tous ces souvenirs, les triait et s’arrêta bientôt sur celui oùFrank et Jack se tenaient l’un à côté de l’autre près de l’échelle. Peri, elle, était au bar avec Sandy.Là, sur la chaise, elle respirait fort, envoûtée par l’odeur du café du Tempus, qui se mêlaitdésagréablement à celle de l’encaustique.

Elle pouvait y arriver. Grâce à l’incroyable compétence de Silas, elle pouvait y arriver.Sandy rejetait ses cheveux en arrière.« Oh ! tu n’oublies rien… Tu as juste du mal à te rappeler le passé. »Peri tressaillit car avec les souvenirs renaissaient la peur et la sensation d’avoir été trahie. Bill

leur avait confié, à Jack et elle, une mission alors même qu’elle venait de perdre six semaines desouvenirs à Charlotte. Et Il les renvoyait en mission le jour même de leur retour. Pourquoi Sandy, sapsychologue personnelle, ne s’en offusquait-elle pas ?

— Tu n’as plus rien à craindre, murmura Silas. Rien ne peut t’atteindre, ici.Pour autant, la peur neutralisa ses synapses lorsque rejaillit, sauvage, un souvenir de Sandy.« La vie est injuste, il faut t’y faire ! L’amour n’est qu’une illusion ! Tu ne vois pas que je te

rends service, là ? »Le cœur battant, elle sentit Silas isoler avec conviction ce souvenir comme réel. Une nouvelle

image à présent : Jack allongé sur le plancher jaune, le visage blême et interdit tordu par la douleur.Elle est à genoux près de lui, les mains sur son ventre.

Non ! hurla-t-elle en pensée, le cœur brisé au point qu’elle peinait à respirer.Elle ne voulait pas être de nouveau témoin de ces souvenirs. Les images tourbillonnèrent bientôt à

lui en donner la nausée, et Jack disparut devant elle, avant de se matérialiser à son côté et près del’échelle. Soulagée, elle s’abandonna de nouveau aux souvenirs.

« Tu fondes ta conviction que Frank et Sandy sont corrompus sur le simple fait qu’ils saventqu’on a été privés de nos vacances ? »

Les émotions de Silas se mêlèrent aux siennes, intensifiant son effroi : Frank et Sandy étaientcorrompus ? Leurs propres psychologues ?

« — Je ne suis pas une mercenaire ! Je ne tue pas pour de l’argent !Elle gigota autant qu’elle put, pendant que Jack se hissait sur la scène avec précaution pour s’y

asseoir. Il était au courant qu’il risquait de se faire tirer dessus ce soir-là, sachant même où ildevait cacher la poche de faux sang.

Saloperie d’enfoiré…— Si tu ne l’as pas fait pour l’argent, tu l’as fait pour le trip. (Avec un regard insolent, Jack

tendit une main vers la bande de Velcro qui fermait son plastron, et le bruit du scratch déchira lestympans de Peri.) Tu aimes ça, avoue. L’excitation en pensant que tu devras peut-être refroidirquelqu’un pour survivre ; le sentiment de supériorité que tu ressens quand ça finit par arriver. Sice n’était pas le cas, tu n’aurais pas mis autant de temps à ouvrir les yeux… »

Elle peinait à le croire. La sensation acide de la trahison l’envahit tout entière, brûlant avec elle

l’esprit de Silas. Bill était corrompu, Jack était dans le coup. Il lui avait menti. Son univers entiern’était qu’une mascarade…

Silas n’en continuait pas moins d’archiver les souvenirs, d’aménager de la place dans saconscience pour les suivants, malgré la souffrance qu’il ressentait aussi, ses doigts se crispant chaquefois que Peri se convulsait de douleur. Bientôt, elle baissa les yeux et, le regard vacillant, découvritqu’elle avait reçu une balle en pleine poitrine. Oui, il s’était passé quelque chose ici : on l’avaitabattue.

Jack m’a abattue.« Elle baissa aussitôt les yeux vers sa poitrine d’où s’écoulait un long filet écarlate, puis releva

la tête pour découvrir Jack qui se tenait près de la porte d’entrée, le canon de son arme fumant.Elle vacilla ; la baguette qu’elle avait dans la main lui échappa, claqua contre le sol, et Peri

s’agrippa à une table proche. Mais la violence du choc était trop forte, et elle s’effondra, hanchela première, peu avant que sa tête percute le sol. La douleur lui martelait le crâne et la poitrine et,au supplice, elle dévisagea le plafond noir. Ses doigts étaient chauds, humides. Lorsqu’elle toussa,elle vit, horrifiée, une volée de postillons rouges fuir ses lèvres.

Non… J’en ai assez…— Rétrochrone, lui ordonna Jack d’un air las en rengainant son arme, debout devant elle. Allez,

qu’on en finisse. Et puis je te préfère quand tu es idiote. »Peri savait bien qu’elle n’était pas morte au Tempus… Elle sentit Silas qui naviguait dans le chaos

de ces images, tendu, déterminé à les réorganiser, mais il n’avait plus besoin de les extraire de soninconscient, car les souvenirs jaillissaient, s’agençaient les uns aux autres, luttant pour retrouver leurjuste place dans son esprit. Dans un gémissement, elle glissa de la chaise et percuta le sol. Silasaccompagna sa chute et la prit dans ses bras pour ne pas rompre le contact.

Cependant, tout à coup, ce ne fut plus les bras de Silas que Peri sentit autour d’elle, mais ceuxd’Allen. Elle avait le choix : soit elle rétrochronait et tirait un trait sur une chance de tuer Jack… soitelle y restait.

« — Hé ! lâcha-t-il. Si tu la laisses aux commandes, je suis bon pour le cimetière.Empli d’une angoisse soudaine, Jack recula jusqu’à la porte de derrière, le dos voûté comme

s’il cherchait à se soustraire à leur vue à tous.— Je ne crèverai pas pour elle.— Il fallait y penser avant de lui tirer dessus, dégaina Allen d’une voix grinçante, avant de

tourner vers lui la tête de Peri de façon qu’elle le regarde droit dans les yeux. Alors ?— Vous allez me lessiver la mémoire, le cerveau, grogna-t-elle. Vous servir de moi.Il acquiesça.— Quelqu’un s’en chargera, oui. Tu ne te souviendras jamais de Jack, mais je te laisserai une

chance de le descendre avant que tu aies tout oublié. »— Non, gémit Peri en se rendant compte que c’était elle qui s’était infligé tout cela.Elle avait laissé Allen la reformuler pour avoir une chance de pouvoir tuer l’homme qu’elle

aimait.Quel genre de monstre ferait une chose pareille ?Silas s’empara aussitôt du souvenir, l’archiva, et un autre prit sa place. Peri sentit la confusion de

sa nouvelle ancre, sa migraine qui répondait à la sienne, l’amplifiait et l’empêchait de se focaliser.« — On est en plein rétrochronage ! hurla Frank. Dans vingt secondes, elle aura fini ! Sandy,

baisse-toi !Jack reculait vers la porte de derrière, ses mains ensanglantées devant lui, comme pour se

préserver de toute violence.— Peri, laisse-moi t’expliquer…— Rien de ce que tu pourras dire ne saurait excuser ce que tu as fait, répliqua Peri et, un

sourire malsain aux lèvres, elle braqua le canon sur Jack, qui se mit aussitôt à courir en directionde la porte. »

Un autre fragment vint s’ajouter à celui-là, dérangeant, étourdissant.« — Je te disais qu’elle avait eu l’un de ses foutus pressentiments, lança Sandy, tandis que le

nouvel arrivant rattrapait les clés que lui avait jetées Frank, refermait la porte derrière lui, puistirait une chaise de sur une table. »

Une douleur lancinante supplicia Peri tandis qu’un nouveau souvenir faisait surface, plusvertigineux encore.

« L’amour ? répéta-t-elle d’une voix perçante. Ça n’existe pas, petite conne !Les mâchoires serrées, Peri dégaina sa lame de sa botte et projeta les quinze centimètres

d’acier en direction de Sandy. Elle doutait de lui faire grand mal, mais l’idée était surtout de lafaire taire.

Sandy hoqueta, pivota pour esquiver le projectile, mais bascula et tomba derrière le bar, droitcontre le miroir, qui vola en éclats sous l’impact. »

Peri gémit tandis que Silas détruisait ce souvenir, le miroir ici étant clairement intact. Maisd’autres fragments déferlèrent aussitôt en une lame confuse, jusqu’à ce que Silas en sélectionne un.

« — Hé, sa mémoire est fiable, OK ! Je m’en suis assuré ! lança Jack, qu’elle haïssait désormaisplus que quiconque. Tu crois que les défrags totales sont simples ? Qu’il est facile de créer unechronologie crédible à partir de deux réalités différentes ? »

Peri grognait. Elle voulait fuir hors de ce piège qu’elle avait elle-même posé, et Silas semblait neplus rien contrôler. C’était trop difficile. Le corps et l’esprit engourdis, Peri n’existait plus qu’aumilieu d’un tourbillon d’images toujours plus rapide et furieux. Si Silas ne parvenait pas à s’emparerde l’une d’elles, la déferlante la rendrait bientôt folle.

Malgré tout, elle se redressa et, assise sur le sol, secoua la tête comme si plus rien n’avaitd’importance. Jack agonisait sur le sol et il n’y avait rien qu’elle puisse faire pour le sauver. Laseconde suivante, c’était elle qui gisait sur le sol, Allen tenant sa tête sur ses genoux, et elle nevoulait rien de plus que la mort de Jack. Elle voulait qu’il meure !

— Silas, stop, je n’en peux plus ! hurla-t-elle, mais elle n’entendait même plus sa propre voix.Soudain, elle sentit les bras de Silas autour d’elle tressauter, et le colosse leva la tête vers la porte

d’entrée dont la vitre venait de voler en éclats. Une main sombre s’immisça à l’intérieur et serpentajusqu’au loquet. Médusée, sous le choc, Peri la dévisagea, se demandant si elle était encore en vie.Elle était à terre, Silas la serrait dans ses bras, et c’était comme s’il n’y avait plus que son contactpour l’empêcher de devenir folle. Il n’avait pas su quel souvenir fragmenter, et voilà qu’ils seretrouvaient tous deux perdus, chacune de leurs deux réalités luttant pour devenir l’élue. La raison dePeri céderait bientôt.

— Heureusement que vous nous avez dit où vous alliez, merde ! lança Howard en se précipitant àl’intérieur, sa silhouette baignée par la lumière grise du parking. Opti sera là dans deux minutes !

Elle hallucinait une fois de plus. Howard ne pouvait pas être ici.

— Silas ! hurla le fantasme en se ruant vers le colosse, avant de le secouer par les épaules. Il fautqu’on se casse ! Aide-la à se mettre debout !

Silas se releva soudain et, sitôt qu’il fit de même avec Peri d’un geste puissant, elle sentit sespoumons se remplirent soudain d’un air neuf.

— Où est Taf ? demanda le colosse, pantelant.— Dans une caisse prêtée par un autre de ses potes ! Opti va rappliquer, grouille-toi !Peri tremblait. Ils avaient été interrompus en pleine défragmentation, et elle n’y survivrait peut-être

pas. Howard leur tint la porte, et le soudain afflux d’air glacé fit à Peri l’effet d’une gifle en pleinvisage.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? leur demanda Howard en trottant à côté d’eux sur le parking.— J’ai tenté de défragmenter quelque chose auquel j’aurais mieux fait de ne pas toucher, répondit-

il, les mâchoires serrées.La poitrine de Peri la lançait à chaque respiration, tandis que, tout autour d’elle, les souvenirs ne

cessaient de tourbillonner. Elle n’avait plus le moindre refuge, et les tremblements, bientôt, semuèrent en convulsion.

— Peri ! s’inquiéta Taf, derrière le volant, alors que les deux hommes installaient la drafter sur labanquette arrière. Qu’est-ce qu’elle a ?

— Allez, allez ! cria l’un d’eux, et la voiture s’anima, furieuse et trop rapide dans le parkingpourtant vide.

Totalement hébétée, incapable de différencier la réalité de ses hallucinations, Peri ne percevaitguère du réel que l’odeur de Silas, qui la maintenait dans ses bras sur la banquette arrière. Elleregarda ses mains et se demanda où le sang était passé. Le ciel était gris, le sol aussi ; elle-mêmeétait grise, coincée entre les deux. Elle aimait Jack. Elle avait tué Jack. Elle ressentait en même tempsmille sentiments contraires. Là où un vide insondable habitait son esprit s’agitait maintenant un chaosfait de deuil, d’incertitude et d’images troublantes dont elle ne savait rien. Elle ne pourrait survivre àla cohabitation furieuse de ces deux réalités. Si elle en avait été capable, Opti aurait fait d’elle uneancre, plutôt qu’une drafter.

— Elle va s’en sortir ? s’inquiéta Howard.— Je n’en sais rien, répondit Silas, sinistre.Peri, elle, brisée par ce corps qui oubliait peu à peu comment respirer, doutait, quelle que soit

l’issue de leur cavale, de pouvoir jamais s’en sortir…

Chapitre 24

Silas observait Peri en train de respirer, stupéfait que son esprit lutte encore quand il se délitaitsous ses yeux. Les deux réalités contenaient des informations dont ils avaient besoin : qui l’avaittrahie et jusqu’où remontait la corruption dans les rangs d’Opti. Il n’avait presque rien fragmenté,pensant qu’il serait en mesure de tenir le coup jusqu’à la récupération complète des données.Malheureusement, les souvenirs avaient afflué et s’aggloméraient trop vite. Désormais, Peri seretrouvait hantée par deux lignes mémorielles dont aucune n’était, en soi, totalement cohérente. Plusces réalités imprégneraient sa mémoire, plus Peri se rapprocherait du gouffre. Elle tremblait,assaillie par un chaos mémoriel qui, à tout le moins, était la preuve concrète qu’il avait merdé commejamais, laissant l’esprit de Peri s’autodétruire.

— Tourne à gauche, murmura Silas, sa voix à peine plus forte que le bruit du moteur.On les avait interrompus en pleine défragmentation, et il avait été incapable de savoir quoi

détruire, quoi reconstruire… Et le pire était que Peri était en proie à une souffrance terrible.Je te maudis, Allen. Tout ça, c’est ta putain de faute !— C’est la troisième, celle avec le trottoir pavé.— OK, je vois, lança Taf.Silas serrait Peri dans ses bras pour lui amortir les cahots du trajet. Ils se trouvaient en plein

milieu des quartiers riches. Silas percevait le maelström des pensées de Peri, tandis qu’elle tentaitmalgré elle d’organiser les souvenirs qu’il avait fait resurgir. Il ressentait sa souffrance et sa peined’avoir été trahie comme si ces sentiments étaient les siens propres. C’était la souffrance qui lamaintenait en vie, son désir de vengeance. Elle ne supportait pas que les responsables de tout celapuissent imaginer un seul instant qu’ils ne paieraient jamais le prix de leurs exactions. Bientôt, elleaurait agencé les pièces du puzzle, et elle aurait besoin d’une émotion plus forte que la peine pourtenir le coup.

— Peri ? murmura Silas, qui venait de se rendre compte qu’elle avait cessé de trembler. Peri, resteavec moi.

— Elle va bien ? lança Howard depuis le siège passager.Peri papillonnait des yeux.— Non, répondit Silas d’une voix rauque, tout en balayant d’un pouce une mèche de cheveux sur la

joue de Peri. Peri, tu m’entends ?Sa respiration, douloureuse, était sifflante, mais c’était tout ce à quoi Silas pouvait se raccrocher.

Même prisonnière des deux réalités jumelles qui s’agitaient en elle, Peri pouvait l’entendre. S’ilparvenait à les réduire au silence durant l’un des rares instants où le présent se faisait plus réel que lepassé dans l’esprit de Peri, il parviendrait peut-être à repousser l’inévitable. Mais pour combien detemps ?

— Tiens bon, murmura-t-il en rivant le regard sur la maison d’un étage de Karley. (Elle semblaitgrise sous la neige et les lumières du porche.) Peri, concentre-toi sur ce que tu entends, OK ? Je ne telaisserai pas tomber.

Le menton de Peri frémit, et Silas sentit son cœur se serrer. Elle l’avait entendu. Il la serra plus

fort dans ses bras, stupéfié par cette détermination qu’il n’avait jamais soupçonnée chez elle jusqu’àprésent.

— Laisse-moi sur le trottoir, indiqua Silas à Taf en se rapprochant de la portière, Peri toujoursdans les bras. Je préfère qu’il n’y ait pas de traces d’une deuxième caisse dans l’allée. Débarrassez-vous-en et revenez. Si vous n’êtes pas là quand je débarquerai, Karley sera plus disposée à melaisser entrer.

Amener Peri ici… Qu’est-ce que je fous, merde ?Mais il n’avait plus le choix, et peu importe que Karley soit son ex-femme.— Silas, protesta Howard en sortant pour l’aider à s’extraire de la voiture.Frappé par le froid soudain, il descendit en vacillant, Peri dans les bras, à peine plus lourde

qu’une brindille. Elle était livide, vulnérable et, bien qu’elle ouvre les yeux, il savait qu’elle nepouvait voir le gris et le blanc de la neige au-dessus d’eux.

— Reste avec Taf, ordonna Silas, et Howard s’efforça de ravaler ses objections. Karley vam’aider. Elle me déteste, mais elle va m’aider, ne serait-ce que pour me prouver à quel point je suiscrétin.

— Tu es sûr de toi ?Il acquiesça, plus désespéré que jamais. Sans trop savoir lui-même ce qu’il faisait, il gravit l’allée

raide, marchant dans les sillons laissés par les pneus de la voiture de Karley de façon à minimiser lestraces de sa présence dans les lieux. Howard remonta dans la voiture, mais ils ne démarrèrent pas.Silas, renfrogné, utilisa son coude pour sonner à la porte. S’il en croyait les traces de roues dansl’allée, Karley devait être chez elle.

— Je vais me rattraper, Peri, chuchota-t-il. Je ne te demande que quelques minutes de plus. Je vaisarrêter ton calvaire.

Sa peur se muait peu à peu en colère. Jack l’avait utilisée, s’était servi de l’amour qu’elleéprouvait pour lui pour la manipuler, lui qui était censé être le gardien de son équilibre mental, deson âme. Elle avait eu raison de l’abattre.

Elle papillonna des yeux, comme si elle pouvait percevoir sa rage. Bientôt, la porte s’ouvrit, et ilsse retrouvèrent baignés par la lumière venue de la maison.

— Karley, dit Silas à la femme qui se tenait dans la lumière, sur le seuil de sa maison au luxeostentatoire.

Elle portait encore sa tenue de travail, et son rouge à lèvres s’était en partie déposé sur le verred’alcool qu’elle était à coup sûr en train de boire avant de venir ouvrir. Elle s’était débarrassée deses talons, et son sac à main reposait sur la table, près de la porte. Les sourcils froncés, elle posa unemain manucurée sur sa hanche saillante, exhibant ses jambes sous sa jupe de tailleur. Ses cheveuxchâtains maintenus en arrière lui donnaient, à presque quarante ans, un air à la fois sévère et élégant.

— J’ai besoin de ton aide, lui annonça Silas tandis que Karley regardait la voiture qui attendaitplus loin près du trottoir.

— Tiens donc, se moqua-t-elle, avant de baisser les yeux vers Peri.— Ils ne restent pas, ajouta Silas.Karley se mit à rire.— Et toi non plus. Opti te cherche. Ils sont déjà venus ici. J’ai déjà donné, Silas.— Ce n’est pas moi que je te demande d’aider ! lança-t-il lorsque la porte commença à se

refermer. J’ai foiré une défrag et tout est parti en vrille ! On a été interrompus, et elle a commencé à

convulser. Son esprit sature. Opti veut la reformater parce qu’elle a dans le crâne de quoi les fairecouler. Ce n’est pas trop tard pour la sauver. J’ai juste besoin d’un endroit calme.

Rongé par la culpabilité, il ne parvenait plus à quitter Karley des yeux. Il avait appris tôt à mentiraux femmes qu’il aimait. Il devait exister un moyen de sauver Peri, il fallait juste qu’il le trouve.

— Pourquoi est-ce que tu m’infliges ça ? lui demanda Karley en se penchant vers Peri, plustouchée par l’évidente détresse physique de celle-ci que par les mots de Silas.

— S’il te plaît, la supplia-t-il. C’est elle qui a besoin d’aide, pas moi.La femme émit un grognement désapprobateur, mais n’en laissa pas moins la porte ouverte.— OK. Entre vite, finit-elle par dire, avant de faire signe à la voiture de déguerpir. Tu es sûr que

tu n’as pas été suivi ? Tu ne portes pas de mouchard ?La chaleur et les sons feutrés du riche cocon qu’était la maison de Karley le happèrent aussitôt, lui

faisant oublier le sang et les lattes jaunes qui hantaient son esprit. Peri luttait, il le sentait. Elle sedémenait pour ne pas succomber à la folie, quand bien même ses yeux restaient clos et que desconvulsions continuaient d’agiter son corps pantelant.

— C’est Howard qui nous a conduits ici, la rassura Silas tandis que la porte se refermait derrièrelui. Nous ne sommes pas pucés. Par contre, je ne sais pas du tout si nous avons été suivis ou pas.

— Tu es le messager des bonnes nouvelles, dis donc, Silas. Rien de nouveau, en somme. Pose-lasur le canapé.

Il s’agenouilla devant le sofa dans le somptueux salon, et son cœur se serra lorsque, se sentanttomber, Peri tendit une main vers lui pour se rattraper. Elle avait davantage de contrôle sur lasituation qu’il le pensait, si bien que sa propre irrésolution, en comparaison, le mettait hors de lui. Audiable les informations qu’elle détenait ! Il devait la sauver ! Les doigts tremblants, il lui replia lesbras sur la poitrine et, sans rompre le lien physique, vint dégager la mèche de cheveux qui dissimulaitles yeux de la drafter.

Karley se pencha un peu pour mieux jauger, les lèvres pincées, l’état de Peri d’un œilprofessionnel. L’odeur de laque dans les cheveux de Karley se fit plus intense, et Silas retint sonsouffle, priant pour qu’elle ne décrète pas qu’il était trop tard. Elle avait toujours abandonné tropvite. Quelle que soit la lutte.

— C’est arrivé il y a combien de temps ? demanda-t-elle, la voix forte de cette inflexion qu’ildétestait tant.

— Vingt minutes.Karley se redressa, et Silas n’en respira que plus facilement.— Je parle du rétrochronage que tu as essayé de défragmenter, répliqua-t-elle sans ménagement.— Quatre jours, répondit-il, les mâchoires serrées par la culpabilité tandis qu’il remontait sur Peri

le plaid du canapé. Elle commençait à halluciner. J’ai pensé que ça valait le coup de prendre lerisque.

— Quatre jours, et elle hallucinait déjà ? lança Karley d’une voix que la colère avait renduesuraiguë. Tu as perdu l’esprit ou tu es devenu complètement con ? Les événements ont dû êtreterriblement traumatiques pour qu’elle hallucine aussi vite. Où est son ancre ?

Silas leva la tête pour lui adresser un regard noir ; il aurait aimé se lever, mais ne voulait pas sedétacher de Peri.

— Elle l’a tuée, répondit-il d’un ton sec.Karley secoua la tête, dépitée, puis prit son verre rempli de glaçons et d’une liqueur très claire.

Une main sur la hanche, elle se tenait devant l’immense écran plat sur lequel apparaissaient lesretours des différentes caméras de sécurité de la maison.

— C’est ça, le souvenir que tu tentais de défragmenter ? Le meurtre de son ancre ?Agacé, il remonta le plaid jusque sous le menton de Peri.— En partie.— Et tu te demandes pourquoi tu as perdu le contrôle ? pesta Karley, la professionnelle qu’elle

était outragée par la confession de Silas. Pas étonnant qu’Opti se soit débarrassé de toi. Qu’est-ce quise planque dans son esprit pour que tu aies pris le risque de le fiche en l’air ?

— Opti ne m’a pas viré, j’ai démissionné. (Aigri, il se releva pour éviter d’ajouter au troubleintérieur de Peri.) Personne n’aurait pu contrôler ce que j’ai excavé au fin fond de son inconscient. Laréécriture a duré près d’une minute et se mêlait à l’original comme deux cheveux dans des dreads.

Karley le désigna de son verre plein, et les glaçons tintèrent.— Que sait-elle qui t’a poussé à prendre le risque de la rendre dingue ? insista-t-elle.Il se raidit.— Il me faut un endroit calme pour la remettre sur pied. Tu comptes m’aider ou je vais pointer au

Motel 6 ?— Tu lui as laissé les deux réalités dans la tête, pas vrai ? (Elle posa son verre sur la cheminée et,

comme il ne répondait pas, fronça de plus en plus les sourcils, rageuse.) Tu n’es qu’un crétin, lesdrafters sont incapables de supporter la cohabitation de deux réalités. C’est bien pour ça qu’ils enoublient une ! Et toi, tu les lui as laissées.

— J’essaie de l’aider, merde ! lâcha-t-il, cinglant, s’effondrant lorsque Karley balaya sa remarqued’un geste de la main, attendant manifestement qu’il réponde à ses interrogations. Peri possède desinformations sur la corruption au sein d’Opti. Ça ne s’arrête pas à Bill. Si je n’ai rien défragmenté,c’est parce qu’il y a des preuves incriminant des agents dans chacune des réalités.

— Tu plaisantes ? s’étonna Karley en se rasseyant, le trouble succédant en elle à la colère. C’estson officier traitant, non ?

Silas acquiesça.— Tu n’as encore rien entendu. C’est à lui qu’avait été confiée la mission de dénicher les agents

corrompus au sein de l’organisation. Il a envoyé Peri et son ancre récupérer une liste desdits agents,qu’il comptait modifier avant de la transmettre aux autorités. Peri a découvert le pot aux roses et a tuéson ancre. Mais la liste originale traîne toujours dans la nature. Si on peut la trouver avant Bill, onpeut en finir une bonne fois pour toutes avec tout ça. (Dans le cas contraire, tous nos sacrificesauront été vains, songea-t-il.) Niveau travail, il y a une forte synergie entre Peri et moi, annonça-t-il.(Karley releva soudain la tête, les yeux empreints de mise en garde.) J’ai réussi à neutraliser unmnémoflash causé par un reformatage mémoriel d’Allen.

— Bon sang, Silas, tu joues avec le feu ! lâcha Karley, exaspérée.— Ces trucs n’ont rien de dangereux ! pesta-t-il, incapable de résister à l’appel de leurs vieilles

querelles. Opti se sert de la peur pour contrôler les drafters. Ils les persuadent que les ratés de leurmémoire pourraient les rendre dingues, qu’ils sont incapables d’être seuls et qu’ils ont besoin dequelqu’un pour les tenir en laisse, qu’ils ont besoin de leur ancre, alors que c’est totalement faux.Opti a gavé son cerveau de mensonges pour la rendre incapable de se défendre seule.

Karley secoua la tête, dubitative.— Même le meilleur des drafters perdra la raison, confronté à deux réalités.

C’était vrai, et Silas ne le savait que trop bien. Il sentit son pouls s’accélérer.— Je peux la distraire du chaos en les dissimulant à sa conscience. Elle vivrait sans s’en rendre

compte, et nous aurions nos preuves.— Silas…— Je peux y arriver ! rugit-il, avant de jeter un coup d’œil vers Peri et de refréner son agacement.Elle avait récupéré suffisamment de ses capacités motrices pour se placer en position fœtale. Une

vague de culpabilité envahit Silas. S’il ne parvenait pas à enfouir ces deux réalités assezprofondément, elles resurgiraient, et Peri deviendrait folle sous ses yeux. Il ne supporterait plus devoir un drafter perdre la raison ainsi. Plus jamais.

Karley se releva, son indécision manifeste. Silas et elle avaient été mariés trois ans, impossiblepour lui de lui cacher ses craintes bien longtemps.

— C’est irréalisable, déclara-t-elle en posant une main sur son épaule. Je suis désolée.— Tout ce que je te demande, c’est une pièce au calme, insista-t-il. (Peri tressaillit, ce qui était un

bon signe, quand bien même cela témoignait de l’agitation que les souvenirs dissonants causaient enelle.) Je ne peux pas la laisser dans cet état ; je ne laisserai pas ce qu’elle a mis tant d’énergie àrefouler la détruire comme ça. Je vais y arriver. Je réussirai à la sauver, et à récupérer notreinformation.

Il serra les dents devant l’air de commisération de son ex-femme.— C’est soit l’un, soit l’autre. Ce n’est pas Summer, Silas. Tu ne pourras pas la sauver.Silas sentit son cœur se serrer, et Peri gémit, toujours plongée dans un demi-coma, comme si elle

avait perçu sa douleur.— Summer est morte, trancha Silas. Je peux y arriver, Karley… la sauver et récupérer l’info. Tu

vas m’aider, oui ou non ?L’air renfrognée, Karley se rendit près de la cheminée. Les glaçons dans son verre tintèrent de

nouveau tandis qu’elle prenait une gorgée colérique de sa boisson.— Comment je peux être assez crétine pour céder, se morigéna-t-elle, déposant les armes. Tu peux

rester jusqu’à demain matin. Après, qu’elle soit en état ou pas, qu’elle soit vivante ou non, tudisparais. Compris ? Vous avez intérêt à me surprendre, sur ce coup-là, professeur Denier.

La respiration de Silas se fit soudain plus rapide, et il s’agenouilla près de Peri pour la prendredans ses bras. Elle était si légère, presque éthérée, et si la peur envahissait peu à peu le colosse sesgestes ne s’en chargèrent pas moins d’une détermination nouvelle.

— Merci, dit-il, et Peri ouvrit les yeux, laissa courir son regard sur le plafond, gémit, puis lesreferma.

Soudain, Silas fut terrifié à l’idée de se retrouver seul face au chaos de la situation, la peur de Peritrouvant en lui une résonance parasite.

— Viens à l’étage, lui lança Karley par-dessus l’épaule tandis qu’elle ouvrait la marche etgravissait l’escalier situé entre le salon et la cuisine. Je suppose que tu ne connais pas son refugemental ?

Le regard perdu de Peri trouva bientôt le sien, et il tenta un sourire. Elle lui agrippa le bras,ravivant l’espoir en lui.

— Ne m’abandonne pas, bredouilla-t-elle d’une voix traînante.La phrase était consciente, limpide, et Silas suivit Karley, plus déterminé que jamais.— Tu es encore avec moi, murmura-t-il en baissant les yeux vers elle. Ça va aller. Je ne te

laisserai pas seule avant de t’avoir trouvé un refuge au-delà de tout ce chaos dans ton esprit.La respiration de Peri était poussive. La drafter acquiesça en pleurant, puis referma les yeux,

comme si la simple perception des couleurs lui était insupportable.— Dépêche-toi, je t’en prie…— Elle n’a pas entièrement perdu la raison, murmura Silas à Karley tandis qu’elle ouvrait la porte

située en haut de l’escalier.Il posa ensuite Peri sur le lit de la chambre, épiant sur son visage le moindre signe de souffrance.

Ses joues pâles sur lesquelles se découpaient les cils de ses yeux clos lui donnaient des airs despectre dans cette pièce aux couleurs affadies. D’un geste délicat, il repoussa les cheveux noirs dePeri en arrière, traçant des sillons dans l’oreiller blanc. Elle s’agita. Elle avait senti son geste.

— J’ai besoin d’un café. Tu penses pouvoir m’apporter un café ?Un rictus désapprobateur sur le visage, Karley acquiesça tout de même, puis sortit en refermant la

porte derrière elle.— Silas ! cria Peri en entendant le cliquetis discret que venait d’émettre le pêne.Il lui prit la main, s’agenouilla près du lit et approcha le visage du sien. Elle ouvrit les yeux, mais

il sut aussitôt qu’elle ne le voyait pas. Elle voyait Jack. L’horreur zébra son regard, puis elle gémit etreferma les yeux, s’en retournant à la tourmente des souvenirs que Silas avaient éveillés en elle.

Il n’aurait plus aucun moyen de les différencier et de les classifier, mais qu’importe, il n’en auraitpas besoin. Refoulant sa peine et sa culpabilité, il ouvrit une fois de plus son esprit et revécut avecelle les événements passés, étudiant chaque scène en détail tandis que Peri hurlait et rageait devantlui, tremblante sous les draps. Cette fois, elle ne serait pas seule face à tout cela. Puis, très vite,tandis qu’il se focalisait sur chaque ombre, chaque détail auquel elle n’avait jamais prêté attention, ilimagina un moyen de lui dissimuler les réalités jumelles. Lorsqu’il en aurait fini, elle pourrait sanscrainte se concentrer sur l’odeur de l’encaustique, la couleur sombre des poutres, la luminescence dujuke-box et le vrombissement presque subliminal de la salle de jeu.

Lentement, il modifia le souvenir de l’agonie de Jack, le rendant de plus en plus flou jusqu’à ceque la seule chose qui en émerge soit la brillance du plancher. Il focalisa ensuite l’attention de Peri,non plus sur sa fureur sauvage à l’instant où elle avait abattu Jack, mais sur le scintillement d’unverre à liqueur proche. Il diminua le volume des voix de façon qu’elle n’entende plus que le bruit durobot ménager. Bientôt, elle ressentit moins la pression des bras d’Allen tandis qu’il la convainquaitd’abattre Jack que celle de ces orteils au bout de l’une de ses bottes, chose qu’elle n’avait jamaisremarquée.

Il fragmenta ce qu’il put, mais les réalités jumelles étaient toujours là, altérées, bâillonnées defaçon à en rendre imperceptibles les éléments dangereux, à changer la scène en un monochromed’émotions qui lui offrirait un accès salutaire au sommeil.

Puis elle s’endormit.Redoublant d’efforts, Silas rouvrit les yeux. De longues secondes, il observa leurs doigts mêlés.Elle est si délicate, et si forte à la fois, songea-t-il en regardant ses propres phalanges, solides et

noueuses, à côté des siennes.Il écouta sa respiration, et ce son régulier et discret était peut-être ce qu’il avait jamais entendu de

plus doux. Mais ses efforts n’en seraient pas moins balayés sitôt que l’intuition de Peri éveillerait sasuspicion. Elle était trop intelligente pour que le subterfuge agisse bien longtemps, quand bien mêmeelle saurait qu’il avait été mis en place pour lui sauver la vie.

Tandis que Peri dormait face à lui, éreintée, ce n’était pas le caractère éphémère de sa stratégie quipeina bientôt Silas, mais le fait qu’en fouillant dans son esprit il y avait lu qu’Allen avait peut-êtreraison. C’était de son plein gré qu’elle était devenue celle dont ils avaient besoin pour accomplircette mission, et elle aimait celle qu’elle était, ce pouvoir qu’elle avait acquis. Le pouvoir de snoberla mort et de finir dans un bolide qui la mènerait jusqu’à un night-club qui planait à cent mètres dehaut l’avait rendu accro à cette apparente immortalité au point qu’elle ne pouvait plus s’en passer,même une fois sa mission terminée.

Cette élégance et cette grâce qu’elle exhibait n’étaient qu’un masque dissimulant l’odieuse vérité.Elle était devenue exactement ce qu’on avait voulu qu’elle devienne, et avait franchi, peut-être, sonpoint de non-retour.

Il se surprit à n’y accorder aucune importance. Il n’en avait pas fini avec elle. Il ferma les yeux etse glissa une fois de plus dans son esprit. Il allait devoir saboter l’intuition de Peri, pour que ladrafter puisse se sentir aussi libre qu’en sécurité.

Et que cette nouvelle stratégie implique Jack, cet homme dont elle avait fini par tomber amoureuseavant de le détester, était probablement la pire des punitions pour ses propres péchés.

Chapitre 25

Les sons étouffés d’une dispute lointaine tirèrent Peri d’un sommeil profond et sans rêve. Elles’étira, les yeux clos, et s’abandonna à la sensation agréable des draps propres sur sa peau nue, quilui donnait l’impression de prendre un bain de minuit. Elle lâcha un soupir, regrettant de devoir seréveiller.

— Si vous êtes encore chez moi dans cinq minutes, j’appelle Opti et ils seront là cinq minutes plustard ! rageait une femme à la voix familière, mais sans qu’un aucun visage ne lui revienne en tête.

Peri se sentait à son aise, et aussi satisfaite et lucide que si elle venait de terminer une mission. Selever lui semblait un prix à payer bien trop élevé pour ce qu’elle avait à y gagner.

— Touche ce téléphone et je te descends ! murmura une autre femme, à la voix plus aiguë etmenaçante. (Peri grimaça en reconnaissant Taf.) Peri ne présente aucun risque pour vous.

Un bruit sourd et étouffé, puis la voix de Howard.— Ne m’obligez pas à vous ligoter, madame.Peri ouvrit les yeux ; le soleil baignait la pièce dont elle appréciait beaucoup les couleurs. C’était

le matin, et elle ne portait pas le moindre vêtement. On avait dû les lui enlever, car elle ne dormaitjamais si peu vêtue.

J’ai peut-être rétrochroné, s’interrogea-t-elle.Non, elle ne ressentait pas ce malaise mémoriel que laissaient les rétrochronages non défragmentés

dans son esprit. Les sourcils froncés, elle tenta de se souvenir de s’être dévêtue dans une si bellechambre.

Elle entendit s’ouvrir une porte qu’elle ne voyait pas, et tira sur elle les draps pour se couvrir. Ellevit un verre d’eau sur la table de nuit et le but d’un trait, avant de s’essuyer la bouche d’un revers demain.

— Vous allez la réveiller ! Vous ne pouvez pas vous engueuler en bas ? murmura Silas sur le ton dureproche.

Peri prit une inspiration avant de les interpeller, mais les mots moururent à la frontière de seslèvres lorsqu’un mouvement attira son regard à côté d’elle. Le cœur battant, elle resserra les doigtsautour de son verre vide et dévisagea Jack, assis dans un coin, vêtu d’un costume-cravate, la barberasée exactement comme elle aimait, et une lueur de désir dans le regard.

Ça n’a pas marché.Elle avait encore des visions.— Salut, ma belle, dit-il, et elle ferma les yeux pour chasser l’hallucination.— Va-t’en, murmura-t-elle. (Lorsqu’elle rouvrit les yeux, il était encore là.) Tu n’existes pas, dit-

elle en se tournant vers la porte derrière laquelle se disputaient encore les voix familières.Jack posa une cheville sur l’un de ses genoux et défit un peu sa cravate, soudain plus attirant que

jamais.— Tu pourrais au moins m’accorder le bénéfice du doute, dit-il.Un frisson de panique parcourut la nuque de Peri.Bordel, non ! Les visions commencent à interagir avec moi.

— Elle veut appeler Opti ! chuchota Taf, excédée, depuis le couloir.Silas soupira.— Karley ne va pas appeler Opti, c’est bon. Dégagez tous de devant la porte de la chambre de

Peri, OK ? Vous allez la réveiller.— Parce que tu penses encore qu’elle va se réveiller ? lâcha l’autre femme, dont Peri connaissait

désormais le nom.Taf hoqueta, choquée, et Howard l’invita à se calmer d’un geste de la main.— Bien sûr, qu’elle va se réveiller, répondit Silas. J’ai pu faire deux ou trois trucs hier.Deux ou trois trucs ?Peri reporta le regard vers Jack : il lui faisait coucou de la main, un sourire radieux sur le visage.

Les épaules de Peri, vaincue, s’affaissèrent aussitôt.— Disparais, murmura-t-elle, posant le verre sur la table de chevet, craignant de le lui lancer au

visage. Tu n’es pas réel. Tu n’existes pas ! Je t’ai tué. Tu es mort !Elle ne se souvenait de rien de ce qui s’était passé au Tempus, mais c’est ce que tout le monde

semblait penser. Chaque fois qu’elle tentait de se rappeler, pourtant, le souvenir lui échappait. Enrevanche, une chose était bien réelle : la rage mêlée d’un sentiment de trahison qu’elle ressentait sanspouvoir se rappeler ce qui l’avait fait naître. Ce qu’elle en déduisait, en tout cas, c’est que, si cesentiment était si intense, ce ne pouvait être que parce qu’elle avait aimé Jack.

Je vais réussir à me trouver un type bien, un jour, merde ?— OK, tu as raison, je ne suis pas réel, avoua Jack, et Peri grimaça.Dans le couloir, la voix de Howard s’éleva de nouveau.— La vache ! Silas, t’as une vraie tête de déterré. Tu veux un café ?— Je veux bien, merci, répondit Silas, et Jack roula des yeux en partant d’un « bla-bla-bla ! »

silencieux, accompagnant sa mimique d’un geste de main.— Tu as réussi à faire ce que tu voulais, alors ? demanda Karley, visiblement à mi-chemin dans

l’escalier.— Je ne le saurai qu’à son réveil. Ça reste du bricolage mental, ce que j’ai fait, pas de la magie.Peri se figea en voyant Jack trouver puis lui tendre ses sous-vêtements, posés sur le dossier d’une

chaise, en haussant les sourcils.— Repose ça, murmura-t-elle. Tu n’es qu’une hallucination.Obéissant, Jack les reposa.— C’est vrai, mais je ne vais pas moins te protéger de la folie.— Parce que tu trouves que je suis saine d’esprit, là ! hurla Peri avant de se couvrir la bouche

d’une main, puis de tourner le regard vers la porte.Les bruits de pas dans l’escalier cessèrent aussitôt.— Bon, eh bien, elle est réveillée, lâcha Silas. (Un bruit assourdi de pas dans l’escalier, le

couloir, un silence, puis on toqua à sa porte.) Peri ?Le drap relevé haut sur elle, Peri ordonna d’un regard noir à Jack de se taire, puis retourna la tête

vers la porte.— Entrez.Silas passa la tête dans l’entrebâillement de la porte, débraillé et mal rasé. Ses cheveux étaient

encore moins présentables que le reste, mais, d’une certaine façon, cela le dotait d’un charme qui lerendait plus accessible.

— Hé ! commença-t-il. (Manifestement, il ne voyait pas Jack.) Comment tu te sens ? Tu as l’air enmeilleure forme.

Jack adressa une légère grimace à Peri. Son pouls s’accéléra.— En meilleure forme ? s’exclama-t-elle. (Elle avait perdu l’esprit ; elle lui avait fait confiance, et

elle était devenue dingue.) Je suis folle à lier, merde !— Ce que je peux te dire, c’est que tu es bel et bien en train de me hurler après, en tout cas.Silas entra, laissant apparaître Taf et Howard dans l’encadrement de la porte. Ce ne fut que l’air

soulagé de Silas qui l’empêcha de se lever d’un bond lorsqu’une inconnue vint se poster entre Taf etHoward. Cela, et le fait qu’elle était entièrement nue. La femme était habillée comme si elle rentraitdu travail. Elle avait l’air agacée.

La fameuse Karley ? supposa Peri.— J’ai toujours des visions, chuchota-t-elle, et, d’un doigt, Jack fit un bruit de trompette avec sa

joue gonflée.Peri avait ce geste en horreur, mais elle était fermement décidée à ne pas le regarder. Karley se

racla la gorge, visiblement impatiente, et Silas prit un air gêné.— Je sais, je sais, dit-il en passant une main sur son menton mal rasé, avant de se retourner vers

Karley et les autres. Vous nous donnez quelques minutes ? Taf, Howard, préparez vos affaires. Onsera partis dans l’heure, Karley.

Taf montra le pouce à Peri, son soulagement évident.— Contente que tu ailles bien.— Pareil ici, renchérit Howard, avant de pousser un petit cri quand Taf le poussa dans le couloir.Leurs voix se firent de plus en plus lointaines, et la confusion de la veille revint murmurer son

agitation aux frontières de sa conscience. Renfrognée, elle se tourna vers Silas. Entre sa tensionpalpable et l’impatience de Karley, il ne faisait aucun doute qu’il avait contrarié cette dernière.

On doit être chez elle, se dit Peri, tout en espérant qu’on les présente l’une à l’autre.Silas adressa à Karley un regard qui l’invitait à les laisser seuls, mais elle entra, referma la porte

derrière elle, puis se planta sur la petite carpette blanche posée sur le seuil de la chambre.— Je veux savoir si ça a marché ou non, dit-elle.— Si quoi a marché ? demanda Peri, suspicieuse.Jack lui envoya un baiser.— Je suis ta bourse de cailloux magiques, ma belle, lui lança Jack.C’était une référence qu’ils partageaient souvent… Peri sentit sa gorge se serrer.Karley haussa un sourcil d’un air moqueur.— Bonjour, je suis Karley, l’ex-femme de Silas, se présenta-t-elle, devant le silence gêné du

colosse. Silas participait à une série d’expériences financées par Opti dont le but était de créer defaux souvenirs dans l’esprit des drafters.

Peri se tourna aussitôt vers Silas.— Qu’est-ce que tu m’as fait ? (Lisant la culpabilité sur son visage, elle se tourna vers Karley.)

Qu’est-ce qu’il m’a fait ? répéta-t-elle, plus fort cette fois.— Je vais te protéger de la folie, lui lança Jack depuis le coin de la pièce.Silas s’assit lentement sur le bord du lit.— L’idée, c’était de pouvoir fournir une sorte d’airbag mémoriel aux drafters qui auraient perdu

d’un coup une part trop importante de leurs souvenirs, expliqua-t-il. De leur procurer des souvenirs

temporaires jusqu’à ce qu’ils s’en soient fait suffisamment de nouveaux pour se sentir à l’aise. J’aiclaqué la porte d’Opti quand ils ont commencé à injecter dans l’esprit des drafters des souvenirsdestinés à conditionner leurs réactions dans telle ou telle situation.

— Pour en faire facilement des agents corrompus, par exemple ? répliqua Peri d’un air accusateur.— J’ai dit que j’avais claqué la porte d’Opti, OK ? se justifia-t-il, une pointe d’agacement dans la

voix. Je pensais rendre service.Cela expliquait peut-être comment il avait pu recréer le souvenir d’un événement dont il n’avait

pas été témoin. Au moins, il avait visiblement endigué – en partie, en tous les cas – seshallucinations.

— Qu’est-ce que tu m’as fait ?Silas se tourna vers Karley, puis de nouveau vers Peri.— Tu n’as qu’à demander à Jack.Peri se figea, et Jack se leva, s’étira et s’avança vers elle, le sourire aux lèvres, resserrant sa

cravate comme s’il s’apprêtait à partir travailler.— Il est ici, n’est-ce pas ? reprit Silas, les yeux ronds. La vache… S’il n’est pas là, c’est que j’ai

merdé.— Jack est mort, lâcha Peri, tandis que l’apparition se penchait et soufflait langoureusement juste

derrière son oreille.— La réalité, c’est surfait, dit-il.Elle frissonna. Certes, elle se sentait trahie dès qu’elle tournait les yeux vers lui, mais cela n’avait

aucun sens d’en vouloir à une hallucination, encore moins lorsqu’elle portait des chaussures JohnLobb et un costard à la mode.

Maquillée, en talons hauts et veste de tailleur, Karley trépignait, regardant régulièrement sa montre,impatiente.

— Peri, pourriez-vous demander à Jack, je vous prie ? Je dois aller travailler dans quaranteminutes, et je vous veux tous hors de chez moi avant mon départ.

Jack semblait l’inviter d’un geste à lui poser la question, aussi, lorsque Silas hocha la tête en signed’approbation, elle se tourna lentement vers la vision. Le fait que Karley et Silas soient au courant desa présence, mais qu’elle était la seule à le voir, là, l’épaule calée l’air de rien contre l’armoire,angélique sous les rayons du soleil et les particules de poussière, lui était insupportable.

Et je l’ai tué.— Jack ? lança-t-elle, se sentant profondément idiote, tu peux m’expliquer ce qui se passe ?Jack lui adressa un sourire radieux, mais ces airs de mauvais garçon qui l’avait probablement un

jour séduite peinaient désormais à faire mouche.— Je suis une sorte de gros bobard déguisé en Apollon. Silas m’a associé à ton intuition, pour que,

chaque fois que tu repenses à ces foutues réalités jumelles qu’il t’a laissées dans le crâne, je puissedétourner ton attention. (Il se pencha tout près d’elle, et elle se raidit en sentant l’odeur de son après-rasage.) Le truc, c’est que, comme ton intuition, je peux me pointer dès… que… j’en ai… envie, luisusurra-t-il à l’oreille.

Horrifiée, elle se tourna subitement vers Silas.— Tu as laissé des réalités jumelles en moi !— Peri, ne t’inquiète pas, tenta de la rassurer Silas.— Fragmente-les ! (Hystérique, elle repoussa les mains du colosse.) Fragmente-les tout de suite !

Mais il la prit par les poignets et, terrifiée, elle se figea.— Si je fais ça, on peut tirer un trait sur tout ce que nous œuvrons à accomplir depuis cinq ans ! Il

nous faut ce qui se cache dans ta tête. Pour te disculper et faire tomber Opti ! Tu vas bien, Peri.Respire un bon coup et calme-toi. Tu n’es pas dingue, OK ?

Pas encore.Peri baissa les yeux et riva le regard sur les mains de Silas autour de ses poignets.— Comment est-ce que tu as pu me faire ça, bredouilla-t-elle.Pourtant, il avait raison. Elle n’était plus hantée par le chaos de la veille. Les émotions

tumultueuses qui l’affligeaient hier couvaient encore en elle, mais trop discrètes pour la troubler. Ellehaïssait Jack, assez pour le tuer, apparemment. Sandy, Bill et Frank aussi pointaient sur sa liste deraclures à éviter. Mais, lorsqu’elle tentait de se rappeler pourquoi, elle se mettait à penser à autrechose.

Elle avait rarement ressenti quelque chose d’aussi étrange. Elle retira ses poignets des mains deSilas.

— Il a raison, donc, maugréa-t-elle, et Silas se releva aussitôt, tendu.— C’est-à-dire ?— Il m’a dit qu’il n’était qu’un gros bobard déguisé en Apollon.Karley partit d’un long rire sonore et, sans trop qu’elle sut pourquoi, Peri s’en sentit plus rassurée.— Alors ça, c’est brillant, commenta la femme, élégante jusque dans ses réactions. Bien joué,

félicita-t-elle Silas en déposant un petit baiser sur sa joue. Je pensais vraiment que c’étaitimpossible. Maintenant, sortez de chez moi.

— Ce n’est qu’un bandage de fortune, prévint Silas, toujours mal à l’aise. (Peri non plus ne sesentait pas des plus rassurées.) Mieux vaut que tu te montres prudente tant que tu n’auras pas amasséquelques jours de souvenirs bien réels pour servir de nouvelle pierre angulaire à ta mémoire.J’aimerais autant ne pas te voir rétrochroner.

— Pourquoi est-ce que je vois Jack, au juste ? lui demanda-t-elle, pendant que la visionrecommençait à tripatouiller ses sous-vêtements. Et comment se fait-il qu’il me réponde ? Il réagit àce que je lui dis.

OK, Silas l’avait sauvée, mais elle ne s’en sentait pas moins fragile. Elle avait la sensation qu’unsimple souffle suffirait à la faire s’effondrer.

Silas sembla se détendre.— Vois-le comme un flic mental, un type qui monte la garde. J’avais besoin que ton attention reste

fonctionnelle, mais il fallait qu’elle prenne corps. Des voix désincarnées qui hantent l’esprit d’undrafter, c’est la garantie assurée de nouvelles galères, disons.

— J’imagine, oui. (C’était pertinent, mais elle avait l’impression d’être le cobaye d’un projet defin d’études.) Pourquoi Jack ? lui demanda-t-elle.

Le simple fait de prononcer son nom la troublait. La haine glaciale qu’elle éprouvait pour luis’estompa quelque peu aux souvenirs à peine perceptibles de missions, de dangers et de bonsmoments partagés. Mais cela ne dura qu’une seconde.

— Tu préférerais que ce soit ta mère ? lança Silas, et le regard de Peri se chargea d’horreur. Cesont les deux seules personnes au monde que tu acceptes d’écouter.

— Jack, ça conviendra. Le truc, c’est que je ne fais confiance ni à l’un ni à l’autre.Silas se leva, et Karley se dirigea vers la porte.

— Je ne te demande pas de lui faire confiance, mais de l’écouter, dit-il, des petites ridules seformant au bord de ses yeux. Je sais que ce que je te demande est difficile, dit-il à voix basse. Maissi je détruis les deux réalités nous n’aurons plus aucun moyen de laver ton nom et de faire tomberOpti.

Éreintée, Peri posa le front sur ses genoux relevés. Dur d’être en colère contre Silas. Pour uneancre, il était totalement inconscient de laisser deux réalités s’affronter dans l’esprit d’un drafter,mais cela n’enlevait en rien qu’il avait fait ce qu’il fallait. Qui plus est, grâce à lui, elle était toujoursen vie.

— Dans combien de temps pourras-tu en fragmenter une ? lui demanda-t-elle d’une voix à peineaudible.

— Tout dépendra du temps que nous mettrons à retrouver la… la liste originale.Elle releva la tête, mue par une détermination encore faible, néanmoins renaissante.— Je ne l’imagine pas ailleurs que dans mon appartement. On peut y aller dès ce soir.Peri voulait en finir. Au plus vite. Qui plus est, comme l’avait dit Silas, il n’avait fait que la

raccommoder, et le bandage mental ne tiendrait pas longtemps.Karley allait sortir dans le couloir lorsqu’elle s’arrêta dans l’encadrement de la porte. Silas

l’avait interrogée du regard, et elle secouait négativement la tête.Non ? Voulait-elle les en dissuader ?— C’est trop tôt, répondit Silas. (Jack, oublié dans un coin de la pièce, eut un petit rire lorsque

Peri fronça les sourcils.) Tu dois consolider ta mémoire avant de prendre des risques avec ta santémentale. J’ignore ce qui se passera si tu rétrochrones. Tu vas rester ici avec Taf et Howard.

— Non, vous débarrassez le plancher, tous, protesta Karley. Et tout de suite.Peri commença à sortir du lit, mais se ravisa sitôt qu’elle sentit les draps caresser sa peau nue.— Il vous faut votre liste, et moi mes talismans. Grâce à eux, je pourrais consolider suffisamment

ma mémoire. Ils me prémuniront contre un éventuel TPM.Son cœur se mit à tambouriner contre ses côtes tandis qu’elle articulait ce qu’aucun d’entre eux

n’avait osé évoquer jusqu’à présent.— C’est prendre trop de risques. Surtout s’il nous suffit d’attendre quelques semaines pour que

tout se passe bien.Silas invita Karley à sortir, mais la femme protesta fermement.— Hors de question que j’attende plusieurs semaines ! s’exclama Peri. Qui plus est, c’est un peu

tard pour jouer les types précautionneux et commencer à se soucier de ma santé mentale !— Des agents d’Opti font le pied de grue devant ton appart. On attend. (Silas enserrait l’un des

bras de Karley, comme pour empêcher toute protestation de son ex-femme.) On va te fournir denouveaux papiers d’identité pour brouiller les pistes. Il te faudra bien trois mois de souvenirs fiablesavant de prendre le risque d’un nouveau rétrochronage. On va te faire passer la frontière ce soir.

Hors de question que je disparaisse au Canada, l’ami.— Qu’en pensent Taf et Howard, au juste ?— Je suis certain qu’ils seront d’accord, affirma-t-il d’une voix calme.— La dernière fois, tu ne leur as pas vraiment demandé leur avis avant d’agir, que je sache ?

Pourquoi je te croirais sur parole ? lâcha Peri.Karley gloussa, puis descendit au rez-de-chaussée.Silas soupira, puis rentra de nouveau dans la pièce.

— Je ne veux prendre aucun risque, dit-il, son inquiétude manifeste. Un rétrochronage fortuit, et turisques le TPM. On a tout notre temps.

Elle grimaça. Il se montrait trop frileux. Les réponses qu’ils cherchaient étaient à leur portée. Horsde question qu’elle attende trois mois pour fouiller son propre appartement.

— Silas ! hurla Karley depuis le rez-de-chaussée. Qu’elle s’habille ! Je dois partir travailler !Il fit la grimace, excédé.— On arrive ! hurla-t-il. On a lavé tes vêtements, ils sont sur la chaise, dit-il à Peri d’une voix

plus douce.— Merci.Se réveiller nue était un faible prix à payer pour pouvoir profiter de vêtements propres.— On se retrouve en bas. (Silas ferma doucement la porte, qui émit un « clic » discret.) Karley,

t’as balancé tous mes vêtements ? lança-t-il d’une voix étouffée par le battant de la porte.Peri entendit la réponse inintelligible de son ex-femme, puis les pas de Silas se turent dans

l’escalier. Elle se tourna vers Jack.— Où as-tu planqué la liste ? lui demanda-t-elle d’une voix hésitante, trouvant idiot de poser une

question à une vision qui n’en savait pas davantage qu’elle sur quoi que ce soit.Pour autant, elle n’avait pas la moindre intention d’attendre trois mois sans rien faire. D’autant

moins qu’à un saut en voiture l’attendait un appartement rempli de talismans…— Si tu ne le sais pas, ma belle, je ne le sais pas non plus, lui répondit Jack. Mais je vois mal

comment elle pourrait être ailleurs que dans l’appartement. Emmène-moi là-bas, et je devraispouvoir la trouver.

La réponse de Jack la rassura moins qu’elle s’y était attendue, et elle sortit de sous les draps,grimaçant lorsque celui-ci émit un sifflement admiratif. Il avait beau n’être qu’une hallucination, ilaurait au moins une qualité précieuse : il réagirait comme le véritable Jack en toutes circonstances. Etelle comprenait sans mal pourquoi elle était tombée follement amoureuse de lui. Il était parfait.

Une connerie parfaite, oui, se morigéna-t-elle en lui faisant signe de reposer ses sous-vêtementssur la chaise de façon qu’elle puisse les récupérer.

— Jack, qu’est-ce que tu penses de Silas ?Jack pouffa.— Toi, en tout cas, tu penses que, lui aussi, c’est une connerie, ma belleSa remarque n’avait rien de surprenant, compte tenu du fait que Jack, personnification de son

intuition, portait le même regard qu’elle sur la situation.Mais cela ne lui en fit pas moins du bien de l’entendre de sa bouche.

Chapitre 26

— Au Canada ? demanda Taf, tendant la main par la vitre de la portière.Posté sur le trottoir, l’air déterminé, Silas lui tendait de faux papiers. La courte veste de printemps

que lui avait donnée Karley était ouverte, laissant voir sa chemise à rayures et sa cravate.Apparemment, son ex-femme n’avait rien jeté de ses vêtements. Ses cheveux, de nouveaux coiffés àla perfection, ondoyaient sous la brise légère venue du cours d’eau, et son visage rasé de fraisrosissait… Mais pas uniquement à cause du froid mordant : furieux, il refusait de croiser le regard dePeri, calée à l’arrière du véhicule.

— On ne peut pas fuir au Canada ! Peri a besoin de ses talismans, se plaignit Taf en récupérant lesnouveaux papiers de Howard, puis en les lui faisant passer. Et la liste, hein ? C’est notre seul moyende réintégrer l’Alliance. On peut y arriver ! Peri va bien !

Bien ? C’était relatif, mais, comparé à son demi-coma et ses délires de la veille, on pouvait direqu’elle allait bien, oui. En revanche, elle se satisfaisait peu des contre-indications de Silas car celalui renvoyait un sentiment insupportable de fragilité. Elle en avait assez qu’on la traite comme uneprincesse en sucre. Elle, Taf et Howard avaient déjà imaginé un plan – tout au moins approximatif – pour entrer dans son appartement. Ils l’avaient pensé pendant l’heure qu’avait passée Silas àpréparer leurs faux papiers. Silas n’en faisait pas partie. L’écarter de cette mission avait été lapremière étape du plan.

Silas scruta la rue alentour, animée par le bruit des camionnettes publicitaires et des passants.— Opti guette devant son appartement, ajouta-t-il en leur faisant passer un second paquet. (Taf s’en

empara, puis le tendit à Pari à l’arrière du véhicule.) On pourrait attendre quelques semaines qu’ilsbaissent leur garde.

Sara Washington ? Il n’a rien trouvé de mieux ? se renfrogna Peri, amère, en étudiant sa nouvellecarte d’identité. Il avait été plus difficile que prévu de faire des photos réalisées avec leur téléphonedes portraits crédibles pour leurs faux papiers, vu que Silas leur avait imposé d’opter pour despermis de conduire qui faisaient office de passeports entre le Michigan et le Canada, et nécessitaientdes photos de haute qualité.

C’est pour mieux te cacher, mon enfant.— Depuis quand tu donnes les ordres ? protesta Taf. On devrait tout arrêter parce que monsieur le

demande ? Mon cul ! Il faut qu’on fasse ça tout de suite, Silas. Avant qu’Opti mette la main sur laliste.

Peri envoya un petit coup de pied dans le dos du siège de Taf. Devant, Howard se pencha par-dessus le levier de vitesse.

— Peri a besoin de se reposer, dit-il en fronçant les sourcils pour mieux se faire comprendre. J’aipeur que, si tu ne la boucles pas, tu finisses par la mettre en rogne.

Taf sembla peser le pour et le contre, puis expira fortement.— OK. J’adore la neige, ça devrait être chouette, le Canada.— Non. Tu viens avec moi, annonça Silas, et Peri se redressa et échangea un regard inquiet avec

Howard dans le rétroviseur. Howard peut s’occuper de mettre Peri en sécurité.

— Hé, attends une minute ! Où est-ce que tu comptes aller ? s’offusqua Taf tandis que Silas ouvraitla portière.

— Toi et moi, on file à l’Alliance pour mettre deux-trois trucs au point, maugréa-t-il.Apparemment, ils n’apprécient que moyennement que je te garde loin d’eux.

Se déhanchant le long de la banquette arrière, Peri vint poser l’avant-bras sur la vitre baissée, puispencha la tête au-dehors à l’instant même où Taf refermait sa portière, en arrachant la poignée de lamain de Silas.

— Tu retournes à l’Alliance ? demanda-t-elle, les sourcils froncés, comme si elle traquait lemensonge dans les yeux de Silas.

Expliquer à l’Alliance ce qui s’était passé n’était pas une si mauvaise idée, mais il leur servaitpeut-être simplement une excuse pour aller fouiller sans elle son appartement.

— Hors de question que je retourne là-bas, protesta Taf, un frisson lui parcourant la nuque. Que mamère se foute ses étriers au cul. Elle comptait te refiler à Opti ! lui rappela-t-elle en verrouillant saportière pour que Silas ne puisse plus l’ouvrir. Je parle de ma propre mère, là !

— Dans ce cas, accompagne-moi pour leur expliquer combien c’était une idée de merde. (Le selde fonte crissa sous les semelles des chaussures habillées de Silas tandis que le colosse continuait detout faire pour éviter le regard de Peri.) Allez, sors. Il est temps de grandir un peu et d’affronter tamère en tête à tête. Howard pourra sans problème faire traverser le pont à Peri.

Le plan se tenait, mais certaines mimiques trahissaient le double jeu de Silas : ses épauleslégèrement voûtées, ses lèvres pincées, ses déglutitions après chaque intervention verbale. Il avaitcompris. Il savait qu’elle allait tenter de rejoindre son appartement avec ou sans lui, et lui confisquaitses ressources.

— Silas, l’interpella Taf d’un air plaintif.— Allez, suis-le, grommela Howard, si bien qu’après quelques secondes d’hésitation la jeune fille

sortit de la voiture dans un soupir.Peri tenta de prendre un air qui ne trahisse pas sa détresse. Son plan était en train de tomber à

l’eau.— Je suis navré d’avoir manqué de te rendre folle uniquement pour avoir une chance de faire

couler Opti, s’excusa Silas, et Peri tourna soudain la tête vers lui. (Il n’aurait pu paraître plussincère.) Il faut que je m’entretienne avec l’Alliance, avant qu’ils se lancent à notre poursuite… à mapoursuite, en tout cas. Pour autant, n’hésite pas à m’appeler si tu as quelque problème que ce soitavec ton… intuition. Je te recontacte dans quelques semaines. Nous n’en avons pas terminé, toi etmoi. Je reviendrai.

— Je ne vois vraiment pas en quoi tu penses que ma présence là-bas va aider la situation,ronchonna Taf en remontant la fermeture Éclair de sa veste, avant de fourrer les mains dans sespoches. J’ai mis ma mère en joue avec le fusil de mon père.

— Mais tu ne lui as pas tiré dessus, répliqua Silas en esquissant un sourire.Peri sursauta lorsque Jack, débarqué tout droit de son inconscient, tira la poignée de la portière

arrière et entra s’installer à côté d’elle.— Silas ment pas mal, hein ? Presque aussi bien que moi, se moqua Jack en claquant la portière,

avant de se caler derrière Howard.Ce fut d’autant plus étrange que la portière ne s’était pas véritablement ouverte, et que le vent ne

s’était pas davantage engouffré dans la voiture, quand bien même elle se sentit frissonner et qu’elle

dut rabattre ses cheveux derrière son oreille. Son esprit inventait un moyen de le faire apparaître prèsd’elle, et ce n’était pas loin de la faire paniquer.

— Merci, Howard. (Silas tendit une main à l’intérieur de la voiture, et Howard se pencha pour laserrer.) Fais-lui franchir le pont. Je t’appelle dès que j’ai des nouvelles.

— Compte sur moi. (Silas sortit une liasse de billets de vingt qu’il tendit au vétérinaire.) Merci,vieux.

Peri n’en grimaça que davantage, se doutant que l’argent devait venir de Karley.Kaaarley…Silas fourra les mains dans ses poches, les épaules courbées et les oreilles rouges.— Je t’appelle dans une semaine, OK ? lança-t-il à Peri, ses yeux à demi clos la suppliant de le

pardonner. Il faut qu’on essaie de rendre la situation plus stable, c’est pour ça que je dois filer. Je net’abandonne pas.

C’était ce qu’elle ressentait pourtant.Il attendit quelques instants et, comme Peri restait silencieuse, il se détourna d’elle à contrecœur.Le pouls rapide, elle tendit une main en dehors de la voiture, comme pour lui attraper le bras,

mais, embarrassée par cette impulsion, elle se ravisa et replaça sa main sur ses genoux. Elle n’avaitpas besoin de l’aide de Silas. L’absence de Taf, en revanche, l’ennuyait.

Les mains toujours sur le volant, Howard soupira. Elle se décala jusqu’au milieu de la banquette,puis se pencha vers lui.

— Ça va être plus compliqué, sans Taf.— T’inquiète pas pour Taf, la rassura-t-il d’une voix posée. Dans moins de quatre heures, elle va

lui fausser compagnie. (Il fit démarrer la voiture.) Elle va revenir.— Tu en es sûr ?Howard acquiesça.— Elle est sortie de la voiture trop facilement.Qui plus est, elle leur avait à peine dit au revoir. Elle reviendrait à coup sûr, si elle le pouvait. Pas

encore entièrement rassurée, Peri regarda Silas et Taf traverser la rue pour rejoindre l’arrêt de bus.La foulée de géant de Silas paraissait presque comique à côté de celle de Taf, rapide, ses bottesclaquant sur la chaussée.

— Roule-lui dessus, Howie. Roule-lui dessus, il est en plein milieu de la route.Howard gloussa.— Il pense bien faire.Howard démarra, lâchant un soupir en voyant Taf leur lancer un geste d’au revoir exagéré, avant de

se retourner. Peri trouvait injuste que Taf doive se démener pour trouver un moyen de venir lesretrouver, et elle se laissa glisser sur la banquette arrière, d’où elle se mit à observer les vitrines etles passants qui défilaient derrière la vitre. Vu la nervosité de Jack, qui se curait les ongles avec uncouteau imaginaire, l’idée ne devait pas lui plaire non plus. Elle avait toujours détesté qu’il fassecela, et elle dut se contenir pour ne pas tenter de s’emparer de la lame fictive pour la jeter par lafenêtre.

Ce n’est pas l’absence de Silas qui me mine le moral, se rassura-t-elle.La décision du colosse était sensée, mais elle ne pouvait s’empêcher de se sentir abandonnée.

Silas était une ancre, et elle était à la dérive.— Prie pour que Taf n’arrive pas à vous rejoindre, lui dit Jack en jouant avec son couteau. Même

Howard est de trop. Tu vas les faire tuer.Une vague de culpabilité envahit Peri, et elle se redressa sur la banquette.— Oh ! la vraie culpabilité, tu la ressentiras quand ils seront morts. Là, tu vas morfler, ajouta Jack.Peri riva le regard au-dehors pour le snober. Elle était responsable du bon déroulement de la

mission, et c’était son rôle que de donner à chaque membre de l’équipe une tâche à la hauteur de sescompétences. Pourtant, il est vrai qu’elle espérait que Taf ne parviendrait pas à les rejoindre. Malgréson âge, elle était d’un enthousiasme et d’un optimisme insensés. De toute évidence, elle n’avaitjamais été confrontée à la mort, et Peri préférait que cela reste ainsi.

— Si tu es seul demain matin, ça va aller ? lui demanda Peri, qui divisait son plan d’assaut entâches à la fois plus restreintes et moins risquées. J’aimerais me renseigner sur les types d’Opti quisurveillent mon appart.

— Notre appart, rectifia Jack.Peri redoubla d’efforts pour ne pas serrer les poings.— Il y a toujours des appartements vides dans l’immeuble qui se trouve de l’autre côté de la rue.

On pourrait t’installer dans l’un d’entre eux pour que tu puisses surveiller le bâtiment où j’habite,ajouta Peri, jetant un regard par-dessus son épaule lorsqu’ils passèrent un feu à l’orange. (Planquédans l’immeuble d’en face, Howard échapperait à la vue d’Opti.) Silas t’a donné assez pour acheterdes jumelles ?

Il acquiesça, faisant tinter les perles dans ses cheveux, et Peri sentit un regain d’espoir monter enelle.

— Excellent. Même si les stores de mon appart sont fermés, tu pourras voir qui entre et sort del’immeuble. Ça te permettra d’estimer le nombre d’agents qu’Opti a mobilisés.

— Si on surveille ton appartement, Opti doit le faire aussi. Ce que je pourrais faire, une fois quej’aurai réussi à noter leurs allées et venues, c’est de jouer l’agent d’entretien et chercher dansl’entrée d’éventuels dispositifs de surveillance, proposa Howard.

— Bien vu. (L’excitation d’avant la mission la ranimait purement et simplement, et elle se penchaentre les sièges avant pour éviter le regard désapprobateur de Jack.) Il va juste falloir que tuplanques tes dreads, ils savent à quoi tu ressembles, maintenant. Tiens, prends à droite ici. Je vaisfaire le tour du pâté de maisons à pied pour voir où ils ont posté des agents. J’aurais fini vers15 heures, je pense. Quand tu te seras grimé à ta convenance, trouve un appartement vide – ils sontlistés en ligne – et envoie-moi le numéro vers 15 h 15. Si je ne suis pas là à 15 h 30, sors et viens merejoindre au café où on a pris le petit déjeuner. Si tu commences à avoir la bougeotte, quelle qu’ensoit la raison, va-t’en. Si Silas se pointe, va-t’en également. Je m’en sortirai.

Jack gratta sa barbe de trois jours. Un signe de nervosité, souffla à Peri sa mémoire inconstante.Howard avait l’air fiable, mais elle n’aimait pas que Jack donne ainsi vie à sa propre inquiétude.

— Je rapporterai de quoi manger, poursuivit-elle en indiquant d’un doigt à Howard de tourner àdroite dans la zone résidentielle des plus calme un lundi matin. J’aurai besoin de feuilles et d’unstylo. Tu penses pouvoir m’en récupérer pendant que tu es dehors ? On aura besoin de croquer le plandes lieux, histoire de savoir où sont les agents d’Opti, comment on peut les éviter et où planquer lescorps.

Cette dernière remarque avait quitté ses lèvres de façon presque instinctive et, lorsqu’elle relevala tête vers Howard, ce fut pour le découvrir grimaçant d’inquiétude.

— C’est une mauvaise idée, ma belle, et tu le sais, ironisa Jack.

— Navrée, s’excusa Peri, et Howard lui offrit un sourire crispé. Je ferai mon possible pourminimiser les affrontements, mais on ne pourra rien laisser au hasard. Si jamais tu…

— Pas de problème, l’interrompit Howard, mais sa réaction trop rapide ne fit que raviver laculpabilité de Peri.

Jack était en pleine partie de jeu de ficelle avec les dreads perlées du vétérinaire, les perless’entrechoquant comme les billes d’un boulier. Peri n’avait pas besoin de l’entendre dire que c’étaitune mauvaise idée, et elle lui jeta au visage les gants que lui avait donnés Karley. Ils chutèrent dansun bruit de molleton sur la banquette arrière, et Jack disparut.

Les lèvres entrouvertes, troublée, Peri se pencha doucement pour les récupérer.— Si jamais tu ne le sens pas, Howard, je préfère que tu m’en parles tout de suite, dit-elle, mais il

secoua la tête.— Taf ne lâchera pas l’affaire, déclara-t-il en fronçant les sourcils. (Il serra le volant, l’air

déterminé.) Où qu’elle aille, je la suivrai.OK, donc, son implication dans cette affaire n’est pas de son seul fait…Alors Peri comprit.— Taf était ton étudiante, c’est ça ?— Voilà, c’est ça, répondit-il, son sourire crispé se faisant soudain plus nostalgique.— Tu es amoureux d’elle ? lui demanda-t-elle.Il fallait qu’elle le sache avant de les mettre l’un comme l’autre face au danger. Howard perdit son

sourire.— J’en ai bien peur. J’espère juste que je ne suis pas qu’un type dont elle se sert pour punir sa

mère.Estimant qu’ils étaient à bonne distance, désormais, elle enfila ses gants.— Ce n’est pas le cas, le rassura-t-elle en se penchant pour lui déposer un baiser sur la joue.

Dépose-moi ici, tu veux bien ?Il s’arrêta en faisant crisser les pneus. Il souriait lorsqu’elle quitta le véhicule ; de toute évidence,

il pensait à Taf.— On se retrouve à 15 h 30, lança-t-il.Elle le salua d’un geste discret, puis s’éloigna. Howard avança jusqu’au stop un peu plus loin,

tourna, puis disparut.La tête baissée, Peri se dirigea vers son appartement, jurant qu’il ne leur arriverait rien.

Chapitre 27

Plusieurs heures plus tard, épuisée mais satisfaite de sa mission de reconnaissance, Peri se tenaitdevant la fenêtre de l’appartement vide situé en face de son immeuble, dans la chambre parentale, oùelle mangeait un plat chinois à emporter en écoutant Howard et Taf discuter. Comme l’avait préditHoward, Taf les avait rejoints, et elle peinait à ne pas envier la légèreté avec laquelle ils semblaientvivre la situation tandis qu’ils se régalaient de leur riz et de leur viande frite. Il ne faisait aucun douteque Taf était revenue plus pour lui que pour elle. Elle les protégerait, tous les deux. Elle s’en était faitla promesse.

Sa promenade de reconnaissance avait été un succès, et elle avait repéré, sans grande surprise, lestrois équipes d’agents postées selon la formation en triangle classique d’Opti. Si Howard avait vujuste, deux autres types d’Opti circulaient dans les couloirs où ils se faisaient passer pour des agentsde sécurité, un troisième se trouvait probablement dans l’appartement de Peri – puisqu’il ne l’avaitpas revu depuis le début de sa surveillance – et un quatrième jouait les agents d’accueil au comptoir.S’ajoutaient à ces quatre-là deux gars postés dans un fourgon garé devant l’immeuble.

De l’avis de Howard, ils étaient tous en communication les uns avec les autres, ce qui, avec un peud’effort, jouerait en leur faveur, d’autant plus qu’il avait également découvert la planque d’où Optiobservait les lieux, trois étages au-dessus de l’appart dans lequel ils se trouvaient tous les trois àmanger de la bouffe chinoise froide. Après trois heures à observer le fourgon qui se trouvait justesous la fenêtre, Peri estima qu’il valait peut-être le coup de s’emparer du poste d’observation d’Opti.L’endroit serait parfait pour Howard, sécurisé et relativement excentré.

La vue est nase, mais l’appart n’est pas si mal, observa Peri en farfouillant parmi ses légumesdans l’espoir de dénicher autre chose que de petits grains de maïs et des brocolis. L’agencement etles installations étaient plus qu’honnêtes. Le souci, c’était que la plupart de gens aimaient observerde leur fenêtre la nouvelle coulée verte de Détroit, traversée par d’esthétiques rails électriquesaériens qui filaient d’une zone à l’autre de la ville. Louer cet appart d’où il y avait peu à voir devaitêtre un calvaire.

Jack était assis par terre près de la baie vitrée, dos au mur, les jambes étendues et les yeux clos,comme s’il attendait que tout le monde se mette au boulot. Peri commençait à s’habituer à sesapparitions inopinées, mais cela ne l’empêcherait pas, si elle recroisait Silas, de lui coller une bellegifle en plein visage. Au final, elle aurait préféré se voir sermonner par sa mère – avec son tonsuffisant, sa coiffure impeccable, toujours en train de tripoter ses bijoux – que par un homme sexy enDolce & Gabbana qui, en plus de l’avoir trahie, l’avait poignardée en plein cœur. Peri s’emparad’une châtaigne d’eau, la croqua, et ressentit un remords soudain. Sa mère et elle ne s’étaient pasvéritablement quittées en très bons termes. S’il était trop tard pour arranger la situation, elle pourraitpeut-être trouver un moyen de ne pas se laisser ronger par la culpabilité.

Je m’en veux déjà, mais si je sors d’ici vivante je vais lui rendre visite.Jack ouvrit les yeux et s’étira.En se penchant pour observer au bas du bâtiment, Peri vit deux agents en costards tourner le regard

vers le fourgon noir, puis rentrer dans une voiture noire et disparaître. Ce n’étaient pas les types qui

étaient sortis de la voiture cinq minutes plus tôt… Ils tournaient, peut-être.— Howard ? l’interpella Peri à voix basse.Elle l’entendit grogner et, une seconde plus tard, il sortait de la chambre en se grattant la tête, le

pas lent et les gestes raides.— C’est le moment ?— Oui. (L’adrénaline afflua dans les veines de Peri, et elle posa la boîte de nourriture à emporter

pour se secouer les mains.) J’aurais préféré passer à l’action à 4 heures du mat, mais une seule caissedans la rue c’est toujours louche. Si on ne prend pas les grands axes, on ne devrait pas être ennuyéspar la circulation.

Taf sortit de la chambre en bâillant, les cheveux en bataille.— Tu es sûre de toi ?— Certaine.Peri s’aperçut pour la première fois que le tatouage de papillon de Taf brillait dans le noir. Elle

prit ensuite le stylo dont elle s’était servie pour tracer le plan de son appartement, puis le rangea dansle fourreau de sa botte.

La plume est plus forte que l’épée, se dit-elle, regrettant amèrement son couteau.— C’est un quartier paisible ici, les gens prennent les coups de feu pour des problèmes de

transformateurs électriques en surcharge. C’est pour ça que j’ai voulu vivre ici.Avant même que je rencontre Jack, se dit-elle, avant de sursauter en voyant ce dernier manger les

restes de la boîte qu’elle venait de poser, farfouillant parmi les légumes avec des baguettes duTempus. La boîte, froide un peu plus tôt, fumait dans sa main. En tenue d’intervention, il était sexy àen être plaqué au sol sans autre forme de procès.

Peri grimaça, puis passa une main sur son jean. Elle n’était pas à son aise dans cette tenue un peutrop décontractée. Dans son esprit, c’étaient les voleurs de bas étage qui opéraient en guenilles ; lesmonte-en-l’air classieux, eux, s’habillaient en Prada et finissaient dans le bureau du capitaine de lapolice locale, pas dans une cage, mêlés aux prostituées et aux pickpockets.

Jack la désigna de ses baguettes chinoises.— Ne les implique pas dans cette mission. Ça va mal finir pour eux.Avait-elle vraiment le choix ?— OK, lâcha-t-elle en claquant des mains. Petit changement de programme. Howard et moi, on va

monter annexer le poste de surveillance d’Opti.— Ah ? s’étonna Howard.Peri acquiesça.— S’ils sont tous en communication les uns avec les autres, tu pourras les surveiller et leur donner

de mauvaises infos. Ton aide me sera incroyablement précieuse.Taf prit le deuxième pistolet, les lèvres pincées.— Je viens avec vous.Jack se racla la gorge, mais Peri, devant lui, prit le Glock de la main de Taf et le passa à Howard.— Taf, tu es une tireuse hors pair, mais tu es encore meilleure conductrice. Or, le meilleur poste

d’une conductrice, c’est derrière le volant d’une voiture.— Mais…, commença-t-elle, mais Peri secoua la tête.— Aucune envie qu’on se fasse prendre parce que nous aurions mal organisé notre fuite,

l’interrompit Peri, mettant fin au débat. (Taf laissa retomber ses épaules, vaincue, et Howard lâcha un

soupir de soulagement derrière elle.) Lorsque nous aurons installé Howard en haut, je rentrerai dansmon appartement. Taf, tu surveilleras la cage d’escalier, et tu fileras dès que j’aurai allumé la lumièreà l’intérieur. Toi aussi, Howard. Vous irez garer la voiture devant le restaurant que j’ai indiqué sur lacarte. Vous pourrez voir mon appartement de là-bas, et vous serez assez proches pour venir mechercher rapidement quand j’aurai éteint la lumière.

— Tu as encore dit que c’était ton appartement, protesta Jack, et l’œil de Peri tiqua.T’étais qu’un invité chez moi, connard.— En gros, je fous rien, quoi, se plaignit Taf.Peri s’étira, savourant la sensation de son corps renaissant.— Et c’est pour ça que j’aime ce plan. (Peri releva la tête, espérant que Taf pouvait voir son

sourire dans l’obscurité.) J’estime à soixante-dix pour cent nos chances de réussite si tu es derrière levolant ; dix dans le cas contraire. Je vais probablement rappliquer en trombe, et il faudra que tu soisprête à mettre la gomme.

Taf sourit, et Howard l’embrassa, soulagé, et lui caressa le bras. Jack, lui, posa le carton denourriture chinoise et se leva, son air sinistre trahissant combien il trouvait l’estimation de Perioptimiste. Pourquoi était-ce plus difficile pour elle d’écouter son intuition lorsqu’elle prenait lestraits de Jack ?

Nerveuse, elle ramassa son affreuse veste en velours côtelé, se demandant si son épaisseursuffirait à arrêter une éventuelle fléchette. Tandis qu’elle l’enfilait, Howard s’approcha de Taf pourla serrer dans ses bras, et Peri se sentit soudain seule.

— On se retrouve dans une heure, dit-il d’une voix douce, la lâchant à contrecœur.Taf acquiesça, la tête baissée.L’homme, première cause de détresse chez la femme.Peri croisa le regard peu rassuré de Taf tandis que Howard trépignait, nerveux, triturant la poche

dans laquelle il avait rangé son pistolet. Peri se maudissait d’en être arrivée là. Howard et Taf étaientloin d’être des incapables, mais les voir ainsi risquer leur vie pour faire tomber la faction corrompued’Opti lui laissait un sale pressentiment. Elle avait été formée pour ce genre de missions. Pas eux.

Mais avait-elle vraiment le choix ? Espérant que Jack ne la suivrait pas, elle sortit del’appartement, Howard sur les talons. En appuyant sur le bouton de l’ascenseur, elle remarqua sarespiration agitée.

— Tu as un plan, rassure-moi ? lui demanda-t-il tandis que la petite flèche verte s’allumait.Les portes s’ouvrirent, et Peri grimaça en découvrant que Jack l’attendait à l’intérieur de la cabine.— Tu montes ? dit-il d’une voix provocante, et elle entra sans lui prêter attention.— Peri ? l’interpella Howard, ses yeux noirs écarquillés, inquiété par son silence, tandis qu’elle

appuyait sur le bouton du cinquième étage.— Tu t’assures que le premier type que je tombe reste au sol en le tenant en joue, pendant que je

m’occupe des autres, répondit-elle enfin.— OK. (Il se passa la langue sur les lèvres.) Tu te rappelles qu’on a que deux flingues ?Les flingues. Pourquoi est-ce que tout le monde faisait une fixette sur les flingues ?— Un, ça suffirait, dit-elle, tandis que les portes s’ouvraient.Elle sortit à pas de loup et remonta le couloir : 602, 604, 606… La gorge serrée, elle fit signe à

Howard de s’écarter de la porte.— Dis-leur que tu as oublié tes clés, lui ordonna-t-elle en se plaçant sur le côté de la porte, avant

de toquer avec force. Et ne touche pas au type que je vais envoyer au tapis. Il saura probablementcomment retourner la vapeur et te mettre à sa merci.

C’est bon, mamie, tu ne veux pas lui dire comment respirer, non plus ?Howard haussa les sourcils, et elle lui fit signe de dire quelque chose.— Raah, j’ai oublié les clés, merde ! grogna-t-il, avant de reculer au signal de Peri.— Tu te fous de ma gueule, bordel ? lança une voix à l’intérieur. Sans déconner, Matt, t’oublierais

tes couilles si ta femme pensait pas à les ranger chaque matin dans ton froc.La porte s’ouvrit. Peri s’interposa entre Howard et le battant, agrippa l’homme par le bras, se

rapprocha de lui, puis le fit basculer par-dessus son épaule. Il s’effondra sur le sol du couloir, lesouffle coupé net. Maintenant toujours son bras, elle lui tordit le poignet jusqu’à la fracture, etl’homme se mit à hurler. Voilà qui devrait – au moins en partie – garder Howard en sécurité.

— Les mains en l’air ! hurla-t-elle en subtilisant le pistolet à sa ceinture, avant de bondir dans lesalon vide de tout mobilier où un deuxième homme se levait de sa chaise, des ailes de poulet volantpartout tandis qu’il se jetait en direction de leur équipement de surveillance.

Le visage fermé, Peri tira sur le plancher auquel la balle arracha une volée de bouts de boiséclatés. L’homme s’arrêta net et leva les mains, tandis que s’élevait du couloir un gémissement dedouleur.

— Howard, ramène-le à l’intérieur ! Fous-lui des coups de pied s’il ne veut pas se bouger ! Et nele touche pas, surtout ! (Elle ne serait pas naïve au point d’estimer que, comme ils avaient réussi à lesprendre par surprise, ils avaient affaire à des derniers de la classe. Ils avaient simplement profité dufait qu’ils ne s’attendaient pas à les voir débarquer dans cet immeuble.) Howard !

— T’as entendu madame ? Rentre, lança Howard.Peri fit signe aux deux types de reculer jusque dans la cuisine vide. L’homme qui avait ouvert la

porte avait le visage livide du type à deux doigts de s’évanouir, si bien qu’elle se détenditlégèrement… jusqu’à ce qu’elle remarque le matériel de contrainte sur le plan de travail, drogues etseringues comprises. Empêcher un rétrochronage était simple ; bien plus qu’empêcher un agentsurentraîné à s’échapper.

Vous voulez la jouer comme ça, se dit-elle en fourrant deux flacons et des seringues dans l’une deses poches.

Ces types comptaient lui injecter ces trucs dans les veines, elle n’aurait aucun scrupule à leur fairesubir le même sort.

— Reculez ! grogna-t-elle quand l’un d’entre eux tenta d’éprouver son sérieux d’un pas en avant.Dans la salle de bains, tous les deux ! Allez !

Si Howard n’était pas particulièrement à son aise, ce n’était rien comparé au type au poignetfracturé, qui entra en tremblant dans la salle de bains. Même si le vétérinaire demeurait un agent del’Alliance, les nettoyeurs et les techniciens ne se retrouvaient presque jamais sur le terrain.

— OK, attachez-vous aux canalisations, aboya Peri en leur jetant deux des paires de menottesposées sur le plan de travail.

Howard s’approcha d’eux, mais elle le retint, craignant une possible riposte, jusqu’à ce que lesmenottes aient émis leur déclic significatif. Ils avaient désormais les chevilles entravées. Parfait. Quiplus est, ils dormiraient bientôt.

— OK, acquiesça Peri en prenant le pistolet de Howard, puis en lui faisant passer deux seringueset un flacon. Maintenant, tu peux les shooter.

Howard posa un regard paniqué sur le flacon.— Je ne sais pas quelle quantité de produit leur inoculer.— N’importe quel agent de terrain d’Opti sait se débarrasser d’une paire de menottes si on lui en

laisse le temps. Si tu préfères, on peut les abattre.Howard cilla, puis lut l’étiquette sur le flacon.— Je vais utiliser la même dose que… hmm… pour les chiens. Disons qu’on a affaire à deux…

bergers allemands.— Ne te mets jamais entre eux et moi, le prévint-elle depuis la baignoire d’où elle les tenait en

joue pour qu’ils se tiennent à carreau pendant que le vétérinaire faisait son boulot.Peri ne ressentait pas la moindre once de culpabilité. Après tout, cette drogue lui était destinée à

l’origine. Bientôt, les deux agents s’affalèrent au sol, celui qui avait le poignet cassé résistant jusqu’àce que ses épaules finissent par se détendre et que sa respiration se fasse plus lente et régulière.

— Bien joué, le félicita Peri tandis qu’ils se tenaient tous deux devant les agents amorphes.(Howard avait les yeux ronds, encore sous le choc de ce qu’il venait de faire.) Combien de tempsavant qu’ils se réveillent ?

— Quelques heures ? estima-t-il, avant de la suivre et de refermer la porte derrière eux.Cela devrait suffire. Elle s’empara d’une autre paire de menottes, pleine d’appréhension.— Tiens, lui dit Howard en lui tendant un écouteur. Prends ça. Je vais voir ce que je peux faire

pour pouvoir te contacter.— Merci, dit-elle. (Elle ne pourrait pas lui parler, mais l’entendre serait déjà un sacré atout.) Si

les choses tournent mal, va chercher Taf et filez. J’insiste. (Il se renfrogna, et elle fronça les sourcils.)S’il te plaît, Howard, dit-elle, se sentant soudain vulnérable. Je sais que tu as l’impression que toutça me dépasse, mais c’est mon boulot, et je le connais mieux que personne ; c’est toute ma vie. J’aibesoin de votre aide, certes, mais pas au point de vous laisser prendre le risque de vous retrouverdans une situation dont vous ne sauriez pas vous tirer. Te savoir ici, ça me rassure, ajouta-t-elle endésignant la table sur laquelle se trouvait l’équipement de surveillance. (Il serait dans son élément,ici, elle le sentait.) J’ai beau faire des attaques chaque fois qu’elle conduit, Taf est un as du volant etj’ai besoin d’elle dans la voiture. Pour autant, je le répète, si ça tourne mal va la chercher et dégagezd’ici. Je ne veux pas vous voir dans mon appart, compris ? Si la situation part en vrille, laissez-lapartir en vrille et mettez-vous à l’abri.

Elle entendit soudain la porte de l’appartement s’ouvrir, et fut soulagée de se rendre compte qu’ils’agissait de Jack.

— Va falloir se bouger, ma belle, lança-t-il.Peri posa une main assurée sur le bras de Howard, comme pour le convaincre qu’elle avait toute

sa tête, ce qui, de toute évidence, n’était pas le cas. Elle entendit la porte se refermer, quand bienmême elle ne s’était jamais véritablement ouverte.

— S’il te plaît, répéta-t-elle, et Howard baissa la tête une seconde, avant d’acquiescer àcontrecœur.

— C’est toi le chef, répondit-il, amer.— Merci, sourit-elle en tâtonnant l’écouteur au fil spiralé, avant de le ranger dans l’une de ses

poches. Ils ont des boutiques d’électronique au Canada, non ?La plaisanterie le dérida un peu, puis il lui fit signe de filer. Lorsque Peri se retourna, elle le vit

qui s’installait devant les interrupteurs et les écrans, le pistolet à portée de main. Après s’être

assurée que la porte se verrouillerait bien, elle la referma délicatement derrière elle.Elle se dirigea d’un bon pas jusqu’à l’escalier, Jack trottant à son côté.— Ce sera bien pour lui, ici.— Voilà, c’est ça, répondit-elle.Elle tenta de ne pas l’imaginer mort tandis qu’elle dévalait les escaliers, puis sortait de

l’immeuble par la porte de derrière, se dissimulant parmi les poubelles. Plus que tout, elle voulaitéviter de rétrochroner. Il lui devenait plus simple de travailler sans le soutien d’une ancre à mesurequ’elle se désintéressait des manques qui dentelaient sa mémoire. Quel intérêt de se souvenir de tout,au fond ?

En tout cas, si quoi que ce soit arrivait à Taf ou Howard, elle se jura de ne jamais l’oublier.

Chapitre 28

Et si je rétrochrone ? Est-ce que le bricolage mental de Silas va tenir ?Bâillonnant ses craintes, Peri se faufila jusqu’au fourgon d’Opti garé près du trottoir. Avec

Howard à l’électronique, si elle minimisait en plus le nombre d’éventuels poursuivants, leur fuiten’en serait que plus facile, et Taf serait davantage en sécurité. Qui plus est, les drogues ajoutaient àson arsenal.

Son inquiétude latente ne résista pas à la poussée d’adrénaline qui l’envahit tandis qu’à l’ombre dubâtiment elle remplissait trois seringues de drogue, puis les fichait dans le tissu de sa veste de façonà les garder à portée de main, mais à empêcher toute piqûre accidentelle. Elle prit ensuite un vieuxchiffon déchiré dans l’une des poubelles, trottina jusqu’au fourgon, roula le bout de tissu crasseux enboule, puis le fourra dans le pot d’échappement, où elle le maintint avec le pied.

Jack apparut soudain à côté d’elle, manquant de lui faire lâcher un cri de surprise.— Qu’est-ce que tu fous ici ? murmura-t-elle, se sentant idiote de ne s’adresser à personne.Il grimaça et s’accroupit près d’elle.— Je te couvre, Peri. Je ne t’abandonnerai jamais.Sa réponse la troublait, certes, mais elle ne comptait pas se lancer dans une engueulade avec elle-

même. Quelques secondes plus tard, le moteur du fourgon toussota, puis s’arrêta, et elle porta la mainaux seringues alignées sur sa manche. Un pic d’adrénaline l’emplit d’énergie lorsque la portière côtépassager s’ouvrit.

— J’y connais rien en bagnoles, Tony, lança l’un des agents. Va voir, toi !La portière passager s’ouvrit, puis le capot. Peri sourit.Parfait.Elle se jeta face contre terre et regarda sous le fourgon.— Des chaussures de scribouillards…, murmura-t-elle en les localisant à l’avant du véhicule. Ça

devrait être facile.— Vas-y, essaie ! lança Tony.L’engin ronronna, clapota, puis se tut.Ses mouvements lents et assurés, Peri tenta d’ouvrir la portière arrière, jubilant presque

lorsqu’elle la trouva ouverte.Crétins.Elle se faufila à l’intérieur, priant pour que le conducteur ne sente pas l’afflux d’air. À pas de loup,

elle avança vers lui, le Glock à la main. Le capot levé bouchait la vue à l’avant du fourgon et,l’adrénaline bouillonnant dans ses veines, elle se glissa derrière l’agent et plaqua le canon de sonarme contre sa nuque. Les tirs en pleine nuque donnaient souvent des résultats assez cradingues, maison s’en remettait rarement.

— Eh merde ! soupira le conducteur en levant les mains.Il devait se moquer qu’on attrape Peri ou non ; tout du moins, il y tenait moins qu’à sa propre vie.Peri sourit.— Gentil garçon. Attention, ça va picoter. Tu vas t’endormir comme un bébé, tu vas voir. Par

contre, je te préviens : tu fais le moindre geste, tu ouvres la bouche, et je te colle une balle dans lanuque. Compris ?

Il acquiesça, puis grogna lorsqu’elle lui ficha l’une des seringues en plein biceps.— Vas-y, réessaie, Chuck ! lança Tony. (Elle tendit une main vers la clé de contact, l’actionna, et le

moteur rugit, avant de se taire une fois de plus.) Putain ! mais c’est quoi, ce bordel, maugréa Tony.Elle baissa son arme. Chuck s’était endormi, mais son pouls restait bien perceptible et régulier. Le

cœur battant, elle rangea son Glock, s’empara du chapeau de Chuck, d’une autre seringue, puis sortitsans plus de précaution par la portière passager.

— Je ne peux pas blairer les véhicules informatisés, se plaignait Tony. Mieux vaut qu’on appellepour récupérer un nouveau fourg… Hé ! parvint-il à lancer, avant que Peri lui tombe dessus.

Il recula subitement, esquivant son coup de pied, et ses yeux s’illuminèrent quand il la reconnut ;déterminé, il se rua sur elle. Elle bloqua son assaut, la douleur se répercutant dans chacune de sesvertèbres. Elle intercepta ensuite son poing, pivota, puis, arrivée dans son dos, le faucha d’unebalayette derrière les genoux. Il s’effondra en riant – réaction insultante s’il en était –, mais elle restaconcentrée, lui maintenant le bras dans le dos jusqu’à ce qu’il cesse de bouger.

— T’es grillée, ma pauvre Reed ! se moqua-t-il, le nez en sang. Grillée.— Fais de beaux rêves, Tony !Il sursauta lorsqu’elle lui ficha la seringue en pleine fesse mais, comme elle le maintenait avec

fermeté, il cessa bientôt de se débattre. Dissimulée par le fourgon et les ombres alentour, elle s’assitsur lui pour s’assurer qu’il sombrait lui aussi dans le sommeil. Elle se releva bientôt, expira un grandcoup, puis fit rouler Tony sous le fourgon, à l’abri des regards. Elle se tourna ensuite vers Taf etHoward, leur adressa chacun un signe discret, referma le capot du fourgon, puis traversa la rue. Jackl’attendait à l’entrée de l’immeuble. Lorsqu’elle passa près de lui, elle releva légèrement le chapeaude Chuck et fit rouler exagérément ses hanches.

— Merci de m’avoir laissée bosser en paix, dit-elle, et Jack inclina la tête.— Content de voir que tu n’es pas si incapable sans moi, répondit-il alors qu’elle continuait

d’avancer d’une démarche royale.L’homme derrière le comptoir d’accueil leva la tête.— Reed est dans le bâtiment, lâcha-t-il dans son émetteur, laissant comprendre à Peri qu’Opti ne

savait pas encore que Howard se trouvait dans l’appartement 606. (Lorsque l’agent brandit unpistolet à fléchettes dans sa direction, elle se rembrunit.) Pas un pas de plus, Reed, dit-il.

Aussitôt, elle lui jeta le chapeau de Chuck, le poussant à détourner le regard, et elle vint se calerd’une culbute au bas du guichet, à l’abri de son arme. Son saut était trop long et elle percuta lecomptoir, le choc lui coupant aussitôt le souffle.

Mais, soudain, elle n’était plus collée contre le bois du comptoir, mais un mètre plus loin, aumilieu de l’entrée.

Abasourdie, elle baissa les yeux pour découvrir l’agent sans connaissance à ses pieds, sans mêmesavoir comment il s’était retrouvé là ni comment elle avait traversé la pièce. Elle tenait le lance-fléchettes à la main, et une seringue vide pendait à la jambe de l’homme.

Bordel, non, j’ai rétrochroné !Paniquée, elle baissa les yeux vers la paume de sa main, mais rien n’y était inscrit. Figée par la

peur, elle attendit quelques secondes au milieu de l’entrée que le cauchemar commence. Son cœurs’affolait contre ses côtes.

Rien ne se passe.D’un geste lent, elle serra un poing. Elle allait bien. Le bricolage mental de Silas avait tenu le

coup. Mais pour combien de temps ?— Jack ? bredouilla-t-elle, redoutant qu’il ne réponde pas.Elle avait mal au crâne, comme si on lui avait tiré les cheveux avec violence, et elle découvrit

quelques mèches éparpillées sur le sol.Soudain, elle hoqueta et s’accroupit en posture défensive en voyant une silhouette apparaître

derrière le comptoir.— Tu as rétrochroné, lui annonça Jack d’un air sinistre. Avance. Peu importe que tu te souviennes

ou non de ce qui s’est passé.— Combien de temps ? murmura-t-elle.Jack contourna le comptoir et examina l’agent d’Opti à terre.— Qu’est-ce que j’en sais, moi, ma belle ? Pas plus que le rétrochronage, en tout cas, à mon avis.

Trente secondes ?— Tiens donc, murmura-t-elle, se souvenant de ce qu’Allen avait dit à propos du fait qu’Opti

pouvait lui laver le cerveau à leur guise à chaque rétrochronage.Bande d’enfoirés. Il avait raison.Une voix distante et étouffée l’interpella, et elle baissa les yeux pour retrouver sur le sol un

écouteur noir. C’était celui que lui avait laissé Howard, et elle le ramassa en se dirigeant versl’escalier.

— Peri ! Tu m’entends ? lançait Howard.Une nouvelle vague de soulagement envahit Peri.— Je vais bien. (Elle s’adossa à la porte coupe-feu et, tandis que Howard bégayait elle ne savait

trop quoi, balaya de rapides coups d’œil l’entrée devant elle.) Respire, Howard, l’interrompit-elle.J’ai rétrochroné, mais je vais bien. (Peri ouvrit un peu plus la porte, et Jack la franchit devant elle,avant de gravir deux à deux les marches qui menaient à la porte coupe-feu suivante.) Je monte. Vachercher Taf et filez d’ici. Ne m’attendez pas, je les ai foutus en rogne. On se retrouve au Canada.Dites à Silas que je suis désolée, et que sa magouille mentale a fonctionné.

— Peri, tu n’y arriveras pas toute seule. C’est trop dangereux…Elle n’avait pas le temps de le convaincre. Elle jeta l’appareillage au sol et, d’un coup de talon, le

réduisit au silence. Elle gravit ensuite l’escalier, préparant sa clé, sentant sur elle le regard deHoward depuis l’autre côté de la rue. Une clé pour entrer dans son propre appartement : l’idéesemblait stupide, mais elle l’avait fait renforcer, si bien que, sans sa carte d’accès, elle aurait plus defacilité à défoncer le mur que la porte.

Elle dévala le couloir, plaça sa carte sur le lecteur et tourna la poignée dans le même mouvementfluide : aucun bruit à l’intérieur, juste un rai de lumière sous la porte. L’image d’une moquettebordeaux lui revint en mémoire, mais elle la chassa de son esprit et entra dans l’appartement.

Sitôt dans l’encadrement de la porte, elle se raidit. La bouche entrouverte, les yeux écarquillés,elle découvrit, dans l’intense lumière qui baignait les lieux, son appartement détruit. Stupeur,consternation, abattement, colère… toutes ces émotions tourbillonnaient en elle, luttant pour prendreles rênes de son esprit. Cet endroit n’avait plus rien de son appartement : tout avait été arraché auxmurs, et l’étagère sur laquelle elle rangeait ses talismans était vide. Au milieu de la pièces’entassaient meubles brisés et vêtements déchirés. On avait abattu le faux plafond, découvrant le

réseau électrique. Au bout de câbles arrachés pendouillaient des spots qui éclairaient la pièce defaçon étrange. Les stores aussi avaient fini en tas dans un coin, où ils prenaient une place folle. Pourles remplacer, un film sans tain qui condamnait la vue depuis l’extérieur, mais pas de l’intérieur, sibien qu’elle voyait Détroit scintiller au-dehors par la fenêtre. Heureusement qu’elle avait dit àHoward de partir. Sans cela, il n’aurait jamais pu savoir si la lumière avait été ou non allumée.

— Température : chaud, dit-elle à voix basse, mais aucun « ding » ne valida son instruction.Peri fit un pas dans l’appartement. Jack se tenait devant le tas de débris au milieu de la pièce, la

tête baissée, les yeux rivés sur une photo encadrée à la vitre brisée. Même les plantes avaient étédéracinées, la terre éparpillée et les végétaux abandonnés devant la baie vitrée à un dessèchementfatal. Ils avaient détruit son foyer, son refuge, cet endroit qui lui permettait de retrouver le chemind’elle-même après chaque rétrochronage.

— Je suis navré, ma belle, la consola Jack.Mais sa rage prenait peu à peu le dessus, amère, assez pour lui nouer l’estomac. De quel droit

s’excusait-il ainsi ? C’était à cause de lui que sa vie avait viré au cauchemar. Soudain, un bruitdiscret de glissière venu de la chambre attira son attention.

— Il ne doit pas être armé. Ils ne savent pas encore que tu es là, annonça Jack en lâchant la photoet en se rapprochant de Peri. Contrôle-toi. Ce n’est pas la faute de ce type, il ne mérite pas d’ypasser.

— Qu’est-ce que ça peut te foutre ? grogna Peri, les dents serrées.Rageuse, elle ouvrit la porte de la chambre et, sans se soucier du matelas éventré et des trous dans

les murs, se focalisa sur l’agent en costume noir qui, debout devant la penderie, toisait une chemisede Jack comme s’il essayait de savoir si elle était à sa taille.

— Pas touche, connard ! cria-t-elle en se jetant sur lui.Son coup de pied frappa de plein fouet l’homme surpris dont la tête partit en arrière. Il tomba à la

renverse, et elle accompagna son mouvement, écrasant un poing furieux sur son plexus. Sans lamoindre retenue, elle le frappa de nouveau, mais il para l’assaut, envoyant des fourmillements jusquedans l’épaule de la drafter.

Il riposta d’un coup de pied qui la fit tomber, les jambes balayées. Elle fit une roulade qui luipermit d’esquiver un deuxième coup brutal, puis, toujours au sol, elle recula tant bien que mal et sereleva. Le sourire aux lèvres, l’agent l’attrapa par le bras et l’envoya droit contre le mur de lachambre, qu’elle percuta la tête la première. Le souffle court, elle tituba en arrière. L’hommeenchaîna avec un coup de pied en pleine poitrine, et Peri glissa le long du mur jusque sur le sol.

Incapable de retrouver son souffle, elle se traîna tant bien que mal jusque dans la salle de bains.Quelques infimes secondes à y voir flou, et elle put enfin reprendre une respiration hésitante. Levantla tête, elle vit l’homme, qui tenait d’une main le chambranle de la porte, l’autre plaquée sur le torse,lui-même dans un piteux état. Un flingue d’Opti reposait un peu plus loin, hors d’atteinte.

— Reed est ici, annonça-t-il d’une voix pantelante dans son bracelet électronique, avant de se ruerde nouveau vers elle, les mains en avant pour l’empoigner.

S’il l’attrapait, c’en était fini d’elle.Merde !Elle tenta de reculer, mais sentit bientôt le poids de l’homme la plaquer contre le mur, face la

première. Sentant des grains de litière sous ses semelles, elle lança la tête en arrière, et l’hommehurla et relâcha sa prise. Peri s’effondra, mais il la suivit au sol et lui cloua d’une main massive le

cou au carrelage. Une main rouge de sang : elle lui avait cassé le nez.— Peri, réagis, merde ! hurla Jack.Sans plus y réfléchir, elle s’empara d’une poignée de litière et la projeta au visage de l’agent à la

respiration râpeuse.— Salope ! jura-t-il en levant une main par réflexe.Peri se releva d’un bond, arracha l’abattant brinquebalant des toilettes et l’envoya droit sur le

crâne de l’agent sur le point de se relever. Il y eut un odieux bruit de craquement et, emportée parl’élan, Peri fit un tour complet sur elle-même et percuta le meuble de l’évier. Les mains engourdiespar la force de l’impact, elle lâcha l’abattant, qui se brisa en deux sur le carrelage. Déséquilibrée,elle s’effondra et poussa un cri de douleur lorsque son dos percuta la baignoire. Dans un mouvementde panique, elle se releva, mais l’agent gisait sans connaissance, une joue plaquée contre une couchede litière qui absorbait le sang dégoulinant de son nez brisé. Une bosse écarlate se formait à la racinede ses cheveux. Peri leva les yeux vers Jack.

— Ça ne m’a pas plu qu’il touche tes affaires, dit-elle, écarquillant les yeux en s’entendantprononcer une phrase aussi absurde.

Souriant, il lui tendit une main pour l’aider à se relever, mais elle le snoba et se releva seule. Sapoitrine la lançait, mais moins à cause du coup de pied qu’elle avait reçu que de sa haine pour Jack.Elle le détestait, comme elle détestait cette sensation de plénitude qu’elle ressentait quand il était àson côté.

Tremblante du récent afflux d’adrénaline, Peri tituba jusque dans le salon. Quelqu’un avaitforcément entendu le combat, il fallait qu’elle s’enfuie. Pourtant, les yeux rivés sur les deux mètrescubes d’affaires à elle entassés au milieu de la pièce, symbole de sa vie détruite, elle peinait à seconvaincre de partir.

— Mes talismans, lâcha-t-elle, sa rage grandissante lorsqu’elle aperçut une photo d’elle et Jack enplein désert, devant des braises fumantes.

Elle n’avait aucun souvenir de cet instant, mais ils semblaient heureux, tous les deux. La mémoirede Peri n’était faite, au pire, que de vides béants, au mieux, d’images troubles.

— Où est la liste, Jack ? Ils l’ont trouvée ?— Je suis navrée, ma belle. Je ne me doutais pas que ça finirait comme ça.Sa fureur plus vive encore, elle se tourna soudain vers Jack.— Où est la liste ! hurla-t-elle, les poings serrés, alors qu’il ramassait le cadre argenté et se

mettait à caresser d’un doigt sur la photo le visage de Peri. (Des larmes lui picotant les yeux, elles’approcha de lui. Elle aurait voulu lui reprendre des mains cette photo qui, d’ailleurs, n’existaitpeut-être même pas, mais craignait de briser l’illusion que son ancien amant était touché par unsouvenir commun.) Jack, où se trouve la liste ?

Il leva la tête, les yeux mouillés de larmes.— Pas ici, à mon avis.— Ils l’ont trouvée ? lui demanda-t-elle, la respiration saccadée.Avait-elle fait tout cela pour rien ?— Non, fit-il en secouant la tête, balayant d’un regard manifestement ému l’appartement dévasté.

C’est juste qu’elle n’est pas… ici. Tu aurais dû t’en aller, Peri. Tu es restée ici trop longtemps. Jesuis désolé.

Le bruit de la porte qui s’ouvrait derrière elle la poussa à se retourner, et Jack disparut.

— Silas ! s’exclama-t-elle en voyant le colosse débouler dans l’appartement. Je peux toutt’expliquer…

Terrifié, Silas manqua de trébucher lorsque Bill apparut soudain à côté de lui. Peri se figea. Ellen’avait pas vu que Silas était menotté.

— Il ne mentait donc pas. Tu es venue ici de ton propre chef. Intéressant, commenta Bill, terrifiantavec son costume trois-pièces, ses chaussures hors de prix et le pistolet qu’il braquait au bas du dosde Silas. Rétrochrone et je l’abats aussitôt dans la nouvelle réalité.

Bill est une ancre ?Sans cela, il ne pourrait savoir s’ils se trouvaient ou non en plein rétrochronage.— Je n’aurais pas dû te laisser partir sans moi, Peri, lui lança Silas, le regard hanté par la

culpabilité et la peur. Je suis désolé.La voix rageuse d’Allen résonna dans le couloir.— Vous la tenez ?Bill arborait un sourire pédant et poussa Silas un peu plus loin dans la pièce.— Il a peur de toi.— Dans ce cas, il est moins con que toi, répliqua Peri, tandis qu’entraient dans l’appartement deux

agents en costume.Elle pria pour que Howard et Taf se soient enfuis. Dire que la situation avait mal tourné serait un

doux euphémisme.La piqûre d’une fléchette dans sa nuque la fit sursauter, et elle arracha le projectile, mais la drogue

rendait déjà sa bouche pâteuse. La fléchette à la main comme si elle tenait une lame, elle compritqu’elle ne pourrait plus rétrochroner désormais. En se retournant, elle vit l’homme qu’elle avaitassommé dans la salle de bains baisser son pistolet à fléchettes. Le nez en sang, il s’appuyaitdouloureusement contre le mur.

— Sale pute, haleta-t-il, et Peri recula jusqu’à la baie vitrée blindée.— Du calme, du calme ! lâcha Bill d’un air jovial. Pourquoi se montrer si agressif ? Elle ne fait

que réagir comme on lui a appris à réagir. Tu veux apprendre un nouveau tour, Peri ?Peri piétinait de ses bottes le terreau de ses plantes.— Tu peux te le foutre au cul, ton nouveau tour…— Allen ! lança Bill d’un air amusé, tu peux venir. Elle ne peut plus rétrochroner.Appuyé gauchement sur une béquille, Allen apparut dans l’encadrement de la porte.— Mais elle peut toujours se défendre.— C’est vrai.Bill fit un signe à l’un des agents.Elle sentit l’adrénaline revivre dans ses veines, mais il était trop tard car, tandis qu’elle se tournait

vers l’agent, elle sentit la drogue se répandre en elle comme un miel malsain, la ralentir, lui engluerles muscles, et elle ne put qu’écarquiller les yeux lorsque l’homme vint la plaquer au sol. Il posa ungenou entre ses omoplates, et elle sentit l’air quitter ses poumons. Impuissante, elle sentit l’agent luiclouer un poignet au sol, puis ramener son bras libre dans son dos jusqu’à ce qu’elle hurle de douleuret s’effondre, immobile. La fléchette qu’elle tenait tomba au sol, et un coup de pied l’envoya à l’autrebout de la pièce.

Ne me déboîte pas l’épaule, par pitié, supplia-t-elle en silence tandis que Silas hurlait.L’agent lui plaquait une joue contre le fatras d’affaires répandu sur le sol, et un livre qu’elle ne se

rappelait pas avoir lu s’était coincé sous son épaule. Elle serra les dents, refusant de laisser seslarmes de douleur brouiller sa vision. La photo de Jack et elle dans le désert la narguait, un peu plusloin. Des dagaz en décoraient le cadre d’argent, et l’air heureux qu’ils affichaient tous deux surl’image faisait renaître en elle un sentiment infâme de trahison. Le bonheur était mort, désormais.Peut-être même qu’ils ne l’avaient jamais connu.

— Vous lui faites mal ! rugit Silas tandis que l’agent menottait Peri.— Ta gueule, grogna Bill avant de se tourner vers Allen, l’air plus détendu. Tu te sens plus en

sécurité, comme ça ?— Continue de la sous-estimer, et elle finira par te tuer, répliqua Allen.Peri luttait pour respirer, le genou de l’agent toujours calé entre ses omoplates, et se raidit en

entendant approcher l’alternance de chocs et de frottements qui marquait la démarche claudicanted’Allen. Il s’agenouilla à grand mal, puis souleva la tête de Peri par les cheveux de façon à voir sonvisage. Elle hoqueta de douleur.

— Salut, Peri, dit-il, sa colère manifeste dans ses yeux mi-clos. (Soudain, son menton rasé de fraiset son regard ténébreux lui donnèrent la nausée.) On aurait pu régler ça sans heurt… mais bon, commeça, ça a son charme aussi. (Il se tourna vers Bill, tordant toujours le cou de Peri selon un angledouloureux.) Elle a été conditionnée à ne jamais travailler seule. Où sont ses partenaires ?

Bill se tourna vers l’un des agents près de la porte.— Ils ont filé, répondit celui-ci, l’air soudain inquiet. On se focalisait entièrement sur Reed. Vous

voulez que j’envoie une voiture à leur recherche ?— Non. C’est elle dont j’ai besoin. (Bill sourit à Peri, sa joie manifeste.) Hein, ma belle ?Ils ont filé, songea-t-elle, soulagée.Allen la relâcha.Peri grogna et profita du mouvement de sa tête pour tenter de se libérer. Elle se contorsionna

soudain, et l’homme qui la maintenait au sol se releva d’un bond. Allen recula maladroitement, mais,une fois à genoux, Peri s’immobilisa en entendant le cliquetis de plusieurs crans de sécurité. Sescheveux courts devant les yeux, elle secoua la tête, le cœur battant. La drogue la ralentissait, maiselle pouvait encore bouger.

— Tu crois vraiment que je vais oublier tout ça ? grogna-t-elle, se relevant en fusillant Bill duregard. Jamais je n’accepterai qu’Allen devienne mon ancre.

Bill regarda Silas comme s’ils avaient déjà eu cette discussion ensemble.— Qu’importe. Demain, nous n’aurons plus à en discuter, grâce au professeur Denier ici présent.

Ne t’inquiète pas, Peri. Tu seras d’attaque et prête à reprendre du service en un rien de temps. Je saisque tu n’aimes rien de plus que ton travail, et c’est avec plaisir que je t’offre cette possibilité de teremettre en selle.

— Je n’y suis pour rien, pesta Silas d’une voix grinçante. Ils utilisent les techniques que j’ai misesau point, mais dans un objectif bien différent du mien, ces criminels…

L’agent qui le tenait en joue lui fit signe de se taire, et Silas lui adressa un regard noir.Bill jeta un coup d’œil à son téléphone dans un hochement de tête satisfait.— Demain, à cette heure-ci – après-demain au pire –, tu seras de nouveau toi-même, et dans tes

souvenirs le méchant Allen aura le doux visage de Silas. Tu veux savoir quelle sera ta premièremission ? Trouver et tuer Silas. Tu vas adorer. Je m’arrangerai pour que tu aies quelques règles àenfreindre pour y parvenir. Tu adores ça.

— Tu ne peux pas faire un truc pareil, lança-t-elle, mais l’air satisfait de Bill lui laissait peu deraisons d’espérer.

— Je vais me gêner. (Bill vérifia une dernière fois son téléphone, puis le rangea.) Mais d’abord,un peu de ménage ne serait pas trop… Allen ?

— Ne la laissez pas m’approcher, marmonna Allen.Peri releva le menton lorsque le type qu’elle avait assommé dans la salle de bains lui remonta

douloureusement le bras dans le dos.— La plupart des techniques mises au point par Silas pour compenser les dégâts occasionnés par

des pertes de mémoire massives chez les drafters peuvent être utilisées de manière tout autre pouraméliorer l’efficacité de nos agents, déclara Bill.

— De vos pantins lobotomisés, tu veux dire, grogna Peri, tandis qu’Allen farfouillait dans sesaffaires.

— Si tu préfères. Des pantins fort dangereux, cela dit. Le problème, avec toi, c’est que nous nepouvions pas te laver le cerveau autant que nous le voulions.

Sa respiration se faisait de plus en plus rapide. Les sourcils froncés, Allen ramassa la photo deJack et elle.

— En général, nous gardons le contrôle de nos… pantins en effaçant plusieurs semaines desouvenirs de leur mémoire à la fin de chaque rétrochronage. Malheureusement, tu multipliais lesmissions de plus en plus difficiles sans jamais avoir besoin de rétrochroner pour survivre. Or, si tune rétrochrones pas, on ne peut pas faire le ménage et remodeler tes souvenirs. C’est la raison pourlaquelle nous avons un peu forcé le destin au Tempus. L’idée était bonne, mais Jack a tout fichu enl’air. Une vraie déception, ce Jack, pour une drafter comme toi. La semaine prochaine, tu auras uneancre de qualité.

C’est pas vrai… Depuis combien de temps opèrent-ils de cette façon ? Y a-t-il qui que ce soitqui ne soit pas corrompu dans les rangs d’Opti ?

Allen retira la photo du cadre, qu’il laissa tomber sur le sol où il fit une marque sur le plancher.— Si nous détruisons tout ce qui te rattache à ton passé, tu ne te souviendras jamais de rien, or cela

fonctionne mieux si tu es toi-même témoin de cette annihilation. (Bill se tourna vers ses agents, unegrimace malsaine sur le visage.) Pour cela, les flammes sont assez efficaces.

Allen plia la photo en deux, et elle serra les dents, devinant sans mal ce qui allait se passer.— C’était pour le Nouvel An, ça, n’est-ce pas ? lui demanda Allen. Je n’ai jamais aimé Jack. Il

s’est toujours cru plus futé que moi. Manifestement, il se trompait.— Commence avec ça, ordonna Bill en lançant un carnet aux pages fatiguées qui atterrit au pied

d’Allen.C’était son journal. Un an de souvenirs au moins.— Enfoiré, murmura-t-elle, tandis qu’Allen, après avoir remisé la photo dans sa poche, se mettait

à arracher les pages du carnet. Vous n’êtes qu’une bande d’enfoirés. Jamais je n’oublierai ça.— Tu as dit la même chose la semaine dernière, répliqua Bill en lançant un briquet à Allen.Silas fit voler d’un roulement d’épaule la main de l’agent qui le retenait.— Je suis désolé, Peri ! lança-t-il, mais elle ne comprit pas ce pour quoi il s’excusait.Ce n’était pas sa faute, c’était elle qui s’était fait prendre. Elle serra les dents lorsque Allen alluma

un coin de son journal, les flammes commençant à ramper le long de la tranche et une fumée noire às’élever des pages centrales. Il le lâcha alors, et une flamme rugit, avant de s’essouffler, promise à

l’extinction si on ne la nourrissait pas. C’est alors qu’Allen se mit à y ajouter les pages arrachées uneà une.

— Brûlez-moi tout ça, annonça Bill en désignant de sa main épaisse le reste de l’appartement.Impuissante, Peri observa les agents se répandre comme des rats dans l’appartement, débrancher

les alarmes incendie et rapporter dans le tas du salon d’autres souvenirs de sa vie. Bientôt, ils firentcoulisser dans les murs les pans de la baie vitrée, et la fumée commença à s’échapper au-dehors,emportant la détermination de Peri dans son sillage.

— Il ne restera bientôt plus rien de ton passé, Peri, déclara Bill tandis que s’engouffrait dansl’appartement une bouffée d’air frais. (Peri baissa la tête, effondrée.) Je te l’avais donné et,aujourd’hui, je te le reprends. Mais je t’en offrirai un nouveau dans quelques jours, et bien meilleuravec ça. Ce passé, tu l’accepteras sans sourciller. Tu accepteras chaque mission que te donneraAllen, et pas une seconde tu ne remettras leur pertinence en doute.

— Tu n’es qu’un fils de pute, Bill, murmura Peri. Tu ne t’en tireras pas comme ça. Je te le promets.— Non, lâcha-t-il, et elle se raidit sitôt qu’il lui caressa la joue d’un doigt épais et bagué. C’est

moi qui fais des promesses. Et je t’assure que si tu n’avais pas été ma meilleure agente tu aurais déjàsubi le même sort que ce pauvre Jack.

La respiration sifflante, elle était à genoux devant lui, toussant à cause de la fumée. Bill se tournaet s’apprêta à quitter l’appartement, mais Allen sembla hésiter à le suivre.

— Je garde quelques-unes de ses affaires ? Ses vêtements, peut-être ? lança-t-il.Bill s’arrêta sur le seuil de la porte et posa un long regard sur Silas.— Les livres de recettes et la laine. On a encore le sac qu’elle a abandonné à l’aéroport,

d’ailleurs. (Il se retourna et sourit à Peri.) Ce serait dommage de se priver de ces petits antistresssuggérés par Opti, non ? Oh ! et, tant que j’y suis, je te préfère avec les cheveux longs. Allen,implante cette préférence dans son esprit.

— Tu me le paieras ! hurla-t-elle, sursautant en sentant une nouvelle piqûre de fléchette.Quelque part, elle en sortait victorieuse : ils la craignaient. Sans cela, jamais ils ne l’auraient

immobilisée et droguée.— Rattrapez-le ! entendit-elle soudain.Elle cligna des yeux pour mieux voir à travers la fumée, et se rendit compte que Silas avait

renversé Allen avant de s’enfuir. Il venait de l’abandonner.— Laissez-le filer, annonça Bill. (Tous les agents s’immobilisèrent aussitôt.) Le retrouver fait

partie de son conditionnement. Quelqu’un a signalé l’incendie, alors tout le monde dehors. Lespompiers seront bientôt sur place.

Un agent la releva, et elle se débattit pour rester là avec son passé. Les flammes lui brûlèrentl’épaule tandis qu’elle dévisageait le cadre argenté décoré de dagaz, jusqu’à ce que la chaleur laforce à s’en éloigner.

— Lâchez-moi ! hurla-t-elle, mais une autre fléchette lui piqua la chair.Et tout disparut.

Chapitre 29

Un ronronnement la réveilla. Un chat se prélassait sur sa poitrine ; il y avait pire, pour commencerla journée ! Peri somnolait plus qu’autre chose depuis une demi-heure, écoutant ses voisins du dessusaller de la salle de bains à leur cuisine, puis se rendre dans le parking situé devant le nouvelappartement que lui avait offert Opti. Lorsque les portières de leur voiture se furent refermées et quele ronronnement du véhicule eut disparu, elle avait voulu s’offrir quelques minutes de sommeil enplus.

Malheureusement, quand un chat vous réclame, vous n’avez que peu de moyens de lui échapper.— Nostradamus ! lança Peri, piquée par les griffes acérées de l’animal, qui traversaient les draps.

(Il sursauta, lui perforant un peu plus la peau.) Tyran, va ! s’exclama-t-elle en s’asseyant sur son lit eten repoussant les draps, puis sa chemise de nuit pour découvrir sur son ventre des petites griffuresrouges.

Nostradamus se tenait près de la porte ouverte de la chambre, remuant la queue et les oreillesplaquées sur le crâne. Peri s’en voulut aussitôt, et lança quelques trilles pour l’inviter à revenir. Lechat, lunatique, sauta sur le lit et tapota du crâne la main de Peri dans l’espoir de se voir offrirquelque chose à manger.

— Comment il va, hein, mon gros matou ? dit Peri en humant sa douceur odeur féline, tripotant lecollier délicatement orné de croix rouges et frappé de son nom avec lequel elle l’avait trouvé.

Il n’y avait guère que ce chat qui lui paraissait réel, ici ; chose d’autant plus surprenante qu’ellel’avait trouvé perdu dans un buisson à l’extérieur de son immeuble. Il s’était précipité vers elle etétait rentré dans son appartement comme s’il y habitait. Cela l’avait aussitôt séduite, et elleentretenait l’espoir que ses véritables propriétaires ne chercheraient jamais à le retrouver. D’ailleurs,elle était ravie que les affiches qu’elle avait placardées partout pour informer le quartier qu’ellel’avait trouvé se trouvent petit à petit recouvertes par des annonces de concerts et de ventes devoitures d’occasion.

— Tu as faim ? lui demanda Peri en le soulevant à hauteur de son regard.Le chat refusa de la regarder dans les yeux, mais ne cessa pas de ronronner pour autant. Les

médecins d’Opti avaient accordé à Peri quelques semaines de repos. Son évaluation psychologiqueaurait lieu dans la matinée, et elle n’était pas sûre de savoir vraiment comment elle se sentait. Certes,elle était heureuse à l’idée de reprendre le boulot, mais, malgré les encouragements du staff, elleavait toujours cette impression tenace que, même six semaines après sa dernière mission, certainesséquelles menaçaient de se rouvrir en autant de plaies douloureuses.

Observant son reflet dans le miroir, elle effleura le bout de ses cheveux. Ils lui tombaient auxépaules, et elle se demandait ce qu’il lui avait pris de les faire couper. Ils mettaient des siècles àrepousser. Mais bon, Allen les préférait longs. Elle esquissa un sourire en pensant à son ancre. Ilrentrait aujourd’hui, pile le jour de son évaluation psychologique. Il était ressorti de leur dernièreassignation avec une déchirure d’un ligament croisé, des doigts cassés et une balle dans le pied. Salemission… Rien ne s’était passé comme prévu.

Les dents serrées, elle fit couler la douche et se glissa sous l’eau chaude. Elle commença à masser

son cuir chevelu, chacun de ses gestes nerveux, tandis qu’elle repensait, haineuse, à l’agent del’Alliance qui avait tenté de les assassiner. Silas Orion Denier. Il avait essayé de tuer Allen, et lesauver avait coûté à Peri trois ans complets de souvenirs ; aujourd’hui encore, l’attitude parfoishésitante et maladroite d’Allen vis-à-vis d’elle la perturbait.

Elle s’attarda sous l’eau chaude, focalisant son attention sur la brûlure qu’elle avait à l’épaule,dont elle n’avait aucun souvenir de l’origine. C’était la seule séquelle qu’elle avait de cette mission,et elle commençait à disparaître. Opti n’avait pas encore de piste concernant la localisation de Silas,à moins qu’ils ne l’en aient simplement pas encore informée. Peri ne supportait pas l’idée que Silassoit en liberté quand Allen et elle bataillaient pour reprendre au mieux le cours de leur vie.

Elle arrêta l’eau et sortit de la douche. La serviette était rêche et, après un rapide séchage decheveux, elle s’en couvrit et se rendit pieds nus dans la chambre. Elle reprenait le contrôle de sa vieavec la lenteur d’un glacier en dégel, mais c’était en partie sa faute, en cela qu’elle avait insisté,après son séjour dans le centre de convalescence d’Opti, pour prendre un nouvel appartement plutôtque d’aller chez Allen. Cela n’avait pas plu à Bill, mais lorsque Allen avait confirmé qu’elle avaitbesoin d’un peu de temps seule pour se remettre sur pied, leur officier traitant lui avait finalementaccordé un appartement. Le problème, c’est que, maintenant qu’elle avait son propre logement, ellepeinait à le quitter.

Elle se passa une main dans les cheveux, l’air renfrognée. Allen avait défragmenté ce qu’il avaitpu de leur mission, et le sourire mesquin de Silas lorsqu’il avait défenestré Allen, avant de le fairepasser par-dessus le balcon de son ancien appartement, la hantait. Comme son ancre n’avait pu, defait, assister à la suite de la scène, Peri ne savait pas exactement ce qui s’était passé ensuite, endehors du fait que Silas s’était enfui… Qu’Opti ne fasse rien pour le retrouver la rendait folle derage.

— Une seconde, Nostradamus, dit-elle en enfilant un jean et un pull noir au chat qui se plaignaitdevant sa gamelle vide.

Ces vêtements étaient les seuls qui lui plaisaient vraiment dans sa garde-robe. Elle mourait d’enviede s’offrir une séance de shopping, mais, chaque fois qu’elle s’était réservée un après-midi pourcela, un imprévu l’en avait empêché.

— Qu’est-ce qui m’a pris d’acheter ça ? se demanda-t-elle en tenant à bout de bras un chemisierbleu orné de fleurs rouges.

Peut-être avait-elle été possédée par sa mère lorsqu’elle avait acheté tous ces habits à rayures etautres motifs étranges.

Mes bottes sont chouettes, par contre, se dit-elle en s’asseyant au bord du lit et en les remontantjusqu’à ses genoux.

La sonnette de la porte retentit, et Nostradamus s’enfuit, la queue droite comme un I.— J’arrive ! lança-t-elle en passant à son cou son stylo-pendentif, avant de se rendre dans le salon.Les stores de la porte du patio étaient baissés, et la lumière des spots faisait scintiller ses

talismans sur l’étagère. Aucun d’entre eux ne lui rappelait quoi que ce soit. Même l’image d’Allen etelle sur une plage au lever du soleil pour le dernier Nouvel An ne lui disait rien. Cela la déprimait,oui, mais elle ne voulait pas se départir de l’espoir qu’un jour l’une de ces reliques l’aiderait àrecouvrer la mémoire.

Peri se hissa sur la pointe des pieds pour regarder par le judas. Allen se dandinait, ses chaussuresélégantes frottant contre la moquette du couloir. Elle se demandait souvent combien des cicatrices

d’Allen étaient à mettre sur son compte à elle, mais jamais il n’avait voulu lui répondre.J’aurais pu m’habiller un peu mieux, se dit-elle en découvrant son pantalon noir et sa cravate,

mais ils se rendaient au Tempus, alors… à quoi bon se mettre sur son trente et un pour un rendez-vousdans un bar à 9 heures du matin ?

— Salut, Allen. Très élégant, dis-moi… Donne-moi une seconde, que j’enfile un vrai pantalon, dit-elle en ouvrant la porte.

La brise printanière lui avait décoiffé les cheveux, et ses lunettes lui donnaient des airs de ClarkKent. Elle était d’ailleurs convaincue qu’il les portait pour la même raison : cacher son jeu.

— Bonjour, la salua-t-elle. (Malgré son plâtre, il se déplaça avec adresse pour planter un baisersur sa joue.) Ne te change pas pour moi, ça te va bien, les jeans. Tu es prête ?

— Presque. Il faut que je nourrisse Nostradamus.— Qu’est-ce qu’il fait encore ici, celui-là ? dit-il, sa bonne humeur quelque peu soufflée à la vue

de son pendentif, que Peri dissimula sous son chemisier. Ses propriétaires ne t’ont pas encoreappelée ?

Elle haussa les épaules, puis ferma la porte.— Je l’aime bien, moi, ce chat. Il ne prend pas toute la couverture la nuit, et il ne touche pas à ma

crème glacée. J’espère qu’ils n’appelleront jamais.Allen alla s’asseoir d’un pas traînant sur un tabouret du plan de travail, et Peri se rendit dans la

cuisine, ressentant de façon presque tangible la distance entre eux. La sensation ne s’estompaitjamais, et elle ne comprenait pas pourquoi. Culpabilisait-il que lui sauver la vie lui ait coûté tant desouffrance, ou est-ce que sa propre perte de mémoire l’avait changée au point qu’il ne l’aimait plus ?Elle devinait sans mal qu’Allen et elle avaient été très proches à la tristesse qui lui étreignait la gorgelorsqu’elle s’imaginait que leur proximité appartenait au passé. Elle faisait des efforts, Allen aussi,mais ça ne fonctionnait plus. Et cela lui minait le moral.

— Tu accepterais de revenir habiter avec moi, Peri ? lui demanda-t-il. (Elle éventra malgré elle lepaquet de croquettes, qui se répandirent partout à côté de la gamelle.) Je suis même prêt à supporterla litière du chat.

— Non, répondit-elle en essayant maladroitement de remettre les croquettes dans la gamelle. Jesuis désolée, Allen, ajouta-t-elle pour adoucir la brutalité de sa réponse. Je te suis reconnaissante dene pas m’en vouloir d’avoir déménagé, mais tant que je n’aurais pas récupéré davantage la mémoireje… Je ne sais pas, je ne le sens pas encore… (Allen grimaça, et elle eut un geste de dépit.) Je croisque j’ai besoin qu’on fasse quelques missions de plus ensemble. C’est tout.

Il soupira et baissa les yeux vers son plâtre, où se trouvaient les noms de tous ses collègues… saufcelui de Peri. Elle ne savait même pas pourquoi elle ne l’avait pas signé. Peut-être parce qu’elleavait la sensation d’être toujours avec lui, de toute façon.

— Les psys me disent d’être patient, lui confia-t-il à voix basse.— Les psys ont raison, acquiesça-t-elle, avant de se pencher par-dessus le comptoir pour

l’embrasser. (Il lui caressa la mâchoire de ses doigts puissants, et elle retira la main de sa joue raséede frais ; elle cilla, puis se redressa, s’éloignant de lui.) Je nettoie par terre et on y va, OK ?

— OK.Elle sentit son regard sur elle tandis qu’elle ramassait les croquettes, puis se lavait les mains.— Pourquoi est-ce que tu as arrêté le tricot ? lui demanda Allen, et elle releva la tête, surprise.— Parce… qu’au printemps c’est moins utile ? répondit-elle en tournant le regard vers le sac de

laine calé sur le côté du canapé. Ce n’est pas comme si j’avais encore besoin d’une écharpe.De fait, elle n’avait plus besoin de cette écharpe rouge. Néanmoins, cela la troublait de ne pas

l’avoir terminée, alors qu’elle dépassait du sac depuis des jours.— J’aime bien ce que tu tricotes, dit-il tandis qu’elle contournait le comptoir pour aller récupérer

son sac à main.— Je terminerai l’écharpe cette semaine, dans ce cas, dit-elle en se dirigeant ensuite vers la

penderie de l’entrée pour y récupérer son manteau.Pourquoi j’ai acheté ce manteau rouge ? Pour aller avec mon écharpe inachevée ?Le vernis sur ses ongles lui laissait une impression bizarre, et un malaise étrange envahit son esprit

lorsqu’elle sentit l’odeur de vrai cuir de ce manteau d’un goût suspect qu’elle n’avait pas le moindresouvenir d’avoir acheté.

— Pourquoi est-ce que Bill veut qu’on se retrouve au Tempus ? dit-elle, suspicieuse, enréapparaissant derrière la porte de la penderie. Sandy gave le juke-box de playlists country à se tirerdes balles.

Allen se laissa glisser au bas du tabouret en ricanant.— Tu préfères te payer une séance de psy dans les locaux d’Opti ? Ne sois pas trop dure avec lui.

Tu es sa meilleure drafter, et il a juste envie de te ménager un peu.Peri se força à se détendre, mais la peur de rétrochroner lui noua l’estomac, et elle dut lutter pour

ne pas porter la main à son pendentif.— Sûrement, dit-elle d’un air peu convaincu. Prêt ?— Tu conduis ? lança-t-il en désignant son plâtre du doigt.— Avec grand plaisir, acquiesça-t-elle, impatiente de sentir affluer en elle la puissance de sa

Mantis.Un appart en rez-de-chaussée, pensa-t-elle en posant le regard sur la jardinière installée à côté de

la porte du patio.Cela avait beau faire un mois qu’elle habitait ici, elle ne se sentait toujours pas en sécurité. Elle

peinait même à croire qu’elle avait laissé Allen la persuader d’emménager là. Peut-être cela avait àvoir avec la chute qu’il avait faite du premier étage de son ancien immeuble.

L’air matinal de ce mois d’avril était encore chargé de l’humidité des pluies nocturnes, si bien quePeri se hâta de rejoindre sa voiture, attendant une seconde, la main sur la poignée, que le véhiculereconnaisse son empreinte et se déverrouille.

Allen s’installa maladroitement à côté d’elle. Elle adorait conduire et, pour tout dire, le plâtred’Allen l’inquiétait un peu. L’espace d’une seconde, elle se sentit presque libérée en regardantdéfiler l’asphalte sous ses roues. Allen parlait de faire retirer son plâtre et de la rééducation quis’ensuivrait. Selon lui, il lui faudrait attendre un bon mois avant de pouvoir repartir en mission, etcela convenait parfaitement à Peri. Elle avait besoin de temps pour mener ses propres recherches.Des recherches dont elle n’avait parlé à personne.

Elle resserra sa prise sur le volant, et elle s’empressa de se détendre avant qu’Allen le remarque.Silas.Elle voulait qu’il meure. Plus que cela, elle voulait être celle qui l’enverrait ad patres ; il le

fallait, même. C’était son visage qui hantait ses nuits, et l’envie dévorante de le tuer l’emplit soudainde plus de détermination et d’impatience qu’elle en avait ressenti ces six dernières semaines.

Perdue dans ses pensées, Peri faillit manquer le virage qui menait au centre commercial où se

trouvait le Tempus. Le parking était presque vide, et les arbres des poches de verdure environnantes,dénudés par l’hiver, rendaient le tableau maussade.

Quelques mètres plus loin, les véhicules filaient sans encombre. L’endroit était glauque et froid, sitôt le matin. Comme s’il attendait un taxi, un homme au pardessus ajusté se tenait un peu plus loin.

— Je ne vois pas la voiture de Bill, annonça Allen en se penchant pour mieux voir à travers lepare-brise.

— Il est toujours à la bourre, commenta Peri en dévisageant l’inconnu. Ou alors il est venu à pied.Ses médecins l’ont menacé pour qu’il fasse davantage d’exercice et je l’ai vu au stade la semainedernière.

Allen se figea, sa main à mi-chemin de la poignée de la portière.— Bill ? Il faisait des tours de piste ?Elle esquissa un sourire moqueur en imaginant le colosse guindé et pesant en sweat gris batailler

derrière des athlètes d’une vingtaine d’années papotant du beau temps en plein effort, leur queue-de-cheval dansant sur leur nuque à peine marquée par la sueur. Son sourire s’estompa bien vite : oùétaient tous ses amis ? Elle en avait, n’est-ce pas ?

— Non, il participait à un entraînement d’art martial, rectifia-t-elle.Bill excellait sur le tatami, sa carrure imposante ajoutant à son efficacité au combat.L’inconnu n’était plus là, mais elle ne rangea pas pour autant ses clés de contact, les gardant dans

sa main comme un trésor précieux. Elle était à cran, et ralentit le pas sitôt qu’elle se rendit comptequ’elle avait presque semé Allen.

— Hé ! Peri, l’interpella celui-ci en s’arrêtant devant la porte, les sourcils froncés. Ça te dérangesi je… vais nous acheter quelques beignets ?

Peri retint son souffle, comprenant aussitôt pourquoi il lui demandait cela.— Sandy veut me voir seule d’abord ?Il acquiesça, esquissant un sourire penaud.— Crème ? Confiture ? Qu’est-ce qui te fait envie ?La seule pensée d’un beignet dégoulinant de confiture rouge lui donna envie de vomir.— Juste un latte.Elle n’avait pas encore pris sa dose matinale de caféine, et cela lui permettrait d’esquiver le jus de

chaussette de Sandy.S’il avait l’air soulagé par sa réaction, il n’en garda pas moins un pli anxieux sur le front lorsqu’il

posa une main sur son épaule.— Un latte, lait écrémé. Je reviens vite.Il s’éloigna et ne se retourna qu’une fois, histoire de s’assurer qu’elle entrait bien dans le bar. Elle

lui fit signe, se demandant d’où lui venait cette sensation étrange que quelque chose clochait. Allenavait l’air… apeuré ; non de ce qu’allait dire Sandy ou Frank, mais de quelque chose qu’elle peinaità identifier.

Remisant un instant ses doutes au fond de son esprit, elle poussa la porte d’un geste franc avant des’immobiliser quelques secondes, frappée par la chaleur et la lumière qui baignaient la salle… ainsique par la présence au bar de l’inconnu de tout à l’heure, son par-dessus élégant pliéconsciencieusement sur le tabouret à côté de lui. Ce qu’il portait sous son manteau n’était pas moinsdistingué, et elle se demanda de qui il s’agissait. Frank bricolait le robot ménager, tandis que Sandyenveloppait des couverts dans des serviettes.

— Peri ! lança le petit bout de femme aux cheveux longs d’un air accueillant. Où est Allen ?Dévisageant l’homme au bar, Peri déboutonna son manteau et essuya ses semelles mouillées sur le

paillasson coloré à l’entrée.— Il est parti acheter un petit déjeuner à côté pour que tu puisses me psychanalyser tranquillement.Frank posa le coude sur le robot.— Dis-moi qu’il rapporte du café, Sandy vient d’en préparer…— Hé ! lança la psy, faussement vexée, le sourire aux lèvres, tandis qu’elle contournait le comptoir

pour offrir à Peri une embrassade qui lui parut aussi réconfortante que maladroite.Sandy sentait le shampoing à la fraise. Peri se raidit, tandis qu’une image lui venait en mémoire,

celle de Sandy debout sur le bar, le visage déformé par la haine. La jeune femme se détacha d’elle ;elle avait l’air de se forcer à sourire.

Frank posa l’aspirateur autonome sur le sol. Comme il ne bougeait pas, il fronça les sourcils. Surchaque table, l’écran de commande se mit à clignoter et se réinitialisa, téléchargeant le nouveaumenu.

— Un mois et demi que ce truc déconne, maugréa Frank, lui envoyant un coup de pied qui lui fitémettre un « bip » pitoyable.

— Bill n’est pas encore arrivé ? lança Peri pour briser le silence pesant qui venait de s’installer.— Eh non ! répondit chaleureusement Sandy. Je voulais qu’on passe un peu de temps seule à seule,

d’abord. Une petite discussion entre filles, on va dire. Tu prends quelque chose ? On est ouverts,donc…

Elle secoua la tête, préférant ne pas affecter sa capacité à rétrochroner. Aux tables vides, ellepréféra le rebord de la cheminée, d’où elle pouvait voir toute la salle. Les bûches entreposées à côtéde l’âtre semblaient si vieilles qu’elle ne put s’empêcher d’en tripoter une, en arrachant l’écorcepour la jeter dans le foyer vide.

— Je vais attendre le café que doit me rapporter Allen, dit-elle en faisant claquer ses mains sur sesgenoux. Alors, comment vont les affaires ?

Quelle merde, ces séances de psy !Sandy vint s’asseoir à côté d’elle, ses longues jambes de ballerine, fines et musclées, tendues

devant elle et croisées aux chevilles.— Oh ! tu sais, répondit-elle d’un ton peu impliqué, c’est toujours un peu la même chose : factures,

vieux joueurs aigris qui pestent contre les jeunots venus profiter de la salle de projection… Y a guèreque quand l’un d’entre vous rapplique qu’on se change un peu les idées. Tu fais toujours cescauchemars où tu rétrochrones sans ancre pour te récupérer ?

Peri eut un léger haussement d’épaules, priant pour que Sandy croie le mensonge qu’elle allait luiservir.

— Non. Depuis que j’ai Nostradamus, je dors comme un bébé.Sandy grimaça et replia les jambes.— Je déteste ces bestioles. Je n’arrive pas à croire que tu aies pris un chat de gouttière chez toi. Si

ça se trouve, il est couvert de puces. Il a peut-être même un ténia…— Ce n’est pas un chat de gouttière, il avait un collier, corrigea Peri. Je l’ai emmené chez le véto

aussitôt après l’avoir trouvé, et, tant que personne ne sera venu le réclamer, je le garde. J’ai surtoutl’impression que c’est lui qui m’a trouvée, d’ailleurs.

Sandy renâcla, manifestement peu convaincue, et Peri fit rouler ses poignets, nerveuse.

— Puisqu’on en parle, d’ailleurs, j’aurais une question à propos de Nostradamus.Sandy haussa les sourcils et se tourna aussitôt vers elle.— Je t’écoute.— La prochaine fois que je pars en mission, j’aurai besoin d’une nounou pour lui.Sandy écarquilla les yeux.— Je pensais que tu allais t’ouvrir un peu, et tu me demandes de garder ton chat ?— Je te demande juste… de venir le nourrir pendant qu’Allen et moi sommes absents. (Sandy fit la

grimace.) Uniquement si on part plus de deux jours, hein, poursuivit Peri d’un ton suppliant.Sandy lâcha un soupir et acquiesça, vaincue, en laissant retomber ses épaules.— OK, d’accord. Mais c’est vraiment parce que c’est toi. J’aurai pas à le caresser ou quoi que ce

soit, hein ? Et je ne nettoie pas la litière !— Marché conclu.L’homme au bar les dévisagea dans le miroir plaqué derrière le comptoir, si bien que Peri se

demanda si elles parlaient trop fort. Frank étant parti dans l’arrière-salle, elle se retrouvait seuleavec Sandy et l’inconnu.

Est-ce que c’est un psy d’Opti ? Si oui, pourquoi il ne vient pas nous rejoindre ?Pour tout dire, il en avait l’apparence : bien mis, professionnel, les cheveux blonds coupés court et

une barbe de trois jours. Il lui disait quelque chose mais, vu le temps qu’elle avait passé avec lesgrands maîtres du divan d’Opti ces derniers temps, ce n’était pas si surprenant. Peut-être était-il icien observation, raison pour laquelle personne ne semblait s’intéresser à lui. Elle comptait bien fairede même, d’ailleurs.

— Peri, tu m’écoutes ?Gênée, elle détacha son regard de l’inconnu.— Oh ! excuse-moi, tu disais ?Sandy se renfrogna.— Je disais que, les chats, ça étouffe les bébés. Tu le savais, ça ?— Oh ! réagit Peri en baissant d’un ton. Ce n’est pas vraiment quelque chose dont j’ai à me

soucier, en même temps.Sa remarque lui sembla trop abrupte, après coup, si bien qu’elle s’en voulut, d’autant plus lorsque

Sandy lui prit gentiment la main. Peri réprima l’envie de se défaire de sa prise, craignant que Sandyse mette en tête qu’elle envisage d’avoir un enfant. Une famille. Parce que ce n’était pas le cas.Certainement pas. Elle y avait renoncé depuis longtemps.

— Ce n’est pas trop tard, tu sais, lui dit Sandy d’une voix douce, mais Peri s’obligea à resterimpassible. Tu as tout ton temps. Est-ce que ça te tracasse, en ce moment ?

Peri prit une grande inspiration. Mieux valait cracher le morceau, histoire d’en finir le plus vitepossible.

— Non, répondit-elle en rivant le regard à celui de Sandy. Le souci, c’est que… j’ai l’impressionque la moitié de mes connaissances n’est plus à mes côtés, et que celles qui restent me traitent commesi j’étais sur le point de craquer ; comme si elles avaient peur de mes réactions. Pourquoi ? Je n’en aipas la moindre idée. J’étais une vraie chieuse avant de tout oublier ou quoi ? Parce que c’estl’impression que ça me donne.

— Non, tu n’étais… tu n’es pas une chieuse, bien sûr que non, déclara Sandy, péremptoire.L’homme au bar ricana.

— Alors, c’est quoi le problème ? murmura-t-elle. Je n’ai pas d’autre ami qu’Allen, et même lui,quand il pose les yeux sur moi, c’était comme s’il s’attendait que… je ne sais pas… que je pète unplomb et que je lui casse la gueule !

— Allen a ses problèmes, rétorqua Sandy. Tu as peut-être perdu la mémoire, mais lui, non. Tantqu’il n’aura pas fait le deuil de qui tu étais par le passé, il ne peut qu’avoir du mal à s’attacher à lanouvelle toi et, à plus forte raison, à celle que tu vas devenir.

Peri serra la mâchoire. Le deuil. Sandy venait de prononcer le mot, et Peri se rendait compte qu’ilhantait ses cauchemars. Elle avait aimé quelqu’un, oui, c’était cela. Mais il était mort à présent.

— J’aurais mieux fait de ne pas en parler. Maintenant, tu l’analyses par procuration.— Oh ! son analyse, on s’en occupe aussi, lâcha Sandy d’un ton ferme. Je lui toucherai un mot de

tout ça.Je n’en doute pas, songea Peri, amère, levant les yeux lorsque Allen entra dans le bar, sa

silhouette baignée de lumière.— Salut, les filles ! lança-t-il, le soleil faisant scintiller ses boucles noires tandis qu’il brandissait

un sac en papier kraft. Frank ! lâcha-t-il soudain, comme il ne voyait nulle part le psychologue, tuveux un beignet ?

— Voire trois ou quatre ! répondit Frank d’une voix lointaine et étouffée, avant de reparaître del’arrière-salle en essorant une serpillière de ses mains massives.

Peri se déplaça de façon à faire de la place pour tout le monde près de l’âtre, mais le grandcostaud prit une chaise, la retourna et s’y assit à califourchon. Peri tiqua, mais se raisonna aussitôt :Frank ne se mettait pas à l’écart par crainte qu’elle devienne violente, mais simplement parce que sonboulot de psy lui imposait une certaine distance.

Respire, Peri.Pourtant, cela lui paraissait étrange… d’autant plus lorsque Allen lui tendit son latte, puis s’assit à

côté du colosse plutôt que près d’elle.Allen déchira le sac pour l’ouvrir.— Miam ! À la crème, se réjouit Frank en se saisissant d’un beignet avant d’en prendre une

énorme bouchée, puis d’essuyer d’un doigt le reste de crème sur ses lèvres. Merci !— Quelqu’un veut du café ? demanda Sandy, se calant contre le dossier de sa chaise avec une

moue boudeuse lorsque Frank et Allen se mirent à secouer énergiquement de la tête. Il est très bien,mon café ! grommela-t-elle, se tournant sitôt que la porte du bar s’ouvrit.

Bill.— Qui t’a dit ça ? Un type bourré ? pouffa Frank.Sandy se pencha et gifla l’une de ses cuisses musculeuses.— Vous faites plaisir à voir, sourit Bill en les voyant ainsi rassemblés près du foyer vide.— Ils se moquent de mon café, se plaignit Sandy. Il est très bien, mon café !— C’est vrai. Le marc, surtout, est excellent.Allen sourit à la vanne de Bill, se débarrassa d’un geste vif du sucre glace sur sa main, puis se

décala pour venir s’asseoir près de Peri.Pour la première fois depuis le matin, Peri eut le sentiment d’un retour à la normale. Elle se tourna

vers l’homme au bar. Même Bill ne lui prêtait aucune attention. Il était là en observateur, donc.— Alors, Allen, comment vas-tu ? demanda Bill, et Allen lança à Peri un sourire hésitant.— De mieux en mieux, Bill, répondit-il.

Peri aussi commençait à se sentir mieux.L’homme assis au bar se tourna dans leur direction, croisa les bras, et se mit à les dévisager, l’air

désapprobateur.— Tu ferais mieux de prendre un beignet avant qu’il n’y en ait plus, Peri, lui conseilla Sandy.Peri se pencha et en prit un, quand bien même elle n’avait pas faim.Bill s’assit enfin, et Peri soupira lentement.— Alors, comment va-t-elle ? s’enquit-il.Sandy prit soudain un air tout professionnel. Elle interrogea Frank du regard, et il l’invita d’un

geste à parler sans retenue. Le cœur battant, Peri redoubla d’efforts pour ne pas gigoter avecnervosité.

— Elle ment à propos de ces cauchemars, déclara Sandy.— Hé, je ne mens pas !Allen lui prit la main.— Peri, je ne t’abandonnerai jamais, OK ?Sandy lâcha un hoquet moqueur.— Ça n’a rien à voir avec ton rôle d’ancre. Elle semble simplement en manque de repères,

concernant son passé, notamment, alors ferme-la, Allen, si tu veux bien. On abordera ton cas dans uneminute, de toute façon. Cela étant, ce ne sont pas ses cauchemars qui m’inquiètent, mais son attentionfébrile.

— Je n’ai aucun problème d’attention, lâcha Peri, catégorique, en s’efforçant de ne pas regarderl’inconnu assis au bar.

— Qui plus est, même si elle n’y a pas fait référence, reprit Sandy avec un peu moins d’assurancecependant, je pense qu’elle nourrit encore une certaine rancœur envers l’Alliance.

Peri s’efforça de garder une respiration régulière pour ne rien laisser paraître de sa colère.— Silas a failli tuer Allen, intervint-elle. (Frank, ses bras massifs croisés, lança à Bill un regard

en coin.) Et je suis censée faire comme si de rien était ? Allen finira par guérir, mais, moi, mes troisdernières années de souvenirs sont perdues à jamais, alors, oui, je l’ai mauvaise. Vous comptez fairequoi ? Me foutre au trou parce que j’ai les boules ?

Bill haussa les sourcils, et Allen lui lâcha la main, en une réprimande silencieuse. Elle venaitprobablement de retarder la reprise de ses missions, mais qu’importe.

— Bon, je n’ai rien dit, dit-elle en levant son gobelet de café au lait. Je vais bien, OK ? Je suis trèsheureuse et tout va bien.

Elle prit une longue gorgée de latte, tentant de minimiser sa colère devant les trois psychologues,son supérieur et Allen.

— Non, tu ne vas pas bien, la contredit Sandy, ce à quoi acquiesça l’homme au bar. Cela étant,rouiller ici ne va pas t’aider à aller mieux. Tu as besoin de t’activer un peu.

Peri releva aussitôt la tête, retenant son souffle.Elle est sérieuse ?Allen sourit jusqu’aux oreilles.— Ah ! tu entends ça, Bill ? Sandy pense que ce serait une bonne idée ! Il faut qu’on se bouge un

peu. On me retire mon plâtre tout à l’heure, file-nous quelque chose. Je ferai ma rééducation dans lavoiture.

Le cœur battant, Peri observa le visage de ses collègues assis en cercle autour d’elle. Pour la

première fois depuis des mois, elle se sentait impatiente, avide, et cela lui faisait un bien fou.— Tout doux, lâcha Bill en levant une main d’ogre. Je n’autorise rien tant que Sandy et Frank ne

m’ont pas assuré qu’elle pouvait rétrochroner.Peri réprima un frisson lorsque Sandy se tourna vers Frank qui acquiesça. Allen brandit un poing

en un geste de triomphe.— Yes ! lâcha-t-il de façon aussi discrète que possible.— Le comportement de Peri est plutôt stable depuis quelques semaines, expliqua Sandy. Je pense

que le seul moyen d’améliorer son état, désormais, est de lui lâcher la bride. C’est davantage Allenqui m’inquiète.

Allen releva subitement la tête, choqué, et recala ses lunettes sur son nez.— Moi ?— Oui, toi, confirma Sandy en le désignant d’un index inquisiteur. Il faut que tu tires un trait sur

votre passé commun, à Peri et à toi. Tes réactions la perturbent et suscitent davantage de problèmesque les souvenirs dont elle a été privée. Si tu ne la traites pas comme une personne de confiance, ellene le deviendra jamais.

Allen se fit tout petit, écrasé par les regards sévères des psychologues.— Vous n’êtes pas avec elle en permanence. C’est plus difficile pour moi que pour vous.La main de Frank se crispa, et Sandy la calma de la sienne. L’homme au bar leur tourna de nouveau

le dos, et Peri se demanda si une discussion en filigrane ne lui échappait pas.— Allen, la seule raison pour laquelle Peri n’est pas prête, c’est toi, l’accusa Sandy. Avec son

intuition hors normes, elle perçoit que tu ne l’acceptes pas telle qu’elle est. Qu’est-ce que tu comptesfaire ? Admettre que tu as un souci et œuvrer avec elle pour le résoudre, où rester planté là à tout luimettre sur le dos ? Peri fait des efforts. Es-tu prêt à en faire ?

On ne peut plus mal à l’aise, Peri se demanda si c’était pour cela qu’elle avait senti Allen distant.Son ancre avait beau être assise à côté d’elle, s’il ne lui faisait pas confiance, c’était comme s’iln’était pas là.

— Je suis désolé, s’excusa Allen. (Il attira Peri dans ses bras, et elle sentit sa gorge se serrer.)Tellement désolé… Elle a raison. Je te traite comme si, tout à coup, tu allais te souvenir de tout cequi s’est passé. Ça ne peut pas fonctionner si je me comporte de cette façon. (Peri laissa retomberson front contre lui, huma son odeur et abandonna ses craintes.) Laisse-moi une nouvelle chance,murmura-t-il. J’ai juste besoin d’un peu de temps.

Peri souriait lorsqu’il se détacha d’elle, mais lorsqu’elle vit son regard posé sur ses lèvres,comme s’il s’apprêtait à l’embrasser, elle détourna les yeux.

Pas ici, devant Bill, Frank et Sandy !— OK ! lâcha-t-elle, mue par l’impression soudaine que la situation s’améliorait.Tout lui semblait possible à présent, tout finirait forcément par s’arranger.— Allez, Bill, intervint Frank, manifestement mal à l’aise. File-leur quelque chose. Un truc avec

beaucoup de soleil et peu de vêtements. Ils ont besoin de voir un peu le jour et de se trouver un peu.— C’est d’accord.Bill sortit d’une poche intérieure de son manteau une enveloppe épaisse en papier kraft à

l’apparence familière.— Où est-ce qu’on va ? demanda Allen en la récupérant.Bill eut un petit rire, et sourit en lisant sur le visage de Peri combien elle était impatiente.

Enfin.— Lisez ça, et dites-moi ce que vous en pensez. Mes excuses si ça vous semble enfantin, mais Opti

peut se passer quelque temps de vos services sur les missions de haute voltige. Qui plus est, tongenou a encore besoin de quelques semaines de convalescence.

Il a dû nous filer un truc de bleu, se dit-elle, se penchant pour mieux voir, tandis qu’Allen ouvraitl’enveloppe, puis la jetait dans le foyer.

— Viens, Frank, dit Sandy en se levant, tentant de l’attirer avec elle. Laissons bosser lesprofessionnels. (Elle sourit à Peri.) Je suis contente de te savoir de nouveau dans ton élément, mabelle.

Le sourire de Peri se raidit soudain : « ma belle »… L’expression résonnait dans son esprit. Sandyl’avait appelée comme cela par le passé, mais cela n’avait rien eu d’une marque d’affection. Peri serendit soudain compte que Sandy avait remarqué son sourire crispé, et elle se força à le raviverjusqu’à ce que Sandy se détourne d’elle.

La vache ! faut que j’arrête la parano.Frank et Sandy étaient des gens bien. Elle les connaissait depuis son premier jour chez Opti.— On vous paie un coup à boire à votre retour ! lança Frank. Refroidis-les, Peri !Elle s’apprêtait à répondre lorsque l’homme au bar descendit de son tabouret et se dirigea vers la

sortie, la tête basse et l’air défait. Peri réprima un frisson sans trop savoir pourquoi. Allen, lui,parcourait leur ordre de mission en multipliant les petits « hmm » appréciateurs.

— Pas mal du tout, Bill… On prend !Bill se leva.— Bon, eh bien, je vous laisse le dossier en main, dans ce cas. Peri ? veux-tu que l’on fasse

déménager tes affaires chez Allen pendant votre absence ?— Oui, OK, répondit Peri, bien décidée à tout faire pour que cela fonctionne.Certes, les rétrochronages pouvaient vous coûter quelques souvenirs, voire tout un pan de

mémoire, parfois, comme c’était arrivé à Peri, mais si elle y avait survécu, alors leur relation ysurvivrait aussi.

— Ça me ferait plaisir, oui, reprit-elle en se penchant jusqu’à percuter l’épaule d’Allen, puis enlui adressant un regard complice.

Allen lui adressa un sourire absent, et un rai de lumière vint éclairer le plancher tandis quel’homme blond s’en allait.

— Excellent ! s’exclama Bill, dont la satisfaction – et le soulagement, peut-être – accentua un peuplus les ridules qui marquaient son visage. On se retrouve dans quelques jours, les enfants.

— Merci, papa ! lança joyeusement Allen, avant de tourner le regard vers Frank et Sandy. Merci àtous les deux. J’ai l’impression que ça va dépasser toutes mes attentes.

Une sensation de chaleur envahit Peri. C’était comme si sa vie venait d’être remise sur les bonsrails. Bill leur adressa un hochement de tête, tourna les talons et se dirigea vers la porte. Perireprenait du service, et cette seule idée lui faisait un bien fou.

— OK, lâcha-t-elle lentement tandis qu’Allen rassemblait en tas les papiers relatifs à la mission.Où va-t-on ?

— Tu ne veux pas savoir ce qu’on va faire, plutôt ? dit-il en étudiant la sortie d’impression d’unplan.

Elle posa une main sur la pile de papiers, l’obligeant à la regarder.

— Notre destination, c’est ?Allen prit un air soucieux.— La côte Ouest, pourquoi ?Un enthousiasme brûlant envahit aussitôt Peri. La côte Ouest ; Opti ne chercherait pas à les

contacter avant une bonne journée.— Si tu veux utiliser ton billet d’avion, grand bien t’en fasse, mais moi, j’ai autre chose en tête.Allen fronça les sourcils.— Peri…Elle se pencha vers lui.— Mon seul objectif, reprit-elle d’une voix plus ferme, c’est de retrouver le type qui m’a fait

perdre trois ans de souvenirs et qui a tenté de te tuer. Je veux la peau de Silas Denier. C’est lui, lacause de mes cauchemars, et je ne cesserai d’en faire que lorsqu’il sera six pieds sous terre. (Lecœur tambourinant contre les côtes, elle se redressa, pendant qu’Allen semblait considérer laquestion.) Toi aussi, tu veux retrouver le sommeil ?

Il riva le regard à celui de Peri et acquiesça.— Je sais où il se trouve, avoua-t-il. (Peri retint son souffle.) Tu n’es pas la seule à vouloir

l’envoyer ad patres.

Chapitre 30

Peri s’était tapie dans l’herbe haute et sèche, laissant reposer son poids sur ses chevilles de façonà ne pas fatiguer ses jambes ou engourdir ses pieds ; elle pouvait tenir cette position des heures.L’adrénaline lui réchauffait les veines, la faisant se sentir de plus en plus vivante tandis qu’elleétudiait la silhouette noire du bâtiment abandonné qui se découpait sur l’horizon nocturne une teinteplus clair. C’était ici que travaillait Silas, et c’était le seul bâtiment à deux kilomètres à la ronde.Elle suivit du regard l’ombre d’Allen qui contournait la bâtisse, puis leva les yeux vers les branchesmortes au-dessus d’elle entre lesquelles s’illuminaient les premières étoiles nocturnes.

Quelques centaines de mètres plus loin, l’autoroute dessinait un long ruban de lumière auronronnement distant, mais ici, en plein milieu de l’une des zones démolies de Détroit – jonchée demégots et de capsules de canettes – l’obscurité était presque totale sous la lune décroissante. Il n’yavait pas d’électricité ici, pas d’eau, tout ce qui pouvait être pillé l’avait déjà été, et tout ce qui neprésentait aucune valeur historique avait été détruit, après quoi les architectes urbains avaientdélimité les contours des parcs, transports publics et parkings à venir. Les bulldozers et les camions-bennes étaient venus et repartis, abandonnant les rues vides et les terrains vacants à l’immobilité del’attente. Même les gangs évitaient ces zones détruites où il n’existait plus rien à briser, vandaliser oudérober.

Peri n’en aimait pas moins l’impression de force et d’endurance que dégageaient les caniveauxenvahis de mauvaises herbes, d’autant plus lorsqu’un bâtiment historique avait été laissé debout,point d’ancrage de la renaissance à venir, stabilisé et ceint de barbelés jusqu’à ce que suffisammentd’investisseurs aient été trouvés pour que les réseaux d’eau et d’électricité soient réactivés, et queles bus et le nouveau tramway aérien redonnent vie à l’ancienne Détroit.

Eastown, songea-t-elle en rivant de nouveau le regard sur le hideux bâtiment de pierre et demarbre sanglé de barbelés. Ce cinéma des années 1940 reconverti en salle de concert n’avait en faitété qu’un lieu de ravitaillement et de consommation de drogues euphorisantes. Tout ce qui faisaitl’élégance d’Eastown avait déjà disparu lorsque Peri s’était levée entre les rangées de fauteuils bleusqui empestaient le moisi, mêlant ses cris à ceux des rockeurs, mais le plafond, peint dans le plus purstyle Renaissance, avait conservé un charme flamboyant, à l’instar des parties communes dont lemarbre n’avait rien perdu de son raffinement malgré les graffitis et autres marques de vandalisme.

Silas ne sera pas le premier à perdre la vie sous le dôme, songea-t-elle.Comme si ses rêveries l’avaient invoqué, l’ombre d’Allen se détacha de celle de l’édifice en

ruine. Ses pas quasi silencieux dans la rue tapissée de gravillons devinrent pratiquement inaudibleslorsque l’ancre foula la terre parsemée de bouts d’immeubles et de canettes des années 1970. Auloin, un drone – illégal à cette heure-ci – fila entre Détroit et elle, mais trop éloigné pour l’inquiéter.

— Alors ? s’enquit-elle lorsqu’il l’eut rejoint sous l’arbre, laissant reposer son poids sur sa bonnejambe.

— Ça s’annonce bien. Du fil de fer barbelé, mais, une fois qu’on aura passé le grillage, ce sera dugâteau.

— Super.

Cette sensation née au Tempus de fonctionner en équipe avec Allen se renforçait de plus en plus, etPeri attendit patiemment, savourant la promesse de l’action à venir. Accroupi à côté d’elle, en trainde scanner le haut du bâtiment à l’aide de ses jumelles de vision nocturne, Allen semblait s’êtretransformé : plus d’anxiété, plus de doute… Peri comprit qu’ils partageaient le même amour pourl’action, ce même besoin de se prouver leur valeur, leur compétence. Au diable Bill et sesinquiétudes ! Ensemble, ils en finiraient avec cette histoire.

— Je suis contente que tu sois là, murmura-t-elle, et il baissa ses jumelles, la lumière nocturnesuffisante pour révéler à Peri la surprise dans son regard.

— Pour moi, c’est avec toi ou rien. Toujours, dit-il en enserrant sa main avec délicatesse.L’envie vint à Peri de s’excuser auprès de lui, mais, ne sachant comment formuler la chose, elle

n’en fit rien. Au lieu de cela, elle leva les yeux vers les quelques étoiles assez insolentes pour braverla pollution lumineuse de Détroit.

— Orion est belle ce soir, dit-elle, se souvenant d’un ciel si rempli d’étoiles qu’elle en avait eu lesouffle coupé.

Mais voilà, elle ne se rappelait ni avec qui ni où elle l’avait vu. Cela ne pouvait plus continuerainsi.

Le regard d’Allen suivit le sien.— Tu as toujours été meilleure que moi pour te repérer dans le noir.Peri brûlait du désir que tout fonctionne, qu’elle se sente entière de nouveau.— Bon, ça ne devrait plus être long, poursuivit Allen en déplaçant son poids sur son autre jambe

pour ménager son genou. Avec un peu de chance, on pourra même arriver à temps à l’aéroport pourprendre notre avion. Bill n’en saura jamais rien. Au pire, il se posera la question en découvrant lamort de Silas dans la rubrique nécrologique.

Peri tenait tant à tout cela. Pourtant…— En fait, c’est une mission clandestine, là, fit-elle remarquer à Allen.— Hé ! ce n’est pas parce qu’on prend une fois quelques libertés qu’on est complètement pourris.

(Allen se tourna vers l’autoroute, dont le ruban de lumières paraissait aussi lointain que la lune.) Etpuis c’est pas comme si on était payés pour le faire…

« Si tu ne l’as pas fait pour l’argent, c’est que tu l’as fait pour le trip. »La phrase avait soudain résonné dans son esprit, où elle s’éternisait, la mettant mal à l’aise.— J’ai l’impression de souffrir d’une fièvre délirante dont il faut à tout prix que je me débarrasse.

Une fois qu’il sera mort, je pourrai tourner la page et poursuivre ma vie. Je ne me sens pas totalementmoi-même à cause de lui ; il a pris trois ans de ma vie et t’a jeté d’un balcon. J’ai besoin… d’enfinir, dit-elle d’un ton sarcastique, avec l’impression de parler comme Sandy.

— Bon, on fait court et efficace, OK ? proposa Allen. Pas un mot. Pas même de : « Tu vas payerpour tes crimes… » On le bute et on s’en va. Il aura tout le temps de comprendre ce qui lui arrivequand il sera en train d’agoniser sur le sol. Trois minutes en tout et pour tout.

Peri acquiesça, le regard rivé sur les branches noires de l’arbre mort au-dessus d’eux.— Je n’en reviens pas qu’il n’ait pas fui l’État, et encore moins la ville.— Peut-être qu’il essaie de nous faire sortir du bois, lui confia-t-il presque dans un murmure. (Peri

ricana.) Je suis sérieux, maugréa-t-il. L’Alliance pourrait s’être pourvue d’une section d’assassins.Silas n’a pas le profil d’un assassin, se dit-elle en se baissant soudain.Une voiture approchait, ses phares cahotant dans les rues désertes qui bordaient les terrains

vagues.— Pile à l’heure, commenta Peri. (Elle avait comme un pressentiment, une certitude même : si elle

parvenait à accomplir cette simple mission d’assassinat, alors, tout s’arrangerait pour elle.) Pourquoiest-ce qu’il fait ça en pleine nuit ? Ce n’est pas comme s’il devait pointer.

— Ils n’ont qu’une voiture, et sa femme bosse la nuit, répondit Allen. Le type aux dreadlocks ledépose en chemin quand il accompagne sa femme à son taf au centre commercial, puis il attend à lacafétéria en rongeant son frein sur Internet qu’elle ait terminé, et ils reviennent récupérer Denier surle chemin de la maison. Jusqu’à leur retour, Denier est seul.

Et vulnérable.Elle sursauta en entendant une portière de voiture claquer, puis Silas sortit du véhicule. Dans

l’obscurité, Allen et elle étaient invisibles.— À plus tard ! lança une femme, et Silas pivota pour faire signe à la voiture qui, après un demi-

tour, repartit d’où elle était venue.— Laissons-lui quelques minutes, proposa Allen.Les dents serrées, Peri observa Silas tandis qu’il déverrouillait le lourd cadenas afin de pouvoir

traverser le grillage en fil barbelé. Il ouvrit la double porte verrouillée suivante avec une autre clé,avant de se glisser à l’intérieur de l’enceinte. Presque aussitôt s’éleva le ronronnement discret d’ungénérateur, et de la lumière éclaira soudain les quelques hautes fenêtres qui avaient survécu à ladémolition.

Peri sentit son humeur changer progressivement. Oui, elle allait tuer quelqu’un de sang-froid, maiselle ne supportait plus de laisser son destin au hasard.

— Je veux en finir une bonne fois pour toutes, murmura-t-elle, les yeux rivés sur la porte.— On y va, dans ce cas.Elle se leva, se sentant tout à coup à découvert sous l’arbre mort. Au loin, la circulation traçait

deux lignes phosphorescentes sur l’autoroute. Tant de gens passaient ici, et aucun d’eux ne sauraitjamais ce qu’elle avait fait ce soir. Prête, elle posa la main sur son ceinturon d’intervention, puis surle Glock fourni par Opti. Le ronronnement du générateur résonnait un peu plus loin, couvrant lesbruits discrets de leurs semelles souples sur le ciment d’un autre âge. Arrivé le premier au grillage,Allen se mit à manipuler la chaîne pour qu’elle ne fasse pas le moindre bruit. Peri s’engouffra dans lepassage, puis se posta, immobile, devant la porte du bâtiment.

— Prête ? chuchota Allen.Soudain, elle fut prise d’un étrange pressentiment et, scrutant alentour – les terrains déserts, la

ville tout autour d’eux, telles des montagnes lointaines –, distingua au loin, tout au bout de la rue où ilse trouvait, la silhouette d’un homme. Tout du moins, c’est ce qu’elle s’imagina. Ce n’était peut-êtrequ’une ombre anodine. Elle fronça les sourcils pour mieux voir, mais cela ne suffit pas à dissiper ledoute qui s’insinuait en elle.

— Qu’y a-t-il ? murmura Allen, les lèvres à quelques centimètres de son oreille, mais elle secouala tête.

— Rien.Déterminée, elle entrouvrit la porte juste assez pour pouvoir se glisser à l’intérieur, et Allen la

suivit dans l’entrée délabrée. Les débris crissaient sous leurs pieds, mais rien qui surpassa en volumele ronronnement du générateur proche. Des câbles électriques serpentaient là, s’enfonçant plus loindans le bâtiment. Des murs dévastés et du marbre constellé de trous – nettoyés par les équipes de

décontamination – se dégageaient une beauté dépouillée quelque peu étrange. Malgré elle, Peri sesentit prise d’une certaine affection pour ce vieux bâtiment qui n’était guère plus qu’une coque vide eten ruine. Ses doutes franchirent de nouveau les barrières de son inconscient et, pour la première fois,elle eut l’impression dérangeante d’être une simple meurtrière.

Arrête, Peri. Il doit mourir.Son cœur se serra lorsqu’elle jeta un coup d’œil à travers l’encadrement d’une porte au style

moderne totalement cabossée qui ouvrait sur l’auditorium. Il n’y avait plus grand-chose à l’intérieur.Les sièges bleus à l’odeur de moisi avaient cédé la place à un vide immense ceint de murs désolés etsurplombé par un balcon délabré. La plupart des gravures et reliefs néo-Renaissance avaient étédétériorés, quand ils n’avaient pas simplement disparu. L’eau avait endommagé le bois autrefoislustré, et les marques blanches sur la scène, là où la moisissure avait été enlevée, ressortaient,blafardes, sous les lumières qui pendouillaient des échafaudages. Pour autant, une vague de frissonsla parcourut tout entière tandis qu’elle se remémorait la puissance que dégageaient autrefois troismille personnes comprimées dans cet espace prévu pour en contenir deux fois moins, s’agitant etcommuniant toutes au son d’épiphanie d’une même musique.

Une petite table et une chaise métallique étaient plantées pile au milieu de la scène surélevée. Telun accessoire placé là pour la mise en scène d’une pièce de théâtre sur fond d’apocalypse,l’ordinateur portable de Silas trônait sur le plateau. Là, l’odeur de pourriture qui s’élevait de lamoquette se mêlait à celle du bois fraîchement coupé. Peri leva la tête, puis cligna des yeux : là oùles eaux de ruissellement avaient épargné le dôme s’affichaient toujours ses couleurs et ses dorures,aussi éclatantes qu’au premier jour.

Eastown n’est pas encore morte. Et moi non plus.Un mouvement dans son champ de vision la tira de ses rêveries. Silas, aveugle à leur présence,

arrivait des coulisses, un rouleau de papier translucide à la main. Peinant presque à respirer, Peril’observa tandis qu’il gravissait tant bien que mal une petite échelle, une plaque de verroptiqueflexible à la main, pour effectuer l’empreinte électronique de l’une des gravures situées près dubalcon. Elle ne lui voyait pas d’arme, mais cela ne signifiait pas qu’il n’en avait pas.

C’est lui, le type qui a tenté de tuer Allen ? tenta-t-elle de se souvenir.Si elle reconnaissait ses cheveux bruns et sa carrure musculeuse, son attitude détendue tandis qu’il

s’activait à restaurer avec un plaisir manifeste l’ancien bâtiment jurait avec l’image de psychopathefou furieux qu’elle avait en tête.

Le cliquetis du cran de sécurité du pistolet d’Allen la fit tressaillir.— Je m’en occupe, le prévint-elle en posant une main sur son bras. (Allen grimaça.) Couvre-moi

et ménage-nous une échappatoire.L’espace d’une seconde, elle crut qu’il allait protester, mais il hocha la tête.Elle perçut davantage qu’elle ne l’entendit le déclic d’ouverture de son holster, puis tira son arme,

l’estomac serré tandis qu’elle descendait les marches de ciment nu qui menaient au bas de la scène.Là, elle se hissa jusque sur l’estrade où elle se releva lentement. Alors, lorsque Silas se retourna etécarquilla les yeux en la voyant, elle fut prise d’un doute soudain.

— Peri, souffla-t-il d’une voix à peine audible. (La confusion et le soulagement dans la voix deSilas la paralysèrent.) Tu vas bien, lâcha-t-il, papier et crayon de restauration à la main.

— Pas un geste, lui ordonna-t-elle d’une voix glaciale.Ils se figèrent tous deux lorsque la porte d’entrée du bâtiment claqua contre le mur.

— Silas ? lança une voix de jeune femme que l’esprit de Peri catégorisa aussitôt comme familière.Je t’avais dit de verrouiller la porte. On a trouvé des traces de pneus près de la rampe d’entrée, alorsHowie va rester avec toi ce soir. Silas ?

Silas ouvrit la bouche, mais resta silencieux tandis qu’il suivait des yeux la course soudained’Allen en direction de l’entrée.

— Silas ? lança une fois de plus la jeune femme. Bordel de merde ! Howard !Silas sursauta, mais Peri lui ordonna d’un signe de rester immobile.— Pas un geste, répéta-t-elle, tandis que s’élevaient au loin des bruits de combat par-dessus le

ronronnement du générateur.Ce n’était pas la première fois qu’elle tuerait quelqu’un – elle avait supprimé des gens qui

méritaient bien moins de mourir que cet homme –, mais jamais elle ne s’était sentie impliquée defaçon si personnelle. Toutefois, elle ne pouvait s’empêcher d’avoir l’impression que quelque choseclochait.

— Ils te mentent. (Silas se tenait près de l’échelle, les mains levées.) Laisse-moi t’expliquer.— Ta gueule ! lui ordonna-t-elle, troublée, tandis qu’elle le mettait en joue.Elle brûlait d’en finir, de se débarrasser des sons parasites qui hantaient son esprit. Pourtant,

maintenant qu’elle se tenait là, sur une scène perdue au milieu d’une salle déserte et délabrée, elle neparvenait pas à appuyer sur la détente.

— Peri, attends, la supplia une voix qu’elle ne connaissait pas.Elle se tourna aussitôt et vit un homme blond monter les marches qui menaient à la scène. Crispée,

elle recula de quelques pas de façon à les voir tous les deux. C’était le type du Tempus, celui qui,assis au bar, les avait observés. Celui qu’elle avait pris pour un psy d’Opti.

Merde ! Ce n’était qu’un test, tout ça ?— Je peux tout vous expliquer ! s’exclama-t-elle, le canon de son Glock toujours braqué sur Silas.Distraite par l’arrivée de l’inconnu, elle ne put réagir assez vite lorsque le colosse se rua sur elle.

Après lui avoir assené un coup de rouleau de film verroptique en pleine poitrine, il s’empara d’elleet lui tordit le poignet ; le Glock rugit et une balle perfora le mur proche. Silas la plaqua ensuitecontre le mur de marbre en ruine.

Bordel ! c’était un test… Et j’ai échoué.— Taf ! hurla une voix inconnue, mais Peri voyait des étoiles et n’entendait quasi plus rien depuis

le coup de feu.— Je suis désolé, Peri, s’excusa Silas en la maintenant contre le mur, tentant de lui arracher le

Glock de la main. Je ne veux pas te faire de mal, Peri, écoute-moi, s’il te plaît.— Lâche… moi, siffla-t-elle, balayant d’un pied une des jambes de Silas.Ils partirent tous deux à la renverse, et Silas lâcha un cri quand il percuta le plancher et que Peri

s’écroula sur lui.— Tu veux bien te calmer deux minutes, merde ! pesta-t-il et, une seconde plus tard, Peri se

retrouvait le visage plaqué au sol, un bras dans le dos et la main qui tenait le Glock collée auplancher. J’essaie de t’expliquer quelque chose, bon sang ! grogna-t-il. Pourquoi est-ce que… tu…ne… m’écoutes… jamais !

— Tu m’as privée de ma vie ! s’égosilla-t-elle. Tu m’as tout pris !Il s’était assis sur elle, Allen n’était pas là, et elle redoutait plus que tout de rétrochroner. Les

dents serrées, elle se débattait sans jamais lâcher le Glock, même quand sa main commença à

s’engourdir.— Et ton principe, tu l’as oublié ? s’exclama Silas, plus en colère qu’effrayé. Tu ne tues que si

l’on t’a tuée d’abord ! Je ne t’ai pas tuée que je sache ! J’essaie de t’aider !Comment est-ce qu’il connaît ma règle d’or ?— Tu as essayé de tuer mon ancre, enfoiré !— Jack ? s’étonna Silas. (Peri se figea. L’image d’un visage souriant pali par la lumière d’un

moniteur venait de lui revenir en mémoire.) Je n’ai rien fait à Jack. C’est toi qui l’as tué.Jack ? C’est qui Jack, bordel ?La joue plaquée contre le plancher, elle souffla sur une mèche tombée devant ses yeux.— Pas Jack, Allen !— Allen n’a jamais été ton ancre, répliqua Silas visiblement confus. C’était Jack, ton ancre.Une fois de plus, un visage souriant apparut dans son esprit et, au même instant, l’homme blond du

Tempus apparut dans son champ de vision, se pencha en avant et agita les doigts d’une main commepour lui dire bonjour.

Les fourmillements dans sa main commençaient à s’estomper, et elle resserra sa prise sur le Glock.Quelques centimètres de plus, et elle en finirait avec tout ça.

— Tu as balancé Allen par une fenêtre, siffla-t-elle. Puis tu l’as jeté par-dessus le balcon. Je t’aivu faire ! J’aurais rétrochroné si je l’avais pu, mais nous étions déjà en pleine réécriture, et, lapremière fois, tu l’avais flingué ! (Elle peinait de plus en plus à respirer ; c’était terminé.) Hé, toi,près de la table ! Arrête de faire le malin et demande-lui de me lâcher, merde ! C’est fini. Vous avezgagné, bande d’enfoirés !

— Oh, bordel de merde ! soupira Silas.D’un geste brusque, il frappa le poignet de Peri contre le plancher. Elle hurla, ouvrit la main, et le

Glock roula hors d’atteinte. Silas se jeta dessus, et Peri se releva tant bien que mal, s’immobilisantsitôt qu’elle vit le colosse braquer l’arme sur elle. Elle pouvait toujours se ruer sur lui, mais, à cettedistance, il ferait mouche à tous les coups, et elle rétrochronerait. Elle recula d’un pas en massant sonpoignet meurtri.

— Allen ! cria-t-elle, n’obtenant pour toute réponse qu’un silence de mort. (Elle haussa le mentonet braqua le regard sur l’homme blond.) Vous êtes vraiment des crevures. Laissez-moi le tuer et toutira mieux !

Silas se renfrogna, tâtonna à l’aveugle derrière lui et posa le Glock sur l’échelle. Peri ledévisagea, brûlant de reprendre l’arme.

— Jack est ici ? lui demanda-t-il, presque abasourdi.— Le type d’Opti ? Le psy ? T’es aveugle ou tu me prends pour une conne ? s’exclama Peri en

désignant l’homme blond de l’index.— Alors ça, ça ne va pas aider ton asthme, ma belle, lui lança ce dernier. Tu devrais peut-être

éviter de tuer Silas, finalement, non ?La respiration hachée, elle tressaillit. Elle connaissait cette voix ! Elle la connaissait !— Ma pauvre Peri, lâcha Silas avec la voix de celui qui jamais n’essaierait de la tuer, jamais ne

porterait la main sur elle. Opti t’a saccagé l’esprit. Ce n’est qu’une hallucination. Il n’existe pas.C’est moi qui l’ai stabilisé au niveau de ta conscience pour t’empêcher de devenir dingue après lerétrochronage traumatique qui a suivi sa mort.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

Jack baissa les yeux et, dans un geste faussement affolé, posa la paume des mains sur sa chemiseArmani.

— Merde alors… je ne suis pas réel ?C’est une blague, merde !— Allen ! cria-t-elle de nouveau.La fille qui avait déposé Silas déboula alors dans l’auditorium.— Peri ? lança la jeune femme blonde en se ruant vers elle, sa queue-de-cheval dansant sur sa

nuque. (Un homme svelte coiffé de dreadlocks entra en trombe derrière elle. De toute évidence, iltentait de l’arrêter avant qu’elle monte sur scène.) Bon sang, tu vas bien ! s’enthousiasma-t-elle avecun léger accent du Sud.

— N’approche pas ! l’avertit Silas, et elle s’arrêta net, l’air terrifiée. Elle ne se souvient pas detoi. Tu lui fais peur.

Me faire… peur ?La jeune femme prit un air attristé et, lorsque l’homme aux dreadlocks la fit reculer, Silas baissa

lentement la main avec laquelle il tenait Peri en joue.— Où est Allen ? demanda Silas, visiblement inquiet.La jeune femme lui adressa aussitôt un sourire rayonnant.— Dans les vapes ! lança-t-elle, triomphante. (De toute évidence, elle avait pris plaisir à maîtriser

Allen.) Le moteur tourne. On l’emmène ?Jack releva soudain la tête, sur le qui-vive.— Posez la main sur moi, et vous êtes morts, les menaça Peri.L’homme aux dreadlocks fit passer la jeune femme derrière lui. Il avait le pistolet d’Allen bien

visible dans une poche avant. Peri fixait le Glock avec envie.Silas regarda sa montre en grimaçant.— Non, Opti l’a pucée.— Opti ne puce pas ses agents. Nous ne sommes pas leurs cabots, rétorqua Peri, indignée.

(L’homme aux dreadlocks pouffa.) Qu’est-ce qui te fait rire, Ducon ?— C’est mot pour mot ce que tu m’as dit la première fois qu’on s’est vus.— Peri, écoute-moi, s’il te plaît, dit Silas, ses larges épaules courbées. Opti a utilisé mes

recherches pour t’implanter de faux souvenirs, mais si tu peux voir Jack c’est qu’ils sont en train des’effriter.

Jack se recala lentement contre la table.— Ouaip, Jack, c’est bibi ! Enfin, disons que j’en suis à peu près sûr.Pantelante, Peri tenta de ralentir sa respiration pour ne pas hyperventiler.— Je deviens dingue…— Non, tu deviens saine d’esprit, rectifia Silas. Dans quelques secondes, nous ne serons plus là.

Tu pourras dire à Allen ce qui te chante.— Brillant, ça, Silas ! lâcha la blonde, amère. (Peri ne put s’empêcher d’admirer son assurance.)

La refiler aux types qui lui ont lavé le cerveau !— Je ne lui ai pas demandé de leur dire la vérité, répliqua Silas. C’est à elle de choisir. Et à Jack,

du coup…Mal à l’aise, Peri dévisagea l’homme en costume… Elle le connaissait avant d’avoir perdu trois

ans de souvenirs ; elle en était sûre à présent.

— Tu n’es pas un psy d’Opti ? Qu’est-ce que tu faisais au Tempus, ce matin ?Silas bougea, et elle recula pour le garder à bonne distance.— Howard, vous pourriez m’attendre dans la voiture, Taf et toi ? J’aimerais parler à Peri seul à

seule.— OK, accepta Howard à contrecœur.La jeune femme blonde adressa à Peri un geste d’au revoir affectueux tandis qu’ils sortaient de la

salle. Peri les entendit parler d’elle, avant même d’être dehors.— Tu les as bien dressés, lança Peri, et Silas eut un air surpris.— Hé ! j’essaie de t’aider, dit-il, agacé. (Jack se racla la gorge, incrédule, et Peri inclina la tête,

suspicieuse.) OK, j’essaie de savoir jusqu’où remonte la corruption dans les rangs d’Opti, corrigeaSilas, vaguement honteux. Mais j’essaie aussi de t’aider.

— Opti n’est pas une organisation corrompue ! protesta-t-elle avec vigueur.Pour autant, le doute l’envahit tandis que Jack retirait sa veste de costume, la posait à côté de lui

sur la table, puis s’y asseyait. Jamais elle n’avait vu Allen habillé avec autant d’élégance ; Jack étaitattirant au possible, parfait, avec sa barbe de trois jours et son charme indéniable.

La connerie parfaite, oui.— Jack était ton ancre il y a encore deux mois, annonça Silas. Après avoir appris qu’il

t’impliquait malgré toi dans des missions non officielles, tu as décidé de troquer tous tes souvenirs delui contre une chance de le tuer.

Peri tourna les yeux vers Jack – qui lui souriait comme un clown – puis reporta son regard surSilas. Oui, cela lui ressemblait bien.

— Le Jack que tu vois ici n’est qu’une hallucination, reprit-il. Une vision que j’ai créée pourt’éviter le mnémoflash au cas où tu aurais commencé à te poser des questions.

— Menteur ! cria-t-elle. Jamais je ne tuerais mon ancre !Pour autant, elle ne pouvait guère se fier qu’aux dires de Bill et d’Allen concernant le fait que ce

dernier était son ancre depuis trois ans. Un doute plus vif que jamais commença à lui tirailler lesentrailles…

Merde, merde… Je ne sais même plus qui je suis.— Oh ! tu la tuerais si tu découvrais qu’elle bosse pour Bill plutôt que pour Opti, répliqua Silas.

(Un coup de Klaxon retentit, et il tourna le regard vers la sortie.) Jack était corrompu, Bill l’est aussi.Quant à Allen, ça ne m’étonnerait pas qu’il soit dans le coup, lui aussi.

— Oh ! Allen est corrompu ? Et je suppose que tu ne l’as pas jeté par-dessus mon balcon, nonplus ?

Elle avait parlé sur un ton sarcastique, mais Silas parut aussitôt soulagé.— Voilà ! soupira-t-il. (Peri focalisa son attention sur le pistolet posé sur l’échelle.) Je ne suis

même pas allé dans ton appartement. Pas ce soir-là, en tout cas.— Je ne suis pas corrompue ! lâcha Peri, péremptoire. Et Allen non plus.— Dit celle qui est venue avec lui pour me tuer au seul motif de vouloir se venger, rétorqua Silas.

(Peri serra les dents, le doute en elle de plus en plus troublant.) Je connais tes principes, je sais queça ne te ressemble pas. Ils ont implanté cette envie de vengeance en toi pour te pousser à m’éliminer.Si tu me tues, cela ne fera qu’apporter plus de crédit à leurs mensonges. Reste ici et tu verras. Opti sepointera bientôt. Je te le promets : ils veulent que tu me tues.

— Implanter de faux souvenirs dans l’esprit d’un drafter est impossible, dit-elle, tournant le regard

vers Howard, qui venait de rouvrir la porte d’entrée de l’auditorium.— Silas ? lança Howard, inquiet. Y a trois bagnoles de flics qui déboulent sur la voie express,

guirlandes allumées.— Si, c’est possible, répondit Silas à Peri tandis que Howard s’éclipsait de nouveau. C’est la

raison pour laquelle j’ai quitté Opti. En revanche, sache que Jack aussi est une idée de moi. C’est tonintuition. Écoute ce qu’il te dit.

Une hallucination ?Peri se retourna vers Jack, et il lui rendit son regard, la troublant d’autant plus.Grimaçant, Silas tira de sa poche une photo froissée, puis la posa sur l’échelle à côté du pistolet.— En février, toi et moi t’avons fait revenir en mémoire une scène de ta vie avec Jack dont je

n’avais pas été témoin. Juste avant qu’Opti incendie ton appartement de Wright Avenue, j’ai piqué çaà Allen. Je pense que c’était de cet instant dont tu t’es souvenue. Je n’aurais jamais dû te laisser, cesoir-là… Je suis désolé. Je pensais que, si j’avais une chance de parler à l’Alliance, ilscomprendraient. Je me suis trompé.

Peri cligna des yeux.Il aurait dû rester avec moi ? (Puis quelque chose d’autre l’intrigua.) Opti a brûlé mon

appartement ? (Elle n’avait pas déménagé à cause d’un incendie, mais parce qu’elle voulait fuir lesouvenir d’Allen passant par-dessus le balcon, après avoir traversé une… vitre blindée.) Commentquelqu’un peut-il passer à travers une vitre incassable ?

— Peri, l’interpella Silas, la tirant de ses rêveries. J’aurais besoin que tu me trouves une puce queJack a dissimulée je ne sais où. C’est une liste, rédigée par Bill, d’agents d’Opti corrompus, et, si tupeux me la rapporter, je pourrais te tirer de leurs griffes. Tu serais enfin en sécurité. Mais, avant cela,l’Alliance a besoin d’une bonne raison de te faire confiance.

Sitôt que Silas s’empara du Glock et recula, Peri, pantelante, avança vers la photo pour mieux laregarder. C’était une photo d’elle et de…

— C’est toi sur la photo, dit-elle en se tournant vers Jack. (Il acquiesça en la gratifiant d’un clind’œil.) Toi et moi.

— En Australie pour le dernier Nouvel An, confirma Jack.Peri sentit son sang se figer.— Ce n’est pas vrai… Qui es-tu, bon sang !? lui demanda-t-elle.Il haussa les épaules, manifestement aussi ignorant qu’elle.— Pas la moindre idée ! En tout cas, ce type te fait confiance, ce qui n’est visiblement pas le cas

d’Allen.Comprenant qu’il disait juste, Peri fut prise d’un soudain vertige.— Ne bouge pas, dit-elle, tendant une main mal assurée vers Jack. (Sa main passa à travers lui ;

elle tressaillit, sentant une vague d’angoisse l’envahir et se demandant si elle n’était pas en pleinrêve.) Non, non, non, murmura-t-elle tandis qu’elle reculait en portant la main à son pendentif. Tun’existes pas… Je deviens dingue.

— Non. Comme je te l’ai dit, tu deviens saine d’esprit, rectifia Silas.Elle resta là, immobile, tandis que Silas posait d’un geste calme et assuré le Glock dans sa paume.— La vache… Je suis une hallucination ? (Jack se tâta la poitrine de façon théâtrale.) Ça, ça ne va

vraiment pas aider mon asthme, dis donc…Peri sentait son cœur marteler ses côtes. Combien de fois avait-elle utilisé cette même phrase ?

Tout cela ne pouvait signifier qu’une chose : elle avait oublié quelque chose de terriblementimportant.

— Tiens, c’est mon numéro, lui dit Silas en le lui écrivant dans la paume sans se soucier dupistolet qu’elle tenait maintenant dans l’autre. Trouve-moi cette liste, et je pourrai te libérer d’Opti.Si nous pouvons prouver que l’organisation est corrompue, tout sera enfin terminé. C’est ce que tuveux, non ? En finir une bonne fois pour toutes ? (Il bondit au bas de la scène, puis se tourna verselle.) Jack est ton intuition, Peri. Fais-lui confiance comme à toi-même. Il n’est pas réel, il ne sait quece que tu sais toi-même, et articule simplement tes propres soupçons.

Peri se tourna vers Jack, et le blond insolent lui adressa un nouveau clin d’œil.— Il a raison. Ça te convient, hein ? rassure-moi.— Oh ! et au cas où tu te poserais la question, tu n’as pas rétrochroné.Silas se retourna et sortit de la salle en courant, ses pas résonnant dans l’auditorium vide. Bientôt,

la porte se referma en grinçant. Peri lâcha un soupir tremblant, puis tenta de se ressaisir. Jackexaminait la photo, et elle s’approcha de lui doucement, ne sachant de quelle façon elle était censées’adresser à une hallucination ; d’autant plus à l’illusion d’un homme qu’elle avait tué.

— Comment savait-il que je redoutais de rétrochroner ? se demanda-t-elle à voix haute.— Je pense que ce type est une ancre, suggéra Jack.Elle referma la main pour dissimuler le numéro de Silas, puis, troublée, récupéra la photo. Jack et

elle se tenaient devant les cendres d’un feu de camp. Elle ne se souvenait pas de cet instant, maisquelque chose lui semblait d’une réalité rassurante tandis qu’elle observait leurs visages fatigués,poussiéreux et souriants.

— C’est ignoble, ce qu’ils ont fait, murmura-t-elle.— Comme tu dis, ma belle.Ils se tournèrent tous les deux vers l’entrée en entendant le bruit de voitures pilant à l’extérieur.

Elle sursauta, fourra la photo dans une poche de sa veste et, presque aussitôt, entendit l’échoassourdissant des portes extérieures qu’on venait d’ouvrir avec violence.

— Peri ? tonna la voix rageuse de Bill, qui surpassait sans mal les appels des autres agents d’Opti.— Je suis ici, murmura-t-elle, les yeux ronds, dévisageant l’encre sur sa paume comme s’il

s’agissait d’une plaie sanguinolente. Ici ! lança-t-elle plus fort. (Quand une dizaine d’agentsdéboulèrent dans l’auditorium par les trois portes et lui hurlèrent de ne plus faire le moindre geste,elle leva les bras, laissant pendre le Glock à l’un de ses doigts.) Hé, c’est moi ! pesta-t-elle en lesvoyant se disperser dans la salle.

Un groupe d’entre eux resta avec elle, et les autres disparurent en coulisses. Les trois encore avecelle lui prirent son arme sans cesser de lui hurler après. Elle ne broncha pas, mais n’en fut pas moinssoulagée lorsque Bill les rejoignit à grands pas et leur rugit de reculer.

— Peri ! ragea-t-il en montant sur scène. Je le savais… Je le savais ! Jamais je n’aurais dût’autoriser à reprendre du service ! C’était une idée d’Allen ? C’est ça ?

Pour Peri, la seule question qui se posait était comment Opti avait pu savoir qu’ils se trouvaienttous deux à Eastown. Elle prit une inspiration, prête à lui expliquer ce qui s’était passé, quel’Alliance était ici, et qu’elle avait avancé qu’il était corrompu, puis lui avait fait laver le cerveau,avant de le farcir de mensonges, mais décida finalement de serrer le poing pour cacher le numéro deSilas. Si le colosse mentait, garder le silence ne ferait de mal à personne, de toute façon. Elle étaitsûre d’elle lorsqu’elle était venue ici éliminer Silas, mais désormais tout avait changé.

— Vas-y, fous-moi au trou si ça te chante, mais oui, hurla-t-elle, Allen et moi sommes venus icipour régler son compte à Silas, vu que personne chez Opti n’en avait rien à foutre ! Ça te pose unproblème, gros tas ?

Un rire étouffé, des bruits de pas rapides et fuyants, et Bill se renfrogna.— Vous l’avez eu ?— Non, répondit-elle, les bras croisés pour mieux cacher la photo. (Elle se déhancha pour

empêcher ses jambes de trembler.) Allen a merdé pendant sa reconnaissance, et le chauffeur deDenier est revenu le chercher. Ça a tout foutu en l’air. Allen a toujours été aussi mauvais ou est-ceque son cerveau n’a pas survécu à la chute du balcon ?

Bill pouffa, et Peri se raidit lorsqu’il lui passa un bras autour des épaules, puis la guida au bas desmarches.

— Je te prive de sortie, jeune demoiselle, lui confia-t-il tandis qu’ils descendaient le sollégèrement pentu, puis sortaient de la salle jusque dans l’entrée illuminée par de nombreuses lampestorches. Privée de Californie. Tu retournes au bercail ce soir même. N’oublie pas ta brosse à dents.

— Bill, se plaignit-elle en grimaçant lorsqu’elle vit que deux agents évacuaient Allen. Je n’ai pasbesoin d’un check-up complet. J’irai dès demain matin, promis.

Bill l’obligea à s’arrêter une fois à l’extérieur où des voitures noires d’Opti s’alignaient dans larue déserte, leurs phares et gyrophares irradiant une lumière irréelle. Des agents couraient partout,davantage pour justifier leur présence qu’autre chose, lorsque Bill fit pivoter Peri de façon que lalumière des véhicules lui éclaire le visage.

— Tu dormiras chez Allen ? lui demanda-t-il.— Oui, je dormirai chez Allen, répondit-elle, renfrognée, avant de marcher d’un pas contrarié

jusqu’à la voiture la plus proche et de monter à l’avant, attendant qu’un agent vienne s’installer auvolant. Elle ne savait plus quoi penser, mais une chose était irréfutable : Jack lui collait au traindepuis cinq minutes, et Bill ne l’avait pas mentionné une seule fois. Soit elle était dingue, soit Silasdisait la vérité. Et le fait que la vérité implique qu’elle soit devenue dingue n’était pas du toutrassurant.

La preuve de la corruption au sein d’Opti se trouve dans mon ancien appartement, songea-t-elle.Elle préférait que ce soit faux, certes, mais il fallait qu’elle en ait le cœur net.— Tu peux me faire confiance, Peri, lui dit Jack, et elle sursauta en se rendant compte qu’il était

assis sur la banquette arrière. Tu m’aimais, autrefois. Avant de me tuer, bien sûr.Peri grimaça et passa un pouce sur le numéro à l’encre pour l’estomper. Elle serra ensuite le poing

pour le dissimuler, posa le menton sur ses doigts repliés et, par la fenêtre, riva le regard sur leslumières lointaines de Détroit.

C’était censé m’aider, ça, peut-être ?

Chapitre 31

La lumière des lampadaires faisait miroiter les rues quasi désertes et mouillées de pluie tandis queSilas attendait au sec sous les colonnes massives de la devanture de l’épicerie. Se trouver ici à cetteheure tardive, au milieu des papiers de chewing-gums et des mégots de cigarettes, avait tout desingulier, mais la voiture d’Allen était garée dans le parking autrement vide ou presque. Silas savaitqu’il se trouvait à l’intérieur de l’établissement. C’était le seul qui vendait la nourriture dont Perinourrissait son chat à être encore ouvert après minuit. Grâce à la puce que Howard avait intégrée autéléphone d’Allen, Silas savait que Peri l’avait envoyé en chercher vingt minutes plus tôt. Elle devaitprobablement vouloir farfouiller chez Allen, et un besoin soudain de nourriture pour chat était uneexcuse comme une autre.

Silas devait parler à Allen. Certes, crocheter la portière de la Lexus de ce dernier et l’attendre àl’intérieur aurait été plus discret, mais il ressentait une sorte de plaisir malsain à le guetter ainsi dansl’ombre. Et puis le fait d’être entourés uniquement de poussière et de briques froides forcerait Allenà être attentif à leur conversation.

L’esprit de Peri était à deux doigts de céder, mais la brève conversation que Silas avait eue avecFran – ou la tirade qu’il avait subie, plutôt – l’avait assuré d’une chose : tant qu’Allen ne se porteraitpas garant de la loyauté totale de Peri envers l’Alliance, elle serait considérée comme une traîtresse.Or Allen était catégorique : elle roulait pour Opti.

Silas tremblait de rage et, pour tenter de se calmer, avait calé ses mains au plus profond de sespoches. Peri était vulnérable, à cause de tout ce qui faisait sa force, à cause de ses capacités, et nonl’inverse. C’était en partie sa faute, mais, quand bien même, l’hallucination qu’était Jack n’aurait pasdû survivre à la dernière séance de torture mentale d’Allen. Lorsque Silas avait vu Peri hurler dansle vide, et son visage horrifié lorsqu’elle avait pris conscience que sa vie n’était qu’un tissu demensonges, il avait compris que le jeu n’en valait plus la chandelle. Pour lui, c’était terminé :l’Alliance obtiendrait la liste d’Opti autrement.

Silas se pencha et vit Allen flirter avec la vieille caissière. Il se redressa lentement et effleura lepistolet dans la poche de son manteau ; il commençait à avoir de sérieux doutes concernant son vieilami. Le déni était une épée à double tranchant, et Silas n’avait jamais aimé l’idée de renvoyer Perichez Opti sans le moindre souvenir de son passé, comme agent double en sommeil. Il avait encoremoins aimé qu’Allen soit resté avec elle chez Opti, jurant de la protéger le temps qu’elle trouve cedont ils avaient besoin. Silas n’avait pas été surpris que ce dernier tente de faire en sorte qu’au finalil se retrouve à être celui qui découvrirait la vérité. Allen était obsédé par la réussite, la gloire,qu’importe la souffrance qu’il occasionnait à autrui durant son ascension. C’était d’ailleurs ce quiavait attiré Peri chez lui.

Silas se redressa soudain. La double porte vitrée recouverte d’affiches vantant les promotions dela semaine s’ouvrait. Il retint son souffle et quitta aussitôt les ténèbres.

— Il faut qu’on parle.Allen releva subitement la tête, et son air effrayé fit sourire Silas.— La vache ! Silas, tu m’as foutu une peur bleue. (Il remonta ses lunettes sur son nez.) Qu’est-ce

que tu fous ici ?— Je reste à distance des mouchards planqués dans ta caisse, répondit-il en attirant Allen dans

l’ombre, avant de tirer son pistolet de sa poche. Tout en me demandant si je dois ou non t’en collerune dans la nuque, ajouta-t-il en plaquant Allen contre le mur de briques. Elle aurait pu me tuer !

Impassible, Allen regarda par-dessus l’épaule de Silas le parking rendu désert par la pluie.— Tu devrais aller te reposer, mon pote, t’as une gueule de chiottes, lança Allen, le sac contenant

les croquettes pour chat crépitant dans sa main serrée tandis qu’il faisait un pas en direction duparking. (Silas le plaqua de nouveau contre le mur, et Allen leva les yeux et le défia d’un regardagacé.) Si elle avait voulu te buter, elle l’aurait fait à la seconde même où elle t’a vu, lâcha-t-il,cinglant.

Silas eut un rictus rageur.— On va s’en assurer ensemble. Tu vas m’aider à la tirer des griffes d’Opti. Ce soir. Tout de suite.Sur le visage d’Allen, l’agacement se mua en stupéfaction.— Je n’allais pas la laisser te tuer, merde !— Ça n’a plus rien à voir avec le fait qu’elle m’ait braqué un flingue sur la gueule ! murmura Silas

en retenant sa fureur, les phalanges blanchies sur la crosse de son arme. Comme si c’était la premièrefois qu’elle subissait ce genre de merdes ! C’est terminé, Allen. Il faut en finir. Elle est devenue tropfragile. Dis à Fran qu’elle est fiable, que je puisse la ramener chez nous.

Allen tourna le regard vers le pistolet. Un mètre derrière eux, une froide pluie de printempstombait en sifflant, mais ici, le sol était sec et poussiéreux.

— On a vraiment un coup à jouer, Silas…— Un coup à jouer ? pesta le colosse en agitant frénétiquement son arme. On n’a jamais eu la

moindre chance d’y arriver ! Jamais on n’obtiendra ce qu’on l’a envoyé chercher ! On doit l’extrairetout de suite et la soigner.

Allen détacha le regard du parking plongé dans l’ombre.— Oh ! alors c’est ça qui t’embête, Silas ? Qu’elle ne se souvienne pas de toi ? Peri n’est pas

aussi brisée que tu le penses.— Parce que tu trouves qu’elle est d’aplomb depuis que tu as mis les mains dans le cambouis ?— Hé ! j’ai fait ce que j’ai pu pour nous sauver la peau, à toi comme à moi ! s’emporta Allen. Bill

a confiance en moi. Il ne m’aime pas, mais il me fait confiance. Je peux rattraper le coup.Silas se redressa et transféra son poids sur son autre jambe. Il dévisagea son arme, puis la fourra

dans sa poche.— Elle ne tiendra plus très longtemps.— Elle va bien.— Elle se souvient de Jack, annonça Silas, et Allen s’immobilisa, interdit.Comme une femme approchait, Allen attira Silas dans l’ombre.— Comment c’est possible ? Je l’ai effacé de sa mémoire, j’en mettrais ma main au feu ! pesta-t-il

dans un murmure.Ils restèrent silencieux jusqu’à ce que la femme soit entrée dans l’épicerie sans les avoir

remarqués. Fier de lui, Silas leva le menton : son bricolage mental avait tenu et ouvert à Peri la voievers la vérité. Qui plus est, il n’aurait jamais tenu aussi longtemps si elle n’avait pas confiance en lui.

— J’ai utilisé la rémanence mémorielle de Jack pour en faire une sentinelle mentale destinée àpréserver Peri d’un TPM, expliqua-t-il. J’en ai fait une sorte d’hallucination interactive, en somme.

Les yeux écarquillés, Allen recula d’un pas.— Et… elle sait qu’il n’est pas réel ?Silas acquiesça.— Oui. Tu ne pourras plus lui cacher la vérité. Tes faux souvenirs s’écaillent comme de la vieille

peinture. Elle sait que tu lui mens, c’est pour ça qu’elle t’a envoyé acheter de la bouffe pour chat.J’espère que tu n’as rien laissé derrière toi que tu ne voudrais pas qu’elle trouve.

Allen recala ses lunettes sur son nez, puis posa le regard sur sa voiture par-dessus l’épaule deSilas.

— Rien qui puisse la surprendre. Qu’est-ce que tu lui as dit ?— Pendant que tu gisais sans connaissance à Eastown ? se moqua Silas. Pas grand-chose, mais

Jack la met au jus. Sandy avait raison sur un point : on n’oublie jamais, on a juste du mal à serappeler le passé.

Allen plaqua l’index sur le torse de Silas, et il sursauta.— C’est ma vie qui est en jeu, maintenant, pas la tienne, dit-il, les yeux rageurs derrière ses

lunettes. Que lui as-tu dit sur moi ?Silas ébaucha un sourire amer.— Tout, sauf pour qui tu bosses, parce que, moi-même, je n’en sais plus rien. Tu ressasses que Peri

est devenue une Opti pure souche, mais c’est toi que je vois donner dans l’abject. Je peine à croirequ’on ait trouvé un jour cette stratégie judicieuse.

Mal à l’aise, Allen plaqua le sac de nourriture contre son torse.— Parce qu’elle allait passer à l’action avec ou sans nous. Bordel, Silas, pas la peine de me foutre

les jetons, je suis déjà assez flippé comme ça ! Je suis directement témoin de sa lutte contre leconditionnement d’Opti, contre ce qu’ils continuent de lui faire subir. J’ai dû me convaincre quec’était elle qui en avait décidé ainsi quand elle me hurlait après, prête à me refroidir. Il a fallu troissemaines – trois ! – pour crever l’abcès de méfiance qui la bouffait et faire d’elle la femme que tu asvu entrer dans l’auditorium, et elle est encore fébrile ! Tu crois que le spectacle me plaît ?

Silas se raidit.— Elle est tout ce que tu as toujours voulu qu’elle devienne. Tu es fier de toi ?Allen retroussa les lèvres.— Qu’est-ce que tu veux ? Une caresse sur l’épaule ? Je crève d’envie d’appeler Fran pour lui

dire que Peri est avec nous sans réserve, mais, la vérité, c’est que je n’en ai pas la moindre idée ! Jene donnerai pas mon aval pour qu’elle réintègre nos rangs. Impossible. Elle aime un peu trop cequ’elle est devenue.

— Parce que ça ne te plaît pas, à toi ?— Boucle-la et écoute-moi, merde ! Elle aime ce qu’elle est devenue, tu comprends ? Je m’en

cogne qu’elle lutte. Elle aime sa puissance, ses aptitudes, son statut au sein d’Opti, le sentiment desupériorité qui l’enivre après chaque mission. Elle a aimé bosser avec Jack, au point qu’elle en agobé les innombrables mensonges et incongruités qui se présentaient à elle jusqu’à ce qu’on les luifoute sous le nez ! Tu veux savoir pourquoi ils ont dû la reformater tant de fois pour tout reprendre dezéro ? Parce que ça lui plaît ! Ils l’ont bien compris. Et c’est pour la même raison que ton Jack estencore là : elle ne veut pas oublier cette partie si grisante de sa vie.

Silas recula jusqu’à en percuter le pylône de la devanture.— Elle a accepté d’aider l’Alliance sans trop discuter.

— Et c’est exactement la raison pour laquelle je poursuis cette mascarade. Ça, et parce qu’en cinqans jamais nous n’avons été à ce point en mesure de toucher au but. Tu crois que ça m’a plu de faired’elle une coquille vide ? de l’entendre me vomir à la gueule, tout en sachant que je le méritaispleinement ? Elle savait que ça lui pendait au nez, et elle a signé, OK, mais ça ne rend pas la pluschose plus facile ! Fondamentalement, elle n’a pas changé. C’est la façon dont elle extériorise sesintentions qui n’est plus la même.

Silas repensa à l’arme dans sa poche et, par analogie, à la peur et la détermination qui habitaient leregard de Peri lorsqu’elle s’était retrouvée face à lui sur la scène et avait compris combien sa vieétait embrouillée.

— Et c’est justement pour ça que je veux qu’elle revienne à la maison.— Impossible. (Les yeux d’Allen scintillèrent sous la lumière du néon « OUVERT ».) Si on

l’extrait avant d’en avoir terminé, l’Alliance ne lui fera jamais confiance. Elle s’est tropmétamorphosée en voulant assurer sa survie. Si elle veut que l’Alliance lui redonne l’intégralité deses responsabilités en son sein, elle va devoir nous servir Opti sur un plateau. Soit elle va au bout etelle prend la décision ferme et définitive de rejoindre l’Alliance – sans le moindre souvenir de laraison pour laquelle elle se trouve dans cette situation –, soit elle tombe avec Opti. Et c’est bon pourtoi aussi.

— Moi ? ragea Silas.Allen releva le menton, furieux.— Peri a marqué quelques points en te libérant, mais que penser de toi ? Au lieu de la ramener à

l’Alliance, tu as fui avec elle, la fille du boss et notre meilleur nettoyeur !— Pour qu’elle mette un terme à tout ça ! pesta Silas, que cet échange renvoyait à sa conversation

avec Fran.— C’est ce que tu as servi à Fran ? se moqua Allen. Et elle l’a gobé ? Parce que, pour l’heure, tout

ce que constate l’Alliance, c’est que tu ne fais rien de ce pour quoi elle t’a envoyé en mission.Silas redressa soudain la tête et cala la nuque contre le mur de briques. Il avait refusé de ramener

Peri à l’Alliance car il craignait qu’on la juge pour trahison, et voilà que c’était lui, désormais, quel’on soupçonnait d’être un traître.

— Tu as perdu toute crédibilité, assena Allen en observant la devanture de la boutique, puis leparking mouillé. L’Alliance me fait davantage confiance qu’à toi. Qui plus est, contrairement à moi, tun’as pas de parachute doré si tout part en vrille.

— Tu as bien pensé ton coup, hein…— Comme tu dis. (Son hochement de tête enragea plus encore Silas.) Tu vas devoir trouver autre

chose pour la ramener au bercail. La liste sur laquelle tu comptais n’existe plus. C’est parce qu’Optin’a pas retrouvé la puce qu’ils ont brûlé son appartement.

— Espèce d’enfoiré ! murmura Silas. Tu savais que c’était son seul ticket de sortie et tu les aslaissés brûler l’appart ?

— Lâche-moi, maintenant, ordonna Allen d’une voix glaciale. (Silas le repoussa contre le pylône ;il ne s’était même pas rendu compte qu’il le retenait par le col.) Elle peut toujours laver son nom,reprit Allen en roulant des épaules pour réajuster son manteau. Ça ne change rien à l’affaire…

— Elle a sacrifié sa vie pour la cause, lui dit Silas à voix basse, défait à l’idée de ne plus savoircomment aider Peri.

— Comme nous tous, répondit Allen sans la moindre pitié.

Silas serra les dents. Extraire Peri maintenant salirait sa réputation et son avenir au sein del’organisation. Le seul choix qui lui restait était de trouver autre chose, mnémoflashs ou pas.

Fils de pute !Il ne supportait pas de se sentir acculé.— Elle te tuera avant que tout ça soit terminé, Allen.Et si elle ne le fait pas, je m’en chargerai.— Peut-être que je le mérite, répliqua Allen en faisant un pas en arrière.Sans un mot de plus, Silas tourna les talons et s’en alla sous la pluie désormais fine, les mains dans

les poches, tête baissée.— Tu penses que je surestime nos chances de réussir ? lui lança Allen. Tu penses que je risquerais

sa vie comme ça si je ne pensais pas pouvoir la sauver ?Hors de lui, Silas ne s’arrêta pas. Ce n’était pas par lâcheté qu’il avait quitté Opti. Il s’était

simplement montré réaliste, contrairement à Allen qui avait préféré rester au sein de l’organisationcorrompue comme agent double.

— Je t’ai écouté, Silas, alors à ton tour, maintenant ! lança Allen, sous la pluie lui aussi, mais lecolosse ne s’arrêta pas davantage… jusqu’à ce qu’Allen se mette à parler d’une voix posée. Bill,avant que tu te foutes en rogne au prétexte que j’ai laissé Peri seule, écoute-moi. Je suis sorti faireune course pour elle. Elle a prétexté avoir besoin de bouffe pour chat de façon à fouiller l’appart. Jeme suis dit que ça la rassurerait peut-être, alors je la laisse faire.

Silas s’arrêta net, puis se retourna. Allen se tenait sous la pluie, dans la lumière du néon grésillant,de la nourriture pour chat à ses pieds et un téléphone à l’oreille.

— Ça m’importe peu qu’elle fouine. (Silas se crispa, prit d’une colère grandissante.) Elle serad’autant plus à l’aise qu’elle se sentira en position de force. Et puis je cherchais l’occasion de sortirpour pouvoir t’appeler, de toute façon. Un truc me chiffonne.

— Concernant ?Allen tourna le téléphone de façon que Silas puisse entendre Bill dont le haut-parleur peu puissant

rendait plate sa voix d’ordinaire tonitruante. Cela avait moins été une question de la part de Billqu’un avertissement tacite.

— Les souvenirs que ton équipe a implantés dans l’esprit de Peri, répondit Allen. Je pense qu’ilscommencent à se fragmenter.

— Dans ce cas, retourne là-bas et consolide-les, lui ordonna Bill. Tu ne t’imaginais pas que ceserait simple, non ?

— Bill, intervint Allen.Mais le militaire n’en avait pas terminé.— Sandy pense que c’est ton attitude qui empêche Peri d’être opérationnelle, et je suis tout

disposé à la croire. Alors, achète-toi des couilles, compris ? J’ai besoin de vous sur le terrain dès lemois prochain.

— Navré de ralentir ton planning, s’excusa Allen. (Silas enrageait de plus belle.) Tout de même…Peri n’a jamais blessé Sandy comme elle m’a blessé.

— Si, le contredit sèchement Bill.— Tu parles du lancer de couteau ? Elle ne l’a même pas touchée. Et puis Sandy ne couche pas

avec cette pute.— Puisqu’on en parle, si toi, tu la sautais, on n’en serait pas là, répliqua Bill. (Silas écarquilla les

yeux.) Retourne chez toi, elle est en train de farfouiller partout en servant des âneries à son chat.Allen riva le regard sur celui de Silas. Elle ne parlait pas à son chat, mais à Jack.— Bill, je comprends l’intérêt du fait qu’elle doive tuer Silas pour cimenter sa confiance en Opti,

mais le voir a fait sauter une sécurité dans son esprit. Elle n’a plus confiance en moi.Silas écarquilla les yeux, et Allen lui imposa le silence d’un geste de la main.— Difficile de lui en vouloir ! se moqua Bill. C’est une réaction plutôt naturelle, vu la situation.

L’équipe de Silas a refait surface, lui a embrouillé l’esprit, et elle a raison d’estimer que tes infosétaient merdiques. Peut-être que tu n’es simplement pas assez compétent à ses yeux.

— Va te faire foutre ! pesta Allen, sa colère trop vive pour être feinte. Je n’ai pas demandé à êtreimpliqué dans cette putain de mission.

— Non, tu as seulement foutu la merde au point de ne plus avoir le choix pour te rattraper. Réparetes conneries. Achète de la glace et des fraises, ou je ne sais quelle merde qu’aiment les gonzesses.Traite-la en princesse. Ce dont elle a besoin, c’est de se faire sauter comme une dame.

Grimaçant, Allen raccrocha et fourra son téléphone dans sa poche.— Tu penses toujours que je ne sais pas ce que je fous ? lança-t-il à Silas d’un ton amer. Bill me

fait confiance, et c’est justement parce que ce n’est pas le cas de Peri. (Le sourire sévère d’Allen sedétendit un peu.) Je fais mon boulot, alors ne viens pas me dire que tu es le grand héros qui va mettreun terme à toute cette merde quand c’est moi qui prends tous les risques. Pigé ?

Silas regarda par-dessus l’épaule d’Allen, plongé dans un passé lointain.— Je me demande quelle est la part de mensonge, là-dedansAllen ramassa la nourriture pour chat et tint le sac devant lui telle une feuille de vigne.— Si tu me demandes à demi-mot si je couche ou non avec elle, la réponse est non.Silas resta silencieux, pestant intérieurement que cela compte autant pour lui.— Je te laisse deux semaines.— Tu ne me laisses rien du tout, Silas. C’est moi qui suis aux commandes, pas toi.Silas s’empara du pistolet dans sa poche, et Allen eut un mouvement de recul.— Elle est trop proche du TPM. Si tu n’as pas réussi ton coup dans deux semaines, je viens la

chercher, qu’importe que l’Alliance la bannisse, l’ignore ou mette sa tête à prix. (Allen grimaça.Silas ne bluffait pas, et il le savait.) Deux semaines.

Sur ces mots, Silas tourna les talons et partit à grands pas sous la pluie.

Chapitre 32

L’appartement d’Allen, mélange de couleurs et de textures qui lui fit se demander s’il n’était pasdaltonien, était aussi peu au goût de Peri que les vêtements rangés de son côté de la penderie. C’étaitcomme si le classique tout professionnel de sa tenue avait échoué à déteindre sur sa décorationintérieure. Au final, peut-être avait-il des goûts très éclectiques.

Peri soupira, assise dans l’ottomane en cuir devant la cheminée à gaz, Nostradamus sur les genoux,tandis qu’elle regardait une publicité pour un assureur. Elle ne pouvait qu’être admirative devant cetype couvert de bandages qui, sur l’écran, mettait le feu aux rideaux de la cuisine pendant que lepropriétaire de la maison tentait de rallumer la veilleuse de la cuisinière avec une allumette. Ilsemblait prendre plaisir à semer la destruction, sans se soucier le moins du monde des conséquencesde ses actes. Peut-être avait-elle quelque chose à apprendre de lui.

Elle percuta du bout des ongles la clochette au cou de Nostradamus, et il sursauta, enfonçant sesgriffes dans sa jambe, encore sous le choc du trajet qu’il avait passé dans une boîte pour arriverjusque-là. À moins que ce soit à cause des toiles d’art moderne criardes figurant des blocs colorés.

La majeure partie de ses affaires étaient encore dans son ancien appartement, et si la situation nes’améliorait pas rapidement elle comptait bien rentrer chez elle, son chat et sa brosse à dents sous lebras. Plus elle se distanciait des doutes que Silas lui avait instillés, plus ils lui semblaient absurdes.Pour tout dire, si Jack n’avait pas été là – il se tenait près de la boîte des talismans de Peri, poséeprès de l’étagère vide –, elle se serait mise à sérieusement douter d’elle-même.

Peut-être que c’est le TPM qui se profile.Comme si ses réflexions avaient convoqué l’hallucination, Jack se tourna vers elle. Il tenait une

poupée de chiffon en kimono.— Où est-ce que tu as déniché un truc pareil, sans déconner ?— Tu crois sérieusement que j’en ai le moindre souvenir ?Elle se leva et épousseta ses vêtements pour en déloger les poils de chat. Qu’aucun de ses objets

ne lui rappelle quoi que ce soit l’irritait au plus haut point. Allen avançait que c’était parce qu’ilsn’avaient pas encore défragmenté les souvenirs qui leur étaient liés, mais elle en doutait, ses réservesrenforcées par les regards sceptiques que Jack posait sur chacun d’eux. Allen avait libéré l’étagèreau-dessus de la télé de façon qu’elle puisse les y exposer, mais elle ne se sentait pas de le faire. Iln’était parti que depuis quelques minutes et, déjà, elle ne tenait plus en place. Si la boîte qui contenaitle chat était arrivée jusque-là, ce n’était pas le cas des croquettes, aussi était-il sorti en chercher.

Peri s’aventura dans la cuisine et, si elle eut un mouvement de recul en ouvrant le frigo, elle étaitbien décidée à ne pas jouer les mamans en en nettoyant les clayettes… Soudain, elle se figea : ellevenait de voir trois sachets de nourriture pour chat.

— J’étais persuadée que…, commença-t-elle tandis que Nostradamus se tortillait entre ses jambes,surjouant la famine. Désolée, Nostradamus, il y en avait en fait.

Depuis l’autre côté du salon, Jack se mit à ricaner ; il triturait un bout de tissu qui ne disait rien àPeri. Elle se souvenait d’avoir mis les sachets de nourriture pour chat dans le frigo, désormais. Elleen prit un, puis ouvrit un placard pour y récupérer une soucoupe. Paradoxalement, ce trou de mémoire

ne lui ressemblait pas et, troublée, elle plaça la nourriture dans le garde-manger, à sa juste place.— Tiens, attends, dit-elle, contrariée, en déchirant le haut d’un des sachets. (Le chat bondit sur le

plan de travail avant qu’elle ait eu le temps de poser la soucoupe sur le sol, et elle se mit à rire.) Hé !tout doux, tu ne meurs pas de faim, Nostra…

Elle posa la soucoupe, puis le chat, sur le sol. Nostradamus fourra la tête dans ses croquettes etsnoba la caresse dont Peri le gratifia entre les oreilles, pendant qu’elle réajustait son collier demanière qu’on en distingue bien les dagaz.

Ils ont rapporté mes affaires de tricot, se dit-elle en apercevant son sac à laine près du canapé.Elle se souvint alors d’avoir prévenu Allen qu’elle terminerait son écharpe ce week-end.— Qu’est-ce qui m’a pris de fourrer la bouffe pour chat dans le frigo ? lâcha-t-elle en s’affalant

sur le canapé.Jack la fit sursauter en venant se poster entre elle et la cheminée.— Sinon, tu n’aurais pas pu faire sortir Allen de l’appartement. C’était la seule chose ici qui

n’aurait pas pu attendre jusqu’à demain matin. (Il farfouilla dans la boîte de talismans.) Ce type terend dingue.

Elle haussa les épaules, préférant la version de Jack à celle qui l’aurait vue, trop étourdie, laisserle gaz allumé dans l’appartement.

— Tu crois ? maugréa-t-elle, avant de se demander si l’appartement n’était pas sous surveillance.Peut-être valait-il mieux qu’elle cesse de parler à Jack.Tu m’entends, si je te parle comme ça, Jack ? pensa-t-elle.— Du tout, répondit-il, semant le trouble dans son esprit. Hé ! viens voir ça. C’est un vrai ou bien

la femme de Bill l’a trouvé dans un vide-greniers ?— La vache… Remarque, si j’avais des trucs aussi laids dans mon grenier, je le viderais aussi.Peri se releva, de plus en plus à l’aise en compagnie de l’hallucination. Silas lui avait dit que Jack

l’avait trahie, mais en vouloir à une vision n’avait aucun sens. Ce qui dérangeait davantage Peri,c’était que le coquillage dans lequel on avait collé une figurine de sirène n’était pas véritablementdans la main de Jack, mais encore dans un carton, et elle n’osait imaginer à quelle gymnastiquementale se livrait son esprit pour parvenir à colmater les brèches sensibles entre la réalité et lesinteractions de Jack.

Peri ne put se résoudre à s’emparer de l’objet que lorsque Jack l’eut reposé et que son imaginationet la réalité se rejoignirent. D’un goût douteux, criard, l’objet ne lui disait strictement rien.

— Ce n’est pas à moi, dit-elle en le posant sur l’étagère. Jamais je ne choisirais comme talismanquelque chose d’aussi voyant.

Soudain, à l’instinct, elle tira la photo d’elle et Jack qu’elle avait remisée dans son soutien-gorge,la déplia et la posa sur l’étagère. Elle esquissa un sourire, et Jack se mit à se basculer d’avant enarrière, les mains dans les poches, tout aussi satisfait qu’elle tandis qu’ils regardaient ensemblel’instantané. Cette image-ci, oui, semblait faire partie de sa vie. Pourtant, elle perdit bien vite sonsourire en repensant soudain à Howard et… Taf ? Elle ne se souvenait pas d’eux, mais euxsemblaient très bien la connaître. Taf, en particulier, avait paru attristée que Peri ne la reconnaissepas.

— Hé ! te bile pas, ma belle, essaya de la rassurer Jack en manipulant la photo de façon que le plicentral soit moins marqué. Tu es tellement tendu que tu dois peiner à te rappeler quel jour noussommes, alors, ce genre de souvenirs… Moi-même, je devais attendre douze heures après chaque

rétrochronage pour avoir une chance de récupérer quoi que ce soit. C’est normal, ne t’inquiète pas…Jack avait beau ne pas être véritablement avec elle, ses mots n’en étaient pas moins réconfortants.

Peut-être n’avait-elle besoin que d’un peu de temps.— Cela dit, ça, ça a déjà plus la gueule d’un vrai talisman, ajouta-t-il, les mains sur les hanches,

en observant la photo. Dommage que Silas l’ait plié. Tu veux que je répare ça ?— Tu peux faire ça, toi ? s’étonna-t-elle, et il passa l’index sur le pli de l’image, rendant cette

dernière nette dans l’esprit de Peri.Incroyable, songea-t-elle, saisie par une émotion étrange.Elle retint son souffle et ramassa l’image que son esprit venait de rendre parfaitement lisse et nette.

Elle suivit d’un doigt la ligne de son sourire heureux et, tandis qu’elle brûlait de revoir cette sérénités’emparer d’elle, un souvenir de Jack et elle s’épanouit dans son esprit telle une rose s’ouvrant sousla pluie.

— Peri ! s’exclama Jack, la voyant frémir.C’était comme si la chaleur d’un millier d’étés venait de lui réchauffer le cœur. Son pouls s’affola,

et elle entendit une psalmodie antique, ressentit la griserie induite par l’alcool de racines fermentéesde plantes dont elle n’avait jamais entendu parler, puis sourit à Jack, frappée d’une béatitudeintemporelle qui s’inscrivait dans l’infini de leur union.

C’était un souvenir, un véritable souvenir ! Peri plaqua la photo contre elle.— Jack, murmura-t-elle, craignant d’ouvrir les yeux et de se retrouver confrontée à l’imposteur

spectral dont Silas l’avait flanquée.Jack était mort. Elle ne se rappelait plus ni quand ni comment c’était arrivé, mais elle savait

maintenant qu’elle l’avait aimé et qu’il avait été son ancre.Allen était l’imposteur. Silas disait la vérité. Elle venait probablement de subir un mnémoflash

mais, au lieu de la peur tant redoutée, il l’avait emplie d’espoir. Silas avait raison.Jack.Peri ouvrit les yeux et, tourné vers l’hallucination, laissa échapper un sanglot. Un seul. Jack gardait

la tête basse, comme s’il partageait la même douleur qu’elle. Elle l’avait tué après avoir découvertqu’il lui avait menti pendant trois années entières. Cette vision avait beau ne pas être le véritableJack, Peri peinait à le regarder.

— Tu m’aimais, avant, murmura-t-il tandis qu’elle reposait la photo sur l’étagère avec la mêmedéférence avec laquelle elle manipulait ses talismans.

Peri déglutit et redressa la photo. Allen lui mentait. Bill lui mentait. Elle aurait aimé que Silas luidise la vérité, mais que les souvenirs puissent tout aussi bien être effacés que conçus de toutes piècesavait quelque chose d’effroyable. Opti pouvait modeler Peri à sa guise. Il fallait qu’elle disparaisseavant qu’ils fassent d’elle quelqu’un qu’elle n’était pas.

L’envie soudaine de tirer tout cela au clair s’empara d’elle.— Il faut que je parte d’ici, murmura-t-elle.— Comment ? lui demanda Jack en s’asseyant, jambes écartées, découragé. Silas a dit que tu étais

pucée. Si tu pars, ils te traqueront.Excédée, Peri laissa trotter deux de ses doigts sur l’étagère.— C’est l’heure du dépucelage, alors, lâcha-t-elle en se ruant dans la salle de bains.Le cœur battant, elle attendit que la lumière cesse de clignoter, puis, frénétique, se mit en sous-

vêtements. Ses pieds savourant la douceur des dalles chauffantes, elle était prête pour l’examen de

ses cicatrices. La brûlure sur son épaule semblait être la plus récente. Qu’elle n’en ait aucun souvenirla troublait d’autant plus que Silas avait avancé qu’Opti avait incendié son appartement. La cicatricesur son genou datait d’une chute en monocycle quand elle avait douze ans ; celle sur son front, juste àla naissance des cheveux, elle en avait hérité après avoir percuté une porte. Les marques de crocsirréguliers sur son bras dataient d’une rencontre avec un chien de garde. Sur sa cuisse, la longueempreinte nacrée laissée par un couteau – Jennifer était encore son ancre à l’époque, et cette blessurel’avait mise dans tous ses états. Peri n’avait pas le moindre souvenir de ce à quoi correspondaient lesautres cicatrices.

Tandis qu’elle faisait courir ses doigts sur sa peau nue, elle se renfrogna. Il y avait une minusculebosse sur son coude qui pouvait ne pas être qu’une cicatrice, ainsi qu’une ligne discrète sur sonépaule, visible uniquement à l’aide d’un miroir.

— Tu en penses quoi ? demanda-t-elle à Jack, qui se tenait maintenant dans l’encadrement de laporte, pile au centre de la barre de seuil.

La ligne sur son épaule était quasi invisible en plus d’avoir l’air assez récente mais, si Opti avaitbien fait son boulot, Peri n’aurait rien dû pouvoir discerner.

— J’en pense que ça craint pas mal que je sois mort, ma belle.Peri le fusilla du regard dans le miroir.— Arrête tes conneries ! C’est une de ces deux-ci, tu penses ?Il secoua la tête.— Non. Par contre, tu en as une encore plus récente sur le cul.— Tu plaisantes ! (Peri se mit à tournoyer pour tenter de la voir.) Comment tu le sais ?— Tu l’as sentie en prenant ton bain.En y repensant, elle se souvenait d’avoir effectivement senti une bosse de la taille d’un grain de riz

au niveau de ses fesses lors de son dernier bain.— C’est une blague…, maugréa-t-elle, laissant courir ses doigts sur sa peau jusqu’à y sentir une

petite tumescence.Comment allait-elle pouvoir s’en débarrasser ? Elle ne la voyait même pas.— Tu peux toujours demander à Silas…Hors d’elle, elle posa le miroir, puis récupéra sur la patère le peignoir d’Allen.— Dommage, protesta Jack, tandis qu’elle en resserrait la ceinture.— Hors de question que je me balade chez lui à poil, maugréa-t-elle, avant d’ouvrir un tiroir et de

farfouiller dans les affaires toutes masculines d’Allen à la recherche d’un scalpel, d’un rasoir ou dequoi que ce soit de coupant. Elle dévisagea l’étui de deux préservatifs, mais estima tout de mêmequ’il était plus sain de tomber là-dessus que sur de la came. Elle n’en trouva pas moins dans la fouléeune substance suspecte, mais se montra déçue qu’il ne s’agisse pas d’une drogue un minimumeuphorisante, mais de puissants somnifères.

Aucune lame utilisable ici. Elle essaya ensuite dans la cuisine, ouvrant tous les tiroirs au point depouvoir examiner l’espace vide qui se trouvait derrière. Elle découvrit une cache d’armes derrière lemicro-ondes, et siffla, impressionnée – attirant l’attention de Jack –, avant de ganter l’une de sesmains d’un torchon, puis de s’emparer de la plus grande des armes.

— Nightfire semi-automatique, lâcha l’hallucination, visiblement émerveillée.— Comment tu sais ça ? lui demanda Peri en le reposant dans la planque. Je ne le sais pas, moi,

donc…

— Ton inconscient est au courant. Tu ne faisais pas semblant d’écouter quand je t’ai listé ce que jevoulais pour Noël, finalement.

Apparemment, songea-t-elle en luttant pour remettre le micro-ondes en place.Mais ces recherches l’avaient rendue curieuse, si bien qu’elle commença à passer l’appartement

au peigne fin, sa rage s’intensifiant chaque fois qu’elle trouvait une nouvelle arme, ici derrière untiroir, là dans le double fond d’un placard. Dix minutes plus tard, Peri prit le temps de souffler unpeu. À l’exception de la suie dans l’âtre, tombée là après qu’elle avait fouillé le conduit decheminée, les traces de sa fouille étaient des plus discrètes. Elle avait trouvé, dans les étagères au-dessus de la machine à laver, un kit chirurgical d’urgence que ses maigres compétences en la matièrelui permettraient tout de même d’utiliser.

Ils n’auraient jamais dû me laisser seule ici, se dit-elle en récupérant le kit et un rouleau depapier absorbant, avant de retourner dans la salle de bains.

Le cœur battant, elle laissa glisser au sol le peignoir d’Allen et disposa délicatement devant elle lematériel dont elle allait avoir besoin.

Jack trépignait dans l’encadrement de la porte, le front marqué par l’inquiétude.— Je te conseille de faire vite, comme si tu retirais une fléchette. Tu connais ça…— Je suis obligée de te croire sur parole. (Peri s’assied de façon grotesque devant le miroir, puis

se contorsionna pour essayer de voir un minimum ce qu’elle faisait.) Je suis au bon endroit, là ?— Qu’est-ce que j’en sais, ma belle ?Elle soupira, tâtant son muscle d’une main tandis qu’elle tenait maladroitement le scalpel entre le

pouce et l’index de l’autre. Les doigts pris de crampes soudaines, elle retint son souffle et incisa. Dusang coula et, expirant lentement, elle posa le scalpel sur une feuille de papier absorbant, puiss’empara d’une lingette antiseptique. Elle eut une inspiration sifflante lorsqu’elle entra en contactavec sa peau, mais l’incision saignait encore trop, si bien qu’elle dut y appuyer à la hâte plusieursautres feuilles de papier absorbant.

— Ma belle…— La ferme ! grommela-t-elle tandis qu’elle épongeait la plaie jusqu’à ce que le saignement

ralentisse.Elle se pinça alors la peau, et fut prise d’un haut-le-cœur en voyant un petit objet de la taille d’un

grain de riz s’échapper de la plaie.Un rictus de dégoût sur le visage, elle jeta un bref coup d’œil au petit traqueur électronique, le

posa, puis s’empara de sparadrap et d’un peu de gaze. La coupure était petite, mais un simplepansement n’aurait pas suffi. Ce n’est que lorsqu’elle eut renfilé le peignoir d’Allen et se fut assuréequ’il n’y avait du sang que sur le scalpel et les feuilles de papier absorbant qu’elle prit le tempsd’étudier le traqueur avec davantage d’attention.

— Ils m’ont foutu une puce au cul, bordel ! dit-elle, grimaçante, en la tâtant du bout du doigt.Elle coupa un nouveau morceau de gaze et y plaça la puce.— Tu as assuré, ma belle. Je suis fier de toi.Encore furieuse, elle leva les yeux vers Jack. Il était bronzé, désormais, avec des mèches blondes

plus claires et de la poussière sur le nez. Ce n’était pas le cas une seconde plus tôt. Déterminée, Perise rendit dans la chambre et scotcha la puce sous le lit. Nostradamus se trouvait là, les yeux ronds,probablement effrayé par sa fouille hystérique de l’appartement. Sa fesse la fit souffrir quand elle sereleva, mais elle se sentait trop furieuse pour s’en soucier.

Elle retourna ensuite dans la salle de bains pour réunir les indices de son opération de fortune,puis les porta jusque dans la cheminée, où les flammes naquirent dans un rugissement sonore, puiselle alla s’asseoir près de la caisse remplie de ces trésors qui ne lui appartenaient pas. Nostradamusbondit sur ses genoux, et elle le caressa presque par réflexe. Sans la puce, elle pouvait se déplacerlibrement, mais il faudrait qu’elle pense à la prendre avec elle chaque fois qu’elle quitteraitl’appartement pour qu’Opti ne se doute pas qu’elle l’avait extraite.

— Comment est-ce que je vais me sortir de ce pétrin, Nostradamus ? murmura-t-elle en grimaçant.T’as quand même un nom pas commun, toi, lâcha-t-elle en le caressant de la tête à la base de laqueue.

Elle redressa aussitôt la tête. C’était Jack qui lui avait donné ce nom. Nostradamus était leur chat àtous les deux.

— Jack ? murmura-t-elle. (Elle ne le voyait pas, mais il apparut bientôt de la cuisine, une bouteillede vin à la main.) C’est toi qui l’as baptisé Nostradamus, non ?

Il acquiesça, et elle serra le matou contre elle. Quelque part, elle en était convaincue. Comment,elle ne le savait pas, mais elle en avait été consciente depuis le début. Personne n’était venu leréclamer, et s’il était entré dans sa vie comme s’il y avait toujours eu sa place, c’était simplementparce que c’était le cas. Nostradamus était son chat, son chat à elle, et il n’aurait pu être plus réel. Cen’était pas des sabliers sur son collier, donc… mais des dagaz.

Silas a parlé d’une puce contenant une liste d’agents d’Opti corrompus…— Tu devrais examiner son collier, suggéra Jack, mais elle avait déjà commencé à en triturer le

fermoir. (La clochette tinta, et Nostradamus, apeuré, s’enfuit, tandis que le collier défait tombait surle sol.) Opti ne l’a pas trouvée… parce qu’elle était sur la boule de poils. C’est la seule chose qu’ilreste de notre ancien appart…

— Mon ancien appart, maugréa-t-elle, se relevant aussitôt, mais ralentissant le mouvement sitôtqu’une douleur fulgurante lui traversa le muscle de la fesse.

Il y avait une loupe dans la salle de bains. Elle alla la chercher, augmenta le plus possiblel’intensité de la lumière de la pièce, puis la braqua sur le collier, à la recherche de tout détailsuspect.

Rien.Un sentiment d’abattement s’empara d’elle, et elle tâta la broderie sans grande conviction, traquant

une petite bosse…— La clochette, suggéra Jack, et Peri l’observa à la lumière de la salle de bains, la tournant dans

tous les sens.Comme l’un de ses soupirs nappait la clochette de buée, elle l’essuya à l’aide du peignoir d’Allen

avec impatience.— Il y a quelque chose de coincé à l’intérieur, murmura-t-elle.Une puce ? songea-t-elle.Elle écarquilla les yeux : c’était exactement cela !Peri se redressa, prise de vertige. C’était comme si la vérité sur sa vie s’échappait de fissures

dans la trame de mensonges d’Opti.Et si tout était vrai ?Le cœur battant la chamade, elle enserra la clochette jusqu’à s’en meurtrir la paume.— Les infos doivent être cryptées. Appelle Silas, lui conseilla Jack en sirotant une gorgée de vin

imaginaire.Elle baissa les yeux vers sa paume, et l’ouvrit lentement. Elle l’avait lavée, mais l’encre se

devinait suffisamment pour qu’elle puisse encore lire le numéro de téléphone de Silas. S’en remettreau colosse de l’Alliance, c’était lui demander beaucoup.

— Tu ne lui fais pas confiance ? lui demanda Jack, et Peri leva le regard au plafond comme pourtrouver la réponse à cette question.

— Je vais bien être obligée de me fier à lui, murmura-t-elle.Jack se retourna vers la porte, et Peri écarquilla les yeux. Des bruits de pas dans le couloir.

Allen ? Il était déjà de retour ?— Merde ! murmura-t-elle, avant de courir chercher son trousseau de clés pour y accrocher en

panique la clochette de Nostradamus.Elle le fourra ensuite dans son sac, se précipita vers la photo de Jack et elle sans savoir quoi en

faire. Elle ne serait nulle part en sécurité et, si Allen la découvrait, il poserait trop de questions.— Je suis désolée, Jack, s’excusa-t-elle en la jetant dans l’âtre où les flammes commencèrent à

l’engloutir.Je suis tellement désolée. Mais je t’aurai toujours, toi. Jamais je ne t’oublierai…— Coucou, Allen ! lança Peri, se retournant le sourire aux lèvres quand la porte d’entrée s’ouvrit.

Tu penses que je pourrais avoir un peu de place pour moi dans la salle de bains ? Un ou deux tiroirs,peut-être ?

Je peux y arriver, songea-t-elle, alors même qu’il lui souriait en retour tout en brandissant le sacdans lequel se trouvaient sachet de croquettes et crème glacée. Même sans ancre.

Chapitre 33

Assise au comptoir de la cuisine où elle traquait dans son bol le dernier petit trèfle en guimauve deses céréales, Peri porta son téléphone à l’oreille. Elle mangeait les trèfles en dernier depuis qu’elleétait gosse.

Pour me porter chance pour la journée, se dit-elle, écoutant l’appareil sonner sans plusd’attention que cela.

De toute évidence, elle aurait besoin de chance. Elle voulait retrouver Silas et lui céder la puce,mais le contacter s’avérerait complexe, d’autant plus qu’elle ne pouvait le faire depuis l’appartement.Son téléphone était pucé mais, tant qu’elle ne tenait aucun propos déplacé, cela ne poserait pas deproblème. Allen se trouvait dans la chambre, où elle l’avait drogué avec ses propres produitslorsqu’il avait été trop fatigué la nuit dernière pour sentir l’aiguille de la seringue. Avec des médocsd’une telle qualité, il se réveillerait sans migraine ni goût étrange dans la bouche, si bien qu’il ne luiviendrait pas à l’idée d’aller vérifier avec suspicion le niveau de liquide dans ses flacons. La bonnenouvelle, c’était qu’il resterait dans les vapes pendant près de quatre heures ; la mauvaise, c’étaitque, si ces produits se trouvaient là, c’était probablement pour qu’Allen les utilise sur elle.

— Service médical d’Opti, bonjour.Elle se laissa glisser au bas de son tabouret de bar, Nostradamus louvoya entre ses jambes, et Peri

lui déposa une coupelle de lait frais sur le sol.— Ah ! bonjour. Peri Reed à l’appareil. J’appelle à propos d’Allen Swift et moi-même, annonça-t-

elle en s’approchant des stores qu’elle écarta de la main pour jeter un coup d’œil dehors. J’aimeraisdécaler notre rendez-vous de ce matin à cet après-midi. On s’est couchés tard, et il a une migraine àvouloir s’en arracher le cerveau à la pince à sucre.

Pas d’agent d’Opti dans la rue animée. Inutile, la puce leur indiquait qu’elle était toujours au lit.Il fallait à tout prix qu’elle contacte Silas.— Bien sûr, madame. 15 h 30, cela vous irait ? lança l’homme au téléphone.Peri lâcha le store.— Parfait. J’y serai.Elle déposa le téléphone sur l’îlot et partit s’assurer qu’Allen dormait encore.— Fais de beaux rêves, mon bébé, chuchota-t-elle en prenant son pouls. Je te rapporterais bien un

beignet, mais tu comprendrais que je suis sortie, alors… (En se retournant, elle vit son reflet dans laglace et lut la fatigue qui creusait les traits de son visage.) Et mes deux putains de semaines devacances, Bill, hein ? Elles sont où ? murmura-t-elle en laissant courir un doigt le long de la traînéed’eye-liner qui filait vers sa tempe sur plus de cinq centimètres.

L’effet était un peu exagéré pour être crédible à 8 heures du matin, mais avec le fond de teint surses pommettes cela troublerait suffisamment les traits de son visage pour que les caméras placéesdans les rues peinent à l’identifier.

Satisfaite, elle fit glisser son pendentif-stylo sous son chemisier, puis tira sur le bord de sa vestepour tenter de dissimuler l’odieux motif à fleurs. Elle plissa les yeux, triturant ses cheveux qui luitombaient aux épaules. Si la coupe aurait à coup sûr plu à sa mère, elle allait devoir la raccourcir si

elle ne voulait pas avoir de déconvenue en plein combat.Elle se dirigea à grands pas vers la cuisine, retira l’un des tiroirs derrière lequel Allen cachait un

couteau qu’elle avait repéré la veille, qu’elle glissa aussitôt dans le fourreau de sa botte. Le sac àmain à l’épaule, elle s’assura que la porte se refermerait bien derrière elle, avant de sortir dans lecouloir. Il faisait agréablement frais ici, et, après un rapide coup d’œil de part et d’autre du couloir,elle glissa un petit papier de beignets chinois sous un gond de la porte, à un doigt du sol, de façonqu’à son retour elle puisse savoir si quelqu’un était entré ou sorti de l’appartement.

Les rues bourdonnaient de vie et, tandis qu’elle se dirigeait vers le tramway aérien, elledévisageait avec envie chaque gobelet de café fumant sur lequel tombait son regard. Elle n’avait pasbien dormi à côté d’Allen. Les incohérences mémorielles suscitées par la cohabitation de la réalité etdu tissu de mensonges d’Opti l’avaient hantée, l’empêchant de trouver le sommeil. Le problèmevenait moins de ce dont elle se souvenait que de ce qu’elle avait oublié. Elle se rappelait avoirmangé, mais pas avoir acheté les ingrédients pour la recette ; être allée courir au parc avec Allen,mais pas d’où venaient les chaussures avec lesquelles elle joggait ; les films qu’ils étaient allés voirensemble, mais pas avoir attendu dans la queue au guichet, ni le pop-corn qu’elle avait pu mangerdans la salle.

Opti lui avait menti. Ces personnes à qui elle avait confié sa vie entière d’adulte lui avaient menti,lui avaient farci le crâne de convictions et de souvenirs qui n’étaient pas les siens. Et cela la rendaitfurieuse.

Son appartement de Wright Avenue ne se trouvait pas bien loin mais, lorsqu’elle descendit du bus,elle se sentit prise d’un léger vertige. Tout lui semblait familier, ici – les enseignes au néon, les ruesimpeccables, les espaces publics où, massés près d’une fontaine, des groupes de gens profitaient decette matinée printanière. Elle avait reconnu, en jetant des coups d’œil dans les rues adjacentes, lesboutiques branchées qui se trouvaient déjà là cinq ans auparavant. Son appartement lui manquaitsoudain, ces pièces dans lesquelles elle avait vécu, et elle eut la subite impression de rentrer chezelle. Elle se sentait en sécurité ici. Elle connaissait chaque rue, chaque ruelle, chaque magasin devêtements, atelier de styliste et restaurant à la mode. Et, quelque part, c’était douloureux d’y revenir,de sentir qu’elle en avait été éloignée.

— Ça va aller, ma belle, la rassura Jack, apparaissant près d’elle comme s’il venait d’atterrir làaprès un pas exagérément long.

— Tu en es sûr ? (Elle renifla pour retenir une larme, surprise de s’être mise à sangloter.) J’aitoujours adoré ce quartier, ajouta-t-elle en se dirigeant vers son ancien appartement.

— Moi aussi. Par contre, je suis navré de te le dire, mais tu es suivie. Depuis que tu es sortie de lagare.

Quelle surprise, songea-t-elle avec amertume, cherchant déjà quel mensonge elle pourrait servir àOpti pour justifier sa fugue.

En revanche, elle ne ressentait pas la moindre peur face à ce nouvel obstacle, rien que de lacolère. Impatiente d’en découdre, elle tourna aussitôt sur sa gauche, cala son dos contre le mur, puissortit son stylo. Le capuchon entre les dents, elle gribouilla « ALLER CHEZ ALLEN » sur sa paumepour recouvrir le numéro de Silas, au cas où elle rétrochronerait. Elle n’avait pas besoin d’ancre ;elle pouvait s’en sortir seule.

Jack jeta un regard dans la rue principale pendant que Peri rebouchait son stylo et le remisait sousson chemisier. Les poings serrés, elle se mit en position de combat, ses appuis fermes sur le béton de

la ruelle. Une démarche rapide et masculine se faisait entendre dans la rue, et elle serra les dentspour ne pas se mordre la lèvre inférieure.

D’un geste silencieux, elle passa à l’attaque sitôt que l’homme apparut dans la ruelle, lui plantantun pied en plein dans le ventre. Il vacilla en lâchant un grognement de surprise, et elle enchaîna avecun coup de poing dans le torse qui envoya le type contre le mur opposé. Les mâchoires serrées, ellel’attrapa par l’épaule et le redressa de façon à pouvoir voir son visage.

— Bordel ! gémit Silas.Interdite, elle le lâcha.— Silas ?Une gêne soudaine lui empourpra les joues, et elle recula d’un pas. Silas – manteau élégant,

chemise repassée et cravate – se plia en deux, dos au mur de briques, et se laissa glisser jusque sur lebéton tel un homme d’affaires qui viendrait de se faire agresser. Dans la rue, voitures et vélosélectriques silencieux filaient sans les remarquer.

— Je n’ai pas fait passer Allen par-dessus ton balcon, annonça-t-il d’une voix râpeuse, une mainsur le ventre, l’autre levée en un geste d’apaisement. Laisse-moi t’expliquer. Bordel ! je crois que tum’as pété une côte…

Gênée, elle grimaça.— J’ai cru que tu étais un agent d’Opti. Et puis je n’ai pas tapé si fort, hé…Il leva les yeux vers elle, le regard accusateur, et elle eut une seconde d’hésitation avant de lui

tendre la main pour l’aider à se relever. Il la repoussa d’un geste contrarié et se redressa seul, l’airaigri tandis qu’il époussetait son manteau, sa colère manifeste.

— Bon… Ça va aller ? finit-elle par lui demander. Désolée de t’avoir frappé… deux fois. Ce n’estjamais une bonne idée de me filer le train.

— Je m’en souviendrai, lâcha-t-il en se tâtant les côtes. Qu’est-ce que tu fais ici ? Et puis, c’estquoi tout ce maquillage ? On dirait une pirate.

— C’est pour feinter la reconnaissance faciale des caméras. Et, si tu veux savoir, j’étais à larecherche d’un téléphone sûr pour te contacter. (Elle serra le poing pour cacher le message qu’ellevenait de s’écrire dans la paume.) Il y en a un dans le hall d’entrée de mon ancien immeuble, et ils neme chercheront pas de noises si je l’utilise. Je cherche asile.

Il fronça les sourcils.— Tu me crois à propos de la corruption dans les rangs d’Opti ?— Assez pour vouloir te parler. (Son pouls s’accéléra tandis qu’elle repensait à la clochette sur

son trousseau de clés.) Je pense avoir trouvé la puce que tu cherches.Il avait avancé que cela mettrait un terme à toute cette histoire. Elle se moquait de savoir qui était

corrompu chez Opti, à présent ; tout ce qui comptait pour elle, c’était d’en finir.— Je les ai vus brûler ton appartement. (Silas avait toujours l’air aussi furieux tandis qu’il jetait

un coup d’œil dans la rue principale baignée de soleil.) Je doute que la puce que tu as trouvée soitcelle que nous cherchons.

Ils ont brûlé mon ancien appartement.Peri pinça les lèvres, mais s’efforça de se calmer. Ses talismans n’avaient plus le moindre intérêt

pour elle, car son passé n’avait plus d’importance à ses yeux.— Elle était dans la clochette du collier de mon chat. C’est Jack qui m’a offert ce matou. Ce n’était

pas un animal perdu, il est revenu naturellement vers sa maîtresse. Je ne comprends pas pourquoi

Opti me laisse le garder. (Peri se tourna vers Silas et lut dans son regard comme une lueur d’espoir.)Peut-être qu’ils n’ont pas pensé qu’il pouvait représenter une menace pour eux.

Pensif, il demeura quelques secondes immobile, puis passa le bras de Peri au sien. Ils s’enretournèrent à la lumière généreuse de la rue principale et se mêlèrent au maigre flot de passants.C’était une belle matinée de printemps, et le vent venu du lac artificiel proche faisait danser lescheveux de Peri avec légèreté. Silas et elle foulaient le trottoir d’un même pas, et Peri juraintérieurement à l’idée de ne pouvoir profiter de cet instant comme tous les couples qui flânaientautour d’elle devant les boutiques et à l’intérieur.

— Tu as trouvé la puce sur ton chat ?Le fait qu’il haussait les sourcils, incrédule, agaçait Peri.— Oui. Hier au soir, après avoir retourné l’appartement d’Allen pour trouver de quoi me

débarrasser du traqueur qu’Opti m’avait collé dans une miche, dit-elle dans un sourire amer. Rigoleet je te colle une autre prune. Tu m’as dit que tu me protégerais si je te rapportais la puce. Alors ?

— Hmm, lâcha-t-il d’un air distant, le pas régulier. Tu me dois un manteau.Sa réponse décontenança Peri.— Pardon ?— Tu me dois un manteau, répéta-t-il tandis qu’il la guidait à travers une place en direction des

boutiques, louvoyant entre les propriétaires de chiens et les tables des couples qui petit-déjeunaient.Celui-ci est tombé sur une personne quelque peu indélicate.

Elle se pencha pour évaluer les dégâts.— Désolée, s’excusa-t-elle avec sincérité. (Un sourire se dessina sur son visage sitôt qu’elle

comprit où ils se rendaient.) Simulate’s ? dit-elle, ravie à l’idée de visiter la boutique du stylistepour hommes et femmes qu’elle aimait tant. Vous avez de quoi vous payer ce qu’ils proposent, monbon monsieur ?

— C’est toi qui paies, rétorqua-t-il en lui ouvrant la porte. (Les mannequins holographiques dansla vitrine les détectèrent, puis se parèrent en conséquence.) Et puis, si jamais Opti te grille, tu aurasbesoin d’une excuse. Tu pourrais t’acheter un nouveau chemisier. Rectification : tu devrais t’acheterun nouveau chemisier.

Peri baissa les yeux, et grimaça à la vue de l’abomination qu’elle portait.— Comme tu dis, répondit-elle, dépitée, tandis qu’une jeune femme en tailleur ajusté assis à une

table ronde couverte d’échantillons de tissus et d’ordinateurs portables ouverts se levait pour venir àleur rencontre.

La boutique ressemblait davantage à un magasin de décorateur qu’à l’atelier d’un styliste avec sesgrands pans de tissus qui séparaient avec élégance plusieurs petits groupes de divans. S’y trouvaitégalement un bar pour les rafraîchissements et, au milieu, deux basses estrades qu’un agencementsubtil permettait d’identifier comme exclusives, l’une pour les hommes, l’autre pour les femmes.

— Bienvenue chez Simulate’s. En quoi puis-je vous aider ? les accueillit la jeune femme tandisqu’une femme plus âgée poursuivait son travail à la table ronde.

— J’aurais besoin d’un nouveau manteau, annonça Silas en retirant le sien, avant de le lui tendre.Elle aurait besoin d’un coup de main, elle aussi, ajouta-t-il. C’est même assez critique.

Peri grimaça, vexée.— Très bien. Kelly, pour vous servir, se présenta-t-elle en tendant à son tour le manteau à un

assistant habillé tel un accessoiriste tout droit sorti des coulisses d’un théâtre.

Avec un « tss-tss » de désapprobation, il le déposa sur la table centrale où il entreprit de lenettoyer.

— Si vous voulez bien vous donner la peine de prendre place dans le scanner, cela nous permettrade trouver la tenue parfaite pour vous, expliqua Kelly, réprimant un tic nerveux lorsque Peri caressad’un doigt un somptueux carré de soie brute. En général, nous ne recevons que sur rendez-vous, maisc’est très tranquille ce matin. Les gens préfèrent profiter de ce beau soleil.

— Je suis sur votre liste de clients, annonça Silas. Elle aussi.Peri se retourna vers lui, et Kelly changea aussitôt de comportement, comme si elle avait soudain

affaire à un couple trois fois plus riche que celui qui avait passé la porte une minute plus tôt.— Ah ? s’étonna Peri.Silas s’empara avec enthousiasme du clavier-tablette de la taille d’une paume que lui tendait

Kelly.— Nous sommes à deux pâtés de maisons de ton ancien appart, expliqua-t-il en tapant d’abord son

nom, puis celui de Peri. Tu es sur la liste.Un « ding » joyeux précéda l’apparition scintillante de deux hologrammes sur l’une des estrades, et

Kelly sourit jusqu’aux oreilles.— Vous êtes effectivement sur la liste, lança-t-elle, pleine d’enthousiasme, tandis que les deux

simulations – l’une en boxer de soie, l’autre en culotte et nuisette noires – commençaient à interagirselon les paramètres les plus basiques du programme.

— Bienvenue, madame Reed, professeur Denier, dit Kelly en étudiant la tablette qu’elle venait derécupérer. Asseyez-vous, je vous en prie, et n’hésitez pas à consulter notre catalogue. Je vous aiinstallés en table 3. Je vous apporte tout de suite quelques rafraîchissements. Mocha pour vous,madame ? demanda-t-elle à Peri après un coup d’œil à sa fiche virtuelle. Expresso pour vous,professeur ?

Peri n’avait aucun souvenir d’avoir rempli un quelconque formulaire dans cette boutique, mais lasimulation qui, sur l’estrade, la représentait et parlait au double de Silas lui semblait des plus fidèles.

— Très bien, merci, répondit-elle, se rendant compte soudain combien les épaules de Silas étaientlarges.

Avait-elle vraiment l’air si minuscule à côté de lui ?Elle réprima un frisson lorsque Silas posa avec délicatesse une main dans le creux de son dos et la

guida jusqu’à la table qui surplombait la place baignée de lumière et animée par la foule qui ne sesouciait que de profiter de la vie.

Elle voyait la place entière et, pour la première fois depuis des mois, elle se sentait en sécurité.Mais sa blessure à la fesse choisit ce moment pour se rappeler à elle, et elle se tortilla pour trouverune position plus confortable.

— Dur d’essayer des manteaux en caleçon, commenta Silas en parcourant le catalogue – sur l’unedes deux tablettes qu’on leur avait fournies – d’un pouce, puis en sélectionnant à la va-vite unpantalon noir, une chemise à rayures et une cravate assortie.

L’hologramme de Peri tapa dans les mains, puis bondit de joie devant la nouvelle tenue de soncompère, révélant son nombril. Peri sourit intérieurement : le marketing à son apogée. Pour autant,elle dut admettre que cela lui allait bien. Elle lança un bref coup d’œil en direction de Silas.

Très bien, même.— Je vais demander autre chose à boire pour toi, dit-il en se levant soudain, le regard furtif. Tu me

fais confiance ?— Pour m’apporter une boisson que j’aime, oui. Qu’est-ce que tu vas vraiment faire ?Il ricana, penaud.— Je vais appeler Howard. Il refusera de t’accepter au bercail tant qu’il ne t’aura pas soumis à

son détecteur.Peri s’enfonça dans le coussin calé contre son dos et croisa les bras.— Je ne me ferais même pas confiance moi-même, alors…— Oh ! et puis arrête de chercher une paire de chaussures qui en jette, dit-il, l’air faussement

agacé. Je reviens dans une minute, profites-en pour te trouver un chemisier. Le tien est affreux.— Je crois que c’est Allen qui me l’a acheté, rétorqua-t-elle en parcourant sur la deuxième tablette

la section consacrée aux vêtements féminins.— Oui, c’est tout à fait le genre de trucs qu’il aime, dit-il en s’éloignant.Peri sourit, mais son expression s’estompa bien vite lorsque, en baissant les yeux, elle redécouvrit

le message qu’elle avait laissé sur sa paume. Opti ne se désintéresserait d’elle qu’après sonenterrement.

Sa bonne humeur mise à mal, elle s’empressa de vêtir son hologramme d’une robe de soiréemoulante qui tombait à mi-cuisses et se parait d’un peu de couleur au niveau du col – pour mieuxattirer l’attention sur le cou fin et élégant de Peri –, ainsi qu’une paire de talons hauts de quinzecentimètres qui réduirait la différence de taille entre elle et l’hologramme colossal de Silas. Leursdoubles virtuels lui semblèrent prêts pour une soirée chic – et bien coûteuse – quand elle sursauta,surprise par l’apparition de Jack à son côté.

— J’espère que ce qu’il va t’offrir te plaira, dit-il en s’asseyant, les bras étendus sur le dossier dudivan comme pour le faire sien.

Son costume tenait sans mal la comparaison avec celui de Silas, dont l’hologramme partageait surl’estrade un verre de vin imaginaire avec son double à elle.

— Moi aussi, répondit-elle, gigotant sur le divan et se tournant vers Silas qui, au comptoir central,parlait au téléphone. Je parie sur un cocktail exubérant et trop sucré.

— Je voulais parler des souvenirs qu’il te rendra, dit Jack, bénéficiant aussitôt de la pleineattention de Peri. C’est ce qu’il compte faire, tu penses bien. C’est une ancre doublée d’un psy.

Peri se renfrogna. Elle était là pour se libérer du joug d’Opti, pas pour une défragmentation. Quiplus est, comment serait-elle capable de déterminer si les souvenirs révélés par Silas seraient vraisou non ?

— Quand on parle du loup, cracha presque Jack tandis que Silas approchait, deux mugs encéramique dans les mains.

— Tiens, goûte-moi ça, lui dit-il d’un air assuré et satisfait en posant devant elle la tasse dontdépassait un bâton de cannelle. Sûr et certain que tu vas aimer.

Silas commença à s’asseoir, et Peri observa Jack qui se précipitait pour quitter le divan, affolé,tentant d’une façon presque absurde de conserver l’illusion qu’il existait. La scène lui étant invisible,Silas s’assit, impatient que Peri goûte la boisson mousseuse et fumante.

Peri eut beau craindre qu’elle soit trop chargée en lait, elle en prit une petite gorgée… et peina àretirer la tasse de ses lèvres tant la boisson se révéla riche sans être écœurante, et épicée de façon sisubtile que la cannelle n’ôtait rien à la saveur de la noisette. Elle ferma les yeux et laissa couler sursa langue le savoureux nectar.

— C’est délicieux, jugea-t-elle. (Silas sourit jusqu’aux oreilles, et se mit à siroter son expresso.)Tu es une ancre, n’est-ce pas ?

Silas se raidit, et Peri sentit monter en elle le sentiment de plus en plus familier d’avoir émis uneévidence. Comment ne s’en était-elle pas rendu compte plus tôt ?

— Quelque chose dans ce goût-là, répondit Silas en rapprochant sa tablette. Comment as-tudeviné ?

Peri tourna le regard vers la place.— Les ancres dégagent une assurance facilement reconnaissable quand on a l’habitude. Par contre,

je sens que tu n’as jamais bossé sur le terrain.— Tu es loin d’être assez malin pour ça, dit Jack d’une voix presque sournoise tandis qu’il

observait une série de cravates.— Tu es loin d’être assez prudent pour ça, continua-t-elle, folle d’envie que Jack se taise un peu.

(Selon Silas, il était lié à son intuition, donc quelque chose chez Silas devait la préoccuper ; ellesourit et leva sa tasse.) Merci. C’est vraiment excellent.

— J’ai lu ton journal… quand j’ai été l’hôte malheureux d’Opti, ajouta-t-il devant le froncement desourcils de Peri. Je suis convaincu qu’ils en ont inventé la moitié pour m’effrayer, mais il y avaitassez d’infos originelles pour que je sois convaincu que ça restait ton vrai journal. Apparemment,l’année dernière, tu as parlé de cette boisson avec enthousiasme, alors…

Comme elle ne savait trop si elle devait se sentir touchée de l’attention ou troublée de cetteintrusion dans son intimité, Peri regarda leurs doubles qui interagissaient.

— Tu t’es dit que je ne m’en souviendrais pas. Tu as raison. (Elle réfléchit un peu, puis ajouta :)Merci. Ça me fait du bien de me redécouvrir.

— Bla-bla-bla, se moqua Jack en balayant une mèche de cheveux blonds qui lui tombait dans lesyeux pour mieux étudier la cravate noire qu’il était en train d’essayer. Ta date de péremptionapproche, ma belle. Tu ferais mieux d’aller droit au but.

Silas sourit, visiblement satisfait.— Je me suis dit que tu te sentirais davantage toi-même avec ça.— C’est le cas, dit-elle en se penchant en arrière contre le dossier, croisant les chevilles pour

mieux se détendre. (Le fait qu’il en sache davantage qu’elle sur sa propre vie la rendait nerveuse.)Howard sera là dans combien de temps ? J’ai shooté Allen mais, si je ne suis pas là quand il seréveille, ils sauront que je me suis débarrassée de ma puce.

La tête baissée sur la tablette, Silas essaya plusieurs manteaux jusqu’à ce que l’hologramme dePeri se mette à claquer des mains.

— Il ne devrait plus tarder. Comment tu te sens ?Jack pouffa et, décontenancée, elle releva soudain la tête.— Comment je me sens ? C’est une blague ?Silas leva les yeux vers elle.— Non. C’est un crime de te demander comment tu vas ?Peri lança un coup d’œil vers Jack, qui se trouvait désormais sur l’estrade auprès des deux autres

élégants personnages virtuels.— Je suis pas mal paumée, pour tout dire, dit-elle, sarcastique. Tu m’excuseras, mais j’ai toujours

souvenir que tu as balancé Allen par l…— C’est un faux souvenir, l’interrompit-il.

— Oui, merci, on est au courant, Ducon, lança Jack à voix haute.Peri fit claquer sa tasse sur la table.— Je sais, merci. (Elle n’avait pas voulu paraître si excédée, mais c’était sorti tout seul. Elle posa

une main sur la sienne pour le convaincre qu’elle n’avait rien contre lui.) Le poids d’un hommen’aurait pas suffi à briser la vitre. Elle était blindée.

Elle grimaça, rageuse d’avoir fait si aveuglément confiance à Opti.— Est-ce que tu veux que je défragmente ces faux souvenirs ? (Elle secoua la tête. Vrais ou faux,

ils constituaient sa seule mémoire.) Tu ne me fais toujours pas confiance, en conclut Silas. C’estnormal, je comprends.

Contrariée, elle fit tourner son mug entre ses doigts.— Ce n’est pas une question de confiance. Je dois simplement réagir avec justesse à ces souvenirs,

qu’ils soient vrais ou non. Si tu m’en débarrasses, je ne pourrai plus le faire. Tu étais psy chez Optiavant, non ? Jusqu’à ce que tu te fasses virer, c’est ça ?

Il se raidit et repoussa la tablette.— Je ne me suis pas fait virer, je me suis barré.Peri acquiesça, prit une profonde inspiration, puis révéla enfin à Silas ce qui la tracassait depuis la

veille.— Silas… la photo que tu m’as donnée a provoqué un mnémoflash. Je me suis vue avec Jack.Silas fronça les sourcils.— Tu te sens bien ? Tu sens que d’autres menacent ?— Non. Tout ce que je sais, c’est que ce mnémoflash était un vrai souvenir, pas le fragment d’une

autre réalité, expliqua-t-elle, espérant qu’il allait lui répondre que tout allait s’arranger. (Commentun souvenir aussi délicieux pourrait-il la blesser de quelque façon que ce soit ?) Certes, Jack m’amenti – ce n’était qu’un enfoiré qui m’a utilisée –, mais je me suis sentie si bien en revivant cesouvenir. C’était beau… rassurant.

Silas suivit son regard jusque sur les hologrammes. Il ne voyait pas Jack, debout entre les deuxcomme un petit copain jaloux.

— Hmm, lâcha Silas, soudain inquiet. Il est ici, n’est-ce pas ?Elle hocha la tête, et Jack leur envoya un baiser grimaçant.— Chouette, la séance psy de mes deux ! lança Jack. L’écoute pas, ma belle. Il comprend que dalle

à ce qui t’arrive.— Si j’étais toi, je ne m’inquiéterais pas à propos de ce mnémoflash. Lorsqu’ils ne sont pas

générés par des conflits de réalités jumelles, ils représentent simplement un moyen pour ton esprit dereconstruire des souvenirs détruits de façon artificielle.

Opti est capable d’horreurs pareilles ?— Que peux-tu me dire à propos de Jack ? lui demanda-t-elle, remisant sa colère.Opti lui avait menti sur toute la ligne, alors pourquoi n’auraient-ils pas menti également sur le

temps qui s’était écoulé depuis son dernier rétrochronage ?Silas haussa les épaules.— Honnêtement, je suis surpris que la vision ait tenu le coup. En revanche, s’il est encore là, c’est

que les deux réalités que j’ai laissées dans ton esprit sont toujours là elles aussi.— Tu as laissé deux réalités dans mon crâne ? lâcha-t-elle dans un murmure rageur, baissant d’un

ton lorsque l’homme qui s’était occupé de nettoyer le manteau de Silas vint le poser près d’eux sur le

portant d’achats. (Furieuse, Peri se pencha par-dessus la table.) Quelle ancre malade ferait un trucpareil, merde ?

— Une des meilleures que tu rencontreras jamais. Je t’ai évité l’asile, non ? répondit-il, les lèvrespincées, le regard rivé sur l’assistant, qui repartait dans l’autre pièce. (Sa façon de gérer la situationavait été discutable, et elle le fusillait d’un regard accusateur.) La preuve qu’Opti est uneorganisation corrompue se trouve quelque part dans ton esprit. Je ne pouvais pas prendre le risqued’effacer l’une des deux réalités, car j’aurais pu détruire la vérité à jamais, avoua-t-il enfin. J’aiassocié trois ans de souvenirs latents de Jack à ton intuition, de façon que l’hallucination qui enrésulterait te distraie des menaces qui pesaient sur ton esprit. Peri… je t’emmènerais sur-le-champ àl’Alliance pour défragmenter ces faux souvenirs mais, si tu ne leur prouves pas ta loyauté, c’est euxqui te reformateront.

Reformater… La fameuse destruction artificielle de mes souvenirs.La confiance de Peri en Opti vola en éclats, et la drafter s’affala sur le divan.— Je suis une sorte d’ardoise, hein ? Ce que vous voyez ne vous plaît pas ? Un coup d’éponge, et

on ressort la craie.Si la situation était de plus en plus aisée à articuler, elle marquait Peri au fer rouge chaque fois que

la vérité se révélait un peu plus.— C’est faux. Tu es seule maîtresse de ton destin, Peri.— N’importe quoi, lâcha-t-elle à voix basse, avant d’éteindre rageusement son hologramme de

façon à ne plus se voir sur l’estrade en compagnie de Jack et Silas. J’agis en fonction de messouvenirs, or ils ne sont qu’un mélange de mensonges et de demi-vérités. Et maintenant tu me dis queces trois années que j’ai perdues n’étaient elles-mêmes que du vent ? dit-elle, la voix montantprogressivement d’un ton. J’avais une entière confiance en mon ancre, au point d’agir selon sesdirectives jusqu’à ce que la mémoire me revienne, et Jack m’a trahie. Je n’accepterai que tu me disesque je suis seule maîtresse de mon destin que lorsque tu auras toi-même vécu sans savoir ce quiautour de toi était vrai ou non.

Le cœur lourd, elle ne se sentit plus le goût de poursuivre sur le sujet. Sur l’estrade, l’hologrammede Silas prit un air triste, rajusta sa cravate et tira sur les pans de son manteau comme pour sepréparer à recommencer la scène.

— Je cherche asile, Silas. Peux-tu me l’offrir ou non ?Silas soupira en se grattant la nuque, puis éteignit à son tour son hologramme. Jack ricana, puis se

dirigea vers les mannequins virtuels à demi vêtus dans la vitrine.Peri aurait préféré qu’il quitte la boutique.— Si ta puce est celle que nous cherchons, probablement. Tu me la montres ?Elle ramassa son sac et le plaça sur ses genoux.— OK, croise les doigts pour moi, dit-elle en prenant son trousseau de clés auquel elle ôta la

clochette.Au diable les risques. Elle allait lui faire confiance. Y croyant à peine, elle suivit sa propre main

des yeux tandis qu’elle lui tendait la clochette. Elle avait l’air minuscule dans la main de Silas alorsqu’il l’étudiait, les sourcils froncés.

— Hmm…, lâcha-t-il. Une chance qu’il l’ait placée sur le seul truc qui a pu quitter sans dégâts tonappartement.

Elle acquiesça. Le collier était décoré de nombreux dagaz, mais seuls Jack et elle savaient que

cela le rendait important.— Ce chat est la seule chose qui me semble réelle avec ma voiture et mon sac de tricot, dit-elle en

posant un regard triste et affligé sur ses vêtements.Silas rangea la clochette dans l’une de ses poches.— Si Howard m’annonce que c’est la liste, je t’appelle.Elle releva subitement la tête.— Tu m’appelles ? Mais c’est maintenant que je veux quitter Opti ! se plaignit-elle, et Kelly, qui

s’approchait d’eux pour savoir où ils en étaient de leur choix, battit en retraite dans l’autre salle.Silas secoua la tête, et Peri sentit monter en elle un accès de méfiance.— Opti ne sait pas que tu as retiré ton traqueur, n’est-ce pas ? Du coup, tu devrais être tranquille

un jour ou deux. Dès que nous aurons décrypté la liste, l’Alliance t’accordera l’asile.— Ça ne va vraiment pas aider mon asthme, dit-elle avec amertume.Peut-être n’était-elle pas si vertueuse qu’elle le pensait. Après tout, elle avait tué son ancre, une

ancre qu’elle aimait.— Je t’en prie, ne me trahis pas, reprit-elle. Ou je te tuerai. J’y serai contrainte. (Furieuse contre

elle-même de lui avoir fait confiance, elle se leva.) Il est probable que je doive te tuer de toute façon,mais je préfère que ce soit parce qu’on me l’a ordonné que parce que tu m’auras menti.

— Peri… (Silas se leva brusquement et, retenant son souffle, Peri attendit qu’il poursuive, le poingserré pour dissimuler le message dans sa paume.) Peri, à propos de Jack…, dit-il, attendant qu’elle leregarde pour poursuivre. Si le fait que Jack empêche l’élimination de l’une des réalités dans tonesprit te pose le moindre souci, quel qu’il soit, fuis Opti et viens me trouver. Essaie juste de ne pasrétrochroner avant d’être arrivée jusqu’à moi. Même dans le meilleur des cas, Jack ne parviendrait àjuguler une mauvaise cohabitation des deux réalités que quelques jours, après quoi, tu risquerais…

— Le trouble paranomnésique, je sais, acheva-t-elle, cette menace omniprésente dans sa vie aupoint qu’elle en avait perdu de son mordant. Ne m’appelle pas. C’est moi qui t’appellerai. Demain.Si je prends la fuite, tu ne me suis pas, OK ?

Elle se retourna et sortit de la boutique. Emmitouflée dans son manteau, elle repartit vers letramway aérien, sentant peser sur elle à chaque pas le regard de Silas. Elle monta les marches de lagare le cœur battant, son univers entier semblant virer de bord et mettre le cap sur une destinationnouvelle et bien plus dangereuse.

— Jack ? murmura-t-elle.Il apparut aussitôt à côté d’elle dans l’escalier.— Oui, Peri ?Elle s’arrêta sur le quai, le vent frais dans les cheveux, et riva le regard sur l’œil rond de la

caméra, peu soucieuse d’être reconnue. Au final, Peri ne possédait qu’une chose de bien réelle :l’instant présent. Essayer de se souvenir de son passé finirait par la rendre folle, mais, pour lapremière fois, elle en tira davantage de détermination et de force que de peur.

— Reste encore un peu avec moi, dit-elle.Elle avait déjà été témoin des dégâts qu’occasionnaient les TPM. Incapables d’avoir confiance en

quiconque, les drafters finissaient le plus souvent par se suicider pour mettre fin à leurs troublesmentaux.

— Je serai toujours à ton côté, dit-il.Quelque part, cette affirmation parut à Peri plus dangereuse que tout le reste.

Chapitre 34

Peri se raidit devant la porte de l’appartement d’Allen en découvrant que le papier de beignetchinois qu’elle avait calé sous le gond avait disparu.

Génial.— Pas besoin de TPM pour devenir dingue, soupira-t-elle en épiant d’un œil vif de chaque côté du

couloir.Peut-être pourrait-elle aller trouver Silas et prier pour que la puce contienne bien la liste de Jack ?Elle pourrait aussi prétexter qu’elle avait rétrochroné une fois dehors, oublié tout ce qui s’était

passé le matin et subi un nouveau reformatage dans les locaux d’Opti.À moins, bien sûr, qu’elle avoue avoir retiré le traqueur d’Opti, être plus furieuse que jamais,

laisser parler sa rage et réclamer des réponses. Se rebeller.Le choix lui semblait évident, aussi tourna-t-elle la poignée pour la trouver déverrouillée. Elle

rangea la clé d’Allen dans son sac, puis entra dans l’appartement vide et plongé dans le silence. Surle comptoir se trouvait un bout de sparadrap auquel le traqueur de Peri était encore attaché.

OK… Les dés sont jetés, alors…— Allen ! s’exclama-t-elle. (Elle fronça les sourcils ; il y avait du bruit dans la salle de bains.)

Ramène-toi, j’ai des questions à te poser !Elle retira son manteau en tournant le dos à la chambre, surveillant ses arrières grâce au vague

reflet que lui offraient les vitres closes de la cheminée. Soudain, elle se retourna, interdite. Ce ne futpas Allen, mais Bill qui sortit de la salle de bains, vêtu de son costard-cravate habituel, leschaussures reluisantes et les cheveux peignés à la perfection, un sourire apaisé des plus convaincantssur le visage.

Peri, tu bosses avec des acteurs professionnels, songea-t-elle en finissant de plier son manteau,avant de l’abandonner avec négligence sur le divan. Et pas les plus mauvais, ajouta-t-elle, tandisqu’Allen sortait de la chambre derrière elle en traînant les pieds, habillé de son bas de pyjama etd’une chemise blanche froissée.

Il avait beau être groggy par le réveil, il n’en était pas moins bel et bien debout.— Peri, dit-il d’un air grave en frottant le point de ponction qu’avait laissé la seringue dans son

bras. Qu’est-ce que tu fous, merde ?— Je comptais justement vous demander ce que c’était que ce bordel, rétorqua-t-elle, mue par une

confiance insolente qu’elle aurait été incapable de réprimer. (Le service médical avait dû appelerBill, puisque c’était lui qui avait planifié le rendez-vous de Peri chez Opti.) Je dois en vouloir à quipour le traqueur au cul ? Toi ou Bill ?

Ce dernier sourit de toutes ses dents comme s’il trouvait la scène incroyablement amusante.— C’est moi qui suis responsable. C’était pour ta sécurité.— Fous-toi de ma gueule ! lâcha-t-elle en croisant les bras, son regard allant de Bill à Allen tandis

qu’ils échangeaient un regard silencieux qui en disait long sur leur implication commune. (Commentne l’avait-elle pas vu plus tôt ?) Bill, je peux te parler seul à seule ?

— Ah ! hmm…

Allen fit un pas en avant pour s’interposer entre eux, mais Bill l’arrêta d’une main levée.— Mais c’est une excellente idée ! Allen, prépare-nous du café, tu veux ?— Sans produits à la con, cette fois, ajouta Peri en traversant le salon pour venir se poster dans la

chambre dont elle poussa la porte d’une main, attendant que Bill la rejoigne.Bill se racla la gorge et se mit en marche. Les paupières de Peri partirent d’un petit tic nerveux

tandis qu’il passait près d’elle, exhalant une odeur d’eau de Cologne et de petit déjeuner mêlés. Lepouls emballé, elle lui emboîta le pas, referma la porte derrière eux, puis s’y adossa. Bill s’étaitassis contre le bord du bureau. Du pied, Peri ferma l’ordinateur portable proche, de façon àempêcher toute tentative d’écoute.

Bill attendit qu’elle repose le pied à terre, puis soupira, pleinement à son rôle de supérieurpréoccupé.

— Tu peux m’expliquer pourquoi tu as drogué Allen et quitté l’appartement ?Peri se détacha de la porte, puis s’assit dans le fauteuil de bureau pivotant. Elle allait devoir se

rapprocher un minimum de la vérité pour rester crédible.— Pour aller faire les boutiques. Je veux une nouvelle ancre, Bill. Aujourd’hui. J’ai essayé de

bosser avec ce type, mais je jette l’éponge. Il lui faut des plombes pour déverrouiller un cadenas, jene l’ai jamais vu au volant, et comme il ne s’est jamais entraîné avec moi je n’ai aucun moyen desavoir si, comme il le dit, il est doué en combat au corps à corps. Tout ce que je l’ai vu faire, c’estcuisiner quelques gaufres et réserver des billets d’avion ! Il a foiré sa reconnaissance, hier, et ça afailli me coûter la mémoire. Et je ne lui ai pas demandé de m’accompagner pour choisir mesnouveaux vêtements, parce que, si tu jettes un coup d’œil dans la penderie, tu constateras qu’il a desgoûts de chiottes. Je ne lui fais pas confiance, Bill. Il a quelque chose qui cloche, j’en mettrais mamain au feu.

Audacieuse, exigeante et insolente. Le mensonge pourrait passer… ou non. Tout ou presquedépendrait de ce qu’ils savaient de l’influence que ses faux souvenirs avaient encore sur elle.

L’inquiétude presque parfaitement dissimulée de Bill s’estompa, et Peri sentit son estomac sedénouer.

— Ton malaise n’est qu’un effet collatéral de ta récente perte de mémoire, expliqua-t-il ens’approchant d’elle, puis en tirant un mouchoir d’une boîte sur le bureau.

— Celle qu’Allen est incapable de réparer, grommela-t-elle, se forçant à ne pas bouger lorsqueBill se pencha près d’elle pour essuyer d’un pouce son maquillage excessif.

— Il t’a toujours fallu un certain temps avant les défragmentations, Peri, tenta de l’apaiser Bill,s’occupant de son deuxième œil. Ne te fous plus cette merde noire sur la gueule. Tu as un si beauvisage… et un cou de cygne.

— Je ne peux plus travailler avec ce type, Bill, répéta-t-elle en prenant le mouchoir pour finirseule de se démaquiller. J’ai pu le camer avec ses propres médocs, bordel ! Je refuse qu’il surveillemes arrières, il est dangereux. Pour moi, pas pour nos cibles ! Tu as qui d’autre en stock ? Quelqu’unqui sait faire un bon café, déjà, ce serait un bon début…

Bill se redressa, faisant grincer le fauteuil en cuir dans lequel était assise Peri. Elle aurait presquepu lire ses pensées : « Mais quelle emmerdeuse… » Cela dit, comme c’était exactement l’effetqu’elle souhaitait produire, elle s’en félicita. Le militaire eut un sourire aimable, secoua la tête, puiscroisa ses mains massives sur son ventre.

— Si tu as pu déjouer sa vigilance, ce n’est pas parce qu’il est incompétent, mais parce qu’il a

confiance en toi. (Elle roula des yeux.) M’est avis que tu lui dois des excuses. Mais, avant cela,j’aimerais que tu m’expliques pourquoi tu as retiré ton traqueur.

— Parce que je ne suis pas un chien ? le fusilla-t-elle d’une voix forte. Si j’en retrouve un sur moi,fini les ancres. Je me suis démerdé assez longtemps seule, faute de partenaire compétent. (Jouant ladrafter affectée, elle dissimula sa bouche d’une main et laissa son regard se perdre dans le vide.)Peut-être que je n’ai pas besoin d’ancre, après tout, marmonna-t-elle.

Bill se pencha pour lui prendre la main, et elle se raidit. Son cœur tambourinait contre ses côtes,tandis qu’elle redoublait d’efforts pour le laisser retourner sa main vers le plafond avant de l’ouvrir.Le message griffonné sur sa paume – celui lui indiquant de rentrer chez Allen – dissimulait le numérode Silas, mais elle referma tout de même la main sitôt qu’il la lâcha.

— Hmmm ?— Je voulais être sûre de pouvoir rentrer à la maison, expliqua-t-elle, faisant mine d’être gênée— Je ne te laisserai pas bosser sans ancre.Elle releva subitement la tête, et n’eut pas à faire le moindre effort pour paraître furieuse.— Alors, donne-moi une ancre qui connaît son putain de boulot ! hurla-t-elle en espérant qu’Allen

l’entendrait.Bill haussa les sourcils. Il semblait convaincu… mais de quoi ? Elle n’en était pas véritablement

sûre.— Je vais lui parler.Elle soupira longuement, puis tâcha de prendre un air le plus confiant possible.— Et plus de traqueur au cul.— Plus de traqueur au cul, répéta-t-il.Elle entrouvrit la bouche, surprise de cette capitulation si rapide.— Vraiment ?Il acquiesça pour le lui confirmer, puis tira quelque chose de la poche intérieure de sa veste.— L’Alliance sait comment nous puçons nos agents, désormais, alors… (Il lui tendit un petit sac

dans lequel attendait une capsule.) Bienvenue dans l’ère de la technologie !Peri fixa le regard sur l’objet, mais ne tendit pas la main pour le prendre.— Je suis censée faire quoi ? Baisser mon froc et me pencher en avant ?— Tu vas l’avaler, répondit-il d’un ton autoritaire. Le niveau de radiation est minimal donc tu n’en

souffriras pas, et il fonctionnera pendant un an. Nous saurons en permanence où tu es, où tu es alléeet, même, dans une certaine mesure, avec qui tu te trouves ou te trouvais. C’est expérimental, et jesuis le seul à connaître la signature numérique de la puce. (Il sourit.) Tu es un fantôme à présent, Peri.La seule agente d’Opti à bénéficier de cette technologie. J’ai voulu le meilleur pour mon meilleurélément.

Un marqueur radioactif ?Inquiète, elle ne bougea pas, malgré l’ordre de Bill. Ce pouvait être n’importe quoi : un

médicament pour la sonner, du poison pour la tuer… Il se pourrait qu’elle se retrouve dans le litd’Allen au matin sans le moindre souvenir de ce qui s’était passé.

— Tu avais ça dans ta poche, comme ça ? l’interrogea-t-elle.Il haussa les épaules sans faire montre du moindre embarras.— Après ta petite fugue de ce matin, je me suis dit qu’il était peut-être temps de tester cette petite

merveille sur le terrain. Tu t’es vraiment extrait la puce du derrière, bon sang ? lui demanda-t-il, à

deux doigts de s’esclaffer, et elle le punit d’une petite tape sur l’épaule.— Ce n’est pas drôle.Un dernier gloussement, et il abandonna son sourire.— Avale-le.Son ton trahissait le peu de latitude qu’avait Peri. Elle hésita, ne sachant rien de ce qu’il savait ou

suspectait. Toutefois, sachant que le marqueur finirait en elle d’une façon ou d’une autre, elle cala lacapsule sur sa langue, puis l’avala.

Bill se fit aussitôt moins sévère. Le sourire aux lèvres, il se leva et tendit une main pour l’aider àse mettre debout. Ses doigts minces semblaient minuscules dans les mains d’ogre de Bill, rappelant àPeri les souvenirs qu’elle avait de lui au gymnase, où il brisait des planches d’un coup et mettait KOses opposants.

C’est dingue ce que ses mains sont grandes.— Tu es ma meilleure drafter, petite, déclara Bill. (Elle sursauta lorsqu’il posa son bras lourd et

puissant sur ses épaules et la fit pivoter vers la porte.) Cela implique des responsabilités bienspécifiques… Hors de question que nous perdions ta trace une seule seconde.

Super, songea-t-elle, l’estomac noué. (Si elle vomissait, l’obligerait-il à en avaler une autre ?)Alors, j’aurai une nouvelle ancre ?

— Non, répondit-il en lui faisant signe de rejoindre Allen. (Elle se renfrogna et l’obligea às’arrêter.) Je vais discuter avec Allen, poursuivit-il sur un ton paternel. Lui dire de se bouger un peu.Vous bossiez bien, tous les deux, auparavant, et je suis sûr que ça reviendra. Lui aussi a besoin d’unpeu de temps. Il a confiance en toi. Mets un peu d’eau dans ton vin et fais-lui confiance, toi aussi.

Tu peux rêver, salaud !— Bill, lâcha-t-elle d’un air de défi, s’interposant entre lui et la porte.— OK, très bien, céda-t-il tout à coup. Je vais en parler à Sandy, et on verra ce qu’on peut faire.

J’ai quelqu’un en tête, mais n’en parle pas à Allen, OK ?Elle le défia une dernière fois du regard, puis s’écarta.— OK, fit-elle en écho, entendant son pouls marteler ses tempes.— Je suis fier de toi, la félicita-t-il d’une voix douce en ouvrant la porte. Tu reviens de loin.Du labo dans lequel tu m’as créée ? songea-t-elle avec amertume.— Tout ce que je demande, c’est de pouvoir être à mon meilleur niveau.— Tu l’es déjà, conclut Bill en l’invitant d’un geste à rejoindre le salon.

Chapitre 35

Les places que possédait l’ami de Silas au Comerica Park étaient en plein soleil, mais, s’il faisaitd’ordinaire bien trop chaud, Silas s’y sentait aujourd’hui à son aise, l’air de ce début de printempsencore chargé de la fraîcheur matinale. Deux hot-dogs et deux bouteilles d’eau minérale étaient posésà côté de lui. Il avait demandé à Peri de le retrouver ici. L’appréhension le rongeait et il peinait à seconcentrer, noyé qu’il était parmi la foule bruyante qui encourageait les Tigers pendant leur tour debatte.

Il s’était autrefois assis dans ces mêmes sièges avec Peri, et ce souvenir était douloureux, mais cen’était pas pour cela qu’il lui avait demandé de venir ici. La foule leur promettrait surtout unecertaine sécurité. Impossible de faire verrouiller l’ensemble des portes de sortie, et le service desécurité serait tout autant un obstacle pour Opti que pour eux en cas de problème. Cela dit, pour êtretout à fait honnête, il avait voulu retrouver Peri ici parce qu’elle adorait le base-ball, et qu’il espéraitque de bons souvenirs en sommeil l’aideraient à faire passer le choc la mauvaise nouvelle.

Silas baissa la visière de sa casquette et s’enfonça un peu plus sur le siège inconfortable. La pucequ’elle lui avait rapportée ne contenait pas la liste de Jack. Il s’était mis Opti et l’Alliance à dos, et ilne lui restait plus aucune issue. Il était là pour annoncer à Peri qu’elle n’avait plus qu’à vivre encavale pour le restant de ses jours.

L’air anxieux, Silas passa une main sur son menton rasé de frais, avant de réajuster ses lunettes desoleil avec nervosité. Il balaya des yeux les tribunes parées d’orange et bleu, la foule animée dans lafraîcheur typique des premiers jours d’avril. L’œil attiré par une silhouette familière, il tournasoudain le regard vers l’une des entrées.

Ce qu’elle est superbe, songea-t-il.Il se trouva soulagé de la voir porter, au lieu des vêtements criards qu’Allen avait choisis pour

elle, sa tenue habituelle faite d’un pantalon noir et d’un chemisier blanc qui mettait en valeur son couélancé. Son élégance tranchait avec la tenue des autres supporters, mais elle passait inaperçue parmiles innombrables casquettes et lunettes aux couleurs des Tigers, au point que personne ne lui accordeplus d’attention que cela.

Une certaine fierté apaisa ses traits tirés. Peri n’était plus le fantoche assassin mais dépendantformé par Opti. Son indépendance flamboyante se distinguait de nouveau au travers des fissures quizébraient les mensonges et le conditionnement d’Opti - tant qu’il les empêcherait de la reformater unefois de plus.

La foule hurla à l’instant même où elle croisa son regard. Elle s’arrêta quelques secondes aumilieu des marches, comme si elle écoutait quelque chose qu’elle seule pouvait entendre.

Ne file pas, je t’en prie, songea-t-il en se levant, tâchant par son attitude de la convaincre qu’il nedésirait rien de plus que l’aider.

Il retira ses lunettes, lui adressa un regard suppliant, retint son souffle et attendit… Alors, au boutde longues secondes, tête baissée et le visage fermé, elle prit la décision de le rejoindre et gravit lesdernières marches qui la séparaient de lui.

Peri attendit en tête de rangée.

— Super places, dit-elle.Silas, bien qu’anxieux, dû se résoudre à reprendre vie.— Ce sont… celles d’un ami, dit-il en s’emparant du carton de hot-dogs, puis en se décalant pour

qu’elle n’ait pas à se glisser devant lui.Derrière eux, un homme se plaignit de ne rien voir, mais il se tut sitôt que Peri baissa ses lunettes

pour le fusiller du regard.— Tu es magnifique, l’accueillit Silas.Peri prit un air surpris.— Je suis retournée faire les boutiques. Aux frais de Bill, cette fois. J’ai pris ce qu’il y avait de

plus cher. (Peri s’assit, et Silas se sentit aussitôt plus apaisé.) J’ai filé tout ce qu’il y avait dans mapenderie à une œuvre de charité. Tu…

— Je ? s’enquit Silas, bien conscient que son jean et sa veste faisaient pâle figure à côté del’élégance raffinée de Peri.

Si Peri pouvait assumer de porter soie et lin dans un stade de base-ball, ce tour de force lui étaitimpossible.

Un mince sourire chassa aussitôt sur ses lèvres un rictus inquiet.— Tu as l’air… satisfait.Satisfait ? Elle trouve que j’ai l’air… satisfait ?Troublé, il s’assit, tandis que Peri s’installait en scrutant les tribunes : le bla-bla envoûtant du

commentateur et une petite mélodie d’orgue synthétique venaient de balayer la tension née d’uneaction récente sur le terrain. C’est le chant de l’été, et Silas s’en régalait comme de la douceurapaisante du soleil.

— Tiens : hot-dog moutarde. Pas de ketchup, annonça-t-il en lui tendant la boîte. Ça ira ?— Comment est-ce q…, commença-t-elle, une lueur de compréhension zébrant son regard, alors

qu’elle tendait la main pour la récupérer. Mon journal ? s’enquit-elle sèchement.— Cette fois, j’ai juste eu du bol, mentit-il.— Bien sûr, répliqua-t-elle en s’emparant de la boîte.Leurs doigts se frôlèrent, et Silas tressaillit.C’était son hot-dog préféré, et il ne put s’empêcher de l’observer lorsque, après en avoir retiré le

papier, elle en prit une bouchée, les yeux clos. Son « hmm » de contentement le fit frissonner, et il luisourit sitôt qu’elle reposa les yeux sur lui. Elle mâcha, avala.

— Ça te rend si heureux que ça que je mange un sandwich ? lança-t-elle en s’essuyant le coin de labouche du petit doigt. (Il se sentit rosir.) T’es pas difficile à séduire.

— Une femme magnifique, une journée magnifique… Que rêver de plus ? bredouilla-t-il, avant deriver le regard sur son propre hot-dog, inquiet d’être passé pour un macho sans nom.

Peri lâcha un soupir plus inquiétant qu’autre chose.— Silas, je ne suis pas stupide.Il mordit dans son hot-dog et la regarda du coin de l’œil.— J’ai dit que tu étais magnifique, pas que tu étais stupide. Contrairement à ce qu’essaie de nous

faire croire les médias, l’un peut très bien aller sans l’autre.— Silas… Ce n’est pas la première fois qu’on vient ici, n’est-ce pas ?Choqué, il se tourna aussitôt vers elle.— Tu t’en souviens ?

Elle haussa les sourcils.— Non, mais toi oui, de toute évidence. Je ne t’ai jamais vu aussi détendu.— Oui, c’est toujours plus facile d’être détendu quand on n’a pas de flingue braqué dans sa

direction.— On…, commença-t-elle en lui adressant un sourire espiègle, sortait ensemble, c’est ça ?Il avala de travers.— On en reparlera demain, parvint-il tout juste à articuler, sentant son cou rougi par la toux.— Je risque de ne plus me souvenir de toi, demain. (Elle croisa les jambes aux genoux et riva le

regard dans le sien.) Hier, tu m’as suivie depuis l’appartement d’Allen, poursuivit-elle en posant sonhot-dog pour s’emparer d’une bouteille d’eau, et tu as su exactement où m’emmener pour que je mesente à l’aise et, peut-être, obtenir ce que tu cherchais.

Silas riva son regard dans le sien : c’était comme si la vérité reprenait peu à peu ses droits.— Ce n’est pas si simple. Je ne cherche pas à te manipuler.— Ben tiens. (elle tenta d’ouvrir sa bouteille d’eau, sans succès.) Tu le fais en ce moment même.

Rendez-vous au stade de base-ball, tu m’emmènes chez Simulate’s – j’adore Simulate’s –, tu merappelles quel café j’ai toujours préféré… Le problème, c’est que j’ai l’impression que tu le faisautant pour moi que pour toi.

— C’est faux ! la contredit-elle, sans parvenir à se convaincre lui-même.— Je veux bien passer outre, mais… (elle renonça à tenter d’ouvrir la bouteille et la tendit à

Silas.) J’aimerais au moins savoir si tu fais tout ça par choix ou par devoir.Déconfit, Silas ouvrit la bouteille.— Que te dit ton instinct ?Elle prit la bouteille et posa le regard sur le diamant, silencieuse quelques secondes.— On en reparlera demain, finit-elle par maugréer. (Elle soupira, prit une autre gorgée d’eau, puis

posa la bouteille.) Howard a de bonnes nouvelles, alors ?Silas lâcha un long soupir. Furieux contre lui-même et contre Fran, il ne pouvait se résoudre à la

regarder dans les yeux. Peri n’avait aucun moyen de savoir ce qu’était cette puce, et lui-même devaitbien admettre qu’il était probable qu’Opti était en train de se jouer de Peri en ce moment même.

— Pas si bonnes pour vous ? reprit Peri.Son regard semblait bienveillant.— Tu me laisses profiter d’un tour de batte complet, oui ? grommela-t-il.Peri reprit son hot-dog.— Tu as jusqu’à ce que j’aie terminé ce délicieux hot-dog. On ne plaisante pas avec les hot-dogs.Silas se réinstalla au mieux dans son fauteuil, mais le moral n’y était plus. Ils restèrent silencieux

un moment, emportés peu à peu par la magie du match : la stratégie, l’effort, la physique et lapsychologie du jeu.

— Je me rappelle que je venais ici avec mon père avant sa mort, annonça Peri, les yeux sur leterrain. Il m’a appris les règles du jeu dans les tribunes de l’ancien stade. Ma mère le trouvaitdégueulasse, et elle n’aimait pas les nouveaux box ; du coup, quand il est mort, j’ai tiré un trait sur lebase-ball.

Silas se pencha, mais se redressa aussitôt en sentant sa veste le serrer un peu trop.— Navré, Peri.Elle esquissa un sourire fébrile, releva la tête vers lui, puis ajusta sa casquette.

— Mais me revoilà ici avec vous, monsieur On-en-reparle-demain.Silas serra les dents. Elle avait un sourire parfait, le soleil faisait briller sa peau et pétiller ses

yeux. Comme il aurait aimé lui rendre la mémoire, intégrale, jusqu’au dernier détail… Mais il n’enrestait rien : Allen avait tout effacé. Et il l’avait aidé.

J’aurais dû lui dire que je l’aimais, regretta-t-il, le souffle court.Peut-être, alors, qu’elle aurait fait un autre choix. Mais il lui avait caché ses sentiments, la

poussant à accepter la proposition d’Allen : qui, à la gloire, aurait préféré un appartement vide ? Ilavait été idiot et, aujourd’hui, la seule chose qu’il lui restait était de la convaincre de fuir.

— Ça va ? lui demanda Peri, le soleil illuminant les pointes de ses épais cheveux bruns.— Ça va, répondit-il platement en observant les drones du stade. (Il s’agissait de modèles de base,

mais il savait combien il pouvait être facile de glisser parmi eux un modèle bien plus sophistiquécapable de reconnaissance faciale.) Comment va Jack ? Il est ici ?

Peri regarda alentour en s’essuyant les doigts sur une serviette en papier.— Non, répondit-elle, elle-même surprise, et Silas soupira, soulagé. Pourquoi est-ce que ça te

rend si heureux ?Silas grimaça, s’en voulant d’afficher à ce point ses sentiments.— Ça veut dire que tu te sens à l’aise, dit-il, dissimulant son air quelque peu apaisé en prenant une

gorgée d’eau. Or, si tu te sens à l’aise, c’est qu’il n’y a probablement personne de planquer dans lesgradins pour nous surveiller.

Peri balaya les tribunes du regard, mais fut assez convaincue de n’y voir qu’un rassemblement desupporters.

— Vraiment ?Il acquiesça et déglutit.— Jack apparaît quand quelque chose te semble louche. Comme il n’est qu’une manifestation de

tes soupçons, il n’est pas infaillible, mais j’ai davantage confiance en ton intuition qu’en, disons… laparole d’Allen.

Peri pouffa.— Oui, je n’ai aucune confiance en ce type, moi non plus. Il savait que mes fesses étaient pucées.Silas eut un petit sourire, et elle se tourna vers lui en secouant la tête.— C’est moi ou tu jubiles carrément à l’idée que je n’aie pas confiance en Allen ? lui demanda-t-

elle sans la moindre agressivité.Il ne put réprimer un petit rire, et elle lui adressa un sourire sincère.— Je ne peux rien te cacher, pas vrai ? Cela dit, tu n’as pas encore fini ton hot-dog.— Ben tiens ! dit-elle en fourrant le dernier bout dans sa bouche.Elle mâcha rapidement, avala et fit descendre le tout avec une gorgée d’eau, avant de se retourner

vers lui. Silas sentit son pouls accélérer, mais le tour de batte venait de prendre fin et la foule se mità s’agiter, noyant de ses milliers de conversations soudaines la voix du speaker.

— Me trouver un nid douillet dans le QG de l’Alliance va être un peu plus difficile que prévu,annonça Peri dans le brouhaha ambiant, fusillant du regard un homme qui venait de la percuter tandisqu’il se dirigeait vers un snack proche. Opti a découvert que j’avais retiré ma puce et m’a fait avalerun marqueur radioactif.

Silas tourna subitement la tête vers elle.— C’est une blague !

— Hé, te bile pas, dit-elle, presque amusée, en se penchant près de lui pour être sûre qu’ill’entende. Je peux le parasiter quand je veux à l’aide d’un peu de sirop de baryum.

— Ils ont appris que tu avais retiré ton implant et ne t’ont pas reformatée ? s’étonna-t-il.Peri arborait un sourire narquois.— Non.Silas serra si fort sa bouteille d’eau que le bouchon sauta.Un marqueur chimique ? Qu’étaient-ils censés faire, maintenant ? Opti utilisait Peri pour localiser

l’Alliance ! Un frisson lui parcourut l’échine, et il passa avec nervosité la main sous sa casquette,scrutant la foule à la recherche d’agents d’Opti, lunettes et costard noirs.

— On est vraiment mal, admit-il à voix basse.— Je peux toujours le neutraliser avec un autre marqueur radioactif, proposa Peri, se renfrognant

en sentant son assurance s’effriter. Ou porter un chapeau en alu, je ne sais pas. On va bien trouver uneparade, non ? Opti ne sait pas que j’échappe en partie à leur conditionnement…

C’est exactement ce que Silas s’attendait à ce qu’elle dise si elle avait bel et bien été envoyée làpar Opti pour leur servir les têtes des dirigeants de l’Alliance sur un plateau. Silas sentit son cœur seserrer. Fran lui avait bien dit qu’il ne devait pas lui faire confiance, et qu’il devait la leur ramenerpour que l’organisation la mette en retraite forcée. Mais Silas refusait d’y croire. Non, il trouveraitun moyen de la sauver.

Alors, tout à coup, Peri jeta un regard au siège vacant derrière elle.— Ah, merde, murmura-t-il.Jack, à coup sûr. Silas fut pris d’un soudain malaise en voyant Peri river le regard sur quelque

chose qui n’existait pas.— Qu’est-ce qu’il dit ? chuchota-t-il.Peri releva la tête et scruta la foule.— Que quelque chose cloche et que je ferais mieux de filer. J’ai tendance à lui faire assez

confiance. Merci pour le hot-dog. C’était sympa. Pour le parking, c’est quel côté ?Elle se leva soudain, et il l’imita.— Eh bien…, bredouilla-t-il, déconcerté.La vérité, c’est qu’il n’avait pas la moindre idée de comment gérer cet imprévu à part, peut-être,

l’enlever purement et simplement. Malheureusement, avec le marqueur chimique qu’elle transportait,il était hors de question qu’il la ramène à l’Alliance. Peri le toisa du regard, la peur du colossecommunicative.

— Je t’ai donné la liste de Jack. Tu as eu ce que tu voulais.Silas fronça les sourcils et la prit par le coude.— Ce que tu nous as fourni n’était pas la liste de Jack.Peri devint livide.— Si. Si, c’était la liste ! Dis-moi que c’était la liste, insista-t-elle, tandis que la musique rugissait

dans le stade. Je l’ai trouvée sur mon chat. Son collier est le seul objet à avoir survécu à l’incendiede mon appartement.

Silas secoua de la tête.— C’était un mouchard audio.Elle entrouvrit la bouche, et Silas vit à son regard que l’univers entier s’écroulait sous ses yeux.— Non… Pitié non, murmura-t-elle, vacillante. Ils ont tout entendu. (Elle leva soudain vers lui un

regard paniqué.) Tout ce dont on a parlé… Ils l’ont entendu ! Ils savent que je leur mens !Silas s’en trouva en partie soulagé : sa peur lui prouvait sa sincérité.— Non, ils n’en savent rien, tenta-t-il de la rassurer, mais il sentit son coude raidi sous ses doigts.

Le micro était endommagé. Tu as dit qu’ils l’avaient installé sur ton chat, or ces puces ne supportentpas de rester trop longtemps en extérieur. Heureusement pour nous, Opti n’a pas eu l’opportunité dela changer. Ils ne nous ont pas entendus, mais comme ce n’était pas la liste, l’Alliance ne te fait pasconfiance, Peri.

Peri focalisa de nouveau son regard égaré sur Silas.— Jamais ils ne me feront confiance, dit-elle d’une voix presque inaudible.En lisant dans ses yeux naître une détermination nouvelle, Silas commença à s’inquiéter : elle

comptait fuir. Elle allait tenter de partir seule en cavale.— Il faut que je file, dit-elle en libérant son coude de la main de Silas.— Où ça ?— Je n’en sais rien, répondit-elle, avant de tourner les talons.— Peri ! l’interpella-t-il, mais quelqu’un venait de passer entre eux, lui faisait perdre quelques

secondes, trois peut-être, mais elle était déjà loin.— Dégagez ! pesta Silas en poussant l’homme planté sur les marches et en faisant fi des

protestations nourries de ceux qu’il bousculait en fendant la foule dense des supporters.Fine, Peri se faufilait sans mal parmi les fans, gracieuse et furtive comme un courant d’eau pure,

quand lui tenait davantage du roc contre lequel venaient s’écraser les vagues humaines. Après delongues secondes de lutte, il parvint enfin à s’extraire du bourbier et à accéder aux abords du terrain.

— OK, tu es là, lâcha-t-il en la voyant se faufiler en direction d’une sortie.Aussitôt, il vit qu’elle avait remarqué les deux agents postés près du passage – s’ils étaient en

costards, ils ne portaient nulle part le logo distinctif des agents de sécurité du stade –, avant de seretourner l’air de rien et de repartir en sens inverse.

Merde.La cavale de Peri avait commencé, et il se lança à sa poursuite, l’interpellant avant d’arriver à son

niveau pour ne pas trop la surprendre et risquer une réaction violente.— Qu’est-ce que tu me veux ? lâcha-t-elle d’une voix saccadée quand il lui posa une main sur un

coude. (Elle se retourna, et devant ses yeux larmoyants, Silas sentit son cœur se serrer.) Je n’ai pasbesoin d’ancre. Je n’ai besoin de personne.

— Tu as raison, acquiesça-t-il en essuyant d’un doigt les larmes sous ses yeux. (Elle eut ungémissement plaintif et se détourna de lui.) Tu n’as besoin de personne, répéta-t-il en la forçant às’arrêter. Mais ce n’est pas pour ça que tu as besoin d’être seule.

Les lèvres entrouvertes, elle resta là, pensive, relâchant la tension dans ses épaules, les yeuxtémoins brisés de sa souffrance.

— Je ne veux pas être seule. Tout ce que je veux, c’est pouvoir profiter d’une place au soleil dansun stade en mangeant un hot-dog. Je veux en finir, Silas. Je veux que ça s’arrête !

— On va trouver une solution. (Silas tourna la tête vers la foule en mouvement, tandis que lecommentateur nourrissait l’attente entre les tours de batte de son bla-bla habituel.) Ensemble. Fais-moi confiance, Peri. Une fois de plus.

Elle ouvrait la bouche pour répondre, quand Silas lut le danger dans ses yeux : Peri écarquillait lesyeux, le regard perdu par-dessus son épaule massive.

— Un flingue ! cria-t-elle en le repoussant.Silas battit des bras pour recouvrer son équilibre, puis releva la tête. Peri était sur le point de

s’enfuir, et une fléchette aux pennes rouges gisait sur le sol à leurs pieds.— Va-t’en ! lui hurla-t-il, la poussant par le coude.Peri se lança au pas de course, et il lui emboîta le pas de ses mouvements pesants. Les deux agents

se lancèrent à leur poursuite, l’un d’eux lançant quelque message dans un talkie.— J’ignorais qu’ils étaient ici, articula Peri entre deux respirations pantelantes, après avoir ralenti

suffisamment pour que Silas puisse la rejoindre. Je ne savais pas qu’Opti m’avait suivie.— Ce n’est pas Opti, c’est l’Alliance, dit-il. Non, non, cours ! hurla-t-il en la voyant presque à

l’arrêt, avant de la pousser vers une porte réservée au personnel.— Pourquoi est-ce qu’on doit fuir, dans ce cas ? lui demanda-t-elle, tandis qu’ils franchissaient la

porte et entraient dans un couloir gris et plongé dans le silence.Le visage grimaçant, Silas verrouilla la porte et sursauta sitôt que, de l’autre côté, les agents la

martelèrent de coups.— Allez, ça doit bien mener quelque part…— Tu m’as dit que tu étais de l’Alliance, lui fit remarquer Peri en trottant à ses côtés. C’était

faux ?— Non, je fais bien partie de l’Alliance, grogna-t-il. C’est Fran qui débloque : elle préfère se dire

que tu as corrompu Taf par tes mensonges, plutôt que se dire que sa fille a fait preuve de davantagede jugement qu’elle.

— Taf ? répéta Peri en se rappelant la jeune femme. Je n’y comprends rien.Ils prirent un virage, et Silas ralentit le pas, à la recherche d’une sortie.— Fran est à la tête de l’Alliance Est. Taf t’a suivie au lieu de soutenir sa mère. Elle a menacé sa

mère avec un fusil, Fran ne l’a pas vraiment bien pris.— Tu déconnes… J’ai recruté la fille de la boss de l’Alliance ? Comment pourraient-ils me faire

confiance, maintenant ? conclut Peri. Pourquoi tu ne m’en parles que maintenant ?— J’étais censé en parler quand ? Entre ma côte fracturée et le hot-dog, j’ai un peu manqué de

temps, ironisa-t-il.Soudain, ils entendirent au loin la porte se briser derrière eux et se remirent en branle.— Cours ! lança Silas en la poussant en avant.Peri se rua vers la porte coupe-feu, la percutant de l’épaule, sachant pertinemment qu’elle ne

disposait pas des codes pour l’ouvrir. Les lourds battants percutèrent bruyamment les murs, et Silaslui emboîta le pas, s’arrêtant net lorsqu’il aperçut trois hommes qui, près d’une voiture à l’arrêt enplein soleil, s’étaient raidis en les voyant arriver.

— Attrapez-la ! hurla l’un d’eux, tandis qu’ils sortaient leur arme.Silas crut que son cœur allait s’arrêter de battre : Peri continuait de courir vers la lumière, la

liberté. Elle bondit de la plate-forme sur laquelle elle venait d’arriver, culbuta sur le sol. Sacasquette s’envola pour révéler ses cheveux luisants sous le soleil : Peri se trouvait déjà près de lavoiture et des trois hommes.

— Arrête ! T’es foutue ! hurla l’un des hommes, et Peri se retourna un instant pour voir où en étaitSilas.

— Ne l’abattez pas ! hurla le colosse, sachant que cette hésitation pouvait lui être fatale. Bordel,Peri, ne rétrochrone pas ! Tu risques le TPM !

Deux hommes le percutèrent par-derrière, le plaquèrent au sol et bataillèrent pour lui planter lesbras dans le dos, mais il ne pouvait détacher son regard de Peri qui se relevait lentement en seretirant une fléchette du bras.

— Non ! hurla Silas, tandis qu’elle vacillait… et… rétrochrona sans qu’il ne puisse rien y faire.Il retint son souffle, stupéfait par la puissance du pouvoir de Peri qui venait de noyer le monde

d’un bleu spectral à un kilomètre à la ronde. Il sentit son esprit s’ouvrir, se distendre, tandis que letemps se faisait malléable. Subitement, la scène lui apparut cristalline, nouvelle, canevas vierge de ladernière chance.

Chapitre 36

— Peri, attends ! hurla Silas en déboulant sur le quai de chargement.Peri se retourna, se plaqua dos à une poubelle, puis s’aventura plus loin dans l’entrepôt, plutôt

que de fuir vers le soleil. Elle rétrochronait, et une peur nouvelle parasitait sa raison. Silaspensait qu’elle risquait le TPM. Si le bricolage mental qu’il avait mis en place lâchait, plusencore que sa mémoire, elle y perdrait la raison.

— Non ! hurla Silas tandis que deux hommes lui tombaient dessus. (Peri s’enfonça davantagedans l’entrepôt.) Je peux la raisonner ! Vous ne faites qu’empirer les choses !

— Ta gueule ! lâcha l’homme qui le retenait en le fauchant aux genoux.Peri s’accroupit et s’empara de son stylo-pendentif.« NE FAIS CONFIANCE À PERSONNE », écrivit-elle, les yeux rivés sur les deux hommes qui

approchaient avec la prudence de deux braconniers tentant d’encercler un lion.Elle affermit sa prise sur le stylo de façon à pouvoir s’en servir comme poignard.— Non ! hurla Silas en la voyant s’élancer dans leur direction.— Fais gaffe ! tonna une voix, juste avant que Peri percute l’un des deux hommes.Le stylo se ficha entre son épaule et son cou. Il hurla de douleur et s’effondra. Les dents

serrées, Peri le poussa jusque sur son partenaire, dopée par l’adrénaline générée par sa fuite. Unbruit de silencieux ; elle se jeta sur sa gauche. Elle allait y arriver ! Oui, elle allait s’en sortir !

Et le monde se mit à hoqueter. Elle courait, des hommes hurlaient derrière elle sans qu’elle sachepourquoi, mais elle ne ralentit pas, déroutée lorsqu’une fléchette rebondit contre l’une des vitres dela voiture qu’elle dépassait. Le cœur battant, elle regarda sa paume.

« NE FAIS CONFIANCE À PERSONNE »Que signifiait cet avertissement pourtant parfaitement compréhensible ? Elle était venue ici pour

gagner un ticket d’entrée au sein de l’Alliance, mais elle n’avait encore parlé à personne. Elle venaitde perdre dix minutes, peut-être plus. Ce qui la terrifiait le plus, cela dit, c’était d’avoir sapé lebricolage mental de Silas. Si seulement elle pouvait s’enfuir, tout irait bien.

— Jack ! hurla-t-elle, et elle l’aperçut dix mètres plus loin qui lui faisait signe d’approcher.— Ne t’arrête pas ! cria-t-il.Soudain, un homme se jeta sur elle de derrière une voiture, et elle le percuta de plein fouet, les

envoyant tous les deux au sol.— Non ! rugit-elle quand une fléchette se ficha dans sa chair et qu’on lui bloqua les bras dans le

dos.Elle se débattit jusqu’à ce que deux hommes, puis trois, viennent s’asseoir sur elle pour la

maintenir à terre. L’un d’eux lui plaquait le visage contre le béton et, lorsqu’elle sentit qu’on plaçaitdans son oreille un écouteur en mousse, elle ferma les yeux. Une fréquence parasite neutralisa sacapacité de rétrochroner. Elle peinait à respirer, si bien qu’au bout de quelques secondes ellecapitula. Son cœur battait à tout rompre et l’adrénaline lui martelait les tempes à lui en faire mal. Elleserra le poing pour cacher le message dans sa paume, témoin de ses craintes, même lorsqu’on lui liales poignets dans le dos à l’aide d’une sangle de plastique.

— Peri !Toujours plaquée au sol, elle cracha un mélange de salive et de poussière et tourna la tête.Silas ?Deux hommes le maintenaient et tentaient de le faire entrer dans un fourgon. Il était menotté et une

marque qu’elle n’avait jamais vue bleuissait sa joue. C’était donc Opti, s’ils s’en prenaient à Silas.Comment avaient-ils su qu’elle mentait ?

Les agents la relevèrent et, les dents serrées, elle battit des pieds, en vain. Bientôt, ils la jetaientelle aussi dans le fourgon où elle atterrit directement sur Silas, se prenant le coude du colosse enplein ventre. Le souffle coupé, elle batailla pour s’accroupir. La portière se referma avec violence et,sitôt que le fourgon accéléra, elle partit à la renverse et retomba sur lui.

— Peri, arrête de lutter, tu ne fais qu’empirer ton état. Je vais t’aider à éviter la crise.Peri se déhancha pour se détacher de Silas. Le fourgon n’avait pas de vitre à l’arrière, aussi,

plongée dans l’obscurité, elle se cala dans un coin, tentant de garder l’équilibre. La fréquenceparasite et les produits qui coulaient dans ses veines lui donnaient la nausée. Elle savait qu’elle étaitvenue ici pour acheter sa liberté auprès de Silas, mais elle n’avait plus le moindre souvenir decomment elle était arrivée là ni de ce qui avait mal tourné.

De l’autre côté du fourgon, Silas se relevait lentement.— Tu as rétrochroné, lui annonça-t-il, pantelant, en essuyant son nez sanguinolent sur son épaule.

Essaie de te calmer, respire, et tout ira bien. Ce n’est pas Opti qui nous a chopés, mais l’Alliance.Tourne-toi que je retire l’émetteur de ton oreille, poursuivit-il d’une voix sifflante.

Peri fronça les sourcils, méfiante.— L’Alliance ? chuchota-t-elle tandis que le fourgon se lançait dans un long virage incurvé qui

indiquait qu’il entrait sur l’autoroute. Pourquoi est-ce que tu es menotté, dans ce cas ? Tu m’as dit quec’était ton camp, l’Alliance.

Elle n’avait pas le moindre souvenir de comment elle était arrivée au stade de base-ball, et unepeur panique lui enserrait la gorge chaque seconde un peu plus. Comme elle peinait à respirer, ellereleva les genoux contre sa poitrine, baissa la tête et tenta de se détendre. En vain. Plus elle essayait,pire se faisait l’angoisse qui la rongeait de l’intérieur. Les effets de l’intervention de Silas sur sonesprit s’épuisaient. Lorsqu’ils se seraient totalement dissipés, elle deviendrait folle… Cela avaitmême déjà commencé.

— Regarde-moi, lui demanda Silas en s’agenouillant devant elle, mais elle leva les yeux pour fuirson regard, terrifiée. Le fourgon se mit à filer à toute allure. Elle n’avait pas la moindre idée d’où ilsallaient. Elle aurait voulu rétrochroner sans plus s’arrêter, mais le produit qui coulait dans ses veinesl’en empêchait. Elle était prise au piège d’un cauchemar empli de doute et d’effroi.

Il se pencha un peu, et elle riva aussitôt le regard au sien.— Peri, je suis une ancre, dit-il d’un ton calme tandis qu’elle reculait autant qu’elle le pouvait. Tu

le sais. J’étais là quand tu as rétrochroné. Je peux te rendre les dernières minutes, et le reste de tessouvenirs suivra. Fais-moi confiance… Laisse-moi au moins retirer l’émetteur.

Peri avait la bouche trop sèche pour déglutir.« NE FAIS CONFIANCE À PERSONNE »— Je ne peux pas, murmura-t-elle, prise dans un tourbillon de doute qui la privait de toute pensée

raisonnée.— Tu n’as pas le choix, dit-il en se penchant un peu plus vers elle, son regard trahissant la douleur

qui suppliciait ses poignets menottés. Fais confiance à ton instinct. Le rétrochronage n’a pas été long,mais tu flirtes dangereusement avec le TPM. Regarde-toi. Tu n’es plus toi-même. Défais mesmenottes et laisse-moi t’aider.

— Je ne peux pas, lâcha-t-elle d’une voix qui semblait pourtant le supplier de l’aider.Silas lui avait tourné le dos. Ses doigts étaient gonflés, la faisant d’autant plus culpabiliser.— S’il te plaît, insista-t-il. (Elle vit le clou tordu qu’il avait dans la main.) Je sais que tu te sens

perdue, mais je peux tout arranger. Tu dois me faire confiance.Son cœur battait à tout rompre, et le mouvement du fourgon comme son trouble intérieur lui

donnaient des haut-le-cœur.— D’accord, murmura-t-elle. Mais au moindre mouvement suspect je te tue sur-le-champ.— Très bien, dit-il.Elle se plaça dos à lui avec prudence. Les doigts de Silas étaient gelés. Le clou glissa lorsqu’elle

voulut s’en saisir, le blessant et lui arrachant un gémissement de douleur. Heureusement, elle parvintenfin à faire céder la sangle de plastique, et il lâcha aussitôt un soupir de soulagement.

— Bien, à toi maintenant, dit-il.Il retira immédiatement l’émetteur de l’oreille de Peri, et elle sursauta lorsque le bourdonnement

s’éteignit. Elle fut libre quelques secondes plus tard, se frotta les poignets, puis se réfugia dans soncoin de fourgon, la poitrine crispée par cette même angoisse qui ne la lâchait pas.

Terrifiée, elle secoua la tête en signe d’avertissement.— M’approche pas, compris ?— Tu te rappelles comment tu es arrivée au stade ? lui demanda-t-il en lui prenant la main.Elle tenta de lui échapper, mais il ne céda pas.— Lâche-moi… Lâche-moi ! le supplia-t-elle, se calmant lorsqu’il lui ouvrit la paume et y déposa

le clou de façon qu’il puisse lui servir de talisman.Peri sentit son cœur s’arrêter. Elle regardait fixement le clou, vaincue par le poids d’une vie de

conditionnement professionnel. Elle voulait se souvenir, Silas était une ancre, et elle était perdue.— Je ne sais plus comment je suis arrivée au stade, finit-elle par grommeler, au comble du

désespoir.Si elle voulait survivre, elle était obligée de lui faire confiance.— Pas de souci, la rassura-t-il d’un ton apaisant en prenant son autre main, lui procurant un peu de

réconfort au milieu du chaos. Tu as rétrochroné il y a dix minutes seulement, donc il n’est pas troptard pour rattraper le coup. Tu es sous le choc, c’est tout. Si tu parviens à te calmer, tout rentrera dansl’ordre sans plus d’effort. Tu te souviens d’avoir fait les boutiques ?

— Oui, répondit-elle, incroyablement soulagée lorsqu’elle baissa les yeux sur sa tenue et serappela l’avoir achetée le matin même.

Elle n’avait pas tout oublié, cela finirait par s’arranger. Rassurée, elle commença à souffler, à secalmer. À réfléchir.

— Peri, ouvre-moi la porte de ton esprit, dit-il à voix basse, sa patience mise à rude épreuve.Sans même savoir pourquoi, elle acquiesça et ferma les yeux. Elle soupira alors et sentit aussitôt la

présence de Silas, sa silhouette masculine qui colorait le souvenir de sa virée au centre commercial.Il était là, avec elle. Elle relâcha les épaules tant elle était soulagée.

— Ça va aller, dit Silas, mais elle l’entendait à peine, emportée soudain par une déferlante defatigue irrépressible. Tu n’as perdu qu’une quinzaine de minutes. Laisse-moi te les rendre.

— Fais que ça s’arrête, marmonna-t-elle, à peine consciente de sa présence tandis qu’il manipulaitses souvenirs, bien décidé à l’apaiser. Je t’en supplie, fais que ça s’arrête.

— On courait ensemble, dit-il, et elle vit la scène en pensée. L’Alliance nous poursuivait, et je t’aiexpliqué pourquoi.

La colère palpable de Silas l’aida à matérialiser ce souvenir. Le sentiment d’avoir été trahiebalaya bientôt la rage de Silas, puis leurs émotions s’imposèrent de nouveau à eux, se faisant pluscompréhensibles. Ils restèrent quelques secondes ainsi à observer la scène du point de vue de l’autre,trouvant des points communs dans leur analyse des faits, les rendant de ce fait acceptables pour l’uncomme pour l’autre. Peut-être avait-elle tiré des conclusions trop vite.

Peut-être, songeait-il, aurais-je dû être honnête avec elle et lui dire que j’étais en froid avecl’Alliance.

— Ils m’ont menotté sur le quai de chargement. Toi, ils t’ont touchée avec l’une de leursfléchettes ; c’est ça qui a déclenché le rétrochronage.

Les yeux toujours fermés, elle sentit son corps se détendre lorsque Silas détruisit le souvenirdissonant. Elle se voyait au travers des yeux de Silas : furieuse, obstinée, déterminée à trouver unmoyen de survivre. Elle ne s’en souvenait pas ainsi, mais elle vit Silas s’emparer de sa peur, de sonsentiment d’avoir été trahie, de son désespoir, tous aussi palpables que la puissance que dégageait lecolosse.

— Je ne t’ai pas trahie, murmura-t-il en l’attirant vers lui. (Elle le crut aussitôt, sa sincérité aussitangible que le clou dans sa paume.) Je ne savais pas qu’ils étaient là.

Et, alors que cette réalité s’affirmait dans son esprit, le monde autour d’elle cessa de tourner. Ellerespirait mieux, plus facilement. Elle s’abandonna à la chaleur des bras de Silas tandis que leurssouvenirs fusionnaient, triomphant de la première réalité. Il n’y en eut bientôt plus qu’une en elle.

Peri eut l’impression d’être en paix avec elle-même pour la première fois depuis des mois et, telleune accro en plein trip, s’accrocha à la griserie de l’instant pour qu’il ne finisse jamais.

— Tu es doué, lâcha-t-elle d’une voix lente.D’une main, il invita la tête de Peri sur son épaule pour la protéger des cahots répétés du fourgon.— Disons que je l’ai été un jour, dit-il, son souffle faisant voler une mèche de cheveux de Peri.

Endors-toi, que les souvenirs s’ancrent définitivement. Quand tu te réveilleras, tu te souviendras de tamatinée entière. Ça va aller.

Elle en doutait, mais cela ne l’empêcha pas de sombrer aussitôt dans le sommeil, convaincue – aumoins – qu’elle récupérerait l’intégralité des souvenirs de sa journée, protégeant le clou au creux desa paume comme s’il s’était agi d’une pierre précieuse.

Chapitre 37

Les abdos contractés, Peri exécuta une dernière traction, accrochée aux ferronneries décorativesinstallées là uniquement afin de donner du cachet au vieux cellier en sous-sol. Vu l’état de l’immensechalet dans lequel on l’avait entraînée de force la veille – frigorifiée et crasseuse après le voyage enfourgon –, elle doutait que l’endroit ait plus de dix ans.

Nichée dans les montagnes du Kentucky, la planque high-tech et manifestement hors de prix n’avaitde rustique que l’apparence avec sa piscine à toit ouvrant, sa cuisine de la taille de celle d’unrestaurant et ces zones de divertissements agencées autour d’une cascade artificielle et protégées parun système d’alarme dernier cri. Elle n’avait vu personne lorsqu’on lui avait fait passer la porte, puisemprunter l’ascenseur, avant de l’enfermer dans le cellier, mais la bâtisse sur trois niveauxsurplombait une vallée de plusieurs hectares dans laquelle elle aurait toutes les chances de pouvoirse dissimuler – et se perdre, d’ailleurs – si elle parvenait à s’échapper.

Mais je ne partirai pas sans Silas.Elle lâcha sa prise, retomba sur le sol et sentit le clou de Silas – son talisman – agacer ses orteils

au fond de sa botte. La pièce était équipée d’un conduit d’aération, mais même en tendant l’oreilledes heures elle n’avait rien entendu. Elle était coincée ici au milieu de bouteilles poussiéreuses deblanc et de rouge, toutes de qualité, certes, mais rien d’exceptionnel. Elle avait pris le temps devérifier.

Peri s’assit lentement en tailleur sur les dalles tachées de manière artistique.C’est de l’import ou du local fait main, ça ? se demanda-t-elle.Sentant la sueur froide sur son front, elle ferma les yeux. Silas lui avait offert une défragmentation

experte. Le malaise de la veille appartenait au passé. Même emprisonnée ici, elle se sentait griséepar l’envoûtante résurrection de ses souvenirs.

Son esprit n’en avait pas moins été mis à mal, au point d’ailleurs que le dernier rétrochronage,pourtant insignifiant, avait failli lui coûter la raison. Elle avait ressenti les premiers effets d’untrouble paranomnésique qui aurait pu s’avérer catastrophique. En plus de l’en avoir préservée, Silaslui avait rendu la mémoire. Il était doué. Plus que cela, même. Et elle ne pouvait s’empêcher depenser à lui et ces quelques instants qu’ils avaient partagés au stade de base-ball.

Elle ouvrit les yeux, et balaya du regard le cellier luxueux plongé dans la pénombre au-delà de laporte munie de barreaux qui la gardait prisonnière. Jack ne lui était pas apparu depuis ladéfragmentation de Silas. Peut-être n’avait-elle plus besoin de lui ? Sa vie avait beau partir une foisde plus à vau-l’eau, elle ne s’était jamais sentie aussi apaisée.

Soudain, elle entendit le bruit distant de l’ascenseur et se redressa, tentant aussitôt de réprimerl’accès d’adrénaline qui lui brûlait les veines. Elle aurait préféré savoir plus tôt que Silasn’appartenait plus à l’Alliance. Quoi qu’il en soit, il serait plus facile pour lui de s’adapter à cenouvel environnement, car il connaissait l’organisation qui les retenait captifs. Elle se demanda s’ilne leur avait pas révélé qu’elle avait avalé un marqueur radioactif qui attirait Opti comme uneflamme des papillons, mais qu’elle soit encore en vie ici à entendre les bruits étouffés d’un groupequi se réunissait à l’étage au-dessus lui laissait supposer qu’il n’en était rien.

Il faisait peu de doute qu’Opti tenterait de la localiser grâce à son émetteur radioactif, et elle sedemandait si elle devait ou non en avertir l’Alliance. Tout dépendait de la confiance qu’ils luiaccorderaient. Elle voulait s’en tirer, certes, mais si l’Alliance n’était pas prête à lui offrir asile, ellepréférait encore retourner auprès d’Opti et tenter une nouvelle cavale.

Un nouveau choc métallique. Peri rouvrit légèrement un œil, toujours assise en position du lotus,mais ouvrit grand les paupières en reconnaissant la voix féminine de Taf, la jeune femme qu’elleavait vue avec Silas à Eastown.

La fille de la chef de l’Alliance.— Vous m’avez fouillée deux fois déjà, alors du balai ! Vous croyez quoi ? Que j’ai planqué une

lime dans mes muffins ? Ce n’est même pas moi qui les ai faits en plus, bon sang !Les bruits de talons sur les dalles cessèrent sitôt que Taf et les deux agents de sécurité se mirent à

avancer sur les tapis du cellier. Taf tenait des vêtements dans une main et un panier couvert dansl’autre.

— Lumière ! lança-t-elle, et la lumière poussive illumina le riche décor garni d’un grand écran platéteint et de quelques fauteuils disposés autour d’une cheminée à gaz. Faites comme chez vous,messieurs, dit-elle en désignant les canapés de cuir blanc. Vous trouverez de quoi grignoter au bar.

— Madame, protesta celui des deux qui portait des lunettes, et Taf s’arrêta net.— Écoutez, Brian, l’interrompit-elle d’un ton autoritaire, les fusillant du regard jusqu’à ce qu’ils

se mettent à s’agiter avec nervosité dans leur costume. Asseyez-vous, dansez la gigue, faites ce quevous voulez, mais lâchez-moi les basques. J’ai dix minutes, et je n’ai aucune envie de les passer avecdeux vautours aux fesses.

Peri perçut l’odeur de muffins, et son estomac se mit à gronder.— Bien, madame. Cinq minutes.— Dix minutes, protesta la blonde en reprenant sa marche en direction de Peri. Comment voulez-

vous qu’elle mange en cinq minutes ? Dites à ma mère qu’ils n’ont qu’à attendre. De toute façon, ilsne commencent jamais à l’heure. Il y en a toujours pour se planter niveau décalage horaire, et il fautaller les chercher.

Toujours assise devant la porte, Peri vit à travers les barreaux la jeune femme poser les vêtementssur une table proche de façon à pouvoir placer un fauteuil face à la geôle. Elle n’abandonna sesréprimandes qu’à ce moment-là. Elle se tenait là, debout devant la porte de chêne et de métal, unpanier de muffins à la main, et Peri ne put que percevoir dans le regard de la blonde l’espoir qu’elleavait que la drafter se souvienne d’un instant qu’elles avaient partagé, d’un événement importantqu’elle aurait oublié.

— Hé, salut ! Un petit creux ? lui demanda-t-elle d’une voix hésitante.Peri se leva, frissonnant en abandonnant les dalles froides.— Je suis navrée, mais je ne te remets pas. Taf, c’est ça ?— Ne te bile pas pour ça. La plupart de mes amis ne se souviennent pas non plus des soirées qu’on

passe ensemble, de toute façon. (Le petit doigt en l’air, elle fit mine de boire un verre de vinimaginaire.) Tiens. Il fait un peu froid ce matin.

Taf réfléchit quelques secondes, puis déforma le panier de façon qu’il puisse passer entre lesbarreaux. Peri s’en empara, se régalant de la chaleur qu’émettaient l’osier et la serviette.

— Merci. Si ça peut te rassurer, bien que je n’aie aucune idée de pourquoi, je sais que je t’aimebien. (Elle se pinça les lèvres en voyant les muffins.) Et ça n’a rien à voir avec le fait que tu

m’apportes le petit déjeuner. Les émotions survivent là où les souvenirs disparaissent. (Elle gloussaet prit une bouchée de muffin.) Pourquoi est-ce que j’ai le sentiment que tout cela a un rapport avecma mère ?

Taf souriait à pleines dents désormais. Elle s’assit dans le riche fauteuil blanc, personnificationdes privilèges et de la richesse avec sa coiffure stylisée qui lui retombait avec élégance sur lesépaules.

— Ce que je peux te dire, c’est que nos mères sont toutes les deux des dominatrices de premierordre. On s’est rencontrées lors d’une course hippique, toi et moi. Tu cherchais de l’aide pour tirerSilas des griffes d’Opti afin qu’il défragmente une info capitale, et ma mère a préféré tenter det’échanger contre lui. Howard et moi avons lancé notre pick-up dans le fourgon où vous vous trouviezpour te libérer. Je pensais qu’on s’en tiendrait là mais, quand tu es partie sauver Silas, on a fini par tefiler un coup de main.

Les baies de canneberge étaient brûlantes, si bien que Peri les avalait d’un trait, n’en savourant pasmoins leur acidité.

— Silas m’a parlé d’un fusil…Taf lui offrit un hochement de tête enthousiaste.— Oh, oui ! J’ai dû tirer dans le pied d’un type, avant de conduire la voiture dans laquelle on s’est

enfuis ! Tiens, je t’ai… apporté des affaires de rechange, dit-elle en se tournant pour jeter un coupd’œil aux gardes. Ils devraient t’aller.

Peri posa le panier, s’essuya les mains sur son pantalon, puis s’empara du paquet de vêtements.— Merci !— Ah ! et je t’ai mis des lingettes nettoyantes, aussi, annonça Taf, dont l’envie d’aider crevait les

yeux. Il m’est arrivé d’en utiliser, et c’est quasi aussi efficace qu’une douche. (Elle se tourna une foisde plus vers les gardes, qui s’amusaient à allumer et à éteindre à répétition la cheminée à commandevocale.) Les gros costauds ont peur de te laisser te laver.

Peri trouva le paquet de lingettes et sourit de plus belle.— Merci beaucoup, vraiment ! dit-elle en reculant dans le cellier, à l’abri des regards des gardes.— Il y a douze salles de bains, ici, et ils refusent de te laisser en utiliser une. Barbares ! (Taf se

retourna une troisième fois pour s’assurer que les gardes n’approchaient pas pendant que Peri était ensous-vêtements.) Je ne vais pas pouvoir t’aider à t’enfuir, cette fois, mais je peux au moins t’aider àêtre élégante pour ton lynchage.

Les lingettes firent des miracles, et leur douce odeur de menthol aida Peri à se détendre.— Ça ne devrait pas être si terrible que ça, affirma-t-elle tandis que la chaleur naturelle de son

corps lui séchait la peau. J’ai quelque chose qui les intéresse et inversement. On en sortira tousgagnants.

Les coudes sur les genoux, Taf haussa les épaules.— Silas m’a dit que la puce ne contenait pas la liste attendue.Elle a discuté avec Silas ?Un pressentiment étrange naquit en elle, mais elle se sentit néanmoins plus à son aise dès qu’elle

enfila le chemisier bleu marine et le pantalon ajusté assorti d’une petite ceinture qu’elle noua dans lafoulée. Taf était une femme de goût, à n’en pas douter.

— J’ai plus qu’une liste dans ma besace, dit-elle en avançant d’un pas, se tapotant la tempe d’undoigt. Je suis sûre qu’on va trouver une solution.

Le regard de Taf s’illumina, et elle tendit une brosse à Peri.— Tu as recouvré la mémoire ?— Non, mais tout est ici, dans mon crâne, et Silas peut tout récupérer. (Peri se passa la brosse

dans les cheveux, puis s’étudia dans le miroir du bar au loin. Elle avait déjà été plus présentable,mais c’était déjà cent fois mieux.) Merci.

Taf se leva, et les deux gardes s’approchèrent d’elle.— J’espère que tu as raison.— Moi aussi, répondit-elle, avant de sursauter, furieuse.On venait de lui tirer une fléchette en pleine cuisse.— Hé, c’est quoi ton problème ! s’exclama Peri tandis que l’agent aux lunettes baissait son lanceur

sous les protestations nourries de Taf.Peri avait beau avoir retiré la fléchette aussitôt, elle avait senti presque immédiatement des

fourmillements au bout des doigts sous le métal lisse du projectile. Il était déjà trop tard : elle avaitle goût crayeux de l’inhibiteur de rétrochronage sur la langue.

— C’est ce qui se passe quand on a pris l’habitude de retirer les émetteurs auriculaires, rétorquale garde.

Peri jeta la fléchette sur le sol et baissa les yeux vers le trou qu’elle venait de faire dans sonpantalon.

— C’est un Chanel ! se plaignit Taf. Brian, ce sera retenu sur ton salaire. Ouvre-lui !Mais comme l’autre agent consultait le chronomètre de son téléphone, Peri comprit qu’ils ne la

laisseraient pas sortir avant que l’application indique un temps qui leur donnerait l’impression d’êtreen sécurité.

— Enfile ça, lâcha Brian en lançant une paire de menottes dans la cellule.Peri serra les dents en entendant leur cliquetis sur le dallage.— Eh ! personne ne m’avait parlé de menottes !Taf semblait furieuse, le visage rouge et les lèvres pincées, mais Peri les enfila tout de même, déjà

satisfaite de pouvoir garder les mains devant elle plutôt que dans le dos.— Te bile pas, la rassura Peri.Le garde au téléphone acquiesça et rangea son appareil. En plus de l’agacer, ces deux-là la

ralentiraient. Cela dit, elle voulait sortir et elle y arriverait. Sans compter que, comme elle étaitmenottée, ils se montreraient probablement négligents.

Brian déverrouilla la porte. Taf saisit aussitôt Peri par le bras et la tira jusque sur le tapis.— Par ici, lâcha la jeune femme en lançant un regard par-dessus son épaule aux deux agents tandis

qu’elle ouvrait la marche jusqu’à l’ascenseur.Les armes des deux gardes étaient encore dans leurs étuis, mais ces derniers n’étaient pas fermés,

par sécurité. Cela aiderait Peri à les leur prendre, même menottée, mais pourquoi prendre des risquesalors que, de toute façon, elle n’avait pas d’autre choix que de monter au niveau supérieur ?

— Tu bouges un peu vite, je te plombe, annonça Brian, avant de la pousser en avant. Allez.Peri aurait troqué avec joie son regard noir contre un bon coup de savate. Quelques secondes,

mais, après l’avoir toisé de haut en bas, elle monta avec docilité dans l’ascenseur.L’un des agents appuya sur le bouton du troisième étage, et les portes se refermèrent. Elle pensait

que la bâtisse ne comptait que trois niveaux, mais lorsque, après un carillon guilleret, les portes serouvrirent, elle découvrit qu’ils se trouvaient dans le nid d’aigle octogonal aux nombreuses fenêtres

qu’elle avait vues en arrivant. Elle l’avait cru purement décoratif, alors, mais la vaste pièce de cinqmètres de diamètre avait été luxueusement aménagée avec un bar orné de néons d’un côté et un cerclede divans blancs qui occupaient la majeure partie de l’espace.

Avec sa vue hallucinante à plus de trois cents degrés, l’endroit offrait, malgré la brume légère, uneimage saisissante des montagnes qui perçaient les nuages. Brouillard, ciel sombre, et une ligned’orage qui menaçait au loin, le long des contreforts pentus. Une forte odeur de composantsélectroniques s’échappait d’une petite caméra posée sur un trépied au centre de la pièce circulaire.Des fils serpentaient de l’appareil jusqu’à une table de jeu où un type farfelu en costume au rabaiss’affairait sur deux ordinateurs portables verroptiques.

De toute évidence, une vidéoconférence se préparait. Un assistant apparut d’un second escalier,passa devant la caméra, puis vint glisser un message à l’oreille d’un garde.

Howard était assis au bar, l’air morose, sous la surveillance d’un agent et, debout près del’appareil, se tenait une femme d’un certain âge parée de bijoux. Coiffée d’un chignon haut, elle étaitd’une assurance inébranlable dans son tailleur blanc, ses talons hauts la rendant plus imposanteencore. Devant elle, assis sur le divan devant la caméra, Silas.

Peri retint son souffle et s’arrêta net, manquant de trébucher sur l’épais tapis qui décorait la pièce.Elle comprit aussitôt qu’il ne savait pas qu’elle était présente : le cou rouge, ses épaules musculeusestendues à en distendre le tissu de sa chemise, il semblait furieux, tandis qu’assis au bord du canapé ilse disputait avec la femme. Peri repensa à la note qu’elle avait inscrite sur sa paume : « NE FAIS ÀCONFIANCE PERSONNE. » Comme elle aurait aimé ne jamais l’avoir écrite…

— Mère, pourquoi est-ce que tu as fait menotter Peri ? lança Taf d’une voix forte, faisant sursauterle technicien, qui lui fit signe des deux mains de se calmer.

Silas tressaillit, et un éclair de surprise zébra son visage lorsqu’il les vit. Peri tenta de larejoindre, mais on la repoussa.

Cette femme autoritaire… C’est elle, Fran ? la dirigeante de l’Alliance ?Peri observa Fran, puis Taf, sans leur trouver de ressemblance. Les pommettes de Fran rosirent et

elle ordonna à sa fille de se taire.— La ferme ! aboya Brian avant de bousculer Peri.— Eh, je n’ai rien dit ! maugréa Peri. Va chahuter Taf, si tu veux. C’est elle qui l’ouvre, là, non ?— Tu maintiens que tu as agi ainsi dans l’intérêt de l’Alliance ? demanda Fran tandis qu’on

repoussait Taf vers le bar, où Howard tenta de l’apaiser.Si l’attitude de Fran semblait à Peri familière, elle ne réveillait en elle aucun souvenir précis.— Oui.Silas s’installa sur le divan de façon à voir Peri. Ce changement de position avait dû le sortir du

champ de la caméra, car le technicien lâcha un soupir exaspéré et vint repositionner l’appareil.— Depuis notre première rencontre en février, Peri Reed n’a de cesse de fuir cette même faction

corrompue d’Opti que nous tentons d’éradiquer. Tout ce que nous avons fait, moi et ceux qui m’ontaidé, était destiné à empêcher Opti de la récupérer, de la reformater, puis de faire d’elle leurmarionnette. Jamais nous n’avons eu en tête de trahir l’Alliance, nous voulions simplement éviterqu’une erreur de jugement nous ramène trois ans en arrière. Il est temps d’en finir, Fran.

— Bien d’accord, rétorqua Fran avec tant d’aigreur et de frustration qu’un pessimisme soudain fitvoler en éclats l’assurance de Peri. (Il se passait quelque chose.) Mais finissons-en d’abord avec toi.Tu as fui avec elle, Denier, alors que ta mission était de nous la ramener. Tu as refusé de nous révéler

où elle se trouvait, parasitant notre action. Pourquoi ?— Tu voulais la livrer à Opti ! lâcha Silas, en rogne. Ça ne faisait pas partie de notre accord !Fran fit un pas en avant et se retrouva quasi devant l’objectif de la caméra.— C’est là-bas qu’est sa place, professeur. Elle n’a pas ce qui nous permettra de faire tomber

Opti, et je doute qu’elle l’ait un jour.Peri se pinça les lèvres, puis, décidée, se racla la gorge.— Vous vous trompez. J’ai juste besoin que le professeur Denier m’aide à récupérer l’information.— Sur le canapé, pesta le technicien entre ses dents. Dites-le sur le canapé, devant la caméra. Le

micro ne capte pas ce qui se dit au fond de la pièce.— Dans ce cas, dites à votre cerbère de me lâcher, rétorqua Peri en se dégageant de la prise du

garde.Je vais finir par te faire bouffer tes lunettes, toi.Fran renvoya d’un geste le technicien à son poste.— Vous aurez l’occasion de justifier vos actes dans quelques secondes, madame Reed. D’ici là, je

vous prierai de vous garder de tout commentaire.— Avant un interrogatoire, je devrais être en droit de recouvrer la mémoire, non ? lâcha Peri d’une

voix forte. (Fran se renfrogna.) Parce que c’est à ça que je vais avoir droit, non ? Un interrogatoire !— Si nous disposons de suffisamment de témoins fiables, vos souvenirs n’auront pas la moindre

importance, répondit-elle sèchement, avant de se retourner vers Silas. Ton intervention ne change rienà l’affaire, en somme. Tu rejoindras donc Howard en détention préventive jusqu’à ce que nouspuissions être certains que tu nous es encore loyal.

— Bien sûr que je le suis ! s’exclama Silas, mais, sur ordre de Fran, un agent s’était approché et lefaisait déjà se lever.

Le retour sur le moniteur du technicien ne montrait plus qu’un canapé vide, mais le forum dediscussion associé semblait s’animer.

La gorge serrée, Peri observa l’agent forcer Silas à s’asseoir au bar à côté de Taf et Howard. Sonpassé la désignait comme coupable, et son partenariat avec Silas ne l’aiderait pas à gagner laconfiance de l’Alliance.

— Manifestement, tu n’es loyal qu’à toi-même, déclara Fran en ordonnant d’un geste au garded’installer Peri à la place de Silas sur le divan. C’est tout ce que prouvent tes actes.

— Ce n’est pas parce que je ne suis pas aveuglément des ordres que je ne suis pas loyal àl’Alliance, répliqua Silas, mais personne ne dut l’entendre en dehors de la pièce, car était trop loindu micro désormais. Elle pensait vraiment nous avoir fourni les informations que nous cherchions,ajouta-t-il, quand Brian poussa Peri jusqu’au divan. Il n’y a aucune raison qu’elle se retrouve là àdevoir se justifier. Vous devriez travailler ensemble pour trouver le meilleur moyen de faire tomberOpti !

Le cœur battant, Peri tenta de réfléchir à la hâte à un moyen de retourner la situation à sonavantage. De toute évidence, Silas ne leur avait pas parlé du marqueur radioactif. Opti devait être enroute pour la récupérer, si ce n’était pire. Cela ne faisait aucun doute. Elle les sentait proches, aussimenaçants qu’un orage d’été noircissant l’horizon.

— Assez ! siffla Fran. Installez-la devant la caméra.Brian la poussa une fois de plus. Excédée, Peri se retourna puis frappa l’agent en plein visage,

paume ouverte pour lui briser le nez. Il vacilla et recula en hurlant, se portant les mains au visage.

Peri s’immobilisa, les mains en l’air, en entendant le cliquetis de crans de sécurité autour d’elle.Howard, lui, pouffa, amusé.

— Une serviette pour Brian, ordonna Fran d’une voix désabusée. On peut reprendre, je vous prie,madame Reed ?

— Je ne voulais pas que ça se passe comme ça, Peri, je t’assure.C’était Silas. Peri s’arrêta net ; quelqu’un lui avait déjà tenu des propos similaires par le passé et,

sitôt après, son univers s’était écroulé. À la première occasion, plus de doute, elle s’enfuirait sans seretourner. Cela étant, elle n’abandonnerait pas Silas. Il l’avait sauvée de la folie et lui avait offert dequoi se reconstruire. Sa propre organisation se retournait contre lui, et elle avait beau ne pascomprendre laquelle des deux organisations était vertueuse, elle connaissait ce sentiment de se sentirtrahi. Et puis, désormais, elle se fichait bien qu’Opti et l’Alliance s’entre-détruisent.

D’autres agents avaient installé Brian derrière le bar avec de la glace pilée, et son remplaçantauprès d’elle se montra plus poli. Lorsqu’il lui fit signe de s’installer, elle lui offrit un sourire, puispartit s’asseoir en face de la caméra en roulant des hanches.

— Veuillez donner votre nom, s’il vous plaît, dit Fran, même s’il était peu probable que quiconquene le connaisse pas.

— Peri Reed, répondit-elle en s’installant sur le canapé blanc pendant que le technicien ajustait lacaméra.

— Vous êtes ici pour répondre de vos crimes perpétrés sous la direction d’Opti, commença Fran,s’assurant de ne pas apparaître dans le champ de la caméra. Des crimes contre l’humanité doublésd’atteintes directes aux droits fondamentaux et inaliénables de chaque citoyen humain. Si vous êtesreconnue coupable, vous serez incarcérée et privée à jamais de votre capacité à rétrochroner.

Peri releva subitement la tête.— Je croyais que nous devions discuter de ce que j’avais à vous offrir en échange de votre

protection !Debout près de la caméra, les lèvres pincées, Fran faisait défiler une page sur sa tablette.— Eh bien, vous vous êtes fourvoyée. Nous sommes ici pour faire de vous quelqu’un de ce qu’il y

a de plus… normal, Peri Reed.— Je suis normale. (Peri lança un regard en direction de Silas et découvrit sur son visage la même

horreur et la même surprise qui devaient se lire sur le sien.) Le seul moyen existant de m’ôter macapacité à rétrochroner me privera, dans le meilleur des cas, de toute mémoire à long terme. Saufvotre respect, je doute que vous possédiez l’équipement et l’expertise nécessaires pour ne pas fairede moi un légume !

Fran enfila une paire de verres bifocaux incrustée de diamants, et détourna le regard qu’elle rivaitjusqu’ici sur les montagnes brumeuses assombries par la pluie en approche.

— Vous ne faites que récolter ce que vous avez semé. Vous êtes accusée des meurtres de HansMarston, James Thomas, Daniel H. Parsole, Kevin Arnold, Thomas Franklin, Nicole Amsterdam et,le dernier en date, Samuel Smity.

Sept morts. La plupart des victimes avaient probablement été des agents qui s’étaient trouvés aumauvais endroit au mauvais moment. Peri se sentait mal à l’aise de n’avoir aucun souvenir de laplupart d’entre eux. Taf était devenue livide, et Silas lui-même semblait fébrile.

— Hans battait ses enfants et mutilait les épouses des gens qu’il voulait faire parler ou contraindreà agir à sa guise. Le monde se porte mieux sans lui. Pour Kevin Arnold, c’était un accident. Je lui ai

dit de bouger, il ne l’a pas fait et s’est pris une balle en escaladant un grillage. Je ne me souviens pasdes autres, confessa Peri sans prêter attention aux murmures rageurs qui gagnaient en puissancederrière elle. Je ne vous laisserai pas m’accuser de crimes que vous pourriez tout aussi bien avoirinventés de toutes pièces.

— Votre implication dans nombre d’actions d’espionnage a résulté en des gains aussi colossauxqu’illégaux au profit de certains organismes privés, poursuivit Fran en baissant les yeux vers ellederrière ses lunettes aux verres épais. Niez, et je me ferai un plaisir de vous lire la liste que j’ai sousles yeux. S’ajoutent à cela d’aussi nombreuses accusations de vol ou de destruction d’informationspréjudiciables à certains agents d’Opti… Plusieurs accusations d’actes de terrorisme technologique,la plupart impliquant l’utilisation d’armes biologiques. (Elle dévisagea Peri, la moitié du visagedissimulée par sa tablette verroptique.) Nous ignorions ce que vous faisiez en Russie sous Poutine,mais le fait que l’ambassadeur coréen ait développé la légionellose cette même semaine pourdécéder peu après des suites de complications n’augure rien de bon pour vous. Ah ! et ma préférée :sous couvert d’établir un gouvernement favorable aux États-Unis, vous avez placé au pouvoir ungroupe d’extrémistes coupable d’avoir perpétré le génocide d’envergure nationale connu aujourd’huisous le nom de « Peste blanche ».

— Ce n’était pas moi, murmura-t-elle, frissonnant soudain. C’était Gina et Harry. (Elle se tournavers Silas, mais il montrait un visage fermé.) Ce n’était pas moi !

Pourtant, un souvenir diaphane s’agitait au fond de son esprit ; un éclat mémoriel latent qui lamontrait en train d’essayer de faire franchir une barricade en toute discrétion à des gens horrifiés,tandis qu’un brasier infernal illuminait la nuit derrière eux. Peut-être avait-elle été présente sur leslieux, mais pour empêcher la catastrophe ?

Mais voilà, plus elle y pensait, plus le doute l’étreignait. Avait-elle été un jour autre chose que lamarionnette de Bill ? Avait-elle avalé les mensonges de Jack à la seule raison qu’il lui massait lespieds et lui préparait de bons repas ? Prise de nausées, elle releva la tête vers Fran, qui la regardaitmaintenant droit dans les yeux.

— Que plaidez-vous ?Silas se leva en repoussant d’un geste brusque les agents qui se précipitaient pour le contenir.— Comment oses-tu faire comme si tu n’avais jamais acheté toi-même les services d’un drafter,

Fran ?Fran cacha son micro d’une main, et le bruit parasite fit sursauter le technicien.— Ce n’est pas mon procès ! siffla-t-elle, furieuse.— Et c’est bien dommage, rétorqua Silas, avant qu’un agent le forçât à se rasseoir.— Je n’ai toujours agi que pour le bien de l’humanité, statua Fran, mais ses pommettes écarlates

prouvaient que son trouble était dû à bien plus qu’à de la simple colère.Abasourdie, Peri tenta de comprendre ce qui se disait en filigrane. Jack lui avait dit que c’était

Gina et Harry qui avaient été à l’origine de la Peste blanche, mais avait-elle été la véritablecoupable, au fond ? Qu’elle ait eu connaissance ou non de la vraie nature de sa mission, était-elleresponsable de cette catastrophe ?

— La fin justifie les moyens, c’est ça ? décocha Silas, acerbe. (Dehors, le tonnerre grondait entreles collines.) Tu n’es qu’une élitiste hypocrite, l’accusa-t-il en se débattant rageusement entre lesgardes qui tentaient de le contenir. Comment oses-tu, Fran ! Peri a été utilisée ! Et par toi plus que parn’importe qui d’autre ! Elle ne se remettra peut-être jamais de ce que tu lui as fait ! Comment peux-tu

l’accuser de tout ça ! Plus que toute autre chose, tu lui es redevable !— Mère, c’est injuste ! s’exclama Taf, que l’on avait isolée avec Howard près d’une fenêtre.— La justice n’a plus rien à voir là-dedans, lâcha-t-elle froidement tandis que les trois gardes

luttaient encore pour garder Silas immobile. Ta conclusion n’en est pas moins perspicace, Silas. Ellene s’en remettra pas. Peri Reed est un outil que nous avons tout intérêt à détruire avant qu’il ne nousenvoie par le fond. Soit tu pratiques l’incision, soit tu resteras dans les geôles de l’Alliance pour lerestant de tes jours.

Peri, médusé, sentait le tonnerre de plus en plus proche battre ses tempes : n’avait-elle rien perçudes mensonges de Jack ou s’en était-elle simplement accommodée ?

— Hé ! les gars, lâcha le technicien en se levant, le regard rivé sur les montagnes.— Je refuse ! gronda Silas en se débattant, les muscles tendus par la rage. Hors de question que je

la mutile pour que tu n’aies pas à assumer ta responsabilité dans cette histoire ! Elle était volontaire,c’est pour l’Alliance qu’elle a agi. Tu lui dois de la sauver de cet enfer !

Volontaire ? De quoi est-ce qu’il parle ?— Hé ! insista le technicien, l’index pointé en direction d’un drone de haute technologie en vol

stationnaire à la fenêtre. Ce n’est pas mon matos, ça !Trois secondes plus tard, un hélicoptère militaire apparut non loin d’eux, suivi par une demi-

douzaine d’autres qui fusaient depuis les montagnes. Le bruit ne provenait pas du tonnerre, maisd’une escadrille de Black Hawk banalisés dont les silhouettes noires profilées se découpaient contreles nuages pesants. Ils survolèrent bientôt le bâtiment, puis s’en revinrent, rapides, d’une légèretéirréelle.

Fran devint livide, et pivota pour se tourner vers Taf. L’alarme se mit à hurler depuis la caged’escalier.

Opti venait d’arriver.

Chapitre 38

— Emmenez-les à la voiture ! hurla Fran en se ruant vers le bar, d’où elle tira Taf jusque dansl’ascenseur. Vous ! lança-t-elle à un agent proche, avant de le pousser vers Taf, escortez ma fille enlieu sûr. Évacuez Reed ! Tout de suite ! Allez !

— Fran ! Peri n’y est pour rien ! beugla Silas, que l’on poussait lui aussi en direction del’ascenseur.

L’un des agents releva Peri sans ménagement, puis la tira sans plus de précaution jusque dansl’escalier aux marches recouvertes d’un tapis. Elle avait beau se sentir envahie par une vague derage, elle n’était pas encore prête à passer à l’action. Elle s’était préparée à remettre son destin entreles mains de l’Alliance, mais elle ne s’attendait pas à se voir ainsi jugée et condamnée. Il était horsde question pour elle de retourner dans les rangs d’Opti, et l’Alliance n’était plus un refugeenvisageable.

— C’est terminé, Silas ! lança Fran tandis que Howard, Taf, Silas et de trop nombreux agentsremplissaient l’ascenseur. Soit elle a révélé à Opti notre position, soit ils l’utilisent sans mêmequ’elle en ait conscience et ils se serviront d’elle ainsi jusqu’à notre défaite ! Dans un cas commedans l’autre, il faut l’éliminer !

— Je refuse de la mutiler ! protestait encore Silas tandis que les portes se refermaient et que letechnicien paniquait seul devant son équipement.

— Descends ! ordonna Brian, sa chemise blanche rougie par le sang de son nez fracturé, son Glockbraqué sur Peri.

Peri se tourna vers lui, mais il la poussa dans l’escalier, où elle se rattrapa de justesse à la rampe.Les rotors furieux des hélicoptères faisaient vibrer les murs. À mesure que le stress l’envahissait, lebrouillard mental qui lui embrumait l’esprit se dissipait, la rendant plus lucide à chaque pas. Elle serefusait de finir dans une geôle d’Opti ou lobotomisée par l’Alliance. Deux gardes, et elle étaitseule… C’était faisable, malgré les menottes.

— T’arrête pas ! lança Brian. Descends jusqu’au garage ! ajouta-t-il, la poussant une troisième foislorsqu’ils arrivèrent au palier suivant.

Peri tressauta et recouvra de justesse l’équilibre. Furieuse, elle plaqua le dos au mur et fusilla duregard les deux agents qui braquaient leur arme sur elle. Des coups de feu résonnèrent dans la grandepièce au-dessus, suivis d’un cri. Opti avait pris le contrôle de la maison. Elle n’avait plus d’autrechoix que de fuir.

Mais pas sans Silas.— Brian, pousse-moi encore une fois et tu finis avec les couilles en travers de la gorge, le menaça-

t-elle sur un air de défi.— J’aimerais bien voir ça, dit-il en tendant une main vers elle pour la pousser une fois de plus.S’appuyant au mur derrière elle, Peri lança la jambe vers le visage de Brian, le frappant avec le

côté du pied. Il hurla de douleur et se plia en deux. Profitant de cette ouverture, Peri abattit ses mainsliées sur sa nuque.

— Mains en l’air ! cria l’autre agent.

Peri lui assena un violent coup de tête, l’envoyant dévaler l’escalier en battant des bras et desjambes. Il tira à l’aveuglette, et du plâtre vola partout autour d’eux. Les mâchoires serrées, Peris’abrita derrière le corps inerte de Brian, le fouillant à la recherche des clés de ses menottes.

— Merci ! fredonna-t-elle gaiement lorsqu’elle mit enfin les mains dessus.Elle défit ses menottes, ramassa l’arme de Brian, puis abandonna l’agent à son triste sort. L’autre

agent gémissait sur le palier du premier étage.— Tu as bien fait de ne pas m’avoir poussée, toi, tu ne trouves pas ? dit-elle en le menottant à la

rampe, avant de prendre son arme à son tour.— Ne me laissez pas ici, lança-t-il, le regard suppliant, retenant des gémissements de douleur

tandis que résonnaient de nouveaux coups de feu.On aurait dit qu’une guerre avait éclaté, et Peri vit par une fenêtre étroite un autre des immenses

hélicoptères se poser, ses pales tourbillonnant dans un bruit assourdissant, comme un cœur sur lepoint d’exploser. Douze hommes en tenue d’assaut en jaillirent et fondirent sur la grange proche.

D’autres coups de feu éclatèrent à l’étage en dessous.— Ramenez-moi ma fille, salopards ! hurla Fran.Peri se raidit.Silas.Il était avec Fran dans l’ascenseur. Déboussolée, Peri dévala les marches jusqu’à la grande salle

au rez-de-chaussée. Une odeur agressive de poudre saturait l’air. Arrivée au bas de l’escalier, elles’arrêta et balaya les lieux du regard.

L’ascenseur était ouvert, et la cabine criblée de balles et rougie de sang. Juste devant, un agentgisait face contre terre dans une mare écarlate. La porte d’entrée de la maison avait volé en éclatssous les balles, et le paysage au-dehors disparaissait sous une épaisse nuée de fumée ignifuge.Accroupis derrière un banc retourné dont ils se servaient comme barricade, cinq agents en tenued’assaut d’Opti rechargeaient leur arme, bientôt prêts à rouvrir le feu sur un petit groupe d’individusretranchés dans la cuisine. Silas comptait forcément parmi eux, vu le peu de temps écoulé depuis ledébut de l’assaut.

— Maintenant ! lança l’un des agents d’Opti, et les quatre autres se levèrent et avancèrentprécautionneusement en direction de la cuisine, qu’ils criblaient de tirs de barrage.

— Qu’on me donne une arme, merde ! hurla Fran, planquée derrière la cuisinière.Peri passa à l’action. Si Silas était blessé, elle déchaînerait l’enfer dans cet endroit. Un agent

planqué derrière le canapé du salon leva vers elle un regard éberlué, puis leva son fusil. Trop lent.Peri lui envoya un coup de pied en pleine poitrine qui le fit valdinguer en arrière. Son arme vola dansles airs, et elle s’en saisit, utilisant l’élan naturel de son geste pour en écraser la crosse contre latrachée du malheureux qui s’écroula en suffoquant, les mains à la gorge.

Peri tapa le magasin du fusil contre sa paume vide, vérifiant le chargeur et le cran de sécurité dansun même mouvement fluide.

OK, Peri Reed : parée à l’action.Elle essuya la bave de l’agent sur la crosse, la cala contre son épaule, puis abattit le drone en vol

stationnaire au milieu de la pièce. La machine se mit à tournoyer, incontrôlable, et s’écrasa dans lefoyer de la cheminée.

— Elle est là ! hurla une voix, juste avant que des balles furieuses sifflent dans toute la pièce.Silas, enragé, surgit de derrière l’îlot de la cuisine, un fusil d’assaut dans la main. Peri tira une fois,

deux fois, faisant mouche au troisième coup. Une volée de plombs vola dans sa direction, et elle semit à couvert derrière un bureau retourné.

— Oh ! joli, murmura-t-elle en tendant une jambe pour tirer vers elle deux pistolets à l’abandon.— Lâche-moi, toi ! hurla Fran, ivre de rage, tandis qu’elle bataillait avec un agent. (Les mâchoires

serrées, elle se dégagea de sa prise, le propulsa à la renverse et le frappa sitôt qu’il percuta le sol.)Un flingue, bordel !

— Attrapez ! lui lança Peri en lui jetant un pistolet dont elle venait de vérifier le chargeur.Fran s’en saisit et, soudain, Peri bascula en arrière. Brian venait de l’attraper par surprise, mais un

direct au niveau des reins et un second en pleine gorge le mirent KO pour de bon. Peri ressentait unedouleur à la jambe douloureuse et elle passa une main sur son mollet…

Poisseux ?Ses doigts étaient rouges de sang.Merde ! je me suis fait toucher ? Quand ça ?— Repli ! Repli ! lança une voix distante à travers la porte ouverte, et Peri releva aussitôt la tête.C’était Bill et, s’il partait, c’était qu’il avait récupéré quelque chose de précieux à ses yeux ; sans

cela, il ne s’en irait jamais sans elle. Les oreilles sifflantes, l’odorat saturé par l’odeur de poudre,Peri se remit à couvert derrière le bureau, une main plaquée contre son mollet blessé. Devant elle, unhomme rampait en direction de la porte.

Bill et Allen sont ici. Il y a peut-être un coup à jouer…— Où est ma fille ! hurla Fran en tirant sur tous ceux qui tentaient de fuir par la porte.Peri s’accroupit et, lorsqu’elle tenta de percer la fumée du regard, l’homme qu’elle avait vu

ramper gisait au sol, le cou tordu selon un angle impossible.— Repli, j’ai dit ! hurla Bill de nouveau au-dehors, sa voix tonnant au milieu des coups de feu.— Tu vas bien ? lui lança Silas sitôt qu’il l’eut retrouvée, impressionnant avec son arme calée sur

la hanche.Pointé vers le plafond, le fusil fumait encore. Le colosse leva une main vers Fran, qui les braquait

tous les deux en hurlant.— Bordel, Fran, c’est moi ! cria-t-il. Ressaisis-toi, merde ! Ils se cassent !— Ils ont pris Taf ! hurla-t-elle, hors d’elle, le visage rouge et les cheveux en bataille. (Elle

dévisageait Peri qui sentait son visage blêmir, tandis qu’assise derrière le bureau elle tenait sa jambeensanglantée.) Ils ont pris ma fille ! reprit Fran, la voix mourante, en se laissant tomber dos à unbureau détruit, avant de lâcher son arme au sol. Peri, je t’en prie, ramène-la-moi. Ils vont se servird’elle pour obtenir ce qu’ils veulent, la faire souffrir jusqu’à ce que je réponde à leurs exigences. Ilsont ma fille !

Les mains écarlates, Peri déchira un morceau du plaid en soie jeté sur le canapé voisin et se bandala jambe. La balle était encore à l’intérieur, mais elle semblait n’avoir meurtri que ses muscles.Certes, Fran était autoritaire, odieuse et elle avait plus que tort, mais cela ne l’empêchait pas d’aimersa fille. Peut-être avait-elle une chance de créer avec elle un lien dont la mère de Peri l’avaittoujours privée.

— OK.Fran réprima de justesse ses sanglots.— Tu es touchée ! lança Silas, livide, en s’approchant.Peri le repoussa d’une main ensanglantée avant qu’il ait pu toucher le bandage de soie. Pourquoi

les gens essayaient-ils toujours de tâter ses blessures ?— Ça va aller. (Son estomac se noua tandis qu’elle resserrait son bandage de fortune.) Je vais

récupérer Taf, dit-elle en se levant mais, prise de vertige, elle se rattrapa en s’agrippant au bureau.Il n’était pas impossible qu’elle finisse par s’évanouir.Peu importe que je ne me rappelle plus pourquoi je tiens à cette fille. Je le sens au fond de moi.

Je sais qu’elle compte pour moi.— Merci, murmura Fran.Un bruit sourd et inquiétant tonna à l’étage au-dessus, et de la poussière ruissela du plafond.— Tu n’es pas en état de le faire, protesta Silas.Peri l’écarta d’un bras, et commença à louvoyer entre les morceaux de verre et les éclats de pierre

qui jonchaient le sol, mais, alors qu’elle approchait de la porte, une douleur lancinante la força àralentir le pas.

Allez, ce n’est pas si terrible, tenta-t-elle de se rassurer, mais son arme commençait à glisser danssa main moite.

— Je vais la trouver et la ramener.— C’est de la folie ! rugit Silas en envoyant valser une chaise d’un coup de pied tandis qu’il

rejoignait Peri à grands pas. (Le front ridé par l’inquiétude, il jeta un dernier coup d’œil à Fran par-dessus son épaule, avant de saisir Peri par le bras pour la pousser à ralentir.) Peri… ne tire pas surAllen, poursuivit-il.

Elle fronça les sourcils. Autour d’elle, elle sentait l’odeur des flammes qui dévoraient la bâtisse,et de la fumée cascadait comme une chape de brume dans l’escalier. Fran avait perdu davantage quesa fille, aujourd’hui. La maison était en ruine.

— Pourquoi ça ? lui demanda-t-elle. (Il lui adressa un regard préoccupé.) Pourquoi est-ce que jene devrais pas lui tirer dessus ? insista-t-elle en jetant un coup d’œil à l’extérieur par la porte brisée.

Le tonnerre – le vrai, cette fois – grondait entre les collines. Deux hommes et une femme couraienten direction de l’hélicoptère qui attendait sur la gauche de la piscine. Tout du moins, les deuxhommes couraient. Taf, elle, hurlait et se débattait de toutes ses forces.

— Allez, poussons le faucon à s’envoler, dit-elle en levant son fusil.— Peri ! cria Silas, mais elle n’entendait déjà plus rien, assourdie par la salve – la moitié du

chargeur – qu’elle déchaîna sur l’engin.Au premier impact de balle, l’hélicoptère prit son envol. Bien avant que Bill ait eu le temps de

l’atteindre. Il s’arrêta net, propulsa Taf dans les bras d’Allen et, se retournant, aperçut Peri sur leseuil de la maison en flammes. Sa rage manifeste, il poussa Allen et Taf en direction du luxueuxgarage installé à l’écart du chalet.

— Où est Howard ? demanda Peri en baissant son arme.Elle tenterait de les sauver tous les deux, mais ne prendrait pas le risque de blesser Taf.— Il fait son boulot de docteur, répondit Silas, avant de soupirer et de commencer à descendre les

marches de bois. Allons les débusquer, avant qu’ils prennent une des voitures de Fran.Peri secoua la tête pour tenter de raviver l’audition de son oreille gauche, puis emboîta le pas à

Silas en claudiquant. Ils suivirent les cris de Taf tandis que la jeune femme insultait les deux hommesqui l’entraînaient à travers les jardins impeccablement entretenus. Ils entendirent bientôt le bruitétouffé d’une porte qui se refermait, puis les protestations de Taf se turent.

— Je suis sérieux, Peri. Ne tue pas Allen, répéta Silas alors qu’ils approchaient du garage derrière

les portes duquel miroitait une Ferrari rouge.— Je sais que mon oreille gauche déconne complètement, mais tu m’as vraiment demandé de ne

pas tuer Allen ?Elle tenta de pousser la porte latérale, mais la trouva fermée.— Exactement, répondit Silas pendant que Peri boitait jusqu’à la porte d’entrée du garage, les yeux

rivés sur le bolide du genre de ceux que se payaient traditionnellement les hommes riches en pleinecrise de la quarantaine. Peri, non ! hurla-t-il, les mains levées, lorsqu’elle s’empara de son Glock.

Les dents serrées, elle tira avec adresse, de façon que la porte s’effondre et vole en éclats sanstoucher la voiture.

— Et en plus j’ai épargné la jolie capsule de testostérone à roulettes, lança-t-elle tandis que Silasse relevait – il s’était accroupi par réflexe – pour la rejoindre. On y va !

Les appels à l’aide de Taf leur indiquaient quelle piste suivre, et Peri claudiquait le plus vitepossible entre les voitures rutilantes exposées sur des estrades tapissées et éclairées par des spots.Quelqu’un aimait les voitures, ici…

— Lâchez-moi ! hurlait Taf.Peri se lança dans une course maladroite.Si on ne la récupère pas dans les trente secondes…Silas et Peri contournèrent comme un seul homme une Porsche customisée pour découvrir Bill et

Allen qui tractaient Taf en direction d’un fourgon anonyme.Je hais les fourgons.Peri leva son fusil.— Tu pourrais la toucher, l’avertit Silas, et elle l’abaissa aussitôt en acquiesçant, quittant le

couvert de la voiture pour s’approcher un peu plus.— Fais-la taire, bordel ! grogna Bill lorsqu’ils arrivèrent au niveau du fourgon.Il jeta Taf dans les bras d’Allen et partit ouvrir la porte du garage.Peri se rua derrière la voiture suivante et, la jambe au supplice, posa le fusil sur le capot pour

stabiliser sa position de tir. Silas vint se positionner à côté d’elle.— Ma mère va être furieuse ! hurla Taf, et Allen la plaqua contre le fourgon. (Elle hoqueta, aussi

surprise qu’offensée.) Hé !Peri tourna le canon de son arme en direction d’Allen. Elle haïssait ce type. Bill était peut-être

corrompu, mais Allen lui avait menti, l’avait piégée, manipulée pour obtenir sa confiance. Il lui avaitvolé trois ans de sa vie. Elle expira lentement, le doigt prêt à appuyer sur la détente.

— La ferme ! la menaça Allen. Tu la boucles ou je t’assomme, compris ?— Compris, répondit-elle, avant de serrer les dents et de lui envoyer un crochet en plein ventre.Allen grimaça de douleur. Taf avait beau sembler prête à en découdre, Bill se rua sur elle et la

plaqua contre le fourgon avec une violence qui témoignait de son peu de considération pour les plusfaibles. Taf s’effondra au sol, sonnée.

Une nouvelle expiration, et Peri braqua cette fois le canon du fusil sur Bill et appuya sur la détente.Le militaire écarquilla les yeux lorsque la balle perfora le flanc du fourgon.

— Allez ! hurla-t-il, avant de jeter la jeune femme étourdie dans le véhicule et de monter à sasuite.

Peri tourna une fois de plus son arme vers Allen.— Non ! hurla Silas en lui poussant subitement le bras.

Allen ne fut inquiété que par une volée de ciment tandis qu’il s’installait au volant du fourgon.Hors d’elle, Peri se releva, alors que le moteur du véhicule se mettait à rugir.

— Qu’est-ce que tu fous, merde !— Les pneus ! s’exclama-t-il, blême, en les prenant lui-même pour cibles. Vise les pneus !— Tu comptes me laisser tirer cette fois ? répliqua-t-elle en crevant les pneus d’une rafale. (Le

fourgon zigzagua et percuta un pilier ; il n’irait pas plus loin.) J’exige des explications, dit-elle en setournant vers Silas. Pourquoi est-ce que je ne peux pas tuer Allen ?

Silas la regarda droit dans les yeux.— Il fait partie de l’Alliance.Peri serra les dents et plaqua le canon de son fusil contre le torse de Silas.— Fous-toi de ma gueule !Silas baissa les yeux vers l’arme, estimant sûrement ses chances de pouvoir la dégager d’une main

avant qu’elle ait eu le temps de tirer. Juste devant la porte du garage s’élevait une colonne de fuméeépaisse et, au loin, Peri entendait les sirènes des pompiers, alertés par le système de sécuritéautomatique de la maison.

— Allen est un agent de l’Alliance, répéta Silas d’une voix d’une douceur et d’un calmeinhabituels. Réfléchis-y une seconde. C’est une ancre de merde, non ? Il t’a rendu le moindresouvenir ?

Taf hurlait à l’aide tandis que Bill la sortait de force du fourgon pour la traîner jusqu’à une autrevoiture. Allen boitait derrière eux, jetant des regards furtifs en direction de Silas et elle.

Mon œil !Comme Bill se planquait derrière Taf, Peri visa Allen. Silas lui frappa le bras une fois de plus,

déviant son tir.— Tu vas arrêter ça, merde ! hurla Peri. (Elle entendait bien les hommes au-dehors, mais ignorait à

quelle organisation ils appartenaient.) Pourquoi est-ce que tu ne m’en as pas parlé plus tôt ?Silas tenta de lui arracher le fusil des mains, mais elle ne le lâcha pas. Ils entendirent une portière

se fermer, puis une voiture démarrer.— Parce que l’Alliance pensait que tu le dénoncerais à Opti si tu l’apprenais, finit-il par dire. Ils

ne te faisaient pas confiance.Elle desserra la prise sur son arme.Allen était un agent de l’Alliance ?Non, elle n’y croyait pas et refusa de lâcher son arme.— C’était ton idée ! lâcha Silas, abandonnant la lutte, et elle fit un pas en arrière, mettant le fusil

hors de sa portée. Merde, ils se cassent ! s’exclama-t-il soudain.Mon idée ?La douleur irradiant sa jambe, elle emboîta le pas à Silas, la démarche gauche, et ramassa en

passant le pistolet d’Allen. Une voiture noire fusa bientôt hors du garage.— Je m’occupe d’Allen et toi de Bill, lâcha Peri en s’arrêtant sur le seuil de la porte, puis en

calant son fusil contre son épaule.Elle expira et tira une fois de plus sur les pneus.— Peri…, la prévint Silas, et elle lui sourit lorsque la voiture se retrouva forcée de s’arrêter.Depuis l’intérieur du véhicule, ils entendirent Bill pester.— OK, je ne le tuerai pas. Je me contenterai de l’esquinter un peu, lança-t-elle en boitant jusqu’à

la voiture à l’arrêt. Tu viens ou pas ? cria-t-elle par-dessus son épaule.Le cœur battant à tout rompre, elle ouvrit la portière passager.— Dehors ! ordonna-t-elle.Bill était au volant, et Allen, l’air furieux, utilisait Taf comme bouclier humain. La jeune femme

semblait tout aussi hors d’elle que déboussolée.Allen fait vraiment partie de l’Alliance ?— Vous êtes sourds ou quoi ? Dehors, elle a dit ! s’exclama Silas en ouvrant la porte côté

conducteur.Allen jeta Taf sur Peri, et profita de la diversion pour tenter de s’échapper. Au même instant, Bill

se rua sur Silas. Taf percuta Peri, et elles s’effondrèrent toutes les deux. Peri se dégagea de sous lajeune femme, roula pour se retrouver accroupie, fouillant les lieux du regard, le canon de son armeprêt à faire feu sur Allen. Bill prenait la fuite, sa voix de plus en plus lointaine, tandis qu’il hurlaitdans son téléphone. Des coups de feu éclatèrent, et les voix d’une douzaine d’hommes s’élevèrent.L’hélicoptère était de retour, ses rotors rugissant dans le lointain. Peri ignorait qui d’autre pouvaitbien se trouver près du véhicule à l’arrêt, mais elle s’en moquait au plus haut point.

Elle vit Allen qui cavalait derrière Bill, le militaire fuyant à reculons.S’aplatissant sur le ventre, Peri visa… et tira.— Non ! hurla Silas.Allen s’arrêta net. Une volée de poussière venait de s’élever devant lui. Il lâcha Bill du regard, et

le militaire disparut bientôt derrière la maison. Allen se tourna vers elle, rivant son regard à celui dePeri, et elle sourit en voyant son visage livide. Poussant un cri de rage, elle se jeta sur lui, l’envoyantau sol, puis s’assit à califourchon sur son dos.

— Donne-moi une seule bonne raison de ne pas te buter ! hurla-t-elle, la crosse de son arme prêteà défoncer la trachée d’Allen.

Le malheureux leva les yeux vers elle, le visage sali de poussière et les lunettes de travers.— Allen, elle est au courant ! tonna Silas. Elle n’y croit pas encore, c’est tout !Bloqué sous Peri, Allen cessa de se débattre. Il riva de nouveau le regard à celui de la drafter, et

la peur dans ses yeux sembla se dissiper.— Tu ne vas pas me tuer, parce que, moi, je ne t’ai pas tuée, dit-il, souriant malgré la douleur qui

distordait ses traits. Ça va aller, Peri. C’est terminé. Tout est fini. Tu as fait ce qu’il fallait. Laisse-moi me relever.

Peri ouvrit à peine la bouche, abasourdie, mais ne bougea pas tandis que les agents de l’Allianceles encerclaient, lui hurlant de poser son arme et de libérer Allen. Ce dernier attendait, toujours à lamerci du fusil de Peri.

— Peri ! lui lança Silas. Fais confiance à ton intuition. C’est fini.Mais son intuition restait silencieuse. Ne restait plus en elle que ce besoin dévorant de pouvoir

faire confiance à quelqu’un. N’importe qui.Elle tourna le regard vers Silas et, d’un geste vif, détourna le canon de son arme et enclencha le

cran de sûreté. Elle aurait voulu la jeter sur le sol, mais elle n’en eut pas l’occasion. Sitôt qu’Allenfut libre, on la plaqua au sol. Elle ne lutta pas et laissa les agents lui attacher les mains dans le dos.La balle fichée dans sa jambe la mettait au supplice, et elle cligna des yeux pour se protéger de lapoussière. Taf et Silas protestaient, assurant aux agents qu’elle n’était pas dangereuse et qu’ilsdevaient la libérer. Un mal-être profond l’envahit.

Allen fait partie de l’Alliance… C’était mon idée ?— Je ne sais rien de ma propre vie, murmura-t-elle, ahurie.— Laissez-la se relever, ordonna Fran. (Elle sentit soudain qu’on cessait de peser sur elle, et sa

respiration se fit aussitôt plus facile.) Laissez-la se relever, j’ai dit !— Elle ne se souvient de rien, protesta un homme, un pistolet braqué sur elle. Vous ne pouvez pas

la laisser partir. Ils lui ont lavé le cerveau !— Non. Tout est encore en elle. Elle a juste oublié, lâcha Fran avec animosité. Elle nous a offert

sur un plateau la moitié des agents corrompus d’Opti et a sauvé ma fille. De quelle preuvesupplémentaire avez-vous besoin pour être convaincu qu’elle n’est pas avec eux ? Elle est de notrecôté. Laissez Reed se lever ! hurla Fran.

Peri s’assit lentement, la jambe douloureuse, et dévisagea les agents tandis qu’ils baissaient leursarmes.

— Où est Bill ? demanda-t-elle à Fran – troublante dans son tailleur froissé et sali de taches et depoussière –, venue s’accroupir à côté d’elle.

La dirigeante de l’Alliance tenta de regarder sous le bandage, mais Peri dégagea sa main d’unetape. Les agents la braquèrent de nouveau.

— Du calme, vous tous ! leur cracha Fran, avant de se tourner vers Peri, toujours aussi agacée.Trop loin pour vous. L’un de ses hélicos est revenu le chercher. Il est parti. (Son visage s’adoucit.)Sans Taf. Merci, dit-elle en retenant ses larmes, avant d’appeler d’un geste un médecin. Uneambulance pour l’officier Reed. Et tout de suite.

Deux hommes en treillis, fusil en bandoulière, coururent récupérer un brancard dans une ambulancetout juste arrivée. Sans la nausée et la douleur affreuse dans sa jambe, elle aurait probablementprotesté, mais elle n’avait plus le choix. Elle avait mal à la tête aussi. Elle dévisagea les armestournées vers elle, et vit les agents du second cercle se tourner tous vers la maison en flammes dontun petit groupe d’individus s’échappait. Elle reconnut Howard, qui aidait un autre homme à marcher,et se détendit aussitôt, rassurée.

Elle n’avait pas trouvé la liste de Jack, mais elle découvrait ici même quelque chose de bien plusimportant. Elle allait bien, ainsi que ceux qui comptaient pour elle. Qu’elle ne se souvienne plus depourquoi ils lui étaient chers importait peu : elle était là, eux aussi, et personne ne la mettait en joue.Pas directement, tout du moins.

Peut-être que tout finirait par s’arranger, après tout.— On a gagné ? demanda-t-elle en levant la tête vers eux, les sourcils froncés.Taf gloussa, et Silas partit d’un grand rire.— Pas la moindre idée !

Chapitre 39

Assise au Tempus, le moral fragile et la jambe douloureuse, Peri s’emmitoufla dans son manteau.Le bar était vide, à l’exception d’Allen qui faisait du bruit dans l’arrière-salle et de Silas près de lacheminée. Il essayait d’allumer un feu pour réchauffer la pièce, mais Peri sentait bien qu’il ne s’ensortait pas. Le peu de chaleur produit par les allumettes et le papier journal à moitié brûlés’échappait trop vite par le conduit. Une partie d’elle-même voulait descendre du tabouret et s’encharger, mais l’autre, indifférente, n’en avait rien à faire. Silas jura dans sa barbe, attirant sonattention. Les mots résonnaient étrangement dans son esprit ; elle l’avait déjà entendu jurer enpréparant un feu. Sa mémoire ressemblait à du gruyère, alors, qui sait à quel souvenir celarenvoyait ?

— Tu crois vraiment que tu vas pouvoir te débarrasser de moi ? lui dit Jack de derrière lecomptoir en se servant une chope de bière.

Elle savait qu’il n’était pas vraiment là, qu’il ne se versait pas un verre, pas plus qu’il nel’engloutissait, la pomme d’Adam montant et descendant le long de sa trachée et un mince filet debière dégoulinant sur son menton. Pourtant, il semblait plus vrai que nature.

Jack était un rappel constant de tout ce qu’elle haïssait chez elle : son manque d’assurance, sonincapacité à se débrouiller seule, cette force apparente qui n’était rien qu’une illusion. Tout cequ’elle voulait, désormais, c’était qu’il disparaisse, même si cela devait lui coûter la chance de sesouvenir un jour de cette soirée pendant laquelle elle avait tué l’homme qu’elle aimait. D’ailleurs,quelle raison aurait-elle de vouloir se rappeler un événement pareil ?

— Tu crois vraiment que le formatage d’Allen va t’aider ? Que tu ne te souviendras plus de cettesoirée ? dit Jack, moqueur, en se penchant vers elle. (La bière dégoulina sur le comptoir, et elle sedemanda si, en avançant les doigts vers la flaque grandissante, elle sentirait quoi que ce soit.) Opticoule dans tes veines, ma belle. Tu aimais en faire partie. Tu étais puissante, et ça t’excitait.Aujourd’hui, tu n’es plus qu’un boulet qui, en plus de représenter un risque pour les tiens, a unemémoire de poisson rouge. C’est pour ça que tu n’as pas prévenu l’Alliance qu’Opti arrivait. Tu asenvie de retourner au bercail.

Peri tourna le regard vers Silas, qui pestait devant la cheminée. Le gouvernement, mis à mal par larévélation publique de toute l’histoire, avait mandaté l’Alliance pour superviser le démantèlementd’Opti. À la demande de Fran, Silas avait pris la direction du Tempus, de façon à offrir aux ancres etaux drafters d’Opti un endroit où se rendre sans avoir à craindre de représailles.

— J’arrive pas à allumer cette merde, grogna Silas. Dès qu’on aura un peu d’argent, je remplacecette vieillerie par une cheminée à gaz.

La fumée grise fonça, noircit et mourut, et il se redressa dans un soupir.Ne tenant plus en place, Peri se tourna sur son tabouret et son attention fragile se porta sur des

éléments disparates. L’une des lampes de la cabine de loterie avait grillé, trois tables, contrairementaux autres, avec des pieds en forme de griffe, et l’écran qui prenait le mur entier de la salle de jeuémettait un ultrason quasi imperceptible de matériel électronique défectueux. Elle se tourna versl’horloge du micro-ondes installé derrière le bar et, à midi pile, les menus intégrés aux tables se

réinitialisèrent, comme elle s’y était attendue.Comment est-ce que je le savais ?Un bruit sourd venu de l’arrière-salle la fit sursauter, mais elle se calma dès qu’Allen annonça

avoir trouvé un repose-pieds. L’air découragé, Silas se tenait devant l’âtre enfumé, les mains sur leshanches, attendant qu’un miracle se produise.

— Vaudrait peut-être mieux que tu t’en charges, se plaignit-il en essuyant sur son jean ses doigtscouverts de cendre. Tu tentes le coup ?

— Si tu veux, oui.Peri quitta son tabouret. Elle laissa son manteau sur le comptoir, et se rendit bientôt compte qu’en

plus d’emprunter un chemin étrange pour atteindre la cheminée elle était incapable de poser les yeuxsur la piste de danse. Elle grimaça et se força à regarder à ses pieds, puis à avancer, le cœur battant.Son esprit se mit à divaguer, et une présence inquiétante se matérialisa derrière elle : Jack, plusconfiant que jamais, les yeux baissés vers le même plancher jaunâtre.

— Tu ne pourras jamais te débarrasser de moi, lui susurra-t-il à l’oreille. Tu aimes être l’agentepuissante qu’Opti a faite de toi, et je te hanterai jusqu’à ce que tu l’acceptes. Tu es une crapule,comme moi, et sans moi tu n’es rien.

— Menteur, murmura-t-elle.Vacillante, elle rivait le regard sur le sol. Ses tempes la lançaient, et Jack pouffa. Il s’était passé

quelque chose ici ; elle le savait. Elle se jura de retrouver quoi.— Peri ?Elle leva les yeux. Le monde tournait autour d’elle. Allen et Silas la dévisageaient, préoccupés.— J’ai rétrochroné ? leur demanda-t-elle, ne se rappelant pas qu’Allen était revenu dans la salle

principale.Silas secoua la tête, son inquiétude manifeste. Allen se dandinait d’un pied sur l’autre, mal à

l’aise, et Jack, sa bière à la main et un sourire insolent aux lèvres, passa près d’elle en la frôlant, plusconfiant que jamais.

— Je serai toujours là, Peri. Mais tente quelque chose, je t’en prie. C’est toujours divertissant dete voir batailler.

Moqueur, il s’assit sur l’âtre surélevé et tapota la pierre à côté de lui.— Tu essayais de te défaire de Jack, expliqua Silas en plaçant une bûche dans la cheminée. (La

fumée mourut aussitôt.) Mieux vaudrait en finir au plus vite.— Tu crois ?Stressée, Peri prit le marchepied en plastique marron des mains d’Allen, puis le posa dans un

claquement devant une chaise placée devant la cheminée. Jack ricana quand elle s’assit, les genouxpresque au niveau des coudes.

Les fils argentés de la chemise noire de Jack se mirent à scintiller lorsqu’il s’accroupit à côtéd’elle pour lui murmurer à l’oreille.

— On n’a pas franchement été des anges, toi et moi. Mais je suis là, hein, ma belle ? dit-il en setapotant la tempe. Je vais m’appliquer à te rappeler tous nos sales coups. Ils t’ont procuré tant deplaisir… Tu ne te priverais pas de tels souvenirs, non ? Non, jamais. Pas une femme comme toi. Tues la meilleure, et tu ne supporterais jamais d’oublier tes coups d’éclat.

Allen s’assit derrière elle et s’approcha autant qu’il put. Mal à l’aise, Silas se dirigea vers le bard’un pas nerveux.

— Je… euh… j’attendrai ici.— On se passera très bien de toi, monsieur Je-tiens-la-chandelle, lança Jack d’une voix forte, et

Peri sentit ses pommettes s’échauffer.Jack devenait agressif. Il savait que, s’ils exécutaient correctement la procédure, il disparaîtrait à

jamais. L’illusion avait peur, et l’inconscient de Peri affrontait ses mensonges.Un mensonge, rien qu’un mensonge.Peri baissa la tête sitôt que les doigts experts d’Allen se posèrent sur ses épaules, commençant à la

masser pile aux bons endroits. Il lui était difficile de se concentrer, sachant que Jack l’observait.Je n’ai plus besoin de toi, songea-t-elle en fermant les yeux.Enfin, elle commençait à se détendre.— Petite traînée, maugréa Jack.Elle se crispa aussitôt et, comme il l’avait senti, Allen vint lui masser le crâne d’une main.— Je suis désolé, Peri, s’excusa-t-il d’une voix douce. Tu n’as pas besoin de davantage de trous

de mémoire, mais la seule façon de te débarrasser de lui est de détruire les deux réalités. Je tepromets que tu auras toutes les réponses à tes questions, mais tout souvenir de ces histoiresconflictuelles disparaîtra avec Jack.

— Jamais je ne disparaîtrai, chuchota Jack, la faisant frissonner.— Tu luttes, constata Allen. Laisse-moi faire. Sauf si tu veux que notre Silas me prive de cette

occasion de me rendre utile…Elle sourit. Silas était à coup sûr le plus doué des deux, mais Allen connaissait mieux la situation,

les éléments à traquer et à détruire. Elle se pencha en arrière pour lui faciliter la tâche, tout en sedemandant s’il était bien sage de lui autoriser l’accès à son esprit. Elle lui avait tiré dessus, l’avaitfrappé, laissé pour mort, couvert d’injures… pourquoi l’aiderait-il ?

— Tu luttes encore, soupira Allen sans animosité. Je ne peux pas décemment t’en vouloir pour ceque tu as fait, tu essayais de faire tomber Opti. Tu n’as fait que ton boulot. Nous étions tousvolontaires dans cette histoire, et j’assume. Détends-toi.

Jack s’était accroupi à côté d’elle, et son souffle lui caressait l’oreille.— Tu luttes, murmura-t-il, parce que tu aimes trop ce qu’on a vécu. Même en Afrique. Admets-le.

Tu aimes celle que tu es devenue. Sans cela, tu n’aurais pas mis trois ans pour découvrir le fin mot del’histoire. Ne les laisse pas te priver de ce plaisir. C’est quand tu mènes une vie de criminelle que tute sens en vie. Ne les laisse pas anéantir ton âme.

Peri sentit son pouls s’accélérer. Elle n’avait pas aimé ce qu’Opti l’avait poussée à faire, non.Ceux qu’elle avait blessés, tués, avaient été des personnes bien réelles. Ses exactions avaient étébien réelles. Si elle y avait pris plaisir, elle aurait été une personne infâme.

Non, je n’y ai pas pris plaisir.— Bien sûr que si, murmura Jack.Un tic nerveux agita les paupières de Peri.— Je fais de mon mieux, murmura-t-elle à Allen, dont les doigts l’invitaient à une transe apaisante.Soudain, une image apparut dans son esprit : celle de Jack gisant sur le plancher jaune, une écharpe

imbibée de sang plaquée contre le ventre.Non… Il agonise, une balle dans le ventre… Il m’a menti pour me protéger. Bill est corrompu…

Sandy, Frank aussi… Je me suis battu avec Sandy, je lui ai lancé un couteau et l’ai ratée de peu…— Voilà, Peri, c’est ce souvenir-là, l’encouragea Allen, sa présence de plus en plus marquée dans

son esprit. Essaie de te souvenir de tout. Je vais t’en débarrasser.Peri sentit le souffle de Jack lui caresser la joue.— Tu ne pourras jamais t’en débarrasser. Tu n’es pas quelqu’un de bien. Ça te plaisait de laisser

parler ta noirceur, et ça te manque déjà.Comme il n’était que le porte-parole de son inconscient, Peri, craignant qu’il dise vrai, se mit à

trembler, anxieuse. Des images fugaces de ce soir-là lui revinrent en mémoire, désordonnées : sesmains couvertes de sang, son écharpe que Jack tenait contre son ventre, des bruits de verre brisé, leslongs cheveux de Sandy qui volaient devant ses yeux tandis que le miroir du bar explosait en millemorceaux autour d’elle… Tout cela n’avait pas le moindre sens, et cela lui convenait très bien. Allententa de les capter, mais les images étaient trop vives et Peri ne lui autorisait pas assez de libertédans son esprit pour qu’il puisse en détruire ne serait-ce qu’une seule.

— Peri, murmura-t-il d’une voix suppliante, s’il te plaît, laisse-moi faire.Peut-être que je mérite cet enfer dont je suis la seule responsable.— Bien vrai, murmura Jack, dont le souffle envoyait les cheveux de Peri lui chatouiller la nuque.

Cet enfer, je vais te l’offrir sur un plateau, d’ailleurs… tiens.Subitement, la soirée entière revint en mémoire à Peri, les deux réalités luttant en pleine clarté

dans son esprit, inconciliables. Elle se leva aussitôt, le souffle coupé. Le pouls rageur à lui briser lescôtes, elle se tourna vers Allen qui, assis sur sa chaise, la dévisageait, bouche bée. Que faisait-ilici ? Il était censé se trouver au bar et lui lancer le fusil de Frank.

— Je lui ai tiré dessus ! hurla-t-elle, les yeux rivés sur la scène où Jack s’était effondré, le ventreperforé.

L’estrade était couverte de sang là où il avait tenté de se relever. Terrifiée, elle baissa les yeuxvers ses mains ensanglantées, pour découvrir que c’était elle qui venait de se prendre une balle enplein ventre. Le miroir du bar était brisé, et les sanglots discrets de Sandy s’élevaient de derrière lecomptoir.

Effrayé, Jack courait en direction de la porte. Dans son esprit, elle leva le fusil, le cala contre sonépaule épargnée par la vague écarlate, et lui tira dans le dos.

— Il est mort !Gémissante, elle revit Jack s’effondrer devant la porte, abandonné à sa souffrance et à son sort

sans que personne ne vienne à son secours. Pas même elle.— Allen ! qu’est-ce que tu fous ! Elle risque le TPM ! hurla Silas.— Elle s’est servie de la structure mentale dont tu l’as dotée pour reprendre le contrôle de la

défrag ! Qu’est-ce que tu as foutu, Silas, merde !Peri se tourna vers le bar et la peur l’envahit lorsqu’elle se rendit compte que le miroir était intact

et que Silas se tenait derrière le comptoir en lieu et place de Frank. Elle commença à reculer, scrutantpartout à la recherche d’une échappatoire.

— Du calme, Peri, tenta de la rassurer Allen.Elle se retourna vers lui. Comme Silas se déplaçait, elle porta aussitôt son regard sur lui. Les deux

hommes se trouvaient maintenant entre elle et la porte, elle était prise au piège.— N’approchez pas ! cria-t-elle, plantée à l’endroit exact où Jack avait succombé. Où est mon

fusil ! J’avais un fusil !Elle pivota vers la porte, terrifiée de la trouver intacte et sans la moindre tache de sang. Le cœur

battant, elle se tourna vers la scène : pas de sang non plus. Elle était pourtant certaine d’avoir tiré sur

Jack !— Dites-moi où est Jack ! hurla-t-elle, ahurie, en reculant de quelques pas.Silas approcha, les mains levées pour lui assurer qu’elle n’avait rien à craindre de lui. Elle

continua à reculer, cherchant une issue. Une voix à peine audible enfouie dans son esprit luiconseillait de s’arrêter, mais son instinct la poussait à reculer. Bientôt, arrivée près de la cheminée,elle s’empara d’un tisonnier.

— Peri, du calme, tenta de l’apaiser Silas, mais elle frappa d’estoc dans sa direction pour le tenirà distance.

— Il est mort, c’est ça ? dit-elle, brandissant haut son arme. Jack est mort ?Furieuse, elle fit un pas en avant, et Silas se mit en garde.— Je suis navré, dit-il, et elle se jeta sur lui.Il para le coup en jurant, la désarma d’un geste puissant, et elle se mit à hurler, furieuse, lorsqu’il

lui attrapa le poignet et l’immobilisa, avant de s’écrouler au sol avec elle.— Appelle Fran ! lança Silas à Allen en passant les jambes autour de Peri à la manière d’un

lutteur. (Elle hurla de plus belle et envoya la tête en arrière, mais il esquiva en tordant le cou.) Toutdoux, grogna-t-il en l’immobilisant des bras et des jambes. Ça va aller. Allen a merdé la défrag, maisc’est ma faute. Je n’aurais jamais dû faire ce que j’ai fait. Il faut que tu te souviennes de moi,maintenant, Peri. Souviens-toi de moi et laisse-moi entrer dans ton esprit ! Je suis ton ancre ! Fais-moi confiance, merde ! ragea-t-il soudain. Arrête de gigoter et laisse-moi arranger ça, bordel !

— Lâche-moi, siffla-t-elle, pantelante, avant de se raidir.Il venait de s’insinuer dans son esprit comme s’il s’était agi du sien, et avait invoqué l’image de

Jack posté devant la porte, un pistolet fumant à la main. L’arme était braquée sur elle, et une douleursourde lui perforait la poitrine.

— Jack ! hurla-t-elle.Elle se figea soudain : le souvenir venait de partir en fumée, brûlant comme un vieux cliché en

proie aux flammes. Vint ensuite le souvenir de Jack se ruant vers la porte, s’éloignant d’elle commesi leurs trois dernières années communes ne signifiaient rien pour lui. Elle se revit ensuite lui tirerdans le dos.

— Pitié, non ! gémit-elle, sachant qu’il s’agissait d’images bien réelles.Elle avait tenté de trouver qui était corrompu au sein d’Opti, mais, incapable de se libérer du

conditionnement mental de l’organisation, elle était devenue sa marionnette ; l’un des agentscorrompus qu’elle avait été décidée à dénoncer. Jamais Jack ne l’avait aimée. Silas s’empara de cessouvenirs, les effrita dans sa paume, et ils s’effacèrent. Pas la douleur, en revanche, qui s’incrustadans les replis de son esprit.

Ce n’est pas la première fois que Silas et moi sommes en défrag, songea-t-elle.Tout à coup, elle se fit plus lucide, et une réalité nouvelle combla les vides laissés par Silas dans

sa mémoire. Allen avait infiltré Opti pour la protéger et joué l’agent corrompu pour la garder ensécurité. Il avait rassuré Bill lorsqu’il se montrait inquiet face à la fébrilité de Peri. Ce n’est qu’à cetinstant précis qu’elle comprit pourquoi il n’avait jamais rien défragmenté en elle : elle le connaissait,et il craignait de laisser dans son esprit des souvenirs de lui… et de Silas.

De Silas ? s’interrogea-t-elle tandis qu’il bataillait avec détermination pour focaliser son attentionsur la macabre soirée.

Elle ne se laissa pas faire, et les images du Tempus furent aussitôt remplacées par la vision d’un

bateau posé, immobile, au beau milieu d’un lac… des rires, de la musique… un toast porté à unevictoire à venir. Allen et Silas étaient là. Elle fut submergée par une avalanche d’images mentalesd’innombrables nuits passées à étudier plans et fichiers d’agents devant un carton de nourriture àemporter, de badinages au champ de tir, d’entraînements communs en salle de sport. Soudain toutdevint clair, et elle comprit que c’étaient les souvenirs de Silas qu’elle était en train de voir, uneesquisse de leur passé commun, de cette année qu’ils avaient passée ensemble à préparer la chuted’Opti. Allen et lui avaient tout risqué pour l’aider après qu’elle avait pris la décision de devenir lamarionnette d’Opti à la seule fin de révéler au grand jour la corruption qui rongeait l’organisation.

Pas ces souvenirs-là, songea Silas, et elle gémit tandis qu’il la contraignait à invoquer de nouveaule Tempus dans son esprit, à l’instant même où disparaissait l’image diaphane d’un baiser entre deuxsilhouettes méconnaissables.

Mû par une détermination froide comme l’acier, effrayante aussi, Silas naviguait parmi lessouvenirs de Peri, les réduisant en cendres. Les images de cette soirée au Tempus explosèrent, semuèrent en émotions maudites et vampiriques qui imprégnèrent son esprit comme de la fumée decharbon noircit un plafond blanc. Elle aurait dû se sentir libérée par leur disparition soudaine, maisn’en concevait en fait qu’un profond désespoir. Elle s’était responsable de tout. Elle les avait oubliéstous les deux, et pour quoi ? Quelques mois de gloire ?

Jack avait raison. Elle avait le cœur noir.Bientôt, elle se mit à trembler et cessa de se débattre.— Elle va bien ? chuchota Allen, et Silas desserra sa prise, aussi bien physique que mentale.Il la lâcha bientôt, et elle sentit son cœur se briser. Elle s’était infligé tout cela à elle-même.— On va voir, répondit Silas.L’air frais du bar désert effleura bientôt la peau encore chaude de Peri. Elle sentit les bras de Silas

la quitter et se mit en position fœtale sur le sol. Le bruit des pas traînants sur le plancher jaune – ilétait parti chercher son manteau avant de revenir l’en couvrir – lui était insupportable, presquedouloureux.

— Laissons-lui une minute pour reprendre contact avec la réalité, poursuivit-il.Reprendre contact… Oui…Elle avait l’impression d’avoir été absente pendant une éternité, pour découvrir à son retour un

environnement totalement différent. Tout du moins, c’était elle qui avait changé ; la vérité l’avaitrendu plus sinistre, honteuse aussi. Le front calé contre les genoux, elle se demanda ce qu’elle étaitcensée faire, désormais.

Elle tourna légèrement la tête et aperçut Allen et Silas assis près de la cheminée. Silas baissait latête, de fatigue ou d’affliction, elle l’ignorait ; des deux peut-être. Difficile à dire. Allen montrait unair coupable. Savait-elle qu’elle se souvenait de lui à présent ? Qu’elle s’était rappelée cette annéepassée tous les trois à œuvrer à la chute d’Opti ? Qu’elle lui avait demandé d’effacer tout souvenirde cette mission ?

— Merci, chuchota Allen. J’ai l’impression que l’illusion en elle avait une conscience propre.— C’était le cas, acquiesça Silas sans regarder Peri. Il restait assez de souvenirs de Jack en elle

pour la doter d’une réelle autonomie. Sans cela, elle n’aurait pas pu résister, la garder saine d’espritjusqu’à ce que la défragmentation soit possible. Jack a disparu, maintenant.

Je suis un monstre. Un vrai monstre.Ils se souvenaient d’elle, mais elle-même n’avait gardé d’eux que quelques images éparses.

Pourtant, sans eux, elle serait toujours dans les rangs d’Opti à accepter leurs mensonges, la nouvelleidentité qu’ils lui avaient forgée. Elle savait qu’elle était la somme de ses actes passés, or nombred’entre eux comptaient parmi les pires exactions qui soient.

Elle lâcha un soupir, releva la tête, consciente du visage défait qu’ils devaient lui voir, avec sescheveux en bataille et ses yeux rouges.

— Jack a disparu, dit-elle en regardant en direction de la cheminée, où son absence l’emplissaitd’une souffrance aussi sourde qu’intime.

Frissonnante, elle se rappela son souffle sur sa nuque, comme elle se sentait forte en sa présence,dangereuse… désirable.

Elle se leva. Bouleversée, elle n’avait pas la moindre idée de ce qu’elle allait faire. Pas plusaujourd’hui que demain et la semaine suivante. Pas même dans les cinq minutes à venir. Ignorante,elle avait des objectifs, des convictions, mais maintenant qu’elle connaissait la vérité elle se sentaitdétachée de tout, distante, à la dérive. Insensible. Même à ce sentiment qu’elle avait pourtant crureconnaître dans les souvenirs de Silas… L’amour ?

Le colosse tisonnait le bois dans l’âtre, et elle rougit en se rappelant l’avoir attaqué un peu plustôt.

« Vaudrait peut-être mieux que tu t’en charges. Tu tentes le coup ? »Combien de soirées avaient-ils partagées autour d’un feu ? Elle n’en avait pas une seule en

mémoire.— Si tu avais su la vérité, tu n’aurais jamais fait tout ce que tu te reproches, dit-il.Elle se tourna vers lui, sourde à sa psychologie de comptoir. Elle n’en croyait pas un mot, et la

colère commença à percer la barrière de son brouillard mental. Elle avait refusé de voir la vérité enface. Jack avait raison, elle avait aimé ce qu’elle était devenue. Honteuse, elle vint s’asseoir devantla cheminée et baissa la tête, défaite.

Allen lui tendit un verre, le téléphone à l’oreille. Elle le prit par réflexe, désintéressée.— Oui, elle va bien. Un peu déprimée, mais il fallait s’y attendre, dit-il.Il parlait peut-être à Fran ? C’était elle qui avait donné son aval pour cette mission d’infiltration au

long cours. Peri n’arrivait toujours pas à croire qu’elle avait fait partie de l’Alliance. Elle devaitvraiment avoir été totalement différente, cinq ans auparavant. Naïve. Stupide, aussi, sans aucun doute.

Le tisonnier tinta, et elle se raidit, puis s’emmitoufla dans son manteau lorsque Silas vint s’asseoirà côté d’elle.

— Tu es quelqu’un de bien, lui assura Silas.— Ah oui ? lâcha-t-elle, amère.Ce n’est pas ce dont témoignait son passé, ni même la douleur lancinante qui enserrait sa poitrine.

Son service chez Opti lui manquait. Elle détestait cette sensation, mais elle était encore palpable enelle.

Silas passa une main sur son menton mal rasé, les yeux rivés sur Allen. Le téléphone greffé àl’oreille, il s’éloignait en murmurant, ses mots expéditifs. Après avoir ouvert la porte du coude, ildisparut dans l’arrière-salle, et le silence se fit dans le bar. Peri repensa à Silas qui l’immobilisait ausol. Elle ne s’en voulait pas de s’être débattue ainsi. Elle ne savait plus ce qu’elle faisait, et il enavait pleinement conscience.

— Merci pour la défrag.Sans dire un mot, Silas sortit d’une des poches de son manteau un épais carnet en lambeaux.

Comme elle ne le prenait pas, il finit par le déposer entre eux.— Je l’ai gardé pour toi, dit-il, et elle entendait dans sa voix des secrets encore tus. Ça, et un

carton d’affaires que tu avais mises de côté pour les retrouver une fois la mission terminée. Ellesdatent toutes de l’année qui a précédé ta décision de te lancer dans l’aventure. On a aussi conservécertains de tes anciens talismans. Ta vie passée n’a pas disparu, Peri ; tout est à portée de main. Tuvas pouvoir ranimer celle que tu étais.

Sentant ses mâchoires se serrer, elle tenta de se détendre, puis ramassa le journal. Elle caressa dubout des doigts le cuir usé de la couverture, sachant avant même de le faire qu’elle le découvriraitsouple en l’ouvrant. Mais ce carnet était-il encore le sien ? Elle se sentait si déconnectée de tout celaqu’elle aurait probablement l’impression de lire le journal d’une autre.

— Merci… mais je passe, dit-elle en le lui rendant.La voix rageuse d’Allen retentit dans l’arrière-salle.— Va te faire foutre, Fran ! Tu ne sais pas de quoi tu parles !Silas mêla ses mains aux siennes, l’obligeant à conserver le carnet.— Garde-le quelque temps, dit-il. Pose-le sur une étagère. Tu pourrais vouloir l’ouvrir à

l’occasion.Trop lasse pour lutter, elle le remisa dans une poche intérieure de son manteau, se promettant de

s’en débarrasser à la première occasion.— C’est le psy qui parle ? dit-elle, tâchant de faire comme si, au fond, tout allait bien.Silas tendit une main, la posa sur sa joue et lui sourit. La douleur qu’elle avait toujours lue dans

son regard avait disparu.— Non. Ton ami, dit-il.Elle baissa les yeux, et se détacha de lui lorsque la porte de l’arrière-salle s’ouvrit d’un coup et

qu’Allen s’approcha d’eux à grands pas rageurs. Peri devina sans mal la tournure qu’avait prise laconversation : Fran ne lui faisait pas encore confiance. Comment lui en vouloir ? Elle-même n’étaitpas sûre de pouvoir se faire confiance. Défaite, Peri sentit un maelström d’émotions lui engourdirl’esprit. Silas lui avait dit avoir été son ancre, mais cela la faisait se sentir plus seule encore. S’ill’avait été, c’est qu’il ne l’était plus. Cela dit, après tant de temps passé sans ancre, elle se demandaitsi elle avait encore envie d’en avoir une. Elle se demandait, d’ailleurs, si elle avait encore envie dequoi que ce soit.

— Que Fran aille se faire voir, pesta Allen, sa colère manifeste. Tu as assuré, Peri. Plus que ça,même. Opti se délite et on élimine les morceaux au passage. Tu vas venir bosser ici avec Silas etmoi, on accueillera les dissidents d’Opti, et tout rentrera dans l’ordre.

Peri ne parvenait plus à relever la tête. Elle n’avait pas l’impression d’avoir accompli quoi que cesoit de valeureux.

— Je peux partir ? demanda-t-elle soudain, et les deux hommes eurent un mouvement de surprise.Je veux dire… Plus rien ne m’empêche de rentrer chez moi, non ? argumenta-t-elle. (Allen semblaittotalement déboussolé.) J’ai besoin de réfléchir un peu, mentit-elle.

Tout ce qu’elle voulait, c’était quitter cet endroit.— Hmm… On a rendez-vous ici avec Fran dans une demi-heure, annonça-t-il d’une voix posée.

Pour le déjeuner. Tu… tu as faim ?— Elle vient de comprendre ce que cette mission lui avait coûté, cracha Silas, amer. Tu penses

vraiment qu’elle a de l’appétit ? Réfléchis un peu, Allen, merde !

— Hé ! je lui ai simplement demandé si elle avait faim, alors fais pas chier ! rétorqua Allen,excédé.

Peri se leva, coupant court à son emportement.— Je peux t’emprunter ta voiture ? demanda-t-elle à Allen, qui se mit à fouiller dans sa poche pour

y trouver ses clés. Merci, dit-elle en les récupérant, lui effleurant la main du bout des doigts.Les mâchoires serrées, elle se dirigea vers la porte, sentant à chaque pas le monde peser un peu

plus sur ses épaules.— Tu reviens, hein ? s’enquit Silas.Elle s’arrêta devant la porte.— Je… Oui, bien sûr. J’ai juste besoin de quelques heures de sommeil, mentit-elle en se massant

le front, prise de migraine. Remerciez Fran pour l’offre d’emploi.Allen adressa à Silas un regard noir, puis se retourna vers elle, l’air faussement apaisé.— Je peux te conduire chez toi, si tu veux.— Non, j’aimerais être seule. (La tête basse, elle tendit une main vers la poignée.) On se voit

demain.Ou pas, songea-t-elle, mais la formule lui avait semblé pertinente.— Je doute qu’elle soit en état d’être seule, entendit-elle Allen murmurer à Silas. Et si elle

rétrochrone ?— Elle oubliera ce qui s’est passé. Qu’est-ce que tu veux ? lâcha-t-il, l’air sinistre. Laisse-lui un

peu de temps. Ça va s’arranger.Aussi en colère qu’en détresse, elle ouvrit la porte avec brutalité. La lumière aveuglante la

surprit ; elle avait oublié qu’il faisait jour.— C’est une drafter, Silas. Les drafters n’ont pas l’habitude d’être seuls.— C’est comme ça, statua Silas. (Peri sentit son cœur se serrer à cette vérité si simple et si

terrible.) Elle peut se débrouiller. Tu veux lui faire péter un plomb ? Continue à la suivre.La porte se referma enfin derrière elle, et elle n’entendit plus rien de leur conversation houleuse.

Peri resta quelques secondes immobile sur le pas de la porte, balayant du regard le parking plongédans le silence. Les arbres des bosquets alentour commençaient à bourgeonner, à l’exception de l’und’entre eux, probablement aussi mort qu’elle se sentait dévastée. Sonnée par la déprime, elle tira sontéléphone de sa poche arrière et l’abandonna à la jardinière, où ils le trouveraient. Son cœur se serra.Jamais elle ne s’était sentie si seule, mais la présence des autres ne faisait qu’accentuer son mal-être.

Au fond d’elle, le vaste espace qu’occupait Jack, autrefois d’une chaleur si douce, était désormaisjonché de cendres. Derrière ce champ de ruines, une année désespérément vide béait dont elle ne serappellerait probablement jamais. Dissimulée par Silas et détruite à sa demande par Allen, elle ne luiavait jamais manqué… jusqu’à aujourd’hui. Une année pendant laquelle, peut-être, elle était tombéeamoureuse… Et elle avait tout détruit.

Elle releva la tête et se dirigea vers la voiture d’Allen. Sentant le vent s’insinuer dans les replis deson manteau, elle le serra davantage. Lorsqu’elle s’installa derrière le volant, il était froid. Elle fitdémarrer le véhicule, recula, puis traversa le parking aux démarcations usées jusqu’à la sortie.

Elle n’eut pas le temps de réprimer les larmes qui déferlèrent soudain le long de ses joues et,battant des paupières, elle rejoignit la rue et les autres véhicules, prenant à droite par pure simplicité.Elle n’avait pas la moindre idée d’où aller. Tout ce qu’elle savait, c’est qu’elle ne retournerait pasdans son dernier appartement en rez-de-chaussée. Elle sentait son estomac noué au point d’en avoir la

nausée. Il ne lui restait guère que des souvenirs d’Opti, et Opti était une organisation corrompue. Ellen’avait aucun souvenir de ce passé dont Allen et Silas ne cessaient de lui parler. Le seul passéqu’elle se connaissait, c’était celui durant lequel elle avait blessé et tué, enivrée par la sensation depuissance que cela lui procurait.

Elle renifla, puis s’essuya le nez d’un revers de la main. Elle était en pleine phase de déprimepost-défragmentation ; ça finirait par passer.

Soudain, son cœur bondit dans sa poitrine : une silhouette noire venait de se pencher vers elledepuis la banquette arrière.

— Salut, ma belle, dit Jack, et elle pila, manquant de peu de se briser le cou.— Non ! hurla Peri en regardant aussitôt dans le rétroviseur pour s’assurer que personne ne l’avait

vue s’arrêter net. Disparais ! Je veux que tu disparaisses !La défragmentation n’avait pas marché. Jack la hantait toujours !— Tu te sens seule, hein ? se moqua Jack. Tu le seras jusqu’au restant de tes jours. Je t’en prie,

roule.Il se pencha en avant, passant les bras autour d siège devant lui, et Peri se sentit emportée par un

accès de rage.— Pour aller où, au juste ? lâcha-t-elle, abattue, mais reprenant la route. Où est-ce que je vais,

exactement, Jack ? Je n’ai aucun souvenir de mon passé. De mes passés, même ! Ces gens me disentêtre mes amis, mais les seuls amis que je me rappelle sont des agents corrompus d’Opti. Moi-même,je suis une agente corrompue d’Opti, mais je suis également censée être un officier militaire del’Alliance qui ne se souvient même pas de son plan retraite ! Où est-ce que je vais, Jack ? Tu peuxme le dire, toi ?

Il réajusta sa cravate, sa coiffure, et lui rit presque au visage.— C’est à toi de voir, ma belle ! C’est toi qui es aux manettes. D’un côté, tu as une organisation de

Samaritains avec un joli compte en banque, mais si mal gérée qu’elle est vouée à l’échec ; de l’autre,un colosse politique omnipotent ou presque, la possibilité de changer le monde et… moi. (Il souritd’une façon qui, autrefois peut-être, l’avait séduite, mais ne provoqua plus chez elle qu’un haut-le-cœur.) Si j’étais toi, je choisirais la deuxième option. Tu te feras moins chier.

Les mâchoires serrées, elle le dévisagea dans le rétroviseur. Les efforts de Silas avaient été vains,cette… chose la hantait encore. Soudain, elle se rappela qu’Allen avait toujours été plus efficace quelui pour détruire les souvenirs.

Bordel ! je sens même son odeur, songea-t-elle, l’après-rasage de Jack faisant écho àd’innombrables souvenirs perdus.

— J’ai parlé à Bill, annonça Jack, dont elle sentait le souffle sur sa peau. Des agents reviennentvers lui, le sollicitent. Ils veulent des réponses. Opti n’est pas mort. Loin de là, même. Je lui ai ditque tu ne te sentais pas encore totalement chez toi au sein de l’Alliance, et que tu pourrais peut-êtrerevenir chez nous. Chez toi. Tu sais qu’Opti est ton seul véritable foyer, n’est-ce pas ? C’est pour çaque tu roules sans savoir où tu vas. Si tu estimais faire partie de l’Alliance, tu ne serais pas là. Tuaurais prévenu l’Alliance que tu trimballais un marqueur chimique. Tout peut redevenir comme avant,ma belle, et je n’aurais même plus besoin de te mentir, en prime. Ça fonctionnait bien, toi et moi,non ?

Peri entrouvrit la bouche, surprise, lorsque Jack dégagea une mèche de cheveux de son cou et posases lèvres chaudes et humides sur sa nuque. Elle sentit une vague d’excitation l’envahir, stimulée par

ses lèvres avides qui lui promettaient bien davantage.Merde, merde ! Il est réel !

Chapitre 40

Abasourdie, Peri fit virer soudainement sa voiture jusque dans un parking vide sur sa gauche, prèsd’un quai de marchandises. Projeté contre la portière, Jack lâcha un cri de surprise. Le cœur battant,elle écrasa la pédale de frein en jurant et, la seconde suivante, percuta avec violence le dossier deson siège. Les clés toujours sur le contact, elle se jeta hors du véhicule, le cœur tambourinant contreses côtes, puis s’éloigna sur des jambes tremblantes, multipliant les allées et retours entre la voitureet les quais, se sentant comme prisonnière d’un cauchemar. Jack était dans la voiture d’Allen.

Il est dans la voiture d’Allen !L’une des portières arrière s’ouvrit, et Peri se figea en voyant Jack sortir du véhicule. Sa jambe

blessée la faisait souffrir et, en tâtant ses poches, elle se rendit compte qu’elle n’avait ni téléphone nicouteau. Rien.

— Je t’ai tiré dessus. Je t’ai tué ! lâcha-t-elle, avant de se raidir en le voyant se masser la nuque,l’air embarrassé. (Il était en vie.) Qu’est-ce que tu fais dans la voiture d’Allen ?

— Je comptais l’abattre. Je lui devais bien ça… Finalement, je préfère ce scénario.Médusée, perdue, Peri faisait les cent pas devant la voiture sans savoir comment réagir.— Merde ! Jack, depuis combien de temps est-ce que tu me surveilles comme ça ? lâcha-t-elle,

refusant d’admettre que la présence de son ancienne ancre la soulageait.Elle ne l’avait pas tué. Il était ici avec elle. Bel et bien vivant.Les épaules s’animant au rythme de sa respiration pantelante, il s’adossa à la voiture. Il se tourna

vers la route dont ils venaient, et le vent du cours d’eau proche agita quelques mèches de ses beauxcheveux blonds.

— Pas si longtemps. C’est dingue ce qu’on peut revenir de loin… Sandy m’a gardé en vie jusqu’àl’arrivée de l’ambulance. J’ai passé trois semaines en soins intensifs, après quoi, Bill m’a foutu autrou en espérant que je finirais par lui dire où j’avais planqué la liste. (Il posa une main sur son cœuret sourit à Peri.) Je ne lui ai jamais dit, parce que, même si tu m’as tiré dessus, je t’aime, Peri. Laliste est toujours dans ta foutue aiguille à tricoter.

Elle tourna aussitôt les yeux vers lui et, si elle lut dans son regard qu’il mentait à propos de sessentiments pour elle, il semblait dire la vérité concernant la liste.

Mon aiguille à tricoter ?Elle avait continué d’appliquer la méthode d’Opti pour lutter contre le stress, et son sac de tricot

se trouvait encore chez Allen, avec son chat.— Bill m’a laissé sortir après que tu as retiré le traqueur de tes miches et que tu as commencé à te

plaindre d’Allen. Il n’a pas eu besoin de mes services avant hier, cela dit. De nos services, pour toutdire. (Il gloussa et eut un mouvement de tête consterné.) Quelle dégringolade ! En plus des deux tiersde ses effectifs, il a perdu toute crédibilité. Sa liberté d’action, aussi… (Il sourit, plein d’assuranceet d’orgueil.) C’est agréable de se sentir indispensable. Bill m’a dit que tu me parlais quand tu teretrouvais seule. C’est mignon… Je savais bien que tu m’aimais, toi aussi.

— Sale fils de pute ! murmura-t-elle d’un ton glacial.Elle l’avait aimé, oui, tout comme elle avait aimé se sentir importante et puissante à son côté, mais

tout cela appartenait à un passé trop infâme.— Tu m’as manqué, ma belle. Bill voulait te faire la peau, mais je savais que tu finirais par

revenir. L’Alliance n’est qu’une vaste blague. Tu vaux mieux que ces tocards. Opti, c’est le pouvoir.Jack tapota le capot de la voiture d’Allen, et elle se souvint aussitôt de la puissance qui avait été la

sienne auprès de lui. Elle était au sommet de son art et, lorsqu’elle avait un jour sans, ils s’envolaientici ou là pour recharger ses batteries. Bill avait peut-être perdu beaucoup hier, mais son royaumesemblait nettoyé de toute corruption, désormais, si bien qu’il avait rouvert boutique, préservé cettefois de toute ingérence gouvernementale ou fausse légitimité.

Et il voulait la voir revenir.— Dégage, murmura-t-elle, les lèvres pincées. Si je te revois, je te tue. Puis je rétrochrone pour

remettre ça.Il n’en sourit que davantage.— Allez, je sais que tu en as envie. Rentre avec moi.Le plus affreux, c’est qu’il avait raison. Jack lui permettrait de s’épanouir de nouveau, lui offrirait

chaleur et puissance. Il se détacha de la voiture ; elle se sentait incapable de faire le moindre geste.Le cœur battant, elle le regarda s’approcher, et ne parvint guère qu’à faire un pas en arrière.

Les yeux fermés, elle sentit le vent venu de la baie lui caresser les cheveux tandis que Jack encalait une mèche derrière son oreille. Tout cela était bien réel. Elle ne l’avait pas tué. De plus, elle leconnaissait… si bien. Comme lui connaissait son passé.

— C’est ça, murmura-t-il en se penchant vers elle tandis qu’elle posait une main sur son visage. (Ill’embrassa avec une tendresse telle qu’un frisson parcourut son corps entier.) Tu te souviens de cequ’on a partagé, hein ? Peut-être pas de tout, mais assez pour te faire vibrer… Tu te rappellesl’hôtel ? La dernière fois qu’on a fait l’amour ?

Il passa ses bras autour de sa taille, et elle sentit ses épaules se détendre. Le geste semblait sifamilier, si… juste. L’odeur familière de son après-rasage se dégageait de lui, et elle savait déjàl’effet qu’aurait sous ses doigts sa barbe de trois jours. D’une main tremblante, elle lui effleura lementon, et son cœur se serra. Elle se sentait chez elle auprès de lui. Le soulagement d’être entre sesbras triomphait de tout : de sa culpabilité, de sa honte, de sa détresse aussi. Elle n’avait plus rien oupresque en ce monde, et c’était lui qui détenait tout ce qu’il lui restait. Elle se sentait forte denouveau. Comme avant.

— Tout… je t’ai tout donné. Je t’ai traité comme la princesse assassine que tu es, murmura-t-il, sesdoigts effleurant la peau derrière son oreille, puis descendant à la base de son cou, ravivant en ellel’ivresse qui l’emportait au contact de sa peau. Qui d’autre pourrait t’offrir tout ça ? Viens avec moi.Je peux ressusciter tout ce que tu as perdu. Tout. Pas besoin de talisman… Je serai le seul dont tu asbesoin.

Elle se sentait grisée par ce sentiment d’attention, d’amour, de protection. Ce serait si simple de lesuivre.

Ressaisis-toi ! lui hurla une petite voix au fond de son crâne, tressaillant sous la vague de plaisirque Jack insufflait en elle.

Cela faisait si longtemps… Si longtemps… Et elle se sentait si lasse de tout ce chaos…— Peri ! tonna une voix au loin.Jack se raidit.— Enfoiré ! grommela-t-il, s’écartant de Peri pour se retourner en direction du nouvel arrivant.

Aussitôt, le pouls de Peri s’accéléra, et elle se sentit ébranlée par un sentiment de culpabilité et derépugnance mêlées qui lui laissa les genoux tremblants.

Qu’est-ce qui m’a pris ?Silas. Il courait dans leur direction, mais il était encore si loin.— Ma belle ?Soudain, sa conviction renaissante qu’elle devait tirer un trait sur Jack la ramena avec violence au

réel.— Non, je ne peux pas.Il lui caressa la pommette, puis la prit par l’épaule.— Je sais bien, murmura-t-il.Une détonation. Peri écarquilla les yeux : la balle venait de lui perforer la poitrine. Jack venait de

lui tirer dessus.Elle hoqueta, et Jack la rattrapa avant qu’elle s’effondre au sol. Une douleur intenable ravagea sa

poitrine et, alors qu’elle luttait pour respirer – en vain –, il la déposa par terre avec délicatesse. Ellepapillonna des paupières, les yeux rivés sur le pistolet fumant dans sa main. Au loin, étouffée par levent, elle entendit la voix de Silas appeler son nom, mais elle ne parvenait pas à quitter Jack duregard.

— Tu m’as tiré dessus, s’étrangla-t-elle.Tel un amant attentionné, il la déposait sur le sol glacé.— Je suis désolé, ma belle, dit-il sans la quitter des yeux. (Plus qu’une froide préméditation,

comme elle s’y était attendue, son regard trahissait quelque chose de la souffrance de l’amant éploré.)Ce sera notre secret, d’accord ? Je vais dire à Bill que tu avais accepté, mais que tu as pris une balleperdue.

— Pourquoi ? demanda-t-elle en levant les yeux au ciel. Pourquoi !Il se releva, l’arme prête, les yeux rivés sur Silas.— Ça n’en a peut-être pas l’air, mais je viens de te sauver la vie. Tu as besoin de moi, du bien que

te procure Opti. Rétrochrone, et je te ramènerai à la maison.Elle peinait à y croire. Elle porta les mains à sa poitrine déchirée par la douleur.Enfoiré !Il venait de lui tirer dessus. Il l’avait abattue pour qu’elle rétrochrone et qu’il puisse la sauver, la

laissant dans l’ignorance de tout ce qu’elle avait découvert plus tôt dans la journée. Pour qu’ellepuisse redevenir un pion d’Opti. Il l’avait abattue sans l’ombre d’une hésitation.

— Je n’arrive pas à croire que tu m’aies tiré dessus.La douleur redoublait, mais elle battit des paupières, incrédule, et explora son torse de ses mains

tremblantes. Bien qu’elle ait l’impression d’avoir été piétinée par un étalon, il n’y avait pas lamoindre goutte de sang. Au lieu de cela, une page de son journal s’étalait sous ses doigts. Son passél’avait bel et bien sauvée.

C’est une blague.Jack, ignorant qu’il avait manqué son coup, se tenait encore debout près d’elle à dévisager Silas,

le vent dans les cheveux. Un conflit interne agita l’esprit de Peri tandis qu’il levait son arme etmettait Silas en joue. Elle pouvait ne rien faire et laisser Jack la ramener dans les locaux d’Opti.Personne ne lui en voudrait de s’être rebellée, et elle pourrait redevenir cette tueuse qu’elle aimaittant incarner. Son âme brûlait de revivre cette ivresse…

Mais elle valait mieux que ça.Soudain, elle lâcha un grognement, roula sur le côté et frappa Jack, envoyant voler son arme.— Peri ! hurla celui-ci, furieux, lorsque son tir manqua sa cible.Le grondement sauvage qui lui échappa remontait des tréfonds de son âme. Le gravier s’enfonça

dans ses paumes tandis qu’elle se relevait. Entendant le bruissement de ses bottes sur la caillasse,Jack se retourna vers elle. Trop tard… elle se jetait déjà sur lui.

Ils percutèrent la voiture, puis s’effondrèrent au sol, le visage de Jack déformé par la surprise.— Tu n’as pas rétrochroné ! Qu’est-ce qui s’est passé ?— Je n’en ai pas eu besoin, grogna-t-elle, avant de se libérer de sa prise en lui assenant un violent

coup de tête.Il lâcha ses poignets en hurlant, mais lui attrapa la tête à deux mains pour la cogner contre le sol.La vision de Peri explosa en une traînée d’étoiles et, haletante, elle le frappa du coude en plein

visage. Il la repoussa, le sang coulant de son nez. Elle roula sur elle-même en jurant de s’être montréesi peu efficace. Elle venait de perdre l’avantage de la surprise et, avec ça, la possibilité des’emparer de l’arme de Jack. Des pages de son journal se mirent à pleuvoir depuis son manteau, et ilcomprit aussitôt pourquoi son tir ne l’avait pas tuée.

— Quel putain de cliché, pesta-t-il en se relevant, les gestes gauches et brandissant de nouveau sonarme.

— Oui, c’est presque aussi pathétique que la mascarade que tu as faite de ma vie, lâcha-t-elle,avant de se jeter à terre un dixième de seconde avant son coup de feu.

La balle ricocha au sol, et Peri se remit en position de combat, vacillant lorsque sa jambe blesséese rappela à elle et lâcha sous son poids. Jack la suivit à terre, la clouant au sol, et elle se raidit,sentant le canon dur de son pistolet se ficher dans l’un de ses reins. Il n’était séparé d’elle que dequelques centimètres, son visage aussi menaçant que douloureusement familier.

Combien de fois a-t-on rejoué cette même scène ? se demanda-t-elle.Soudain, une volée de graviers leur fouetta le visage, lui lacérant la joue et forçant Jack à relever

la tête.— Pourquoi est-ce que tu refuses de crever, bordel ! hurla Jack, avant de tourner le pistolet vers

Silas.Peri libéra l’une de ses mains et écrasa sa paume en plein sur le nez déjà brisé de Jack.Il hurla de douleur et son poing fouetta l’air ; ne pouvant rien faire pour esquiver le coup, elle le

prit en plein visage. Une violente douleur parcourut ses os et sa chair ; elle n’y voyait plus rien. Prisede vertige, elle lutta pour ne pas vomir.

Soudain, elle sentit l’air envahir pleinement ses poumons. Jack ne pesait plus sur elle. Groggy, elleroula sur le ventre et aperçut Jack et Silas qui luttaient au sol. Elle porta une main à sa tête, s’assit etchercha partout le pistolet, qu’elle repéra à quelques mètres du pugilat. Une main sur le ventre, ellese releva et s’en approcha d’un pas tremblant. Jack l’avait frappé avec une telle violence qu’ellepeinait à marcher droit.

— Silas, dégage ! hurla-t-elle.Le colosse hurla, envoya à Jack un dernier coup de poing, puis roula pour se relever quelques pas

plus loin.Jack se remit debout aussitôt. Un rictus hystérique sur le visage, il fondit sur Silas sans prêter

attention à Peri. La main tremblante, elle tira à ses pieds. Des éclats de cailloux volèrent un peu

partout, et Jack s’arrêta, avant de tourner la tête vers elle. Les bras tremblants tendus dans sadirection, elle le tenait en joue.

Il est à moi ! Je vais me le faire !— Peri ! hurla Silas, le dos voûté, craignant de faire le moindre geste. Ne le tue pas ! Il est le

gardien de ton passé ! Tu as besoin de lui pour t’en souvenir !— Je n’ai pas besoin de lui ! ragea-t-elle.Elle n’avait plus peur. Ce qu’elle ressentait, c’était de la colère de s’être laissée tenter ; de la

colère à l’idée que la proposition de Jack continuerait à la hanter. Elle savait que son esprit neguérirait jamais totalement, et elle désirait ardemment ce que Jack avait à lui offrir. Elle haïssait cettepart d’elle-même, quand bien même c’était probablement celle qui lui avait permis d’être encore envie.

Jack se redressa lentement de toute sa hauteur, son regard passant d’elle à Silas.— Tu ne m’abattras pas, ma belle.Ses bras tremblaient, mais elle gardait le regard rivé sur lui, inflexible.— Arrête de m’appeler « ma belle » ! cria-t-elle, la gorge en feu. Et pourquoi est-ce que je ne

t’abattrais pas ? Tu m’as tuée le premier, articula-t-elle à grand mal, troublée par la puissance de cesmots. Silas ? l’interpella-t-elle, les mains toujours tremblantes, tu veux bien me tenir ça ?

Silas vint se poster lentement près d’elle. Dans sa main, le canon cessa aussitôt de trembler. Jackprit un air grave. Prenant garde à ne pas se placer dans la ligne de tir de Silas, Peri s’approcha deJack. Elle tremblait toujours, mais sous le coup de l’adrénaline, cette fois. Cela finirait par passer.Avec un cri d’effort, elle lui frappa l’arrière des genoux, le forçant à s’agenouiller. Ses rotulesheurtèrent le sol avec violence.

— J’ai une folle envie de te crever, annonça-t-elle, debout derrière lui, d’une voix à peineperceptible. Mais Silas a raison, tu pourrais m’être utile. (Elle récupéra son journal dans sa pocheintérieure, puis tapota avec le visage ensanglanté de Jack.) D’une façon ou d’une autre.

Jack serra les dents, et elle fit un pas en arrière, ne sachant pas si son désir de rester en vie était ounon plus fort que celui de l’étrangler.

— S’il fait le moindre geste, tue-le, dit-elle à Silas en revenant se poster à son côté. Je peuxutiliser ton téléphone ?

— Il est dans ma poche arrière.Les sourcils levés, elle adressa à Jack un petit sourire narquois et récupéra le téléphone dans la

poche du colosse.— Tu savais qu’il était encore en vie, n’est-ce pas ? demanda-t-elle à Silas.— J’ignorais qu’il était dans la voiture d’Allen, répondit-il. (Elle eut un rire défait.) Fran refusait

de t’accorder sa confiance tant que tu n’avais pas réglé tes problèmes avec Jack. Mais tout est fini,maintenant, Peri. Enfin. Est-ce que tu m’en veux ?

Fini ? Non, ce n’est pas fini.Elle avait failli accepter l’offre de Jack. Elle voulait l’accepter, et, quand bien même elle avait

refusé, cela l’obsédait. Elle ne pouvait retourner auprès de l’Alliance ; elle ne se faisait pasconfiance elle-même, alors pourquoi le feraient-ils ?

— Tu ne t’en sortiras jamais, la menaça Jack à voix basse, le nez ruisselant toujours de sang. Ilsviendront me récupérer, et, sitôt que je serai libre, je reviendrai te trouver. Je t…

Peri avança de trois pas et, les poings serrés, lui assena un coup de pied en plein visage. La tête de

Jack partit en arrière, et il s’effondra, sonné. Il se redressa dans un grognement, une main sur lementon et, assis sur le sol, la dévisagea en silence.

D’un pas tremblant, elle recula et s’adossa contre la voiture. Elle n’aurait pas dû se laisseremporter ainsi. Sa jambe lui faisait un mal de chien, maintenant. Elle rouvrit le téléphone d’une main,puis appela Fran. La dirigeante de l’Alliance décrocha aussitôt.

— Silas ? aboya-t-elle. Alors ?Peri se tourna vers Silas, qui braquait toujours l’arme sur Jack d’une main solide. Quelques pas

plus loin, le vent fit tourbillonner les pages de son journal.— Silas ?Peri se força à se focaliser sur le présent.— Ici Peri. Silas et moi sommes sur les quais. Vous pouvez envoyer quelqu’un récupérer Jack ?

Silas le tient en joue. J’apprécierais que vous le foutiez en cellule. Tant que j’y suis, merci pourl’offre d’emploi, mais je vais devoir refuser.

Silas prit un air déconfit, et Jack gloussa, les yeux rivés sur le canon de l’arme braquée sur lui.— Je file, lâcha Peri dans l’appareil, même si elle s’adressait autant à Fran qu’à Silas. Ne me

traquez pas. Dites à Allen que j’ai besoin de lui emprunter sa voiture encore quelques jours, mais queje la garerai illégalement quelque part la semaine prochaine pour qu’il puisse la récupérer à lafourrière. Oh ! et, Fran ? vous n’êtes qu’une merde.

— Officier, j…Peri raccrocha et posa le téléphone au sol, là où elle ne risquerait pas de rouler dessus en partant.

Il se mit à vibrer presque aussitôt.— Qu’est-ce que tu fais, merde ? lui demanda Silas.Elle resta silencieuse et posa son journal à côté du téléphone, se souciant peu que le vent emporte

d’autres pages jusque dans la rivière. La tête haute, elle se tourna vers la voiture en claudiquant. Lesclés se trouvaient toujours sur le contact.

— Peri !Silas s’agita nerveusement, mais ne bougea pas de peur que Jack en profite pour tenter de s’enfuir.

Ce dernier ricanait, insolent, provocateur, tandis qu’elle montait dans le véhicule, qui empestaitl’après-rasage de Jack. Peri culpabilisait d’abandonner Silas ainsi, mais mieux valait ça que des’exposer davantage à l’infâme tentation que représentait Jack et à ce rire qui la faisait rager. Il savaitpourquoi elle partait ; pourquoi elle s’enfuyait. Elle voulait ce qu’il avait à lui offrir, et elle n’osaitpas prendre le risque de se laisser tenter de nouveau.

— Qu’il ne fasse pas un geste tant qu’ils ne sont pas arrivés, OK ?Désespéré, Silas laissa son regard courir de l’un à l’autre.— Où est-ce que tu vas ? Peri, explique-moi !— Ailleurs, répondit-elle, avant de claquer la portière de la voiture.— On peut arranger ça ! lança Silas en pleine panique. Je te le promets !Elle fit démarrer la voiture et baissa la vitre de sa portière.— Je suis navrée. Il faut que je parte. Merci pour tout, Silas.— Non, Peri ! Peri, bon sang, non !Elle crut entendre des coups de feu en s’éloignant mais, en regardant dans le rétroviseur, elle

constata que rien n’avait changé : Silas, paniqué de ne pouvoir l’arrêter, tenait toujours Jack en joue.La raclure qu’était Jack riait encore. Elle sentit des larmes couler malgré elle le long de ses joues, et

les essuya d’un revers de main colérique. Elle ne méritait pas ces larmes.Elle se trouvait trop proche du pont menant au Canada pour que Fran ait seulement le temps de

lancer une opération de prise en chasse. Grâce à son faux permis de conduire, elle n’aurait même pasbesoin de passeport pour passer la frontière ; pour les autorités, elle ne serait qu’une femme quirentrait tranquillement chez elle. Elle avait probablement le temps de passer récupérer son chat et sesaffaires de tricot, mais elle ne s’encombrerait pas de ses vêtements. Quelle que soit la tournurequ’avaient prise les événements, les goûts d’Allen en matière de mode demeuraient toujours aussidouteux.

Peri partit soudain d’un rire quasi hystérique, et alluma la radio pour tenter d’oublier ses penséesparasites. Cela avait beau lui briser le cœur, elle devait partir. Jack était en vie, et elle ignorait sielle était capable ou non de résister à la tentation qu’il représentait. Elle voulait en finir avec cellequ’elle avait été, une femme si dépendante des autres qu’elle en devenait un danger pour elle-même.Voilà pourquoi elle devait partir, loin, très loin, et tenter tant bien que mal de rassembler les piècesde ce puzzle éclaté qu’avait été son existence factice, dans l’espoir de repartir de zéro.

Elle ne pouvait plus continuer.Aujourd’hui, elle tirait un trait sur tout ça.

Épilogue

J’aurais dû mettre des baskets blanches, se dit Peri en filant à grands pas déterminés le long deslarges couloirs aux rampes uniformes et à l’éclairage poussif.

La blouse d’hôpital bleue qu’on lui avait prêtée se mariait avec la grande ligne peinte qui couraitle long des murs, et une petite machine bipa lorsqu’elle passa à proximité, réagissant probablementaux radiations qu’elle émettait. Elle poursuivit sa route et, arrivée près d’un poste d’infirmiers, ellerécupéra une résille dont elle recouvrit ses cheveux courts. Derrière elle, deux infirmières et uneaide-soignante s’agitaient devant la machine.

Le cœur battant, Peri lisait les noms sur chacune des portes, tâchant de ne pas regarder à l’intérieurdes chambres pour préserver le peu d’intimité dont jouissaient encore les patients. La pièce qu’ellecherchait se trouvait en face de la pièce commune, où une personne assise au piano quart-de-queuejouait des musiques des années 1940 pour accompagner les chants de trois patients et d’uneinfirmière.

« Mme CAROLINE REED »La tête baissée, Peri s’empara de l’écritoire suspendue à la porte, et dissimula son visage pour se

cacher d’une aide-soignante qui passait par là. Une photo récente de sa mère était accrochée à laporte. Peri sentit son cœur se serrer en observant les traits de cette femme à laquelle elle s’était tantde fois opposée, et dont la détermination et la force passées suffoquaient maintenant sous le poids desrides et le flou d’un regard indistinct. Sous le cliché apparaissait un résumé de sa vie, qui listait lesmoments marquants de son existence : mariages, naissance des frères et sœurs, divorces… Aucunemention de Peri.

L’aide-soignante disparut au bout du couloir, et Peri se désintéressa de la photo. Rassemblant soncourage, elle frappa. La porte, dure sous ses phalanges, n’émit presque aucun bruit.

— Oui ? Entrez ! lança une voix forte, mais chevrotante.Peri desserra les dents, se força à sourire, poussa la porte et entra.— Bonjour, lança-t-elle en refermant la porte avec délicatesse.— Ah, enfin ! lâcha sa mère en blouse d’hôpital, seule dans la pièce, assise près de la fenêtre d’où

elle regardait une mangeoire à oiseaux coiffée de neige. Combien de temps vous comptiez me laissercroupir ici ? J’ai d’autres choses à faire qu’attendre ma coiffeuse ! Vous êtes nouvelle, hein ?

Peri cilla, puis déglutit.Elle ne me reconnaît pas.— Je vous prie d’excuser mon retard, dit-elle en feignant de s’intéresser à son écritoire. Qu’est-ce

que je peux faire pour vous aujourd’hui ?— Comme d’habitude.Combien de fois Peri avait-elle utilisé cette même formule pour dissimuler sa gêne de ne pas

savoir à quoi s’attendre ?Le cœur meurtri, Peri aida sa mère à s’asseoir correctement, tâchant d’oublier aussitôt comme elle

la trouvait légère en l’orientant vers le grand miroir posé là pour tenter d’agrandir la pièceminuscule. Sa mère levait haut le menton, manifestement furieuse de ne pas savoir elle-même ce

qu’elle attendait de la nouvelle arrivante.— Vous êtes très élégante, la complimenta Peri en s’emparant de la brosse posée sur la table de

nuit. Inutile de laver vos cheveux aujourd’hui. Ils sont vraiment superbes, d’ailleurs. Vous en prenezgrand soin, j’imagine. Vous les trouvez trop longs ? Je peux programmer une coupe la semaineprochaine, si vous voulez ?

— Pourquoi pas, oui ? répondit sa mère en levant un doigt fin couvert de taches de vieillesse pourjouer avec ses pointes.

Peri se souvint que ses cheveux avaient été aussi noirs que les siens autrefois ; désormais, ilsétaient aussi pâles et spectraux que sa mère elle-même. De toute évidence, la vieille dame portait surson reflet le regard perdu de celle qui ne se reconnaît pas.

Peri lui brossa lentement les cheveux, savourant l’instant présent sans le gâcher avec de vainsregrets.

— La semaine a été chargée ? lui demanda-t-elle, troublée par la légèreté des cheveux qui filaiententre ses doigts tandis qu’elle prenait soin de sa mère.

— Comme d’habitude, à peu de chose près, répondit-elle d’une voix désincarnée.Elle a tout oublié. Plus le moindre souvenir.— La famille va bien ? demanda Peri, espérant qu’elle lui livrerait quelque chose, une histoire, un

souvenir, n’importe quoi.— Mieux que jamais ! lança sa mère, tout sourires. Vous saviez que ma fille étudiait la danse à

l’opéra de New York ?— Ah oui ? s’étonna faussement Peri, le menton tremblotant, tout en essayant de faire tenir une

boucle de cheveux de sa mère autour de son doigt. C’est super, ça… J’ai toujours voulu êtredanseuse.

— Elle est très douée. Extrêmement gracieuse. (Elle sourit, la fierté faisant soudain rayonner sonvisage.) Bien plus gracieuse que moi ! Elle va y arriver, j’en suis certaine. Je n’ai jamais vuquelqu’un d’aussi déterminé ! Je ne sais pas où elle trouve une énergie pareille.

De toi, maman, songea Peri, cillant pour retenir ses larmes.— Je suis si fière d’elle, dit sa mère, soudain mélancolique. J’aurais tant aimé pouvoir le lui dire.— Je suis sûre qu’elle le sait, la rassura Peri, savourant cet instant. (Au fond, qu’avaient-elles de

plus que le présent, désormais, sa mère et elle ?) Je suis sûre qu’elle le sait.

REMERCIEMENTS

J’aimerais remercier mon éditrice, Lauren McKenna, dont les conseils avisés ont fait de l’histoire dePeri ce qu’elle est, ainsi que mon agent, Richard Curtis, qui a cru en ce récit alors qu’il n’était encorequ’une ébauche.

Kim Harrison vit dans le Michigan, où ni le froid ni la neige ne l’empêchent de s’occuper de sonjardin et de sa maison quand elle n’est pas en train d’écrire. Publiée depuis presque vingt ans, elleest un best-seller international.

Du même auteur, aux éditions Bragelonne, en grand format :

Peri Reed :1. Drafter

Chez Milady, en poche :

Rachel Morgan :1. Sorcière pour l’échafaud

2. Le Bon, la brute et le mort-vivant3. Sorcière blanche, cœur noir

4. Pour une poignée de charmes5. Et pour quelques démons de plus

Chez Castelmore :

Madison Avery :1. Ange gardien2. Ange déchu3. Ange rebelle

www.bragelonne.fr

Collection dirigée par Stéphane Marsan et Alain Névant

Titre original : The DrafterCopyright © 2015 by Kim Harrison

Publié en accord avec l’auteur et avec BAROR INTERNATIONAL, INC. Armonk, New York, Etats-

Unis.

© Bragelonne 2016, pour la présente traduction

Photographie de Couverture : © ShutterstockIllustration de couverture : Anne-Claire Payet

L’œuvre présente sur le fichier que vous venez d’acquérir est protégée par le droit d’auteur. Toute

copie ou utilisation autre que personnelle constituera une contrefaçon et sera susceptible d’entraînerdes poursuites civiles et pénales.

ISBN : 978-2-8205-2680-9

Bragelonne

60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris

E-mail : [email protected] Internet : www.bragelonne.fr

CouvertureTitreDédicacePrologueChapitre premierChapitre 2Chapitre 3Chapitre 4Chapitre 5Chapitre 6Chapitre 7Chapitre 8Chapitre 9Chapitre 10Chapitre 11Chapitre 12Chapitre 13Chapitre 14Chapitre 15Chapitre 16Chapitre 17Chapitre 18Chapitre 19Chapitre 20Chapitre 21Chapitre 22Chapitre 23Chapitre 24Chapitre 25Chapitre 26Chapitre 27Chapitre 28Chapitre 29Chapitre 30Chapitre 31Chapitre 32Chapitre 33

Chapitre 34Chapitre 35Chapitre 36Chapitre 37Chapitre 38Chapitre 39Chapitre 40ÉpilogueRemerciementsBiographieDu même auteurMentions légale