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Sœren Kierkegaard Riens philosophiques TRADUIT DU DANOIS PAR KNUD FERLOV ET JEAN J. GATEAU Gallimard

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  • Sren Kierkegaard

    Riens philosophiques

    TRADUIT DU DANOIS

    PAR KNUD FERLOV ET JEAN J. GATEAU

    Gallimard

  • MIETTES PHILOSOPHIQUES

    OU

    UNE MIETTE DE PHILOSOPHIE

    PAR

    JOHANNES CLIMACUS

    EDITE PAR

    S. KIERKEGAARD 1

    Peut-on faire partir de lhistoire une certitude ternelle ? trouver un pareil point de dpart un intrt autre quhistorique ?

    fonder sur un savoir historique une flicit ternelle ?

    1. [La traduction a t tablie sur le texte de la 2e dition des SamledeVrker,

    dites par Drachmann, Heiberg et Lange, Copenhague 1920-1931. Seules les notes de Kierkegaard ne sont pas mises entre crochets].

  • Plutt bien pendu que mal mari. SHAKESPEARE.

    [Propos du bouffon Marie, La nuit des rois, Acte I, sc. v]

  • PRFACE

    Ce quon offre ici au lecteur nest quune brochure, proprio Marte, propriis auspiciis, proprio stipendio, [de mes propres mains, de mon propre chef, mes propres frais] sans nulle prtention prendre part leffort de nos philosophes o lon se distingue par plus dun rle : dintroduction, de passage, de conclusion, comme avant-coureur, participant, collaborateur, ou encore comme suiveur volontaire, et, sinon en hros, comme hros relatif, ou, au pis-aller, comme pur et simple clairon. Ce nest quune brochure et qui ne sera rien de plus, mme si, comme le magister de Holberg, [magister Stygotius promet cinq courtes thses dans la comdie Jacob von Thyboe, Acte III, Sc. iv (1725)] je la fais volente deo suivre dune ou deux douzaines dautres ; non, rien de plus, pas plus que lhomme qui pond comme on dit de la copie ne devient crivain pondre des in-folios. Non, leffort reste chez moi la mesure des aptitudes, ce nest pas, comme ce noble Romain [Salluste, Jugurtha, IV, 4], merito magis quam ignavia que je me retiens de menrler dans lhglianisme, loisivet chez moi vient de lindolence, ex animi sententia, et pour de bonnes raisons. Je ne veux pourtant pas commettre d [dabstention] qui est toujours un crime dtat, mais surtout en priode deffervescence, les Anciens [Solon] allant alors jusqu la dfendre, sous peine de mort. Mais supposons quen ne sabstenant pas on se rende coupable dun crime plus grand encore, quon ne fasse quajouter au dsordre : ferait-on pas mieux alors de ne se mler que de soi ? Tout le monde na pas la chance, dans son activit de pense, de rencontrer les proccupations gnrales, de tomber si juste mme que le public ait presque du mal trancher jusqu quel point on se soucie de soi ou de lui ; Archimde ne continuait-il

  • pas tranquillement tudier ses cercles lors de la prise de Syracuse, et nest-ce pas au soldat romain qui le tuait quil dit ces belles paroles : Nolite pertubare circulos meos ? Mais faute davoir cette chance, quon cherche un autre modle. Leur ville menace dun sige par Philippe, comme tous les Corinthiens se remuaient affairs, lun fourbir ses armes, lautre porter des pierres, un troisime rparer le rempart, Diogne, cette vue, serra vite son manteau et se mit grand zle rouler son tonneau de long en large par les rues. Et comme on lui demandait pourquoi, il rpondit : moi aussi jai faire et je roule mon tonneau pour ntre pas le seul oisif parmi tant de gens actifs. Pareille conduite au moins nest pas sophistique, sil est vrai quAristote a raison de dire que lart des sophistes, au fond, cest de gagner de largent. Une conduite comme celle de Diogne ne prte pas lquivoque, car qui aurait lincon- cevable ide de le tenir pour le librateur et le bienfaiteur de sa ville ? et de mme, qui aurait limpossible ide le pire danger, mon sens du moins, pouvant choir mon dessein de faire de ma brochure un vnement mondial ou de croire que lauteur ft cet as du systme [Hans L. Martensen qui propagea la thologie spculative hglienne] attendu dans notre cher Copenhague comme un autre Salomon Veau dOr [Salomon Goldkalb est un magnat juif dont on attend des merveilles dans le vaudeville de J. L. Heiberg, Le roi Salomon et Jrgen le chapelier (1825)]. Le coupable dune ide pareille, sil existait, devrait dabord tre dune btise remarquable ; puis, sans doute force de brailler au jour le jour dans un chur antistrophique, chaque fois quon lui faisait accroire quallait commencer une re ou une poque nouvelle, son braillage devrait lui avoir si bien vid la tte de son lot de bon sens [quantum satis], dj parcimonieux, que notre homme et vers dans lextase de ce quon pourrait appeler le dlire hurlant de la folie suprieure, dont le symp- tme est de brailler des braillements convulsifs, ayant pour contenu des mots comme re ! poque ! poque et re ! Systme ! Notre bienheureux vit alors dans un tat dirrationnelle exalta- tion, vivant en effet comme si chaque jour tait un de ces jours intercalaires non seulement qui narrivent que tous les quatre ans mais que tous les mille ans ; et pendant ce temps-l, le concept, comme un bateleur de foire, tenu de rpter ses tours, ne cesse de convertir les contraires jusqu en retourner notre

  • homme. Dieu me prserve avec ma brochure de voir jamais lintervention dun de ces crtins de braillards marracher mon insouciance satisfaite dauteur dun petit crit, empchant ainsi quelque brave lecteur dy fouiller son aise pour y trouver de quoi sen servir : situation o je me verrais mis dans le tragi-comique embarras de devoir rire de mon propre malheur comme dut faire du sien la bonne ville de Frdricia en lisant dans le journal la nouvelle dun incendie dans ses murs : On battait la gnrale, les pompes filaient travers les rues bien quil ny ait Frdricia quune seule pompe et gure plus dune rue ; ce qui forait conclure que lunique pompe de lendroit, au lieu de courir au feu, stait pavane faire la rue dans les deux sens sans compter que ma brochure ne rappelle, semble-t-il, rien moins que le bruit dun roulement de tambour, et que son auteur moins quaucun autre se sente port battre la gnrale.

    Et alors, mon opinion ? que personne ne me la demande, et aprs la question de savoir si jen ai une, quoi de plus indiffrent autrui que de savoir la mienne ? Une opinion, cest pour moi trop et trop peu den avoir, et cela implique une scurit et une douceur de vivre, tout comme davoir ici-bas femme et enfants, ce qui nest pas le lot de lhomme forc de se dbattre jour et nuit sans mme tre sr de son pain. Or, dans le monde de lesprit, cest mon cas ; car quoi me suis-je form et me forme encore ? nest-ce pas dtre toujours comme un danseur lger au service de lide, lhonneur si possible du dieu [Deuxime Livre de Samuel, VI, 14] et pour mon propre plaisir, renonant aux flicits du foyer et aux prestiges bourgeois, cette communio bonorum et cette heureuse conformit des joies quest le fait davoir une opinion ? Si jen ai quelque rcompense, si comme le desservant lautel je mange moi-mme une part de ce quon y offre [Premire ptre aux Corinthiens, 9, 13] cest mon affaire ; celui que je sers est de toute solidit, comme disent les financiers, et dune toute autre que celle quils entendent. Par contre, que quelquun ait la politesse de me prter une opinion et pousse la galanterie jusqu ladopter parce que mienne, je plains sa politesse daller un indigne, et tant pis pour son opinion quil nen ait dautre que la mienne ; ma vie, en effet, je peux la risquer, jouer avec elle sans perdre le srieux mais celle dun autre, non. Voil tout ce que je peux,

  • lunique que je puisse faire pour lide, moi qui nai pas de savantes leons lui offrir, peine de petites un drachme, encore bien moins de grandes cinquante , comme dit Socrate (Cratyle) [Platon, Cratyle, 384 b]. Ma vie est tout ce que jai, et sans hsiter je la risque chaque fois quune difficult se montre. Danser alors est chose lgre, car la pense de la mort est une experte danseuse, et cest la mienne, tout tre humain mtant trop lourd ; aussi, per deos obsecro [ je jure par le dieu ], arrire les inviteuses ! je ne danse pas.

    J. C.

  • PROPOSITION

    Lignorant qui pose la question ne sait mme pas ce qui lamne la poser.

    CHAPITRE I

    Hypothse fictive

    A

    quel point la vrit peut-elle sapprendre ? Ce sera notre

    premire question. Une question socratique, ou qui lest devenue par celle que posait Socrate : si la vertu peut sensei- gner ? Ne la dfinissait-il pas en effet comme un savoir ? (voir le Protagoras, le Gorgias, le Mnon, lEuthydme). Mais, si tant est quelle senseigne, il faut bien prsupposer quelle nexiste pas ; voulant donc lapprendre, on la cherche. Ici lon bute alors sur cette difficult que Socrate dans le Mnon ( la fin du 80) signale comme une proposition batailleuse : savoir quil est galement impossible un homme de chercher ce quil sait, et de chercher ce quil ne sait pas ; car ce quil sait, comment le sachant, peut-il le chercher ? et ce quil ne sait pas, comment peut-il le chercher ne sachant mme pas quoi chercher ? Socrate rsout la difficult en montrant que toute tude, toute recher- che nest que du souvenir, et quainsi celui qui ignore na qu recourir au souvenir pour prendre par soi-mme conscience de ce quil sait. La vrit na donc pas tre introduite en lui, elle y est dj. Cette ide, dont Socrate poursuit les consquences, concentre en somme en elle le pathtique des Grecs, puisquelle devient une preuve de limmortalit de lme, preuve rtrograde bien entendu, autrement dit une preuve de la prexistence de lme 1.

    ce titre, on voit clairement avec quelle admirable conti- nuit Socrate est rest fidle lui-mme, ralisant en artiste ce quil avait compris. Il est rest un accoucheur, non faute davoir le positif 2, mais parce quil voyait bien l le suprme rapport atteindre envers autrui. En quoi il ne cessera davoir raison de toute ternit ; car, mme en postulant un point de dpart divin, dhomme homme, cest l le vrai rapport, pour

  • peu quon ait en vue labsolu et quau lieu de badiner avec le contingent, on renonce du fond du cur comprendre cet mi-chemin qui semble le plaisir des hommes et le secret de nos hgliens. Au contraire, Socrate tait un accoucheur diplm du dieu mme ; luvre quil accomplissait tait une commission divine (voir lApologie de Platon) bien que pour les hommes il et lair dun original (, Thtte, 149) [ mot mot : tout fait bizarre ] ; et ctait bien comme la volont divine, et Socrate lentendait bien ainsi quand il disait quelle lui dfendait denfanter ( , , Thtte, 150) ; car, entre hommes, la maeutique est tout ce quil est possible de faire, lenfan- tement reste laffaire de la divinit.

    Pour Socrate, un point de dpart dans le temps nest par l mme quun accident, une chose sans porte, une occasion ; le matre non plus nest davantage, et sil entend se donner avec son savoir dune autre manire, alors il ne donne rien, mais vous dpouille, il nest pas mme votre ami, encore moins votre matre. On touche ici lesprit profond de la pense socratique, cette noble, cette parfaite humanit, qui fut la sienne et qui ne lie pas partie avec la vaine clique des ttes rapides, mais se sent 1. Prise au sens absolu, cest--dire sans tenir compte des diverses phases de la prexistence, on retrouve cette ide grecque travers la spculation du moyen ge et de nos jours : une cration ternelle ; une manation ternelle du Pre ; un devenir ternel de Dieu ; un sacrifice ternel de soi ; une surrection passe ; un jugement dj accompli. Toutes ces ides sont cette ide grecque du souvenir, seulement on ne sen doute pas toujours parce quon y atteint en passant outre. Si lon dcompose lide en un dnombrement des divers tats de la prexistence, les prae ternels de cette philosophie dapproximation deviennent alors comme les post ternels de lapproximation correspondante. On explique la contradiction de lexis- tence en stipulant un prae conforme au besoin quon en a (un tat antrieur en vertu duquel lindividu est arriv son tat actuel, autrement inexplicable) [Pythagore] ou en stipulant le post dont on a besoin (une autre plante o lon fait lindividu un sort meilleur, en considration de quoi son tat actuel cesse dtre inexplicable) [Origne].

    2. Cest ce quon dit de nos jours o lon possde le positif, peu prs comme un polythiste qui ferait fi de la ngativit de monothisme : car le polythiste a tant de dieux, quand le monothiste nen a quun ; et les philosophes ont tant dides qui toutes nont quune certaine valeur, quand Socrate nen a quune, mais celle-ci absolue.

  • tout aussi proche dun peaussier ; aussi eut-il tt fait de se rendre compte que la physique nest pas dans les attributions de lhomme, et cest pourquoi il commena de philosopher sur lthique dans les ateliers et sur la place publique (Diogne de Laerte, II, v, 21), mais quel que ft linterlocuteur, il raisonnait toujours avec lui dans labsolu. Est-ce avec des moitis dide, coups de marchandages et de tiraillements, daffirmations et de reculs, comme si jusqu un certain point on avait toujours une dette envers autrui, sans cependant en avoir ; coups de mots en lair, expliquant tout, sauf quel est ce certain point ; est-ce avec tout cela quon dpassera Socrate ? Jamais, pas plus quon natteindra ainsi le concept de la rvlation ; on ne fera que rester dans le bavardage. Du point de vue socratique, en effet, tout homme na dautre centre que soi, et le monde entier ne fait que se concentrer en lui, parce que se connatre soi-mme cest connatre Dieu, Cest ainsi que Socrate se comprenait lui-mme et que, daprs lui, tout homme devait sentendre, et, par cet entendement mme, entendre son rapport autrui, toujours avec autant dhumilit que de fiert. cette fin, Socrate avait assez de courage et de prudence, non seulement pour se suffire lui-mme, mais pour ntre avec dautres que loccasion, ft-ce mme avec le plus stupide. magnanimit rare, et qui lest surtout de nos jours o le pasteur se croit un peu plus que le bedeau, o la moiti des gens se disent une autorit, alors que toutes ces petites diffrences et cette orgie dautorit se noient dans la mdiation dune folie gnrale et dun commune naufragium [proverbe latin]; car, tandis que jamais personne na incarn vraiment lautorit, ni fait de bien autrui en lincarnant, ni su se rallier de client, on russit mieux avec une autre mthode : voit-on jamais en effet dchec avec un fou ? un seul se met en route, et toute la bande le suit. [Allusion au jeu danois du coucou o le fou sen va et entrane le zro.]

    En va-t-il ainsi sil sagit dapprendre la vrit, quimporte alors que je laie sue de Socrate ou de Prodicos ou dune servante ? cela ne peut moccuper quen historien, ou, si je verse dans lexaltation de Platon, quen pote. Mais cette ferveur, pour belle quelle soit, et bien que je me souhaite moi et tous cette [disposition souffrir, la passion tant une souffrance], dont seuls les stoques pouvaient nous dtourner, et quoique je naie pas assez de magnanimit et

  • dabngation socratiques pour penser quelle nest que du nant cette ferveur cependant nest quune illusion, comme dirait Socrate, et mme une confusion o nos petites diffrences humaines fermentent presque avec volupt. De mme quel autre intrt quhistorique peut-il y avoir pour moi savoir que la doctrine de Socrate ou de Prodicos ft telle ou telle, car la vrit o je repose tait en moi, et cest par moi quelle sest produite, et mme Socrate ntait pas plus capable de me la donner, quun cocher de traner le fardeau de son cheval, quoique du fouet il ly puisse aider 1. Comment mon rapport Socrate et Prodicos moccuperait-il propos de mon salut ternel, celui-ci mtant donn rtrogradement dans la posses- sion de la vrit que je dtenais ds le commencement, sans le savoir ? Supposons mme que je rencontre dans une autre vie Socrate, Prodicos ou la servante ; ici encore, aucun deux ne serait rien de plus que loccasion, ce que Socrate sans broncher exprime en disant que mme chez les morts il ne ferait que poser des questions, car lide finale dans toute question cest que linterrog lui-mme possde au fond la vrit, et laura par lui-mme. Le point de dpart temporel est un nant ; car linstant mme o je dcouvre avoir su la vrit de toute ternit, mais sans le savoir, du mme coup cet instant senfouit dans lternel, absorb par lui, de sorte que je ne pourrais mme pas le trouver, si je le cherchais, parce quil ne se localise point mais nest quun ubique et nusquam [partout et nulle part].

    B

    Inversement, pour quun point de dpart temporel ne soit pas

    du nant, il faut que linstant dans le temps ait une importance dcisive, de sorte quen aucun point du temps ni de lternit je ne puisse loublier, lternel nexistait pas auparavant ayant pris ltre en cet instant. Partons maintenant de cette donne pour voir ce que devient la question : si la vrit peut sapprendre. 1. Je citerai comme simple propos dun tiers, un passage du Clitophon, ce dialogue passant pour apocryphe. Clitophon reproche Socrate de ntre quencourageant () lgard de la vertu, entendant par l que, ds quil la assez recommande en gnral, il nous abandonne nous-mmes. Dans lesprit de Clitophon, la raison probable de cette conduite, cest ou que Socrate nen sait pas davantage, ou quil nen veut dire plus (voir 410).

  • a) LETAT ANTERIEUR

    Nous tombons dabord sur la difficult socratique de savoir comment chercher la vrit, limpossibilit tant gale, quon lait ou quon ne lait pas. Le raisonnement socratique ne sup- primait pas vrai dire la disjonction, puisquil en rsultait quau fond tout le monde a la vrit. Ctait l son explication, et nous en avons vu les suites lgard de linstant. Or pour que celui-ci ait une importance dcisive, il faut que lhomme qui cherche nait jusqu cet instant pas eu la vrit, mme sans le savoir, sinon linstant ne sera que celui de loccasion ; il faut mme que lhomme ne soit pas le chercheur, car cest l notre mode dexprimer la difficult faute de vouloir lexpliquer comme fait le socratisme. Cet homme doit donc tre dfini comme hors de la vrit (non pas allant elle en proslyte, mais sloignant delle) ou comme non-vrit. Il est donc la non-vrit. Mais comment faire alors quil se rappelle, ou quoi rime de lui rappeler ce quil na pas su, et dont par consquent il ne peut se ressouvenir !

    b) LE MAITRE

    Si le matre doit tre loccasion veillant le souvenir du

    disciple, comment peut-il contribuer ce quil se souvienne, cest--dire sache la vrit, puisque le disciple est la non-vrit ? Ce que le matre peut alors tre pour lui loccasion de se rappeler, cest en effet quil est la non-vrit. Mais cest ce retour du disciple sur lui-mme qui lexclut de la vrit, plus que son ignorance nagure dtre la non-vrit. Ainsi le matre, par cet veil mme du souvenir dans le disciple, lcarte de lui-mme, avec cette seule diffrence que le disciple, par ce retour sur soi, au lieu de dcouvrir quil savait la vrit, dcouvre sa non- vrit ; et pour cet acte de conscience il y a ceci de socratique que le matre, quel quil soit, ft-il mme un dieu, nest que loccasion ; car ma propre non-vrit je ne peux que la dcouvrir seul, elle nest dcouverte en effet que quand cest moi qui la dcouvre ; avant, elle ne lest point, mme le monde entier let-il sue. (Sous la donne admise plus haut au sujet de linstant, cest ici la seule analogie avec le socratisme.)

  • Si maintenant le disciple doit recevoir la vrit, il faut alors que le matre la lui apporte ; davantage mme, il faut encore quil lui donne la condition pour la comprendre ; car, si le disciple mme constituait en lui-mme cette condition, il naurait qu se souvenir ; il en est de cette condition en effet comme du pouvoir dinterroger sur la vrit : condition et question impliquent la chose conditionne et la rponse. (Autrement linstant naurait quun sens socratique.)

    Mais celui qui donne au disciple non seulement la vrit mais encore la condition, nest pas un matre. Tout enseignement repose en fin de compte sur la prsence de la condition ; manque-t-elle, un matre alors ne peut rien ; car pour pouvoir, force serait au matre non de transformer, mais de recrer le disciple avant de lentreprendre. Tche impossible aux hommes, et qui ne peut tre, si elle doit se faire, que luvre de la divinit.

    Or, si le disciple existe, il a bien t cr, et comme tel il faut que Dieu ait conditionn en lui lintelligence de la vrit (car autrement il ne serait, avant de recevoir la condition, quun animal et ne redeviendrait homme que par ce matre, qui, avec la condition, lui donne la vrit) ; mais pour que linstant ait une importance dcisive (et moins de ladmettre, on retombe dans le socratisme), le disciple doit tre sans la condition, donc en avoir t dpouill. Ce qui ne peut avoir t le fait du dieu (tant une contradiction), ni dun accident (car il serait contra- dictoire que ce qui est infrieur pt vaincre le suprieur), il faut donc quil en ait t lui-mme lartisan. Sil avait pu perdre la condition sans que ce ft de son fait et se trouver en cet tat de perte sans en tre cause soi-mme, il naurait que par accident possd la condition, ce qui est contradictoire, puisque la con- dition de la vrit est une essentielle condition. La non-vrit donc est non seulement hors de la vrit, mais polmiquement contre la vrit, ce qui revient dire que le disciple lui-mme a gch et continue de gcher la condition.

    Le matre est donc le dieu lui-mme qui, occasion agissante, est cause que le disciple se souvient dtre la non-vrit et de ltre par sa propre faute. Mais cet tat dtre la non-vrit et de ltre par sa propre faute, quel nom lui donner ? Appelons-le pch.

  • Le matre est donc le dieu qui donne et la condition et la vrit. Mais comment appeler maintenant un tel matre ? car l-dessus, nous sommes bien daccord, cest que nous voil bien au-del des attributions dun matre. Tant que le disciple est dans la non-vrit, mais lest par lui-mme (mais ltre autre- ment daprs ce qui prcde lui est impossible), on pourrait le croire libre : car tre prs de soi-mme, nest-ce pas de la libert ? Et pourtant, il est non-libre et li et exclu ; car tre exempt de la vrit, cest tre exclu, et tre exclu par soi-mme, nest-ce pas tre li ? Mais quand on est li par soi-mme, ne peut-on se dlier ou se dlivrer soi-mme ? car ce qui me lie, ce mme pouvoir ne peut-il aussi me librer, sil le veut, et comme ce pouvoir cest moi-mme, comment ne le pourrais-je pas ? Mais dabord il me faudrait le vouloir. Ainsi supposons que le souvenir quoccasionne le matre (il ne faut jamais oublier que cest lui loccasion) me pntre ce point, supposons que le disciple le veuille. En ce cas (le cas o en le voulant il le peut par lui-mme) le fait davoir t li serait un tat pass qui, au moment de la libration, naurait laiss nulle trace, linstant perdrait ainsi toute importance dcisive ; le disciple aurait ignor stre lui-mme li, et prsent il se dlivrerait1, Dans ce raisonnement, linstant na plus dimportance dcisive, et cest justement ce que nous voulions admettre comme hypothse. Daprs elle donc, il ne pourra se librer par lui-mme. (Et il en est bien ainsi en vrit ; car il emploie la force de la libert au service de la non-libert, puisquil y est librement ; ainsi saccrot la force de la non-libert augmente de lautre et elle fait de lui lesclave du pch) [ Jean, VIII, 34]. Mais, de quel nom appeler alors un pareil matre, qui lui rend la condition et avec elle la vrit ? Appelons-le un sauveur, car son disciple, il le sauve de la non-libert, il le sauve de lui-mme ; un librateur, car il dlivre celui qui stait captur soi-mme, et nul nest captif daussi terrible manire, et nulle captivit nest aussi impossible rompre que celle o lindividu se dtient lui-mme ! Mais ce nest pas encore assez dire ; car, par la non-libert, le disciple sest rendu coupable de quelque chose ; si donc ce matre lui donne la condition et la vrit, cest quil est un rdempteur qui te la colre rpandue sur la faute.

    Un tel matre, le disciple ne loubliera jamais ; car, du mme coup, il retomberait lui-mme comme quelquun jadis en

  • possession de la condition, et que son oubli de lexistence de Dieu fit tomber dans la non-libert. Sils se rencontrent dans une autre vie, le matre pourrait encore, celui qui ne let pas reue, donner la condition, mais pour celui layant dj reue,

    1. Ici, prenons tout notre temps, il ny a pas de quoi se presser. Aller lentement certes fait parfois manquer le but, mais se presser trop parfois on le dpasse. Nous en parlerons un peu la grecque. Supposons quun enfant ait reu un petit cadeau dargent et quil ait pu ainsi choisir entre un bon livre par exemple ou un jouet, le prix tant le mme ; or, il sest achet le jouet, peut-il pour le mme argent sacheter alors le livre ? Certainement non ; puisque largent est dj dpens. Mais il peut aller trouver le libraire et lui demander sil ne veut pas reprendre le jouet en change du livre. Or, supposez que le libraire rponde : Mon cher enfant, ton jouet na plus de valeur ; tu aurais, il est vrai, quand tu avais encore largent, aussi bien pu acheter le livre que le jouet ; mais il y a ceci de particulier avec un jouet : une fois achet, il perd toute valeur. Est-ce que lenfant ne se dira pas que cest assez bizarre ? Et pareillement il y eut aussi un temps o, pour le mme prix, lhomme pouvait acheter la libert et la non-libert, et ce prix, ctait le libre choix de lme et labandon au choix. Cest alors que lhomme choisit la non-libert ; mais, sil venait prsent demander au dieu de la lui changer, la rponse serait sans doute : Certes, il y eut un temps o tu aurais pu acheter ce que tu voulais, mais il y a ceci de singulier avec la non-libert, quune fois achete, elle na plus aucune valeur, malgr quon la paie aussi cher Ne croyez-vous pas que cet homme dirait : cest pourtant bizarre. Ou supposez deux armes ranges en bataille et quun chevalier survienne, toutes deux linvitent prendre part au combat, mais il choisit lune delles, est vaincu et pris. Captif, il comparat devant le vainqueur et a la bassesse de lui offrir de le servir aux conditions nagure offertes. Ne croyez-vous pas que le vainqueur lui dirait : Mais mon cher, maintenant tu es mon prisonnier, il y a bien eu un temps o tu eusses pu faire un autre choix, mais prsent tout est chang. Quelle bizarrerie en tout ceci ! Pour quil en ft autrement, que linstant net pas dimportance dcisive, au fond lenfant devrait avoir achet le livre, mais seulement ne pas sen douter et tre dans lillusion davoir achet le jouet ; il faudrait quau fond le prisonnier et combattu dans le bon camp, mais sans avoir t aperu cause du brouillard, et quau fond il et tenu pour celui dont il se figure prsent tre le prisonnier. Comme dit Aristote [thique Nicomaque, III, v, 14] : Ni limpie ni le vertueux certes, ne sont matres de leur conduite morale, mais ils ltaient au dbut de devenir lun ou lautre ; comme celui qui jette une pierre est matre, avant de la jeter, mais non aprs . Sinon, le geste de jeter serait une illusion, et le jeteur garderait toujours la pierre dans la main, puisque pas plus que la flche volante des sceptiques la pierre ne volerait pas. [Argument de Znon dle : car la flche serait en repos chaque point.]

  • possession de la condition, et que son oubli de lexistence de Dieu fit tomber dans la non-libert. Sils se rencontrent dans une autre vie, le matre pourrait encore, celui qui ne let pas reue, donner la condition, mais pour celui layant dj reue, autre il apparatra. La condition en effet ntait quun dpt, et le dpositaire en doit toujours rendre compte. Mais un tel matre, comment lappeler ? Il est certes au pouvoir dun matre dapprcier les progrs ou les reculs dun disciple, mais de le juger non pas ; car il lui faut tre assez socratique pour comprendre que lessentiel, il ne peut le donner au disciple. Ce matre dont il sagit nest donc pas au fond magister mais juge. Mme quand il a le plus revtu la condition et sest par elle le plus enfonc dans la vrit, mme alors notre disciple ne pourra jamais oublier ce matre-l, ni le faire disparatre comme dans le socratisme, solution pourtant dune autre profondeur que tant dtroitesse hors de propos et tant de trompeuse ferveur, et mme solution maxima, si celle de notre hypothse nest pas la vrit.

    Et maintenant, parlons de linstant. Celui dont il sagit est dune particulire nature. Certes il est bref et temporel, comme lest toujours linstant, passant comme lui et dj chose passe dans linstant daprs ; et cependant, il est dcisif et plein dternit. Un tel instant exige vraiment un nom particulier : appelons-le Plnitude du temps.

    c) LE DISCIPLE Quand le disciple est la non-vrit (et autrement on retombe

    au socratisme), tout en tant un homme, et quil reoit mainte- nant la condition et la vrit, il nest pas vrai quil ne devienne homme qu ce jour, ltant dj, mais il en devient un autre, ce quon ne doit pas entendre la lgre comme quand on devient un autre de mme qualit quavant, non, il devient un homme dune autre qualit ou, comme nous pourrions aussi dire, un homme nouveau.

    En tant que non-vrit, il ne cessait de sloigner de la vrit ; mais recevoir dans linstant la condition, sa marche a pris la direction contraire, autrement dit, sest renverse. Appelons ce changement conversion, bien que ce soit l un mot encore inemploy, mais cest ce qui nous le fait choisir prcisment,

  • pour ne pas nous laisser troubler, car il est comme fait pour le changement dont il est question.

    Si lon tait dans la non-vrit par sa propre faute, cette conversion ne se fait point sans entrer dans la conscience, ou sans quon devienne conscient dy avoir t par sa propre faute ; et cest avec cette conscience quon prend cong de son tat antrieur. Mais comment prendre cong, sans tristesse dans lme ? Cependant la tristesse ici, cest dtre rest si longtemps dans ltat antrieur. Appelons cette tristesse du repentir ; car quest-ce que se repentir, sinon regarder en arrire, mais de manire par l acclrer prcisment le pas vers ce qui est devant soi.

    Si lon tait dans la non-vrit et qu prsent avec la condition on reoive la vrit, il sopre un changement en nous comme du non-tre ltre. Mais ce passage du non-tre ltre, cest celui de la naissance. Cependant, celui qui existe ne peut pas natre, et pourtant ici il nat. Appelons ce passage la re-naissance, par laquelle il vient au monde une seconde fois, tout comme la naissance, individu isol qui ne sait rien encore du monde o il pntre, ni sil est habit, ni sil sy trouve dautres hommes ; car on a dj vu des baptmes en masse, mais a-t-on jamais pu renatre en masse !

    Comme celui que la maeutique socratique aida saccoucher lui-mme en oubliait toute autre chose au monde et dans une acception plus profonde ne devait rien personne, de mme lhomme n une seconde fois ne doit rien personne, mais tout au divin Matre ; et, linstar de Celui qui pour soi-mme oublia le monde entier, son tour pour ce matre il faut quil soublie soi-mme.

    Sil faut donc que linstant ait porte dcisive, et sinon on ne parle que comme Socrate, quoi quon dise, et malgr tous les mots bizarres dont on use, et quoique, ne se comprendre mme pas, on se figure tre all bien plus loin que ce grand sage si simple, ce juge intgre entre le dieu, les hommes et lui-mme, dune autre intgrit que Minos, aque, et Rhadamante ; voil faite la rupture, et lhomme ne peut plus revenir sur ses pas, et naura plus plaisir se souvenir de ce que le retour sur lui-mme lui remettra en mmoire ; et encore moins sera-t-il capable par ses seules forces de tirer nouveau le dieu de son ct.

  • Mais tout ce dveloppement se laisse-t-il concevoir ? Nous ne nous presserons pas pour la rponse, car on en attend une, bien sr, non seulement de ceux que leur prolixit de rflexion em- pcha toujours den formuler, mais encore de ceux qui, certes avec une rapidit merveilleuse rpondre, nont pas dploy la lenteur dsirable scruter la difficult avant de lexpliquer. Avant de rpondre, nous demanderons donc qui doit rpondre la question. Le fait dtre n, se laisse-t-il penser ? Eh ! pourquoi pas ? mais qui alors sera tenu de le penser : lhomme qui est n, ou lhomme qui nest pas n ? Cette alternative-ci est bien une absurdit qui na pu venir lesprit de personne ; car quelquun de n ne saurait en avoir lide. Or, quand lhomme n pense sa propre naissance, il pense bien ce passage du non-tre ltre. Sans doute en est-il de mme pour la seconde naissance. Ou la difficult ici est-elle venue de ce fait que le non-tre avant cette seconde naissance contient plus dtre que le non-tre qui prcde notre premire naissance ? Mais ce fait dtre une seconde fois, qui donc alors le pensera ? Il faut que ce soit lhomme n une seconde fois, car que celui qui ne lest pas le fasse serait une absurdit, et que de ridicule si lhomme qui nest point n une seconde fois en prenait lide !

    Si lon possde originellement la condition de comprendre la

    vrit, notre pense tire lexistence de Dieu de notre propre existence. Si lon est dans la non-vrit, cet tat ne pourra nous tirer de nous-mmes et le souvenir ne nous aidera pas remonter plus haut. Pour arriver penser plus loin, cest lInstant den dcider (quoiquil ait dj agi pour nous faire comprendre que nous sommes la non-vrit). Faute de nous en rendre compte, il ny a qu nous renvoyer Socrate, et cela, bien que notre prsomption de lavoir de beaucoup dpass causerait force tracas ce sage, comme ceux qui dans leur rage contre Socrate, chaque bourde quil leur arrachait ( ) allaient jusqu vouloir le mordre pour de bon (voir Thtte, 151). Dans lInstant, lhomme prend conscience dtre n ; car son tat prcdent, dont il na pas se prvaloir, tait de ntre pas ; dans lInstant, il prend conscience de la seconde naissance ; car son tat prcdent tait de ntre pas. Si cet tat prcdent avait t dtre, en aucun de ces deux cas linstant net eu pour lui dimportance dcisive, comme nous lavons dvelopp plus haut. Tandis que tout le pathtique

  • de la pense grecque se concentre sur le souvenir, celui de notre hypothse se concentre dans linstant, et quoi dtonnant cela ! ou serait-ce une chose indiffrente que de passer du non-tre au devenir ?

    Voil donc cette hypothse fictive ! Mais quelquun dira peut-

    tre : En fait de fiction, celle-ci est la plus ridicule de toutes ! ou plutt tu es le plus ridicule de tous ceux qui en bclent ; car, mme la plus absurde garde toujours ceci de vrai peut-tre, cest quon en est lauteur ; mais ta conduite par contre rappelle un lazzarone se faisant payer pour montrer une rgion que nimporte qui peut voir ; tu es comme lhomme qui vers le soir exhibait pour de largent un blier que le matin on pouvait voir gratis broutant lherbe des champs. Peut-tre dis-tu vrai, cher objecteur, je me cache de honte. Mais admettons que je fusse ce point ridicule ; laisse-moi me rattraper alors par une autre fiction. Il y a dj des sicles quon a invent la poudre, je serais donc ridicule de feindre en tre linventeur ; mais serait-il ridicule aussi de croire que quelquun let t ? coute, jaurai la politesse de croire que cest toi lauteur de ma fiction, en fait durbanit, que veux-tu de plus ? Ou si tu nies que cest toi, nieras-tu aussi que quelquun lait invente, cest--dire un autre homme ? Auquel cas, je risque autant de lavoir invente que nimporte quel humain. Ainsi, tu ne te fches pas de me voir me targuer faux dune chose appartenant un autre, mais tu le fais de me voir me targuer faux de ce qui ne relve daucun humain, et tu te fches autant quand, mensongrement, je timpute linvention. Quelle tranget quexiste une chose de ce genre, dont chacun, le sachant, sait aussi quil ne la pas trouve, sans jamais nobtenir, comme au jeu du coucou, quune dngation, sadresst-on tous les hommes ! Et cependant cette tranget menchante sans mesure, puisquelle vrifie la justesse de lhypothse et quelle la prouve. Quelle absurdit en effet dexiger dun homme quil dcouvre par lui-mme quil na pas t ! Mais ce passage est celui de la seconde naissance, du non-tre ltre. Quaprs coup, cet homme-l comprenne, rien de gnant ici, car pour savoir user de la poudre, en analyser les parties, en est-on pour cela linventeur ? Ainsi, libre toi, cher objecteur, de te fcher contre moi, et contre quiconque se targuera de linvention, mais quel besoin pour cela de te fcher contre lide !

  • CHAPITRE II

    Le dieu comme matre et sauveur (Essai potique)

    Considrons un moment Socrate qui, lui aussi, fut un matre. Dune certaine condition par sa naissance, il fut form dans le peuple auquel il appartenait, et vers sa maturit, sentant en soi une vocation qui lentranait et comme un aiguillon, il commena de sa faon enseigner dautres. Aprs avoir ainsi vcu quelque temps comme Socrate lobscur, il apparut, quand le moment lui sembla opportun, comme Socrate lenseigneur. Lui qui avait suivi linfluence des circonstances, il y mit son tour sa marque. accomplir son uvre, il satisfaisait autant sa propre exigence intrieure qu celle que dautres pouvaient avoir sur lui. En ce sens et cest bien comme lentendait Socrate le matre trouve sa place naturelle dans un rapport dchanges o la vie et les circonstances deviennent pour lui loccasion dtre un matre, et o lui-mme son tour est loccasion pour dautres dapprendre quelque chose. Son rle est donc toujours autant autopathique [il est autant influenc quil en influence dautres] que sympathique. Cest de cette faon aussi que Socrate lentendait ; de l son refus de recevoir de la gloire, des dignits, ou de largent pour son enseignement, puisquil jugeait tout avec lintgrit dun mort. rare simpli- cit ! si rare de nos jours, o sommes dargent et couronnes dhonneur ne sauraient tre assez grandes ni assez brillantes pour rcompenser lclat de lenseignement, mais o aussi cest prcisment tout lor et la gloire du monde qui rcompensent lenseignement, tant ce sont choses quivalentes. Mais cest que notre temps a le positif et sy entend et quau contraire Socrate en tait dpourvu. Reste voir si ce dfaut expliquerait son manque dhorizon d sans doute son zle embrasser lhumain, se chtier lui-mme avec cette mme divine jalousie quil mettait chtier autrui et o sexprimait son amour du divin ? Dhomme homme cest l le service suprme ;

  • le disciple est pour le matre loccasion de se comprendre soi- mme, et rciproquement le matre est pour le disciple celle de se comprendre soi-mme ; le matre ne laisse aprs lui pas de crance sur lme du disciple, pas plus que le disciple ne peut prtendre que le matre lui doive quelque chose. Et si javais la ferveur dun Platon, si le cur me battait avec la fougue dAlcibiade, avec plus de fougue encore quaux Corybantes en coutant Socrate [Platon, Le Banquet, 215 e et Criton, 54 d], et que ma passion ladmirer ne se pt calmer quen embrassant ce Sage magnifique, Socrate sans doute souriant de moi dirait : mon cher, que tu es au fond un amant trompeur, toi qui me veux adorer cause de ma sagesse, et pour lors tre toi-mme celui qui ma le mieux compris, celui ltreinte admirative de qui je ne pourrais marracher ; serais-tu au fond un sducteur ? Et si je refusais alors de le comprendre, sa froide ironie sans doute ferait mon dsespoir, en mexpliquant mtre autant rede- vable que moi lui. rare probit qui ne trompe personne, pas mme celui qui mettrait sa flicit ltre ; raret de nos jours, o lon ne voit personne qui naille plus loin que Socrate dans lart de sestimer soi-mme, de pousser un disciple, dtre dun commerce sensible ou de trouver de la volupt aux compresses chaudes de ladmiration ! fidlit rare qui ne sduit personne, pas mme celui qui se sert de tous les arts de la sduction [Platon, Le Banquet, 218 d] pour se laisser sduire !

    Mais le dieu na pas besoin de disciple pour voir clair en soi, et nulle occasion ne peut donc linciter au point quen efficace loccasion gale la dcision. Qui peut alors le pousser appa- ratre ? Il faut quil se meuve par lui-mme, sans cesser dtre ce quAristote dit de lui, [ Sans mouvement lui-mme, il meut tout : Aristote, Mtaphysique, XII, 7 et 8]. Mais sil se meut de lui-mme, ce nest pas un besoin qui le pousse, comme de ne pas pouvoir lui-mme supporter le silence mais devoir clater en paroles. Mais sil se meut de lui-mme, et non par besoin, quel moteur alors le pousse sinon lamour, qui justement na pas satisfaire un besoin extrieur mais intrieur. La dcision divine, sans nul rapport dgale rciprocit avec loccasion, doit exister de toute ternit, quoique, en se ralisant dans le temps, elle devienne prcisment linstant ; car l o loccasion et son effet se correspondent, comme dans le dsert la rponse au cri, l linstant napparat pas, mais le souvenir

  • lengloutit dans son ternit. Linstant nat justement du rapport de la dcision ternelle lingale occasion. Sil nen est pas ainsi, on retombe au socratisme et lon nobtient ni dieu ni dcision ternelle ni instant.

    Cest donc lamour qui fait quternellement le dieu sy dcide [ Jean Duns Scot] ; mais comme son amour est la cause, lui aussi doit tre son but ; car quelle contradiction que le dieu et un motif sans un but correspondant ! Il faut donc que lamour sadresse au disciple, que le but doit tre de gagner ; car seul lamour fait du diffrent lgal, et hors de lgalit ou de lunit point de comprhension ; or, sans plnitude de compr- hension le matre nest pas le dieu, moins den chercher la faute chez le disciple qui ne voulut point ce quon lui avait rendu possible.

    Cet amour cependant est foncirement malheureux ; tant dingalit en effet spare matre et disciple, et ce qui semble si facile, ce pouvoir du dieu de se faire comprendre, ne lest pas tellement, alors quil ne doit pas dtruire leur diffrence.

    Nous ne nous presserons pas, et sil semble quelquun que cest perdre du temps au lieu den venir au rsultat, notre conso- lation cest quil ne sensuit pas de l encore que notre peine soit perdue. On a souvent parl dans le monde damour malheureux, et chacun sait fort bien ce que le terme veut dire : les amants ne peuvent pas sunir ; quant aux raisons, dame ! il peut y en avoir tant ! Il est une autre sorte damour malheu- reux, celui qui nous occupe, dont aucun cas terrestre noffre une entire analogie, mais que nous pouvons cependant, en usant pour un temps dun langage imparfait, nous figurer sur terre. Le malheur nen est pas limpossibilit pour les amants de sunir, mais celle pour eux de se comprendre. Chagrin infiniment plus profond que lautre dont parlent les hommes ; car ce malheur-ci vise dans lamour le cur et blesse pour lternit, il nest point comme lautre qui ne nous frappe quau dehors dans notre temporel, et qui pour les mes gnreuses compte aussi peu quun ricanement sur des amoureux dici-bas qui restent sans sunir. Et ce chagrin, dune autre profondeur, nappartient en propre qu lhomme suprieur, seul compren- dre aussi cette incomprhension ; nappartient au fond quau dieu seul, nul rapport humain ne pouvant offrir danalogie valable. Toutefois pour inciter lesprit saisir le divin nous allons en esquisser une.

  • Supposons quil y et un roi aimant une fille du peuple. Mais dj le lecteur a peut-tre perdu patience ce dbut qui sonne comme dans un conte et sans le moindre systme ; oh ! je sais bien que le docte Polos [plutt Callicls : Platon, Gorgias, 490 c] trouvait fcheux que Socrate ne parlt jamais que de boire et de manger et de mdecins et dautres futilits, dont lui Polos ne parlait point (voir le Gorgias) ; mais Socrate navait-il pas au moins un avantage, celui de possder l-dessus, comme chacun de nous ds lenfance, les connaissances ncessaires ? et ne serait- ce pas souhaitable chose fort au-dessus de mes talents de pouvoir men tenir au boire et manger, sans que jaie encore besoin dajouter les rois qui nont pas toujours les penses de tout le monde, si tant est quil leur arrive de penser en rois ? mais est-ce impardonnable moi qui ne suis quun pote, et qui vais, me souvenant des belles paroles de Thmistocle [adresses Artaxerxs : Plutarque, Vie de Thmistocle, 29], dployer la tapisserie de mon rcit afin de nen point cacher les figures en la laissant roule. Supposons donc un roi aimant une pauvre fille. Le cur du roi, indemne de ce savoir quon prche trop bruyamment, avait linexprience de ces difficults que dcouvre la raison pour capturer les curs et qui donnent bien de louvrage aux potes et rendent leurs formules magiques indispensables. Sa dcision fut facile accomplir, les ministres craignant tous en effet sa colre et ne se risquant quelque remarque, et tous les tats trangers tremblant devant sa puis-sance et nallant pas jusqu ne pas envoyer dambassade avec leurs vux aux noces, et nul reptile de cour enfin nosant ramper pour le mordre de peur de se faire craser la tte. Accordez donc les harpes, potes, commencez chanter, que rien ne manque la fte pendant le triomphe de lamour ; car quels airs de victoire na-t-il pas quand il unit lgal ! mais quel triomphe quand il galise dans lamour lingal ! Mais alors surgit un souci dans lme du souverain ; sauf un roi aux royales penses, qui en rverait en effet ? personne il ne souffla mot de son inquitude ; let-il fait, quel est le courtisan qui ne lui aurait dit : Votre mariage, Majest, est pour la jeune fille un bienfait dont elle ne saurait vous remercier de toute sa vie ; ce qui et sans doute mis le roi en colre contre le courtisan quil et alors fait excuter pour crime de lse-majest envers laime ; et par l aussi notre courtisan et fait de la peine au roi.

  • Solitaire celui-ci tournait et retournait son chagrin dans son cur : la fille serait-elle tout de mme heureuse de ce mariage ? gagnerait-elle assez de ressort pour ne jamais se rappeler ce que le roi ne tenait qu oublier, cest--dire sa qualit de roi et la fille de rien quelle avait t. Autrement si sveillait ce souvenir et quil dtournt parfois comme un rival heureux ses penses loin du roi, sil lattirait dans lhermtisme dune secrte douleur ou quil passt parfois sur lme comme la mort sur la tombe, en quoi consistait donc la splendeur de lamour ! Net-elle pas eu alors plus de bonheur dtre reste dans son obscurit, aime dun de ses semblables, contente de peu dans sa pauvre chau- mire, mais mettant du ressort dans son amour, et gaie du matin au soir ? Quelle surabondance ici de douleur, et comme mrie et pliant presque sous le poids de sa fcondit, nattendant plus que lheure de la moisson, quand la pense du roi en extraira comme un flau tout le grain des soucis. Car mme le conten- tement de la fille de ntre rien ne pourrait satisfaire le roi, justement parce quil laimait et quil lui tait encore plus dur dtre son bienfaiteur que de la perdre. Et si alors elle net pas mme pu le comprendre ; car ds quon parle improprement de lhumain, plus rien nempche, nest-ce pas ? dadmettre une diversit de lesprit rendant la comprhension impossible quel chagrin dormant ny a-t-il pas au fond de cet amour malheureux et quel appel oserait lveiller ? Mais lhomme na pas connatre cette souffrance, car lui, nous le renverrons Socrate ou ce qui, dans un sens encore plus beau, a le pouvoir de faire dingaux des gaux.

    Or si linstant doit avoir une importance dcisive (sans quoi on retombe au socratisme, bien quon croie tre all plus loin), le disciple est dans la non-vrit, il y est mme par sa propre faute tout en tant pourtant lobjet de lamour du dieu qui veut devenir son matre, et dont le souci est de rtablir lgalit. Faute dy russir, lamour sera malheureux, et lenseignement vide de sens, parce que matre et disciple nauront pu se comprendre. La belle affaire pour le dieu ! pensera-t-on sans doute, puisquil na pas besoin du disciple ; mais on oublie, ou plutt on prouve ainsi hlas ! quelle distance on est de le comprendre ; car ce quon oublie, cest quil aime le disciple. Et de mme que ce chagrin royal ne se rencontre que dans une me de roi et que, dans la foule des langues humaines,

  • pas une ne le mentionne seulement, de mme tout le langage des hommes est trop goste pour souponner pareil chagrin. Aussi bien le dieu sen est-il rserv tout linsondable : savoir quil peut rejeter de lui le disciple, se passer de lui, que ce disciple par sa propre faute est vou la perdition, que lui, le dieu, na qu ly laisser sengloutir savoir limpossibilit ou presque de soutenir le ressort du disciple, sans quoi la comprhension et lgalit disparaissent, sans quoi lamour nest quun malheur. Lhomme sans le soupon au moins de ce chagrin nest quune me basse, dune moindre frappe comme la menue monnaie sans leffigie de Csar ni de Dieu [Matthieu, XXII, 19-21].

    Voil donc la tche entreprendre, et nous y invitons le pote, sil ne la pas dj t ailleurs, et sil nest pas tel quil faille, avec les joueurs de flte et autres baladins, le chasser de la maison du chagrin, afin dy faire entrer la joie. Cette tche du pote, cest de trouver une solution, un point dunit o la comprhension de lamour domine en vrit, o linquitude du dieu se soit remise de sa douleur ; car cest cela linsondabilit de lamour, dun amour qui ne se contente point de ce que son objet peut-tre en sa folie proclamerait comme sa flicit.

    A. Lunit sobtient par un relvement. Cest alors le dieu qui hausse le disciple jusqu lui, le magnifie, le dlecte dune joie millnaire (mille ans ne sont-ils pas pour lui comme une jour- ne ?) [Deuxime ptre de Pierre, III, 8] et dans un tumulte ravi lui fait oublier lincomprhension. Hlas ! le disciple pencherait peut-tre fort se trouver dj bien heureux ; et quel coup magnifique, ainsi comme cette fille du peuple, de faire soudain sa fortune du simple fait que le dieu ait jet ses yeux sur lui ! Quel coup de laider prendre tout en vain, sduit par son propre cur ! Mais ce noble roi ne perait-il pas dj la difficult ? Un peu connaisseur des hommes, il voyait bien quau fond la jeune fille tait dupe, et cen est bien la pire faon, que de ne pas mme sen douter mais dtre comme enchante par ses habits de reine.

    Lunit pourrait sobtenir par lapparition au disciple du dieu qui accepte son adoration et le fait sen oublier lui-mme. Ainsi le roi et pu se montrer la fille du peuple dans toute sa gloire,

  • faisant se lever le soleil de sa magnificence sur sa chaumire, briller sur le coin de terre o il lui tait apparu, et la faisant soublier elle-mme dans une adoratrice admiration. Hlas ! ceci peut-tre et content la fille, mais non le roi qui, lui, ne cherchait pas sa propre glorification mais celle de la fille ; de l son chagrin si lourd de ntre compris par elle ; mais plus lourd encore pourtant, sil avait fallu la tromper. Et dj de donner son amour une expression imparfaite, ce serait aux yeux du roi une tromperie, quoique personne ne le comprt, et que le blme des gens tentt de blesser son me.

    Ce nest donc pas cette voie-l qui rend lamour heureux, peut-tre en apparence celui du disciple et de la fille, mais non celui du matre et du roi quaucune illusion ne saurait contenter. Ainsi le dieu trouve sa joie vtir le lys de plus de splendeur que Salomon [Matthieu, VI, 291] ; mais sil pouvait sagir dune comprhension entre eux, quelle triste illusion pour le lys que de simaginer la vue de ses vtements splendides tre aim cause deux ; et tandis qu prsent, plein de confiance, il pousse dans le pr, quil joue avec le vent sans plus de souci que son souffle, dans lautre cas quel dprissement je pense, et comme il manquerait de ressort pour soulever sa tte. Et ctait bien l linquitude du dieu ; car la tige du lys est tendre et vite brise. Mais si linstant doit avoir une importance dcisive, quel point ineffable alors montera son inquitude ! Il y eut jadis un peuple fort entendu aux choses divines, or ce peuple croyait quon mourait de voir le dieu [Exode, XXXIII, 20]. Qui comprend cette contradiction de la douleur : ne point se rvler, et faire mourir lamour ; se rvler, et faire mourir laime ? Oh ! que de fois le cur des hommes ne soupire-t-il aprs la puissance et la force ! et leur pense y revenant toujours, comme si de les obtenir rsolvait tout, ils ne souponnent pas quil ny a pas que de la joie dans le ciel [Luc, XV, 7] mais aussi de la douleur car quel poids de devoir refuser au disciple ce quil dsire de toute son me, et de devoir le lui refuser prcisment parce que cest lui quon aime !

    B. Il faut donc tablir lunit dune autre manire. Ici encore rappelons-nous Socrate, car quexprimait son ignorance sinon cette base dunit quexigeait son amour pour le disciple ? mais cette unit tait aussi, comme nous lavons vu, la vrit.

  • Si au contraire linstant doit avoir une importance dcisive () [sans quoi on retombe au socratisme], la vrit nest donc pas dans cette unit-l ; car le disciple doit tout au matre. De mme que pour la pense socratique lamour du matre ne serait que celui dun imposteur, sil laissait le disciple se croire rellement son dbiteur, alors quil devrait laider se suffire lui-mme, ainsi lamour du dieu, sil veut tre le matre, ne doit pas tre quun amour qui vienne au secours mais qui fasse natre, par quoi le dieu enfante le disciple ou, comme nous avons dit, le fait renatre, expression employe par nous pour signifier le passage du non-tre ltre. La vrit donc cest que le disciple lui doit tout ; mais cette dette mme ne facilite pas la comprhension du disciple : ntre plus rien sans tre pourtant ananti, devoir tout ce matre tout en gardant sa confiance en soi, comprendre la vrit et quen mme temps cest elle qui le dlivre [ Jean, VII, 32], saisir toute la faute quest sa non-vrit et qualors dans la vrit il reconquiert son ressort ! Dhomme homme tre laccoucheur est le suprme rapport, mais enfanter est rserv au dieu dont lamour est celui qui enfante, amour quil ne faut pas confondre pourtant avec celui dont parle si bien Socrate dans une fte [rapportant lenseignement de Diotime : Platon, Le Banquet, 209-210]. Car il nentendait pas alors le rapport du matre au disciple, mais celui de lautodidacte au beau, quand, faisant abstraction de la beaut parse, il a la vision du beau en soi et enfante ainsi mainte belle parole et pense magnifique (Le Banquet, 210, d) ; et ici il est vrai de dire que ce quil enfante et produit ainsi, il le portait depuis longtemps au fond de lui-mme ( 209, c). La condition, il la donc en lui-mme, et cette production (cette naissance) nest quune apparition de ce qui tait dj l, et cest pourquoi linstant dans cet accouchement sengloutit du mme coup dans le souvenir et quant celui qui nat en mourant de plus en plus, videmment on peut de moins en moins dire de lui quil nat, puisquil ne fait que se ressouvenir de plus en plus clairement quil est ; et celui qui son tour enfante lui-mme les manifestations du Beau ne les enfante pas mais laisse en lui le Beau les enfanter de soi.

    Alors si lunit est irralisable par le relvement de lun, force est de la tenter par labaissement de lautre. Appelons x

  • le disciple, il faut que dans cet x soit impliqu aussi le plus humble des hommes ; car si mme Socrate ne liait pas partie avec la clique des intelligences, comment le dieu ferait-il alors des distinctions ? Pour que lunit stablisse il faut que le dieu se fasse gal au disciple. Ainsi apparatra-t-il gal au plus humble. Mais le plus humble, nest-ce pas celui qui doit servir les autres ? cest donc sous la forme de serviteur que le dieu apparatra. Mais cette forme nen est pas une demprunt comme le manteau de pauvre du roi, mal ajust prcisment et le tra- hissant ; pas une demprunt non plus comme le lger manteau dt de Socrate [Platon, Le Banquet, 220 b], dont le tissu fait de rien cache et pourtant rvle ; non, elle est sa forme vritable ; car cest l linsondable de lamour, cette volont sans rire mais grave et vritable dtre lgal de laime ; et cest l son omni- puissance dcisive que de pouvoir ce que nont pu ni Socrate ni le roi, ce qui ne faisait de leur forme demprunt quune sorte de drobade.

    Le voil donc le dieu. O ? Mais l ! ne peux-tu donc le voir ? Il est le dieu, sans cependant avoir rien o reposer sa tte, [Luc, IX, 58] ni oser la reposer sur aucun homme afin de ne lui tre scandale. Il est le dieu, et cependant sa marche est plus prcautionneuse que si le portaient des anges [Matthieu, IV, 6], de peur non de se blesser le pied, mais dcraser les hommes dans la poussire alors quils se scandalisent de lui. Il est le dieu, et cependant son regard sappuie inquiet sur le genre humain [Matthieu, IX, 36], car la tige dlicate des individus se brise aussi vite quun brin dherbe. Quelle vie, pur amour, pur chagrin, que de vouloir exprimer lunit et de ntre point compris ! que dtre oblig de craindre notre perdition tous et pourtant de ne pouvoir en vrit en sauver un seul que par cette voie ! Chagrin pur, alors quen mme temps toutes les heures du jour sont remplies du chagrin du disciple qui se confie lui. Voici donc le dieu sur la terre, gal au dernier des derniers par lomnipuissance de son amour. Il sait que le disciple est la non-vrit, sil allait se tromper, sil allait succomber et perdre son ressort ! Quel poids de porter ainsi le ciel et la terre par un fiat tout-puissant, de sorte que tout croulerait, sil manquait la moindre parcelle de temps ! Mais quel fardeau facile, au lieu de porter la possibilit de scandale du genre humain, quand cest par amour quon en est devenu le sauveur !

  • Mais la forme de serviteur nen tait pas une demprunt, cest pourquoi le dieu doit tout souffrir, tout subir, tout endurer, la faim au dsert, la soif dans les supplices, labandon dans la mort, sgaler absolument au dernier des derniers vois quel homme ! [ Jean, XIX, 5] car ce nest pas seulement la souffrance dans la mort quil fait sienne, mais toute cette vie est une passion, et cet amour qui souffre, qui donne tout, est lui-mme le ncessiteux. Admirable abngation ! mme au plus humble des disciples il demande plein dinquitude : maimes-tu maintenant ? [ Jean, XXI, 15-17] car il sait lui-mme o est la menace du danger, et pourtant il sait aussi que toute voie plus facile lui serait une tromperie, quoique le disciple ne pt le comprendre.

    Apparatre autrement ne serait pour lamour quune trom- perie, parce que force serait au matre ou doprer dabord un changement du disciple (or lamour ne change pas ltre quil aime, mais se change lui-mme) et de lui en masquer la ncessit ; ou, mais quelle lgret ! de continuer dignorer que toute leur comprhension mutuelle ntait quune illusion (cest l la non-vrit du paganisme). Toute autre apparition serait pour lamour du dieu une tromperie. Et quand mme jeusse plus de larmes que les yeux dune pcheresse repentante, et que chacune des miennes et plus de prix que toutes celles dune pcheresse pardonne [Luc, VII, 37] ; quand mme trouverais-je une place plus humble encore quaux pieds du matre [Luc, X, 39], et y pourrais-je masseoir plus humblement quune femme dont le cur net lu que lunique ncessaire [Luc, X, 39-42] ; quand mme aimerais-je ce matre avec plus de probit que le serviteur fidle qui laime jusqu lultime goutte de son sang ; et euss-je ses yeux plus de grce que la plus pure des femmes quand mme, si malgr tous ces titres jallais le prier de changer sa dcision et dapparatre sous une autre forme, bref de spargner, me regardant, il dirait : Homme, quai-je affaire de toi ? Arrire, Satan que tu es, bien que tu ne le comprennes pas toi-mme ! [Matthieu, XVI, 23] Ou si par exception il levait le bras pour commander et que son geste ft obi et qualors je me figurasse le mieux comprendre et laimer davantage, je le verrais sans doute pleurer sur moi aussi et me dire : Comment as-tu pu ce point me devenir infidle, ce point attrister mon amour ! tu naimes donc que le tout-puissant, le faiseur de miracles, non celui qui sest abaiss en sgalant toi.

  • Mais la forme de serviteur nen tait pas une demprunt, aussi faut-il quil rende le souffle dans la mort et se dpouille de la terre. Et ma douleur ft-elle plus profonde que celle de la mre quand lpe lui perce le cur [Luc, II, 35], et ma condition plus terrible que celle du croyant quand les forces de la foi se brisent, et ma misre toucht-elle plus que celle du crucifi qui cloue son esprance et ne garde que la croix quand mme, si jallais le prier de spargner et de me rester, sans doute alors le verrais-je triste en mourir [Matthieu, XXVI, 38], mais triste aussi sur moi, cette souffrance tant pour mon bien ; mais son chagrin aussi serait que je naie pu le comprendre. calice damertume ! [Luc, XXII, 41] si lignominie de la mort est plus amre que labsinthe aux mortels, quest-elle alors pour limmortel ! breuvage aigre et de plus daigreur que le vinaigre que davoir pour se rafrachir lincomprhension de laim ! Dans la dtresse, quelle consolation de souffrir en cou- pable ! [Luc, XXIII, 41] mais quelle alors de souffrir innocent !

    Ainsi le pote ; car comment songerait-il que cette manire de se manifester vise produire le plus pouvantable dnoue- ment ? comment saviserait-il de jouer en tourdi avec la douleur du dieu et, par quel mensonge potique, dliminer lamour pour y introduire la colre ?

    Et le disciple, na-t-il ni lot ni part cette passion, encore que son sort ne soit celui du matre ? Et pourtant il en doit tre ainsi, et toute cette souffrance vient de lamour, justement parce que le dieu ne se jalouse pas lui-mme, mais veut dans son amour tre gal au plus humble. Plantez un gland de chne dans un vase de terre, il le fait clater, versez du vin nouveau dans de vieilles outres [Matthieu, IX, 17], elles crvent : mais que se passe-t-il alors quand le dieu simplante dans la faiblesse humaine sil ne devient pas un nouvel homme, un nouveau vase ! Mais ce devenir, quel travail difficile ! quel rude enfantement ! Et la comprhension, quelle fragilit que son tat ! et qui frise tout instant les bornes de lerreur, quand langoisse de la faute cherche troubler la paix de lamour ! Et cette comprhension, quel tat dpouvante ! car il est moins redoutable de tomber sur le visage, alors que les montagnes tremblent la voix du dieu [Exode, XIX, 18], que dtre assis prs de lui comme prs dun gal ; et pourtant cest justement le dsir du dieu que cette galit familire.

  • Si quelquun maintenant venait me dire : Ta fiction est le

    plus abject plagiat quil y ait jamais eu, ntant ni plus ni moins que ce que chaque enfant sait , japprendrais non sans honte je crois que je suis un menteur. Mais pourquoi le plus abject ? Le pote qui plagie ne vole-t-il pas toujours un autre pote, et ne sommes-nous pas ainsi tous galement abjects ? mon vol mme est moins malfaisant peut-tre, car plus vite dcouvert. Mais qui est alors le pote ? Si javais la politesse de te tenir pour ltre, toi qui me condamnes, peut-tre te fcherais-tu encore une fois. Nest-il donc pas de pote, quoiquil y ait pourtant une fiction ? Ltrange chose ! comme dentendre un jeu de flte, sans quil y et de joueur de flte. Ou cette invention de ton cru serait-elle comme ces proverbes dont on ignore lauteur, lhumanit semblant toute y avoir collabor ; et ne serait-ce pas pour cela que tu taxais mon plagiat de la pire abjection, comme un vol fait non pas un seul mais tous les hommes, et parce que mon orgueil, quoique je ne sois quun individu et mme un abject voleur, se donnait ainsi mine dtre tout le genre humain ? En ce cas, si je faisais le tour des hommes, et que je visse que tout le monde sans doute le connaissait mais que chacun savait aussi nen tre pas lauteur, est-ce que jen pourrais conclure : cest donc que le genre humain la fait ? Ltrange conclusion ! Car si cest luvre du genre humain, ne peut-on dire alors quun chacun a un mme titre gal lavoir fait ? Ne te semble-t-il pas que nous voici embarqus dans une affaire difficile, alors quau dbut tout semblait si vite tranch par ta colre, quand tu tenais schement mon invention pour le dernier des plagiats et que javais honte de me lentendre dire ? Ainsi nest-ce peut-tre nullement une invention, ni le fait en tout cas dun homme ou du genre humain ; et, je tentends maintenant, cest pour cela que tu taxais ma faon dagir de dernier des plagiats, comme tant un vol fait non un seul homme ni au genre humain mais la Divinit, ou parce qutant comme un escamotage delle-mme, vrai blasphme, et que moi simple individu et mme vilain voleur, jaffectais dtre le dieu ; mon cher ! prsent je tentends fond, oui jentends la justice de ta colre. Mais cest alors quaussi jai lme prise dun nouvel tonnement et mme comble dadoration ; car son tour quelle tranget, en effet, si cet t une invention

  • humaine ! Certes lhomme pourrait songer sinventer gal au dieu ou inversement galer le dieu lui, mais inventerait-il que le dieu sinvente gal lhomme ? Non ; car si le dieu ne laisse rien souponner de lui, comment lhomme aurait-il cette ide que le dieu bienheureux pt avoir besoin de lui ? Quelle dpra- vation de pense ! ou plutt disons quune ide si dprave naurait pu natre en lui, quoique, ds que le dieu la lui a confie, il dise plein dadoration : cette ide-l na pas lev dans mon cur, et quil lui trouve une beaut de miracle. Et tout cela nen est-il pas un ? et ce mot sur mes lvres nest-il pas comme derechef une heureuse prdiction ? car, comme je le disais bien, et comme tu le dis toi-mme sans y penser, ne sommes-nous pas ici devant le miracle ? Et puisque nous voil maintenant tous deux devant ce miracle, dont le solennel silence ne peut tre troubl des disputes humaines sur le mien et le tien et dont la voix de majest couvre infiniment nos petits conflits humains, il faut bien que tu me pardonnes ltrange garement o je fus de lavoir invent. Ctait l une erreur, et linvention diffrait trop de tout ce quinventent les hommes pour en tre une, elle tait le miracle.

  • CHAPITRE III

    Le paradoxe absolu (Une chimre mtaphysique)

    Malgr tous ses efforts pour amasser des connaissances sur

    lhomme et se connatre soi-mme, malgr mme la persistance des sicles le clbrer comme lhomme qui connut sans doute le mieux lhomme, Socrate avoue pourtant que sa rpugnance rflchir sur la nature dtres comme Pgase et les Gorgones venait de ne stre encore rendu compte sil ntait pas lui-mme (le connaisseur humain) un monstre plus trange que Typhon, ou un tre plus aimable et plus simple, participant de nature quelque chose de divin (voir Phdre 229 e). Voil qui semble paradoxal. Mais il ne faut pas penser de mal du paradoxe, cette passion de la pense, et les penseurs qui en manquent sont comme des amants sans passion, cest--dire de pitres partenaires. Mais le paroxysme de toute passion est toujours de vouloir sa propre perte, et cest galement la suprme passion de lintelligence que de rechercher le choc, nonobstant que ce choc dune faon ou dautre mne sa propre ruine [Pascal, Penses, IV, 272 : Il ny a rien de si conforme la raison que ce dsaveu de la raison. ]. Cest l le paradoxe suprme de la pense, que de vouloir dcouvrir quelque chose quelle-mme ne peut penser. Cette passion de la pense reste au fond partout prsente en elle, mme dans celle de lindividu, dans la mesure o, quand il pense, il nest pas que lui-mme. Mais lhabitude empche de sen apercevoir. De mme la marche de lhomme, daprs ce quenseignent les naturalistes, nest quune chute continue ; mais lhomme sage et rang, qui sen va le matin son bureau et rentre pour le dner, dira sans doute que cest l une exag- ration, car son pas habituel cest tout fait la mdiation ; comment sapercevrait-il quil ne cesse de tomber, lui qui ne fait qualler droit devant soi !

    Cependant, pour enfin commencer, faisons une proposition hardie ; supposons que nous sachions ce quest un homme1. Nous avons l le critre du vrai qua cherch, ou mis en doute, ou postul ou exploit fructueusement toute la philosophie grecque.

  • Et nest-ce pas curieux quil en soit ainsi des Grecs ? Ny a-t-il pas l comme un bref rsum de limportance du gnie grec, une pigramme quil sest trouve lui-mme et qui lui rend bien mieux justice en effet que tout ce quon crit de souvent prolixe sur lui ? Ainsi la proposition vaut bien quon laccepte, et elle le vaut encore pour une autre raison, puisque aux deux chapitres prcdents dj nous lavons explique, tandis qu vouloir expliquer Socrate autrement que nous, on risque fort de tomber dans les piges des sceptiques grecs, des plus anciens comme des plus tardifs. Si lon ne sen tient la thorie socratique du souvenir et sa thse que tout lhomme est dans lindividu, Sexte lEmpirique vous guette, prt rendre le passage quest apprendre non seulement difficile mais impossible ; et Prota- goras, partant du point o lautre en est rest, dclare lhomme la mesure de toutes choses cest--dire mesure pour les autres, nullement au sens socratique o lindividu est sa propre mesure ni plus ni moins.

    Nous savons donc ce quest lhomme, et ce savoir que je serai le dernier de tous minimiser, peut constamment senrichir et grossir dimportance, et donc devenir aussi la vrit ; mais l aussi sarrte lintelligence comme sarrta Socrate [Platon, Le Banquet, 220 c] ; car voici sveiller alors la passion paradoxale de lintelligence qui cherche se heurter et, sans bien se comprendre, cherche sa propre perte. Nen est-il de mme du paradoxe de lamour ? Lhomme vit tranquille en lui-mme, soudain sveille le paradoxe de lgosme dguis en amour pour un autre, pour un tre qui manque. (Toujours lgosme est au fond de lamour ou il y prit ; aussi, pour simaginer 1. Peut-tre semblera-t-il ridicule de vouloir donner cette proposition la forme du doute en la supposant ; car ces choses-l, qui les ignore notre poque thocentrique ? Plt au ciel quil en ft ainsi ! Dmocrite aussi le savait, qui donne de lhomme cette dfinition : Lhomme est ce que tout le monde sait , et il poursuit : car nous savons tous ce quest un chien, un cheval, une plante, etc., mais rien de tout cela nest lhomme. Nous naurons pas la mchancet ni lesprit de Sexte lEmpirique, lequel en tire, comme on sait, la conclusion bien fonde que lhomme est un chien, car lhomme est ce que tout le monde sait, et nous savons tous ce quest un chien, ergo non, nous naurons pas cette mchancet-l ; mais, la chose est-elle donc de nos jours si bien tire au clair, que notre poque nait pas sinquiter un peu son propre sujet en pensant au pauvre Socrate et son embarras ?

  • une religion de lamour, faudrait-il, et lpigramme ici gale la vrit, ne lui prsupposer quune seule condition, quun unique postulat : saimer soi-mme, pour commander ensuite daimer le prochain comme soi-mme.) [Marc, XII, 31.] Et comme le paradoxe de lamour change lamant au point de lempcher presque de se reconnatre [Beaumarchais, Le mariage de Figaro, Acte I, Sc. vii : Chrubin] (au tmoignage mme des potes qui sont les avocats de lamour, comme celui des amants eux-mmes, puisquils ne se laissent enlever par les potes que les discours mais non les sentiments), de mme ce paradoxe souponn de lintelligence ragit sur lhomme et sa connais- sance de soi-mme, de sorte que cet homme qui croyait se connatre ne sait plus avec certitude, sil nest pas aprs tout un animal plus trangement complexe que Typhon, ou sil a dans son tre un lment plus doux et plus divin ( , , ) (Phdre, 230 a). [ Ce nest point elles, je le disais tout lheure, que je cherche scruter, mais cest moi-mme : suis-je par hasard quelque bte plus complique et bien plus enfume par lorgueuil que nest Typhon ? suis-je un animal plus paisible, sans autant de compli- cations et qui, de nature, participe une destine divine o nentrent point les fumes de lorgueil ? : Platon, Phdre, 230 a, traduction par Lon Robin]

    Mais quest donc cet Inconnu auquel se heurte lintelligence dans sa passion paradoxale, et qui trouble mme pour lhomme sa connaissance de soi ? Cest lInconnu. Mais du moins nest-ce rien dhumain, car lhomme est en terrain connu, ni quelque autre chose connue des hommes. Appelons donc cet Inconnu le dieu. Ce nest quun nom que nous lui donnons. Vouloir prouver quexiste cet Inconnu (le dieu), lintelligence nen aura sans doute gure lide. Si le dieu nexiste en effet, cest bel et bien une impossibilit de le prouver, mais, sil existe, quelle folie que de vouloir le faire ! puisqu linstant o commence la preuve, je lai dj prsuppos, non comme chose douteuse, ce quune prsupposition, comme telle, ne saurait tre, mais comme chose hors de question, sinon je neusse pas entrepris de le prouver, comprenant dun coup dil limpossibilit de lentreprise sil nexistait pas. Si par contre, par prouver

  • lexistence du dieu, jentends vouloir prouver que cet Inconnu, qui existe, est le dieu, juse dune expression peu heureuse, car je ne prouve alors rien, et rien moins que tout une existence, mais je dveloppe un concept. En somme vouloir prouver quune chose existe nest pas un jeu, et, le pire encore pour les courageux qui sy risquent, cest que louvrage est trop difficile pour que la notorit attende ceux qui sy mettent. Lensemble de la dmonstration tourne toujours en toute autre chose, en un dveloppement ultrieur de la conclusion que je tirais davoir admis lexistence de la chose en question. Ainsi, que jopre sur le terrain des faits sensibles et palpables ou sur celui des ides, jamais ma conclusion naboutit lexistence, mais elle en part. On ne prouve pas par exemple lexistence dune pierre, mais que cette chose existante est une pierre ; le tribunal ne prouve pas lexistence dun criminel, mais que laccus qui certes existe, est un criminel. Appelez lexistence un accessorium [un accessoire ajout : Kant] ou lternel prius [une prsupposition : Hegel] jamais elle ne sera dmontrable. Prenons bien tout notre temps, ny ayant pas lieu pour nous de nous presser comme pour ceux qui, soucieux deux-mmes ou du dieu ou dautre chose, sont forcs de trouver vite une preuve de lexistence de lobjet de leur souci. Auquel cas les raisons de se hter ne manquent pas, surtout si lintress bien sincrement se rend compte du risque, pour lui ou la chose en question, de nexister quaprs quil laura prouv, au lieu de penser secrtement en fraude quau fond elle existe quand mme, avec ou sans preuve.

    Vouloir tirer des actes de Napolon celle de son existence serait-il pas une excentricit ? car, sil est vrai que son existence explique bien des actes, ceux-ci ne prouvent pas son existence, la sienne, moins de lavoir dj admise dans ce mot mme. Cependant dans la mesure o Napolon nest quun individu, il manque entre lui et ses actes un rapport absolu, excluant quun autre aussi et pu accomplir les mmes. Peut-tre est-ce ce manque qui mempche de conclure des actes lexistence. Si ces actes, je les appelle ceux de Napolon, inutile de prouver, puisque je lai dj nomm. Si jignore lauteur des actes, comment par les actes prouver jamais quils sont de Napolon ? mais je pourrais (dans le pur abstrait) prouver que de pareils actes sont dun grand chef de guerre, etc. Un rapport absolu au contraire relie le dieu et ses actes, Dieu

  • ntant pas un nom mais un concept, peut-tre est-ce pour cela que son essentia involvit existentiam1 [Spinoza, thique, Premire partie, Propositions 7 et 11]. Les actes de Dieu donc, seul le dieu peut les faire ; fort bien, mais quels sont les actes du dieu ? Dexistence immdiate, ces actes do je veux prouver son existence, nen ont aucune. [ Jean, I, 18 : Personne na jamais vu Dieu ; ] Ou est-ce chose qui crve tellement les yeux que 1. Ainsi dit Spinoza, qui cherche, en approfondissant le concept de Dieu, en tirer rationnellement lexistence, non, bien entendu, comme une qualit fortuite, mais comme une catgorie essentielle. L est la profondeur de Spinoza, mais voyons comment il sy prend. Dans ses principia philosophiae Cartesianae, Pars I, Propositio VII, Lemma I, il dit : quo res sua natura perfectior est, eo majorem existentiam et magis necessariam involvit ; et contra, quo magis necessariam existentiam res sua natura involvit, eo perfectior. Ainsi plus une chose est parfaite, plus elle a dtre ; et plus elle a dtre, plus elle est parfaite. Ceci cependant est une tautologie qui ressort encore mieux dune note, la nota II : quod hic non loquimur de pulchritudine et aliis perfectionibus, quas homines ex superstitione et ignorantia perfectiones vocare voluerunt. Sed per perfectionem intelligo tantum realitatem sive esse. Il explique perfectio par realitas, esse ; donc plus parfaite est la chose, plus elle est ; mais sa perfection est davoir en elle plus desse, ce qui revient dire : plus elle est, plus elle est. Voil pour la tautologie, mais continuons. Ce qui manque chez Spinoza, cest une distinction entre ltre rel et ltre idal. Lusage, en lui-mme peu clair, qui parle de plus ou de moins dtre, donc de diffrences de degr quant tre, accrot encore la confusion quand on ne fait pas ladite distinction, autrement dit, quand Spinoza certes parle avec profondeur, mais ne senquiert pas dabord de la difficult. Par rapport ltre rel, parler de plus ou moins dtre na pas de sens commun. Une mouche qui est a tout autant dtre que le dieu. En fait dtre rel, la sottise de ma remarque ici en a tout autant que la profondeur de Spinoza, car sur ce terrain de ltre rel, ce qui compte, cest la dialectique dHamlet : tre ou ne pas tre. Ltre rel est indiffrent toutes les diffrences qui dterminent lessence, et tout ce qui est participe sans jalousie mesquine ltre et y participe galement. Il est vrai quidalement il nen va pas de mme. Mais ds que je parle idalement de ltre, je ne parle plus de ltre, mais de lessence. Le ncessaire a lidalit suprme, aussi est-il. Mais cet tre-l est son essence, ce qui lempche justement de devenir dialectique lintrieur des catgories de ltre rel, parce quil est ; et lon ne peut non plus dire du ncessaire quil a plus ou moins dtre par rapport autre chose. Cest ce que jadis, imparfaitement certes, on a exprim ainsi : si Dieu est possible, il est ipso facto ncessaire (Leibniz). La phrase de Spinoza garde donc toute sa justesse, et la tautologie reste dans la rgle, mais videmment aussi Spinoza ne fait que tourner ainsi la difficult ; car le difficile, cest de saisir ltre rel et dy faire entrer dialectiquement lidalit de Dieu.

  • de voir la sagesse dans la nature, la bont ou la sagesse dans la Providence ? Ne va-t-on pas ici au-devant des plus terribles scrupules, et nest-ce pas impossible dtre quitte deux tous ? Non, dun tel ordre des choses je ne tirerai pas vraiment la preuve de lexistence de Dieu, et mme si je commenais, je nen finirais jamais, et de plus force me serait sans cesse de vivre in suspenso, dans la crainte quil narrive soudain quelque chose daussi terrible que la perte de mes petites preuves. De quels actes donc est-ce que je tire ma preuve ? De ceux quon envisage idalement, cest--dire, de ceux qui ne se manifestent pas immdiatement. Mais alors, certainement ma preuve ne sort pas des actes, elle dveloppe seulement un idalisme que jai prsuppos ; fort de ma confiance en lui, jose dfier toutes les objections mme celles qui sont encore venir. En commen- ant, jai donc prsuppos lidalisme, et ma russite galement le mener bonne fin ; mais quai-je fait dautre que prsupposer lexistence du dieu, en qui ma confiance est au fond mon premier moteur.

    Et comment lexistence du dieu rsulte-t-elle alors de la preuve ? Cela va-t-il tout simplement ? Nen est-il pas ici comme de ces jouets lests quon appelle des poussahs ? Ds quon le lche, le poussah se redresse sur sa boule. Ds quon lche : il faut donc le lcher. De mme avec la preuve ; tant que je ne lche pas ma dmonstration (cest--dire tant que je continue mon action de prouver), lexistence napparat pas en rsultat, parce qu dfaut dautres raisons, je suis en train de la prouver ; mais ds que je lche la preuve, lexistence est l. Cependant ce fait mme de lcher, cest dj aussi quelque chose, nest-ce pas meine Zuthat [mon ingrdient] ? devrait-ce donc pas aussi entrer en compte, ce petit instant, si bref soit-il car tre long il nen a pas besoin, tant un saut. Si petit que soit ce moment, ft-il linstant mme, il faut quil entre en compte. Et si lon prtend loublier, je me servirai de lui, afin de montrer quil existe quand mme, pour raconter une petite anecdote. Chrysippe sefforait de sortir du va-et-vient dun sorite en cherchant un arrt o appart la qualit nouvelle. [Sorite dsigne largument des sceptiques grecs : lajout rpt de grains de sable nopre pas la transformation en tas.] Le point que Carnade narrivait pas saisir, cest quel moment le tas change rellement de nature. Chrysippe alors lui

  • dit quon pouvait sarrter un instant de compter et ensuite, ensuite eh bien on y verrait plus clair. Mais Carnade rpondit : ton gr, mais pour moi inutile de te gner, tu peux non seulement tarrter, mais mme aller te coucher, rien ny fera ; ton rveil nous recommencerons, o tu en es rest. Et voil bien aussi la vrit : on navance pas plus ses affaires quon ne les retarde aller se coucher.

    Aussi vouloir prouver lexistence de Dieu (dans un autre sens que de se prciser le concept de Dieu, et sans cette reservatio finalis, dmontre par nous, comme quoi lexistence mme issue de la preuve sobtient par un saut), prouve-t-on dfaut delle autre chose, qui souvent na peut-tre mme pas besoin de ltre et qui en tout cas nest jamais mieux prouv ; car le fou nie dans son cur lexistence de Dieu [Psaumes XIV, 1 et LIII, 2], mais celui qui se parle lui-mme ou dit aux autres : attends un peu, et je vais la prouver ! quel drle de sage ce serait !1 Sil nest pas, au moment mme de commencer sa preuve, galement incertain de lexistence ou non du dieu, il ne la prouvera videmment pas ; et, si telle est bien dabord son incertitude, jamais il narrivera mme commencer, en partie par crainte de ne pas russir, le dieu nexistant pas peut-tre, en partie faute davoir de quoi commencer. Dans lantiquit on ne se ft gure occup sans doute de pareilles choses. Socrate du moins, qui formula, comme on dit, la preuve physico-tlologique de lexistence de Dieu, sy prenait autrement. Il prsuppose toujours lexistence divine, et cest sur cette base quil cherche pntrer la nature de lide de finalit. Lui et-on demand la raison de sa mthode, il aurait sans doute dclar navoir pas assez de courage pour se risquer dans pareil voyage dexplo- ration sans cette assurance derrire soi de lexistence divine. Sur le verbe du dieu il jette comme un filet pour capturer lide de la finalit ; car la nature elle-mme est fertile en pouvantails et en feintes pour nous troubler.

    La passion paradoxale de lintelligence se heurte donc tou- jours cet Inconnu certes existant, mais qui reste inconnu et, comme tel, inexistant. L sarrte lintelligence, cependant sa paradoxologie ne laisse pas de la pousser jusque-l et de sen occuper ; prtendre en effet exprimer notre rapport lInconnu 1. Quel excellent sujet de comique dlirant !

  • en niant son existence, cest impossible, puisque cette ngation implique justement un rapport. Mais quest-ce donc que cet Inconnu ? car dire que cest le dieu nous indique seulement que cest linconnu. [Pascal, Penses, III, 230 : Incomprhensible que Dieu soit, et incomprhensible quil ne soit pas ; ] Allguer son sujet que cest linconnu par incapacit de le connatre, et, le pourrait-on mme, par incapacit de lexprimer, voil qui ne satisfait pas la passion, bien quelle nait pas tort de voir dans lInconnu sa limite ; mais une limite, cest prcisment pour la passion sa torture et son aiguillon. Impossible pourtant elle de passer outre, quelle risque une sortie via negationis ou via eminentiae [mthodes ngative et positive pour dfinir Dieu].

    Quest-ce donc cet Inconnu ? Cest la limite o lon arrive toujours, et ce titre, quand la catgorie du mouvement on substitue celle du repos, cest ce qui diffre, labsolument diffrent. Mais cest un diffrent absolu, et sans nul indice distinctif. Dfini comme le diffrent absolu il semble sur le point de se rvler, mais cest une erreur, la diffrence absolue ne pouvant mme pas tre pense par lintelligence ; car ne pouvant se nier de faon absolue, elle use delle-mme cette fin et pense donc sans sortir delle-mme ce diffrent quelle pense par elle-mme ; et de faon absolue ne pouvant pousser au-del delle-mme, elle ne pense donc quen prolongement delle- mme la sublimit quelle pense par elle-mme. moins donc que lInconnu (le dieu) ne reste que simple limite, lide une de la diffrence se brouille dans les reprsentations multiples de la diffrence. LInconnu se situe ainsi dans une [rflexion diasporique], et lintelligence aura dans ce qui soffre et dans les trouvailles possibles de limagination (le prodigieux, le ridicule, etc.) toute commodit de choisir.

    Mais une telle diffrence ne se laisse pas fixer. Chaque fois quon croit le faire, ce nest au fond quun acte darbitraire et au trfond de la crainte de Dieu couve comme une folie larbitraire capricieux qui sait quil a lui-mme produit le dieu [Ludwig Feuerbach, LEssence du christianisme, 1841]. Or si la diffrence ne se laisse pas retenir, faute de signe distinctif, il en va de la diffrence et de lgalit comme de tous les contraires de ce genre : ils sont identiques. La diffrence en saccrochant lintelligence la trouble au point que lautre ne se reconnat plus et tout logiquement se confond avec elle. Dans le domaine

  • de limagination, en fait dinventions le paganisme na pas t court ; quant notre dernire supposition, cette ironie delle- mme que pratique lintelligence, je ne ferai que lesquisser en quelques traits, sans me soucier si elle a t historique ou non. Voici donc une existence humaine entre tant dautres. Cet homme ne diffre pas dautrui par son air, il a grandi comme tout le monde, il se marie, trouve un emploi, a le souci du pain du lendemain, comme cest le devoir des hommes ; car il peut tre trs beau de vouloir vivre comme loiseau du ciel, mais ce nest point permis, et peut mener la plus triste issue, quon ait lendurance de tenir jusqu en mourir de faim ou quon vive du bien des autres. Cet homme-l est en mme temps le dieu. Mais do le sais-je ? Je ne puis en effet le savoir ; car je devrais alors connatre le dieu et la diffrence et celle-ci je ne la connais pas, lintelligence layant faite gale ce dont elle diffre. Ainsi le dieu est devenu le pire des imposteurs, du fait que lintelligence sest trompe elle-mme. Ce dieu, quelle a obtenu, est aussi proche de nous que possible, et cependant aussi loign.

    Quelquun dira peut-tre : Je te savais bien chasseur de

    chimres, mais crois-tu vraiment que jaille me mettre martel en tte dune de cette sorte, si bizarre ou si ridicule quelle nest venue sans doute personne, et dabord si absurde quil me faudrait vider ma connaisssance de son contenu avant de linventer ? Mais bien sr, cest ce quil te faudra ; le moyen en effet de garder toutes les prsuppositions quelle contient et de prtendre en mme temps raisonner sur elle sans a priori ? Tu ne vas pourtant pas nier la consquence de tout ce dvelop- pement, savoir que lintelligence, en dfinissant lInconnu comme du diffrent, finit par sgarer et confond la diffrence avec lgalit ? Mais de cela semble sensuivre autre chose : cest que lhomme, afin de vraiment savoir quelque chose de lInconnu (du dieu), doit dabord le savoir diffrent de lui, absolument diffrent de lui. Delle-mme lintelligence ne peut lapprendre (puisque comme on la vu cest une contradiction) ; pour y parvenir, il faut quelle le tienne du dieu [ptre aux phsiens, III, 18], et mme en ce cas, elle ne pouvait encore le comprendre et ne peut donc pas le savoir ; car comment comprendrait-elle le diffrent absolu ? Si ceci nest pas clair sur le coup, ce le sera davantage dans sa consquence ; car si le dieu

  • diffre absolument de lhomme, celui-ci diffre absolument du dieu, mais comment lintelligence le concevrait-elle ? nous touchons l semble-t-il un paradoxe. Dj pour savoir que le dieu est le diffrent, lhomme a besoin du dieu, et voici quil apprend que le dieu est absolument diffrent de lui. Mais cette diffrence absolue du dieu ne peut tenir alors ce que lhomme doit au dieu (car ce titre lhomme a bien des affinits avec lui) mais ce quil doit lui-mme ou sa culpabilit mme. En quoi consiste alors la diffrence, sinon dans le pch, puisque la diffrence, labsolue diffrence, cest lhomme lui-mme qui doit en tre coupable. Cest ce que nous exprimmes plus haut, en disant que lhomme est la non-vrit, et quil lest par sa propre faute ; et nous convnmes en plaisantant, mais pourtant srieusement, que ctait trop que dexiger de lhomme quil le dcouvrt par lui-mme. Nous voil retombs la mme dcouverte. Le connaisseur des hommes fut assez perplexe son propre sujet en butant sur la diffrence ; il se demandait presque sil tait un monstre plus trange que Typhon, ou sil y avait en lui quelque chose de divin. Que lui manqua-t-il donc ? La conscience du pch, quil tait tout aussi incapable denseigner autrui quaucun autre lui-mme, et que seul le dieu pouvait lui faire connatre sil voulait prendre le rle de matre. Mais dans notre essai de fiction, cest bien ce quil voulait, et, pour ce rle, sgaler lindividu afin de pouvoir tre compris tout fait de lui. Ainsi le paradoxe tourne encore plus au terrible, ou plutt quoique le mme, il a cette dualit de nature qui le rvle absolu : ngative, en faisant ressortir labsolue diffrence du pch, positive, en visant abolir cette absolue diffrence dans lgalit absolue.

    Or un tel paradoxe se laisse-t-il concevoir ? Nous ne sommes pas presss, et quand on lutte pour rsoudre un problme, on ne lutte pas comme dans les courses du stade, ce nest pas une victoire de vitesse mais de vrit. Lintelligence certes ne le conoit pas, comment delle-mme en aurait-elle lide ! Et quand le paradoxe est annonc, comment le comprendrait-elle ! Elle na que le sentiment quil peut bien tre sa perte. ce titre, elle a contre lui bien des ob