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JEAN-SERGE ELOI 2019 KARL MARX, ÉCONOMISTE ET SOCIOLOGUE

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Jean-Serge ELOI Karl Marx, économiste et sociologue 1

KARL MARX, ÉCONOMISTE ET SOCIOLOGUE INTRODUCTION

On dit souvent de Marx (1818-1883) qu’il se montrait, tour à tour ou

simultanément, philosophe, sociologue, économiste. En laissant le soin aux philosophes de présenter la philosophie de Marx, il s’agira de concen-trer notre attention sur l’économiste et le sociologue. Économiste, Marx le fut assurément. Aurait-il consacré trente années de sa vie à cette « merde » d’économie comme il a pu l’écrire à Engels en se laissant aller s’il n’avait pas été quelque peu économiste ?1 Si le dix-huitième siècle tient en Adam Smith (1723-1790) son économiste majeur, si Keynes (1883-1946) est sans doute le plus grand économiste du vingtième siècle, pour le dix-neuvième, émerge l’œuvre de Marx qui se veut d’emblée critique de l’économie poli-tique. La pensée de chacun de ces trois auteurs a révolutionné la manière dont on envisageait jusque-là les phénomènes économiques. Adam Smith proposa la théorie d’un égoïsme tempéré par des sentiments moraux pour expliquer les comportements humains les plus aptes à augmenter, par la « main invisible », la « richesse des nations ». Bien plus tard, Keynes (1883-1946) mit en avant le rôle décisif de l’État dans la genèse de la crois-sance économique. Dans l’intervalle de temps, Marx avait entrepris de mettre en lumière, notamment dans son œuvre majeure, Le Capital (1867) cet impressionnant mécanisme de création de richesses, mais aussi de do-mination et d’exploitation qu’est le mode de production capitaliste.

N’est-il pas économiste à part entière (et entièrement à part d’ail-leurs) quand il analyse le fonctionnement du capitalisme et fait apparaître l’exploitation du prolétariat ? Ne réfléchit-il pas à l’enchaînement des crises périodiques de surproduction et à l’inéluctabilité de celle qui finira par emporter le système ? En revanche, Marx sociologue est plus difficile à aborder. Il y a du Marx chez des sociologues ne se réclamant pas de ma-nière explicite de sa pensée, mais qui lui empruntent certains concepts (Pierre Bourdieu ou Alain Touraine par exemple). De manière symétrique, peut-on repérer de la sociologie chez Marx ? Sans doute si l’on considère qu’il a légué l’objet « classes sociales » à la postérité sociologique qui en fera un usage intensif alors même qu’il n’avait guère poussé ses investiga-tions. Marx apparaît plus comme un précurseur de la sociologie que

1 - Lettre de Marx à Engels, 2 avril 1851, in Karl Marx, Friedrich Engels, Letttres sur « Le Capital », Paris, Éditions sociales, 1964 (page 51).

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comme un sociologue au sens strict du terme. Les travaux de Durkheim (1858-1917) et Weber (1864-1920) qui passent pour fonder scientifique-ment le regard sociologique, en France pour le premier, en Allemagne pour le second, sont postérieurs à Marx qui disparaît en 1883. On peut néan-moins s’interroger sur l’existence d’une sociologie du travail à l’état em-bryonnaire dans le livre I du Capital.2 De plus, est-il possible de créditer Marx d’une théorie du changement social ?

Après avoir rappelé les principales notions d’économie mises au jour par Marx (I), on s’attardera sur Marx sociologue (II) en prenant soin d’en revenir à certains de ses textes et d’éviter ainsi le piège des lectures de se-conde main tant elles dépendent des enjeux et des polémiques de la pé-riode qui les a vu naître. I/ L’ÉCONOMISTE

La structure économique de la société que Marx nomme mode de production articule forces productives et rapports de production. Les pre-mières renvoient aux moyens de production matériels mais aussi aux tra-vailleurs et à leur savoir-faire. Quant aux rapports de production ils cor-respondent aux relations que nouent les individus dans la sphère produc-tive. Dans le mode de production capitaliste, elles sont asymétriques et opposent dans le conflit les maîtres des conditions de production aux tra-vailleurs, les propriétaires des moyens de production à ceux qui ne dispo-sent que de leur force de travail.

Dès les premières lignes du Capital, Marx caractérise la richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste comme une « immense accumulation de marchandises ». Il fait donc de la mar-chandise, « forme élémentaire de cette richesse », l’objet de son analyse. En aval de cette analyse de la marchandise et de la valeur, on découvre la théorie de l’exploitation ainsi que celle de l’inéluctabilité des crises et de la tendance à la baisse du taux de profit.

A/ DERRIÈRE LE PRIX DES MARCHANDISES, LA VALEUR Une marchandise est un produit du travail humain destiné, non pas à

l’usage du producteur, mais à celui du consommateur, donc destiné à être vendu (elle a un prix). Elle a une valeur d’usage, une capacité à servir à un usage quelconque, une utilité. Elle a également une valeur qui se réalise dans l’échange.

2 - Seul le Livre I du Capital a été publié du vivant de Marx en 1867. Les livres II et III furent publiés après la mort de Marx par Engels qui avait travaillé sur les textes origi-naux. De plus, une longue fréquentation de Marx l’y autorisait. Le livre IV fut publié au début du vingtième siècle par le social-démocrate allemand, Karl Kautski.

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1/ Le travail comme fondement de la valeur

La marchandise satisfait, par ses propriétés, les besoins humains les

plus divers. L’utilité d’une marchandise fait sa valeur d’usage. En tant que valeurs d’usage, les marchandises sont surtout de qualité différente. Les valeurs d’usage ne se réalisent que dans la consommation et elles forment la « matière de la richesse ». Comme valeurs d’échange, les marchandises ne peuvent être que de quantité différente. Comment la grandeur de leur valeur se mesure-t-elle ?

Une table, en tant que marchandise particulière, peut s’échanger contre diverses quantités d’autres marchandises (deux chaises par exemple, 3 tabourets, quatre étagères), sa valeur reste inchangée quelle que soit la forme sous laquelle elle s’exprime.3 La valeur de la table doit avoir « un contenu distinct de ces expressions diverses ».4 Quand une table s’échange contre deux chaises, ce ne peut être l’utilité qui explique les quantités échangées. Pour l’individu A qui cède la table, cette dernière a une utilité nulle alors que l’individu B renonce aux deux chaises qui n’ont pas d’utilité pour lui. En revanche pour A les chaises sont d’une grande utilité alors que pour B c’est la table. Si l’utilité expliquait les quantités échangées cela reviendrait pour chaque coéchangiste à échanger un objet dont l’utilité est nulle contre un objet dont l’utilité est maximale. Or on ne peut en effet échanger que dans l’égalité. Si l’utilité peut expliquer les con-ditions de l’échange en général, elle ne peut expliquer les quantités échan-gées. En fait, les deux objets sont égaux à un troisième qui leur sert de dénominateur commun. Elles ont en commun, par-delà leur diversité, d’être le produit du travail humain.

La valeur d’échange d’une marchandise (que Marx appelle plus sim-plement valeur) se définit comme la quantité de travail nécessaire, en moyenne, pour la produire dans les conditions moyennes de technique, de qualification et d’intensité en vigueur à une époque donnée. L’expression « en moyenne » est importante. Elle évoque une quantité de travail socia-lement nécessaire. Si la valeur d’une marchandise était déterminée par la quantité de travail qu’elle contient, plus un homme serait malhabile ou paresseux, plus la marchandise produite aurait de la valeur. La quantité de travail se mesure donc par le temps de travail socialement nécessaire à la production de la marchandise. Si une table s’échange contre deux

3 - Marx n’utilise pas l’exemple des chaises et de la table, mais celui du froment et du fer. L’exemple de la table et des chaises nous a semblé plus parlant pour illustrer les conditions de l’échange. 4 - Karl Marx, 1867, Le capital, Livre premier, tome 1, Paris Éditions Sociales, 1975 (page 53).

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chaises cela signifie qu’en moyenne, il a fallu autant de temps pour pro-duire une table que pour produire deux chaises.

Une chose peut avoir une valeur d’usage, être utile, sans pour autant être une valeur (d’échange) car elle ne provient pas du travail humain : tel est le cas de l’air, des prairies naturelles ou encore d’un sol vierge. Une chose utile et produit du travail humain n’est pas forcément une marchan-dise quand par exemple elle n’est produite que pour l’usage personnel du producteur. Produire des marchandises suppose que l’on crée des valeurs d’usage (des choses utiles) mais encore des valeurs d’usage pour d’autres, des valeurs d’usage sociales par voie d’échange.

Le travail constitue donc la substance de la valeur, la durée du travail

en mesure la quantité. Marx se situe donc dans l’univers intellectuel de la valeur-travail comme Adam Smith et Ricardo (1772-1823).

2/ Le fétichisme de la marchandise

Dans la production marchande, les producteurs n’entrent en contact que par l’intermédiaire des marchandises qu’ils échangent de telle sorte que les rapports sociaux entre les hommes prennent la forme de rapports sociaux entre les choses. Marx parle de « fétichisme » pour désigner le fait que les hommes attribuent aux marchandises des propriétés qui sont en réalité celles de leurs rapports sociaux.

Dans l’échange, ce qui intéresse les échangistes c’est la quantité de produits qu’ils obtiendront en cédant les leurs. Dès que cette quantité at-teint une « certaine fixité habituelle », « elle leur paraît provenir de la nature même des produits du travail ».5 Or, les travaux privés, engagés indépendamment les uns des autres sont constamment ramenés au temps de travail socialement nécessaire à leur production. Le fétichisme apparaît donc comme une inversion de la réalité. La monnaie est le fétiche par ex-cellence dans la mesure où elle dissimule sa fonction de lien social sous la forme d’une abstraction. Dire qu’une chaise vaut 100 euros masque le tra-vail humain derrière l’objet.

Le fétichisme qui obscurcit les produits du travail dans la produc-tion marchande n’appartient qu’à une période historique déterminée. En effet, au Moyen-Âge en Europe, les rapports sociaux sont placés sous le signe de la dépendance personnelle, ils apparaissent comme des rapports entre les personnes, entre serfs et seigneurs, vassaux et suzerains, laïcs et clercs. Si l’on prend l’exemple de la corvée, chaque corvéable a conscience qu’il dépense une quantité déterminée de sa force de travail au service de

5 - Karl Marx, 1867, Le capital, Livre premier, tome 1, Paris Éditions Sociales, 1975 (page 87).

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son maître. Les rapports sociaux entre personnes ne se déguisent pas en rapports sociaux entre les choses, entre produits du travail.

B/ L’ORIGINE DU PROFIT : LA PLUS-VALUE Il s’agit pour Marx de comprendre pourquoi quand les capitalistes

avancent une somme A dans le processus productif, au terme de ce der-nier, ils récupèrent une somme A’ = A + a, a représentant le profit du ca-pitaliste.

1/ La valeur de la force de travail

Les travailleurs ne vendent pas leur travail aux capitalistes. Ces der-

niers sont en effet propriétaires, non seulement des moyens de produc-tion, mais encore des produits du travail. Dans le cas d’une entreprise qui produit des tables, ces dernières n’appartiennent pas aux salariés de l’en-treprise, mais à son propriétaire. Les prolétaires ne vendent donc pas leur travail, les tables, au propriétaire des moyens de production mais leur force de travail, c’est-à-dire leur capacité intellectuelle et physique à tra-vailler. Marx définit en effet la force de travail comme « l’ensemble des facultés physiques et intellectuelles qui existent dans le corps d’un homme, dans sa personnalité vivante, et qu’il doit mettre en mouvement pour produire des choses utiles ».6

Les salariés vendent pour un temps déterminé (on pourrait dire louent) aux capitalistes leur force de travail contre le paiement d’un sa-laire. Si le propriétaire de la force de travail la vendait en bloc, une fois pour toutes, il serait réduit à l’état d’esclave. Le possesseur d’argent trouve sur le marché un travailleur libre qui dispose à son gré de sa force de travail mais qui est aussi dépourvu des choses nécessaires à la réalisation de sa puissance de travail.

La force de travail est donc une marchandise comme une autre et sa valeur s’exprime comme la quantité de travail socialement nécessaire pour produire les moyens d’existence des hommes. Pour son entretien et sa con-servation, le travailleur a besoin d’une certaine somme de moyens de sub-sistance. Ils lui permettent de revenir au travail. Finalement, la valeur de la force de travail est représentée par la quantité de travail socialement nécessaire à sa reproduction. La somme des moyens de subsistance néces-saires à la reproduction de la force de travail inclut les moyens de subsis-tance des enfants des travailleurs appelés un jour à les remplacer. La re-production de la force de travail passe donc par l’entretien de la famille du prolétaire. 6 - Ibid (page 170)

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2/ La particularité de la force de travail La force de travail a la particularité de produire plus de valeur qu’elle

n’en consomme. S’il faut une demi-journée de travail pour produire les moyens de subsistance nécessaires à l’entretien quotidien de l’ouvrier, ce dernier travaille une journée entière. Ce surtravail génère une plus-value (il vaudrait mieux traduire Mehrwert par survaleur) à l’origine du profit. Les capitalistes s’approprient cette plus-value extorquée aux prolétaires. Le profit naît donc de l’exploitation du prolétariat.

On adresse généralement tr0is objections à la théorie de la plus-va-lue.7 La première d’entre elles tient à l’exemple choisi. L’existence de la plus-value supposait que la valeur de la force de travail était de 4 heures pour une durée quotidienne de 8 heures. Si on suppose la valeur de la force de travail égale à sa durée quotidienne, le surtravail disparaît, la source du profit est ailleurs. Si tel était le cas, les salariés passeraient leur temps à produire leurs moyens d’existence. Or, une partie du temps de travail so-cial est consacrée à produire autre chose que des moyens d’existence pour les salariés : production d’armements, de services diplomatiques, de biens et services consommés par les capitalistes

La deuxième objection porte sur le fait que le profit capitaliste peut tout aussi bien s’expliquer par le « surtravail » des machines. Alors qu’il a fallu 10 000 heures de travail pour produire une machine, elle peut « tra-vailler » 25 000 heures. On compare deux choses qui ne sont pas compa-rables : 25 000 heures de fonctionnement de la machine et 10 000 heures de travail humain (de valeur) qu’il a fallu pour la produire. Marx, en re-vanche, compare des choses comparables c’est-à-dire du travail humain (valeur créée par la force de travail), et du travail humain, celui requis pour produire les moyens d’existence des salariés (valeur de la force de travail). Une comparaison pertinente reviendrait à comparer la valeur que les ma-chines incorporent à la valeur qu’elles transmettent au produit fini. La ma-chine ne peut pas transmettre plus de valeur qu’elle n’en a incorporée. Les machines ne peuvent donc créer un surcroît de valeur qui serait à l’origine du profit

Enfin dernière objection, la plus sérieuse des trois : alors que seul le travail salarié est source de profit, ce sont les entreprises les plus mécani-sées qui font le plus de profit. En fait, la plus-value est bien créée par la force de travail, mais les degrés de mécanisation opèrent une redistribu-tion de cette masse totale de plus-value au bénéfice des entreprises les plus mécanisées.

7 - Jacques Gouverneur, Éléments d’économie politique marxiste, Contradictions, Bruxelles, 1978.

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C/LA CRISE EST INÉLUCTABLE On ne trouve guère de théorie achevée des crises économiques chez

Marx. Il faudrait distinguer les crises cycliques, moments du cycle écono-mique qui reviennent périodiquement, de la crise du système, produit de la contradiction entre développement des forces productives de plus en plus socialisées et des rapports de production toujours plus privatisés. La crise systémique doit finir par emporter le système capitaliste. Comment expliquer ces crises périodiques, la crise finale ?

1/ Monnaie, sous-consommation et crise

L’existence de la monnaie crée les conditions d’une crise de surpro-duction. Marx réfute ainsi la loi des débouchés de Jean-Baptiste Say (1767-1832) pour lequel il n’a que mépris. Marx le qualifie de « piteux auteur » et d’« insipide Say ».8 Pour Say, l’offre crée sa propre demande pour tout

8 - Karl Marx, Matériaux pour l’économie (1861-1865), in Bibliothèque de la Pléiade, Édition établie par Maximilien Rubel, Œuvres, Économie II, Paris 1968, page 460. Il s’agit d’un texte que Marx n’avait pas publié et qu’il pensait remanier ou compléter. Ces matériaux destinés à l’« Économie » ont été écartés par Engels pour publier les livres II et III du Capital à moins qu’ils aient été ignorés de lui.

ENCADRÉ 1

Les différentes formes de plus-value

Comment les capitalistes cherchent-ils à augmenter leur profit ? En al-longeant la journée de travail sans augmenter les salaires. Au dix-neuvième siècle, les patrons ont cherché, par cette façon de procéder, à augmenter le tra-vail non payé aux prolétaires. Il s’agit de la première forme de plus-value que Marx qualifie de plus-value absolue.

Il existe une autre façon d’augmenter la plus-value sans allonger la du-rée quotidienne du travail. Elle consiste à abaisser la valeur de la force de tra-vail en réalisant des gains de productivité dans la section des biens de consom-mation de telle sorte qu’il faut une moins grande quantité de travail pour re-produire la force de travail. Les salariés ne captent pas l’intégralité des gains de productivité. Cette forme de plus-value est dite relative. Les gains de producti-vité ne reposent pas sur toutes les entreprises, mais sur celles qui produisent des moyens de subsistance pour les travailleurs.

Dernière forme de plus-value sur laquelle Marx ne s’apesantit pas : la plus-value extra. Elle est obtenue dès qu’un capitaliste réalise des gains de pro-ductivité qui lui permettent de produire les mêmes biens que ses concurrents mais en moins de temps grâce à des innovations techniques ou d’organisation.

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le montant de sa valeur, les produits s’échangent contre des produits, la monnaie n’est qu’un voile, elle n’est pas demandée pour elle-même, mais pour ce qu’elle permet d’acheter, une crise de surproduction durable est impossible.

Les produits ne s’échangent contre des produits que par l’intermé-diaire de la monnaie. Si, dans un premier temps, le producteur peut vendre sa marchandise contre de la monnaie (M-A), rien n’indique que cet argent est dépensé immédiatement par le vendeur pour acheter une nouvelle marchandise (A-M’). La crise survient parce qu’il existe une « possibilité de séparation et de scission de moments essentiellement complémen-taires ».9 La monnaie, ainsi thésaurisée et donc non dépensée, ouvre la possibilité d’une crise de surproduction globale, d’engorgement des mar-chés pour le dire à la manière de Jean-Bapiste Say.

La sous-consommation des salariés, l’envers apparent des crises de surproduction, semble être une première cause de crise : « la raison ultime de toutes les crises réelles, c’est toujours la pauvreté et la consommation restreinte des masses, face à la tendance de l’économie capitaliste à dé-velopper les forces productives comme si elles n’avaient pour seule limite que le pouvoir de consommation absolu de la société ».10 Pourtant, alors que la sous-consommation ouvrière est permanente, comme en témoigne la valeur de la force de travail inférieure à la valeur de ce qu’elle produit (l’existence de la plus-value rend compte de cette insuffisance permanente de la catégorie consommation), la crise n’est que périodique. La sous-con-sommation étant une caractéristique structurelle du capitalisme, elle n’ex-plique rien des crises périodiques.

2/ Crise et suraccumulation

La crise tiendrait davantage à la surproduction de capital, à la surac-cumulation. Le capital ne parvient plus à être rémunéré au taux de profit exigé. Le taux de profit peut s’exprimer comme le rapport de la masse des profits (à l’origine desquels on trouve la plus-value) à l’ensemble du capital engagé (ENCADRÉ 2), constant comme variable. La nature du capital est en effet double. Le capital est d’abord physique, il s’agit des moyens de production qui relèvent d’un travail passé. La valeur de ce capital physique se compose du coût des matières premières, des combustibles, des fourni-tures et des frais d’entretien des installations et des équipements. Ce capi-tal est dit constant parce qu’il ne transmet au produit qu’une fraction de

9 - Karl Marx, Matériaux pour l’économie (1861-1865), in Bibliothèque de la Pléiade, Édition établie par Maximilien Rubel, Œuvres, Économie II, Paris, 1968, (page 475). 10 - Karl Marx, Matériaux pour le deuxième volume du capital, Livre III, in Biblio-thèque de la Pléiade, Édition établie par Maximilien Rubel, Œuvres, Économie II, Paris 1968, (page 1206).

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sa valeur, sans créer de valeur excédentaire. En revanche, le capital sala-rial comprend la rémunération payée de la force de travail. Il est dit va-riable car, au cours du processus de production, il subit une « modification de valeur » dans la mesure où il produit une valeur plus grande que la sienne (cf plus-value, supra).

La suraccumulation peut être absolue quand le capital additionnel n’engendre aucune plus-value supplémentaire, elle n’est que relative quand l’augmentation de la plus-value est moins rapide que celle du capi-tal, ce qui entraîne une baisse du taux de profit.

Cette dernière s’explique par une baisse du taux de plus-value (numé-

rateur de la fraction) qui bute sur le tarissement de l’armée industrielle de réserve (chômeurs) dans laquelle les entreprises ne peuvent plus recruter. Elle nécesssite une combinaison productive plus capitalistique (élévation de la composition organique du capital).

D/ LA CRISE EST FAVORISÉE PAR LA BAISSE TENDANCIELLE DU TAUX DE PROFIT

Marx ne fut pas le premier à mettre en évidence que le développement

du capitalisme s’accompagnait d’une baisse du taux de profit. La « loi » a des origines classiques. Près d’un siècle avant lui, Adam Smith l’avait sug-gérée et pensait l’avoir identifiée dans la baisse du taux d’intérêt. David Ricardo (1772-1823), de son côté, considérait que la baisse du taux de pro-fit était engendrée par la pression d’une population industrielle croissante sur la rareté des ressources agricoles anglaises. Le prix du blé, les salaires, la rente augmentaient de telle sorte que les profits industriels diminuaient.

ENCADRÉ 2

Le taux de profit chez Marx

L’expression du taux de profit rapporte la masse de plus-value à l’ensemble du capital (constant comme variable) engagé soit : pl/v pl/c+v ou encore : (c/v) + 1 avec : pl/v taux de plus value et c/v composition organique du ca-pital

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Cependant, ni chez Smith ni chez Ricardo, la baisse du taux de profit n’est aussi menaçante pour le système que chez Marx.11

1/ Élévation de la composition organique et baisse du taux de profit

Quand le capitalisme se développe la composition organique du capi-

tal s’alourdit. Pour le dire autrement la part du capital constant augmente au détriment de celle du capital variable. Or, seul ce dernier est producteur de valeur.

Alors que la composition organique du capital augmente, le taux de plus-value ne peut augmenter indéfiniment. La longueur de la journée de travail connaît une limite physique (une journée ne compte que 24 heures et la limite physique se situe bien avant si l’on veut que la force de travail se reconstitue) et une limite sociale, à savoir la résistance ouvrière. En con-sidérant l’expression du taux de profit (ENCADRÉ 2), le numérateur de la fraction tend vers une constante alors que le dénominateur augmente. Le taux de profit a donc tendance à baisser lorsque la production se mécanise.

Alors que le but du capitalisme est de faire du profit, son développe-ment débouche sur la tendance à la baisse du taux de profit. À un moment donné, le profit réalisé s’avère insuffisant pour pouvoir rémunérer la masse des capitaux investis. C’est la crise de suraccumulation.

2/ Les contretendances à la baisse du taux de profit

Cependant le système est capable de mettre en œuvre des contreten-

dances à la baisse du taux de profit. L’accroissement de la productivité du travail contribue à faire baisser le prix des éléments du capital constant de même que la résistance plus ou moins grande à la mécanisation. Le com-merce extérieur fait également baisser le prix des éléments du capital cons-tant ou le prix des subsistances nécessaires, ce qui contribue à abaisser la valeur de la force de travail et donc à faire augmenter pl/v.

Quand la mise en œuvre des contretendances épuise ses effets, la crise survient. Elle a pour fonction de détruire du capital pour restaurer le taux de profit pour les survivants. La sortie d’une crise par suraccumulation né-cessite la dévalorisation d’une fraction du capital : baisse des prix, des sa-laires, dégonflement des stocks, fermetures d’usines, rachats d’entreprises à bas prix.

11 - Joseph M. Gillman, La baisse du taux de profit, Paris, Études et documentations internationales, 1980.

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Ces crises ont un caractère inéluctable et sont engendrées par la dy-namique de l’accumulation. Qu’en est-il alors de la crise finale qui empor-tera le système ? Cette crise systémique, comme l’on dit aujourd’hui, naît de la contradiction entre le développement des forces productives, instru-ments techniques et savoir-faire des producteurs, et le maintien des rap-ports de production. Les forces productives du mode de production capi-taliste sont de plus en plus socialisées alors que les rapports de production sont toujours plus privés. Pour le dire autrement la socialisation croissante de la production se heurte à la concentration continue du capital. De nou-veaux rapports de production doivent permettre aux forces productives de se développer au bénéfice de tous et non plus seulement au profit d’une minorité qui concentre les richesses.

Marx l’économiste pensait que le capitalisme n’était qu’un moment de l’histoire et qu’il viendrait un jour où il disparaîtrait sous le poids de ses propres contradictions mais aussi sous l’effet des luttes de classes condui-sant à une société sans classe et à une humanité réconciliée avec elle-même. C’est alors que l’on peut créditer Marx d’une démarche sociolo-gique même s’il apparaît davantage comme un précurseur de la sociologie plutôt que comme un sociologue à part entière. II/ LE SOCIOLOGUE

Bien que n’ayant guère développé de théorie des classes sociales, Marx a légué à la postérité cet objet sociologique qui a fait couler beaucoup d’encre, souvent de manière polémique. Malheur à celui qui prenait ses distances avec une supposée orthodoxie et qui avançait que l’évolution de la structure sociale dans les pays capitalistes développés n’avait guère con-firmé le schéma binaire de Marx ! 12 Cependant, Marx peut être crédité d’une démarche sociologique qui renvoie à une sociologie du travail à l’état embryonnaire quand il analyse la division du travail, l’avènement de la manufacture et de la fabrique au moment de la révolution industrielle.13 Enfin, Marx nous propose une théorie du changement social lors du pas-sage d’un mode de production à un autre.

A/ MARX ET LES CLASSES SOCIALES Marx n’a pas été le premier à raisonner en termes de classes sociales

et il reconnaîtra même sa dette à l’égard de la physiocratie qui formait une

12 - En Allemagne, à la fin du dix-neuvième siècle et au début du vingtième, Eduard Bernstein et Karl Kautski en firent les frais, le premier dut faire face aux critiques du second et ce dernier fut à son tour pris à partie par Lénine dans sa dénonciation du révisionnisme. 13 - Jean-Pierre Durand, La sociologie de Marx, Paris, La Découverte, 1995.

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école d’économistes sous le règne de Louis XV. Son chef de file, François Quesnay était médecin. La classe, selon ce dernier, est saisie à partir de la place occupée dans le processus de production. Marx n’a guère parlé des classes sociales de manière systématique et il n’y a pas chez lui de théorie achevée des classes sociales. On trouve quelques références éparses à tra-vers son œuvre. Un chapitre, le dernier, du livre III du Capital, devait être consacré aux classes, mais la mort de Marx l’a interrompu, le manuscrit s’arrête rapidement.

1/ Le schéma théorique

Pour Marx, l’histoire de toute société est celle de la lutte des classes mais le mode de production capitaliste, au fur et à mesure qu’il se déve-loppe, simplifie les antagonismes de classes en tendant à l’opposition de deux grandes classes sociales.14 Il distingue la bourgeoisie, qui détient moyens de production (terres, usines, banques), mais aussi produits du travail, et le prolétariat qui ne possède que sa force de travail c’est-à-dire sa capacité intellectuelle et physique à travailler qu’il loue contre un sa-laire. Les deux grandes classes se définissent donc par la place qu’elles oc-cupent dans les rapports de production qui opposent des propriétaires à des non propriétaires.

La bourgeoisie exploite le prolétariat. En effet elle possède les pro-duits du travail. Le prolétariat ne lui vend donc pas les produits de son travail mais sa force de travail. La valeur de la force de travail est égale à la quantité de travail contenue dans les biens que le prolétariat peut ache-ter avec les salaires qu’il perçoit. La caractéristique de la force de travail est de produire une valeur supérieure à celle qu’elle consomme en dépen-sant l’équivalent de son salaire. Marx nomme plus-value cette différence et là se trouve l’origine du profit.

Le prolétariat ne devient une classe que lorsqu’il se forge une cons-cience de classe. La conscience de classe peut se définir comme le senti-ment d’appartenir à un groupe uni par des intérêts communs. La classe en soi (mêmes conditions économiques) se transforme alors en classe pour soi (conscience de classe). Les petits paysans du dix-neuvième siècle ne pouvaient former véritablement une classe sociale car bien qu’ils aient formé une classe en soi, ils n’avaient pas de conscience de classe ni d’orga-nisation politique prenant en charge la défense de leurs intérêts.15 Pas de classe sans conscience de classe !

14 - Karl Marx, 1848, Le Manifeste du Parti Communiste, Paris, Éditions sociales, 1976. 15 - Karl Marx, 1851, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Paris, Les Éditions sociales, 1969.

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Si le prolétariat a conscience de ses intérêts, il cherchera à les dé-fendre contre la bourgeoisie. Pas de classe sans lutte de classe ! Le prolé-tariat se développe avec la grande industrie. Il devient de plus en plus nombreux et de plus en plus fort alors que les autres classes (petite et moyenne bourgeoisie) disparaissent et rejoignent les deux grandes classes en conflit. En développant la grande industrie, donc en « créant » des pro-létaires par le simple fait d’employer des individus travaillant contre l’oc-troi d’un salaire, la bourgeoisie produit ses « propres fossoyeurs ».16

Il viendra en effet un moment où le prolétariat, sûr de sa force, se constituera en classe dominante lors d’un épisode révolutionnaire. En ex-propriant la bourgeoisie, il socialisera les moyens de production. Cette première phase (le socialisme) porte encore les stigmates du capitalisme (monnaie, État, inégalités), mais dans une phase supérieure (le commu-nisme) chacun travaillera selon ses capacités et recevra selon ses besoins.

2/ Dans les écrits historiques, le nombre de classes est plus im-portant

Dans son schéma théorique, celui du Manifeste du parti commu-

niste (1848), Marx ne distingue que deux classes, la bourgeoisie et le pro-létariat. Dans ses écrits historiques, il est conduit à envisager l’existence d’un nombre plus important : l’aristocratie foncière, la bourgeoisie indus-trielle, la petite bourgeoisie, la classe paysanne. Dans un autre ouvrage, il évoquera les classes suivantes, au nombre de sept : l’aristocratie finan-cière, la bourgeoisie industrielle, la classe bourgeoise commerçante, la pe-tite bourgeoisie, la classe paysanne, la classe prolétarienne et le sous-pro-létariat (le prolétariat en haillons, « en guenilles », lumpenproletariat en allemand), sans donner de contenu très concret à ces différentes fractions.

Dans le chapitre inachevé du Capital, il ne distingue plus que trois classes : les salariés, les capitalistes et les propriétaires fonciers, mais ce chapitre est vraiment trop peu développé pour pouvoir servir de base à une présentation de la théorie marxiste des classes sociales. Cette contradic-tion entre ouvrages théoriques et historiques n’est peut-être qu’apparente. Elle peut se résoudre en considérant que la polarisation en deux grandes classes serait le résultat de l’extension du mode de production capitaliste à l’ensemble de la société. Dans ces conditions, certaines classes sont ap-pelées à disparaître. De plus, on peut faire des regroupements dans la me-sure où Marx n’évoque souvent que des fractions de classes.

16 - Karl Marx, 1848, Le Manifeste du Parti Communiste, Paris, UGE, 1962 (page 35).

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3/ Fin des classes et dépérissement de l’État

En se constituant en classe dominante, le prolétariat abolit les classes sociales et leur antagonisme. Si les oppositions de classes dispa-raissent, si la production est aux mains d’individus librement associés, « le pouvoir public perdra son caractère politique ».17 Le pouvoir politique n’est en effet organisé que pour la domination d’une classe sur l’autre. L’État n’est qu’une institution temporaire dont le prolétariat aura besoin dans la révolution « pour réprimer par la force ses adversaires ».18

Avec l’avènement du communisme, société sans classe, si le pouvoir public perd son caractère politique, on assistera donc au dépérissement de l’État. Ce dernier n’est pas aboli, il s’éteint. On passe d’un gouvernement des personnes à une administration des choses. C’est la fin de l’histoire entendue comme stade ultime du changement social.

B/ UNE SOCIOLOGIE DU TRAVAIL À L’ÉTAT EMBRYONNAIRE Marx se fait sans doute le plus sociologue quand il soumet à la ques-

tion les différentes formes de division du travail et le rôle qu’elles ont joué dans l’histoire mais aussi lorsqu’il décrit la manufacture ainsi que les con-ditions de travail et d’existence des ouvriers. Ses réflexions sont à l’origine du développement de la sociologie du travail qui émerge, dans les années 1950, non seulement en France, mais encore en Grande-Bretagne, aux États-Unis, en Allemagne ou en Italie. Marx sociologue met en garde contre les dangers de la division du travail. Il rejoint en cela la critique qu’en avait fait Adam Smith près d’un siècle avant lui.

1/ La coopération

On ne peut parler de production capitaliste que lorsqu’un seul chef d’entreprise exploite un grand nombre de salariés simultanément et lors-que la production nécessite, pour être écoulée, un marché étendu. Le ca-pitalisme prend naissance quand une multitude d’ouvriers fonctionne en même temps, sous le même commandement, dans le même espace pour produire le même type de marchandise. À l’origine, la manufacture n’est guère qu’une extension de l’atelier du chef de corporation dont elle ne se

17 - Karl Marx, 1848, Le manifeste du parti communiste, Paris, Union Générale d’Édi-tions, 1962 (page 47). - Voir également Karl Marx, 1847, Misère de la philosophie. Réponse à la philosophie de la misère de M. Proudhon, Paris, Gallimard-La Pléiade, 1963. 18 - Friedrich Engels, 1875, « Sur le programme de Gotha », lettre à August Bebel in Marx, Engels, Critique des programmes de Gotha et d’Erfurt, Paris, Éditions sociales, 1972 (page 56).

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distingue que de manière purement quantitative, par le nombre d’ouvriers exploités simultanément.

Comme plusieurs ouvriers travaillent ensemble, dans un but com-mun, dans le même procès de production, leur tâche prend la forme coo-pérative. La coopération entre ouvriers salariés nécessite le commande-ment du capital pour l’exécution du travail. La fonction du capital est donc de diriger, de surveiller dès que le travail devient coopératif. « Le capita-liste n’est point capitaliste parce qu’il est directeur industriel ; il devient au contraire chef d’industrie parce qu’il est capitaliste ».19 Le commande-ment dans l’industrie apparaît donc comme l’attribut du capital.

2/Division du travail et manufacture

La manufacture a, selon Marx, deux origines. Dans la première, elle réunit dans un seul atelier et sous les ordres du même capitaliste des arti-sans de différents métiers. Un carrosse est ainsi le résultat de l’activité pro-ductive d’un grand nombre d’artisans indépendants les uns des autres : des charrons, des selliers, des tailleurs, des tourneurs, des vernisseurs, des doreurs, etc. La manufacture de carrosses les a réunis dans un même local. Peu à peu, une modification essentielle conduit l’ouvrier à mettre en œuvre un savoir-faire borné et limité à une spécialité. L’ouvrier cesse d’exercer le métier dans toute son étendue. De la combinaison de métiers indépen-dants, la manufacture devient le théâtre d’une division de la production entre travailleurs parcellaires. Le produit fini sort de la réunion de ces tra-vailleurs parcellaires.

Dans la deuxième origine, la manufacture naît d’une manière diffé-rente. Un grand nombre d’ouvriers fabriquant chacun le même objet sont occupés par le même capital dans le même atelier. Chaque ouvrier fait la marchandise dans son intégralité en exécutant tour à tour les différentes opérations. Pour faire face à une augmentation subite de la demande, le travail se divise alors, les diverses opérations, séparées, isolées sont con-fiées à un même ouvrier qui ne s’adonne qu’à la même opération.

La manufacture dérive du métier, mais dans le premier cas elle prend naissance dans la combinaison de métiers indépendants qu’elle rend dépendants et simplifie jusqu’à n’en faire que des opérations par-tielles et complémentaires dans la production d’une seule marchandise. Dans le deuxième cas, elle décompose le même métier en opérations di-verses et indépendantes qui deviennent l’occupation exclusive d’un tra-vailleur parcellaire. La manufacture peut donc combiner des métiers dis-tincts et séparés ou encore introduire la division du travail dans un métier et la développer. Quelle que soit son origine cependant, elle apparaît

19 - Karl Marx, 1867, Le capital, Livre premier, tome 1, Paris Éditions Sociales, 1975 (page 25).

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comme un « organisme de production dont les membres sont des hommes ».20

La productivité du travail est plus forte dans la manufacture que dans un métier indépendant mis en œuvre par un artisan. En effet, ce der-nier doit changer de place et d’instruments, ce qui l’oblige à interrompre son travail. Les temps morts disparaissent quand l’ouvrier est occupé à une seule opération.

La manufacture est d’abord disséminée : elle relie des ateliers dis-persés par le travail à domicile. Elle abrite le plus souvent l’assemblage final des composants du « putting out system ». Marx parle de manufac-ture hétérogène. En partant de l’exemple de la montre, il constate qu’elle est le résultat d’un grand nombre d’activités qui peuvent être effectuées indépendamment les unes des autres. Le produit fini ne deviendra montre que lorsqu’il sera passé dans les mains de l’assembleur. L’exploitation ma-nufacturière ne procure pas forcément de bénéfices dans la mesure où les « ouvriers en chambre », entendre par là les travailleurs à domicile, se font la plus terrible concurrence.

La seconde forme de manufacture, sérielle, fournit des produits qui parcourent en son sein les différentes phases du processus de production. C’est le cas de la manufacture d’épingles décrite par Adam Smith. Une telle manufacture, diminue l’espace entre les phases diverses de la production. Le travail se spécialise, il devient salarié, la main d’oeuvre est concentrée sous un même toit dans des brasseries, des tanneries, des verreries, des papeteries. Une telle forme autorise une augmentation de la productivité (par la division du travail comme dans la manufacture d’épingles d’Adam Smith) et l’amélioration de la qualité des produits. Le regroupement sous un même toit permet une surveillance plus efficace de la main d’œuvre. On perd moins de temps à déplacer un produit d’un stade à l’autre, le temps de transport est ainsi raccourci même si, par rapport à l’industrie méca-nique, les déplacements incessants de l’objet de travail d’un ouvrier à l’autre demeure une source de coûts. La caractéristique spécifique de la période manufacturière, c’est le travailleur collectif formé par la combinai-son d’un grand nombre d’ouvriers parcellaires.

3/ Division du travail dans la manufacture et division du travail

dans la société

Marx distingue la division du travail dans la manufacture de la divi-sion du travail dans la société (ou encore division sociale) à l’origine de toute production marchande. Dans la division sociale du travail, certains

20 - Karl Marx, 1867, Le Capital, Livre premier, tome II, Paris, Éditions sociales, 1973 (page 30).

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travaillent dans l’agriculture, d’autres dans l’industrie, etc… Ces diffé-rentes sphères de production, indépendantes les unes des autres, engen-drent la possibilité des échanges. La division du travail dans la société sup-pose une certaine taille de population. Quant à la division manufacturière, elle implique l’existence d’une division sociale parvenue à un certain degré de développement.

Il existe des différences entre division du travail dans la société et di-vision du travail dans la manufacture. Alors que les travaux indépendants de l’éleveur de bétail, du tanneur et du cordonnier produisent des mar-chandises, le travailleur parcellaire de la division du travail dans la manu-facture ne produit pas de marchandises. C’est le produit du travail collectif dans la manufacture qui devient marchandise. La division du travail dans la manufacture nécessite la concentration de moyens de production dans les mains d’un capitaliste. La division du travail dans la société, au con-traire, suppose que les moyens de production soient disséminés entre de nombreux producteurs marchands, indépendants les uns des autres.

Dans la division manufacturière du travail, les hommes sont transfor-més en simples éléments d’un mécanisme qui appartient au capitaliste dont l’autorité est absolue. De son côté la division du travail dans la société met en relation des producteurs indépendants qui ne reconnaissent comme autorité que celle de la concurrence ou de leurs intérêts réci-proques.

4/ Les conséquences de la division du travail

La manufacture soumet les ouvriers aux ordres du capital et dans le même temps, elle établit une hiérarchie parmi eux. De plus, la manufac-ture bouleverse la force de travail en estropiant le travailleur. La division technique du travail active sa dextérité (une tâche simple qui se répète in-définiment), mais elle sacrifie un grand nombre de dispositions. Comme le travail, l’individu est morcelé.

Les connaissances que les paysans et les artisans avaient pu accumu-ler ne sont guère requises que pour l’ensemble de l’atelier. La puissance intellectuelle de la production que les ouvriers perdent se concentre en face d’eux dans le capital. Le travailleur collectif s’enrichit, mais le travail-leur individuel s’est appauvri en termes de forces productives.

Marx s’appuie longuement sur un texte peu connu de la Richesse des nations (1776) qui indique que, l’intelligence humaine se forgeant dans la complexité des tâches exécutées, l’homme qui passe sa vie à ne réaliser que des travaux simples ne développe pas son intelligence.21 Adam Smith dé-peint, selon Marx, « l’engourdissement de l’ouvrier parcellaire » et avance comme solution l’instruction obligatoire du peuple pour contrecarrer ce 21 - Adam Smith, 1776, La richesse des nations, Paris, Flammarion, 1991.

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« rabougrissement de corps et d’esprit ».22 Le travailleur ainsi mutilé et réduit à une parcelle de lui-même subit l’aliénation de la division du tra-vail.

5/ La fabrique

Dans le vocabulaire de Marx, la fabrique renvoie à la grande industrie et le machinisme constitue sa caractéristique principale. La fabrique em-ploie donc des machines. Au milieu du dix-neuvième siècle, Marx donne comme exemples de fabriques d’immenses filatures de coton, de lin ou de laine, dans lesquelles travaillent femmes et enfants de longues heures du-rant.

Alors que dans la manufacture l’ouvrier se sert de l’outil, dans la fa-brique il sert la machine passant ainsi de la position de celui qui fait mou-voir l’outil à celle de celui qui suit le mouvement de la machine. Membres d’un mécanisme vivant dans la manufacture, les ouvriers ne sont plus, dans la fabrique que les compléments vivants d’un mécanisme mort exis-tant indépendamment d’eux.

Dans toute production capitaliste, l’ouvrier est dominé par les condi-tions de travail mais c’est dans la fabrique et l’emploi de machines que cette domination prend sa pleine mesure. L’habileté particulière de l’ou-vrier n’a plus d’importance, elle disparaît devant la science et le système mécanique. Travail manuel et travail intellectuel se séparent.

En s’intéressant à la formation de la manufacture, à la division du

travail qu’elle soit sociale ou technique, à ses conséquences sur l’intelli-gence des travailleurs, Marx met en place les prémisses d’une sociologie du travail qui s’épanouira après 1950, en France, avec les travaux de Georges Friedman23 ou encore ceux d’Alain Touraine sur l’évolution du travail ouvrier. 24 Marx apparaît donc comme un précurseur d’une socio-logie du travail qui fera la critique du taylorisme. Pas d’anachronisme ce-pendant, l’œuvre de Taylor est postérieure à celle de Marx ! Il aurait pu faire sienne la réflexion d’un interlocteur de Georges Friedman à propos de l’organisation taylorienne du travail, « L’homme est plus grand que sa tâche ».25 La démarche sociologique de Marx prend en compte les conflits qui peuvent naître autour de la division du travail en soulignant que le ca-pital doit lutter constamment contre l’insubordination des ouvriers. 22 - Karl Marx, 1867, Le Capital, livre 1, tome 2, Paris, Éditions sociales, 1973 (pages 51-52). 23 - Georges Friedman, Le travail en miettes, Paris, Gallimard, 1964. 24 - Alain Touraine, « Le travail ouvrier et l’entreprise industrielle » in Histoire géné-rale du travail-La civilisation industrielle (sous la direction de Louis-Henri Parias), Paris, Nouvelle Librairie de France, 1963. 25 - Georges Friedman, op cit, avant-propos (page 9).

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C/ LE CHANGEMENT SOCIAL CHEZ MARX

Dans une perpective à très long terme, différents modes de produc-tion, processus par lesquels les hommes se procurent les moyens de sub-sister, se succèdent sans exclure que certains d’entre eux puissent exister simultanément dans une formation sociale donnée. On passe ainsi du communisme primitif aux modes de production asiatique, antique puis féodal et pour finir au mode de production capitaliste « bourgeois mo-derne » qui fera l’objet d’un dépassement pour céder la place à un mode de production communiste. Comment passe-t-on d’un mode de produc-tion à l’autre ? Pour le dire autrement comment le changement social s’opère-t-il ?

1/ Les différents modes de production

Une fois de plus (voir les crises et les classes), Marx n’a pas eu le temps de faire une analyse complète des modes de prodution et ce concept cen-tral reste inachevé et ambigu. Seul le mode de production capitaliste ap-paraît complètement élaboré. En faisant abstraction du communisme pri-mitif et du mode de production communiste qui marquera la fin de l’his-toire (le stade ultime du changement social), Marx présente quatre modes de production, quatre époques qui sont également des stades par lesquels sont passées les économies européennes. Cependant, ce schéma n’est ni universel ni inévitable.

Les sociétés humaines connaissent d’abord le communisme primitif ou premier qui se caractérise par l’absence de classes sociales et donc d’État. Ces groupes humains vivent de la cueillette, de la pêche et de la chasse, voire à un stade plus avancé de l’agriculture. Les techniques y sont rudimentaires d’où l’impossibilité de dégager un surproduit social. Très dépendantes à l’égard de la nature, ces sociétés sont condamnées au no-madisme. Le travail, obligation pour tous, est l’une des conditions de la survie. La structure sociale est une extension de la famille et l’esclavage, latent dans la famille, se développe dans la société.

On doit noter que Marx et Engels évoquent à plusieurs reprises l’exis-tence d’un mode de production asiatique qui apparaît comme la première « des époques progressives de la formation économique de la société ».26 Ce mode de production ne fait pas l’objet d’une présentation en soi, mais Marx y fait référence fortuitement à l’occasion d’observations qui portent

26 - Karl Marx, 1859, Critique de l’économie politique, in Bibliothèque de la Pléiade, Édition établie par Maximilien Rubel, Œuvres, Économie I, Paris 1968, (page 274).

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sur le développement de l’esprit critique à son époque.27 Le mode de pro-duction asiatique souffre d’un manque de précision, voire d’une absence de définition. Il désigne le stade primitif dans lequel les individus étaient à la fois propriétaires et travailleurs et duquel dériveraient tous les autres types de société. L’Inde semblait fournir la clé du commencement des so-ciétés humaines, mais il semble que Marx ait fini par renoncer à cette idée.

Dans le monde antique, le mode de production repose sur l’esclavage. Dans les rapports de production esclavagistes, l’esclave n’est pas un homme libre, il appartient à un maître qui organise son travail et lui four-nit ses outils. Dans le mode de production féodal, caractéristique du Moyen-Âge, la noblesse armée protège une paysannerie productrice ré-duite au servage. Le serf n’est pas libre de quitter la terre (et le seigneur) à laquelle il est attaché. Il est contraint de travailler gratuitement, une partie de son temps pour le seigneur, lors des corvées.

C’est cependant le mode de production capitaliste que Marx a le plus précisément caractérisé. Dans ce mode de production, les producteurs, ra-dicalement séparés des moyens de production (les moyens de production appartiennent au capitaliste) engagent leurs travaux indépendamment les uns des autres (sans plan préétabli). Dans le procés de production, le tra-vailleur, soumis à l’entrepreneur, n’a pas d’autre marchandise à vendre que sa force de travail. Les rapports de production prennent la forme du salariat. Le surtravail, non payé par l’entrepreneur au salarié et invisible, est pourtant au fondement du mode de production capitaliste. Le salarié est libre, au sens où il n’appartient à personne mais les rapports de pro-duction le contraignent à vendre sa force de travail pour pouvoir subsister.

Ce mode de production n’apparaît pas forcément comme le stade ul-time d’un processus évolutif. De plus, une société, à un moment donné de son évolution, ne lui est pas entièrement soumise. Peuvent subsister des formes antérieures de mode de production. Par exemple le capitalisme n’a pas pénétré complètement l’agriculture. De la coexistence, au sein d’une formation sociale, de plusieurs modes de production on peut déduire le fait de ne pas retrouver la division de la société en deux grandes classes antagonistes, la bourgeoisie et le prolétariat.

2/ Forces productives, rapports de production et dynamique so-

ciale

Le grand apport de Marx a consisté à mettre en évidence une succes-sion de modes de production qui finissent par disparaître sous le poids de leurs contradictions internes et sous l’effet de la lutte des classes. Ils sont

27 - Daniel Thorner. « Marx et l'Inde : le mode de production asiatique » in Annales Economies, sociétés, civilisations. 24ᵉ année, N.2, 1969. pp. 337-369

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remplacés par des formes plus évoluées. Marx donne de l’importance à trois de ces modes : esclavagisme, féodalisme, capitalisme.

Le changement social est impulsé par la contradiction ou de manière plus faible par la non correspondance entre le développement des forces productives et les rapports de production. Il vient un moment où l’inertie des rapports de production constitue une entrave au développement des forces productives. À l’aube du capitalisme, les rapports de production qui liaient les maîtres à leur compagnon ne pouvaient plus permettre le déve-loppement des forces productives et constituaient une entrave à la géné-ralisation de la division du travail dans la manufacture.

C’est ainsi que le capitalisme ne correspond qu’à une période histo-rique pendant laquelle les rapports de production (entendus principale-ment comme rapports de propriété) permettent le développement des force productives. Dans le mode de production capitaliste, il existe une contradiction entre la socialisation croissante des forces productives (ces dernières sont l’œuvre d’un nombre toujours plus grand d’individus) et le caractère privé des rapports de production, les moyens de production ap-partenant à un nombre toujours plus restreint de personnes. Un autre mode de production est alors envisageable. Forces productives et rapports de production permettraient alors de garantir aujourd’hui le bien être des individus.

Une formation sociale ne disparaît jamais avant que toutes les forces productives qu’elle peut contenir soient pleinement développées : « cepen-dant, les forces productives qui se développent au sein de la société bour-geoise créent en même temps les conditions matérielles pour résoudre cette contradiction ».28 La sortie du capitalisme n’est cependant pas auto-matique, c’est la tâche que doit s’assigner le prolétariat CONCLUSION

Économiste, Marx le fut assurément, sociologue dans une moindre mesure cependant.29 On pourrait même ajouter qu’il fut historien. Son tra-vail d’économiste est avant tout une critique de l’économie politique, celle des auteurs classiques, presque ses contemporains. Il tenait certains d’entre eux, Adam Smith et David Ricardo, pour d’authentiques savants, mais il en accablait d’autres, Jean-Baptiste Say par exemple, de sarcasmes. À leur vision apologétique du capitalisme, il oppose une attitude critique en tentant de nous faire entrer dans les coulisses d’un système fondé sur l’exploitation du prolétariat et sa domination par la bourgeoisie. Marx

28 - Karl Marx, 1859, Préface de la Contribution à la critique de l’économie politique, Paris, Éditions sociales, 1972 (page 17). 29 - D’ailleurs les marxistes furent rarement sociologues et ces derniers rarement mar-xistes.

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l’économiste ne croyait guère à la survie du capitalisme qui finirait par s’ef-fondrer sous le poids de ses propres contradictions. Marx le sociologue pensait, quant à lui, que le prolétariat, en rompant ses chaînes, contribue-rait, en se constituant en classe dominante, à libérer l’ensemble de l’hu-manité, la libérer du poids de la domination de la bourgeoisie mais aussi de la division du travail et de l’aliénation. La pensée marxiste est à la fois critique et prophétique dans la mesure où elle tente de faire preuve, d’une manière qui se voulait scientifique, de capacités prédictives.

Que reste-t-il du marxisme, aujourd’hui que les régimes politiques se réclamant de lui se sont effondrés les uns après les autres ? La dimension prophétique n’a pas tenu ses promesses et la régression sociale, voire la barbarie, furent souvent au rendez-vous d’expériences qui se réclamaient du communisme. Le capitalisme a jusque-là toujours réussi, tel Phénix l’oiseau de la mythologie, à renaître de ses cendres et même les crises les plus sévères, celle des années 1930 par exemple, n’ont pas réussi à l’em-porter. Il est vrai que le capitalisme a su tirer les leçons de la crise de l’entre-deux-guerres en fixant comme objectif aux politiques économiques des « trente glorieuses » de lutter contre le chômage en relançant la de-mande par moment défaillante, l’instauration de la Sécurité sociale jouant dans le même sens. Marx prophétisait l’évolution de la structure sociale vers une bipolarisation entre bourgeoisie et prolétariat. Il n’avait pas anti-cipé la moyennisation de la structure sociale c’est-à-dire la montée des classes moyennes, notamment des classes moyennes salariées du fait des attributions de l’État social (instruction et santé), ni l’homogénéisation des modes de vie. Pouvait-il en être autrement ? Difficile de le lui reprocher tant il pensait que, dans le système capitaliste, la paupérisation guettait l’avenir du prolétariat,

Éduard Bernstein (1850-1932), l’un des chefs de la social-démocratie allemande, s’était engagé en 1879 dans une violente polémique avec Marx et Engels à propos des analyses par Marx des journées de juin 1848 et de la Commune de Paris en 1871. Il conteste la théorie marxiste de la valeur, note que la concentration des entreprises n’est pas aussi massive que le prédisent les marxistes, remet en question la lutte des classes et constate l’expansion et non la prolétarisation des classes moyennes. Il conteste aussi la paupérisation de la classe ouvrière. Enfin, le socialisme ne peut se concevoir comme rupture brutale avec le capitalisme mais plutôt comme la mise en place d’un processus durable de réformes progressives. Il rece-vra les critiques d’un autre chef social-démocrate, exécuteur testamentaire de Marx et d’Engels (c’est lui qui fera paraître le livre IV du capital), Karl Kautsky (1852-1936). Kautsky, abandonnant la thèse de la paupérisation absolue, reprend à son compte celle de la paupérisation relative. Après 1917, Kautsky s’éloignera à son tour en s’opposant à Lénine et aux commu-nistes et en aidant à briser la révolution spartakiste en Allemagne en 1918.

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Pourtant si l’on abandonne la dimension prophétique du marxisme pour ne retenir que sa dimension critique, l’œuvre de Marx n’est-elle d’au-cune utilité pour comprendre la situation économique et sociale d’au-jourd’hui ? En utilisant des concepts différents de ceux de Marx (capital constant, capital variable, composition organique) ne parvient-on pas à la conclusion que la « crise » du milieu des années 1970 s’expliquait par des problèmes de valorisation du capital qui ont engendré un choc d’offre c’est-à-dire une offre insuffisante par manque de perspectives de profit pour les entrepreneurs ? Alors que, depuis 2008, le capitalisme est en proie à une « grande récession » qui a pris des allures de crise sous l’effet de l’instabilité de la finance internationale, ne devrait-on pas relire avec intérêt les seize chapitres du Capital (livre III) qui lui sont consacrés ? 30 Songeons à ce que Marx écrivait : « tout capital semble se dédoubler, et par endroits tripler même, grâce aux diverses façons dont un même ca-pital, ou simplement une même créance, apparaît dans des mains diffé-rentes sous des formes différentes ».31 Comment ne pas penser au phéno-mène contemporain de titrisation qui a permis la transmission internatio-nale de la crise des « subprimes » américains ?

La forte croissance des années 1945-1975 a conduit de nombreux so-ciologues à avancer l’idée de disparition des classes sociales sous l’effet de la tertiarisation de l’économie, de l’élévation du niveau de vie et de con-sommation, de la diminution de l’immobilité sociale, de la massification de l’enseignement.32 Doit-on écarter définitivement l’hypothèse d’un re-tour des classes sociales face aux inégalités qui se multiplient ? Les classes sociales n’ont en effet pas disparu des statistiques sur les inégalités. Ces dernières ne sont-elles pas susceptibles de déboucher sur la structuration en collectifs de classes (ouvriers et employés) qui demeurent à l’état latent faute de s’être forgé une conscience de classe et d’avoir mené des luttes de classes ? L’histoire sociale du vingtième siècle n’a pas confirmé l’analyse de Marx, mais le possible retour des classes sociales marquerait celui d’un objet que Marx avait légué à la postérité sociologique. Certes, il ne s’agirait pas d’un retour à une bipolarisation de la structure sociale, mais à une con-ception du corps social opposant et différenciant les groupes sociaux dans les sphères économique, sociale et culturelle.

La paupérisation absolue du prolétariat a été, sous la pression des faits, abandonnée par les marxistes. Quelques-uns d’entre eux ont voulu sauver l’idée de paupérisation en avançant celle de paupérisation relative.

30 - François Chesnay, « Il faut lire Marx sur la finance » in Karl Marx, l’irréductible, Hors-Série Le Monde 31 - Karl Marx, 1867, Le capital, livre III, Paris, Éditions sociales, 1974, (cité par Fran-çois Chesney). 32 - Robert Nisbet, « The decline and the fall of social class » in The Pacific Sociologi-cal Review, 2(1), 1959.

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Le prolétariat s’enrichirait moins vite que la bourgeoisie. Les inégalités avaient fortement baissé pendant la période 1945-1975. Cependant les tra-vaux de Thomas Piketty sur les inégalités et le partage de la valeur ajoutée à l’époque contemporaine ne suggèrent-ils pas l’idée d’une paupérisation relative dans la mesure où le partage de la valeur ajoutée, donc de la ri-chesse produite, a vu la part salariale diminuer, depuis le début des années 1980, au bénéfice des revenus du capital ?33

Marx avait, par ailleurs, anticipé la mondialisation et il pensait que le capitalisme ne pourrait être aboli qu’après avoir conquis l’ensemble de la planète. Pour cette raison, il jugeait favorablement le libre échange qui ac-célérait le processus de globalisation et en même temps hâtait la révolution sociale : « c’est seulement dans ce sens révolutionnaire, Messieurs, que je vote en faveur du libre échange » terminait-il ainsi son Discours sur le libre échange en 1848.34

Débarrassée, depuis l’échec et l’effondrement du bloc soviétique, du poids d’une idéologie d’État autoritaire, voire totalitaire, l’œuvre de Marx n’est-elle pas redevenue un instrument d’analyse de la réalité économique et sociale, un instrument parmi d’autres, sans droit de priorité, mais par-ticulièrement fécond tant il combine les regards croisés de l’économiste, du sociologue voire de l’historien ?

33 - Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2013. 34 - Karl Marx, 1848, Discours sur le libre échange, Bibliothèque de la Pléiade, Édition établie par Maximilien Rubel, Œuvres, Économie I, 1963, (page 156).

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Thorner (Daniel). « Marx et l'Inde : le mode de production asiatique » in Annales Economies, sociétés, civilisations. 24ᵉ année, N.2, 1969. pp. 337-369 Touraine (Alain), « Le travail ouvrier et l’entreprise industrielle » in Histoire générale du travail-La civilisation industrielle (sous la direction de Louis-Henri Parias), Paris, Nouvelle Librairie de France, 1963

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ANNEXES

MARX PAR QUELQUES TEXTES

Marchandise et valeur

Marx annonce, dès la première ligne du Capital, que le mode de pro-duction capitaliste se caractérise par une « immense accumulation de marchandises ». Il va se livrer à une analyse de la marchandise et mon-trer que derrière son prix se cache la valeur. Il se situe dans l’univers théorique des auteurs libéraux classiques (Adam Smith et David Ri-cardo), celui de la valeur-travail.

DOCUMENT 1

La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s'annonce comme une « immense accumulation de marchan-dises ». L'analyse de la marchandise, forme élémentaire de cette richesse, sera par conséquent le point de départ de nos recherches.

La marchandise est d'abord un objet extérieur, une chose qui par ses propriétés satisfait des besoins humains de n'importe quelle espèce. Que ces besoins aient pour origine l'estomac ou la fantaisie, leur nature ne change rien à l’affaire. Il ne s'agit pas non plus ici de savoir comment ces besoins sont satisfaits, soit immédiatement, si l'objet est un moyen de sub-sistance, soit par une voie détournée, si c'est un moyen de production (...)

L'utilité d'une chose fait de cette chose une valeur d'usage. Mais cette utilité n'a rien de vague et d'indécis. Déterminée par les propriétés du corps de la marchandise, elle n'existe point sans lui. Ce corps lui-même, tel que fer, froment, diamant, etc., est conséquemment une valeur d'usage, et ce n'est pas le plus ou moins de travail qu'il faut à l'homme pour s'ap-proprier les qualités utiles qui lui donne ce caractère. Quand il est question de valeurs d'usage, on sous-entend toujours une quantité déterminée, comme une douzaine de montres, un mètre de toile, une tonne de fer, etc. Les valeurs d'usage des marchandises fournissent le fonds d'un savoir par-ticulier, de la science et de la routine commerciales.

Les valeurs d'usage ne se réalisent que dans l'usage ou la consomma-tion. Elles forment la matière de la richesse, quelle que soit la forme sociale de cette richesse. Dans la société que nous avons à examiner, elles sont en même temps les soutiens matériels de la valeur d'échange.

La valeur d'échange apparaît d'abord comme le rapport quantitatif, comme la proportion dans laquelle des valeurs d'usage d'espèce différente s'échangent l'une contre l’autre, rapport qui change constamment avec le

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temps et le lieu. La valeur d'échange semble donc quelque chose d'arbi-traire et de purement relatif ; une valeur d'échange intrinsèque, imma-nente à la marchandise, paraîtra, comme dit l'École, une contradictio in adjecto. Considérons la chose de plus près.

Une marchandise particulière, un quarteron de froment, par exemple, s'échange dans les proportions les plus diverses avec d'autres articles. Ce-pendant, sa valeur d'échange reste immuable, de quelque manière qu'on l'exprime, en x cirage, y soie, z or, et ainsi de suite. Elle doit donc avoir un contenu distinct de ces expressions diverses.

Prenons encore deux marchandises, soit du froment et du fer. Quel que soit leur rapport d'échange, il peut toujours être représenté par une équation dans laquelle une quantité donnée de froment est réputée égale à une quantité quelconque de fer, par exemple : 1 quarteron de froment = a kilogramme de fer. Que signifie cette équation ? C'est que dans deux ob-jets différents, dans 1 quarteron de froment et dans a kilogramme de fer, il existe quelque chose de commun. Les deux objets sont donc égaux à un troisième qui, par lui-même, n'est ni l'un ni l'autre. Chacun des deux doit, en tant que valeur d'échange, être réductible au troisième, indépendam-ment de l'autre (...)

Ce quelque chose de commun ne peut être une propriété naturelle quelconque, géométrique, physique, chimique, etc., des marchandises. Leurs qualités naturelles n'entrent en considération qu'autant qu'elles leur donnent une utilité qui en fait des valeurs d'usage. Mais, d'un autre côté, il est évident que l'on fait abstraction de la valeur d'usage des marchan-dises quand on les échange et que tout rapport d'échange est même carac-térisé par cette abstraction (…) Comme valeurs d'usage, les marchandises sont avant tout de qualité différente ; comme valeurs d'échange, elles ne peuvent être que de différente quantité.

La valeur d'usage des marchandises une fois mise de côté, il ne leur reste plus qu'une qualité, celle d'être des produits du travail. Mais déjà le produit du travail lui-même est métamorphosé à notre insu. Si nous fai-sons abstraction de sa valeur d'usage, tous les éléments matériels et for-mels qui lui donnaient cette valeur disparaissent à la fois. Ce n'est plus, par exemple, une table, ou une maison, ou du fil, ou un objet utile quel-conque ; ce n'est pas non plus le produit du travail du tourneur, du maçon, de n'importe quel travail productif déterminé. Avec les caractères utiles particuliers des produits du travail disparaissent en même temps, et le ca-ractère utile des travaux qui y sont contenus, et les formes concrètes di-verses qui distinguent une espèce de travail d'une autre espèce. Il ne reste donc plus que le caractère commun de ces travaux ; ils sont tous ramenés au même travail humain, une dépense de force humaine de travail sans égard à la forme particulière sous laquelle cette force a été dépensée.

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Considérons maintenant le résidu des produits du travail. Chacun d'eux ressemble complètement à l'autre. Ils ont tous une même réalité fan-tomatique. Métamorphosés en sublimés identiques, échantillons du même travail indistinct, tous ces objets ne manifestent plus qu'une chose, c'est que dans leur production une force de travail humaine a été dépensée, que du travail humain y est accumulé. En tant que cristaux de cette subs-tance sociale commune, ils sont réputés valeurs.

Le quelque chose de commun qui se montre dans le rapport d'échange ou dans la valeur d'échange des marchandises est par conséquent leur va-leur ; et une valeur d'usage, ou un article quelconque, n'a une valeur qu'au-tant que du travail humain est matérialisé en elle.

Comment mesurer maintenant la grandeur de sa valeur ? Par le quan-tum de la substance créatrice de valeur contenue en lui, du travail. La quantité de travail elle-même a pour mesure sa durée dans le temps, et le temps de travail possède de nouveau sa mesure, dans des parties du temps telles que l'heure, le jour, etc.

On pourrait s'imaginer que si la valeur d'une marchandise est déter-minée par le quantum de travail dépensé pendant sa production plus un homme est paresseux ou inhabile, plus sa marchandise a de valeur, parce qu'il emploie plus de temps à sa fabrication. Mais le travail qui forme la substance de la valeur des marchandises est du travail égal et indistinct une dépense de la même force. La force de travail de la société tout entière, laquelle se manifeste dans l'ensemble des valeurs, ne compte par consé-quent que comme force unique, bien qu'elle se compose de forces indivi-duelles innombrables. Chaque force de travail individuelle est égale à toute autre, en tant qu'elle possède le caractère d'une force sociale moyenne et fonctionne comme telle, c'est-à-dire n'emploie dans la production d'une marchandise que le temps de travail nécessaire en moyenne ou le temps de travail nécessaire socialement.

Le temps socialement nécessaire à la production des marchandises est celui qu'exige tout travail, exécuté avec le degré moyen d'habileté et d'intensité et dans des conditions qui, par rapport au milieu social donné, sont normales. Après l'introduction en Angleterre du tissage à la vapeur, il fallut peut-être moitié moins de travail qu'auparavant pour transformer en tissu une certaine quantité de fil. Le tisserand anglais, lui, eut toujours besoin du même temps pour opérer cette transformation ; mais dès lors le produit de son heure de travail individuelle ne représenta plus que la moi-tié d'une heure sociale de travail et ne donna plus que la moitié de la valeur première.

C'est donc seulement le quantum de travail, ou le temps de travail né-cessaire, dans une société donnée, à la production d'un article qui en dé-termine la quantité de valeur. Chaque marchandise particulière compte en général comme un exemplaire moyen de son espèce. Les marchandises

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dans lesquelles sont contenues d'égales quantités de travail, ou qui peu-vent être produites dans le même temps, ont, par conséquent, une valeur égale. La valeur d'une marchandise est à la valeur de toute autre marchan-dise, dans le même rapport que le temps de travail nécessaire à la produc-tion de l'une est au temps de travail nécessaire à la production de l'autre.

La quantité de valeur d'une marchandise resterait évidemment cons-tante si le temps nécessaire à sa production restait aussi constant. Mais ce dernier varie avec chaque modification de la force productive du travail, qui, de son côté, dépend de circonstances diverses, entre autres de l'habi-leté moyenne des travailleurs ; du développement de la science et du degré de son application technologique des combinaisons sociales de la produc-tion ; de l’étendue et de l'efficacité des moyens de produire et des condi-tions purement naturelles. La même quantité de travail est représentée, par exemple, par 8 boisseaux de froment si la saison est favorable, par 4 boisseaux seulement dans le cas contraire. La même quantité de travail fournit une plus forte masse de métal dans les mines riches que dans les mines pauvres, etc. Les diamants ne se présentent que rarement dans la couche supérieure de l'écorce terrestre ; aussi faut-il pour les trouver un temps considérable en moyenne, de sorte qu'ils représentent beaucoup de travail sous un petit volume. Il est douteux que l'or ait jamais payé com-plètement sa valeur. Cela est encore plus vrai du diamant (…)

En général, plus est grande la force productive du travail, plus est court le temps nécessaire à la production d'un article, et plus est petite la masse de travail cristallisée en lui, plus est petite sa valeur. Inversement, plus est petite la force productive du travail, plus est grand le temps néces-saire à la production d'un article, et plus est grande sa valeur. La quantité de valeur d'une marchandise varie donc en raison directe du quantum et en raison inverse de la force productive du travail qui se réalise en elle.

Nous connaissons maintenant la substance de la valeur : c'est le tra-vail. Nous connaissons la mesure de sa quantité : c'est la durée du travail. Une chose peut être une valeur d'usage sans être une valeur. Il suffit pour cela qu'elle soit utile à l'homme sans qu'elle provienne de son travail. Tels sont l'air des prairies naturelles, un sol vierge, etc. Une chose peut être utile et produit du travail humain, sans être marchandise. Quiconque, par son produit, satisfait ses propres besoins ne crée qu'une valeur d'usage personnelle. Pour produire des marchandises, il doit non seulement pro-duire des valeurs d'usage, mais des valeurs d'usage pour d'autres, des va-leurs d'usage sociales. Enfin, aucun objet ne peut être une valeur s'il n'est une chose utile. S'il est inutile, le travail qu'il renferme est dépensé inuti-lement et conséquemment ne crée pas valeur. (Karl Marx, 1867, Le Capital, livre I, tome 1, Paris, Éditions sociales, 1975)

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La valeur de la force de travail

Le capitaliste n’achète pas le travail du prolétaire car les marchan-dises produites lui appartiennent. Il achète la force de travail du prolé-taire c’est-à-dire sa capacité physique et intellectuelle à travailler. Si la force de travail est une marchandise comme une autre, sa valeur repose sur les mêmes fondements que ceux de n’importe quelle autre marchan-dise.

DOCUMENT 2

L'accroissement de valeur par lequel l'argent doit se transformer en capital, ne peut pas provenir de cet argent lui-même. S'il sert de moyen d'achat ou de moyen de payement, il ne fait que réaliser le prix des mar-chandises qu'il achète ou qu'il paye. S'il reste tel quel, s'il conserve sa propre forme, il n'est plus, pour ainsi dire, qu'une valeur pétrifiée. Il faut donc que le changement de valeur exprimé par A-M-A', conversion de l'ar-gent en marchandise et reconversion de la même marchandise en plus d'argent, provienne de la marchandise. Mais il ne peut pas s'effectuer dans le deuxième acte M-A', la revente, où la marchandise passe tout simple-ment de sa forme naturelle à sa forme argent. Si nous envisageons main-tenant le premier acte A-M, l'achat, nous trouvons qu'il y a échange entre équivalents et que, par conséquent, la marchandise n'a pas plus de valeur échangeable que l'argent converti en elle. Reste une dernière supposition, à savoir que le changement procède de la valeur d'usage de la marchandise c’est-à-dire de son usage ou sa consommation. Or, il s'agit d'un change-ment dans la valeur échangeable, de son accroissement. Pour pouvoir tirer une valeur échangeable de la valeur usuelle d'une marchandise, il faudrait que l'homme aux écus eût l'heureuse chance de découvrir au milieu de la circulation, sur le marché même, une marchandise dont la valeur usuelle possédât la vertu particulière d'être source de valeur échangeable, de sorte que la consommer, serait réaliser du travail et par conséquent, créer de la valeur. Et notre homme trouve effectivement sur le marché une marchan-dise douée de cette vertu spécifique, elle s'appelle puissance de travail ou force de travail. Sous ce nom il faut comprendre l'ensemble des facultés physiques et intellectuelles qui existent dans le corps d'un homme dans sa personnalité vivante, et qu'il doit mettre en mouvement pour produire des choses utiles.

Pour que le possesseur d'argent trouve sur le marché la force de tra-vail à titre de marchandise, il faut cependant que diverses conditions soient préalablement remplies (…) La force de travail ne peut se présenter sur le marché comme marchandise, que si elle est offerte ou vendue par son propre possesseur. Celui-ci doit par conséquent pouvoir en disposer, c'est-à-dire être libre propriétaire de sa puissance de travail, de sa propre

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personne. Le possesseur d'argent et lui se rencontrent sur le marché et en-trent en rapport l'un avec l'autre comme échangistes au même titre. Ils ne diffèrent qu'en ceci : l'un achète et l'autre vend, et par cela même, tous deux sont des personnes juridiquement égales. Pour que ce rapport per-siste, il faut que le propriétaire de la force de travail ne la vende jamais que pour un temps déterminé, car s'il la vend en bloc, une fois pour toutes, il se vend lui-même, et de libre qu'il était se fait esclave, de marchand, mar-chandise. S'il veut maintenir sa personnalité, il ne doit mettre sa force de travail que temporairement à la disposition de l'acheteur, de telle sorte qu'en l'aliénant il ne renonce pas pour cela à sa propriété sur elle.

La seconde condition essentielle pour que l'homme aux écus trouve à acheter la force de travail, c'est que le possesseur de cette dernière, au lieu de pouvoir vendre des marchandises dans lesquelles son travail s'est réa-lisé, soit forcé d'offrir et de mettre en vente, comme une marchandise, sa force de travail elle-même, laquelle ne réside que dans son organisme (…)

La transformation de l'argent en capital exige donc que le possesseur d'argent trouve sur le marché le travailleur libre, et libre à un double point de vue. Premièrement le travailleur doit être une personne libre, disposant à son gré de sa force de travail comme de sa marchandise à lui ; seconde-ment, il doit n'avoir pas d'autre marchandise à vendre ; être, pour ainsi dire, libre de tout, complètement dépourvu des choses nécessaires à la ré-alisation de sa puissance travailleuse.

Pourquoi ce travailleur libre se trouve-t-il dans la sphère de la circu-lation ? C'est là une question qui n'intéresse guère le possesseur d'argent pour lequel le marché du travail n'est qu'un embranchement particulier du marché des marchandises ; et pour le moment elle ne nous intéresse pas davantage. Théoriquement nous nous en tenons au fait, comme lui prati-quement. Dans tous les cas il y a une chose bien claire : la nature ne produit pas d'un côté des possesseurs d'argent ou de marchandises et de l'autre des possesseurs de leurs propres forces de travail purement et simple-ment. Un tel rapport n'a aucun fondement naturel, et ce n'est pas non plus un rapport social commun à toutes les périodes de l'histoire. Il est évidem-ment le résultat d'un développement historique préliminaire, le produit d'un grand nombre de révolutions économiques, issu de la destruction de toute une série de vieilles formes de production sociale.

De même les catégories économiques que nous avons considérées précédemment portent un cachet historique. Certaines conditions histo-riques doivent être remplies pour que le produit du travail puisse se trans-former en marchandise. Aussi longtemps par exemple qu'il n'est destiné qu'à satisfaire immédiatement les besoins de son producteur, il ne devient pas marchandise. Si nous avions poussé plus loin nos recherches, si nous nous étions demandé, dans quelles circonstances tous les produits ou du

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moins la plupart d'entre eux prennent la forme de marchandises, nous au-rions trouvé que ceci n'arrive que sur la base d'un mode de production tout à fait spécial, la production capitaliste (…)

De l'autre côté, l'échange des produits doit déjà posséder la forme de la circulation des marchandises pour que la monnaie puisse entrer en scène. Ses fonctions diverses comme simple équivalent, moyen de circula-tion, moyen de payement, trésor, fonds de réserve, etc., indiquent à leur tour, par la prédominance comparative de l'une sur l'autre, des phases très diverses de la production sociale. Cependant l'expérience nous apprend qu'une circulation marchande relativement peu développée suffit pour faire éclore toutes ces formes. Il n'en est pas ainsi du capital. Les condi-tions historiques de son existence ne coïncident pas avec la circulation des marchandises et de la monnaie. Il ne se produit que là où le détenteur des moyens de production et de subsistance rencontre sur le marché le travail-leur libre qui vient y vendre sa force de travail et cette unique condition historique recèle tout un monde nouveau (…)

Il nous faut maintenant examiner de plus près la force de travail. Cette marchandise, de même que toute autre, possède une valeur. Comment la détermine-t-on ? Par le temps de travail nécessaire à sa production.

En tant que valeur, la force de travail représente le quantum de travail social réalisé en elle. Mais elle n'existe en fait que comme puissance ou faculté de l'individu vivant. L'individu étant donné, il produit sa force vi-tale en se reproduisant ou en se conservant lui-même. Pour son entretien ou pour sa conservation, il a besoin d'une certaine somme de moyens de subsistance. Le temps de travail nécessaire à la production de la force de travail se résout donc dans le temps de travail nécessaire à la production de ces moyens de subsistance ; ou bien la force de travail a juste la valeur des moyens de subsistance nécessaires à celui qui la met en jeu.

Les besoins naturels, tels que nourriture, vêtements, chauffage, habi-tation, etc., diffèrent suivant le climat et autres particularités physiques d'un pays. D'un autre côté le nombre même de soi-disant besoins naturels, aussi bien que le mode de les satisfaire, est un produit historique, et dé-pend ainsi, en grande partie, du degré de civilisation atteint. Les origines de la classe salariée dans chaque pays, le milieu historique où elle s'est for-mée, continuent longtemps à exercer la plus grande influence sur les ha-bitudes, les exigences et par contrecoup les besoins qu'elle apporte dans la vie. La force de travail renferme donc, au point de vue de la valeur, un élé-ment moral et historique ; ce qui la distingue des autres marchandises. Mais pour un pays et une époque donnés, la mesure nécessaire des moyens de subsistance est aussi donnée.

Les propriétaires des forces de travail sont mortels. Pour qu'on en rencontre toujours sur le marché, ainsi que le réclame la transformation continuelle de l'argent en capital, il faut qu'ils s'éternisent, « comme s'éter-nise chaque individu vivant, par la génération. » Les forces de travail, que

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Jean-Serge ELOI Karl Marx, économiste et sociologue 34

l'usure et la mort viennent enlever au marché, doivent être constamment remplacées par un nombre au moins égal. La somme des moyens de sub-sistance nécessaires à la production de la force de travail comprend donc les moyens de subsistance des remplaçants, c'est-à-dire des enfants des travailleurs, pour que cette singulière race d'échangistes se perpétue sur le marché.

(Karl Marx, 1867, Le Capital, livre I, tome 1, Paris, Éditions sociales, 1975)

L’origine du profit : la plus-value

Marx cherche pourquoi le capitaliste qui avance une somme d’argent A, sous forme de salaires, récupère à l’issue du processus productif une somme A’ (avec A’ = A + a) augmentée, par rapport à A, du profit a. DOCUMENT 3

La valeur de la force de travail est déterminée par la quantité de travail nécessaire pour la conserver ou la reproduire, mais l’emploi de cette force n’a d’autres limites que celle des énergies actives et de la force physique du travailleur. La valeur journalière ou hebdomadaire de la force de travail est tout à fait distincte de son exercice journalier ou hebdomadaire ; de même, il faut distinguer entre la nourriture dont un cheval a besoin, et le temps pendant lequel il est capable de porter son cavalier. La quantité de travail qui limite la valeur de la force de travail de l’ouvrier n’impose au-cune limite à la quantité de travail que cette force est capable d’exécuter.

Voyez l’exemple de notre fileur. Nous avons vu que pour renouveler chaque jour sa force de travail, il doit produire chaque jour une valeur de 3 sh, et cela en travaillant 6 heures. On ne le rend point incapable de tra-vailler 10, 12 heures ou plus. Il se trouve qu’en payant la valeur quoti-dienne ou hebdomadaire de la force de travail, le capitaliste a acquis le droit de l’utiliser pendant toute la journée ou toute la semaine. Il va donc faire travailler l’ouvrier plus longtemps, mettons 12 heures par jour. En sus des six heures nécessaires à la reproduction de son salaire, c’est-à-dire de la valeur de sa force de travail, le fileur devra travailler six autres heures que j’appellerai heures de surtravail ; ce surtravail se réalise en une plus-value et un surproduit. Si notre fileur, qui travaille six heures, ajoute au coton une valeur de 3 sh, une valeur parfaitement égale à son salaire, il ajoutera en 12 heures une valeur de 6 sh, et produira un surplus de filé en proportion.

Comme il a vendu sa force de travail, la valeur totale du produit qu’il a créé appartient au capitaliste, possesseur temporaire de la force de tra-vail. Celui-ci va débourser 3 sh et réalisera une valeur de 6 sh. Il aura en

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effet déboursé une valeur dans laquelle si heures de travail sont cristalli-sées et reçu en échange une valeur dans laquelle 12 heures de travail sont cristallisées (…) C’est sur cette sorte d’échange entre le capital et le travail qu’est fondée la production capitaliste. Ce système qui est celui du salariat a pour résultat constant de reproduire le travailleur comme travailleur, et le capitaliste comme capitaliste.

Toutes conditions égales d’ailleurs, le taux de la plus-value dépendra du rapport entre la partie de la journée de travail qui est nécessaire à la reproduction de la force de travail, et le temps supplémentaire ou le sur-travail exécuté pour le capitaliste. Ce taux sera raison de la prolongation de la journée de travail au-delà des heures où l’ouvrier n’a fait que repro-duire la valeur de la force de travail, c’est-à-dire l’équivalent de son salaire.

(Karl Marx, 1865, Salaire, prix et plus-value, in Œuvres, Édition établie et annotée par Maximilien Rubel, Paris Gallimard-Pléiade, 1963)

La baisse tendancielle du taux de profit

Les deux textes qui suivent (DOCUMENTS 4 et 5) exposent la « loi »

de la baisse tendancielle du taux de profit (Livre III du Capital). Il faut garder à l’esprit que Marx met au jour une loi tendancielle qui peut être freinée, voire contrecarrée, par la mise en œuvre de contretendances. Se pose alors la question du caractère réfutable ou non de la loi : soit le taux de profit baisse et la loi est vérifiée, soit il ne baisse pas et les contreten-dances l’ont emporté. La loi apparaît irréfutable ce qui met en cause sa nature scientifique, au sens de Karl Popper.

DOCUMENT 4

Le degré d’exploitation restant le même, un même taux de plus-value

se traduirait donc par un taux de profit en baisse parce que le volume de valeur du capital constant et partant de l’ensemble du capital croît avec son volume matériel, même si l’augmentation n’est pas proportionnelle.

Si l’on admet en outre que cette modification graduelle dans la com-position organique du capital ne se produit pas seulement dans des sphères de production isolées mais qu’on la retrouve plus ou moins dans les sphères-clés de la production, qu’elle implique donc des modifications dans la composition organique moyenne de l’ensemble du capital d’une société déterminée, il faut bien que cet accroissement progressif du capital constant par rapport au capital variable ait nécessairement pour résultat une baisse graduelle du taux de profit général, le taux de la plus-value ou encore le degré d’exploitation du travail par le capital restant le même.

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(…) C’est une loi du mode de production capitaliste : à mesure que celle-ci se développe, il se produit une diminution relative du capital va-riable par rapport au capital constant et donc au capital total mis en mou-vement. Ce qui signifie tout simplement ceci : le même nombre d’ouvriers, la même quantité de force de travail, que faisait travailler un capital va-riable d’un volume de valeur donné, mettra en mouvement dans le même laps de temps, par suite du développement des méthodes de production propres à la production capitaliste, une masse toujours plus grande de moyens de travail, de machines et de capital fixe de toute sorte, traitera et consommera productivement une quantité toujours plus grande de ma-tières premières et auxiliaires, par conséquent il fera fonctionner un capi-tal constant d’un volume de valeur en perpétuelle augmentation.

Cette diminution progressive, relative, du capital variable par rapport au capital constant, et par suite par rapport au capital total, est identique à l’élévation progressive de la composition organique du capital social moyen. Ce n’est encore qu’une autre façon d’exprimer le progrès de la force productive sociale du travail qui se traduit précisément par ce fait : en uti-lisant plus de machines et en général en utilisant davantage de capital fixe, le même nombre d’ouvriers peut transformer en produits une plus grande quantité de matières premières auxiliaires dans un même laps de temps, c’est-à-dire avec moins de travail. (Karl Marx, 1894, Le Capital, livre III, tome 1, Paris, Éditions sociales, 1974)

Les contretendances à la baisse du taux de profit

DOCUMENT 5

La difficulté qui a, jusqu’ici, occupé les économistes, « comment ex-

pliquer la baisse du taux de profit ? », cède la place à la question inverse : comment expliquer que cette baisse n’ait pas été plus importante ou plus rapide ? Il a fallu que jouent des influences contraires qui contrecarrent et suppriment l’effet de la loi générale et lui confèrent simplement le carac-tère d’une tendance. C’est pourquoi nous avons qualifié la baisse du taux de profit général de baisse tendancielle. Parmi ces causes, les plus géné-rales sont les suivantes : - Augmentation du degré d’exploitation du travail : le degré d’exploi-

tation du travail, l’appropriation du surtravail et de la plus-value sont augmentés surtout par la prolongation de la journée de travail et l’intensification du travail (…)

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- Baisse du prix des éléments du capital constant (…) la même évolu-tion qui fait s’accroître la masse du capital constant par rapport au capital variable fait baisser la valeur de ses éléments par suite de l’ac-croissement de la productivité du travail (…)

- La surpopulation relative dans de nombreuses branches de produc-tion subsiste plus longtemps que ne semble à première vue l’impli-quer l’état du développement : il en est ainsi parce qu’il existe une masse de salariés disponibles ou libérés qu’on peut acquérir à vil prix et que maints secteurs de production de par leur nature opposent une plus grande résistance que d’autres à la transformation du tra-vail manuel en travail mécanique.

- Le commerce extérieur : pour autant que le commerce extérieur fait baisser le prix soit des éléments du capital constant, soit des subsis-tances nécessaires en quoi se convertit le capital variable.

(Karl Marx, 1867, Le Capital, Livre III, tome 1, Paris, Éditions sociales, 1974) ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

Bourgeois et prolétaires

Cet extrait constitue la première partie du Manifeste du parti com-muniste (1848) dans laquelle Marx et Engels présentent leur schéma théorique de la bipolarisation de la structure sociale en deux classes qui s’opposent de manière irréductible. La lutte des classes n’est pas nouvelle en histoire mais dans le mode de production capitaliste les luttes de classes se ramènent à l’opposition de deux grandes classes, la bourgeoisie et le prolétariat. Le texte ne présente pas beaucoup de difficultés et il de-meure essentiel pour qui veut aborder la sociologie de (ou chez) Marx.

DOCUMENT 6 L’histoire de toute société jusqu'à nos jours est l'histoire de luttes de

classes. Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de

jurande et compagnon, bref oppresseurs et opprimés, en opposition cons-tante, ont mené une lutte ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimu-lée, une lutte qui finissait toujours soit par une transformation révolution-naire de la société tout entière, soit par la disparition des deux classes en lutte.

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Dans les premières époques historiques, nous constatons presque par-tout une structuration achevée de la société en corps sociaux distincts, une hiérarchie extrêmement diversifiée des conditions sociales. Dans la Rome antique, nous trouvons des patriciens, des chevaliers, des plébéiens, des esclaves ; au moyen âge, des seigneurs, des vassaux, des maîtres, des com-pagnons, des serfs et, de plus, dans presque chacune de ces classes une nouvelle hiérarchie particulière.

La société bourgeoise moderne, élevée sur les ruines de la société féo-dale, n'a pas aboli les antagonismes de classes. Elle n'a fait que substituer de nouvelles classes, de nouvelles conditions d'oppression, de nouvelles formes de lutte à celles d'autrefois.

Cependant, le caractère distinctif de notre époque, de l'époque de la bourgeoisie, est d'avoir simplifié les antagonismes de classes. La société entière se scinde de plus en plus en deux vastes camps ennemis, en deux grandes classes qui s'affrontent directement: la bourgeoisie et le proléta-riat.

Des serfs du moyen âge naquirent les citoyens des premières com-munes ; de cette population municipale sortirent les premiers éléments de la bourgeoisie.

La découverte de l'Amérique, la circumnavigation de l'Afrique offrirent à la bourgeoisie montante un nouveau champ d'action. Les marchés des Indes Orientales et de la Chine, la colonisation de l'Amérique, le com-merce colonial, la multiplication des moyens d'échange et, en général, des marchandises donnèrent un essor jusqu'alors inconnu au négoce, à la na-vigation, à l'industrie et assurèrent, en conséquence, un développement rapide à l'élément révolutionnaire de la société féodale en décomposition.

L'ancien mode d'exploitation féodal ou corporatif de l'industrie ne suf-fisait plus aux besoins qui croissaient sans cesse à mesure que s'ouvraient de nouveaux marchés. La manufacture prit sa place. La classe moyenne industrielle supplanta les maîtres de jurande: la division du travail entre les différentes corporations céda la place à la division du travail au sein de l'atelier même.

Mais les marchés s'agrandissaient sans cesse: les besoins croissaient toujours. La manufacture, à son tour, devint insuffisante. Alors la vapeur et la machine révolutionnèrent la production industrielle. La grande in-dustrie moderne supplanta la manufacture ; la classe moyenne indus-trielle céda la place aux millionnaires de l'industrie, aux chefs de véritables armées industrielles, aux bourgeois modernes.

La grande industrie a créé le marché mondial, préparé par la décou-verte de l'Amérique. Le marché mondial a accéléré prodigieusement le dé-veloppement du commerce, de la navigation, des voies de communication. Ce développement a réagi en retour sur l'extension de l'industrie; et, au fur et à mesure que l'industrie, le commerce, la navigation, les chemins de

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fer se développaient, la bourgeoisie se développait décuplant ses capitaux et refoulant à l'arrière-plan les classes léguées par le moyen âge.

La bourgeoisie, nous le voyons, est elle-même le produit d'un long pro-cessus de développement, d'une série de révolutions dans le mode de pro-duction et d'échange.

Chaque étape de développement de la bourgeoisie s'accompagnait d'un progrès politique correspondant. Corps social opprimé par le despotisme féodal, association armée s'administrant elle-même dans la commune, ici république urbaine indépendante, là tiers état taillable et corvéable de la monarchie, puis, durant la période manufacturière, contrepoids de la no-blesse dans la monarchie féodale ou absolue, pierre angulaire des grandes monarchies, la bourgeoisie, depuis l'établissement de la grande industrie et du marché, mondial, s'est finalement emparée de la souveraineté poli-tique exclusive dans l’État représentatif moderne. Le pouvoir étatique mo-derne n’est qu'un comité chargé de gérer les affaires communes de la classe bourgeoise tout entière.

La bourgeoisie a joué dans l'histoire un rôle éminemment révolution-naire.

Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a détruit les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens variés qui unissent l'homme féodal à ses supérieurs naturels, elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsis-ter d'autre lien, entre l'homme et l'homme, que le froid intérêt, les dures exigences du « paiement au comptant ». Elle a noyé les frissons sacrés de l'extase religieuse, de l'enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a supprimé la dignité de l'individu devenu simple valeur d'échange ; aux innombrables libertés dûment garanties et si chèrement conquises, elle a substitué l'unique et impitoyable liberté de commerce. En un mot, à l'exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a substitué une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale.

La bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes les activités considé-rées jusqu'alors, avec un saint respect, comme vénérables. Le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, l'homme de science, elle en a fait des salariés à ses gages.

La bourgeoisie a déchiré le voile de sentimentalité touchante qui recou-vrait les rapports familiaux et les a réduits à de simples rapports d'argent.

La bourgeoisie a révélé comment la brutale manifestation de la force au Moyen-âge, si admirée de la réaction, trouvait son complément approprié dans la paresse la plus crasse. C'est elle qui, la première, a fait la preuve de ce dont est capable l'activité humaine : elle a créé de tout autres merveilles que les pyramides d'Égypte, les aqueducs romains, les cathédrales go-thiques ; elle a mené à bien de tout autres expéditions que les invasions et les croisades.

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La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les ins-truments de production et donc les rapports de production, c'est-à-dire l'ensemble des rapports sociaux. Le maintien sans changement de l’ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes indus-trielles antérieures, la condition première de leur existence. Ce boulever-sement continuel de la production, ce constant ébranlement de toutes les conditions sociales, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distin-guent l'époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports so-ciaux stables et figés, avec leur cortège de conceptions et d'idées tradition-nelles et vénérables, se dissolvent ; les rapports nouvellement établis vieil-lissent avant d'avoir pu s'ossifier. Tout élément de hiérarchie sociale et de stabilité d'une caste s'en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont enfin forcés d'envisager leur situation sociale, leurs rela-tions mutuelles d'un regard lucide.

Poussée par le besoin de débouchés de plus en plus larges pour ses pro-duit, la bourgeoisie envahit le globe entier. Il lui faut s'implanter partout, mettre tout en exploitation, établir partout des relations.

Par l'exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un carac-tère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. Au grand regret des réactionnaires, elle a enlevé, à l'industrie sa base natio-nale. Les vieilles industries nationales ont été détruites et le sont encore chaque jour. Elles sont évincées par de nouvelles industries, dont l'implan-tation devient une question de vie ou de mort pour toutes les nations civi-lisées, industries qui ne transforment plus des matières premières indi-gènes, mais des matières premières venues des régions du globe les plus éloignées, et dont les produits se consomment non seulement dans le pays même, mais dans toutes les parties du monde à la fois. À la place des an-ciens besoins que la production nationale satisfaisait, naissent des besoins nouveaux, réclamant pour leur satisfaction les produits des contrées et des climats les plus lointains. À la place de l'isolement d'autrefois des régions et des nations se suffisant à elles-mêmes, se développent des relations uni-verselles, une interdépendance universelle des nations. Et il en va des pro-ductions de l'esprit comme de la production matérielle. Les œuvres intel-lectuelles d'une nation deviennent la propriété commune de toutes. L'étroitesse et l'exclusivisme nationaux deviennent de jour en jour plus impossibles ; et de la multiplicité des littératures nationales et locales naît une littérature universelle.

Grâce au rapide perfectionnement des instruments de production, grâce aux communications infiniment plus faciles, la bourgeoisie entraîne dans le courant de la civilisation jusqu'aux nations les plus barbares. Le bon marché de ses produits est l'artillerie lourde qui lui permet de battre en brèche toutes les murailles de Chine et contraint à la capitulation les barbares les plus opiniâtrement hostiles à tout étranger. Sous peine de

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mort, elle force toutes les nations à adopter le mode bourgeois de produc-tion; elle les force à introduire chez elles ce qu'elle appelle civilisation, c'est-à-dire à devenir bourgeoises. En un mot, elle se façonne un monde à son image.

La bourgeoisie a soumis la campagne à la domination de la ville. Elle a créé d'énormes cités ; elle a prodigieusement augmenté les chiffres de po-pulation des villes par rapport à la campagne, et, par-là, elle a arraché une partie importante de la population à l'abrutissement de la vie des champs. De même qu'elle a subordonné la campagne à la ville, elle a rendu dépen-dants les pays barbares ou demi-barbares des pays civilisés, les peuples de paysans des peuples de bourgeois, l'Orient de l'Occident.

La bourgeoisie supprime de plus en plus la dispersion des moyens de production, de la propriété et de la population. Elle a aggloméré la popu-lation, centralisé les moyens de production et concentré la propriété dans un petit nombre de mains. La conséquence nécessaire de ces changements a été la centralisation politique. Des provinces indépendantes, tout juste fédérées entre elles, ayant des intérêts, des lois, des gouvernements, des tarifs douaniers différents, ont été regroupées en une seule nation, avec un seul gouvernement, une seule législation, un seul intérêt national de classe, derrière un seul cordon douanier.

Classe au pouvoir depuis un siècle à peine, la bourgeoisie a créé des forces productives plus nombreuses et plus gigantesques que ne l’avaient fait toutes les générations passées prises ensemble. Mise sous le joug des forces de la nature, machinisme, application de la chimie à l'industrie et à l'agriculture, navigation à vapeur, chemins de fer, télégraphes électriques, défrichement de continents entiers, régularisation des fleuves, popula-tions entières jaillies du sol - quel siècle antérieur aurait soupçonné que de pareilles forces productives sommeillaient au sein du travail social ?

Nous avons donc vu que les moyens de production et d'échange, sur la base desquels s'est édifiée la bourgeoisie, ont été créés dans le cadre de la société féodale. A un certain stade d'évolution de ces moyens de produc-tion et d'échange, les rapports dans le cadre desquels la société féodale produisait et échangeait, l'organisation sociale de l'agriculture et de la ma-nufacture, en un mot les rapports féodaux de propriété, cessèrent de cor-respondre au degré de développement déjà atteint par les forces produc-tives. Ils entravaient la production au lieu de la stimuler. Ils se transfor-mèrent en autant de chaînes. Il fallait briser ces chaînes. On les brisa.

Ils furent remplacés par la libre concurrence, avec une constitution so-ciale et politique appropriée, avec la suprématie économique et politique de la classe bourgeoise.

Nous assistons aujourd'hui à un processus analogue Les rapports bour-geois de production et d'échange, de propriété, la société bourgeoise mo-derne, qui a fait surgir de si puissants moyens de production et d'échange, ressemble au sorcier qui ne sait plus dominer les puissances infernales

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qu'il a évoquées. Depuis des dizaines d'années, l'histoire de l'industrie et du commerce n'est autre chose que l'histoire de la révolte des forces pro-ductives contre les rapports modernes de production, contre les rapports de propriété qui conditionnent l'existence de la bourgeoisie et de sa domi-nation. Il suffit de mentionner les crises commerciales qui, par leur retour périodique, remettent en question et menacent de plus en plus l'existence de la société bourgeoise. Ces crises détruisent régulièrement une grande partie non seulement des produits fabriqués, mais même des forces pro-ductives déjà créées. Au cours des crises, une épidémie qui, à toute autre époque, eût semblé une absurdité, s'abat sur la société, l'épidémie de la surproduction. La société se trouve subitement ramenée à un état de bar-barie momentanée; on dirait qu'une famine, une guerre d'extermination généralisée lui ont coupé tous ses moyens de subsistance; l'industrie et le commerce semblent anéantis. Et pourquoi ? Parce que la société a trop de civilisation, trop de moyens de subsistance, trop d'industrie, trop de com-merce. Les forces productives dont elle dispose ne favorisent plus le déve-loppement de la civilisation bourgeoise et les rapports bourgeois de pro-priété ; au contraire, elles sont devenues trop puissantes pour ces formes qui leur font alors obstacle; et dès que les forces productives triomphent de cet obstacle, elles précipitent dans le désordre la société bourgeoise tout entière et menacent l'existence de la propriété bourgeoise. Le système bourgeois est devenu trop étroit pour contenir les richesses qu'il crée. Comment la bourgeoisie surmonte-t-elle ces crises ? D'un côté, en impo-sant la destruction massive de forces productives, de l'autre, en conqué-rant de nouveaux marchés et en exploitant plus à fond des anciens mar-chés. Comment, par conséquent ? En préparant des crises plus générales et plus puissantes et en réduisant les moyens de les prévenir.

Les armes dont la bourgeoisie s'est servie pour abattre la féodalité se retournent aujourd'hui contre la bourgeoisie elle-même.

Mais la bourgeoisie n'a pas seulement forgé les armes qui la mettront à mort : elle a produit aussi les hommes qui manieront ces armes - les ou-vriers modernes, les prolétaires.

À mesure que grandit la bourgeoisie, c'est-à-dire le capital, se déve-loppe aussi le prolétariat, la classe des ouvriers modernes qui ne vivent qu'à la condition de trouver du travail et qui n’en trouvent que si leur tra-vail accroît le capital. Ces ouvriers, contraints de se vendre au jour le jour, sont une marchandise au même titre que tout autre article de commerce; ils sont exposés, par conséquent, de la même façon à toutes les vicissitudes de la concurrence, à toutes les fluctuations du marché.

Le développement du machinisme et la division du travail, en faisant perdre au travail de l'ouvrier tout caractère d'autonomie, lui ont fait perdre tout attrait. L'ouvrier devient un simple accessoire de la machine, dont on n’exige que l'opération la plus simple, la plus monotone, la plus vite apprise. Par conséquent, les frais qu'entraîne un ouvrier se réduisent

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presque exclusivement au coût des moyens de subsistance nécessaires à son entretien et à la reproduction de son espèce. Or le prix d'une marchan-dise, et donc le prix du travail également, est égal à son coût de production. Donc, plus le travail devient répugnant, plus les salaires baissent. Bien plus, à mesure que se développent le machinisme et la division du travail, la masse de travail s'accroît, soit par l'augmentation des heures de travail, soit par l'augmentation du travail exigé dans un temps donné, l'accéléra-tion du mouvement des machines, etc.

L'industrie moderne a fait du petit atelier du maître artisan patriarcal la grande fabrique du capitaliste industriel. Des masses d'ouvriers, con-centrés dans la fabrique, sont organisés militairement. Simples soldats de l'industrie, ils sont placés sous la surveillance d'une hiérarchie complète de sous-officiers et d'officiers. Ils ne sont pas seulement les esclaves de la classe bourgeoise, de l’État bourgeois, mais encore, chaque jour, à chaque heure, les esclaves de la machine, du contremaître, et surtout du bourgeois fabricant lui-même. Ce despotisme est d'autant plus mesquin, odieux, exaspérant qu'il proclame plus ouvertement le profit comme étant son but suprême.

Moins le travail manuel exige d'habileté et de force, c'est-à-dire plus l'industrie moderne se développe, et plus le travail des hommes est sup-planté par celui des femmes et des enfants. Les différences d'âge et de sexe n'ont plus de valeur sociale pour la classe ouvrière. Il n'y a plus que des instruments de travail dont le coût varie suivant l'âge et le sexe.

Une fois achevée l'exploitation de l'ouvrier par le fabricant, c'est-à-dire lorsque celui-ci lui a compté son salaire, l'ouvrier devient la proie d'autres membres de la bourgeoisie: du propriétaire, du détaillant, du prêteur sur gages, etc.

Petits industriels, petits commerçants et rentiers, petits artisans et pay-sans, tout l'échelon inférieur des classes moyennes de jadis, tombent dans le prolétariat ; en partie parce que leur faible capital ne leur permettant pas d'employer les procédés de la grande industrie, ils succombent à la concurrence avec les grands capitalistes ; d'autre part, parce que leur ha-bileté est dépréciée par les méthodes nouvelles de production. De sorte que le prolétariat se recrute dans toutes les classes de la population.

Le prolétariat passe par différentes phases de développement. Sa lutte contre la bourgeoisie commence avec son existence même.

La lutte est d'abord engagée par des ouvriers isolés, ensuite par les ou-vriers d'une même fabrique, enfin par les ouvriers d'une même branche d'industrie, dans une même localité, contre le bourgeois qui les exploite directement. Ils ne dirigent pas leurs attaques contre les rapports bour-geois de production seulement : ils les dirigent contre les instruments de production eux-mêmes; ils détruisent les marchandises étrangères qui leur font concurrence, brisent les machines, mettent le feu aux fabriques et s'efforcent de reconquérir la position perdue de l'ouvrier du moyen âge

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A ce stade, les ouvriers forment une masse disséminée à travers le pays et atomisée par la concurrence. S'il arrive que les ouvriers se soutiennent dans une action de masse, ce n'est pas là encore le résultat de leur propre union, mais de celle de la bourgeoisie qui, pour atteindre ses fins poli-tiques propres, doit mettre en branle le prolétariat tout entier, et qui pos-sède encore provisoirement le pouvoir de le faire. Durant cette phase, les prolétaires ne combattent donc pas leurs propres ennemis, mais les enne-mis de leurs ennemis, c'est-à-dire les vestiges de la monarchie absolue, propriétaires fonciers, bourgeois non industriels, petits-bourgeois. Tout le mouvement historique est, de la sorte, concentré entre les mains de la bourgeoisie ; toute victoire remportée dans ces conditions est une victoire bourgeoise.

Or, avec le développement de l'industrie, le prolétariat ne fait pas que s'accroître en nombre ; il est concentré en masses plus importantes; sa force augmente et il en prend mieux conscience. Les intérêts, les condi-tions d'existence au sein du prolétariat, s'égalisent de plus en plus, à me-sure que la machine efface toute différence dans le travail et réduit presque partout le salaire à un niveau également bas. La concurrence croissante des bourgeois entre eux et les crises commerciales qui en résultent rendent les salaires des ouvriers de plus en plus instables ; le perfectionnement constant et toujours plus rapide de la machine rend leur condition de plus en plus précaire : les collisions individuelles entre l'ouvrier et le bourgeois prennent de plus en plus le caractère de collisions entre deux classes. Les ouvriers commencent à former des coalitions contre les bourgeois ; ils s'unissent pour défendre leurs salaires. Ils vont jusqu'à former des asso-ciations permanentes, pour être prêts en vue de soulèvements éventuels. Çà et là, la lutte éclate en émeutes.

De temps à autre, les ouvriers triomphent, mais c'est un triomphe éphé-mère. Le véritable résultat de leurs luttes est moins le succès immédiat que l'union de plus en plus large des travailleurs. Cette union est favorisée par l’accroissement des moyens de communication qui sont créés par une grande industrie et qui font entrer en relation les ouvriers de localités dif-férentes. Or, il suffit de cette prise de contact pour centraliser les nom-breuses luttes locales de même caractère en une lutte nationale, pour en faire une lutte de classes. Mais toute lutte de classes est une lutte politique, et l'union que les bourgeois du Moyen-Â ge mettaient des siècles à établir, avec leurs chemins vicinaux, les prolétaires modernes la réalisent en quelques années grâce aux chemins de fer.

Cette organisation des prolétaires en classe, et donc en parti politique, est sans cesse de nouveau détruite par la concurrence que se font les ou-vriers entre eux. Mais elle renaît toujours, et toujours plus forte, plus ferme, plus puissante. Elle profite des dissensions intestines de la bour-geoisie pour l'obliger à reconnaître, sous forme de loi, certains intérêts de la classe ouvrière : par exemple le bill de dix heures en Angleterre.

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D'une manière générale, les collisions qui se produisent dans la vieille société favorisent de diverses manières le développement du prolétariat, La bourgeoisie vit dans un état de guerre perpétuel ; d’abord contre l'aris-tocratie, plus tard contre ces fractions de la bourgeoisie même dont les intérêts entrent en contradiction avec le progrès de l'industrie, et toujours contre la bourgeoisie de tous les pays étrangers. Dans toutes ces luttes, elle se voit obligée de faire appel au prolétariat, d'avoir recours à son aide et de l’entraîner ainsi dans le mouvement politique. Si bien que la bourgeoi-sie fournit aux prolétaires les éléments de sa propre éducation, c'est-à-dire des armes contre elle-même.

De plus, ainsi que nous venons de le voir, des fractions entières de la classe dominante sont, par le progrès de l'industrie, précipitées dans le prolétariat, ou sont menacées, tout au moins, dans leurs conditions d'exis-tence. Elles aussi apportent au prolétariat une foule d'éléments d'éduca-tion.

Enfin, au moment où la lutte des classes approche de l'heure décisive, le processus de décomposition de la classe dominante, de la vieille société tout entière, prend un caractère si violent et si âpre qu'une petite fraction de la classe dominante se détache de celle-ci et se rallie à la classe révolu-tionnaire, à la classe qui porte en elle l'avenir. De même que, jadis, une partie de la noblesse passe à la bourgeoisie, de nos jours une partie de la bourgeoisie passe au prolétariat, et, notamment, cette partie des idéolo-gues bourgeois qui se sont haussés jusqu'à l'intelligence théorique de l'en-semble du mouvement historique.

De toutes les classes qui, à l'heure actuelle, s'opposent à la bourgeoisie, seul le prolétariat est une classe vraiment révolutionnaire. Les autres classes périclitent et disparaissent avec la grande industrie; le prolétariat, au contraire, en est le produit le plus authentique.

Les classes moyennes, petits industriels, petits commerçants, artisans, paysans, tous combattent la bourgeoisie pour sauver leur existence de classes moyennes du déclin qui les menace. Elles ne sont donc pas révolu-tionnaires, mais conservatrices ; bien plus, elles sont réactionnaires : elles cherchent à faire tourner à l'envers la roue de l'histoire. Si elles sont révo-lutionnaires, c'est en considération de leur passage imminent au proléta-riat: elles défendent alors leurs intérêts futurs et non leurs intérêts actuels; elles abandonnent leur propre point de vue pour se placer sur celui du prolétariat.

Quant au sous-prolétariat, cette pourriture passive des couches infé-rieures de la vieille société, il peut se trouver, çà et là, entraîné dans le mouvement par une révolution prolétarienne ; cependant ses conditions de vie le disposeront plutôt à se vendre et se livrer à des menées réaction-naires.

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Les conditions d'existence de la vieille société sont déjà supprimées dans les conditions d'existence du prolétariat. Le prolétaire est sans pro-priété; ses relations avec sa femme et ses enfants n'ont plus rien de com-mun avec celles de la famille bourgeoise ; le travail industriel moderne, l'asservissement moderne au capital, aussi bien en Angleterre qu'en France, en Amérique qu'en Allemagne, ont dépouillé le prolétaire de tout caractère national. Les lois, la morale, la religion sont à ses yeux autant de préjugés bourgeois derrière lesquels se cachent autant d'intérêts bour-geois.

Toutes les classes qui, dans le passé, se sont emparées du pouvoir es-sayaient de consolider la situation déjà acquise en soumettant l’ensemble de la société aux conditions qui leur assuraient leur revenu. Les prolétaires ne peuvent s'emparer des forces productives sociales qu'en abolissant le mode d'appropriation qui leur était particulier et, par suite, tout le mode d'appropriation en vigueur jusqu'à nos jours. Les prolétaires n'ont rien à sauvegarder qui leur appartienne : ils ont à détruire toute sécurité privée, toutes garanties privées antérieures.

Tous les mouvements ont été, jusqu'ici, accomplis par des minorités ou dans l'intérêt de minorités. Le mouvement prolétarien est le mouvement autonome de l'immense majorité dans l'intérêt de l'immense majorité. Le prolétariat, couche inférieure de la société actuelle, ne peut se mettre de-bout, se redresser, sans faire sauter toute la superstructure des couches qui constituent la société officielle.

Bien qu'elle ne soit pas, quant au fond, une lutte nationale, la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie en revêt cependant d'abord la forme. Le prolétariat de chaque pays doit, bien entendu, en finir avant tout avec sa propre bourgeoisie.

En esquissant à grands traits les phases du développement du proléta-riat, nous avons suivi l'histoire de la guerre civile, plus ou moins larvée, qui travaille la société actuelle, jusqu'à l'heure où cette guerre éclate en révolution ouverte, et où le prolétariat fonde sa domination en renversant par la violence la bourgeoisie.

Toutes les sociétés antérieures, nous l'avons vu, ont reposé sur l'anta-gonisme de classes oppressives et de classes opprimées. Mais, pour oppri-mer une classe, il faut pouvoir lui assurer des conditions d'existence qui lui permettent au moins de vivre dans la servitude. Le serf est parvenu à devenir membre d'une commune en plein servage de même que le petit bourgeois s'est élevé au rang de bourgeois sous le joug de l'absolutisme féodal. L'ouvrier moderne au contraire, loin de s'élever avec le progrès de l'industrie, déchoit de plus en plus au-dessous même des conditions de vie de sa propre classe. L'ouvrier devient un pauvre, et le paupérisme s'accroît plus rapidement encore que la population et la richesse. Il en ressort donc clairement que la bourgeoisie est incapable de demeurer plus longtemps

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classe dirigeante et d'imposer à la société, comme loi impérative, les con-ditions d'existence de sa classe. Elle est incapable de régner, parce qu'elle est incapable d'assurer l'existence de son esclave dans le cadre de son es-clavage, parce qu'elle est obligée de le laisser déchoir au point de devoir le nourrir au lieu qu'il la nourrisse. La société ne peut plus vivre sous sa do-mination, ce qui revient à dire que l'existence de la bourgeoisie n'est plus compatible avec celle de la société.

L’existence et la domination de la classe bourgeoise ont pour conditions essentielles l’accumulation de la richesse aux mains des particuliers, la formation et l'accroissement du capital; la condition du capital, c'est le sa-lariat.

Le salariat repose exclusivement sur la concurrence des ouvriers entre eux. Le progrès de l'industrie, dont la bourgeoisie est l'agent sans volonté propre et sans résistance, substitue à l'isolement des ouvriers résultant de leur concurrence, leur union révolutionnaire par l'association. Ainsi le dé-veloppement de la grande industrie sape sous les pieds de la bourgeoisie la base même sur laquelle elle a établi son système de production et d'ap-propriation. La bourgeoisie produit avant tout ses propres fossoyeurs. Sa chute et la victoire du prolétariat sont également inévitables.

(Karl Marx, Friedrich Engels, 1848, Le manifeste du parti communiste, Paris, Éditions sociales, 1976)

Classe en soi, classe pour soi : l’exemple des paysans parcellaires

Cet extrait sert, en général, à faire la distinction entre classe « en

soi » et classe « pour soi ». Les paysans parcellaires du dix-neuvième siècle en France partagent les mêmes conditions économiques (qui les op-posent à celles des autres classes) et de ce point de vue ils forment une classe (en soi). Cependant leurs intérêts communs ne débouchent sur au-cune organisation politique chargée de les défendre « en leur propre nom ». Cette incapacité à s’organiser fait qu’ils ne forment pas une classe « pour soi » c’est-à-dire une classe qui a conscience d’elle-même et s’or-ganise en conséquence. DOCUMENT 7

Les paysans parcellaires constituent une masse énorme dont les

membres vivent tous dans la même situation, mais sans être unis les uns aux autres par des rapports variés. Leur mode de production les isole les des autres, au lieu de les amener à des relations réciproque. Cet isolement est encore aggravé par le mauvais état des moyens de communication en

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France et par la pauvreté des paysans. L’exploitation de la parcelle ne per-met aucune division du travail, aucune utilisation des méthodes scienti-fiques, par conséquent, aucune diversité de développement, aucune va-riété de talents, aucune richesse de rapports sociaux.

Chacune des familles paysannes se suffit presque complètement à elle-même, produit directement elle-même la plus grande partie de ce qu’elle consomme et se procure ainsi ses moyens de subsistance bien plus par un échange avec la nature que par un échange avec la société. La par-celle, le paysan et sa famille ; à côté, une autre parcelle, un autre paysan et une autre famille. Un certain nombre de ces familles forment un village et un certain nombre de villages un département. Ainsi, la grande masse de la nation française est constituée par une simple addition de grandeurs de même nom, à peu près de la même façon qu’un sac rempli de pommes de terre forme un sac de pommes de terre.

Dans la mesure où des millions de familles paysannes vivent dans des conditions économiques qui les séparent les unes des autres et opposent leur genre de vie, leurs intérêts et leur culture à ceux des autres classes de la société, elles constituent une classe. Mais elles ne constituent pas une classe dans la mesure où il n’existe entre les paysans parcellaires qu’un lien local et où la similitude de leurs intérêts ne crée entre eux aucune commu-nauté, aucune liaison nationale ni aucune organisation politique. C’est pourquoi ils sont incapables de défendre leurs intérêts de classe en leur propre nom, soit par l’intermédiaire d’un Parlement, soir par l’intermé-diaire d’une Assemblée. Ils ne peuvent se représenter eux-mêmes, ils doi-vent être représentés. Leurs représentants doivent en même temps leur paraître comme leurs maîtres, comme une autorité supérieure, comme une puissance gouvernementale absolue, qui les protège contre les autres classes et leur envoie d’en haut la pluie et le beau temps. L’influence poli-tique des paysans parcellaires trouve, par conséquent, son ultime expres-sion dans la subordination de la société au pouvoir exécutif.

(Karl Marx, 1851, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Paris, Éditions so-ciales, 1969)

Les classes sociales dans Le Capital Marx n’a consacré que peu de développements à la question des

classes sociales, il n’a pas produit de théorie des classes sociales. Il enten-dait y consacrer un chapitre du livre III du capital, mais la mort a inter-rompu ce travail. Vous trouverez dans cette annexe les quelques lignes qui sont consacrées aux classes. Marx semble vouloir définir les classes à partir de l’origine du revenu (travail, capital, propriété foncière).

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DOCUMENT 8

Les ouvriers salariés qui n'ont que la force de travail et dont le salaire est le revenu, les capitalistes qui possèdent le capital et touchent le profit, les propriétaires fonciers qui détiennent la terre et prélèvent la rente cons-tituent les trois grandes classes de la société moderne, basée sur la produc-tion capitaliste.

C'est incontestablement en Angleterre que cette subdivision est le plus largement et le plus catégoriquement développée. Cependant elle n'y existe pas encore dans toute sa pureté et des couches de transition y mas-quent partout - incomparablement moins à la campagne que dans les villes - les lignes de démarcation. Mais ce fait est sans importance pour notre étude.

Nous avons vu que la tendance permanente et la loi de développement de la production capitaliste poussent à une séparation de plus en plus pro-fonde des instruments de travail et du travail, à une concentration de plus en plus puissante des moyens de production et à la transformation du tra-vail en travail salarié et des moyens de production en capital. À cette ten-dance correspond la séparation de la propriété foncière, du capital et du travail (1), c'est-à-dire l’adaptation morphologique de la propriété foncière à la production capitaliste

La question à laquelle nous avons à répondre est la suivante : Qu'est-ce qui constitue une classe ? ou bien : Comment se fait-il que ce soit les ouvriers salariés, les capitalistes et les propriétaires fonciers qui forment les trois grandes classes sociales ? À première vue on pourrait invoquer l'identité des revenus et de leurs sources, et dire qu'il s'agit de trois grands groupes sociaux, dont les membres vivent respectivement du salaire, du profit et de la rente, c'est-à-dire de la mise en valeur de leur force de tra-vail, de leur capital et de leur propriété foncière.

Mais si tel était le point de départ de la classification, les médecins et les employés, par exemple, formeraient également deux classes, car ils ap-partiennent à deux groupes sociaux distincts, dont les revenus ont la même source. Et cette subdivision irait à l'infini, en présence des sépara-tions innombrables que la multiplicité des intérêts et la division du travail social créent parmi les ouvriers comme parmi les capitalistes et les pro-priétaires fonciers, ces derniers devant être groupés, par exemple, en pro-priétaires de champs, de forêts, de mines, de pêcheries etc.… (Le manuscrit s'arrête ici).

(1) F. List écrit judicieusement : « La prédominance du faire-valoir direct sur des propriétés de grande étendue démontre uniquement le retard de la civilisation, l'insuffisance des moyens de communication et le manque d'industries nationales et de villes florissantes. C’est pour ces raisons que l'on rencontre ce système partout en Russie, en Pologne, en

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Hongrie, dans le développement du commerce et de l'industrie y a subs-titué la culture dans des exploitations moyennes et affermées ».

Die Ackerverfassunq, die Zwergwirthschaft und die A uswaizderung, 1812, p. 10

(Karl Marx, 1867, Le capital, livre III, Édition électronique, « Les clas-siques des sciences sociales », http://www.uqac.uquebec.ca)

L’aliénation par le travail

Marx envisage ici les conséquences de la division du travail dans la manufacture. Si elle enrichit le collectif de travail et le capital (par les gains de productivité qu’elle engendre), elle mutile le travailleur indivi-duel capable de réaliser une tâche beaucoup plus complexe que celle qu’on lui demande. DOCUMENT 9

La manufacture proprement dite ne soumet pas seulement le travail-

leur aux ordres et à la discipline du capital, mais établit encore une grada-tion hiérarchique parmi les ouvriers eux-mêmes. Si, en général, la coopé-ration simple n’affecte guère le mode de travail individuel, la manufacture le révolutionne de fond en comble et attaque à sa racine la force de travail. Elle estropie le travailleur, elle fait de lui quelque chose de monstrueux en activant le développement factice de sa dextérité au travail, en sacrifiant tout un monde de dispositions et d’instincts producteurs, de même que, dans les États de la Plata, on immole un taureau pour sa peau et son suif.

Ce n’est pas seulement le travail qui est divisé, subdivisé et réparti entre divers individus, c’est l’individu lui-même qui est morcelé et méta-morphosé en ressort automatique d’une opération exclusive de sorte que l’on trouve réalisée la fable absurde de Menenius Agrippa représentant un homme comme fragment de son propre corps.

Originairement, l’ouvrier vend au capital sa force de travail car les moyens matériels de la production lui manquent. Maintenant sa force de travail refuse tout services sérieux si elle n’est pas vendue. Pour pouvoir fonctionner, il lui faut ce milieu social qui n’existe que dans l’atelier du capitaliste. De même que le peuple élu écrivait sur son front qu’il était la propriété de Jéhovah, de même l’ouvrier de manufacture est marqué comme au fer rouge du sceau de la division du travail qui le revendique comme propriété du capital.

Les connaissances, l’intelligence et la volonté que le paysan et l’artisan indépendants déploient, sur une petite échelle, à peu près comme le sau-vage pratique tout l’art de la guerre sous forme de ruse personnelle, ne

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sont désormais requises que pour l’ensemble de l’atelier. Les puissances intellectuelles de la production se développent d’un seul côté parce qu’elles disparaissent sur tous les autres. Ce que les ouvriers parcellaires perdent se concentre en face d’eux dans le capital. La division manufacturière leur impose les puissances intellectuelles de la production comme la propriété d’autrui et comme pouvoir qui les domine. Cette scission commence à poindre dans la coopération simple, où le capitaliste représente vis-à-vis du travailleur isolé l’unité et la volonté du travailleur collectif ; elle se dé-veloppe dans la manufacture, qui mutile le travailleur au point de le ré-duire à une parcelle de lui-même ; elle s’achève enfin dans la grande in-dustrie, qui fait de la science une force productive indépendante du travail et l’enrôle au service du capital.

Dans la manufacture l’enrichissement du travailleur collectif, et par suite du capital, en forces productives sociales a pour condition l’appau-vrissement du travailleur en forces productives individuelles.

(Karl Marx, 1867, Le Capital, Livre premier tome 2, Paris, Éditions so-ciales, 1973)

Division sociale du travail et aliénation

Marx avait mis en évidence le caractère aliénant de la division du travail dans la manufacture. Il aborde ici la division du travail dans la société qui domine les individus. La société communiste, dans laquelle la production est règlementée, permettrait à chacun d’occuper plusieurs sphères d’activité dans la journée : chasseur, berger ou critique. Bel exemple de la dimension prophétique de l’œuvre de Marx !

DOCUMENT 10

En effet, dès l'instant où le travail commence à être réparti, chacun a

une sphère d'activité exclusive et déterminée qui lui est imposée et dont il ne peut sortir ; il est chasseur, pêcheur ou berger ou critique, et il doit le demeurer s'il ne veut pas perdre ses moyens d'existence ; tandis que dans la société communiste, où chacun n'a pas une sphère d'activité exclusive, mais peut se perfectionner dans la branche qui lui plaît, la société régle-mente la production générale ce qui crée pour moi la possibilité de faire aujourd'hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l'après-midi, de pratiquer l'élevage le soir, de faire de la critique après le repas, selon mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur ou critique. Cette fixation de l'activité sociale, cette pétrification de notre propre produit en une puissance objective qui nous domine, échappant à

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notre contrôle, contrecarrant nos attentes, réduisant à néant nos calculs, est un des moments capitaux du développement historique jusqu'à nos jours.

La puissance sociale, c'est-à-dire la force productive décuplée qui naît de la coopération des divers individus conditionnée par la division du tra-vail, n'apparaît pas à ces individus comme leur propre puissance conju-guée, parce que cette coopération elle-même n'est pas volontaire, mais na-turelle ; elle leur apparaît au contraire comme une puissance étrangère, située en dehors d'eux, dont ils ne savent ni d'où elle vient ni où elle va, qu'ils ne peuvent donc plus dominer et qui, à l'inverse, parcourt mainte-nant une série particulière de phases et de stades de développement, si indépendante de la volonté et de la marche de l'humanité qu'elle dirige en vérité cette volonté et cette marche de l'humanité.

Cette « aliénation », pour que notre exposé reste intelligible aux phi-losophes, ne peut être aboli qu’à deux conditions pratiques. Pour qu’elle devienne une puissance « insupportable », c’est-à-dire une puissance contre laquelle on fait la révolution, il est nécessaire qu’elle ait fait de la masse de l’humanité une masse totalement « privée de propriété », qui se trouve en même temps en contradiction avec un monde de richesse et de culture existant réellement, choses qui supposent toutes les deux un grand accroissement de la force productive, c’est-à-dire un stade élevé de son dé-veloppement.

(Karl Marx, Friedrich Engels, 1845, L’idéologie allemande, Paris, Éditions sociales, 1977)

Le changement social chez Marx

Dans la préface à la Contribution à la critique de l’économie poli-tique (1859), Marx expose sommairement la dialectique entre forces pro-ductives et rapports de production. Ce texte résume en quelques para-graphes le matérialisme historique. L’expression, qui n’est pas de Marx, signifie que les formes sociales déterminées par les conditions d’existence matérielles (matérialisme) sont des « produits historiques et transi-toires » (d’où le qualificatif « historique »).

Il arrive un moment où les rapports de production constituent une entrave au développement des forces productives. Les rapports de pro-duction bourgeois (donc dans le mode production capitaliste) sont appe-lés à disparaître car les rapports de production (essentiellement des rap-ports de propriété) ne peuvent contenir la socialisation croissante des forces productives.

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DOCUMENT 11 Le premier travail que j'entrepris pour résoudre les doutes qui

m'assaillaient fut une révision critique de la Philosophie du droit, de He-gel, travail dont l'introduction parut dans les Deutsch-Französiche Jahrbücher, publiés à Paris, en 1844. Mes recherches aboutirent à ce ré-sultat que les rapports juridiques - ainsi que les formes de l'État - ne peu-vent être compris ni par eux-mêmes, ni par la prétendue évolution géné-rale de l'esprit humain, mais qu'ils prennent au contraire leurs racines dans les conditions d'existence matérielles dont Hegel, à l'exemple des An-glais et des Français du XVIIIe siècle, comprend l'ensemble sous le nom de société civile, et que l'anatomie de la société civile doit être cherchée à son tour dans l'économie politique.

J'avais commencé l'étude de celle-ci à Paris et je la continuais à Bruxelles où j'avais émigré à la suite d'un arrêté d'expulsion de M. Guizot. Le résultat général auquel j'arrivais et qui, une fois acquis, servit de fil con-ducteur à mes études, peut brièvement se formuler ainsi : dans la produc-tion sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déter-minés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles. L'ensemble de ces rapports de production consti-tue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s'élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspon-dent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de produc-tion de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n'est pas la conscience des hommes qui déter-mine leur être ; c'est inversement leur être social qui détermine leur cons-cience.

À un certain stade de leur développement, les forces productives ma-térielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de produc-tion existants, ou, ce qui n'en est que l'expression juridique, avec les rap-ports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors. De formes de développement des forces productives qu'ils étaient ces rap-ports en deviennent des entraves. Alors s'ouvre une époque de révolution sociale. Le changement dans la base économique bouleverse plus ou moins rapidement toute l'énorme superstructure. Lorsqu'on considère de tels bouleversements, il faut toujours distinguer entre le bouleversement ma-tériel - qu'on peut constater d'une manière scientifiquement rigoureuse - des conditions de production économiques et les formes juridiques, poli-tiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéolo-giques sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu'au bout. Pas plus qu'on ne juge un individu sur l'idée qu'il se fait de lui-même, on ne saurait juger une telle époque de bouleverse-

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ment sur sa conscience de soi ; il faut, au contraire, expliquer cette cons-cience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les forces productives sociales et les rapports de production.

Une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient dévelop-pées toutes les forces productives qu'elle est assez large pour contenir, ja-mais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s'y substituent avant que les conditions d'existence matérielles de ces rapports soient écloses dans le sein même de la vieille société. C'est pourquoi l'humanité ne se pose jamais que des problèmes qu'elle peut résoudre, car, à y regar-der de plus près, il se trouvera toujours, que le problème lui-même ne sur-git que là où les conditions matérielles pour le résoudre existent déjà ou du moins sont en voie de devenir.

À grands traits, les modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne peuvent être qualifiés d'époques progressives de la for-mation sociale économique. Les rapports de production bourgeois sont la dernière forme contradictoire du processus de production sociale, contra-dictoire non pas dans le sens d'une contradiction individuelle, mais d'une contradiction qui naît des conditions d'existence sociale des individus ; ce-pendant les forces productives qui se développent au sein de la société bourgeoise créent en même temps les conditions matérielles pour ré-soudre cette contradiction. Avec cette formation sociale s'achève donc la préhistoire de la société humaine. (Karl Marx, 1859, Préface à la Contribution à la critique de l’économie po-litique, Paris, Éditions sociales, 1972)