Kaddish

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Car comment pourrait-on décider quoi que ce soit contre son destin, pour employer cette expression grandiloquente, alors que par destin, nous comprenons la plupart de ce que nous comprenons le moins, c’est- à-dire nous-mêmes, ce facteur sournois, inconnu, agissant sans cesse contre nous, et que le plus simple pour nous, dépaysés, aliénés, est de nommer notre destin en nous inclinant avec dégout devant sa puissance. …parce que ces souvenirs ont depuis très longtemps accompli ce qu’ils devraient accomplir : leur travail sournois de rats qui entament et rongent tout, et ils pourraient enfin me laisser tranquille. Celui qui regarde rationnellement le monde est regardé rationnellement par le monde. Tout ce qui est possible se produit et n’est possible que ce qui se produit. Vous cherchez la grandeur pour ne pas vous sentir vous-mêmes si petits. Ce qui est réellement irrationnel et qui n’a vraiment pas d’explication, ce n’est pas le mal, au contraire, c’est le bien. A certaines températures, les mots perdent leur consistance, leur contenu, leur signification, tout simplement, ils s’anéantissent, si bien qu’à l’état gazeux, seuls les actes, les actes nus font preuve d’un certain penchant pour la solidité, il n’y a que les actes que nous puissions presque prendre dans nos mains et les observer, comme un morceau de minéral muet, comme un cristal.

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Page 1: Kaddish

Car comment pourrait-on décider quoi que ce soit contre son destin, pour employer cette expression grandiloquente, alors que par destin, nous comprenons la plupart de ce que nous comprenons le moins, c’est-à-dire nous-mêmes, ce facteur sournois, inconnu, agissant sans cesse contre nous, et que le plus simple pour nous, dépaysés, aliénés, est de nommer notre destin en nous inclinant avec dégout devant sa puissance.

…parce que ces souvenirs ont depuis très longtemps accompli ce qu’ils devraient accomplir : leur travail sournois de rats qui entament et rongent tout, et ils pourraient enfin me laisser tranquille.

Celui qui regarde rationnellement le monde est regardé rationnellement par le monde.

Tout ce qui est possible se produit et n’est possible que ce qui se produit.

Vous cherchez la grandeur pour ne pas vous sentir vous-mêmes si petits.

Ce qui est réellement irrationnel et qui n’a vraiment pas d’explication, ce n’est pas le mal, au contraire, c’est le bien.

A certaines températures, les mots perdent leur consistance, leur contenu, leur signification, tout simplement, ils s’anéantissent, si bien qu’à l’état gazeux, seuls les actes, les actes nus font preuve d’un certain penchant pour la solidité, il n’y a que les actes que nous puissions presque prendre dans nos mains et les observer, comme un morceau de minéral muet, comme un cristal.

Ma raison ne suit mes activités que comme un homme enrhumé suit du fond de son lit les gestes affairés de quelqu’un d’autre, enregistrant tout avec retard, et bien qu’il essaie de diriger d’une voix terne la gesticulation, les activités de l’autre, mais si ce dernier n’obéit pas, ou tout simplement n’entend pas, le malade se résigne et renonce à poursuivre ses efforts.

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Et mon corps me tient en vie et finira par me tuer. Je ne sais pas pourquoi à la place de vie qui existe peut-être quelque part, je dois vivre ce fragment qui m’a été donné par hasard : ce sexe, ce corps, cette conscience, cet espace géographique, ce destin, cette langue, cette histoire, ce meublé.

Oui, et cette conscience semblait ne pas être la mienne, mais plutôt une conscience de moi, et ainsi, je savais qu’elle existait mais je ne pouvais en disposer.

Et quand il y arrivait, il réussissait tout juste à les aimer comme on aime un animal errant qu’il faut nourri, mais dont on ne sait pas à quoi il rêve ni de quoi il est capable.

La maladie de la mère de ma femme, c’était Auschwitz, or on ne peut pas guérir d’Auschwitz, personne ne peut se remettre de la maladie d’Auschwitz.

Ma femme dit qu’à toutes nos questions et nos réponses, à toutes ces questions et réponses qui touchaient toute notre vie, nous ne pouvons répondre qu’avec toute notre vie, plus précisément avec notre vie entière, parce que dorénavant toute question et toute réponse seraient une question insuffisante et une réponse insuffisante, et qu’elle ne peut se figurer la plénitude que d’une seule façon.

Pourquoi devons-nous toujours vivre le visage tourné vers une honte quelconque ?

Puisque pour moi n’existe qu’une seule vérité, ma vérité à moi, et même si c’est une erreur, oui, seule mon erreur est ma vie, mon Dieu !

L’assimilation me tuerait plus vite que la non-assimilation.

Au cours de ces années, j’ai pris conscience de la nature véritable de mon travail qui n’est fondamentalement rien d’autre que de creuser, continuer et finir de creuser cette tombe que d’autres ont commencé à creuser pour moi dans les nuages , dans le vent, dans le néant.

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