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    JOURNALDU VOYAGE

    DEMICHEL DE MONTAIGNE

    EN ITALIEPar la Suisse & lAllemagne en 1580

    & 1581.Avec des Notes par M. de Querlon.

    TOME PREMIER.

    A ROME ;Et se trouve Paris,

    Chez LE JAY, Librairie, rue Saint-Jacques, au Grand Corneille.

    M DCC LXXIV.

    A MONSIEURLE COMTE

    DE BUFFON,INTENDANT DU JARDIN DU ROI, DE LACADMIE FRANOISE, DE LACADMIE

    ROYALE DES SCIENCES, &c. &c.

    MONSIEUR,Le premier Livre quon ddia, fut un prsent de lamiti : le second fut un hommage au gnie, la

    supriorit des connoissances, des lumieres, du got, &c. Je ne chercherai point le motif qui fitddier le troisime. Lintrt, la flatterie & la vanit ont tout brouill depuis longtems chez les

    hommes : en calculant autant que Newton, on ne trouveroit pas aisment le minimum ou lemaximum du procd moral le moins compliqu.

    Si je vous prsentois, Monsieur, quelque bon ouvrage de Physique, on verroit dabord le but de

    mon offrande ; mais dans les Voyages de Montaigne, il ny a pas mme un trait dHistoireNaturelle. On demandera donc quel rapport jai p trouver entre Montaigne et vous ? Plus que

    nen pourront imaginer la plus part des Auteurs Ddicaces, entre leurs Patrons & les crits dont

    il leur font les honneurs. Il y a dans les hommes de gnie, quelque intervalle que le genre de leurs

    facults semble mettre en eux, un point de contact qui les rapproche. Jai cru lappercevoir entre

    lObservateur des esprits, du cur humain, de lui-mme, & le Pline Franois : il mest devenu

    mme trs-sensible. Rien ne ma donc paru plus simple que de rapprocher deux noms clbres, qui

    seront toujours chers aux Gens de bien, aux vrais Philosophes, aux Curieux de la Nature, toute laNation, &c. &c.Je suis avec le respect le mieux fond chez les hommes & le plus rel,

    MONSIEUR,

    Votre trs-humble & trs-obissant serviteur,

    QUERLON.

    DISCOURS

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    PRLIMINAIRE

    I.MONTAIGNE, au troisime Livre de ses Essais, Chap. IX, parle de ses voyages, &

    particulirement de celui de Rome. Il rapporte mme tout au long les Lettres de BourgeoisieRomaine qui lui furent accordes par les Conservateurs du Peuple Romain. On savoit donc que

    Montaigne avoit voyag en Suisse, en Allemagne, en Italie, & lon tait assez surpris quunObservateur de cette trempe, quun Ecrivain qui a rempli ses Essais de dtails domestiques &personnels, net rien crit de ses voyages : mais comme on nen voyait aucunes traces, depuis 180ans quil est mort, on ny pensoit plus.

    M. Prunis, Chanoine rgulier de Chancelade en Prigord, parcouroit cette Province pour faire desrecherches relatives une Histoire du Prigord quil avoit entreprise. Il arrive lancien Chteau deMontaigne1 possd par M. le Comte de Sgur de la Roquette2, pour visiter les archives, sil y entrouvoit. On lui montre un vieux coffre qui renfermoit des papiers condamns depuis longtemps loubli ; on lui permet dy fouiller. Il y dcouvre le Manuscrit original des Voyages de Montaigne,lunique probablement qui existe. Il obtient de M. de Sgur la permission de lemporter pour enfaire un mr examen. Aprs stre bien convaincu de la lgitimit de ce prcieux Posthume, il faitun voyage Paris pour sen assurer encore mieux par le tmoignage de gens de Lettres. Le

    Manuscrit est examin par diffrens Littrateurs, & sur-tout par M. Capperronnier, Garde de laBibliothque du Roi : il est unanimement reconnu pour lautographe des Voyages de Montaigne.

    Ce Manuscrit forme un petit volume in-folio de 178 pages. Lcriture et le papier sont dabordincontestablement de la fin du seizime sicle. Quant au langage, on ne sauroit sy mprendre : on yreconnot la navet, la franchise & lexpression qui sont comme le cachet de Montaigne. Une partiedu Manuscrit (un peu plus du tiers) est de la main dun domestique qui servoit de Secrtaire Montaigne, & qui parle toujours de son matre la troisime personne ; mais on voit quil crivoitsous sa dicte, puisquon retrouve ici toutes les expressions de Montaigne, & que mme en dictant illui chappe des gosmes qui le dclent. Tout le reste du Manuscrit o Montaigne parledirectement & la premiere personne, est crit de sa propre main (on a vrifi lcriture) ; mais,dans cette partie, plus de la moiti de la relation est en Italien. Au surplus sil slevoit quelquesdoutes sur lauthenticit du manuscrit, il est dpos la Bibliothque du Roi, pour y recourir aubesoin. Aujoutons, pour lexactitude, quil manque au commencement un ou plusieurs feuillets quiparoissent avoir t dchirs.

    A ne considrer cet Ecrit posthume de Montaigne que comme un monument historique quireprsente ltat de Rome, & dune grande partie de lItalie, tel quil toit vers la fin du seizimesicle, il auroit dj son mrite. Mais la faon dont on voyoit Montaigne ; mais lnergie, la vrit,la chaleur que son esprit philosophique & son gnie imprimoient toutes les ides quil recevoit ouquil produisoit, le rendent encore plus prcieux.

    Pour pouvoir donner cet Ouvrage au Public, il falloit commencer par le dchiffrer, & en avoirune copie lisible. Le Chanoine de la Chancelade en avoit fait une ; il avoit mme traduit toute lapartie Italienne ; mais sa copie tait trs-fautive, il y avoit des omissions dont le sens souffroit assezfrquemment, & sa traduction de lItalien toit encore plus dfectueuse. On a donc travaill dabord

    1 Ce Chteau, situ dans la Paroisse de Saint-Michel de Montaigne, 200 ou 300 pas du bourg, une demi-lieue de la Dordogne, & deux lieues de la petite Ville de Sainte-Foi, est du Diocse de Prigueux, &environ dix lieues de la Ville Episcopale. Il est en bon air, sur un terrain lev, grand et solidement bti. Ily a deux tours & des pavillons, avec une grande & belle cour.2 M. le Comte de Sgur descend, la sixime gnration, dElonor de Montaigne, fille unique de lAuteurdes Essais. Elonor fut marie deux fois : elle neut point denfants du premier lit, & elle pousa en secondesnoces Charles, Vicomte de Gamaches. Sa fille unique, Marie de Gamaches, fut marie Luis de Lur deSaluces, dit le Baron de Fargues ; elle en eut trois filles. La derniere, Claude-Madelaine de Lur, pousaElieIsaac de Sgur, dont Jean de Sgur, pere dAlexandre, & ayeul de M. le Comte de la Roquette, qui leChteau de Montaigne a t dvolu, suivant les dispositions testamentaires du pere dElonor.

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    transcrire le Manuscrit plus exactement, sans en omettre ni en changer un seul mot. Cette premireopration ntoit pas sans difficult, tant par la mauvaise criture du domestique qui tint la plume

    jusqu Rome, que par le peu de correction de Montaigne lui-mme, qui dans ses Essais ne nouslaisse pas ignorer sa ngligence sur ce point3. Ce qui rendoit les deux critures encore plus difficiles lire, ctoit principalement lorthographe qui ne peut tre plus bizarre, plus dsordonne & plusdiscordante quelle lest dans tout le Manuscrit. Il a fallu de la patience & du tems pour vaincre ces

    difficults. Ensuite la nouvelle copie a t bien collatione & vrifie sur loriginal ; M.Capperronnierlui-mme y a donn les plus grands soins.

    Cette copie remise lEditeur, il a vu la ncessit dy joindre des notes, soit pour expliquer lesvieux mots qui ne sont presque plus entendus, soit pour claircir lhistorique, & faire connotre,autant quil toit possible, les personnages dont parle Montaigne ; mais les notes quon y a mises nesont ni prolixes ni trop nombreuses. Ce nest pas, comme on le verra de reste, que lon net p lesmultiplier bien davantage, & mme les charger de rflexions ; mais en se bornant au pur ncessaire,on a voulu sloigner de lexcs de ces commentaires diffus o lrudition littraire, & quelquefoisphilosophique, est prodigue sans intrt pour lAuteur quil sagit dentendre, ainsi que sansbeaucoup de fruit pour ceux qui le cherchent, & ne cherchent point autre chose. Il ne falloit peut-tre pas un dsintressement mdiocre pour rsister la tentation de se livrer toutes ses ides, saverve mme en commentant un crit de Montaigne ; & je ne sai si lon ne doit pas nous tenir encore

    plus de compte de tout ce que nous nous sommes abstenu de faire, que du travail que nous avonsfait. Ce que du moins nous ne pouvons taire, ce sont les obligations que nous avons M. Jametle

    jeune, homme de lettres fort instruit, de qui nous avons reu de grands secours, principalement pourles notes ; dont plusieures lui appartiennent4.

    La partie de ce Journal qui devoit coter le plus de peine, toit sans doute lItalien de Montaigne,encore plus difficile lire que le texte franois, tant par sa mauvaise ortographe, que parce quil estrempli de licences, de patois diffrens & de gallicismes 5. Il ny avoit gueres quun Italien qui ptbien dchiffrer cette partie, & la mettre en tat dtre entendue. M. Bartoli, Antiquaire du Roi deSardaigne, & nouvellement lu Associ Etranger de lAcadmie Royale des Inscriptions & Belles-Lettres, se trouvoit heureusement Paris pendant quon imprimoit le premier volume ; il voulutbien se charger de ce travail. Il a donc non-seulement transcrit de sa main toute cette partie, maisencore il y a joint des notes grammaticales, comme nous en avons faites sur le texte Franois &mme quelques notes historiques : ensorte que tout lItalien est imprim daprs sa copie. Cest surcette mme copie & sur les nombreuses corrections quil a faites encore la traduction de M.Prunis, que nous avons rdig la ntre, sans trop nous asservir la Lettre, ce qui lauroit pu rendre

    3 Montaigne parlant de ses Lettres missives, dit dans ses Essais, L. I. chap. 39 : QUOIQUE je peigneinsupportablement mal, jaime mieux crire de ma main que dy employer un autre . Et Liv. 2. ch.17 : Les mains je les ai si gourdes, que je ne sai pas crire seulement pour moi, de faon que ce que jaibarbouill, jaime mieux le refaire que de me donner la peine de le dmeler .4 M. Jamet a dans son cabinet de bonnes pieces pour servir lHistoire de Montaigne, qui nont point tconnues du Prsident Bouhier, & quil a bien voulu nous communiquer. Elles lui ont t donnes il y a vingtans par M. deMontesquieu le fils, & par M. lAbbBertin, Conseiller dEtat, alors Conseiller au Parlementde Bordeaux & grand-Vicaire de Prigueux, dans le dessein que lon avoit de publier une vie de Montaigne

    plus exacte & plus ample que celle du Prsident Bouhier, imprime Londres. On rempliroit volontiers cedessein, si lon pouvoit avoir communication des Lettres de Montaigne que lon sait tre entre les mains dequelques personnes.5 On imagine bien que Montaigne, en crivant dans une langue trangere, stoit aussi peu gn quencrivant dans la ntre. Je conseillois en Italie, dit-il, quelquun qui toit en peine de parler Italien, quepourv quil ne chercht qu se faire entendre, sans y vouloir autrement exceller, quil employt seulementles premiers mots qui lui viendroient la bouche, Latins, Franois, Espagnols, ou gascons, & quen yadjoutant la terminaison Italienne, il ne fauldroit jamais rencontrer quelque idime du pays ou Toscan, ouRomain, ou Vnitien, ou Pimontois, ou Napolitain . Essais L. 2. ch. 12. cependant Montaigne tant Lucques, eut envie dtudier la langue toscane & de lapprendre par principes. Il y mettoit, dit-il, assez detems & de soins, mais il faisoit peu de progrs .

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    ridicule. Si dans le reste du Journal, toutes les expressions du texte Franois ont t soigneusementconserves ; si lon a mme port le scrupule jusqu reprsenter lortographe du premier crivain,& celle de Montaigne, cest pour ne pas laisser souponner la plus lgere altration danslimpression de louvrage ; o lon ne sen est permis en effet aucune.

    II.

    LA PERTE dun ou de plusieurs feuillets qui manquent au commencement du Manuscrit deMontaigne, nest srement pas considrable. Car notre Voyageur parti de son Chteau le 22 Juin1580, comme il le marque expressement la fin du Journal, sarrta quelque tems au sige de laFere, form par le Marchal de Matignon pour la Ligue, & commenc vers la fin du mme mois deJuin6. De plus, le Comte de Grammont7 y ayant t tu, il conduisit, avec dautres amis de ceComte, son corps Soissons8, & le 5 Septembre suivant, il ntoit qu Beaumont-sur-Oyse, do ilprit la route de la Lorraine. Cependant cette lacune nous laisse ignorer les circonstances de sondpart, laventure & le nom du Comte bless [peut-tre au mme sige de la Fere] que Montaigneenvoya visiter par celui de ses freres qui laccompagnoit9, enfin le nombre & la qualit de tous sescompagnons de voyage. Ceux dont la suite du Journal nous donne quelque connoissance, sont, I cefrere de Montaigne, le sieur de Mattecoulon, qui, pendant son sjour Rome fut engag dans un

    duel dont il est parl au deusime Livre des Essais, ch. 37, mais dont il nest rien dit dans leJournal ; 2. M. dEstissac, probablement fils de la Dame dEstissac, qui dans le mme Livre desEssais est adress le chapitre VIII de laffection des peres aux enfans : [ctoit srement un jeunehomme, puisque le Pape, dans laudience laquelle il fut admis, ladmonesta ltude de la vertu] ;3. M. de Caselis qui quitta la compagnie Padoue ; 4. M. du Hautoy, Gentilhomme Lorrain, quiparot avoir fait le voyage avec Montaigne10. On voit que ce voyage se fit, tantt par les voitures delouage usites alors, mais qui servoient plus porter les bagages que les hommes, tantt & le plussouvent cheval, comme on voyageoit dans ce temps-l, & comme ctoit particulirement le gotde Montaigne, qui ntoit, dit-il, jamais mieux que le cul sur la selle11.

    Montaigne n vif, plein de feu, bouillant, ntoit rien moins quun contemplatif sdentaire,comme pourroient se le figurer ceux qui le voyent seulement dans sa Librairie, occup composersesEssais. Sa Jeunesse avoit t fort exerce. Les troubles & les mouvemens dont il fut tmoin souscinq regnes quil avoit vu se succder, avant celui de Henri IV, navoient pas d ralentir en lui cetteactivit, cette inquitude desprit [qui produit la curiosit], puisquils limprimoient mme aux ttesles plus froides. Il avoit voyag dans le Royaume, & ce qui vaut souvent mieux que les voyages, ilconnoissoit trs-bien Paris et la Cour. Sa tendresse pour la capitale spanche dans le troisimeLivre desEssais, chapitre 9. Jacques-Auguste de Thou, dans les Mmoires particuliers de sa vie [devit su Lib. 3.], rapporte que Montaigne faisoit galement sa cour au trop fameux Duc de Guise,

    Henri de Lorraine, & au Roi de Navarre, depuis Henri IV, Roi de France. Il ajoute quil toit auxEtats de Blois quand le duc de Guise y fut assassin en 1588. Montaigne prvit, dit le mme, que lestroubles de lEtat ne pourroient finir que par la mort du Duc de Guise ou celle du Roi de Navarre. Il

    6 Selon Mezerai, le sige de la Fere dura six semaines, & la place ne fut rendue que le 12 Septembre 1580.7 Ce Comte de Grammont toit le mari de la belle Corisande, qui fut une des maitresses de Henri IV.8Essais L. 3. ch. 4.9 Montaigne avoit eu cinq freres: le Capitaine Saint-Martin qui fut tu lage de 23 ans dun coup de balle la paume, Essais L. I ch. 19 ; le Sr. dArsac, possesseur dune terre en Mdoc qui fut ensevelie sous lessables de la mer ; le Sr. de la Brousse, omis par le Prsident Bouhier dans la vie de Montaigne, & indiqudans lesEssais, Liv. 2. ch. 5 ; le S. de Mattecoulon, qui fut du voyage ; le S. de Beauregardqui stoit faitProtestant, comme on lapprend par la Lettre de Montaigne qui contient la relation de la mort dEtienne de laBoetie.10 M. le Comte du Hautoy qui vit actuellement en Lorraine, est de cette famille.11 Je me tiens cheval sans dmonter, tout choliqueux que je suis & sans my ennuyer, huit dix heures,vires ultr sortemque senectae. Essais, L. 3. ch. 9.

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    avoit si bien dml les dispositions de ces Princes, quil disoit de Thou, son ami, que le Roi deNavarre toit tout prs de revenir la Religion de ses Pere, [cest--dire, la CommunionRomaine], sil net craint dtre abandonn de son parti, & que de son ct le Duc de Guise navoitpas trop dloignement pour la confession dAugsbourg, dont le Cardinal de Lorraine, son oncle, luiavoit inspir le got, dans le danger quil y avoit lembrasser. On voit dans ses Essais, Liv. 3. ch.I. quelle toit sa manire de se conduire entre personnes de partis diffrens. Montaigne toit donc

    instruit des affaires, & il avoit toute la sagacit quil falloit pour y prendre part, sil et voulu senmler ; mais il sut hereusement conserver son apathie philosophique dans le sjour & dans tous lestems des plus dangereuses preuves.

    Quand le got particulier de Montaigne, pour promener sa Philosophie, seroit moins marqudans ses Essais, la connoissance singulire & trs-tendue quil avoit des hommes, supposencessairement autant daction que dexprience : car on ne devine point les hommes dans laretraite dun cabinet ; on ne les pntre quen les approchant, quen les voyant mme de fort prs.Ainsi la passion des voyages toit naturelle un Philosophe curieux de connotre dautres murs, etdautres hommes que ceux qui lenvironnoient. Il est vrai quil fit un peu tard, au moins pour letems, les voyages dont on donne ci la relation, puisquil avoit 47 ans ; aussi se justifie-t-il de lesavoir faits mari & vieux.

    Le Journal ne nous instruit point de lobjet prcis de ces derniers voyages, ni de loccasion qui

    dtermina Montaigne quitter ses foyers, laisse sa femme et sa fille [qui toutes deux luisurvcurent] dans les inquitudes dune assez longue absence : car, soit dit en passant, notrephilosophe toit bon mari, bon pere, bon frere, &c12. Ce qui nous parot vident, cest que ce ne futpas la seule curiosit de voir lAllemagne & lItalie qui fit entreprendre Montaigne unepromenade de 17 mois, mais que lintrt de sa sant y entra pour beaucoup. Il toit devenuvaltudinaire ; la gravelle, maladie hrditaire, ou quil tenoit, comme il le dit, de la libralit desans, & la colique lui donnoient dans ce tems-l fort peu de relche. Il ne croyoit point laMdecine, & son loignement pour les Mdecins est consign dans ses Essais13. Lusage des eauxminrales en bain, en douche, en boisson, toit dans son opinion la mdecine la plus simple & laplus sre. Il avoit vu les plus clbres eaux de France ; il voulut voir celles de la Lorraine, de laSuisse & de la Toscane. Ce dessein rgla principalement ses courses ; on le voit sans cesse occupdu soin dune sant chancelante, se porter vers toutes les eaux minrales de quelque rputation, &en essayer : ctoit l quil se plaisoit le plus14. Or, nous ne pouvons le dissimuler : le got tropconstant de Montaigne pour la recherche de ces eaux ne rpand pas beaucoup dagrment dans sonJournal ; cest mme ce qui le rend par fois ennuyeux & dune grande scheresse. Mais il ne fautpoint regarder ce Journal comme un ouvrage que Montaigne et la moindre ide de rendre public,au moins dans ltat o il est. Il y a plutt bien de lapparence quil ne lavoit fait tenir & continude sa main que pour se rendre compte lui-mme de tout ce quil avoit vu, de tout ce quil avoitfait, & des plus petits incidens qui concernoient sa personne. Sil avoit voulu le publier, il nous

    12 Montaigne crivant sa femme pour la consoler de la perte dune fille ge de deux ans, quils avoienteue aprs 4 ans de mariage, & qui toit unique alors, commence ainsi sa Lettre : MA FEMME, vousentendez bien que ce nest pas le tour dun galand homme, aux reigles de ce tems ici, de vous courtiser &

    caresser encore : car ils disent quun habile homme peut bien prendre femme, mais de lpouser, cest faire un sot. Laissons les dire : je me tiens de ma part la simple faon du vieil ge, aussi en porte-je tantt lepoil, &c. .13 Liv. 2. ch. 37.14 Qui ny apporte dallgresse, pour pouvoir jouir le plaisir des compagnies qui sy touvent, & despromenades & exercices quoi nous convie la beaut des lieux o sont communment assises ces eaux, ilperd la meilleure piece & plus asseure de leur effect. A cette cause, jai choisi jusqu cette heure marrter & me servir de celles o il y avoit plus damenit du lieu, commodit de logis, de vivre & decompagnies, comme sont en France les bains deBagneres ; en la frontiere dAllemagne & de Lorraine, ceuxde Plombieres ; en Suisse, ceux deBade ; en la Toscane, ceux deLucques, & spcialement ceux della Villa,desquels jai us plus souvent & diverses saisons . Essais, Liv. 2 ch. 37.

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    auroit sans doute fait grace de tous les dtails de rgime qui ne pouvoient amuser que lui, & sur-toutde son long sjour aux eaux de Lucques ou della Villa. Nous aurions pu les supprimer, & la pensenous en est venue. Mais ctoit altrer loriginal ; on nauroit point eu la Relation de Montaignedans toute son intgrit, & le moindre retranchement dans ces dtails, en auroit fait souponnerdautres. On sest dtermin pour le parti le plus sr, qui toit de publier louvrage tel quil est dansloriginal, sans la plus petite omission. Si tous les dtails du mme genre dont sont farcis lesEssais,

    nempchent point quon ne les lise, & que les Editions les plus complettes ne soient trs-justementprfres tous lesExtraits, tous les Esprits de Montaigne quon a faits & quon pourra faire, ilen fera de mme de ce Journal. Ceux quennuiront les dtails des eaux de Plombieres & de Lucquesnont qu se dispenser de les lire : ils nexisteront point pour eux. Nous les en avertissonsdavance, & nous ajouterons de plus que tout lEgosme que lon reproche aux Essais, se retrouvedans ce Journal. On ny voit que Montaigne, il nest parl que de lui ; tous les honneurs ne sont quepour lui ; ses compagnons de voyage, lexception de M. dEstissac, ne sont ici presque pour rien ;il semble enfin voyager seul, & pour lui seul. Il est vrai que sa compagnie ne le suivit point danstous ses carts, & sur-tout aux eaux. Cette petite observation fait dj connotre -peu-prs lecaractre du Journal, qui sera bientt plus dvelopp.

    Comme les bains de Lorraine, de Suisse & dItalie ntoient pas non plus le seul objet du voyagedont on va lire la relation (quoique lenvie dessayer de tous, diriget principalement les

    mouvemens de Montaigne), il faut donc examiner quelle part y avoient les beauts locales du pays,le got des Arts & des monumens, lattrait des antiquits, des murs trangres, &c. &c.

    III.

    A LEPOQUE du Voyage de Montaigne en Italie (1580), cette belle contre, couverte des ruines &des dbris de lantiquit, toit encore depuis deux sicles devenue la patrie des Arts. Elle toitenrichie des travaux de Palladio, de Vignole, de Michel-Ange, de Raphael, de Jules Romain, duCorrege, du Titien, de Paul Veronese, du Tintoret, &c. Il est vrai que lAlgarde, le Guide, lAlbane,le Dominiquin, Lanfranc, Pierre de Cortone, Annibal Carrache, & une foule dautres grandsMatres, qui suivirent de prs les premiers, navoient point encore produit ce nombre infinidouvrages en tous genres qui dcorent les Eglises & les Palais dItalie. Le Pape qui rgnoit alors,Grgoire XIII, stoit beaucoup moins occup des Arts de dcoration & dagrment, quedtablissemens utiles & de quelques ouvrages publics. Sixte-Quint, son successeur, lu quatre ansaprs ce Voyage, embellit beaucoup plus Rome, en moins de six ans que dura son regne, quenavoit fait Grgoire XIII pendant plus de douze ans de pontificat. Cependant cette Capitale, ainsique Florence & Venise, ainsi que plusieurs autres Villes visites par Montaigne, avoient ds-lors dequoi remplir toute lattention des Voyageurs, par les richesses & les monumens de toute espce queles Arts y avoient dj rpandu. Montaigne y trouva donc de quoi soccuper. Avec une imaginationaussi vive que celle qui perce dans ses Essais, & dune tournure pittoresque, pouvoit-il voirfroidement les Arts de la Grce dont il toit entour ? Si le Journal de son Voyage contient peu deces descriptions de Statues15, de Tableaux, dautres monumens dont tous les voyageurs moderneschargent successivement leurs Relations (la plupart en se rptant ou se copiant les uns les autres) :

    cest, comme il le dit, quil y avoit ds ce tems-l des Livres o tout cela se trouvoit ; cest encorequil ne voyoit que pour soi, ou quil nentroit point dans son plan dobservation de faire montre desimpressions que les objets faisoient sur lui, ni de se parer de connoissances dont il laissoit lapossession aux Artistes. Mais il parot que tous les restes des Romains lavoient singulirementfrapp.

    Cest-l quil cherchoit le Gnie de Rome qui lui toit si prsent, quil avoit mieux senti, mieuxapperu que personne dans les crits des Romains qui lui toient familiers, & particulirement dans

    15 Il dit que ce sont les Statues qui lui ont le plus agr Rome. Il comparoit donc notre Philosophe ; il avoitdonc le sentiment des Arts.

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    ceux de Plutarque. Il le voyoit, ce Gnie, respirer encore sous les vastes ruines de la capitale duMonde. Jamais peut-tre on ne la conu ni reprsent, daucune maniere, aussi fortement, quillest dans ses belles rflexions sur limmense tombeau de Rome. Il est sr au moins que dans legrand nombre de Relations, de Descriptions en toutes langues, quon a des anciens restes ou desruines de cette Ville, rien napproche de cet loquent morceau, rien ne donne une aussi grande idedu sige de lEmpire Romain.

    Avant de lire ces rflexions, on verra comment Montaigne, avec des cartes & des livres, avoittudi cette Ville ; & lon concevra que peu de Voyageurs lont pu mieux voir, avant ou mmeaprs lui. On ne peut douter encore quil net partag son attention entre lancienne Rome & lanouvelle ; quil net galement bien examin les restes de la grandeur Romaine, & les eglises, lespalais, les Jardins modernes, avec tous les embellissemens dont ils toient dj dcors. Si du peude descriptions de Rome & de ses environs, quil a mises dans son Journal, on insroit que le gotdes Arts lui manquoit, on se tromperoit videmment, puisque, pour ne point sen faire une tche, ilrenvoye aux Livres, ainsi quon la dj dit. Rome a depuis ce tems-l bien chang de face ; mais ilnous a paru curieux de confrer sa Relation, telle quelle est, avec les plus rcentes, & nous navonspoint nglig de faire cette comparaison, quand elle nous a paru ncssaire. Il en est de mme desautres Villes dItalie vues par Montaigne. Les statues antiques de Florence, (la Ville quil vit lemieux, aprs Rome), & les chefs-duvres de son Ecole, ne lui toient point chapps. Il ne marque

    point une admiration outre pour Venise, o il ne resta que sept jours, parce quil stoit propos derevoir cette belle Ville son aise ; mais on remarquera que Montaigne, sans tre insensible auxbelles choses, toit assez sobre admirateur16. Ce qui parot le toucher le plus, ce sont les beuts, lesvarits locales, un site agrable ou singulier, quelquefois la vue dun lieu dsert & sauvage, ou desterreins bien cultivs, laspect imposant des montagnes, &c. &c. Cependant lHistoire Naturellenentre pour rien dans ses observations, sil nest question deaux minrales ; les arbres, les plantes,les animaux loccupent fort peu. Il se repentit la vrit de navoir pas vu sur la route de Florencele Volcan de Pietra mala, quil laissa par pur oubli, sans se dtourner. On le voit assez curieux desmachines hydrauliques & autres, & de toutes les inventions utiles. Il en dcrit mme quelques unes,& ses descriptions, pour ntre pas fort claires, pour manquer souvent de prcision, parce que lestermes apparemment lui manquoient, nen prouvent pas moins son attrait, son got pour ce genre decuriosits. Un autre objet dobservation plus conforme sa philosophie, ctoient les murs & lesusages des Peuples, des contres, des conditions diffrentes, quil considroit avec un soinparticulier. Il voulut voir & entretenir quelques courtisanes Rome, Florence, Venise, & ne crutpoint cet ordre indigne de son attention17. Il aimoit naturellement le commerce des femmes ; maiscomme il fut toujours bein plus rgl dans ses murs, ou plus chaste dans sa personne que dans sescrits, quil toit assez matre de ses ans, & quil toit fort attentif sur sa sant, la continence, prsde 50 ans, ne dut pas lui couter beaucoup18. A lgard de la galanterie laquelle sa philosophie nelavoit pas fait renoncer, comme on le verra dans son sjour aux bains de Lucques, il sen permettoitun peu selon loccasion & les circonstances.

    Montaigne au reste avoit toutes les qualits ncessaires un Voyageur. Naturellement sobre &peu sensible au plaisir de la table, peu difficile sut le choix ou sur lapprt des alimens,quoiquassez friand de poisson, il saccommodoit partout de ce quil trouvoit ; il se conformoit sans

    peine au got, aux usages diffrens de tous les lieux quil rencontroit : cette varit mme toit un16 Aujourdhui lon admire trop; & la plupart de nos Philosophes, ou de ceux qui, parmi nous, en prennent lenom, ne se dfendent pas plus que les autres dun sentiment qui ne prouve point toute ltendue desprit quelon voudroit bien montrer.17 Il avoit bien observ ladresse des Courtisanes de Rome. Il admiroit de combien elles se montroient plusbelles quelles ntoient ; avec quel art elles se prsentoient par ce quelles avoient de plus agrable,montrant seulemtn le haut du visage, ou le bas, ou le ct ; enfin se couvrant ou se dcouvrant, de manierequil ne sen voyoit pas une seule de laide la fentre.18 TOUT licencieux quon me tiene dit Mont.Essais, L. 3. ch. 5. Jai en vrit plus svrement observ lesloix du mariage, que je navois promis ni espr .

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    plaisir de plus pour lui. Vritable Cosmopolite, qui regardoit tous les hommes comme sesconcitoyens naturels, il ntoit pas moins accommodant, moins ais dans le commerce de la vie. Ilaimoit beaucoup la conversation, & il trouvoit bien se satisfaire chez une nation spirituelle o sarputation lavoit devanc, & lui avoit fait des amis. Loin dy porter cette prvention que lonreproche aux Franois de trop laisser voir aux Etrangers. Il comparoit leurs usages aux ntres, &quand les premiers lui paroissoient prvaloir, il en convenoit sans hsiter 19. Ainsi sa franchise ne

    pouvoit manquer de le rendre trs agrable ceux mmes qui ne sen piquoient pas autant que lui.Ajoutons tous ces avantages lhabitude du cheval, si commode pour lui qui souffroit difficilementles voitures, & par cette heureuse habitude, un corps de fatigues qui lui faisoit supporter & lesmauvais gtes, & le changement dair presque continuel, & toutes les autres incommodits desvoyages.

    Montaigne voyageoit comme il crivoit ; ce ntoit ordinairement ni la rputation des lieux, nimoins encore un plan form de suivre telle ou telle partie pour la connotre exactement, ni la marchedes autres Voyageurs, qui rgloient la sienne ; il suivoit peu les routes ordinaires ; & lon ne voitpas que dans ses voyages, (except toujours son attrait pour les eaux minrales), il et un objet plusdtermin quil nen avoit en composant ses Essais. A peine a-t-il le pied en Italie quil parotregretter lAllemagne. Je crois, dit le premier Ecrivain du Journal, que sil et t seul avec lessiens, il ft all plutt Cracovie ou vers la Grce par terre, que de prendre le tour vers lItalie.

    Mais le plaisir quil prenoit visiter les pays inconnus, lequel il trouvoit si doux que den oublier lafoiblesse de son ge & de sa sant, il ne le pouvoit imprimer nul de la troupe, chacun nedemandant que la retraite20. Quand on se plaignoit de ce quil conduisoit souvent la troupe parchemins divers & contres, revenant souvent bien prs do il toit parti ; (ce quil faisoit, ourecevant ladvertissement de quelque chose digne de voir, ou changeant dadvis selon lesoccasions), il rpondoit quil nalloit, quant lui, en nul lieu que l o il se trouvoit, & quil nepouvoit faillir ni tordre sa voie, nayant nul projet que de se promener par des lieux inconnus ; &pourveu quon ne le vist point retomber sur mesme voie, & revoir deux fois mesme lieu21, quil nefaisoit nulle faute son dessein.

    Il disoit, quaprs avoir pass une nuit inquiette, quand au matin, il venoit se souvenir quilavoit voir une Ville ou une nouvelle contre, il se levoit avec desir & allgresse. Il ajoutoit, quiltoit comme ceux qui lisent un conte plaisant ou un beau livre, & qui craignent toujours quil nevienne finir ; que de mesme il prenoit si grand palisir voyager, quil hassoit le voisinage du lieuo il devoit se reposer ; & il proposoit plusieurs desseins de voyager son aise, sil pouvoit serendre seul .

    Montaigne, son entre en Allemagne, se repentoit de trois choses : I. de navoir pas men deFrance un Cuisinier, non pour se faire apprter manger son got ou la Franose, mais aucontraire pour quil apprt la cuisine suisse, Allemande, Italienne ; 2. de navoir pas pris pourlaccompagner quelque gentilhomme du pays ; 3. De ne stre pas pourv ditinraires & de Livresqui lui eussent indiqu les lieux & les choses voir22.

    19 Un Allemand, dit-il, Essais,L. 3. ch. 13. me feit plaisir Auguste (Augsbourg) de combattre

    lincommodit de nos fouyers par ce mme argumant de quoi nous nous servons ordinairemant condamnerleurs Poyles. Car, la vrit, cette chaleur croupie, & puis la senteur de cette matiere reschauffe de quoi ilssont composs, enteste laplupart de ceus qui ny sont expriments : moi non. Mais au demeurant estant cettechaleur gale, constante & universelle, sans lueur, sans fume, sans le vent que louverture de nos cheminesnous apporte, elle a bien par ailleurs de quoi se comparer la notre . Cest ainsi que tout est compens dansla vie : Montaigne lavoit trop bien remarqu pour tenir nos prjugs nationaux.20 Voil comme voyage le mollesse. On voudroit tout voir sans se gner, sans quil en coutt la moindrepeine ; on voyageroit bien volontiers dans son lit.21 Cette loi que Montaigne parot ici simposer ne fut point du tout de rigueur, puisquen Italie on le verrarepasser plus dune fois dans les mmes lieux, & de plu, y faire quelque sjour.22 Tome I, p. 101.

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    IV.

    AVANT de parler de la forme & du style de ce Journal, pour ne laisser aucune prise lesouponner de supposition, dinterpollation, &c. nous avons une observation faire.

    Les deux premiers Livres desEssais furent imprims pour la premiere fois Bordeaux en 1580 ;ils parurent par consquent au moins quelques mois avant le voyage de Montaigne en Italie,

    puisquil trouva cet ouvrage Rome entre les mains des Examinateurs, dont il avoit dj subi lacensure. Or, dans cette Edition de Bordeaux, ni sans doute dans les trois autres qui la suivirentdassez prs, suivant le P. Niceron, il nest fait aucune mention de ce Voyage dItalie. Mais commetoutes les editions postrieures, depuis & compris la cinquime, [donne par Montaigne lui-mmeen 1588, Paris chez Abel Langelier, in-4], sont augmentes dun troisime Livre, & denviron600 additions faites aux deux premiers, on trouve parmi ces additions plusieurs faits relatifs cemme Voyage. Ils pourroient donc embarrasser ceux qui, ne pouvant les faire cadrer avec la datedes Editions antrieures auxAdditions de Montaigne23, ne sauroient pas que ces faits en sont partie,& quil les a lui-mme insrs aprs coup dans les deux premiers Livres desEssais.

    On ne sauroit dissimuler que toute la diction du Journal, o lon ne peut mconnotrelexpression libre & franche de Montaigne, ne soit encore plus nglige que celle des Essais, & laraison en est vidente. Ce Journal (il faut bien le rpter) navoit t fait que pour lui, pour son

    usage particulier ; il ny a pas dapparence quil se ft jamais donn la peine de le revoir pour lemettre au jour. Ainsi, loin de se gner, cest l quil a d sabandonner cette ngligence quilchrissoit tant. Les Essais sont un peu plus soigns24, parce quil les a publis lui-mme. De plus,comme Montaigne, quant aux murs, ntoit presque pas de son sicle, sa maniere dcrire estaussi dun ge antrieur au sien. Cest dabord le langage de sa Province, & cette Province (lePrigord) nest point apparemment celle o notre langue avoit fait alors les plus grands progrs25.Dailleurs le Franois ntoit point proprement sa langue naturelle ou native. On sait que Montaigne six ans ne savoit pas un mot de cette langue, quil ne lapprit qu lge o sapprennentordinairement les lmens du Latin, & que cette derniere langue il lavoit comme imbibe avec lelait de la maniere dont les enfans peroivent leur langue maternelle. Or, sa premiere institutionayant t linverse de la ntre, il a d long-tems sen ressentir, le reste de sa vie, peut-tre, & parconsquent la langue Franose fut toujours en quelque sorte trangere pour lui. De l tous leslatinismes dont son style est rempli, laudace de ses mtaphores, & lnergie de ses expressions ;mais aussi de l, ses incorrections sans nombre, ses ttonnemens que lon entrevoit dans certainstours embarrasss ou mme forcs deEssais, & tout le patois quil y a sem26. Montaigne aprs tout

    23 Montagne faisoit volontiers des Additions ses ouvrages, mais il ny corrigeoit jamais rien. Voici laraison quil en donne, Essais L. 3. ch. 9. CELUI qui a hypotecqu au monde son ouvrage, je trouveapparence quil ny ait plus de droit. Quil die, sil peut, mieux ailleurs, & ne corrompe la besoigne quil avendue. De telles gens, il ne fauldroit rien acheter quaprs leur mort. Quils y pensent bein avant de seproduire : qui les hte ? Belle question ! la faim de la gloire, ou lautre faim, toutes les deux souvent.24 Le P. Niceron qui sans doute avoit vu quelques-unes des quatre premieres Editions, assre que le texte deMontaigne y est plus suivi que dans toutes les Edition postrieures : parce que ce texte qui ne contenoitdabord que des raisonnemens clairs & prcis, a t coup & interrompu par les diffrentes Additions que

    lAuteur y a faitespar-ci par-l en diffrens tems, & qui y ont jett du dsordre & de la confusion, sans quilse soit mis en peine dy remdier .25 Il est certain que les Essais de Montaigne contiennent bien des expressions Prigourdines & Gasconnes :cest ce que lEditeur de Londres (M. Coste) ne parot pas avoir trop observ. Le langage Prigourdin a deplus conserv, comme celui de quelques autres Provinces, plusieurs traces de Latinisme qui ne subsistentplus dans la langue. Pour nen citer que cet exemple, le mot Titubare, qui signifie chanceller, se reconnotaisment dans le mot Prigourdin Tiboyer, qui a la mme signification.26 LAuteur de son Epitaphe Latine qui est aux Feuillants de Bordeaux, en rassemblant tous les vieux motsLatins dont elle est compose, sembleroit avoir voulu caractriser llocution des Essais, sil ntoit plussimple de penser que cest une pdanterie Monachale, ou une lgance Germanique, quel quen puisse trelEcrivain, dont nous navons nulle connoissance.

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    nassujettit jamais ses ides lexpression ; il parot ne se servir du langage que comme dunvtement ncessaire pour habiller ses conceptions, & pour les produire au dehors. Lexpression laplus commode, ou celle qui se prsentoit le plus proprement, toit toujours employe ; il necherchoit plus autre choses. Il falloit que la langue se plit sous sa plume, quelle prt son grtoutes les formes que ses ides y imprimoient. Mais la richesse & la chaleur de son imaginationsupplant tous les besoins du Boute-dehors (cest ainsi quil appelloit le langage), y attachoient

    des formes hereuses & un coloris qui lui prtoient un nerf, une hardiesse, dont on nauroit pas crucette langue capable ; & voil ce qui le fait lire avec tant dattrait.On voit presque toujours sa pense dans sa navet pure & primitive ; elle nest point offusque

    de langage, ou le voile est si transparent, quelle ne perd rien de sa force. Notre langue lui doitquelques mots fort expressifs quelle a conservs, tels quenjouement, enjou, enfantillage, amnitpeut-tre, & dautres27.

    Ce que nous disons en gnral du style particulier de Montaigne, ne regarde gueres que lesEssais. Il na pas besoin dtre justifi sur celui de ce Journal, puisque ce nest quun Tableau deslieux quil visite & de sa maniere dtre en chaque lieu : Tableau croqu sans le moindre soin, avecla prcipitation dun Voyageur qui ne cherche point orner des faits quil ne crayonne que pour luiseul, & dans lequel on voit tout au plus quelques traces des impressions quil a reuer la prsencedes objets.

    Ainsi, pour ne tromper personne, les faux dlicats qui se font une affaire de got de ne lire queles crits qui parlent peu prs leur langage, ou ceux que la lecture des Essais na pas un peufamiliariss avec le jargon de Montaigne, pourront bien tre dgots de la lecture de ce Journal ;mais ce nest point pour eux quon la publi. Nous avons dj fait pressentir quon ny trouverapoint beaucoup de ces descriptions ddifices ou de peintures & de sculptures, qui sont la principalesubstance de presque tous les nouveaux Voyages. On ne doit pas non plus sattendre cesdigressions politiques ou littraires sur les Peuples & les Gouvernemens dItalie, qui donnent certaines Relations un air si savant ; encore moins ces plaisanteries uses sur les Moines & sur lessuperstitions populaires, dont la plpart des Etrangers, & parmi nous les libertins (non les plusinstruits), ne sont jamais las. Montaigne avoit bien observ ; mais ncrivant point ici pour tre luhors de sa famille28, & pour amuser lennui sdentaire ou la malignit de ses contemporains, il nasuivi dans sa Relation que son propre got, en peignant, selon les occurrences, les objets & lesmouvemens de son attrait particulier, sans sattacher mthodiquement telles parties plus quauxautres.

    Mais ce qui rendra ce Journal intressant pour les Lecteurs qui cherchent lhomme dans sescrits, cest quil leur fera beaucoup mieux connotre lAuteur des Essais, que les Essais mme.Ceci doit parotre un peu paradoxe ; allons la preuve. Dans ces Essais, o pourtant Montaigneparle tant & si souvent de lui-mme, son vritable caractere est noy sous la multitude des traits quipeuvent en former lensemble & quil nest pas toujours ais de rapprocher exactement, ou de bienfaire cadrer, comme par le moyen dun verre optique on runit les traits disperss dans toutes lesparties de certains tableaux, pour quil en rsulte une figure rgulire. Ce qui prouve que les Essaisde Montaigne ne lont pas suffisamment fait connotre, cest la diversit des jugemens quon a portde lui29. Ici lon ne voit plus lEcrivain, non pas mme dans le moment le plus froid de la

    27 On auroit pu sans doute en conserver davantage, ainsi que dAmyot, & de quelques autres ecrivains duseizime sicle ; ils auroient enrichi la langue, & ceux quon leur a substitus, comme des quivalens, ontbeaucoup moins de force ou dexpression, sans tre plus doux, plus harmonieux, &c. Mais on sait commentsy prenoient les premiers Acadmiciens, & combien ils avoient de got !28 Montagne ntant mort que plus de dix ans aprs ce voyage dItalie (en 1592), sans publier son Journal, onpeut infrer quil ne lauroit jamais mis au jour, de quelque faon que ce ft. Son intention tout au plus toitquil restt dans sa famille comme tant de Mmoires particuliers qui nont t donns au Public que long-tems aprs la mort de leurs Auteurs.29 Nous les avons tous bien combins, & nous pourrions donner quelque jour une Discussion sur cet objet,sil paroissoit intresser les Gens de Lettres.

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    composition la moins mdite : cest lhomme, cest Montaigne lui-mme, sans dessein, sans aucunapprt, livr son impulsion naturelle, sa maniere de penser spontane, nave, aux mouvemens lesplus soudains, les plus libres de son esprit, de sa volont, &c. On le voit mieux que dans ses Essais,parce que cest bien moins lui qui parle, qui rend tmoignage de lui-mme, que les faits crits de samain pour la dcharge de sa mmoire, sans autre vue, sans la moindre ide dostentation prochaine,loigne, prsente ou future. Parmi les faits de ce Journal qui donneront de lAuteur (& sur-tout de

    sa Philosophie) une ide plus vraie que tous les jugemens quon en a ports30

    , nous nous bornons celui-ci.De tous les lieux dItalie dignes dattirer lattention de Montaigne, celui quon pourroit le moins

    souponner quil et t curieux de voir, cest LORETTE : cependant lui qui ntoit rest quun jour& demi tout au plus Tivoli, passa prs de trois jours Lorette. Il est vrai quune partie de ce temsfut employe, tant faire construire un richeEx voto compos de quatre figures dargent, lune de laVierge, (devant laquelle toient genoux les trois autres), la sienne, celle de sa femme, & celle desa fille, qu solliciter pour son Tableau une place quil nobtint quavec beaucoup de faveur. Il y fitde plus ses dvotions ; ce qui surprendra peut-tre encore plus que le Voyage & lEx voto mme. SilAuteur de la Dissertation sur la religion de Montaigne31, qui vient de parotre, avoit lu le Journalque nous publions, il en auroit tir les plus forte preuves en faveur de son christianisme, contre ceuxqui croyent bien lhonorer en lui refutant toute religion : comme si, malgr son scepticisme32, on

    nappercevoit pas la sienne dans vingt endroits de ses Essais, & si sa constante aversion pour lesSectes nouvelles nen toit point une preuve clatante & nullement quivoque, ainsi que lavoit bienremarqu sa fille dalliance, Mademoiselle de Gournay, la meilleure Apologiste de Montaigne33.

    Tout le mrite de ce Journal ne se rduit pourtant point ce qui concerne Montaigne ; il y a dessingularits & des faits quon ne trouvera point ailleurs. Cest ce quon verra par lAnalyse quenous mettrons sous les yeux du Lecteur, & qui pourra tenir lieu de Sommaire, quelques gards.

    V.

    LE VOYAGE dont nous allons suivre ou simplement indiquer le cours, na, depuis Beaumont-sur-Oise jusqu Plombieres en Lorraine, rien dassez curieux, pour nous arrter en chemin. Lesjour mme de Plombieres, dont Montaigne prit les eaux pendant quelques jours, na dun peu

    30 Mallebranche, entre autres, est un des plus mauvais juges de Montaigne. Un Mthodiste, un homme systmes, ne devoit pas le trouver supportable. Ce Philosophe Cartsien, par une inconsquence la foisformelle & relle, stant toujours dclar contre lImagination, sa facult dominante (quoiquil en eut bienprouv les surprises), ne pouvoit gueres goter un homme qui en avoit autant que lui, mais qui en avoit faitun tout autre usage. On ne connot donc point assez Montaigne, parce quon ne la gueres jug que sur cequil dit de lui-mme, sur ses personnalits continuelles, & sur les traits vagues, indcis, forms de sa main.Son caractere philosophique na point t dvelopp.31 Dom de Vienne, Bndictin de la Congrgation de S. Maur, auteur duneHistoire de Bordeaux, dont lepremier volume est entre les mains du Public.32 Cest ce que lAuteur de lEpitaphe en vers Grecs, qui se lit aux Feuillans de Bordeaux, a bien fait sentirdans deux vers traduits ainsi par la Monnoye :Solius addictus jurare in dogmata Christi,Cetera Pyrrhonis pendere lance sciens. Attach fermement aux seuls dogmes du Christianisme, il sut peser tout le reste la balance de Pyrrhon .33 Voyez sa Prface sur les Essais de Montaigne. Cette Prface trop peu lue est un chef-duvre en songenre. Montaigne ne sera jamais mieux dfendu quil lest dans cette pice. Son Apologiste rponddisertement tous les chefs de censure, toutes les critiques des Essais. Balzac, Paschal, Mallebranche, &les Critiques rcens ne reprochent rien Montaigne sur quoi cet Ecrivain ne soit trs-bien justifiexpressment ou implicitement. Enfin, cest-l mme, encore plus que dans les ecrits de son CopisteCharron, quon retrouve la chaleur & le nerf de ses expressions. Montaigne lui-mme en avoueroit tout. Ilna peut-tre rien de plus fortement pens que le dbut de cette Prface : Si vous demandez au vulgaire quelest Csar, &c.

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    remarquable, que le naf Rglement fait pour la police de ces eaux, quon rapporte tout au long, &la rencontre dun Seigneur Franc-Comtois barbe pie, nomm dAndelot, qui avoit t Gouverneurde Saint-Quentin pour Philippe II, aprs la prise de cette ville par Jean dAutriche. Il faut donc aller

    jusqu Ble, dont la description fait connotre son tat physique & politique dalors, ainsi que sesBains. Ce passage de Montaigne par la Suisse nest pas dun dtail indiffrent. On voit comment ceVoyageur philosophe saccommode par-tout des murs & des usages du pays. Les Htelleries, les

    Poiles, la cuisine Suisse, tout lui convient ; il parot mme fort souvent prfrer aux murs, auxfaons Franoises, celles des lieux quil parcourt, & dont la simplicit, la franchise, toit plusconforme la sienne. Dans les Villes o sarrtoit Montaigne, il avoit soin de voir les ThologiensProtestans, pour sinstruire du fond de leurs dogmes. Il disputoit mme quelquefois avec eux. Sortide la Suisse, on le voit Isne, Ville Impriale, aux prises avec un Ubuquitaire. Il rencontra danstoute sa route, des Luthriens, des Zuingliens, &c. mais il vit beaucoup daversion pour leCalvinisme, qui ne prit point de ce ct-l. Dans son sjour Augsbourg, Ville dj considrable, &quil reprsente telle quelle toit, la description de la Poterne, que nous aurions dsir pouvoirrendre plus intelligible, intressera peut-tre les Mchaniciens. On y observera son attention seconformer autant quil pouvoit aux usages extrieurs des Villes, pour ntre point trop remarqu.Mais un trait qui nchappera point ceux qui ne jugent Montaigne que comme on a jug Cicron,sur ces foiblesses si communes dont la philosophie, dans des tems plus simples, nexempta, ni

    Platon, ni Diogne lui-mme34, cest lamour de la gloriole ou le sentiment dont il ne put sedfendre, lorsquil saperut quon le prenoit pour un Seigneur Franois de haut rang. On lui tiendrabon compte encore de la vanit si persvrante qui lui a fait laisser le cartel de ser [?] armes auxeaux de Plombieres, celles de Lucques & ailleurs. Montaigne ce quil parot, ne fit que traverser,la Baviere, & dit peu de chose mme de Munick.

    Cest dans la traverse du Tirol quil faut le considrer au milieu des Monts & des gorges decette contre pittoresque, & sy plaisant beaucoup plus que dans tous les pays o il venoit de passer.Il sy trouvoit dautant mieux, quon lavoit faussement prvenu sur les incommodits quilessuyeroit dans cette route. Ce qui lui donne occasion de dire : QUIL stoit toute sa vie meffidu jugemant dautruy sur le discours des commodits des Pays estrangiers, chacun ne sachantgouster que selon lordonnance de sa coustume & de lusage de son Village, & avoit faict fort peudestat des avertissemans que les Voyageurs lui donnoint . Il comparoit ingnieusement le Tirol une robbe quon ne voit que plisse cause des montaignes], mais qui dveloppe seroit un fortgrand pays, parce que ses montagnes sont cultives & remplies dhabitans. Son entre en Italie futdonc par le Trentin.

    Le premier empressement de Montaigne ne fut, ni pour Rome, ni pour Florence ou Ferrare :Rome toit trop connue, disoit-il, & lgard des deux autres Villes, il ny avoit laquas qui nenpt dire des nouvelles. De Roveredo, o il sapperut que les crevisses commenoient luimanquer, parce quexactement depuis Plombieres, dans un trajet de prs de 200 lieues de pays, il enavoit eu tous ses repas, aprs avoir t voir le Lac de Garde, il tourne vers lEtat des Vnitiens. Ilpasse successivement Vrone, Vicenze, Padoue, & sur chacune de ces Villes, il y a plus oumoins de dtails. Venise, quil avoit une faim extrme de voir, ne rpondit point apparemment toute lide quil sen toit faite, puisquil la vit trs-rapidement, & quil ny fit pas un long sjour.

    Cependant il en admira dabord la situation : puis lArcenal, la place de Saint-Marc, la police, lafoule dEtrangers qui sy trouvoient ; enfin, lopulence, le luxe & le grand nombre de Courtisannesdun certain rang. Les bains de Bataglia lui font faire sa premiere diversion aux eaux Minrales.Rovigo, Ferrare & Bologne, ont ensuite lune aprs lautre le tribut de sa curiosit ; mais comme il y

    34 La Philosophie qui nest que discoureuse nest exclusive daucunes miseres, daucunes petitesseshumaines, & sur-tout de la vanit. Le ridicule est de la montrer trop ouvertement, mme en voulant lacacher ; ou de btir luvre de sa gloire par tous les petits moyens que lon employe prsent, & qui sedclent deux-mmes. Montaigne a du moins lavantage que sa vanit plus sincere & plus franche choquemoins quune vanit hypocrite. On a dit quaprs la bravoure rien ntoit plus brave que laveu de lapoltronnerie.

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    fit peu de sjour, il stend peu sur ces trois Villes. Il prend de l le chemin de Florence, & sarrtedabord visiter quelques maisons de plaisance du Grand-Duc. Description assez dtaille des

    jardins & des eaux de Pratolino. Florence avait de quoi loccuper ; on ne le voyait pourtant pasgrand admirateur de cette Ville, & de la magnificence des Mdicis. Cest mme au milieu deFlorence, quil dit navoir jamais vu de Nation o il y et si peu de belles femmes que lItalienne. Ilsy plaignoit aussi des logemens & de la mauvaise chere qui lui faisoient regretter les Htelleries

    dAllemagne. Il met ici Florence fort au-dessous de Venise, peu au-dessus de Ferrare, & lgalitde Bologne. On trouve encore plus de dtails proportion sur le Grand-Duc lors rgnant, que surses Palais. Description de Castello, autre maison de plaisance de mme Prince, do il va Sienne.

    Montaigne entre sur les terres de lEglise, passe Monte-Fiascone, Viterbe, Rossiglione, &c. &arrive Rome le 30 Novembre 1580.

    Lide magnifique & sublime quil donne ici de lancienne Rome daprs son superbe cadavre,est connue par le Prospectus qui a t publi ; mais il est curieux den rapprocher le Tableau quilfait de Rome moderne.

    CEST, dit-il, une Ville toute Cour & toute Noblesse ; chacun prend sa part de loisivetEcclsiastique35 Cest la plus commune Ville du monde, & o ltranget & diffrance deNations se considere le moins : car de sa nature, cest une Ville rapice dEtrangiers ; chacun y estcomme chez soi. Son Prince embrasse toute la Chrtiennet de son autorit. Sa principale

    Jurisdiction oblige les Etrangiers en leurs maisons, comme ci son Election propre (a sa volont),& de tous les Princes & Grands de sa Cour, la considration de l'origine n'a nul poids. La libert dela Police de Venise & utilit de la trafique la peuple d'Etrangiers ; mais ils y sont comme chez autruipourtant. Ici ils sont en leurs propres offices & biens & charges ; car c'est le sige des personnesEcclsiastiques . A travers ce vieux langage, on entrevoit, ce me semble, quelques ides assezneuves.

    Montaigne se plaisoit beaucoup Rome, & son sjour en cette Ville, dans ce premier voyage, futde prs de cinq mois. Cependant il fait cet aveu : QUOIQUE j'y aye employ d'art & de soin, je nel'ai connue que par son visage public, & qu'elle offre au plus chtif trangier .

    Il toit fch d'y trouver un si grand nombre de Franois, qu'il ne rencontroit presque personnequi ne le salut en sa langue. L'Ambassadeur de France Rome toit en ce tems-l M. d'Elbene.Montaigne , qui , dans tout son Journal, marque un grand respect pour la Religion, crut ne pouvoirse dispenser de rendre au Souverain Pontife l'hommage de sa pit filiale, dans la forme usite encette Cour. M. d'Elbene en fit son affaire. Il mena Montaigne & sa compagnie, (notamment M.d'Estissac) l'Audience du Pape ; ils furent admis lui baiser les pieds, & le Saint Pere exhortanommment Montaigne de continuer a la dvotion qu'il avoit toujours porte l'Eglise & servicedu Roi trs-Chrtien

    36.

    Ce Pape, on l'a dja dit, toit Grgoire XIII, & son Portrait, de la main de Montaigne, qui,non-seulement lavoit vu de prs, mais qui fut encore porte, pendant tout son sjour Rome,d'tre bien instruit sur son compte, est probablement un des plus vrais, des plus srs que l'on puisseavoir. Il ne gtera rien ici.

    CEST un trs-beau vieillard, dit M. d'une moyenne taille & droite, le visage plein de majest;une longue barbe blanche, g lors de plus de 80 ans, le plus sain pour cet ge & vigoureux qu'il est

    possible de desirer, sans goute, sans colique, sans mal d'estomach, & sans aucune subjection: d'unenature douce, peu se passionnant des affaires du monde37, grand btisseur , & en cela il lairra

    35Deus nobis haec otia fecit. Virg. Ecl.I.36 Henri III.37 En effet, quoique Montaigne crive qu'il vit Saint-Pierre du Vatican des enseignes prises sur lesHuguenots par les troupes de Henri III, ce qui fait assez voir la part que Rome prenoit nostroubles, comme il est observ dans les notes : quoique l'abominable boucherie de laSaint-Barthelemy se soit faite sous le Pontificat de ce Pape, Deserre, Historien Huguenot, & lundes moins modrs ,dit expressment qu'en 1584 on prsenta Grgoire XIII le plan de la Ligue,

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    Rome & ailleurs un singulier honneur sa mmoire; grand aumnier, je dis hors de toute mesure...Les charges publiques pnibles, il les rejette volontiers sur les paules d'autrui, fuyant se donnerpeine. Il prte tant d'audiences qu'on veut : ses rponses sont courtes & rsolues, & perd t'on tems lui combattre sa response par de nouveaux argumans. En ce qu'il juge juste, il se croit; & pour sonfils mme38 , qu'il aime furieusemant, il ne s'esbranle pas contre cette sienne Justice. Il avance sesparens, mais sans aucun intrest des droits de l'Eglise qu'il conserve inviolablemant . . . Il a une vie

    & des murs auxquelles il n'y a rien de fort extraordinaire, ni en l'une, ni en l'autre part, toutes foisinclinant beaucoup plussur le bon .On voit aprs cela Montaigne employer Rome tout son tems en promenades pied, &

    cheval, en visites, en observations de tout genre. Les Eglises, les Stations, les Processions mme, lesSermons; puis les Palais, les Vignes, les Jardins, les amusemens publics, ceux du Carnaval, &c. rienn'toit nglig. Il vit circoncire un enfant Juif, & il dcrit toute l'opration dans le plus grand dtail.Il rencontre aux Stations de Saint-Sixte un Ambassadeur Moscovite, le second qui ft venu Rome,depuis le Pontificat de Paul III; ce Ministre avoit des dpches de sa Cour pour Venise adresses auGrand Gouverneur de la Seigneurie. La Cour de Moscovie avoit alors si peu de relation avec lesautres Puissances de l'Europe, l'on y toit si mal instruit, qu'on croyoit que Venise toit duDomaine du Pape.

    La Bibliotheque du Vatican, qui ne pouvoit qu'tre dja trs-riche, toit une partie trop attrayante

    pour chapper Montaigne ; aussi par le compte qu'il en rend, voit-on qu'il eut soin de lafrquenter. C'est-l, sans doute qu'il rencontroit Maldonat, Muret& de pareils hommes, devenusaujourd'hui si rares. Il remarque, comme une singularit, que M. d'Elbene partit de Rome sans avoirvu cette Bibliotheque, pour navoir pas voulu faire une politesse au Cardinal Bibliothcaire. Surquoi il fait cette rflexion o l'on reconnotra bien son style: L'OCCASION, & lopportunit, ontleurs privileges, & offrent souvant au Peuple ce qu'elles refusent aux Rois. La curiosit s'empchesouvant elle-mme, comme fait aussi la grandeur & la puissance .

    Rome seule est pour un vritable Curieux un monde entier parcourir : c'est une sorte deMappemonde en relief, o l'on peut voir en abrg l'Egypte & l'Asie, la Grce & tout l'EmpireRomain, le Monde ancien & moderne. Quand on a bien vu Rome, on a beaucoup voyag.Montaigne alla voir Ostia, & les Antiquits qui sont sur la route ; mais ce ne fut qu'une course. Ilrevint tout de suite Rome continuer ses observations.

    On trouvera peut-tre peu digne d'un Philosophe, tel que Montaigne, son attention observerpar-tout les femmes assez curieusement; mais cet attrait naturel entroit dans la composition de saphilosophie, qui n'excluoit rien de toute la moralit de l'espece humaine39. Il voyoit peu de bellesfemmes Rome, & il remarque que la beaut plus singuliere se trouvoit entre les mains de cellesqui la mettoient en oeuvre

    40. Cependant il convient ensuite que les Dames Romaines sont

    communment plus agrables que les ntres, & qu'il ne s'en voit pas tant de laides qu'en France;mais il ajoute que les Franoises ont meilleure grace.

    De tout les dtails de son sjour Rome, celui qui concerne la censure des Essais, n'est pas lemoins singulier, &ne peut qu'intresser beaucoup les amateurs de Montaigne.

    pour qu'il lui donnt sa bndiction, & sen dclart leparein, mais qu'il ne voulut tre boute-feu

    d'une guerre qu'il ne pourroit teindre, & qu'il renvoya les Dputs sans rponse. Invent. gnr. delHist. de Fr. regne de Henri III.38 Ce Pape avoit t mari.

    39 Le mot de Terence, Homo sum, humani a me nihil alienum : ce motplein de sens & devenu sitrivial, n'eut peut-tre jamais une application plus utile ou d'une prcision plus exacte, que pournotre Auteur. Car ses spculations embrassant toute l'tendue de lhumanit, il toit aussisimplement spectateur du sexe destin plaire par les agrmens extrieurs, (formarum elegansspectator), qu'observateur assidu de l'autre.40 On a fait depuis long-tems la mme remarque Paris.

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    Le Matre du sacr Palais lui remit ses Essais chtis selon l'opinion des Docteurs Moines. ILn'en avoit pu juger, lui dit-il, que par le rapport d'aucun Moine Franois, n'entendant nullemantnotre langue, & se contentoit tant des excusesque je faisois sur chaque article d'animadversion quelui avoit laisse ce Franois, quil remit ma conscience de r'habiller ce que je verrois estre demauvais goust. Je le suppliai au rebours quil suivit l'opinion de celui qui lavoit jug, avouant enaucunes choses, comme d'avoir us du mot de fortune, d'avoir nomm (cit) des Poteshrtiques

    (c'est--direprofanes), d'avoir excus Julian (l'Empereur Julien dit l'Apostat ), & l'animadversionsur ce que celui qui prioit devoit tre exempt de vicieuse inclination pour ce tems [quod suboletJansenisnum]; Item, d'estimer cruaut ce qui est au-del de mort simple41;Item, qu'il falloit nourrirun enfant tout faire, & autres telles choses: Que c'estoit mon opinion, & que c'estoint choses que

    j'avois misesn'estimant que ce fuissent erreurs. A d'autres, niant que le Correcteur eut entendu maconception. Ledit Maestro qui est un habile homme m'excusoit fort & me vouloit faire sentir qu'iln'estoit pas fort de l'avis de cette rformation, & plaidoit fort ingnieusement pour moi en ma

    prsence, contre un autre qui me combattoit, Italien aussi .Voil ce qui se passa dans l'explication que Montaigne eut chez le Matre du sacr Palais au

    sujet de la censure de son Livre ; mais lorsqu'avant son dpart de Rome, il prit cong de ce Prlat &de son Compagnon, on lui tint un autre langage. ILS me prierent, dit-il, de n'avoir aucun gard ala censure de mon Livre, en laquelle d'autres Franois les avoint avertis qu'il y avoit plusieurs

    sottises; ajoutant, qu'ils honoroint mon intention & affection envers l'Eglise, & ma suffisance; &estimoint tant de ma franchise & conscience, qu'ils remettoint moi-mmede retrancher en monLivre, quand je le voudrois rimprimer, ce que j'y trouverois de trop licentieux, & entrautreschoses, les mots defortune. [Il me sembla les laisser fort contens de moi] : & pour s'excuser de cequ'ils avoint ainsi curieusemant vu mon livre, & condamn en quelque chose, m'allguerentplusieurs Livres de notre tems de Cardinaux & Religieux de trs-bonne rputation, censurs pourquelques telles imperfections qui ne touchoint nullemant la rputation de l'Auteur, ni l'uvre engros ; me priarent d'aider l'Eglise par mon loquence (ce sont leurs mots de courtoisie), & de fairedemeure en cette Ville paisible & hors de trouble aveceux .

    Aprs un jugement si mitig Montaigne naturellement ne dut pas se presser beaucoup de corrigersesEssais. D'ailleurs, comme nous l'avons fait voir, ce ntoit pas son usage. Il ajoutoit volontiers,mais ne corrigeoit ni ne retranchoit rien, en sorte qu'il y a lieu de croire que nous avons les deuxpremiers Livres des Essais, tels quils toient avant l'examen de Rome, except les additions qu'il ya faites.

    Un intrt encore plus pressant pour Montaigne & qui parot l'avoir beaucoup occup, c'est lagrace que le Majordome du Pape, Philippe Musotti42, qui l'avoit pris en singuliere amiti, lui fitobtenir par lautorit du Saint-Pere. Nous parlons des Lettres de Citoyen Romain, qui flattoient sisingulirement son amour-propre ou sa fantaisie qu'il ne peut s'en taire. Ces Lettres obtenues, il netarda point quitter Rome. Il alla voir auparavant Tivoli; & lacomparaison qu'il fait des eaux, desbeauts naturelles de ce lieu charmant, avec celles de Pratolino & de quelques autres endroits, estdu got le mieux raisonn. Montaigne en sortant de Rome prit le chemin de Lorette. Il passa, par

    Narni, Spolette, Foligno, Macerata, & autres lieux dont il ne dit qu'un mot. Etant encore Lorette,il faisoit son compte d'aller Naples qu'il avoit bien envie de voir. Les circonstances l'empcherent

    de faire ce voyage. S'il let fait, Dieu sait combien il et visit les eaux de Bayes & de Pouzzols.La perspective des eaux de Lucques lui fit sans doute changer sa marche. Ainsi de Lorette on le voitse porter directement Ancone, Sinigaglia, Fano, Fossombrone, Urbin, &c. Il repasse Florence,

    41 L'Auteur Italien du Livre qui traite des Dlits & des Peines, n'auroit pas trouv cette morale troprelche, puisqu'il pense de mme.42 C'est apparemment la reconnoissance qui n'a pas permis Montaigne d'omettre le nom du Majordome;mais comme, il n'est pas moins intressant de savoir le nom du Prlat qui dfendoit si bien ses Essais, leDominicain qui toit alors Matre du sacr Palais, s'appelloit SistoFabri. On sait que depuis S. Dominiquequi fit crer cet Office par le Pape Honorius III, cest toujours un Religieux de cet Ordre qui en est revtu.

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    sans s'y arrter, tourne vers Pistoye, de cette Ville Lucques, enfin au Bagno della Villa, o ilarrive au commencement de Mai (1581), & s'tablit pour prendre les eaux.

    C'est-l que Montaigne, de sa seule ordonnance, s'impose la rsidence & l'usage de ces eaux dela faon la plus stricte. Il ne parle plus que de son rgime, des effets successifs que les eaux font surlui, de la maniere dont il les prenoit chaque jour; en un mot, il n'omet aucune des plus petitescirconstances concernant son habitude physique, & lopration journaliere de ses boissons, de ses

    douches, &c. Ce n'est plus le Journal d'un voyageur qu'on va lire ; c'est le Mmoire d'un maladeattentif tous les procds du remede dont il use discrtion, aux plus petits incidens de son actionsur son tre & de sontat actuel: enfin c'est un compte bien circonstanci qu'il semble rendre sonMdecin pour linstruire & le consulter tant sur son tat, que sur l'effet des eaux. Il est vrai queMontaigne, en se livrant tous ces fastidieux dtails, prvient que : Comme il s'est autrefoisrepenti de n'avoir pas crit plus particulierement sur les autres Bains, ce qui auroit pu lui servir deregle & d'exemple pour tous ceux qu'il auroit vus dans la fuite, il veut cette fois s'tendre & semettre au large sur cette matiere . Mais la meilleure raison pour nous, cest qu'il n'crivoit quepour lui. On trouve pourtant ici bien des traits qui de tems en tems peignent le local & les murs dupays.

    La plus grande partie de ce morceau qui est long, cest-a-dire toute sa rsidence ces eaux, & lereste de son Journal, jusqu' la premiere Ville o retournant en France il trouve qu'on parle

    Franois, sont en Italien, parce qu'il vouloit sexercer dans cette langue. Il a donc ici fallu traduireMontaigne pour ceux qui ne l'auroient pas entendu. `:Au reste, dans la Relation du sjour assez long, qu'il fit aux bains della Villa, l'ennui de son

    Journal dittique est egay par la description dun Bal villageois quil y donne, & par les galateriesdont il s'amuse. On pourra mme tre difi de son attention pour Divizia, pauvre Paysanne, qui,sans culture, toit Pote & de plus improvisatrice. Il avoue, la vrit, que jusqualors, par le peu decommunication quil avoit eue avec les habitans du lieu, il n'avoit gueres bien soutenu la rputationd'esprit & d'habilet qu'on lui avoit faite. Cependant il fut invit, press mme, de vouloir bienassister une consultation de Mdecins qui se fit pour le Neveu d'un Cardinal; alors sur les lieuxparce qu'on toit rsolu de sen rapporter sa dcision. Il en rioit, dit-il, en lui-mme43; maispareille chose lui toit arrive plus d'une fois ces eaux & mme Rome.

    Montaigne, pour faire quelque trve aux remedes, prend cong des eaux repasse Pistoye,revient Florence pour la troisime fois, & y sjourne quelque tems. Il y voit des Processions, descourses de Chars, la course des Barbes, & la singuliere Revue de toutes les Villes du Grand Duchreprsentes par des Estaffiers, dont la personne nimposoit gueres. Il trouve dans la Librairie desJuntes le Testament de Boccace, & il en rapporte les principales dispositions, qui font voir quellemisere toit rduit cet Ecrivain encore aujourd'hui si clbre. Montaigne passe de Florence Pisedont il fait la description. Mais, sans aller plus loin, observons ici qu'on pourra le trouver un peucrdule lgard du merveilleux que les Italiens se plaisaient volontiers rpandre, & que saphilosophie sur ce point n'est pas toujours assez ferme. Il fait quelque sjour Pise & va voir sesBains; il retourne ensuite Lucques, y sjourne & dcrit aussi cette Ville. De Lucques, il revientaux Bains della Villa, pour y reprendre les eaux. Il reprend en mme-tems son Histoire Thermale &dittique, ses dtails valtudinaires, mdicinaux, &c.

    Cette attention si minutieuse & si constante de Montaigne sur sa sant, sur lui-mme, pourroit lefaire souponner de cette excessive crainte de la mort qui dgnere en pusillanimit. Nous croyonsplutt que c'toit la crainte de la taille, opration trs-redoute justement formidable alors; oupeut-tre, pensoit-il, comme le Pote Grec, dont Cicron rapporte ce mot : Je ne veux pas mourir,

    43 Il toit bien singulier, en effet, que lhomme le plus incrdule en Mdecine ft pris pour juge en pareillematiere; mais comme il croyoit aux eaux minrales; on le supposoit orthodoxe sur les autres points.

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    mais il me seroit fort indiffrent d'tre mort44 . Au reste il faut l'entendre lui-mme s'expliquerfort nettement sur cela.

    IL y auroit trop de foiblesse & de lchet de ma part si, certain de me retrouver toujours dansle cas de prir de cette maniere45, & la mort s'approchant tous les instans, je ne faisois pas mesefforts, avant d'en tre l, pour pouvoir la supporter sans peine, quand le moment sera venu. Car laraison nous prescrit de recevoir joyeusement le bien qu'il plat Dieu de nous envoyer. Or, le seul

    remede, la seule regle & l'unique science pour eviter les maux qui assiegent l'homme de toutes parts& toute heure, quels qu'ils soient, c'est de se rsoudre les souffrir humainement, ou lesterminer courageusement promptement46 .

    Il toit encore aux Eaux della Villa, le 7 Septembre [1581], lorsqu'il apprit par une Lettre deBordeaux, qu'on l'avoit lu Maire de cette Ville le 1Aot prcdent. Cette nouvelle lui fit hter sondpart de Lucques il prit la route de Rome.

    Montaigne de retour Rome y fit encore quelque sjour dont on voit ici le dtail. C'est-l 47 qu'ilreut les Lettres des Juratsde Bordeaux qui lui notifioient son Election la Mairie de cette Ville, &l'invitoient s'y rendre au plutt. Il en partit accompagn du jeune d'Estissac, & de plusieurs autresGentils-hommes qui le reconduisirent assez loin, mais dont aucun ne le suivit, pas mme sonCompagnon de voyage.

    Sa route dans laquelle il retrouva l'hiver, & qu'il fit avec une sant chancelante, puisqu'il rendoit

    de tems en tems du sable ou des pierres, fut parRonsiglione, San-chirico, Sienne, Pontalc, Luques& Massa di carrara. Il avoit fort envie de paisser Gnes, & il n'y va point par les raisons qu'ilrapporte. Il prend par Pontemolle & Fournoue, laisse Cremone, & vient Plaisance, dont il donneune courte description. Il voit Pavie & sa Chartreuse, qu'il dcrit aussi sommairement, passe

    Milan sans s'y arrter, & de l parNovarre & Verceil, il arrive Turin, que l'on ne peut, reconnotredans lide mesquine qu'il en donne.Novaleze, leMont-Cenis, Montmelian, Chambery, n'ont qu'untrait de plume. Il passe par la Bresse, & arrive Lyon, Ville qui lui plut beaucoup la voir: c'est leseul mot qu'il en dit. De Lyon, il traverse l'Auvergne & le haut Limousin pour entrer dans lePrigord; & il se rend par Prigueux au Chteau de Montaigne LONGAE finis chartque vique.Hor.

    P.S. ONfinissoit d'imprimer ce Discours, quand M. Capperonnier, Garde de la Bibliothque duRoi a reu de Bordeaux une Lettre concernant la famille de Montaigne, dont il a bien voulu nousfaire part. Cette Lettre nous apprend qu'il existe encore Bordeaux une famille du nom de

    Montaigne, qui est prcisment la mme que celle de l'Auteur desEssais. En voici la filiation. MICHEL DE MONTAIGNE toit fils de Pierre Eiquem, Seigneur de Montaigne & Maire de

    Bordeaux. Pierre avoit trois freres, & deux sont morts sans postrit. Le troisime,Raimond Eiquemde Montaigne, Seigneur de Bussaguet, toit par consquent oncle paternel de Michel de Montaigne.Il avoit pous une Adrienne de la Chassaigne, dont il eut quatre enfans, & entre autres, Geoffroy

    Eiquem deMontaigne, Seigneur de Bussaguet, Confeiller au Parlement de Bordeaux comme sonpere. C'est de ce Geoffroy que descend la maison de Montaigne actuellement existante en Guyennedont le dernier rejetton a pous Mademoiselle de Galatheau .

    44Emori nolo, sed me esse mortuum nihili stimo. Epicharme.45 De la pierre ou de la gravelle.46 C'est--dire, (comme il est expliqu dans la note relative cette, rflexion, tome 3, p. 271) ens'abandonnant la nature & lui laissant exercer tout son pouvoir sur nous, sans combattre lesprogrs du mal par des remedes, ou par des oprations douloureuses, dont une prompte mort nousdlivre. Il se disoit peut-tre intrieurement comme un Pote moderne : Ah ! non est tanto dignadolore salus.47 Non Venise, comme l'crit, daprs de Thou, le P. Niceron, copi par Pesselierdans l'Eloge Historiquequ'il a mis la tte de l'Esprit de Montaigne.

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    L'Auteur de cette Lettre (M. de la Blancherie) assure qu'il n'crit que d'aprs les Piecesjustificatives qu'il a sous les yeux.

    On trouve dans la Bibliotheque de du Verdier, Tome II., page 143. (Editon de M. Rigoley deJuvigny, Paris 1773) un Prsident de Montpellier du nom de Montagne & du mme tems quel'Auteur des Essais : homme docte, dit le Bibliographe, & qui avoit crit lHistoire de la Roine

    d'Ecosse (apparemment Marie Stuart), non encore imprime. Mais il ne parot pas qu'il ft de lamme famille, & du Verdiera grand soin d'en faire la distinction.

    F I N.

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    VOYAGE

    D E

    MICHEL DE MONTAIGNE

    EN ALLEMAGNE ET EN ITALIE.

    48MONSIEUR DE MONTAIGNE depescha Monsieur de Mattecoulon en poste avec leditescuyer, pour visiter ledit Conte, & trouva, que ses playes nestoint pas mortelles. Audit Beaumont,M. dEstissac se mesla la trope pour faire mme voyage, accompaign dun jantilhome, dunvalet de chambre, dun mullet, & pied dun muletier & deux lacquais, qui revenoit nostreequipage pour faire moiti la despense. Le lundi cinquiesme de Septembre 1580, nous partimesdudit Beaumont aprs disner & vinsmes tout dune trete souper

    MEAUX, qui est une petite ville, belle, assise sur la riviere de Marne. Elle est de trois pieces. Laville & le fauxbourg sont en dea de la riviere, vers Paris. Au-del des pons, il y a un autre grandlieu quon nomme leMarch, entourn de la riviere & dun trs beau foss tout autour, o il y a

    grande multitude, dhabitans & de maisons. Ce lieu toit autrefois trs bien fortifi de grandes &fortes murailles & tours; mais en nos seconds troubles huguenots, parce que la pluspart des habitansde ce lieu estoit de ce party, on fit demolir toutes ces fortifications. Cet endroit de la ville soutintleffort des Anglois, le reste estant tout perdu ; & en rcompense tous les habitans dudit lieu sontencore exempts de la taille & autres impositions. Ils monstrent sur la riviere de Marne une islelongue de deux ou trois cent pas quils disent avoir est un cavalier jett dans leau par les Anglois,pour battre ledit lieu du march avec leurs engins, qui sest ainsi fermy avecq le temps. Aufauxbourg, nous vismes labbae de saint Faron, qui est un trs vieux battimant o ils montrentlhabitation dOgier le Danois & sa sale. Il y a un antien refectoire, tout des grandes & longuestables de pierre dune grandeur inusite, au mylieu duquel sourdoit, avant nos guerres civiles, unevifve fonteine qui servoit leur repas. La pluspart des religieus sont encore gentilhomes. Il y aentre autres choses une trs vielle tumbe & honorable, o il y a leffigie de deuxchevaliers tandusen pierre dune grandeur extraordinere. Ils tiennent que cest le corps de Ogier le Danois &quelquautre de ces Paladins. Il ny a ni inscription ni nulles armoiries ; sulemant il y a ce mot enlatin, quun Abb y a fait mettre il y a environ cent ans, que ce sont deux heros inconnus qui sont lenterrs. Parmy leur thresor, ils monstrent des ossemans de ces chevaliers. Los du bras depuislespaule jusques au coude est environ de la longeur du bras entier dun homme des ntres de lamesure commune, & un peu plus long que celui de M. de Montaigne. Ils monstrent aussi deux deleurs espes qui sont environ de la longeur dune de nos espes deux mains, & sont fort detaillesde coups par le tranchant.

    Audit lieu de Meaux, M. de Montaigne fut visiter le Thresorier de lEglise saint Estienne nommJuste Terrelle, home connu entre les savans de France, petit home vieux de soixante ans, qui avoag en Egipte & Jerusalem & demeur sept ans en Constantinople, qui lui montra sa librerie &

    singularits de son jardin. Nous ny vismes rien si rare quun arbre de buy espandant ses branchesen rond, si espois & tondu par art, quil samble que ce soit une boule trs polie & trs massive de lahauteur dun homme.De Meaux o nous disnames le mardy nous vinsmes coucher

    CHARLY, sept lieues. Le mercredy aprs disner vinsmes coucher

    48IL MANQUEdeux pages du Manuscrit formant le premier feuillet, qui parot avoir t dchir fort anciennement, puisque lelivre a t trouv en cet tat. On ne sait point quel est le Comte que Montaigneenvoya visiter, ni laccident qui causases blessures;mais on ne se permettra point la moindre conjecture sur un fait tranger lAuteur.

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    DORMANS, sept lieues. Le landemein qui fut jeudi matin vinsmes disner ESPRENAI, cinq lieues. O estans arrivs, MM. dEstissac & de Montaigne sen allarent la

    messe comme cestoit leur coutume, en leglise Nostre Dame ; & parce que ledit seigr. deMontaigne avoit veu autrefois ; & lorsque M. le Mareschal de Strossi fut tu au siege de Teonvillequon avoit apport son corps en laditte eglise, il senquit de sa sepulture, & trouva quil y estoitenterr sans aucune montre ny de pierre, ny darmoirie, ny dpitaphe, vis vis du grand autel ; &

    nous fut dit que la reine lavoit ainsi fait enterrer sans pompe & ceremonie, parce que cestoit lavolont dudit Mareschal. Levesque de Renes de la maison des Hanequins Paris, faisoit lorsloffice en laditte eglise de laquelle il est abb : car cestoit aussi le jour de la feste de N. Dame deSeptemb. M. de Montaigne accosta en ladite eglise aprs la messe M. Maldonat, Jhesuite duquel lenom est fort fameux, cause de son erudition en theologie & philosophie, & eurent plusieurs proposde savoir ensamble lors & laprs dine au logis dudit sieur de Montaigne, o ledit Maldonat levint trouver. Et entre autres choses, parce quil venoit des beings dAspa, qui sont au Liege, o ilavoit este avec M. de Nevers, il lui conta que cestoint des eaus extrememant froides, & quontenoit l que les plus froides quon les pouvoit prendre cestoit le meilleur. Elles sont si froides,quaucuns qui en boivent en entrent en frisson & en horreur; mais bientost aprs on en sent unegrande chaleur en lestomach. Il en prenoit pour sa part cent onces; car il y a des gens quifournissent des verres qui portent leur mesure selon la volont dun chacun. Elles se boivent non

    seulement jeun, mais encore aprs le repas. Les oprations quil recita sont pareilles aus eaux deGuascogne. Quant lui, il disoit en avoir remarqu la force pour le mal quelles ne lui avoint pasfaict, en ayant beu plusieurs fois tout suant & tout esmeu. Il a veu par exprience que grenouilles &autres petites bettes quon y gette se meurent incontinent, & dit quun mouchouer quon mettraaudessus dun verre plein de ladite eau, se jaunira incontinent. On en boit quinze jours ou trois se-maines pour le moins. Cest un lieu auquel on est trs bien accommod & log, propre contre touteobstruction & gravelle. Toutefois ny M. de Nevers ny lui nen estoint devenus guieres plus sains. Ilavoit avec lui un maistre dhostel de M. de Nevers, & donnarent M. de Montaigne un cartelimprim sur le sujet du different qui est entre MM. de Montpansier & de Nevers, affin quil en fut,instruit & en peut instruire les gentilhommes qui sen enquerroint. Nous partimes de l le vendredymatin & vinsmes

    CHAALONS, sept lieues. Et y logeasmes la Couronne qui est un beau logis, & y sert-on envesselle dargeant, & la pluspart des lits & couvertes sont de soie. Les communs battimens de toutecette contre sont de croye, coupe petites pieces quarres, de demi pied ou environ & dautres deterre en gason de mesme forme. Le lendemein nous en partimes aprs disner, & vinsmes coucher

    VITRI LE FRANOIS, sept lieues. Cest une petite ville assise sur la riviere de Marne, battiedepuis trente-cinq ou quarante ans, au lieu de lautre Vitry qui fut brusl. Ella encore sa premiereforme bien proportionne & plaisante, & son milieu est une grande place quarre des plus belles deFrance. Nous apprimes l trois histoires mmorables. Lune que madame la douairiere de Guise de

    Bourbon, aage de quatre vingt septans, estoit encorvivante, & faisant encor un quart de lieu deson pied. Lautre, que depuis peu de jours il avoit est pendu un lieu nomm Montirandet, voisinde l, pour telle occasion : Sept ou huit filles dautour de Chaumont en Bassigni complottarent, il ya quelques annes, de se vestir en masles, & continuer ainsi leur vie par le monde. Entre les autres,

    lune vint en ce lieu de Vitry sous le nom deMary, guaignant sa vie estre tisseran ; jeune hommebienconditionn & qui se rendoit un chacun ami. Il fiana audit Vitry une femme, qui est encorvivante ; mais pour quelque desacord qui survint entre eux, leur march ne passa plus outre. Depuisestant all audit Montirandet guaignant tousiours sa vie audit mestier, il devint amoureux dunefame laquelle il avoit pouse, & vescut quatre ou cinq mois avecque elle avec son contentement, ce quon dit; mais ayant, est reconnu par quelcun dudit Chaumont, & la chose mise en avant la

    justice, elle avoit est condamne estre pendue : ce quelle disoit aymer mieux souffrir que de seremettre en estat de fille, & fut pendue pour des inventions illicites supplir au dfaut de son sexe.Lautre histoire, cest dun homme encore vivant nomm Germain, de basse condition, sans nulmestier ni office, qui a est fille jusques en laage de vingt deux ans, veu & connu par tous les

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    habitans de la ville, & remarque dautant quelle avoit un peu plus de poil autour du menton queles autres filles ; & lappelloit-on Marie la barbue. Unjour faisant un effort un sault, ses outilsvirils se produisirent, & le cardinal de Lenoncourt, vesque pour lors de Chalons, lui donna nomGermain. Il ne sest pas mari pourtant ; il a une grandbarbe fort espoisse. Nous ne le sceumesvoir, parce quil estoit au vilage. Il y a encore en cette ville une chanson ordinaire en la bouche desfilles, o ellessentradvertissent de ne faire plus degrandes enjambes, de peur de devenir masle,

    comme Marie Germain. Ils disent quAmbroise Par a mis ce conte dans son livre de Chirurgie, quiest trs-certin, & ainsi tesmoign M. de Montaigne par les plus apparens officiers de la ville. Delnous partismes dimenche matin aprs desjeun, & vinsmes dune trete

    BAR, neuf lieues. O M. de Montaigne avoit est autresfois, & ny trouva de remarquable denouveau que la despense estrange quun particulier prestre & doyen de l a employ & continuetous les jours en ouvrages publiques. Il se nomme Gilles de Treves; il a bati la plus sumptueusechapelle de marbre, de peintures & dornemens qui soit en France, & a bati & tantot achev demubler la plus belle maison de la ville qui soit aussi en France, de la plus belle structure, la mieuxcompasse, toffe, & la plus laboure douvrages & danrichissemans, & la plus logeable : de quoyil veut faire un colliege, & est aprs le doter & mettre en trein ses despens. De Bar, o nousdisnames le lundi matin, nous nous en vinsmes coucher

    MANNESE, quatre lieues. Petit village o M. de Montaigne fut arrest, cause de sa colicque,

    qui fut aussi cause quil laissa le dessein quil avoit aussi faict de voir Toul, Metz, Nancy, Jouinville& St. Disier, comme il avoit dlibr, qui sont villes pandues autour de cette route; pour gaignerles beings de Plombieres en diligence. De Mannese, nous partismes mardi, au matin & vinsmesdisner

    VAUCOULEUR, une lieue. Et passames le long de la riviere de Meuse dans un village nomm.DONREMY, sur Meuse, trois lieues dudit Vaucouleur. Do estoit natifve cette fameuse

    pucelle dOrlans, qui se nommoit Jeane Day ou Dallis. Ses descendans furent annoblis par faveurdu Roi & nous monstrarent les armes que le roi leur donna, qui sont dazur unespe droitecouronne & poigne dor, & deux fleurs de lis dor au ct de ladite espe ; de quoi un receveur deVaucouleur donna un escusson peint M. de Caselis. Le devant de la maisonnette o elle naquit esttoute peinte de ses gestes mais laage en a fort corrompu la peinture. Il y a aussi un abre le longdune vigne quon nomme, labre de la Pucelle, qui na nulle autre chose remarquer. Nousvinsmes ce soir coucher

    NEUFCASTEAU, cinq lieues. O en lglise des Cordeliers il y a force tumbes anciennes detrois ouquatre cens ans de la noblesse du pas, desqueles toutes les inscriptions sont en ce lengage :Cy git tel qui fut mors lors que li milliares courroit per mil deux cens &c. M. de Montaigne vit leurlibrairie o il y a force livres ; mais rien de rare, un puis qui se puise fort grands seaus en roullantavec les pieds unplachide bois qui est appuy sus un pivot, auquel tient une piece de bois ronde laquelle la corde du puis est attache. Il en avoit veu ailleurs de pareils. Joingnant le puis, il y a ungrand vaisseau de pierre eslev audessus de la marselle de cinq ou six pieds, o le seau se monte ; &sans quun tiers sen mesle, leau se renverse dans ledit vaisseau, & en ravalle quand il est vuide. Cevaisseau est de telle hauteur que par icelui avec des canaus de plomb, leau du puis se conduit leurrfectoire & cuisine & boulangerie, & rjaillit par des corps de pierre eslevs en forme de fonteines

    naturelles. De Neufchasteau o nous desjunasmes le matin, nous vinsmes soupper MIRECOURT, six lieues. Belle petite ville o M. de Montaigne ouyt nouvelles de M. & Mad.de Bourbon qui en sont fort voisins. Et lendemein matin aprs des-juner alla voir un quart de lieuede l, quartier de son chemin, les religieuses de Poussay. Ce sont religions de quoi il y en aplusieurs en ces contres l establies pour linstitution des filles de bonne maison. Elles y ontchacune un bnfice, pour sen entretenir, de cent, deux cens ou trois cens escus, qui pire, quimeilleur, & une habitation particuliere o elles vivent chacune part soi. Les filles en nourrice ysont reues. Il ny a nulle obligation de virginit, si ce nest aus officieres, comme abbesse prieure& autres. Elles sont vestues en toute libert, comme autres damoiselles, sauf un voile blanc sus latte & en lglise pendant loffice un grand manteau quelles laissent en leur siege au cur. Les

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    compaignies y sont reues en toute libert, chez les religieuses particulieres quon y va rechercher,soit pour les poursuivre pouser, ou autre occasion. Celles qui sen vont peuvent rsigner &vendre leur bnfice qui elles ve