Justin - ColinLes Martyrs Comme Prophètes

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Armand Colin Les martyrs comme prophètes. Divination et martyre dans le discours chrétien des I er et II e siècles Author(s): KATHARINA WALDNER Source: Revue de l'histoire des religions, T. 224, Fasc. 2, Divination et révélation dans les mondes grec et romain (AVRIL - JUIN 2007), pp. 193-209 Published by: Armand Colin Stable URL: http://www.jstor.org/stable/23618487 . Accessed: 12/12/2014 10:38 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Revue de l'histoire des religions. http://www.jstor.org This content downloaded from 147.91.246.192 on Fri, 12 Dec 2014 10:38:22 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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  • Armand Colin

    Les martyrs comme prophtes. Divination et martyre dans le discours chrtien des I er et II esiclesAuthor(s): KATHARINA WALDNERSource: Revue de l'histoire des religions, T. 224, Fasc. 2, Divination et rvlation dans lesmondes grec et romain (AVRIL - JUIN 2007), pp. 193-209Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/23618487 .Accessed: 12/12/2014 10:38

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  • KATHARINA WALDNER

    Universit d'Erfurt

    Les martyrs comme prophtes Divination et martyre dans le discours chrtien

    des 1er et 11e sicles

    Dans Dans le discours chrtien des 1er et 11e sicles, un lien troit entre la figure du du martyr et celle du prophte peut tre observ. Les textes chrtiens de

    cette cette poque avaient part aux dbats philosophico-religieux de l'Empire

    romain,romain, dans lesquels le sens philosophique et l'autorit religieuse de

    la la divination et des oracles taient discuts. Dans le discours chrtien

    apparat apparat donc une volont de dmarcation par rapport au monde contem

    porainporain des sophistes, des rhteurs et des philosophes. En mme temps, les

    auteurs auteurs chrtiens cherchent une position originale qui leur permette de

    lgitimer lgitimer leur propre discours religieux ; cette autorit, ils l'ont trouve

    dans la position marginale du martyr dou de pouvoirs divinatoires.

    Martyrs as prophets. Divination and martyrdom in the first two centuries Christian discourse

    DuringDuring the first two centuries the Christian discourse relates the figures

    ofprophetofprophet and martyr to each other. Early Christian texts ofthat time took

    part part in the contemporary philosophical and religious debates about the

    philosophicalphilosophical meaning and the religious authority of divination and oracles in in the Roman Empire. The Christian discourse tries to disassociate himself fromfrom the contemporary world ofsophists, rhetors and philosophers. At the

    samesame time, Christian authors were seeking an original position in order to

    legitimatelegitimate their own religious discourse; they found it in the marginal position of the prophesying martyr.

    Revue de l'histoire des religions, 224 - 2/2007, p. 193 209

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  • 194 KATHARINA WALDNER

    Le contexte culturel : LA communication religieuse l'poque impriale

    Dans un texte ponyme, Cicron donne, comme on le sait, une

    acception trs troite la notion de divination : divinatio aurait la

    mme valeur que praesentio et scientia futurarum (De divinatione

    1, 1, 1) et serait donc le savoir qui porte sur ce qui a lieu dans le futur.

    Si, nanmoins, on se reporte d'autres sources, il apparat trs vite

    que les pratiques et les textes de l'Antiquit appellent une dfini

    tion plus large et plus gnrale1. Pour Marie Theres Fgen, titre

    d'exemple, il s'agit d'identifier, d'interprter et d'expliquer l'action

    des dieux dans le monde2. Or, dans la divination, on ne communique

    pas seulement propos du monde invisible, mais aussi avec lui3.

    Communiquer n'est intressant qu' la condition d'avoir affaire

    un partenaire dont on ne peut pas prvoir les rponses - du moins

    pas toutes. Aussi les rgles du jeu et de l'change linguistique

    gnralement admises dans les religions polythistes de l'espace mditerranen antique sont-elles, d'une part que les dieux en savent

    plus que les hommes et que leur savoir est d'une autre nature4, d'autre part que leur action peut certes tre influence par les

    hommes, mais qu'en dernire instance elle chappe leur contrle.

    C'est ainsi que les pratiques et les discours divinatoires deviennent

    un vecteur de l'ordre social et politique. Selon une formule de

    David Potter, les dieux n'taient manifestement pas sous contrle

    1. 1. Pour les sources antiques, voir Nicole Belayche & Jrg Riipke d., Divination romaine , in Thsaurus Cultus et Rituum Antiquorum (ThesCRA),

    III, Fondation pour le Lexicon Iconographicum Mythologiae Classicae (LIMC), Ble-Los Angeles, 2005, p. 79-104.

    2. Marie Theres Fogen, Die Enteignung der Wahrsager. Studien zum

    kaiserzeitlichenkaiserzeitlichen Wissensmonopol in der Spdtantike, Francfort /Main, Suhrkamp

    Verlag,Verlag, 1993, p. 41. 3. David Potter, Prophets and Emperors. Human and Divine Authority

    fromfrom Augustus to Theodosius, Cambridge (Mass.)-Londres, Harvard University

    Press, 1994, p. 1-15.

    4. Artmidore, Onirocriticon 4, 71.

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  • LES MARTYRS COMME PROPHETES 195

    humain et ce simple fait faisait de la prophtie la fois le vecteur

    des troubles et des dbats sociaux et celui de l'ordre social 5.

    Il n'a pas fallu attendre la science des religions moderne pour faire ce constat. Ds l'Antiquit, la communication avec le monde

    invisible a fait elle-mme l'objet d'actes de communication, et ce

    pour deux raisons principales. D'une part, la peur existait que la

    rencontre avec les dieux introduise un dsordre nfaste dans l'ordre

    social tabli (ce qu'on dsignait traditionnellement par magie )6. La seconde raison est bien plus dcisive : depuis au moins l'poque laquelle Socrate entreprend djuger l'oracle de la Pythie selon sa

    propre conception de la vrit, depuis le rapport exhaustif qu'en fait

    Platon dans VApologie, on observe que les professionnels de l'inter

    prtation sont eux-mmes interprts par des mta-interprtes ,

    pour reprendre la formule de M. Th. Fgen. Les philosophes, tho

    logiens et lettrs se mettent discuter du sens (et du non-sens) de la

    divination et des phnomnes analogues ; ils s'arrogent le droit de

    juger de la rationalit, de la pertinence et du bien-fond de l'activit des interprtes professionnels. M. Th. Fogen met en avant le caractre

    purement thorique de ces textes en arguant que, dans la plupart des

    cas, leurs auteurs ne comprenaient rien l'astrologie et n'avaient

    jamais examin personnellement les viscres d'un animal sacrifi7. Il faut pourtant tre prudent : pour ne rappeler que les deux exemples

    5. Potter, Prophets and Emperors, op. cit., p. 15 : The gods were mani

    festly not under human control, and it was this simple fact that made prophecy a vehicle for social disturbance and social commentary as well as one for social order .

    6. Ibid., p. 12 : The debate over what form or forms of divine communi cation were true, honest, and reliable was conducted in ternis of the division between nature and magie . Voir aussi Fritz Graf, La Magie dans l'antiquit grco-romaine.grco-romaine. Idologie et pratique, Paris, Belles Lettres, 1994, et, pour la relation entre divination et magie, Nicole Belayche, Divination, magie et

    mystres , in ThesCRA III, op. cit., p. 81-82. 7. M. Th. Fgen, Die Enteignung der Wahrsager, op. cit., p. 183-184 ; cf.

    Jean-Pierre Vernant d., Divination et rationalit, Paris 1974; Andras Bendlin, Intellektuelle Entwiirfe zur Divination in der rmischen Antike , in ThesCRA, III, op. cit., p. 80-81.

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  • 196 KATHARINA WALDNER

    les plus clbres, on sait que Cicron8 (comme M. Th. Fgen l'crit

    d'ailleurs) tait augure et que Plutarque exerait Delphes la fonction de prtre9. L'exercice de pratiques divinatoires et la rflexion philo sophique qu'elles suscitaient ne s'excluaient pas. Dans les dernires

    dcennies, la recherche a accord ce phnomne intressant une

    vive attention, surtout perceptible pour la figure de Cicron10. Des

    jugements tels que balkanisation des cerveaux (Paul Veyne) ou cognitive dissonance (Hendrik Versnel)11 visent expliquer

    pourquoi nos collgues de l'Antiquit - que la tradition considre

    pourtant comme des intellectuels trs respectables - ne communi

    quaient pas seulement, de leur propre aveu, propos des dieux, mais aussi avec eux, et cela de manire parfois trs directe, comme

    en tmoigne l'exemple d'Aelius Aristide12.

    Aelius Aristide nous introduit dans le 11e sicle ap. J.-C., un temps o le phnomne de la mta-interprtation de la communication

    divine tait particulirement courant, ce qui a incit les historiens

    penser que, cette poque, le religieux a gagn en importance, sans

    que l'on arrive vraiment expliquer pourquoi 13. Des tudes rcentes

    8. Voir par exemple Mary Beard, "Cicero and Divination. The Formation

    of a Latin Discourse", Journal of Roman Studies 76, 1986, p. 33-46 ; Jerzy Linderski, "Cicero and Roman Divination", in Id., Roman Questions. Selected

    PapersPapers (1958-1993), Stuttgart, Steiner, 1995, p. 12-38.

    9. Andras Bendlin, Vom Nutzen und Nachteil der Mantik. Orakel im

    Mdium von Handlung und Literatur in der Zeit der Zweiten Sophistik , in

    Dorothee Elm von der Osten et al. d., Texte als Mdium und Reflexion von

    Religion Religion im romischen Reich, Stuttgart, Steiner, 2006, p. 159-207 (pour

    Plutarque notamment p. 172-177). 10. Voir supra n. 8.

    11. Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru leurs mythes? Essai sur l'imagination constituante,constituante, Paris, Seuil, 1983. Hendrik S. Versnel, Inconsistencies in Greek

    and Roman and Roman Religion, Leyde, Brill, 1 & II, 1990 & 1994.

    12. Cf. Monique Dixsaut, Les Discours sacrs d'Aelius Aristide entre

    mdecine, religion et rhtorique, Atti dlia Accademia Pontaniana, 51,

    2002, p. 369-383. 13. L'explication la plus rpandue selon laquelle le 11e sicle tait un ge

    d'angoisse (ge of anxiety) est formule par Erwin R. Dodds, Pagan and

    Christian Christian in an Age of Anxiety. Some Aspects of Religions Exprience from MarcusMarcus Aurelius to Constantine, Cambridge, Cambridge University Press, 1965 ; pour la divination F. Jouan, L'oracle, thrapeutique de l'angoisse , Kernos 3, 1990, p. 11-28.

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  • LES MARTYRS COMME PROPHETES 197

    sur la culture du 11e sicle permettent de supposer, au contraire, que nous avons affaire en dfinitive autant une importance croissante

    du discours crit sur la religion, sensible dans les textes littraires

    comme dans les sources pigraphiques 14. Mais ce phnomne peut

    galement tre apprhend selon une perspective inverse : d'une

    manire indite, ou du moins avec une intensit nouvelle, la religion commence se servir d'noncs crits, de textes de toutes sortes

    comme vecteur. L'apparition simultane du christianisme, qualifi de religion du Livre , reprsenterait ainsi l'un des nombreux

    symptmes d'une tendance qui caractrise la culture religieuse de

    cette poque en gnral. Il convient de prciser dans quel contexte culturel et politique se

    droula cette volution. Depuis la fin du 1er sicle, les lites des grandes villes de l'Empire romain choisissent de pratiquer l'vergtisme avec une assiduit particulire dans le champ religieux 15. C'est aussi

    sensiblement la mme poque que la production littraire grecque a pour cadre ce qu'on appelle la seconde sophistique . Potes,

    philosophes, sophistes, rhteurs, en bref les intellectuels, forment

    au sein de l'Empire une communaut dont l'identit se constitue

    autour des notions d'hellnismdhellenismos et de paideia, ds lors

    qu'ils crivent en grec, et indpendamment de toute origine ethnique. Tim Whitmarsh, en particulier, a montr que l'un des grands thmes

    de cette mouvance en apparence strictement littraire est la manire

    dont ses reprsentants se situent par rapport au pouvoir politique16. La perspective de l'histoire sociologique permet de confirmer cette

    analyse. On trouve ainsi des sophistes et des philosophes dans

    diverses responsabilits publiques, notamment dans la communication

    14. Cf. notamment pour la divination Andras Bendlin, Vom Nutzen und

    Nachteil der Mantik , art. cit. Pour la religion en gnral, Christa Frateantonio & Helmut Krasser d., Religion und Bildung. Medien und Funktion religiosen WissensWissens in der Kaiserzeit, Berlin-New York, De Gruyter, 2006 (sous presse).

    15. Andras Bendlin, "Peripheral Centres - Central Priphries. Religious Communication in the Roman Empire", in Hubert Cancik & Jrg Riipke d., RomischeRomische Reichsreligion und Provinzialreligion, Tiibingen, Mohr Siebeck,

    1997, p. 35-68. 16. Tim Whitmarsh, Greek Lite rature and the Roman Empire. The Politics

    of Imitation, Oxford, University Press, 2001.

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  • 198 KATHARINA WALDNER

    avec l'Empereur lors des ambassades17. De leur ct, les reprsen tants du pouvoir politique manifestent un intrt croissant pour la

    paideiapaideia en finanant des chaires d'enseignement publiques, ou en

    dsirant passer eux-mmes pour des philosophes 18. Le cas n'est pas

    propre Marc Aurle, mme s'il est le plus clbre. Bien au contraire, le personnage du gouverneur arm d'une formation philosophique se rencontre chez Apule, tout comme dans les Actes des martyrs chrtiens19.

    Que les mta-interprtes philosophiques de la communication

    divine apparaissent comme des experts de cette communication

    dans le contexte socio-politique et culturel dans lequel se produit l'intensification scripturaire du discours religieux que nous venons

    de souligner n'a plus de quoi surprendre. Car, ce savoir leur permet de lgitimer leur droit l'autorit dans le dialogue avec le pouvoir

    politique, une poque o le politique et le religieux taient intrin

    squement lis selon la tradition. C'est ainsi que Dion de Pruse a pu tenir dans diverses villes de l'Empire des discours dans lesquels il

    recommandait chacune des poleis ses mrites de conseiller philo

    sophique, de symboulos. Dans son discours alexandrin, il prtend avoir t lu par quelque divinit pour remplir cet office (Or. 32,

    12). Chaque fois que des paroles de sagesse sont prononces, il

    faut, selon Dion, partir du principe qu'elles ont t envoyes par un

    dieu (32, 14)20. David Potter a soulign que les individus, comme les

    institutions, spcialiss dans la communication avec le divin devaient

    se placer d'une manire ou d'une autre l'extrieur de la socit21.

    17. Johannes Hahn, Der Philosoph und die Gesellschaft. Selbstverstandnis,Selbstverstandnis,

    offentlichesoffentliches Auftreten und populre Erwartungen in der Hohen Kaiserzeit,

    Stuttgart, Steiner, 1989.

    18. Ibid., p. 44-50 ; Peter Steinmetz, Untersuchungen zur romischen

    LiteraturLiteratur des zweiten Jahrhunderts nach Christi Geburt, Wiesbaden, Steiner,

    1982, p. 73-119. 19. Hahn, Der Philosoph und die Gesellschaft, op. cit., p. 49 ; Apule, Pro se

    de de magia 19,2. Dans les Actes des martyrs, les gouverneurs romains s'intressent

    souvent aux questions thologiques, voir par ex. les Acta Scillitanorum.

    20. Bruce Winter, Philo and Paul among the Sophists. Alexandrian and

    CorinthianCorinthian Responses to a Julio-Claudian Movement, Grand Rapids-Cambridge

    (UK), William B. Erdmans Publishing Company, 20022, p. 40-52.

    21. Potter, Prophets and Emperors, op. cit., p. 32.

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  • LES MARTYRS COMME PROPHETES 199

    Cela vaut galement pour les sophistes, philosophes et autres lettrs,

    qui, en tant qu'intellectuels, se situaient toujours dans une position excentre22. A ce niveau trs abstrait, on peut donc dj observer

    un parallle entre la figure de l'intellectuel et celle du theios aner,

    qui se distingue entre autres choses par ses capacits divinatoires.

    D'un point de vue concret et historique, les figures du philosophe et

    du theios aner - qui, dans la perspective moderne, sont nettement

    spares - finirent par se rejoindre dans un personnage tel qu'Apollo nius de Tyane23. Dans chaque texte, la distinction entre philosophe,

    sophiste, magicien ou simple charlatan fait l'objet d'une nouvelle

    tentative de dlimitation et, corrlativement, chaque texte prtend

    pouvoir promettre le Bien et reconnatre le Vrai (das Gute zu verheissenverheissen und das Wahre zu erkennen) 24 avec l'aide du divin. De

    nombreux crits sur la divination en gnral, et sur les oracles en

    particulier, contribuent tablir ce discours, auquel participent

    galement les chrtiens des 1er et 11e sicles.

    Prophtie et martyre dans le discours chrtien

    DES Ier ET IIe SICLES

    Dans la littrature chrtienne des deux premiers sicles, le thme

    de la prophtie joue un rle majeur25. Par prophtie, il faut entendre

    la parole directement inspire par Dieu et qui revendique le statut

    de vrit absolue. Comme dans le discours philosophique non

    chrtien, l'accomplissement des vnements prdits sert prouver la fois l'autorit du prophte lui-mme et celle des crits proph

    tiques. Dans les textes chrtiens comme ailleurs, c'est le terme de

    22. Bendlin, Vom Nutzen und Nachteil der Mantik , art. cit., p. 172-181.

    23. Potter, Prophets and Emperors, op. cit., 1994, p. 33.

    24. M. Th. Fgen, Die Enteignung der Wahrsager, op. cit., p. 12.

    25. David E. Aune, Prophecy in Early Christianity and the Ancient Medi

    terraneanterranean World, Grand Rapids, William B. Erdmans Publishing Company, 1983 ; Christopher Forbes, Prophecy and Inspired Speech in Early Christia

    nitynity and its Hellenistic Environment, Tiibingen, Mohr Siebeck, 1995 ; Laura

    Nasrallah, "An Ecstasy ofFolly". Prophecy and Authority in Early Christianity, Harvard, Harvard University Press, 2003.

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  • 200 KATHARINA WALDNER

    magie qui sert discrditer d'autres formes de communication avec le monde divin et s'en dmarquer26. Une autre stratgie consiste faire la preuve de l'immoralit de la vie mene par un prophte, un moyen d'attenter indirectement la lgitimit et la validit de

    ses propos27. Ce modle, du reste, ne vaut pas uniquement pour le

    christianisme. Lucien, par exemple, dmasque la charlatanerie

    d'Alexandre d'Abonoteichos, de mme que celle de Peregrinus, en

    brossant le tableau d'une vie de dbauche et d'escroquerie28.

    Nanmoins, dans le discours chrtien, les problmes et les strat

    gies de dmarcation et de lgitimation sont bien plus complexes ;

    l'enjeu existentiel est bien plus fort que dans le monde des sophistes, des rhteurs et des philosophes caractris par la paideia grecque. Les problmes dbattus, qui se recoupent bien souvent, peuvent tre

    dfinis de la manire suivante :

    1) La formation d'une identit chrtienne propre par opposition des groupes dsigns comme juifs et aux reprsentations qu'ils se font de la prophtie : c'est l'interprtation des crits de l'Ancien

    Testament, considrs comme des prophties de la vie et de l'action

    du Messie Jsus, qui est alors au centre du dbat29.

    2) Le problme de la hirarchie chrtienne qui se met en place

    pendant le 11e sicle30 : chez Paul (1 Co 12, 28), comme dans la

    DidachDidach (15, 1-2), prophets est voisin d,apostolos, diakonos et

    episkopos. Il y avait donc un dbat autour de la compatibilit entre

    26. Cf. par exemple Actes des Aptres 13, 1-12 ; M. Th. Fgen, Die

    EnteignungEnteignung der Wahrsager, op. cit., p. 183-253.

    27. C'tait le principal sujet dans le dbat ancien sur les prophtes montanistes, cf. Christine Trevett, Montanism. Gender, Authority, and the New

    Prophecy,Prophecy, Cambridge, Cambridge University Press, 1996.

    28. Cf. Marcel Caster, Lucien et la pense religieuse de son temps, Paris,

    Belles Lettres, 1937 ; Dorothee Elm, Die Inszenierung des Betruges und

    seiner Entlarvung : Divination und ihre Kritiker in Lukians Schrift Alexandros

    oder der Lugenprophet , in Dorothe Elm von der Osten et. al. d., Texte als

    Mdium,Mdium, op. cit., p. 141-157. 29.29. Le Dialogue avec Tryphon de Justin Martyr en est une belle illustration,

    cf. Oskar Skarsaune, The Proof from Prophecy. A Study in Justin Martyr's

    Proof-TextProof-Text Tradition, Leyde, Brill 1987. 30. Christoph Markschies, Zwischen den Welten wandern. Strukturen des

    antiken Christentums, Francfort/Main, Fischer, 1997, p. 208-225.

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  • LES MARTYRS COMME PROPHETES 201

    la parole spontane de l'esprit et la ncessit d'une direction stable,

    garantissant l'unit entre des groupes locaux31.

    3) Pour des raisons intrinsquement lies au problme esquiss

    prcdemment, certains auteurs, commencer par Paul, suivi par

    Ignace d'Antioche, Irne de Lyon et Tertullien, tentent chacun de

    confrer leur propre cole la lgitimit rserve l'unicit et

    d'en souligner la validit pour l'glise catholique par opposition des groupes qualifis d'hrtiques (haireseis). Le thme de la

    prophtie joue un rle particulirement important dans le dbat

    autour du montanisme, l'exemple le plus connu, mais qui est loin

    d'tre unique32.

    4)4) Ce mme contexte justifie la tentative de contrler la production et la diffusion des crits, ce qui, terme, donnera naissance un

    ensemble d'crits chrtiens canoniques. Comme on le sait, les

    crits prophtiques en sont exclus, l'exception de l'Apocalypse de

    Jean.Jean. Le caractre oral et circonstanciel du discours prophtique

    spontan se concilie mal avec l'aspiration une validit universelle

    qui caractrise cette poque le discours chrtien33.

    5) Enfin, dans le discours chrtien, on constate un net effort pour

    prendre ses distances face un contexte culturel dont certains aspects

    philosophico-religieux sont communs, comme on l'a vu. Ce souci

    est illustr dans un passage de Celse (ap. Origne, Contre Celse 1,

    70) qui reproche juste titre aux chrtiens de croire leurs propres prophties tout en rejetant les oracles traditionnels. On connat la solution chrtienne ce problme : elle consiste affirmer que la divination non-chrtienne peut occasionnellement fournir des noncs

    vrais, mais qu'elle n'en est pas moins l'uvre de dmons qui simulent la vrit34.

    Quelques exemples tirs de la littrature chrtienne des deux

    premiers sicles devraient permettre d'apprhender rapidement ce

    31. Trevett, Montanism, op. cit., p. 146-150.

    32. Nasrallah, "An Ecstasy of Folly", op. cit., p. 155-196 ; cf. Trevett, Montanism,Montanism, op. cit.

    33. Nasrallah, ibid., p. 134 ; Trevett, Montanism, op. cit., p. 129-139. 34. Par exemple Tertullien, Apologtique 22, 9 ; Minucius Flix, Octavius

    26, 7 ; Lactance, Institutions divines 2, 16, 1.

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  • 202 KATHARINA WALDNER

    discours dans sa complexit et ses multiples facettes. Vers la fin du

    11e sicle, Irne de Lyon crit en toute bonne foi que les chrtiens

    disposent des pouvoirs suivants : Comme nous l'avons entendu dire,

    beaucoup de frres ont, dans l'glise, des charismes prophtiques et parlent, par l'Esprit, toutes sortes de langues ; ils rendent mani

    festes les secrets des hommes si cela est utile et ils expliquent les

    mystres de Dieu (Adv. haer. 2, 32,4 = Eusbe, Histoire ecclsias

    tique tique 5, 6,1). La communication directe avec l'au-del, rserve dans

    ce contexte culturel aux professionnels de la religion et aux institu

    fions respectables - sous peine d'tre souponne de magie -

    semble ici le trait naturel, et surtout spcifique, des Christiani.

    Cependant, nous lisons ailleurs chez le mme Irne qu' son poque

    dj, il arrivait que des chrtiens refusassent l'intervention de l'esprit

    prophtique {Adv. haer. 3, 11,9 ss)35. Selon un scnario pris depuis Max Weber, ce dbat s'explique par l'institutionnalisation croissante

    de l'glise chrtienne, qui aurait eu pour corollaire la disparition

    progressive de l'esprit charismatique prsent au sein de l'glise

    primitive36.

    Il suffit nanmoins de jeter un coup d'il la premire ptre de Paul aux Corinthiens pour se persuader que la diversit des

    dons spirituels et cet accs direct au monde invisible par lequel les

    Christiani Christiani entendent se distinguer de leur milieu en attirant l'attention

    de la sphre publique posent dj problme deux gnrations avant

    Irne37. Paul se voit dans l'obligation d'imposer aux Corinthiens de

    moins parler en langues (glossolalia) - ce qui est incomprhensible et dconcertant pour les contemporains - et de pratiquer davantage un discours prophtique qui soit, de manire gnrale, plus facilement

    comprhensible et plus difiant (I Co 14, 5-25). Et, tout en exigeant des Corinthiens qu'ils aspirent aux dons spirituels et surtout celui

    de la prophtie (14, 1), il a rclam prcdemment une hirarchie

    35. Cf. Trevett, Montanism, op. cit., p. 65.

    36. Max Weber, On Charisma and Insitution Building. Selected Papers,

    dit par S. N. Eisenstadt, Chicago, University of Chicago Press, 1968 ; cf. Nasrallah, "An Ecstasy ofFolly", op. cit., p. 13 & 202.

    37. Aune, Prophecy, op. cit., p. 250-251 ; Nasrallah, "An Exstasy of Folly",

    op. cit., p. 60-94.

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  • LES MARTYRS COMME PROPHETES 203

    trs claire : Il en est que Dieu a tablis dans l'glise, premirement comme aptres, deuximement comme prophtes, troisimement

    comme docteurs... Puis ce sont les miracles, puis le don de

    gurir [...]. (I Co 12, 28, trad. La Bible de Jrusalem). Paul, qui

    dispose naturellement lui-mme du don de prophtie, se place ici, au titre d'aptre, en haut de l'chelle hirarchique. Si l'on se fie

    sa propre description, la position qui lui permet en dfinitive de

    lgitimer l'autorit de son discours est celle d'un pur marginal : il

    ne dispose d'aucun savoir particulier, mais il vhicule un message

    qui doit provoquer la colre des Juifs et des Grecs et leur faire

    l'effet l'effet d'une foli e/moria (1, 18). Comme l'indique un motif qui traverse toute sa lettre, la gnosis et la sophia n'ont aucune valeur ; l'amour (agap) leur est suprieur et dpasse les dons spirituels par

    lesquels les Corinthiens croyaient possder un savoir particulier. Paul souhaite ainsi se distinguer - et distinguer les chefs de la

    communaut chrtienne de Corinthe - d'une personnalit comme

    Dion de Pruse voqu prcdemment38. Le sophiste et philosophe Dion arrive, lui aussi, dans une ville (Alexandrie) o il est tranger ; il y tient un discours qui a pour fonction de conseiller les citoyens, mais il attribue les paroles de sagesse une origine divine. Tout

    comme Dion, Paul dispose d'un savoir divin, mais, selon lui, celui

    ci est folie pour ce monde et surtout, contrairement au savoir des

    sophistes, il n'est pas destin ce monde et aux puissants de ce monde (I Co 2, 6). L'accs un savoir vritable est remis la fin des temps : Aujourd'hui, certes, nous voyons dans un miroir, d'une manire confuse, mais alors ce sera face face. Aujourd'hui, je connais d'une manire imparfaite ; mais alors je connatrai comme je suis connu. (13, 12). De son propre aveu, Paul est faible, perscut, et

    rgulirement en butte des conflits humiliants avec les puissants de ce monde (2, 3-5 ; 4, 9-13). Par cette auto-mise en scne, dans

    laquelle il se donne le rle du marginal, Paul parvient occuper une

    position diffrente de celle des sophistes et des philosophes, de

    celle d'un Dion de Pruse ou d'un Apollonius de Tyane. La parole

    qui vient de si loin est, au mieux, susceptible de correspondre ce

    38. Winter, Philo and Paul, op. cit., p. 143-202.

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  • 204 KATHARINA WALDNER

    savoir divin suppos exister au-del du temps et de toute relation

    humaine. Ce faisant, Paul annonce dans ses Eptres le portrait du

    martyr condamn mort, mais empli de l'esprit prophtique. La relation entre la situation de perscution et la parole inspire

    se lit dj dans les vangiles synoptiques. Dans son vangile, Matthieu crit que les disciples ne doivent pas s'inquiter de ce qu'ils auraient dire dans cette situation : vous serez trans devant des

    gouverneurs et des rois, cause de moi, pour rendre tmoignage en

    face d'eux et des paens. Mais, quand on vous livrera, ne cherchez

    pas avec inquitude comment parler ou que dire : ce que vous aurez

    dire vous sera donn sur le moment, car ce n'est pas vous qui

    parlerez, c'est l'Esprit de votre Pre qui parlera en vous (10, 18-20). La question est transforme en scnes narratives dans les rcits

    apostoliques, ainsi que dans les Actes apocryphes des aptres. C'est

    l que le motif du meurtre du prophte est le plus rcurrent39. Avant

    d'tre lapid, Etienne tient un long discours qui se clt sur ces

    mots : Quels prophtes vos pres n'ont-ils pas perscuts ? Et ils

    les ont tus, ceux-l qui auparavant avaient annonc la venue du

    Juste, ceux que vous avez trahis et assassins (Ac 7, 52). L'auteur

    du rcit souligne l'action particulire de la sagesse d'tienne, faiseur de miracles, se dmarquant ainsi de la manire dont Paul se

    met en scne dans sa premire ptre aux Corinthiens. Les adversaires

    d'tienne n'ont pas le pouvoir de rsister la Sagesse (sophia) et

    l'Esprit (pneuma) au travers desquels il parle et cherchent pour cette

    raison une fausse accusation afin de le tuer (Ac 6, 8). Lorsqu'il se

    tient devant le conseil et qu'on l'accuse, pour les prsents, son

    visage leur apparut semblable celui d'un ange (6,15). Au moment

    de mourir, une vision lui est accorde : Tout rempli de l'Esprit

    Saint, il fixa son regard vers le ciel ; il vit alors la gloire de Dieu et

    Jsus debout la droite de Dieu. "Ah ! dit-il, je vois les cieux

    ouverts et le Fils de l'homme debout la droite de Dieu." (7, 55). Cet exemple montre dj suffisamment que la marginalit du martyr - un condamn mort se situe hors de la socit, celle des hommes

    comme celle des dieux - est en mme temps mise en scne par la

    39. Aune, Prophecy, op. cit., p. 157-159.

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  • LES MARTYRS COMME PROPHETES 205

    narration comme position centrale l'intrieur du texte. Le rcit de

    l'histoire des aptres claire le fait que le rapport privilgi avec le

    monde divin qui singularise Etienne est perceptible galement par ceux qui ne veulent pas reconnatre son message, fond sur une inter

    prtation particulire des crits prophtiques de l'Ancien Testament.

    Ce n'est qu'au 11e sicle, dans les Actes apocryphes des aptres,

    que Paul lui-mme est qualifi de martyr ; c'est l'poque laquelle le martyre apparat comme un thme habituel dans le discours

    philosophique et religieux40. Le rcit du martyre de Paul sous Nron

    peut tre ainsi compar des passages de la Vie d'Apollonius de

    Tyane41.Tyane41. Comme Paul, le philosophe pythagoricien y est prsent comme accus devant Nron ; il est hnalement remis en libert par le prfet du prtoire Tigellin, qui lui dit : Va o tu veux, car tu es

    trop puissant pour que je te domine ! 42. Paul, en revanche, finit

    comme on le sait sur la croix. Mais, le rcit chrtien transforme sa

    manire cette crucifixion en un triomphe dans lequel le pouvoir de

    divination paulinien joue un rle dterminant. Paul annonce

    l'empereur qu'il va ressusciter et lui apparatre ; ce qui se produit, et Nron, impressionn par les punitions de l'au-del dont l'aptre le menace, fait relcher les autres prisonniers chrtiens43.

    C'est l'poque o les martyrs sont prsents comme emplis de

    l'esprit prophtique que nous trouvons galement les premiers rcits

    40. Franoise Morard, Souffrance et martyre dans les Actes apocryphes des aptres , in Franois Bovon et al. d., Les Actes apocryphes des aptres. ChristanismeChristanisme et monde paen, Genve, Labor et Fides, 1981, p. 95-108. On

    trouve le mot martyr dans un sens technique pour la premire fois dans le

    Martyre Martyre de Polycarpe, qui date du milieu de 11e sicle environ.

    41.41. Pour une comparaison entre les vies de philosophes et les Actes

    apocryphes, Richard Goulet, Les Vies de philosophes et les Actes apocry

    phes : un dessein similaire ? , in Bovon et al. d., Les Actes apocryphes,

    op.op. cit., p. 161-208.

    42. Philostrate, Vie d'Apollonius de Tyane 4, 44 ; cf. Jean-Marie Andr, Apollonius et la Rome de Nron , in Marie-Franoise Basiez et al. d., Le

    monde monde du roman grec. Actes du colloque international tenu L'cole Normale

    Suprieure,Suprieure, Paris, Presses de l'ENS, 1992, p. 113-124 ; cf. aussi M. Th. Fgen, Die Die Enteignung der Wahrsager, op. cit., p. 202-210.

    43. Martyrium Pauli 4-6, cf. Wilhelm Schneemelcher d., Neutestamentliche

    ApokryphenApokryphen in deutscher bersetzung. II. Apostolisches und Verwandtes,

    Tiibingen, Mohr Siebeck, 1997, p. 238-241.

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  • 206 KATHARINA WALDNER

    sur les martyres d'Ignace d'Antioche et Polycarpe de Smyrne, deux

    episkopoi.episkopoi. Notre connaissance de la hirarchie des communauts

    aux premiers temps du christianisme tant trs limite, il est srement

    plus prudent de renoncer traduire episkopos par vque 44. On

    remarque cependant que, dans les deux rcits, une position hirar

    chiquement suprieure au sein de la communaut va de pair avec la

    position de martyr dou de pouvoirs divinatoires.

    Dans son corpus pistolaire, crit dans la premire moiti du

    11e sicle, Ignace imite Paul45. Il est cens rdiger ses ptres adresses

    diverses communauts de l'Asie Mineure alors que, prisonnier, il

    est emmen Rome, o, d'aprs ses propres mots, il doit tre

    excut par des btes sauvages dans l'amphithtre. Pour Ignace, il

    va de soi qu'il parle en prophte : il a vu ce qui des Cieux est invi

    sible et il peut en parler s'il le veut (Trailes 5, 1). Dans l'ptre romaine (7, 29) on lit : En moi est l'eau de la Vie, qui parle et

    discourt en moi ; et dans sa lettre aux Philadelphiens (6, 3) : Je

    criais parmi vous de la voix de Dieu . Ignace exhorte les commu

    nauts l'unit et l'obissance envers leur episkopos. Nanmoins, ce n'est pas sa comptence de prophte, ou l'esprit divin, qu'il

    invoque pour appuyer ses noncs. Dans le sillage de Paul, il affirme

    avec force que c'est Vagap qui le pousse exhorter les commu

    nauts et, comme Paul, il se donne les traits d'un vritable

    marginal, affirmant qu'il vaut moins que les membres croyants des

    communauts et qu'il est prt prendre sur lui la peine la plus humiliante. Mais, c'est prcisment par ce biais que son discours -

    et travers lui celui de Vepiskopos - prend tout son poids : ce n'est

    qu'en suivant le Christ, son matre, dans la mort, par le martyre, qu'il

    44.44. Cf. Georg Schllgen, Monespiskopat und monarchischer Episkopat ,

    Zeitschrift fur die NeutestamentlicheZeitschrift fur die NeutestamentlicheZeitschrift fur die Neutestamentliche Wissenschaft, 77, 1986, p. 146-151.

    45. La date exacte et l'authenticit de ce corpus pistolaire sont discuts,

    cf. Robert Joly, Le dossier d'Ignace d'Antioche, Bruxelles, Universit de

    Bruxelles, 1979 ; William R. Schoedel, Ignatius ofAntioch. A Commentary on

    thethe Letters of Ignatius ofAntioch, Philadelphia, Fortress, 1985, p. 3-7; Hendrick

    A. Bakker, Exemplar Domini. Ignatius ofAntioch and his Martyrological Self

    Concept (Ph. D. Diss), Groningen, 2003, p. 5-15.

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  • LES MARTYRS COMME PROPHETES 207

    devient un vritable disciple. En mme temps, cette mort est un

    sacrifice pour les communauts46.

    Pour comprendre qu'Ignace ne fonde pas, ou du moins pas seulement, son autorit - qui est pour partie piscopale - sur le

    discours prophtique, il faut partir du principe qu'il existait d'autres

    groupes chrtiens pour lesquels le discours inspir a constitu l'unique source d'autorit. C'est manifestement le cas du montanisme ,

    que nous ne connaissons presque que par le biais des descriptions

    polmiques de ses opposants. Montan et d'autres prophtes et surtout

    prophtesses (comme Maximilla et Priscilla) semblent ne pas avoir

    reconnu le modle favoris par Ignace. Pour eux, ce n'tait pas Y episkopos,Y episkopos,Y episkopos, mais le paraclet qui avait le dernier mot sur toutes les

    questions47. Ils avaient manifestement la certitude que le temps d'un accs la connaissance divine pour tous avait dj commenc, se rapprochant ainsi de l'auteur du rcit du martyre de Perptue et

    de Flicit Carthage48, mais s'opposant Paul. Il est intressant

    de noter que, dans les rglements de comptes avec le montanisme

    tels qu'ils sont dcrits par Eusbe dans son Histoire ecclsiastique,

    l'argument du martyre joue un rle important49. Ainsi, l'un des

    reproches aux montanistes est qu'aucun d'eux n'a t perscut par les Juifs ou par les autorits romaines (HE 5, 12-13). A l'inverse, les montanistes accusaient leurs opposants d'tre des assassins de

    prophtes (HE 5, 12). On trouve galement dans ce dbat des

    indices qui invitent penser que les martyrs et les confesseurs

    avaient un statut exceptionnel, au mme titre que les prophtes (HE 18,5-9).

    En consquence, on ne s'tonnera pas que le Martyre de Polycarpe, vers le milieu du 11e sicle, accorde une importance centrale un

    vque dfini comme matre prophtique et apostolique et comme

    46. Voir par exemple phse 3, 1-2 ; 12, 1 ; 18, 1 ; 21,1. Magnsie 1, 2. SmyrneSmyrne 10, 2.

    47. Voir supra n. 32.

    48. Passio sanctarum Perpeuae et Felicitatis 1, 4 ; cf. Jacqueline Amat

    d., Passion de Perptue et de Flicit suivi des Actes (Sources Chrtiennes

    417), Paris, Les ditions du Cerf, 1996, p. 190. 49. Trevett, Montanism, op. cit., p. 121-129.

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  • 208 KATHARINA WALDNER

    martyr (Mart. Pol. 19, 1-2)50. On note ici la concurrence avec

    des groupes (pr- ?)montanistes51. Le rcit du martyre de Poly

    carpe insiste sur le fait qu'un Phrygien du nom de Quintus se serait

    port volontaire au martyre, mais aurait par aprs renonc (Mart. Pol.Pol. 4) ; ceci n'aurait pas t conforme au modle de l'vangile. L'arrestation, l'interrogatoire et la mort de Polycarpe sont ensuite

    dcrits sur le modle de la Passion de Jsus ; l'auteur accorde son

    texte presque le mme poids qu'aux vangiles. De mme que Poly

    carpe aurait imit l'vangile, d'autres dsormais pourraient imiter

    son martyre (Mart. Pol. 19, 1). Manifestement, la tentative consiste

    rattacher le martyre une pratique rgle de la lecture des

    textes52. la diffrence d'Ignace et de Paul, mais comme pour Etienne, la qualit prophtique de l'vque est mise immdiate

    ment en rapport avec son martyre : le texte rapporte laborieusement

    comment Polycarpe rve d'un oreiller en flammes et comment cette

    vision s'accomplit lorsqu'il doit tre brl vif (Mart. Pol. 5, 2).

    Pour conclure cette brve srie d'exemples, on peut dire que, dans les sources non-montanistes, la divination chrtienne, la

    parole prophtique ou inspire et la prdiction de l'avenir sont soli

    daires du rcit de la perscution et du martyre. La raison pour

    laquelle la pense et le texte chrtiens des 1er et 11e sicles tournent

    autour des thmes du martyre et de la prophtie est que ces motifs

    jouent un rle central dans le discours philosophico-religieux de

    l'poque. La figure du martyr est caractrise par une marginalit

    50. Comme dans le cas d'Ignace, la datation exacte est discute. Une date

    entre 155 et 160 me semble la plus vraisemblable, cf. Gerd Buschmann, Das

    MartyriumMartyrium des Polykarp, ubersetzt und erklart von Gerd Buschmann.

    (Kommentar zu den Apostolischen Vtern 6), Gttingen 1998, p. 367-373.

    51. A cause de la datation incertaine, on discute pour savoir s'il est possi ble de parler de montanistes , cf. Gerd Buschmann, Martyrium Polycarpi 4 und der Montanismus , Vigiliae Christianae, 49, 1995, p. 105-145 et Boudewin Dehandschutter, "The Martyrdom of Polycarp and the Outbreak of

    Montanism", Ephemerides Theologicae Lovanienses, 75, 1995, p. 430-437.

    52. Cf. Katharina Waldner, "Was wir also gehrt und beriihrt haben,

    verkUndenverkUnden wir auch euch...". Zur narrativen Technik der Krperdarstellung im Martyrium Polycarpi und der Passio Sanctarum Perpetuae et Felicitatis , in in Barbara Feichtinger & Helmut Seng d., Die Christen und der Krper, K. G. Saur, Munich-Leipzig, 2004, p. 29-74.

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  • LES MARTYRS COMME PROPHETES 209

    extrme ; nanmoins, le fait historique de l'excution publique rend

    possible un rcit du martyre comme dernire apparition d'un

    marginal sur la scne publique. Comme le montre l'exemple de

    l'ptre paulinienne, la position de marginal peut autoriser une

    parole qui s'arroge le droit de parler d'un savoir du divin lui-mme

    situ au-del de celui auquel ouvre le don largement rpandu de la

    prophtie, et (encore) inaccessible. La position adopte par Paul, puis

    par Ignace, devient alors comparable celle des mta-interprtes tels que Cicron, Plutarque ou Dion, tandis que le discours chrtien

    lui-mme tente de se distinguer et de se dmarquer des sophistes .

    Dans ce contexte, l'autorit au sein de la fraction chrtienne n'est

    pas fonde directement sur la parole inspire, qui implique elle mme une communication directe avec le monde invisible. A ce

    titre, le martyre de Polycarpe marque une nouvelle tape : ds lors

    que l'autorit doit tre concentre sur la fonction d'vque, ce n'est

    plus seulement la parole prophtique - que Paul, en ralit, remettait

    dj en question en tant que source d'autorit -, mais le martyre qui devient problmatique. C'est de ce point de vue qu'il faut juger la

    polmique autour du martyre volontaire53.

    [email protected]

    53. Pour l'histoire de cette polmique, Christel Butterweck, "Martyriums sucht"sucht" in der der alten Kirche. Studien zur Darstellung und Deutung friih christlicherchristlicher Martyrien, Tiibingen, Mohr Siebeck, 1995. - Je remercie Maud

    Meyzaud (Universit de Constance) pour la traduction de l'allemand ainsi que Jrg Rupke (Erfurt) et Nicole Belayche (Paris) pour plusieurs amliorations de mon texte.

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    Article Contentsp. [193]p. 194p. 195p. 196p. 197p. 198p. 199p. 200p. 201p. 202p. 203p. 204p. 205p. 206p. 207p. 208p. 209

    Issue Table of ContentsRevue de l'histoire des religions, T. 224, Fasc. 2, Divination et rvlation dans les mondes grec et romain (AVRIL - JUIN 2007), pp. 139-272Front MatterIN MEMORIAM: Jean-Pierre Vernant (1914-2007)DIVINATION ET RVLATION DANS LES MONDES GREC ET ROMAINDivination et rvlation dans les mondes grec et romain: Prsentation [pp. 139-147]Plutarque et la divination : la pit d'un prtre philosophe [pp. 149-169]Les dieux nomothtes . Oracles et prescriptions religieuses l'poque romaine impriale [pp. 171-191]Les martyrs comme prophtes. Divination et martyre dans le discours chrtien des Ier et IIe sicles [pp. 193-209]Quand Tirsias devint un mgos. Divination et magie en Grce ancienne (Ve-IVe sicle av. n. .) [pp. 211-230]Reading Revelation : Allegorical Exegesis in Late Antique Alexandria [pp. 231-251]

    NOTES CRITIQUESVies et mtamorphoses de la Sibylle: Notes critiques [pp. 253-271]

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