Juste devant toi (French Edition) -...

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Juste devant toi

Maddie D.

Copyright © 2015 Maddie D.

Tous droits réservé.

ISBN-13 : 979-10-94216-12-5

DU MÊME AUTEUR

Un super héros sinon rienToi et Moi, désastre assure VOL. 1Toi et Moi, désastre assure VOL. 2

Incroyable fiancé

Aux éditions Reines-BeauxPour un sourire de Théo

Juste devant toi

Maddie D.

Ce livre est une œuvre de fiction. Les noms, les personnages, les lieux et les événements sont le fruit de l’imagination de l’auteur ou sontutilisés fictivement. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou mortes, des établissements d’affaires, des événements ou deslieux serait pure coïncidence. Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective.Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de sesayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon, aux termes des articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Crédits photos : Fotolia

Design de couverture : © William Salvatore

Copyright : © Maddie D

Corrections et refonte : Anne Ledieu.

ISBN 979-10-94216-12-5

Je m'appelle Margaux Bailey, j'ai vingt ans. Après des débuts difficiles dans la vie, j'ai trouvé une famille aimante, un petit ami populaire, etachevé mes études. Mais, à peine rentrée à Bar Harbor, me voilà pleine d'envies d'ailleurs. L'occasion se présente après une dispute avec monpetit ami et l'intervention in extremis d'Adam, le grand ténébreux taciturne avec lequel j'ai grandi.

Cinq ans plus tard, je vis à Manhattan et suis engagée dans la troupe d'une comédie musicale de Broadway. Mon rêve s'est réalisé. Du moinsen apparence...

Je suis Adam Wise. Ma vie pourrait être simple et tranquille si depuis des années le même grain de sable ne venait pas à chaque fois enrayerla machine savamment huilée qu’est mon existence. Un aimant à emmerdes. Une véritable calamité. Le cheveu dans ma soupe : toi,Margaux.

Parfois, le bonheur se trouve là, juste devant toi…

Chapitre 1

MargauxC’était le mois d’octobre. Le paysage de Mount Desert Island se parait de merveilleuses teintes

passant du rouge à l’or. L’été indien qu’on voyait sur les cartes postales représentant le Maine était bienlà.

J’étais revenue depuis deux jours à Bar Harbor, après quelques stages à l’Interflorist School deWestminster, afin de parfaire ma technique en horticulture et prendre la suite de tante Natsuko avecIkebana. Depuis mon plus jeune âge, j’avais montré des prédispositions pour tout ce qui se rapportait auxfleurs et à la nature en général. Une sacrée coïncidence alors, d’avoir été placée chez Natsuko Wise : elleétait fleuriste et jardinier paysagiste. Adolescente, j’avais passé des heures avec elle à la boutique àapprendre le nom des fleurs et des différentes essences présentes sur l’île, comment composer unbouquet, la florithérapie et l’art de l’ikebana. J’en avais retiré énormément de joie. Mais, aujourd’hui, àvingt ans, je rêvais d’autre chose. La vie insulaire, idéale aux yeux de tant de personnes, était devenuepour moi synonyme d’enfermement, et j’aspirais à de nouveaux cieux.

Appuyée à une rambarde juste devant le Gazebo de Agamont Park, lunettes de soleil vissées sur le nezpour lutter contre les rayons du soleil couchant, j’attendais Liv, un gobelet de mocha caramel et noisetteencore fumant dans la main droite, un mini donut à la cannelle dans l’autre. Nous ne nous étions pas vuesdepuis quelques mois et, dès que j’avais posé mes valises, je l’avais appelée pour lui annoncer monretour.

Je mordis avec délectation dans mon beignet. Comme à son habitude, ma meilleure amie était enretard. C’était plus fort qu’elle, bien qu’elle parte au bon moment de chez elle, pour une raisoninexplicable – peut-être un dérèglement d’une faille spatio-temporelle –, elle arrivait toujours avec unebonne demi-heure de retard. Alors, sachant cela, j’aurais donc pu ne pas arriver si tôt, mais bien que lavie sur mon île me paraisse de plus en plus fade, j’aimais contempler le spectacle qu’offrait Frenchman’sBay en fin de journée, le soleil faisant miroiter l’océan, les silhouettes de bateaux au large, les côtespresque fantomatiques au travers des premiers bancs de brouillard de la saison. J’aimais cette période del’année : il faisait encore relativement chaud, mais, dans quelques heures, la fraîcheur de la nuitrappellerait à tous l’arrivée prochaine des premiers frimas.

Je me retournai en entendant un bruit de pas précipités et observai avec un sourire sarcastique monamie s’empresser de me rejoindre. Elle stoppa net sa course en arrivant à ma hauteur, écarlate etessoufflée.

— Tu es presque à l’heure, dis-je d’une voix teintée d’ironie.— Attends, marmonna-t-elle entre deux respirations saccadées.Je retins un rire en l’observant se courber en deux, les mains sur les genoux, tentant d’apaiser son

souffle erratique. Une fois remise de ses émotions, elle se redressa et me sauta dans les bras.— Margaux ! Tu m’as tellement manqué ! s’exclama-t-elle en me serrant avec une force

considérablement étonnante compte tenu de son petit gabarit.Je lui rendis son étreinte, elle aussi m’avait manqué. Liv était d’ailleurs une des rares personnes à

compter dans ma vie. Nous nous connaissions depuis dix ans, date de mon arrivée au sein de lacommunauté de Bar Harbor. Un déménagement n’étant déjà pas chose aisée, être la petite nouvelle dans

cette petite ville le fut encore moins, ayant en plus à mon actif le fait d’être une enfant placée par l’aidesociale. Déjà pas mal paumée, j’étais devenue le nouveau centre d’attraction de mes camarades, attirantla curiosité de certains, la pitié d’autres ou encore la méchanceté de ceux qui se pensaient mieux lotis quemoi. Liv n’avait pas été de ceux-là. Je me souviens parfaitement de cette petite blonde aux joues roses etaux yeux rieurs qui avait suggéré au professeur que je m’installe à côté d’elle. Depuis, nous ne nousétions plus quittées. Du moins, jusqu’à ce que je parte pour poursuivre mes études à l’Interflorist School.

Devant mon silence, mon amie me regarda, soucieuse.— Tu ne t’es pas ennuyée de moi ? minauda-t-elle, un rien boudeuse.— Voyons voir… Entre tes textos, tes appels et les heures passées sur Skype sans oublier mes cours,

énumérai-je avec mes doigts d’une voix espiègle. Non. Je ne me suis rendu compte de rien.Liv croisa les bras sur sa poitrine, tout en me fusillant du regard avec un air renfrogné qui me fit rire.

Bien que nous nous connaissions depuis des années, elle n’arrivait toujours pas à savoir quand j’étaissérieuse ou non. C’était tellement facile de la faire marcher ! Et j’avoue en jouer régulièrement, juste pourle plaisir de la voir tomber dans le panneau à chaque fois. Par moment, je me demandais si elle ne lefaisait pas exprès, juste pour sceller une énième fois l’amitié indéfectible qui nous liait.

— Mais si, la rassurai-je, bien sûr que tu m’as manqué ! Te parler au téléphone tous les jours est unechose, mais ça ne peut pas remplacer les moments où nous sommes ensemble !

Un lent sourire soulagé fleurit sur les lèvres de mon amie, puis nous pouffâmes de rire comme deuxgamines espiègles à une blague potache.

Les premières minutes de nos retrouvailles passées, nous décidâmes tacitement de remonter à traversAgamont Park, puis de continuer sur Main Street. Sur le chemin, je demandai à Liv la raison de sonretard.

— Oh, rien de transcendant, me répondit-elle en baissant la tête, m’indiquant par ce geste que c’étaittout le contraire.

Nous continuâmes de marcher. Elle obstinément silencieuse, moi réfléchissant à la manière del’amener à me dire ce qui la tracassait, bien qu’en y pensant, il n’y avait pas trente-six solutionsexpliquant son mutisme. Généralement, lorsqu’elle était inquiète, deux raisons étaient en cause : sesparents qui se disputaient à propos de Matthew, son frère aîné et… moi. Mais, puisque j’étais revenue àBar Harbor et que nous nous promenions ensemble, je pouvais d’emblée me rayer de la liste.

— C’est Matt ? lui demandai-je en ayant déjà une idée de sa réponse.— Oui, avoua-t-elle d’une voix teintée d’amertume.Je soupirai, agacée d’avance par ce que mon amie allait m’apprendre. Depuis quelques années, le

frère de Liv enchaînait les frasques en tout genre, mettant à mal la cellule familiale en apparenceharmonieuse que formaient les Ronson. Matt avait déjà commis de menus larcins, écopé de travauxd’intérêt général après avoir été pris en flagrant délit de dégradation de biens publics. Pour ne citer queça. À vingt-et-un ans, sans être pour autant taxé de grand délinquant, Matthew avait tout de même à sonactif un casier judiciaire bien étoffé, et, bien qu’il ait dû réparer ses « erreurs de jeunesse » etprofondément déçu Mr. et Mrs. Ronson, il semblait que rien ne lui serve de leçon.

— Et qu’est-ce que ton cher frère a encore fait ?— Il s’est fait virer de la fac.Je m’arrêtai net et, sous la surprise de cette annonce, je pus presque sentir ma mâchoire se décrocher.

J’étais littéralement sidérée.— Wow. Il a dû y aller fort, sortis-je dans un souffle.— Il a été accusé de tricherie pendant les partiels. Apparemment, il faisait du trafic de copies, vendant

les bonnes réponses à qui voulait bien payer.— Merde ! Mais qu’est-ce qu’il a dans la tête ?Ce fut tout ce que je trouvai à dire. Après tout, qu’aurais-je pu ajouter à cela ?Mon amie continua de m’exposer les faits d’une voix morne et fatiguée.— Papa et maman ont été convoqués et ils sont revenus aujourd’hui avec lui. Mon père accuse ma

mère d’avoir surprotégé Matt et que c’est la raison pour laquelle il a mal tourné, alors qu’il aurait falludès le départ le mettre face à ses responsabilités et sévir. Quant à maman, elle reproche à papa d’êtretrop rigide avec Matthew.

Elle marqua une pause, le visage défait. Visiblement, elle en avait gros sur le cœur, aussi je mecontentai de l’écouter sans ajouter un mot.

— Et Matt, soupira-t-elle juste avant de ricaner rageusement. Eh bien, ce cher Matt jouait à Call ofdans sa chambre comme si tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Je pris quelques secondes pour assimiler ce qu’elle venait de me dire. Ce qui me chagrinait le plusdans l’histoire – en dehors du caractère égoïste au possible de Matthew – c’était que personne nesemblait s’intéresser aux possibles répercussions que cette histoire allait avoir sur Liv, ni même à cequ’elle ressentait. Peut-être était-ce parce que mon amie semblait de ceux sur lesquels tout glisse sansdifficulté, qu’elle était d’un naturel joyeux et que rien ne semblait la décourager. On croit, à tort, que lesgens forts le sont en permanence. Liv avait le rôle du roc depuis toute petite, mais ses parents avaient-ilspensé ne serait-ce qu’un instant que même le granit pouvait se fissurer ?

— Et toi ? Tu en penses quoi ? lui demandai-je après quelques minutes.Liv me regarda droit dans les yeux, semblant d’abord réfléchir à la situation. Une ombre passa dans

son regard, fugace, mais le signe évident d’une douleur assez forte pour que je puisse la ressentir.Finalement, elle porta les mains derrière sa tête et s’étira d’une manière qui aurait pu paraître désinvolteaux yeux de n’importe qui d’autre que moi.

— J’en pense que c’est un vrai con et qu’un jour, toute la merde qu’il aura causée lui retombera enpleine figure. Du moins, c’est tout ce que je lui souhaite, lâcha-t-elle nonchalamment.

Je me figeai de stupeur devant la sévérité de son analyse. Elle dut s’en rendre compte, car elle devintsoudainement écarlate, gênée de ses propres paroles.

— C’est terrible, ce que je viens de dire, n’est-ce pas ?— Non. Je crois que de tous les membres de ta famille, tu es la seule qui voie la situation dans toute

son ampleur, dis-je après avoir réfléchi quelques instants. Donc pour moi, il est normal que tu te sentesmal et que tes paroles soient dures.

Liv sembla peser mes mots, fronçant les sourcils.—Tu as raison, concéda-t-elle. Quoi qu’il en soit, je me suis peut-être laissé emporter en t’en parlant

de cette manière.— Mais non, la rassurai-je – et pour une fois, c’est moi qui jouais ce rôle. Tu n’as fait que dire ce que

tu avais sur le cœur. Parfois, cela soulage un peu.

— C’est vrai, j’avoue que ça m’a fait du bien de me confier à toi, conclut-elle avec un faible sourireavant de reprendre d’une voix plus assurée : Assez parlé de tout ça ! Tu viens de rentrer et j’ai envie dem’amuser, pas de pleurer sur ton épaule. Et si nous allions discuter autour d’un bon café et quelquesbeignets ?

— Ah… ce sera sans moi. Je viens d’en manger un en t’attendant.Liv se posta devant moi et me pinça les joues tout en me faisant les gros yeux.— Comment ? Tu oses refuser une invitation de ta meilleure amie ?Je levai une main en signe de reddition. Je détestais quand elle me martyrisait de la sorte. De plus, elle

était redoutable à ce jeu-là.— Ça va, ça va ! me défendis-je en riant. Allons nous gaver des meilleurs donuts de tout l’État !Nous nous installâmes à une petite table près d’une fenêtre avec vue sur la marina. La serveuse, Daisy,

vint vite prendre notre commande qui se résuma à un « comme d’habitude ! ». Puis, Liv et moi reprîmesnotre conversation, tandis que Daisy partait nous chercher nos boissons. Ma meilleure amie et moi nenous étions pas vues depuis une éternité, nous semblait-il. Aussi, nous nous appliquâmes à nous mettre àjour. Pendant de longues minutes, elle m’affranchit des derniers potins et de toutes ces petites choses dontnous oublions de nous parler au téléphone et sur internet de par leur menue importance. Soudainement, enplein milieu d’une phrase, elle se tut, pâlissant brusquement. Les petits cheveux en haut de ma nuque sehérissèrent désagréablement tandis que, du coin de l’œil, je voyais s’avancer un groupe de filles que jene connaissais que trop bien.

Chapitre 2

— Tiens, regardez qui est de retour ! N’est-ce pas cette chère miss sans famille ?Je me crispai imperceptiblement et tentai de canaliser la colère qui montait en moi. Les paroles de

Natsuko s’imposèrent alors à mon esprit : « Celui qui sourit au lieu de s’emporter est toujours le plusfort ». Je réprimai un sourire. Il était temps de mettre en œuvre les principes de celle que j’appelais tanteNat et de voir si, cette fois, j’allais sortir autrement qu’humiliée de ma rencontre avec Mindy et sa clique.

Mindy me détestait depuis des années sans que je sache vraiment pourquoi, et je le lui rendais bien.Toutefois, elle prenait un malin plaisir à me tourmenter et/ou m’insulter à chacune de nos rencontres et,jusque-là, j’avais marché dans son jeu en m’énervant à chaque fois. Tout m’horripilait chez elle, depuisson physique de cheerleader jusqu’à sa petite voix fausse, une octave trop haute pour moi.

— Hé, le cas social, c’est à toi que je parle !Je restai silencieuse, m’exhortant intérieurement à garder mon calme. Sous la table, mes mains

serraient convulsivement mes cuisses au point de m’en faire mal, mais ça, je ne l’aurais montré pour rienau monde. Liv était blanche comme un linge, connaissant la pleine mesure de mes colères. Je savaisqu’elle craignait que je m’emporte et qu’une fois de plus, cela me soit préjudiciable. Et après ce que sonfrère venait de faire subir à elle et sa famille, je me devais de ne pas en rajouter une couche. Il fallaitabsolument que Mindy et ses groupies s’en aillent.

Je pris une profonde inspiration et collai un sourire mielleux sur mon visage avant de me tourner versle groupe d’indésirables. — Tiens ! Mais n’est-ce pas cette chère Mindy Frost ? minaudai-je sur lemême ton qu’elle. Que me vaut le déplaisir de te voir ? Tu as perdu quelque chose ou tu as enfin décidéde te mélanger au commun des mortels ?

Elle me lança un regard assassin, tandis que, derrière elle, ses suivantes me toisaient avec un dédainnon dissimulé. Quelques années auparavant, ce comportement envers moi m’aurait mortifiée au point deme faire monter les larmes aux yeux et m’aurait peut-être poussé à leur rentrer dans le lard. Mais,aujourd’hui, cela m’indifférait totalement. Certainement à cause de toutes ces années durant lesquellesMindy et ses suivantes s’étaient évertuées à me répéter à quel point j’étais une moins que rien. Après tout,que pouvait-on espérer de la part d’une fille comme moi, rejeton d’un repris de justice récidiviste ?

Mon père avait été de son vivant une petite frappe, œuvrant comme larbin pour les grands pontesd’Augusta, une fois rentré à la maison, il passait sa frustration sur sa femme. Ma mère finit par veniralimenter les statistiques des violences conjugales se terminant en homicide. Mon crime à moi étaitd’avoir été placée en famille d’accueil par les services sociaux et, après que Natsuko ait été désignéecomme ma tutrice légale, de m’en être sortie sans faire trop de vagues. Du moins, c’était la seuleexplication que j’avais trouvée pour expliquer la haine indéfectible que me vouait Mindy Frost et lahargne avec laquelle elle me pourrissait la vie depuis bientôt une décennie.

Ça et peut être le fait de ne pas avoir remporté la préférence du garçon le plus populaire du Collège.Pire que tout, il m’avait choisie, moi.

Et justement, là, elle me regardait avec perfidie.— C’est ça, fais ta maligne, l’orpheline. Alors, comme ça, tu es revenue en ville et diplômée avec ça !

Qui l’eût cru ? Dis-moi, combien tu as payé pour obtenir ton diplôme ?

Sa tirade fit glousser la basse-cour qui l’accompagnait. Des dindes, voilà ce qu’elles étaient toutes,juste capables de se pavaner en roulant du popotin et cancaner à longueur de temps. Ah, ça ! Qui n’avaitpas fait les frais des rumeurs qu’elles propageaient sans vergogne ?

Mindy leva exagérément les yeux au ciel tout en secouant sa chevelure blond nordique retouchée tousles quinze jours. D’un geste exagérément penaud, elle mit une main devant sa bouche brillante de ce glossrouge criard, du plus mauvais effet sur sa carnation d’albâtre qu’elle s’évertuait à protéger des rayons dusoleil. Stoïque, j’attendis qu’elle me porte ce qu’elle pensait être le coup de grâce. Si elle comptait queje m’emporte, elle allait être déçue, j’étais décidée à ne pas lui donner ce plaisir.

— Suis-je bête, tu n’as pas un dollar en poche, et tu ne rapportes plus rien à Mrs Wise. Pourtant tu asbien dû trouver un arrangement, non ?

Je grinçai des dents sous l’allusion à peine cachée, mais je restai impassible, préparant ma riposteavec délectation. Forte de mon apparente sérénité, je lui adressai un large sourire.

— Justement, je me faisais la même réflexion à ton propos, rétorquai-je en savourant chacun de mesmots à mesure qu’ils faisaient mouche.

Dans le même temps, je remerciai intérieurement les préceptes de Tante Nat.Mindy réprima à grand peine un hoquet d’indignation. Elle fulminait. Moi je me contentai de

l’observer le plus innocemment possible alors qu’au fond de moi, je jubilais. Elle ouvrit la bouche,certainement sur le point de m’adresser une réplique des plus vulgaires, mais le retour de la serveuse nelui en laissa pas le temps. Sans le savoir, Daisy avait mis fin à une situation sur le point de tourner aucrêpage de chignon.

Mindy me lança un regard noir et meurtrier, promesse d’un prochain round, puis elle tourna les talons,se dirigeant suivie de toute sa clique vers un coin du café éloigné de celui où Liv et moi nous trouvions.La bouffée du même parfum capiteux qu’elles laissèrent dans leur sillage me prit à la gorge et me laissaun désagréable mal de crâne cependant que je me demandais si elles avaient obtenu un tarif spécial pourla commande en masse.

Je laissai échapper un long soupir de soulagement et reportai mon attention sur une Liv quim’observait bouche bée.

— C’était quoi, ça ? s’extasia-t-elle dans un souffle.Je haussai les épaules avec désinvolture. Un lent sourire fleurit sur mes lèvres. J’étais fière de moi,

j’avais réussi à conserver mon calme et cloué le bec de Mindy en prime. Si Tante Natsuko m’avait vue,elle aussi aurait salué ma performance. Je remerciai intérieurement ma tutrice de m’avoir appris àtempérer mes émotions. Finalement, ses leçons avaient porté leurs fruits, l’insulte avait rebondi sur moisans laisser de trace.

— Je me demande quand cette pimbêche se décidera à te laisser tranquille. En tout cas, tu lui assuperbement rabattu le clapet, s’exclama-t-elle, les yeux brillants. Margaux, c’est officiel, tu es monhéroïne ! Oh, attends ! J’allais oublier de te donner quelque chose !

Liv fourragea dans la veste qu’elle avait négligemment posée sur le dossier de sa chaise, en sortit unpapier et me le tendit d’un air mystérieux. Intriguée, je dépliai la feuille et la lus, puis jetai un regardsurpris à Liv qui, le nez plongé dans son latte machiatto, semblait attendre ma réaction.

— Un casting ? demandai-je, interdite.— Oui ! Tout le monde ne parle que de ça, s’exclama-t-elle, surexcitée, en se tortillant sur sa chaise.

Ce flyer a été distribué il y a quinze jours, et j’ai pensé à toi. Simplement, j’ai oublié de t’en parler.Son éclat de voix domina le brouhaha dans le café. La plupart des clients se turent, interloqués. Oh,

mon dieu ! Grâce à elle, nous étions le point de mire de toute la salle, chose que je détestais par-dessustout. J’avais déjà eu, malgré moi, à affronter l’ouragan Mindy, et la bonne vingtaine de paires d’yeuxbraqués sur nous m’incommodait prodigieusement. J’aimais ma meilleure amie, mais parfois, sesréactions relevaient de la calamité.

Je soupirai, et me tassai sur ma chaise, gênée.— Et que veux-tu que j’en fasse ? chuchotai-je en lui désignant le dépliant dans mes mains.Liv reposa son gobelet sur la table, se rapprochant de moi, l’air interloqué par ma réaction désinvolte.— Margaux ! Tu as une voix magnifique. Je le sais, tu le sais, tout le monde à Bar Harbor le sait ! Il

faut absolument que tu y ailles, c’est ta chance !Je regardai une nouvelle fois le prospectus puis le rendis à mon amie en secouant la tête, soudainement

morose.— Un casting. Liv, tu sais bien que je ne peux pas faire ça, j’ai d’autres engagements, un travail qui

m’attend. D’ailleurs, Natsuko ne verrait pas ça d’un très bon œil, ajoutai-je en voyant le visaged’ordinaire souriant de mon amie se refermer.

Liv soupira d’agacement, tout en se renfonçant dans son siège. Le regard qu’elle me lança était emplid’incompréhension et de frustration.

— Tu es sérieuse ? Margaux, tu as vingt ans et je sais pertinemment que tu ne rêves que d’une chose :quitter l’île. Tu t’ennuies ici. Ne me fais pas croire le contraire.

Je me figeai. Quand avais-je laissé transparaître mes sentiments ? Je faisais pourtant mon possiblepour ne pas le montrer et ne pas inquiéter Natsuko qui avait tant fait pour moi.

— Ça se voit tant que ça ? la questionnai-je d’une toute petite voix.— Non, mais je suis ta meilleure amie et j’ai appris à regarder derrière la façade que tu affiches au

monde.Je baissai la tête, pensive. Ce casting était une opportunité alléchante. Je n’étais pas sûre de gagner

quoi que ce soit ni même d’être remarquée, mais… si jamais c’était le cas, s’il y avait ne serait-ce que laplus infime chance de réussir, c’était ma chance d’une vie ailleurs. Sauf que je savais que ma passionpour la musique n’était pas du goût de tout le monde et…

— Natsuko ne me laissera jamais y aller, déclarai-je d’une voix ferme, un peu pour me convaincrequ’il était inutile de m’aventurer sur cette voie-là, malgré la moue dubitative de Liv. Tu sais ce qu’ellepense de ça ; je t’en ai déjà parlé à plusieurs reprises.

Je levai les deux mains et mimai des guillemets : « La musique n’est pas un métier qui apporte lastabilité. »

Liv fronça les sourcils, puis me tira la langue.— Margaux, dans six mois tu auras l’âge de boire de l’alcool. Il est temps que tu fasses tes choix en

fonction de toi et pas en fonction de Mrs Wise, et tu sais que je la respecte.Je méditai les paroles de mon amie, puis soupirai tout en me mordant les lèvres, tiraillée entre mon

envie de tenter ma chance et ma raison – qui, étrangement, avait la même voix que Tante Natsuko.

« Ce n’est pas une option envisageable », martelait-elle, tandis que j’hésitais sur le choix à faire.La main fine de Liv sur mon avant-bras me ramena à la réalité. Je levai les yeux vers elle. Liv me

regardait, le regard voilé, presque triste de me voir à ce point hésitante.— Promets-moi d’y réfléchir, Margaux.Y réfléchir. Ça avait l’air si simple. Elle ne savait pas à quel point ce choix était difficile à mes yeux.

D’un côté, si je décidais de ne pas saisir cette opportunité et de ne pas participer à ce casting, il y avaitde fortes chances que je le regrette amèrement. De l’autre, le simple fait de penser à me rendre à cetteaudition me donnait l’impression de porter un coup à ma loyauté envers Tante Nat, qui m’avait élevéecomme sa fille lorsque les services de l’aide à l’enfance m’avaient placée chez elle. Y aller revenait à latrahir, enfin c’était comme ça que je voyais les choses. Alors quelle route choisir ? D’une part, un job etun avenir tout tracés au sein de la communauté de Bar Harbor, de l’autre un aller simple vers d’autrescieux, vers une autre vie…

— Quand est-ce ? demandai-je à ma meilleure amie.Elle me lança un regard ravivé par la satisfaction.— Demain après-midi, au Regency Hôtel.Je me figeai. Quoi, si vite ? Et elle me demandait d’y réfléchir… C’était un comble ! Comment

prendre une décision en si peu de temps ? Comment être sûre de faire le bon choix ? Quoi que je décide,je ne devais pas me louper, sous peine de le regretter par la suite. Parce qu’après ça, il n’y aurait pas deretour possible.

Chapitre 3 Le soir même, après le dîner, une voiture s’arrêta devant chez nous. Je savais que la nouvelle de mon

retour avait fait le tour de la ville, si bien que même si je n’avais pas prévenu tout le monde, je ne fus pasétonnée lorsque Nicholas Thomson, l’un des plus beaux partis de Bar Harbor, sonna à la porte.

Nous sortions plus ou moins ensemble depuis quelques années. Est-ce que c’était sérieux ? Nousavions commencé à nous voir au collège, de plus en plus régulièrement, puis il m’avait invitée au bal depromo. Il était celui à qui j’avais offert ma virginité. Alors oui, peut-être que c’était ce qu’on pouvaitappeler une relation sérieuse. Simplement, mes études m’avaient éloignée et nos vies avaient pris deschemins différents. Alors à chaque fois que c’était possible, nous nous revoyions et passions beaucoup detemps ensemble. Mais je n’étais pas dupe, il était fantastiquement beau, pratiquement une célébrité locale,puisqu’en plus d’être le descendant d’un des pères fondateurs de notre bourgade, son père possédait unrestaurant célèbre pour ses fruits de mer, lequel avait fini par devenir une chaîne présente sur toute lacôte de la Nouvelle-Angleterre.

Grand, blond, le regard céruléen, Nick avait en outre été le quaterback de talent qui avait menél’équipe locale à la victoire quatre saisons de suite. N’importe quelle fille aurait été fière de se pavaner àson bras. Je ne faisais pas exception, je savais la chance d’être celle sur qui il avait jeté son dévolu etque nous soyons pour ainsi dire toujours ensemble, comme je savais que cela suscitait des jalousies.J’avais d’ailleurs l’intuition que le comportement de Mindy Frost à mon égard avait quelque chose à voiravec cela. Mais il ne fallait pas se leurrer, même si Nick et moi avions une relation « exclusive »,l’éloignement l’éprouvait durement, et le jour où l’un de nous y mettrait fin, la place n’aurait pas le tempsde refroidir avant qu’une autre la revendique.

Mais j’aimais bien Nicholas et la réciproque était vraie, alors je profitais de chaque instant passé dansses bras. Est-ce que j’étais amoureuse ? Nous étions bien ensemble, il était tendre et doux, se montraitpatient et respectueux. J’aimais être avec lui, j’appréciais nos discussions, nos rires, nos longues balades,que ce soit au parc national d’Acadie ou sur le voilier de son père. J’aimais ses baisers et la chaleurrassurante de ses bras. Si je n’étais pas amoureuse, c’était en tout cas ce qui s’en rapprochait le plus.

J’ouvris la porte en souriant et m’effaçai pour le laisser entrer. Tante Nat était absente pour lemoment, aussi je ne vis pas de problème à ce qu’une fois la porte fermée, Nicholas me prenne dans sesbras pour m’embrasser. D’abord doucement, presque délicatement, puis son baiser s’intensifia. Je nouaimes bras derrière sa nuque et me pressai contre lui, savourant la texture soyeuse et ferme de ses lèvres,tandis que nos langues se joignaient dans un ballet langoureux. Il fit courir une de ses mains le long de macolonne vertébrale pour aller la poser sur mes fesses, avant que l’autre l’y rejoigne pour les pétrir avecfermeté, tandis que mes doigts fourrageaient dans ses cheveux.

Alors que j’avais cru que ces quelques semaines sans le voir n’auraient pas plus d’impact que cela,mon corps me prouva le contraire : mon cœur avait pris un rythme plus rapide et une sensation de chaleurse distillait dans mon ventre. Très vite, nos souffles s’accélérèrent et nous lâchâmes de douxgémissements.

Nick mit fin à notre baiser dans un grognement et posa son index sous mon menton pour m’obliger àlever la tête vers lui. Il me souriait d’un air à la fois conquérant et sûr de son fait.

— Eh bien, on dirait que je vous ai manqué, Miss Allen ! fit-il remarquer d’un ton bouffi d’orgueil quine manqua pas de m’agacer.

Cette propension qu’il avait de se montrer sûr de lui au-delà de ce qui était permis était peut-être cequi m’empêchait d’être totalement dans le lâcher-prise avec lui. Je n’aimais pas son arrogance, pas plusque ce petit je ne sais quoi de macho qu’il se plaisait à exhiber. Il savait quelle image il renvoyait etcomment les autres le percevaient, alors il ne se gênait pas pour en jouer. Ne pas le faire aurait étéstupide, mais cette assurance ostentatoire à outrance était peut-être la raison qui faisait que j’étais bienavec lui, mais pas à ses pieds. En fait, si j’avais dû le placer dans une catégorie, Nick aurait été « trèsbien, mais peut mieux faire ».

Nick continuait à me caresser les fesses d’un geste possessif, tout en déposant des baisers mouillésdans mon cou. Je frissonnai d’aise.

Après tout, combien de relations allaient au-delà du « très bien, mais peut mieux faire » ? pensai-jeen fermant les yeux pour profiter pleinement des sensations que me procurait le contact des lèvres de monpetit ami sur ma peau. Peut-être était-ce moi qui en demandais trop ? D’autant que, pour ce que j’ensavais, il était plutôt bon amant et être la petite amie attitrée de Nick Thomson était plutôt grisant.

Je gloussai lorsqu’il déposa un baiser sur le carré de peau fine juste derrière mon oreille. Seigneur, ilsavait y faire… Il émit un grognement de satisfaction devant ma réaction et captura à nouveau mes lèvresavec avidité, collant son corps contre le mien de manière à ce que je comprenne ses intentions. Et, aurenflement rigide qui se pressait contre mon ventre, je n’avais aucun doute sur ce que mon petit ami avaiten tête.

Il s’enhardit, prenant mon absence de résistance pour un assentiment, mais sans qu’il s’y attende, je lerepoussai gentiment.

Nicholas me jeta un regard interloqué.— Ça ne va pas, ma puce ?— Si. Bien sûr que si…Il se serra à nouveau contre moi, prêt à tenter une nouvelle offensive.— C’est juste que…— Quoi ? objecta-t-il, sa voix trahissant un début d’agacement.Le ton qu’il avait employé me fit l’effet d’une douche froide. Je m’arrachai à son étreinte et reculai de

deux pas. Je ne comprenais pas ce qui lui prenait, pourquoi il semblait si impatient, alors que, jusque-là,il avait respecté le peu d’hésitations que j’avais eues concernant notre relation. Je le regardai fixement.L’espace d’un instant, je vis tressaillir ses mâchoires et une ombre de colère traverser ses prunellesbleues. Je me crispai imperceptiblement. Depuis quand était-il si pressant ? À quoi bon chercher uneraison à son comportement ? Peut-être était-ce juste un mauvais jour pour lui ? Je préférai mettre laréaction que j’avais captée dans son regard sur le fait que nous ne nous étions pas vus depuis dessemaines.

Je décidai de désamorcer la situation avant que cela tourne mal. Je lui offris un sourire rassurant.— Nick, je t’assure que je suis heureuse de te voir, mais je… ne sais pas pour combien de temps la

maison est à nous. Ma tante risque de rentrer à tout moment et juste à l’idée qu’elle nous surprenne entrain de… enfin, tu vois ce que je veux dire ? dis-je en frissonnant, alors que la scène se jouait dans matête. En fait, je crois que je ne saurais pas où me mettre, et je ne te parle même pas du mal que j’aurais àla regarder en face !

Nicholas soupira, mais finit tout de même par me sourire. Il tendit la main et me caressa la joue avec

douceur.— Je comprends, Margaux, affirma-t-il d’une voix calme et posée.Je soupirai, à la fois soulagée et reconnaissante qu’il n’en fasse pas toute une histoire. D’accord, nous

ne nous étions pas vus depuis un certain temps, mais je ne voulais pas être gênée par le retour de TanteNat, ni même faire ça à la va-vite. Quelques heures ou quelques jours de plus ne changeraient pas la facedu monde, non ?

Il prit ma main et entrelaça ses doigts aux miens.— Alors, que veux-tu faire, ma puce ?Je me détendis, tout en prenant conscience du fait que, moi aussi, j’étais à cran. Toutes ces questions

qui m’avaient assaillie me paraissaient maintenant tellement hors de propos. Comment avais-je pu un seulinstant émettre des doutes sur ses intentions me concernant ? Non, Nick était différent, il était à part.C’était juste son brusque changement d’humeur qui m’avait déconcertée plus que je voulais bien l’avouer.

— Et si nous partions faire une balade ? lui proposai-je.— Pourquoi pas ? Sand Beach, ça te tente ?— Bonne idée ! Simplement, ça te dérange si je mange un morceau, avant ?— Ne t’inquiète pas de ça. On s’en occupera en passant en ville, d’accord ? me promit-il avec un

sourire lumineux.Puis, sans que je m’y attende, il me prit dans ses bras et me serra à m’en étouffer, enfouissant son nez

dans le creux juste entre mon cou et mon épaule. Oublié cet instant où il m’était apparu si pressant, jeretrouvais le Nicholas tendre et prévenant auquel j’étais habituée.

— Margaux, chuchota-t-il, si tu savais combien tu m’as manqué !J’esquissai un sourire, mais repoussai Nick gentiment :— Si nous y allions ? décidai-je en lui tendant la main. J’ai très envie de faire cette balade avec toi,

mais je dois t’avouer que je meurs de faim.

Chapitre 4 Il arrêta sa Dodge quelques minutes plus tard sur le parking menant à la crique de Sand beach. Le

soleil commençait à décliner et ses derniers rayons faisaient scintiller des milliers de diamants couleurde feu sur la surface de l’océan. J’aimais cette plage. Il m’arrivait même de m’y rendre seule, la nuit. Jem’allongeais alors sur une natte et contemplais le ciel. À cet endroit, on pouvait observer la voie lactée àl’œil nu comme en aucun autre lieu. Loin des lumières de la ville et de sa pollution nocturne, on étaitcomme transporté au firmament, parmi les étoiles. C’était ici que je venais pour me ressourcer, pourréfléchir lorsque j’en éprouvais le besoin. La sensation d’être bien peu de choses face à cette immensitéfacilitait mes introspections et remettait les pendules à l’heure.

Mais, pour le moment, je me demandais surtout pourquoi Nick n’avait pas fait un crochet par le centre-ville de Bar Harbor comme c’était convenu. Mon estomac criait famine et je commençais à être quelquepeu agacée, comme mes grognements étouffés pour descendre l’escalier qui descendait à la plage enattestaient. Mais, au lieu de s’en soucier, il me prit par la main et m’entraîna vers la page en forme decroissant. Là, à un endroit caché jusqu’alors à ma vue, m’attendait une surprise. Ma meilleure amie etCaleb, son petit ami, étaient présents. Derrière eux, une petite table de bois et deux chaises, le tout dressépour un dîner aux chandelles.

Je levai les yeux vers Nicholas, sans comprendre.— C’est toi qui as mis ça là ? m’enquis-je d’une voix où perçait la confusion. Est-ce qu’on fête

quelque chose de spécial ?— Je voulais te surprendre, ma puce, m’interrompit-il en me serrant tendrement la main.Liv courut vers moi, un sourire rayonnant aux lèvres, les joues roses d’excitation. M’arrachant à

l’étreinte de Nick, elle m’accompagna à la table. Assurément, tous trois s’étaient démenés pour mettretout cela en place, depuis les bougies sur la table décorée d’une composition de fleurs de lauriers roses etde fleurs sauvages, jusqu’aux torches plantées dans le sable conférant au tout une atmosphère romantique.Un peu plus loin, recouverte d’une nappe blanche, il y avait ce que je devinai être une planche posée surdes tréteaux. Sur ce buffet improvisé trônaient plusieurs plats sous cloche. Oh. Mon. Dieu.

Oui, vraiment, ils s’étaient mis en quatre pour organiser cette mise en scène absolument adorable. Ilsavaient réussi leur effet, j’étais ébahie… Pourtant, à cet instant précis, je sentis une boule de paniquemonter dans ma gorge, mon cœur cogner douloureusement dans ma poitrine et, alors que j’aurais dû êtrefolle de joie, la seule chose qui me vint à l’esprit fut « Non, il n’a quand même pas fait ça ! Il n’a pasl’intention de …? »

— Viens t’asseoir, Margaux, m’intima Liv d’une voix qu’elle tentait de maîtriser.Comme je ne bougeais pas, elle me tira doucement jusqu’à une des chaises sur laquelle je m’assis

mécaniquement. Puis, tandis que mon petit ami prenait place en face de moi, Liv partit rejoindre Calebprès du « buffet » en tapant des mains d’excitation.

— Ça te plaît ? me demanda Nick d’une voix où perçait l’orgueil, en me montrant le décor d’un gesteample de la main.

— Tu… tu avais prévu ça depuis longtemps ? coassai-je, complètement hébétée.

— Oui, Margaux. Je voulais faire de ton retour un moment spécial. Plutôt réussi, non ?— Je vois, murmurai-je pour moi-même.Ainsi, il avait tout prévu. À croire qu’il ne doutait jamais de rien, et cela m’agaçait.— Et si je n’étais pas venue ? Si j’avais prévu autre chose ? Tu te serais retrouvé avec un dîner sur les

bras ?— Je savais que tu viendrais avec moi, expliqua-t-il avec un haussement d’épaules désinvolte.Le ton serein sur lequel il s’exprima eut un étrange effet sur moi. Ce fut comme une décharge

électrique, comme un électrochoc. Je le regardai, les yeux écarquillés de stupeur. C’était la deuxième foisde la soirée qu’il se montrait à ce point sûr de lui, comme si ma venue et ma réaction étaient des chosesacquises d’avance, du tout cuit. Je n’étais absolument pas sûre d’apprécier cela. Ce trait de caractère quim’était jusque-là inconnu, me donnait l’impression qu’il était de ceux qui imposent plus qu’ils neproposent, et cela allait totalement à l’encontre de mes principes. J’en venais à me demander à quelmoment Nicholas avait changé au point où je ne le reconnaissais plus, ou s’il avait soigneusement cachéce côté de sa personnalité pendant tout ce temps. Comment avais-je été aussi aveugle pour ne pas m’enapercevoir ?

Il claqua des doigts et je grinçai des dents en voyant mes amis apporter nos plats dans la seconde. Ilssoulevèrent les cloches dans un bel ensemble, l’air satisfait. Ils s’étaient assurément entraînés dansl’espoir de rendre cette soirée aussi parfaite que mon petit ami le souhaitait. Du coup, ce dîner pas siimprovisé que ça me parut prendre un tour des plus désagréables. Tout me semblait trop cadré, tropguindé, pas assez spontané… J’avais l’impression qu’on m’avait traînée dans un guet-apens un peugrossier.

Je jetai un regard torve à mon assiette : homard et gnocchi. Tu parles d’une surprise. Je soupiraidevant un tel manque d’originalité. Bar Harbor est connue pour ses homards et ses fruits de mer.Tellement que c’en est une véritable institution. Une partie de notre économie repose sur la pêche auxcrustacés. Alors si, comme il le disait, Nick voulait m’impressionner, il aurait dû choisir autre chose.Chaque restaurant de la ville ou presque en propose à sa carte, chaque enseigne arbore un homardsérigraphié. Je vomissais le homard, et j’avais à cet instant précis une folle envie de manger unchateaubriand à la place.

J’espérais tout de même que ma déception ne se voyait pas trop. Mes amis avaient déployé des trésorsd’ingéniosité pour me concocter cette surprise, alors autant faire bonne figure. D’un autre côté, au diablesi ça n’était pas le cas ; je n’avais rien demandé de tout cela et tous autant qu’ils étaient auraient dûsavoir que j’aurais tué pour un morceau de bœuf.

Liv et Caleb revinrent très vite vers nous avec des boissons. Je regardai d’un air maussade la bouteillede soda qui m’était certainement destinée. Alors comment ne pas avoir l’impression d’être considéréecomme une enfant ? À vingt ans, c’était un comble ! Bien sûr, mon Nicholas, de deux ans mon aîné, avaitle droit à du vin. Cela me fit grincer des dents… Six mois… c’était ce qui me restait avant de ne plus êtrecondamnée à l’eau et autres boissons sucrées dénuées de toute trace d’alcool. Comme s’il avait entendumes pensées, Nick fronça les sourcils et arrêta le geste de ma meilleure amie avant qu’elle verse quoi quece soit dans mon verre.

— Sers-lui plutôt du vin, c’est une soirée spéciale ! ordonna-t-il d’une voix condescendante.Puis il allongea le bras par-dessus la table et caressa le dos de ma main. Liv s’exécuta sans broncher,

mais je pus voir aux tressaillements qui agitaient sa mâchoire qu’elle luttait contre elle-même afin de nepas envoyer une remarque cinglante à l’attention de mon pacha de petit ami.

De mon côté, j’avais du mal à tenir en place. Pas parce que j’étais excitée par la soirée ou quelquechose de ce goût-là, mais parce que plus le temps passait et plus j’étais mal à l’aise. J’avais de vaguessoupçons concernant ce qui se tramait – d’ailleurs, qui n’en aurait pas eu – et honnêtement, mon seulsouhait, à cet instant précis, était de fuir le plus loin possible.

La légère pression qu’exerça la main de Nick sur la mienne me ramena à la réalité en même tempsqu’elle me fit me crisper imperceptiblement. Pitié, que je rentre à la maison !

— Mange, m’intima-t-il avec douceur, ça va être froid.Je lui offris un sourire que j’espérais convaincant et attaquai mon repas, l’estomac lourd comme du

plomb. Durant la quasi-totalité du repas, il me fit la conversation, m’expliquant que ses études decommerce s’achevaient bientôt et qu’après, il seconderait son père dans sa chaîne de restaurants (d’oùsortaient certainement nos plats). Il m’exposa ses grands projets d’expansion de la société paternelle,qu’il fallait voir plus loin que la côte de la Nouvelle Angleterre, qu’il voulait que Sleeping Lobsters’étende à tous les autres États.

Je l’écoutai parler, touchant à peine au contenu de mon assiette, l’appétit coupé pour une raison que jene m’expliquais pas, mon malaise grandissant de minute en minute. Pourtant, j’aurais dû être heureusequ’il me parle à cœur ouvert, même si tout tournait autour du business. Lui semblait ne pas s’apercevoirde mon trouble, trop absorbé par son monologue retraçant son plan de carrière. Il avait l’air d’apprécierle son de sa voix, ne se formalisant pas de mes vagues onomatopées, qui, au fil de son récit, se muaient engrognements.

Je triturai distraitement mon homard, à présent gelé, tournai la tête vers Caleb et Liv qui dînaient euxaussi quelques mètres plus loin, avec le secret espoir qu’ils allaient me venir en aide. Mon regard croisacelui de ma meilleure amie, qui blêmit dès qu’elle comprit mon état d’esprit, certainement affiché surmon visage. Prétextant avoir les jambes engourdies, je me levai et rejoignis mes amis, abandonnant Nickà table.

Caleb – merci Seigneur de lui avoir donné autant d’intuition – souleva la nappe qui recouvrait lebuffet, sortit deux bières d’une petite glacière et partit rejoindre Nick. Il lui lança une des bouteilles et ilsse mirent à discuter tout en buvant.

— Tu n’apprécies pas la soirée.Ce n’était pas une question, mais une constatation. Je baissai la tête et me perdis dans la contemplation

du bout de mes chaussures.— Tu sais, il s’est donné beaucoup de mal pour organiser tout ça, reprit-elle devant mon absence de

réponse. Fais au moins semblant de t’amuser, OK ?Je relevai brusquement la tête et la regardai, les yeux écarquillés de stupeur. N’était-ce pas un

reproche qu’elle venait de m’adresser ? Depuis quand Liv se rangeait-elle dans un autre camp que lemien ?

Je n’eus pas le temps de pousser mon interrogation plus avant. Nick venait vers moi d’un pasnonchalant, un sourire satisfait flottant sur les lèvres, la main tendue dans une invitation à le rejoindre.

Chapitre 5 — Une balade, ma puce ?J’obtempérai sans grand entrain, mais comme Liv me l’avait si bien dit, il fallait que j’y mette du

mien. Peut-être qu’ainsi, le temps passerait plus vite.C’était le début de la marée haute. Les vagues s’échouaient avec de plus en plus de force et de plus en

plus loin sur la plage, grignotant toujours plus la distance qui les séparaient de notre restaurant de fortune.Le soleil s’était couché et le seul éclairage que nous avions provenait des torches entourant la table auxquatre coins ainsi que des bougies.

— Tu apprécies la surprise que je t’ai réservée ? me demanda tout à coup Nick, tandis que nousmarchions à pieds nus sur le sable humide.

— Oui, c’était vraiment très bien, mentis-je honteusement.— Tu m’en vois ravi alors ! Je voulais faire de cette soirée quelque chose de spécial, je voulais que

tout ceci soit inoubliable, tu comprends ?Je me figeai, un sourire crispé sur les lèvres, attendant fébrilement ce qu’il allait me dire, tandis que

dans mon ventre mes intestins formaient des nœuds de plus en plus tortueux. Instinctivement, je mecontractai, me préparant à entendre ce que je redoutais depuis le début de la soirée. L’atmosphère étaitlourde et silencieuse, juste troublée par le ressac ininterrompu, écume contre sable. J’inspiraiprofondément pour tenter de me détendre. Le vent, l’odeur des embruns, tout cela apaisait le flot desquestions qui m’assaillait et cette vague de peur qui, insidieusement, menaçait de me submerger.

Nicholas se mit en face de moi et prit mes mains entre les siennes.— Margaux, ma puce, cela fait déjà quelques années que nous sortons ensemble…Pendant ton

absence, j’ai bien réfléchi et ça m’a aidé à comprendre plusieurs choses. La première, c’est que je suisfou de toi. La seconde, c’est que je ne veux plus jamais passer une minute de plus loin de toi.

Oh. Mon. Dieu.Mais qu’est-ce qui lui prend ? Pourquoi pense-t-il à ça ? Et pourquoi ai-je l’impression qu’il va faire

une demande à laquelle je ne suis pas prête ?— Ma puce, reprit-il d’un ton sentencieux, je voudrais – non, je veux – que tu viennes vivre avec moi.

Je sais bien que je ne suis pas encore diplômé, mais c’est une affaire de semaines. En attendant, nousirons vivre chez mes parents, juste le temps de nous retourner et de trouver un chez-nous qui nousconvienne.

La terre s’ouvrit sous mes pieds, c’était une véritable catastrophe. Je ne voulais pas de ça. Jefrissonnai et lâchai ses mains, puis j’avançai sur la plage, les bras resserrés autour de moi, frigorifiéemalgré la température assez clémente de la soirée.

— Alors ? s’enquit Nick d’une voix presque implorante.Le cœur battant la chamade, je fermai les yeux et puisai dans mes réserves de courage. Dans ma tête,

la voix de tante Natsuko me susurrait « ne fais pas aux autres ce que tu n’aimerais pas qu’on tefasse… »

Elle avait raison, et la voix de ma conscience aussi : je devais me montrer honnête. Je me le devais àmoi-même. Finalement, au bout de longues secondes, je me tournai vers lui.

— Alors, c’est non, dis-je d’une voix douce mais ferme. Je suis désolée.Il se figea, ses bras retombant le long de son corps. Les épaules soudainement basses, le dos voûté, il

baissa la tête.J’avais dit « non ». Je mis un certain temps à m’en apercevoir ; mon cœur battait à tout rompre, mes

jambes étaient en coton et tout ce que je ressentais à cet instant précis était… un intense soulagement. Lessecondes s’égrenèrent, sans que ni lui ni moi ne prononcions la moindre parole, puis, lorsque je sentisque j’avais repris le contrôle de mon corps, je me détournai de Nick et me dirigeai vers Liv et Caleb.

— Pourquoi ? me héla Nicholas.Sa voix résonna bien plus fort que ce à quoi je m’attendais, couvrant le ressac des vagues qui léchaient

le rivage, mais je m’efforçai de ne pas me laisser intimider et continuai à marcher.« Non ! Ne rends pas ce moment plus difficile qu’il ne l’est déjà », suppliai-je intérieurement.Il m’attrapa par le coude et me força à le regarder.— Pourquoi ne pas avoir accepté ma proposition ? me demanda-t-il en me fixant d’un air égaré. Je

t’offre une chance de tout avoir, de laisser derrière toi ton passé : un bel avenir, une belle maison, del’influence… Qu’est-ce qui ne te va pas ?

— Rien. Cela n’a rien à voir avec toi, Nicholas. C’est juste que…— Quoi ? Tu veux plus, c’est ça ? cria-t-il soudain. On peut en parler alors : quel que soit ton désir, je

peux te l’obtenir, Margaux !À présent, il me secouait.Je réprimai un gémissement lorsqu’il resserra à m’en faire mal son emprise autour de mon bras et la

peur m’envahit soudain. Nick était de ceux à qui on ne refusait rien, à commencer par ses propres parentsqui avaient fait de lui un enfant pourri gâté. Malheureusement, je venais d’enfreindre ce commandementen répondant par la négative. Tout dans son attitude laissait présager qu’il allait exploser, et je n’avaispas envie de faire les frais de sa frustration à peine contenue.

— Je ne veux rien de plus, Nick, maintins-je avec un calme que j’étais loin de ressentir.— Alors, quoi ? pesta-t-il.Je soutins son regard vaillamment, malgré le tressaillement de ses mâchoires et les palpitations de ses

narines qui en disaient long sur son état d’esprit. Il était visiblement hors de lui. Mais pour qui meprenait-il ? Une de ces personnes qui, tellement impressionnées par le personnage et le prestige de safamille, finissaient par tout lui céder ? Ça n’avait jamais été le cas, et cela ne le serait jamais. Mais lacolère menaçait de l’aveugler et je devais désamorcer la situation avant qu’elle ne m’échappe.

— Écoute, Nick, repris-je d’une voix douce malgré ma lassitude ; je suis très flattée par taproposition, mais je dois refuser. Je t’aime bien. Beaucoup même. Mais… mais pas à ce point. Je ne suispas… prête à m’engager. Du moins, pas tout de suite.

Pendant que je lui parlais, je me libérai délicatement de son emprise douloureuse et, après un derniersourire, repris mon chemin vers mes amis en qui je voyais un salut providentiel. Nick marchait à quelquespas derrière moi, silencieux, mais je pouvais encore sentir les ondes de colère et d’incompréhension quiémanaient de lui. Il était de mauvaise humeur et elle s’assombrissait plus encore à mesure que les

secondes s’écoulaient.En une seconde, il fut à ma hauteur. Je fis de mon mieux pour ne pas m’éloigner de lui et ainsi mettre

une distance entre nous qu’il n’était pas en mesure de comprendre au vu de son attitude.— Mais pourtant… nous sommes bien ensemble, non ?Je restai silencieuse : à quoi bon lui donner une réponse qui ne le satisferait de toute façon pas ? Oui,

j’aimais passer du temps avec lui, nous passions d’agréables moments dans l’intimité mais… je nevoulais pas d’un changement dans notre relation. Je ne voulais pas de ça, l’engagement et tutti quanti. Livet Caleb n’étaient plus qu’à quelques pas. À leurs mines contrites je compris qu’ils n’avaient pas perduune miette de notre conversation. Mais qu’est-ce que j’y pouvais ? Parce que tout le monde voyait enNick et moi le couple parfait, il aurait fallu que je saute le pas ? Malgré mes convictions ? Pourquoidiable faudrait-il changer l’ordre établi de notre relation ? Tout se passait très bien jusque-là !Pourquoi ? L’engagement n’apportait rien de plus que des ennuis, j’étais bien placée pour le savoir :l’engagement avait emporté ma mère qui avait succombé sous les coups de mon père. À cet instant-là, jen’aspirais qu’à une chose : rentrer chez moi. Je détestais être la cause du drame qui se jouait et jedétestais devoir être celle qui enfonçait le clou un peu plus, car, visiblement, Nicholas n’en démordaitpas.

Je soupirai et lui fis face, enfonçant mes mains dans les poches de mon jean dans une positiondélibérément hostile.

— Nick, s’il te plaît, ne rends pas les choses plus difficiles qu’elles ne le sont. Oui, j’aime passer dutemps avec toi, mais pas au point de vivre avec toi. Je suis désolée de t’avoir laissé croire le contraire.Et si cela marque la fin de notre histoire, eh bien tant pis, j’assume. Mais tu ne m’obligeras pas à prendreune décision contre mon gré.

Un cri de stupeur retentit. Le mien. La gifle cuisante qu’il venait de me donner m’avait choquée. J’étaispétrifiée, la main droite posée sur ma joue douloureuse. Tout le côté droit de mon visage me picotaitdésagréablement. Je ne comprenais pas à quel moment la situation avait dégénéré à ce point et j’avaisbeau chercher, tout ce sur quoi j’étais focalisée était cette fichue claque. Nick, toujours en face de moi,me fixait de ses yeux écarquillés, comme si lui non plus n’arrivait pas à croire qu’il avait levé la main surmoi. Son regard passait de mon visage à sa main encore suspendue entre nous, comme si, brusquement, letemps s’était figé sur cet instant, photographiant la scène comme la preuve à charge de son geste.

Autour de nous, tout bruit semblait avoir disparu, comme si le monde entier retenait son souffle,attendant de connaître le dénouement de notre dispute.

Une unique larme roula sur ma joue, plus sous l’effet de la surprise que d’une réelle douleur. Nick meregardait, hagard, le teint cireux, et je me demandai à cet instant précis ce qui m’avait tant plu chez lui etcomment j’avais fait pour ne pas m’apercevoir que, sous son apparente douceur, si on grattait un peu levernis, son véritable visage affleurait. Et il était loin d’être aussi séduisant que ce qu’il paraissait auxyeux de tous. Soudainement, le monde parut reprendre vie, le temps reprit son cours normal et même majoue parut me brûler d’un feu plus vif.

— Je suis désolé, murmura Nick d’une voix blanche.Je l’ignorai et demandai à Liv de me raccompagner chez moi. J’étais fatiguée, je voulais oublier cette

soirée cauchemardesque au plus vite. Et surtout, surtout, je voulais mettre le plus de distance possibleentre Nicholas Thomson et moi.

Ma meilleure amie entoura mes épaules d’un bras protecteur puis nous nous dirigeâmes en silence versle parking, accompagnées de Caleb qui semblait tout aussi secoué que je l’étais. Alors que nous arrivions

près du véhicule qui devait me ramener à bon port, Nick s’interposa, le regard brûlant d’une lueur que jene lui connaissais pas.

— Margaux… S’il te plaît. Laisse-moi au moins te raccompagner ! supplia-t-il.— Nick, pousse-toi de là, le prévint Caleb d’une voix sourde. Je crois que tu en as assez fait pour ce

soir.— Toi, reste en dehors de ça si tu ne veux pas recevoir mon poing dans la gueule, cracha rageusement

Nicholas avant de m’attraper sans douceur par le bras.— Lâche-moi ! lâchai-je sèchement. Je n’irai nulle part avec toi !— Tu viens avec moi, c’est tout. Tu es ma petite amie, c’est à moi de te ramener.Je me débattis du mieux que je le pouvais, mais avec mes soixante kilos opposés au physique de

quaterback de mon ex, la lutte était malheureusement inégale. J’eus l’impression d’être dans une scène defilm. Encore une fois, le temps parut ralentir, les sons m’arrivaient étouffés, lointains… Je vis Liv seprécipiter afin de me libérer, Caleb attraper Nick à bras le corps, le tirant en arrière, essayant de lui fairelâcher prise.

Une voix grave et profonde résonna alors dans l’obscurité, nous faisant tous sursauter.— Si tu ne veux pas d’ennui avec les flics ou, encore pire, avec moi, je te conseille de laisser

Margaux tranquille et de la lâcher immédiatement.

Chapitre 6

AdamUne soirée tranquille. Une toute petite soirée tranquille, c’était tout ce que je demandais. Me retrouver

seul avec moi-même, sans ma petite amie un peu trop collante à mon goût ces derniers temps. J’avaischoisi de me rendre à Sand Beach. C’était pour moi l’endroit rêvé pour souffler un peu. C’était aussi làoù je venais plus jeune, après la mort de mes parents, regarder l’horizon durant des heures avant de finirpar hurler ma douleur et ma révolte contre l’injustice de mon sort face à l’océan. J’en avais fait monrefuge secret, y venant quand plus personne n’y était, la plupart du temps hors saison, de manière à êtreseul propriétaire de la plage. Avec les années, mon rituel n’avait guère changé, si ce n’est que je nepleurais plus la perte de mes parents. Je venais, je m’asseyais face à l’océan et je faisais le vide.

C’était exactement ce que j’avais l’intention de faire, ce soir-là. La nuit était tombée et sachant qu’onétait en octobre, la plage serait donc à moi seul. Une équation tout ce qu’il y avait de plus simple. Saufque, depuis dix ans, j’oubliais toujours d’intégrer une variable à mes calculs. Le grain de sable qui venaitenrayer les rouages parfaitement huilés de mon existence. Le cheveu dans ma soupe : Margaux.

J’arrivai à Sand Beach en pensant être seul, évidemment ce ne fut pas le cas. La vue des deux voituresgarées sur le parking me tira un soupir d’agacement. Apparemment, je n’étais pas seul à avoir eu l’idéed’une retraite paisible au bord de l’océan. Je m’arrêtai à l’écart, dans la pénombre, et coupai le moteurde ma Chevy Impala de 1967, un petit bijou que j’avais retapé avec amour ces dix derniers mois dès quej’avais cinq minutes. Assis dans l’habitacle de mon véhicule, je pesai le pour et le contre : devais-je fairedemi-tour et reporter à une autre nuit ma conférence avec moi-même ou devais-je attendre que les intrusqui squattaient ma plage se lassent et s’en aillent ? Je patientai dix minutes pendant lesquelles je tapotainerveusement sur le volant, puis, n’y tenant plus, je décidai de sortir de ma voiture. Après tout, peut-êtreque les gens garés ici avaient préféré aller faire un tour dans la forêt avoisinante ?

En arrivant près des véhicules, j’en reconnus une : la Dodge Journey du fils à papa, NicholasThomson. Cela ne signifiait malheureusement qu’une seule chose : ma route croisait une nouvelle foiscelle de Margaux.

Je grognai de dépit autant que de surprise en me demandant ce qu’elle foutait ici. J’en déduisis doncqu’en plus, si Thomson et elle étaient là, Caleb et Liv qui sortaient ensemble, y seraient aussi, Margaux etLiv étant inséparables depuis l’école élémentaire.

Des bruits de pas se firent entendre. Je me cachai dans l’ombre, voulant éviter d’avoir à discuter aveceux. D’un naturel peu bavard, je passais d’ailleurs pour quelqu’un de réservé à la limite du taciturne. Pasque je n’eusse pas d’amis, d’ailleurs Caleb était l’un d’eux, mais ce Thomson… Il y avait quelque choseen lui qui ne passait pas. Peut-être était-ce sa façon d’être, trop sûr de lui, son air d’éternel vainqueurtoujours collé au visage. Ou peut-être simplement à cause de sa manière de me toiser comme si je n’étaisrien de plus qu’un insecte. Ouais, c’est vrai que mon niveau dans l’échelle sociale n’était pas au top —après tout je travaillais dans un garage —, mais j’étais fier de ce que je faisais, j’adorais mon métier.C’était une véritable passion. Aussi, le jugement du fils Thomson me passait loin au-dessus de la tête et,vu qu’il ne m’impressionnait guère et que cela se sentait, il ne m’aimait pas beaucoup et je le lui rendaisbien.

Des voix me parvinrent, énervées. J’observai plus attentivement la scène, un brin agacé. De là où jeme trouvais, j’avais une vue parfaite sur le petit groupe : Margaux était avec Liv qui entourait ses épaules

d’un bras protecteur, Thomson et Caleb se faisaient face, leurs corps tendus, apparemment prêts à envenir aux mains. Je me crispai, aux aguets. Que s’était-il donc encore passé ?

Dans quoi t’es-tu encore fourrée, gamine ? songeai-je avec appréhension.Puis, tout se déroula très vite : Nicholas attrapa le bras de Margaux et la traîna contre son gré vers son

SUV. Je bondis hors de ma cachette sans réfléchir. Quoi qu’il se soit passé, elle ne voulait pas le suivre,et cette raison me suffisait amplement pour intervenir.

— Si tu ne veux pas d’ennui avec les flics ou, encore pire, avec moi, je te conseille de laisserMargaux tranquille et de la lâcher immédiatement.

Thomson sursauta et la relâcha aussitôt. Je me dressai devant lui, tranquillement, histoire de bien luifaire comprendre qu’au moindre geste déplacé de sa part, il allait le regretter, puis jetai un regard en coinà Margaux.

— Tu montes dans la Chevy. Je te ramène chez Natsuko, lui ordonnai-je d’une voix sèche.La connaissant, je m’attendais à ce qu’elle se rebiffe. Cette petite était une forte tête, elle me l’avait

maintes fois prouvé depuis son arrivée chez ma tante. C’était la raison pour laquelle je lui avais parlédurement, de manière à ce qu’elle comprenne qu’elle n’avait pas d’autre choix que de faire ce que je luiavais commandé. Mais, contre toute attente, elle ne broncha pas. Et ça, c’était franchement bizarre. Monimpression se renforça au moment où, passant à côté de moi après que je lui ai lancé les clés de l’Impala,j’aperçus son regard hagard et embué. Je crispai les mâchoires convulsivement. Vu la tête de Margaux,cette histoire ne sentait pas bon : il lui en fallait beaucoup pour être au bord des larmes.

J’attendis d’entendre claquer la porte de la voiture pour reporter mon attention sur Thomson quipiaffait à présent d’indignation.

— De quel droit, Wise ? renâcla-t-il hargneusement.— Je te retourne la question, espèce de minable. Je parie que si je demande à Liv ce qui s’est passé,

sa réponse ne me plaira pas.— Il l’a giflée, m’apprit cette dernière d’une voix tremblante teintée d’appréhension.Mon sang ne fit qu’un tour, et au terme d’efforts surhumains, je parvins tout de même à me maîtriser.Je fis un pas vers Thomson.— Tu vois, je savais que ça n’allait pas me plaire, conclus-je calmement. As-tu si peu d’honneur pour

t’en prendre à une femme, ta petite amie de surcroît ?— Ça ne te concerne pas, connard ! aboya-t-il.Cela eut pour résultat de me mettre encore plus à cran.— C’est là que tu te trompes, Thomson. Ma tante est la tutrice légale de Margaux, ce qui fait d’elle un

membre de ma famille. Du coup, ça me regarde.Je me tournai vers Caleb et sa petite amie, un sourire aux lèvres.— Cal, vous pouvez y aller, Liv et toi.Le regard de la jeune femme s’agrandit de stupeur, tandis que mon ami opinait calmement du chef.— Fais pas le con, Adam, me conseilla prudemment Caleb.Il tourna les talons sans attendre de réponse de ma part. De toute façon, je n’en aurais pas donné. Il

fallait que Thomson craigne ma réaction. Tant pis si Liv prenait peur, Caleb se chargerait de rassurer sa

dulcinée sur mes intentions dans sa voiture, mais pour le moment, il fallait donner le change. La voiturede Caleb ne tarda pas à partir, il ne restait plus que Thomson et moi. Je devais faire vite avant queMargaux n’intervienne, car c’était le genre de choses stupides dont elle était coutumière. Cette fille étaitdu genre à foncer tête baissée dans toutes les situations lui apparaissant injustes et cela avait tendance àne pas lui réussir. Une bien mauvaise habitude, selon moi. Ça et son goût fâcheux en matière de petitscopains.

J’avançai donc, menaçant, vers Thomson qui, surpris de se retrouver seul avec moi, recula jusqu’à secogner contre la porte de sa Dodge. Je levai rapidement une main dans sa direction.

— Déconne pas, mec ! glapit-il en se protégeant instinctivement le visage de ses bras.Décidément, ce type était un lâche doublé d’un trouillard.Crétin, pensai-je, comme si j’allais risquer d’avoir des ennuis en touchant au fils du plus grand

restaurateur de l’île !Je posai nonchalamment ma main sur le toit de son véhicule, et lâchai un reniflement de mépris.— Voilà ce qu’on va faire, Thomson : tu me jures que tu ne t’approcheras plus Margaux. En

contrepartie, moi, je ne te démolis pas ta jolie petite gueule, OK ?— Voyez-vous ça ! se rengorgea-t-il. Le garagiste crasseux me donne des ordres, maintenant ? Et tu

crois vraiment que moi, je vais t’obéir ?Il n’en fallut pas plus pour que je perde mon calme. Je l’attrapai par le col et le plaquai durement

contre la portière de son SUV.— Écoute bien ça, Ducon : tu ne m’impressionnes pas. Savoir qui tu es et qui est ton père ne me fait ni

chaud ni froid. Maintenant, tu vas faire ce que je te dis. Margaux et toi, c’est fini, de l’histoire ancienne.Tu ne l’approches plus, tu ne lui parles plus, tu ne la regardes plus. Si jamais j’apprends que tu as fait neserait-ce que respirer le même air qu’elle, je te fais ravaler tes dents une à une. Capiche ? Maintenant,grimpe dans ta bagnole et casse-toi avant que mon envie de te refaire le portrait ne me reprenne.

Je le relâchai et lui époussetai les épaules en soutenant son regard pour qu’il prenne toute la mesure demon sérieux quant à mon intention de mettre ma menace à exécution.

Il ne se le fit pas dire deux fois. Quelques secondes plus tard, sa Dodge disparaissait dans uncrissement de pneus, laissant dans son sillage un nuage de poussière.

Je pris un moment pour me calmer. Le fait que ce minable s’en soit pris à Margaux m’avait mis hors demoi. À dire vrai, j’avais été à deux doigts de lui démolir le portrait. Il était rare que je me laisseemporter. Ça ne m’était d’ailleurs plus arrivé depuis le décès de mes parents. À cette époque-là, j’avaislaissé exploser la rage provoquée par la douleur que je ressentais. Je m’étais rebellé, avais commisquelques actes délictueux, mais, à chaque fois, Tante Natsuko m’avait repêché. À chaque fois. Ellem’avait entouré et soigné à coup de patience et d’amour, m’avait apprivoisé. Ma tante avait pris le tempspour moi, alors qu’elle-même était en deuil. Si, ce jour-là, j’avais perdu mes parents, elle avait elle aussiperdu des êtres chers, son mari qui avait voulu accompagner son frère et sa belle-sœur pour une sortie enmer.

Tante Natsuko m’avait appris à canaliser mes émotions et surtout à les utiliser à bon escient. J’adoraisma tante. Elle était devenue au fil du temps une seconde mère pour moi. Lorsqu’elle avait accueilliMargaux sous son toit, bien qu’un peu jaloux de l’attention qu’elle portait à cette gamine un peu sauvagede cinq ans ma cadette, j’avais été heureux de voir que ma tante semblait reprendre un peu goût à la vie.C’était un fait, Tante Natsuko était faite pour prendre soin des autres. Elle s’était occupée de la petite et

lui avait rendu le sourire après l’horreur que cette enfant avait vécue.Je m’installai derrière le volant et jetai un regard à ma passagère. Bien qu’il fasse sombre dans

l’habitacle, je remarquai qu’elle était livide, son visage aux traits tirés reflétant tristesse etincompréhension.

Et malgré cette constatation, une bouffée de colère m’envahit.Je n’avais jamais vu d’un très bon œil sa relation avec le fils Thomson, ce type étant trop m’as-tu-vu,

connu pour ses coups de sang avec ceux qui osaient se mettre en travers de son chemin, mais ce n’étaientpas mes affaires. Et pourtant, la situation présente m’avait donné raison.

Je fis démarrer la Chevy d’un geste rageur et pris la direction de la maison de ma tante. Nous roulâmesquelques minutes sans aucun autre bruit que le moteur de ma voiture. J’observai Margaux à la dérobée,partagé entre l’envie de la consoler et celle de lui faire la morale. Elle, elle était rencognée à l’extrémitéde la banquette, le coude appuyé contre la vitre, son visage dans sa main, le regard absent. Pour lapremière fois depuis que je la connaissais, je pris conscience d’elle en tant que femme. Je notai ladélicatesse de son profil et, malgré mon instinct qui me hurlait d’arrêter de la détailler de cette manière,je fus hypnotisé par la finesse de son grain de peau. Malgré la pénombre, il m’apparut doux et velouté.Tout comme sa bouche aux lèvres délicatement ourlées. Des lèvres rose tendre faites pour sourire, mais,à ce moment précis, elle était marquée d’un pli soucieux.

Une larme solitaire scintilla en roulant sur sa joue. Ma gorge se serra alors si douloureusement qu’elleme fit mal. Une réaction physique violente et incompréhensible. Mais que m’arrivait-il ? Pourquoi étais-je touché à ce point par la détresse de Margaux ? Et pourquoi diable ce nouvel intérêt pour elle ? Je laconnaissais depuis son enfance. D’où cela pouvait-il bien sortir ? Je lâchai un soupir tremblant defrustration. Toutes ces questions contribuèrent à m’énerver et le fait de ne pas y trouver de réponselogique attisa ma colère. Peut-être avais-je tort, mais ce fut contre elle que je la dirigeai.

— Je peux savoir ce qui s’est passé ? la questionnai-je abruptement.— Ce ne sont pas tes affaires, répliqua-t-elle sèchement sans même me regarder.Je vérifiai dans le rétroviseur qu’aucune voiture ne me suivait, puis appuyai comme un fou sur la

pédale de frein, faisant s’arrêter l’Impala après un dérapage contrôlé.— Comment ça, ce ne sont pas mes affaires ? explosai-je en me tournant vers Margaux. Il me semble

bien t’avoir mise en garde contre Thomson, je me trompe ?— Et alors ? Qu’est-ce que ça change ? Tout cela ne regarde que moi.— Qu’est-ce que ça change ? répétai-je froidement. À partir du moment où je sauve tes petites fesses,

je suis en droit de savoir pourquoi j’ai failli démonter le portrait de ton petit ami.— Ex-petit ami, crut-elle bon de me préciser en me fusillant du regard. Puis elle se retourna vers la

vitre passager de ma voiture, les bras croisés sur sa poitrine, refusant obstinément de me donner uneexplication.

Je me figeai, fermai les yeux et me passai nerveusement une main sur le visage. Dieu qu’elle pouvaitm’agacer avec son foutu caractère de sale gamine gâtée ! Un autre que moi aurait perdu son calme depuisbelle lurette. Je fis un effort pour faire baisser la tension qui m’habitait. Il fallait que je connaisse le finmot de l’histoire. Je ne pouvais pas laisser les choses en l’état.

— Alors, c’est ça ? Je risque de m’attirer des ennuis en menaçant ton « ex », et tout ce que tu trouves àme dire c’est que ce ne sont pas mes affaires ? Tu sais ce que je risque à m’en prendre au fils d’une des

personnes les plus friquées de la ville ? Des emmerdes, et un sacré paquet, d’ailleurs. J’aurais au moinsespéré un « merci », ce n’était pas trop cher payé, si ? débitai-je d’une voix rude.

Margaux me fit face, les yeux étrécis de colère, un masque froid sur le visage.— Excuse-moi, Adam, mais je ne t’ai jamais demandé de jouer au super-héros. Arrête de te prendre

pour mon frère, et surtout arrête de me faire croire que tu es intervenu dans mon intérêt : tu n’as jamais pusentir Nick et ce soir était l’occasion de le lui montrer.

J’accusai le coup sans broncher. Dans un sens, elle n’avait pas tort. Je n’aimais pas Thomson. Nousavions en quelque sorte un contentieux et c’était de notoriété publique. Mais savoir qu’il avait levé lamain sur Margaux m’avait fait sortir de mes gonds. Du coup, le comportement de cette dernière enversmoi m’apparaissait intolérable.

— Très bien, princesse. La prochaine fois qu’un type te frappe, je laisserai faire. Après tout, au vu deton caractère tellement agaçant qu’il donnerait des envies de meurtre à un saint, il ne faut pas s’étonner dece qui t’est arrivé ce soir, conclus-je avec agacement.

Je redémarrai la voiture et roulai en direction de la maison de Tante Natsuko en comptant les minutesqui me séparaient du moment de délivrance où j’allais la déposer et partir. Cette fille était une calamité,un vaccin contre l’envie de se montrer gentil. Et dire que quelques années plus tôt, elle s’était prised’affection pour moi et me suivait partout. D’ailleurs, à l’époque, j’avais trouvé ça à la fois pesant etattendrissant. Elle avait alors une dizaine d’années et il suffisait de regarder sa jolie frimousse et l’éclatde ses grands yeux noisette pour tout oublier et se sentir pousser des instincts de protection. Or, elle avaitbeaucoup changé avec les années et s’était retranchée derrière une façade dure et capricieuse. J’avaisd’ailleurs du mal à croire qu’elle était la même personne que cette petite chipie qui marchait sur mestalons et m’émouvait tant.

Et justement, là, elle laissa échapper un soupir à la fois résigné et énervé.— Il m’a demandé de venir vivre avec lui. J’ai refusé et il l’a plutôt mal pris, lâcha-t-elle d’une traite.Qu’est-ce que je disais ? Totalement capricieuse et inconstante ! Alors qu’elle avait fait toute une

histoire pour ne pas me dire ce qui s’était passé avec Thomson, dès qu’elle avait l’impression qu’on nes’occupait plus d’elle, elle relançait le sujet. C’était quand elle voulait et comme elle le voulait. Que celaarrange ou non les personnes qui l’entouraient, elle s’en contrefichait.

— Mouais. Tu sais quoi ? La réaction de Thomson ne m’étonne qu’à moitié, finis-je par maugréer. Jet’avais prévenue, ce type est un gosse de riche pourri gâté. Dès qu’il n’a pas ce qu’il veut, il pique sacrise. Remarque, vous vous ressemblez assez sur ce point-là : la gestion de votre frustration est proche dunéant.

— Si c’était pour me dire des vacheries, tu aurais mieux fait de me laisser rentrer par mes propresmoyens, s’indigna Margaux.

— Et te laisser seule avec Thomson ? Mais bien sûr, Margaux !J’arrêtai la Chevy dans l’allée donnant sur la maison de Natsuko, ôtai les clés de dessous le volant et

me tournai vers ma passagère.— De toute façon, nous sommes arrivés. Tu vas pouvoir aller te plaindre à mon sujet à ma tante, qui ne

manquera pas de me féliciter de t’avoir sauvé la mise.Margaux me regarda une dernière fois, et me salua du bout des lèvres à la manière d’une gosse

boudeuse – sans prendre bien sûr la peine de me remercier du dérangement. Puis elle descendit de la

voiture. Je remis la clé de contact dans un geste sec et redémarrai lorsqu’elle referma sur elle la porte dela maison.

Deux jours plus tard, ma tante m’appela et m’annonça une nouvelle des plus déstabilisantes. Reniflant,elle me lut la lettre que Margaux avait laissée à son attention, dans laquelle elle expliquait les raisons deson départ.

Je mis quelques secondes à intégrer l’information, d’autant que j’essayai de faire mon possible pourrassurer ma tante. Inquiète et désespérée comme elle l’était, je finis par lui promettre de passer la soiréeavec elle.

Lorsque je raccrochai, j’étais vert de rage. Margaux venait une fois de plus de me décevoir en faisantdu mal à Tante Natsuko. Peut-être ne l’avait-elle pas fait consciemment, mais le résultat était le même.Qu’avait-elle donc dans la tête ? Était-elle à ce point égoïste pour ne pas se soucier des sentiments desgens qui l’entouraient ? Peut-être que Mindy avait raison en affirmant qu’on ne pouvait pas attendre autrechose venant d’une fille placée par les services sociaux. Mais qu’est-ce que je racontais, moi ? En vérité,j’étais salement déçu par Margaux. Et blessé aussi. Peu importaient les raisons qui l’avaient poussée àprendre le large, tout ce que je voyais, c’est qu’elle nous avait abandonnés, Tante Nat et moi.

Chapitre 7Cinq ans plus tard…

Times Square… The Great White Way. Des lumières presque aveuglantes, des écrans géants diffusantdes spots publicitaires en continu, la promesse d’autant de spectacles et revues données dans les théâtresalentours. Manhattan et sa démesure. Et malgré ce gigantisme, une sensation d’étouffement m’étreignit,probablement due aux deux murailles d’acier et de béton dressées jusqu’au ciel de part et d’autre del’avenue.

Assis à l’arrière du taxi qui m’avait chargé à l’aéroport de La Guardia, je regardai d’un œil distrait le« paysage » urbain défiler au travers de la vitre.

— On est arrivés, M’sieur ! me prévint le chauffeur d’une voix bourrue.Broadway, le terminus. Je payai ma course et descendis de la voiture qui démarra presque

immédiatement. Je jetai un regard à l’immeuble imposant devant moi, le Theater Follies. C’était là que jela trouverais, m’avait appris Liv, lorsque je lui avais soutiré l’information du lieu où se cachait Margaux.Eh bien, j’y étais. Et j’avais envie d’y aller comme de me faire pendre…

J’ouvris les lourdes portes et pénétrai dans le hall du théâtre. Une ouvreuse rousse et potelée entredeux âges vint à ma rencontre et me demanda mon billet d’une voix rocailleuse. Après l’avoir vérifié,elle déposa sur le dos de ma main une sorte de sirène à l’aide d’un tampon encreur.

— Très bien, Monsieur. Je peux faire quelque chose pour vous avant de vous accompagner à votreplace ?

— Non, Miss… Enfin si. Serait-il possible de voir Miss Margaux Bailey après le spectacle ? luidemandai-je avec mon sourire le plus charmeur.

La rouquine se figea et fronça les sourcils. OK, j’allais devoir utiliser les bons arguments si je voulaisparvenir à mes fins. Je fis une rapide évaluation de la situation, puis j’entraînai la femme dans un recoindu hall. À part elle et moi, il n’y avait personne, aussi avais-je le temps d’user de mes charmes pourl’amener à la faire céder.

— S’il vous plaît, Miss, commençai-je en tentant d’afficher un air contrit, il faut vraiment que je lavoie et…

—Monsieur, je suis désolée, m’interrompit-elle d’un ton sans appel, c’est contraire au règlement.Je soupirai avec un désappointement exagéré, puis fourrageai dans mes cheveux d’un air à la fois gêné

et désespéré. Puis, je dardai un regard suppliant sur l’ouvreuse.— Écoutez, Miss, heu…— Carol Ann.Bien ! Elle m’avait donné son prénom, ce qui signifiait que mon affaire était en bonne voie. J’avais

appris cette technique à mes débuts au garage, lorsqu’il fallait amadouer un client acariâtre. L’appelerpar son prénom créait une sorte d’intimité plus favorable à la discussion. Là, en l’occurrence, monprocédé et mon charme avaient opéré. Je saisis donc la balle au rebond, histoire d’en rajouter unecouche.

— Carol Ann… J’ai fait des centaines de kilomètres pour venir ici et voir mon amie Margaux. Je vousjure que je ne suis ni un pervers, ni un psychopathe, ni même un ex-mari venu se venger. Nous nous

connaissons depuis des années et ne nous sommes pas vus depuis longtemps…— Je ne sais pas si je peux vous autoriser à faire cela, m’interrompit-elle à nouveau, mais moins

fermement que précédemment. Rien ne me prouve que vous me disiez la vérité.— S’il vous plaît, Carol Ann ! la suppliai-je en lui offrant un pauvre sourire. Je comprends que vous

obéissiez aux ordres, mais que feriez-vous si vous aviez l’occasion de revoir un proche que vous avezperdu de vue depuis cinq ans ?

À cette évocation, je priai pour ne pas laisser paraître mes sentiments totalement aux antipodes de mondiscours. Je ne voulais pas être là, et j’aurais tout fait pour être à la place au fond de mon lit, depréférence en galante compagnie. Cinq ans. Cinq années s’étaient écoulées depuis que Margaux avaitdisparu un beau matin, sans laisser d’adresse. Je luttai pour ne pas serrer les poings de colère àl’évocation de ce souvenir. Face à moi, Carol Ann semblait peser le pour et le contre. Assurément, mamisérable plaidoirie l’avait touchée. Au bout d’une éternité, elle ma lança un regard méfiant.

— Et qu’est-ce que ça me rapporte, à moi ? s’enquit-elle en bougonnant.Je lui souris de toutes mes dents et tentai une réponse pour le moins hasardeuse.— Ma reconnaissance éternelle …?Le visage de l’ouvreuse se ferma sous la taquinerie, puis elle croisa les bras sur sa poitrine qu’elle

avait d’ailleurs fort généreuse. À moins que cela ne soit dû à son uniforme dans lequel elle semblait unpeu à l’étroit.

Je sortis mon portefeuille et tendis à la femme trois billets à l’effigie de Benjamin Franklin, soit troiscents dollars à rajouter à l’ardoise de cette bonne vieille Margaux. Elle les empocha prestement avec surle visage l’expression de quelqu’un qui se donne du mal pour paraître innocent et détaché, puis elle mesourit avec une chaleur affectée.

— Je dirai à Miss Bailey qu’un beau gosse souhaite la voir, dit-elle en m’offrant un clin d’œil appuyé.— Surtout pas, non ! m’écriai-je un peu trop vite avant de reprendre plus posément devant l’air

abasourdi de l’ouvreuse. Je voudrais lui faire une surprise.Je marquai une pause, afin de ménager mon effet.— Pourriez-vous me faire une faveur en ne lui disant rien ? S’il vous plaît, Carol Ann ?J’avais baissé le ton de ma voix à dessein, la rendant plus grave et profonde, à la limite d’un

chuchotement séducteur.L’ouvreuse me regarda et resta muette de longues secondes durant lesquelles je doutai que mon charme

ait eu un quelconque effet sur elle. J’étais dans l’expectative. Allait-elle ou non me laisser me rendrejusqu’à la loge de ma soi-disant amie ? Après tout, j’aurais très bien pu être n’importe qui, et tout saufcelui que je prétendais être. Qu’est-ce qui lui prouvait que je n’allais pas m’en prendre à Margaux ?D’autant que je n’avais pas un physique de premier de la classe. Quand bien même j’étais vêtu demanière plutôt chic, je n’étais pas tiré à quatre épingles et, bien que fraîchement taillée et bien entretenue,ma barbe mangeait la moitié de mon visage. J’espérai que mon sourire avenant allait faire flancher cettechère Carol Ann. Je devais à tout prix avoir un accès backstage et voir Margaux. J’étais là pour ça et jen’avais pas fait le déplacement pour rentrer à Bar Harbor bredouille.

Soudainement, la rouquine devint écarlate et détourna son regard, apparemment gênée.— D’accord, ce sera la troisième porte à droite en suivant ce couloir, concéda-t-elle du bout des

lèvres après un soupir feint, tout en m’indiquant d’un mouvement de la tête la direction à suivre. Mais si

on vous demande ce que vous faites-là, par pitié, évitez de citer mon nom, beau gosse. J’aimerais autantne pas perdre ma place, compris ?

J’opinai gravement du chef et, après qu’elle ait lancé un dernier regard lourd de sens, Carol Annm’accompagna jusqu’à ma place en grommelant que Seigneur Dieu, elle était vraiment trop gentille etqu’un beau jour sa bonté la perdrait.

J’étais placé au quatrième rang, je n’allais donc rien rater du spectacle. La scène était petite, ce quin’était guère étonnant puisque la production était à moindre budget. « Spectacle de troisième catégorie »était annoncé sur le net. Il n’était donc normal que la salle ne soit pas comble. Je m’installai le plusconfortablement possible et attendis le début du spectacle tout en me demandant pour la centième foisdepuis que j’avais quitté le Maine ce que je faisais là.

Le show commença quelques minutes plus tard. Il s’agissait de l’adaptation musicale d’une série téléconnue, un road trip fantastique dans lequel deux frères parcouraient les routes des États-Unis à bord deleur voiture, à la poursuite du démon responsable de la mort de leur mère, quelque vingt ans plus tôt.J’avais entendu parler de cette série fantastique, et ce que j’en savais était suffisant pour me rendrecompte que son arrangement en comédie musicale était loin d’être heureuse. En outre, je dus attendre unebonne trentaine de minutes avant que Margaux fasse son entrée. J’en conclus donc que Margaux avait unrôle secondaire dans la distribution, ce qui acheva de m’agacer. Alors c’était pour faire de la figurationqu’elle était là ? C’était ça ses fameux rêves de gloire ?

Je respirai lentement, fermant les yeux, et tentai de faire refluer la bouffée d’indignation qui menaçaitde me submerger. Lorsque je les rouvris, je ne pus détacher mon regard d’elle.

Apparemment, la production avait misé sur le fait que moins les actrices seraient habillées, plus lespectacle aurait de succès. À l’instar de ceux des autres personnages féminins, le costume de Margauxétait plus que suggestif et pour le moins minimaliste : chemise blanche nouée au-dessus du nombril qui,grâce à l’éclairage, laissait voir la couleur de son soutien-gorge et ultra mini short en jean lui couvrant àpeine les fesses.

Je secouai la tête, submergé par des émotions contradictoires. J’étais outré, en colère et… subjuguépar elle. D’accord, ce n’était pas la première fois que je la voyais en tenue légère. Nous nousconnaissions depuis des années et nous avions, pour ainsi dire, plus ou moins été élevés ensemble. Maisl’image que je gardais de Margaux était celle d’il y a cinq ans : une jeune femme à peine sortie del’adolescence, plutôt jolie, mais sans plus. Enfin, si on omettait de mentionner cette fameuse soirée oùj’avais manqué de refaire son portrait au fils Thomson. Ce soir-là, dans ma voiture, j’avais déjàremarqué qu’elle n’avait presque plus rien à voir avec la Margaux que j’avais vue grandir. Mais là, toutde suite, celle que j’avais devant moi était… une bombe. Sublime. Sexy. Et j’avais beaucoup, beaucoupde mal à faire la transition entre mon souvenir d’elle enfant et celle que j’avais sous les yeux.

Tout à ma contemplation, je remarquai très vite qu’elle semblait fatiguée malgré le maquillage plutôtprononcé sur son visage. Les traits tirés, le regard flou, elle semblait amaigrie. Mais puisque je l’avaisvue pour la dernière fois des années plus tôt, il n’était pas exclu de penser que je pouvais tout à fait metromper.

C’est à cet instant précis qu’elle commença à chanter. Je me figeai, captivé par cette voix mélodieuse.Elle était tout simplement captivante. Je me demandai par quel hasard j’avais pu passer à côté de ça…Bien sûr, on m’en avait parlé quand elle donnait des tours de chant dans un des cafés de la ville, maisj’étais trop occupé au garage pour m’en préoccuper et, à dire vrai, tout ce qui concernait Margaux mepassait volontiers au-dessus de la tête. Je pensais que le showbiz n’était pas un vrai métier, que celan’offrait ni stabilité ni avenir. Et malgré le talent évident dont Margaux faisait preuve, ce que je voyais ce

soir me confortait dans cette opinion.Ma mauvaise humeur refit surface, apportant avec elle une violente bouffée de colère envers elle.

Comment avait-elle pu choisir cette vie plutôt que celle qui l’attendait à Bar Harbor ? Une vie loin deslumières et des paillettes, certes, mais un avenir stable, un métier dans une entreprise florissante. Quelplaisir éprouvait-elle à se trémousser sur scène à moitié nue devant une salle à moitié pleine ? Était-cepour cela qu’elle avait tourné le dos à ma tante, alors que cette dernière lui avait tout donné ? Je retins unsoupir de mépris devant l’égoïsme dont la protégée de Natsuko avait fait preuve. À la voir sous lesprojecteurs qui mettaient en relief ses traits accusant cruellement sa maigreur, nul doute que sa vie étaitloin d’être aussi fastueuse que ce à quoi elle s’était attendue…

Je ricanai en songeant que ma venue avait finalement plus de sens que prévu. Elle allait rentrer avecmoi, c’était une certitude. Il ne pouvait de toute façon pas en être autrement. Qu’elle le veuille ou non, cesoir serait sa dernière représentation.

Tout à mes pensées et dans l’élaboration du discours qui lui ferait comprendre qu’elle n’avait pas demeilleur choix que celui de me suivre, je ne prêtai pas attention à la comédie musicale, aussi fus-jesurpris lorsque les lumières se rallumèrent et m’aveuglèrent presque. Je laissai les quelques spectateursquitter la salle de spectacle, puis, après avoir un peu patienté, je finis par prendre le chemin qu’ilsavaient emprunté à ceci près que je bifurquai dans le hall afin de suivre le couloir indiqué par Carol Ann,jusqu’à me trouver devant la troisième porte à ma droite.

Je frappai et attendis…N’obtenant aucune réponse, je frappai une seconde fois avant d’ouvrir la porte et entrer afin de

vérifier que je n’avais pas manqué Margaux.

Chapitre 8 Margaux.

Cette semaine était la pire de ma vie, ou en tout cas pas loin.Tout commença ce lundi-là, lorsque mue par une impulsion subite, je décidai d’aller fêter mon

nouveau contrat avec Keith, mon petit ami, qui se trouvait aussi être mon ex-agent. J’avais été retenuepour remplacer au pied levé une comédienne dans un show musical de Broadway. Une aubaine pour moi,même si « au pied levé » signifiait que j’allais devoir mettre les bouchées doubles pour me mettre dans lapeau de ce personnage que l’ancienne titulaire du rôle avait interprété durant les quelque six semainesdepuis la première de cette comédie musicale. Peu de temps revenait à dire trois jours, un vrai challengeen soi, mais j’adorais relever les défis, et celui-ci en était un de taille. La production s’était dite charméepar ma prestation au casting et m’avait assuré que j’avais toutes les capacités pour être prête pour laprochaine représentation qui marquerait la reprise du show après une pause de deux semaines.

D’accord, ce n’était pas la production la plus riche, ni même le spectacle le plus attendu, mais j’avaisdésormais un engagement, et à mes yeux, cela représentait une petite victoire. De fait, pas loin d’unmiracle.

Cela faisait des mois que j’enchaînais les jobs, la plupart du temps payés trois fois rien. Alors cetteperspective de jouer cinq soirs par semaine, même si c’était un Broadway off-off, eh bien, celareprésentait une manne plus que providentielle. Ma logeuse allait être ravie et Amber-Lee, macolocataire, allait sauter de joie. Nous allions pouvoir manger autre chose que des bò bùn et autressoupes à base de nouilles déshydratées.

À bien y regarder, je n’étais pas à plaindre. Je partageais un minuscule trois pièces-cuisine dansHell’s Kitchen. J’étais à un saut de puce de Times Square et du Theater District ; et même si les contratsd’artistes étaient rares, je n’étais pas fainéante et trouvais toujours une place de serveuse ou de quoiassurer ma part du loyer et faire quelques courses. Bien sûr, ce n’était pas la vie dont j’avais rêvé, maisje me disais qu’un jour, la chance, à défaut de sonner à ma porte sous les traits d’un séduisant et richejeune homme, me sourirait au moins.

Cela faisait trois ans que je me le répétais comme un leitmotiv, depuis que le girlsband, RainbowDollz, dont je faisais partie avait tout bonnement disparu des écrans radars. C’était la dure loi du show-business et des groupes de musique pré-formatés, voués à être interchangeables. Bon, j’avais profitéautant que je le pouvais de la notoriété conférée par mon statut d’icône de pop-rock, mais après uneascension fulgurante débutée à la suite de mon départ du Maine, la chute avait été tout aussi rapide. Lefait que le label musical chez qui mes copines et moi avions signé avait mis la clé sous la porte sans nouspayer le reste de nos émoluments l’avait rendue plus dure encore. Heureusement pour moi, j’avais un peud’argent de côté en prévision d’un revers de fortune, car ni mes vêtements coûteux, ni le penthousesurplombant Central Park dans lequel je vivais à cette époque n’étaient à moi.

Alors j’avais frappé à toutes les portes des contacts que je m’étais faits dans le milieu. Et découvertpar la même occasion que les gens qui vous embrassaient hier pouvaient vous oublier aussi vite que decompter jusqu’à trois Mississipi, lorsque vous n’êtes plus au sommet. J’avais fini par perdre de vue lesautres membres du groupe. Sur quatre, j’étais la seule restée à New York. Les filles étaient toutes

reparties d’où elles venaient.J’aurais pu faire la même chose et retourner à Bar Harbor, sonner chez Tante Natsuko – je mentirais si

je disais qu’à aucun moment l’idée ne m’avait effleurée. Mais j’étais restée là. Rentrer était au-dessus demes forces. Ç’aurait été avouer que je m’étais plantée sur toute la ligne et donné raison à certainespersonnes qui, à Bar Harbor, n’attendaient que cela, justement, que j’échoue lamentablement. J’avaisdonc retroussé mes manches et cherché du travail. En parallèle, avec une partie de l’argent que j’avaisépargné, je m’étais attaché les services d’un agent artistique qui jouissait d’une bonne réputation : KeithMercer. Il me dégottait çà et là des contrats dans des mariages, Bar Mitzvah, des tours de chant dans descafés plus ou moins connus.

Au fil du temps, Keith et moi nous vîmes de plus en plus régulièrement, et pas que d’un point de vuestrictement professionnel. Il était grand, châtain clair et avait un charme fou. À mes yeux, ses bras étaientdevenus le havre de sécurité que j’avais perdu en même temps que ma carrière musicale. J’aimais letemps que nous passions ensemble et nos discussions sur le monde artistique. Donc, lorsque nous avionsfini par donner un tour plus intime à notre relation, j’avais dû le virer. Question de déontologie, disait-il.Je m’étais rangée à son avis, pensant que c’était la meilleure chose à faire si je ne voulais pas quequiconque puisse penser que j’avais des passe-droits. Ou que je payais ses services en nature.

Donc, ce fameux lundi matin, je me rendis au bureau de Keith avec des viennoiseries achetées dansune boulangerie française et deux cafés, dont un au lait de soja saupoudré d’une demi-tonne de cannelle,comme mon petit ami l’aimait. J’entrai dans ce building imposant de Times Square qui abritait son agencede conseillers artistiques et pris l’ascenseur qui y menait.

J’étais d’humeur guillerette et je me savais à mon avantage. J’avais enfilé un pantalon cigarette grège,sur lequel tombait un joli chemisier turquoise, très ajusté au niveau de la poitrine, et j’étais chaussée dejolies salomées blancs dont les huit centimètres de talons allongeaient ma silhouette déjà fine. Un simplesautoir coloré pour accessoiriser le tout, mes cheveux châtain foncé libres sur mes épaules, comme Keithaimait que je les porte.

En sortant de l’ascenseur, je me dirigeai vers l’hôtesse d’accueil, occupée à ce moment-là à traiter unappel. Je posai mon chargement sur son bureau et attendis qu’elle soit libre.

Lorsqu’elle leva les yeux vers moi, elle eut comme un instant de flottement.— Oh ! Miss… Miss Bailey ! bredouilla-t-elle, surprise de me trouver devant-elle.— Bonjour Cathy, lui répondis-je en lui souriant joyeusement, je viens voir Keith. Il est dans son

bureau ?Le visage de la standardiste blêmit brusquement.— Quoi ? m’alarmai-je en pensant aux cafés et autres viennoiseries que, visiblement, je venais

d’acheter pour rien. Il y a un problème ? Il est absent ?— Non, il est là, mais…— Très bien, alors ! l’interrompis-je en récupérant mon chargement dans un sourire, avant de lui

tourner le dos et partir en direction du bureau de Keith d’un pas léger.J’entendis à peine les protestations de Cathy. J’avais mieux à faire que de me demander pourquoi elle

cherchait à m’empêcher d’aller voir mon petit ami. De toute façon, cette fille était un véritable cerbère àqui il fallait presque montrer une accréditation officielle de niveau cinq pour pénétrer dans le Saint desSaints et approcher son patron.

J’ouvris la porte sans prendre la peine de frapper et entrai, pour ressortir aussitôt, la mine à la foischoquée et défaite, une main devant les yeux, avec l’espoir qu’ainsi, je pourrais effacer la scène que jevenais de surprendre.

Je m’adossai contre le mur, le cœur meurtri.Derrière moi, Keith ahanait en tenant fermement les hanches d’une femme qui gloussait de plaisir. En

prime, j’eus le droit au dialogue.— Haaan ! Tu verras, ma jolie, je ferai de toi une star !— Oh oui ! Vas-y, continue ! J’aime quand tu me dis ça, Keith chéri…, roucoula-t-elle.— Humf… Je vais appeler mes contacts… humf… de Broadway.— Ouiiii ! Comme ça… c’est bien !— Dans six mois… même pas… tu seras à l’affiche de Wicked… continua-t-il d’une voix essoufflée.— Mmmmh…— Ah, ma belle… Je t’ouvrirai les portes du Gershwin Theater…Comment cela pouvait-il être possible ? Comment Keith avait-il pu me faire ça ?— Aaaaaaaargh ! crièrent-ils à l’unisson, apparemment parvenus au paroxysme du plaisir, tandis que

je sentais une vague de colère dévastatrice me submerger.Je n’eus pas besoin d’un miroir pour savoir que j’étais livide. Surtout, me calmer. Inutile de faire un

scandale et encore moins de me donner en spectacle. Mais il n’en restait pas moins que j’étais furieuse.Il lui avait dit « Je t’ouvrirai les portes du Gershwin Theater »… C’est-à-dire, ni plus ni moins que cequ’il m’avait assuré, un an plus tôt, à ceci près que nous n’étions pas dans son bureau, mais dans monappartement et que j’attendais toujours ladite fulgurante ascension. Seigneur, quelle idiote je faisais !Keith s’était tout bonnement servi de moi. Et de combien d’autres encore ?

Le dégoût qui me submergea me donna le courage et l’énergie nécessaires pour pénétrer dans la pièce.Keith était toujours avachi sur la jeune femme qu’il besognait encore quelques secondes plus tôt. Je me

dirigeai droit vers le bureau et y déposai – juste sous leur nez –, viennoiseries et cafés d’un geste sec.Surpris, ils levèrent les yeux vers moi.

Mon estomac se noua alors que je constatai que la monture de mon ex n’était autre qu’Amber-Lee, macharmante colocataire, dont le visage se décomposa à ma vue. Il fallait avouer que le degré d’absurditéde la scène avait de quoi la choquer. De mon côté, je ne puis retenir un ricanement de dédain.Assurément, ce début de journée avait tout du vaudeville. J’avoue tout de même qu’à cet instant, je n’enmenais pas large. J’avais surtout envie de hurler et de pleurer de rage, après avoir au passage crevé unœil ou deux, mais je n’en laissai rien paraître. Je réussis je ne sais comment à rester d’un calme olympienmalgré la douleur et la déception qui m’étreignaient le cœur.

Amber-Lee se tortilla sous Keith, dans un sursaut de pudeur, comme si, dans ce geste, elle voulaiteffacer la scène. Mais bon, ce n’était pas comme si on pouvait la couper au montage…

Je dardai sur eux un regard calme et froid comme la banquise aux antipodes des taches écarlatesqu’arboraient leurs visages après leur forfait. J’eus l’impression que tous deux se sentaient coupables,certainement de ne pas avoir verrouillé la porte. Keith esquissa un mouvement de repli, mais se figea aumoment où je levai la main dans sa direction.

— Ne te dérange pas pour moi, surtout. Je ne faisais que passer, lâchai-je d’une voix polaire avant de

reprendre à l’attention de ma colocataire : Amber-Lee, tu… ne verras pas d’inconvénient à quitterl’appartement sur-le-champ, j’imagine ?

Cette dernière se redressa brusquement et me lança un regard désespéré.— Margaux ! Mais… mais tu ne peux pas me faire ça !— Et toi ? T’es-tu posé la question de savoir si tu pouvais te taper mon petit ami avant de lui tendre

tes fesses ? Donc tu seras super sympa de me rendre les clés d’ici à ce soir, OK ?— Mais Marg…— Vois avec ton agent, la coupai-je sans plus de considération. Je suis sûre que vous parviendrez à un

arrangement !Je tournai les talons et me dirigeai vers la porte. Il fallait que je sorte d’ici au plus vite avant que

l’envie d’étrangler quelqu’un ne me prenne. De toute façon, l’air du lieu était devenu irrespirable,j’étouffais. Cependant, je décidai de leur asséner le coup de grâce avant de partir. Après tout, ilsl’avaient plus que mérité.

— Je vous laisse le petit déjeuner. L’exercice, ça creuse. Quant à moi, j’ai l’appétit coupé. Amber-Lee, n’oublie pas : tu as jusqu’à ce soir pour récupérer tes affaires. Passé ce délai, je les brûle. C’estbien compris ?

Je claquai la porte dans une sortie théâtrale. De l’autre côté du mur, Keith hurlait de façon peu amèneque j’avais réduit ma carrière à néant et que j’étais grillée dans la profession sur tout le territoireaméricain. Je poussai tout de même un soupir de soulagement : j’avais réussi à garder mon calme, mais jen’en menais pas large. Je tendis une main devant moi et constatai qu’elle tremblait, tout comme mesjambes d’ailleurs. Et ma respiration était laborieuse. J’avais le cœur tellement gros qu’il en étaitdouloureux. J’avais du mal à réaliser la façon dont ces deux-là m’avaient trahie. Je traversai le couloircomme une automate, passai à côté de Cathy et m’efforçai d’ignorer le regard plein de compassionqu’elle me lançait. Le seul point positif de ce début de journée fut de constater que le cerbère de l’accueilétait en fait un être humain, certainement plus sensible que ce qui m’avait semblé. Mais je n’avais pasbesoin de ça, je ne voulais pas de la pitié de qui que ce soit. Cela ne faisait qu’ajouter au grotesque de lasituation.

J’eus une pensée pour Liv, la seule personne sur qui je pouvais compter. Malgré les années etl’éloignement, notre amitié était indéfectible.

J’atteignis mon appartement assez rapidement ; du moins, c’est ce qui me sembla. J’avais traversé leTheater District jusqu’au coin de la neuvième avenue et de la 53e rue Ouest dans Hell’s Kitchen dans unétat second, l’esprit vide et le moral dans les chaussettes. Le lendemain devaient commencer lesrépétitions avant la reprise du show en début de semaine prochaine, et je me devais d’être au mieux dema forme. Malheureusement, à cet instant précis, je n’avais le cœur à rien. J’aurais tout aussi bien pu mecacher au fond de mon lit et attendre que mes plaies aient cicatrisé, quant à la comédie musicale… Ehbien, s’ils m’avaient trouvée, ils pouvaient tout aussi bien trouver quelqu’un d’autre.

Liv m’aurait houspillée et reproché de me laisser aller comme ça, que ce n’était pas en rentrant dansma coquille que cela allait arranger les choses. Au contraire, c’était en laissant ma déconvenueamoureuse derrière moi que tout allait s’arranger. Voilà ce qu’aurait dit Liv si je l’avais appelée. Et elleaurait eu tout à fait raison : maintenant que j’avais viré ma colocataire, j’étais seule à assumer le loyer ettoutes les charges qui incombaient à la vie de célibataire à New York, je devais donc absolumentdécrocher un contrat. Et qu’importe s’il n’était pas le plus coté ou le mieux payé, le principal étaitd’avoir une rentrée d’argent. Il serait toujours temps de déprimer à un autre moment, peut-être pendant

mon jour off.Oui, c’était un fait établi – par moi-même –, il fallait que je me reprenne !Deux jours plus tard, je n’en menais pas large. J’avais commencé les répétitions d’un rôle auquel je ne

croyais pas – celui d’un démon –, mais je m’acharnais à ne pas y penser. J’avais besoin d’argent etencore davantage maintenant, puisque malgré des efforts incommensurables et de multiples annoncesparues dans le Times, le Sun, et des quotidiens gratuits, personne ne s’était présenté. Je commençai àpenser que j’étais maudite ou quelque chose de ce goût-là, parce qu’il y avait tant de gens à la recherched’un logement que je ne comprenais pas comment il était possible de ne pas être noyée d’appels. Toutceci commençait à devenir un peu embêtant, car, d’après mes calculs, je n’allais pas pouvoir tenirlongtemps à ce rythme-là et, malheureusement, je ne toucherais mon cachet que sous un mois. Il allaitdonc falloir discuter avec mon directeur artistique, qui se trouvait aussi être le trésorier et le propriétairedu Theater Follies, un type petit et grassouillet, Léon Pettigrew, alias Silky Finn, comme il aimait qu’onl’appelle. D’ailleurs, il ne répondait plus qu’à ce nom-là.

Pendant le reste de la semaine, j’essayai d’obtenir une entrevue avec lui entre deux répétitions, maiscelles-ci se prolongeaient jusque tard le soir. Le résultat fut que je manquai le patron de peu à chaquefois. J’avais bien tenté de m’éclipser en avance le dernier jour avant la reprise de la comédie musicale,mais le metteur en scène m’avait vertement réprimandée. Or, le moment de payer mon loyer approchaitdangereusement et, avec lui, la certitude de voir débarquer ma logeuse si mon paiement prenait du retard.Il ne restait donc que la solution de faire passer un message à Monsieur Finn afin de quémander uneentrevue. C’était ma dernière chance.

Le jour de la reprise du show arriva sans que j’aie pu approcher mon patron. Cependant, alors quetoute la troupe se trouvait en coulisses pour la cérémonie d’avant lever de rideau, j’eus la surprise de levoir débarquer et se mêler à nous. Notre cercle formé, nous nous prîmes tous les mains, puis le silences’installa. Nous baissâmes la tête, les yeux fermés.

Une profonde inspiration. Une longue exhalaison. Puis de nouveau le même rituel, coordonné à laperfection par les vingt-cinq comédiens de la troupe que nous étions. Enfin, nous finîmes par un « ohm »général profond et vibrant. Ce chant emplit les coulisses et sembla flotter au-dessus de chacun de nousavant de nous redistribuer l’énergie de notre communion. Nous rouvrîmes les yeux, ravis. Un mêmesourire flottait sur le visage de chacun d’entre nous.

Il ne restait que cinq minutes avant le lever de rideau, mais nous étions prêts et sereins. Silky Finns’approcha alors de moi, une fois mes collègues dispersés. Était-ce le signe que j’attendais ?

— Miss Bailey, j’ai appris que vous souhaitiez me voir ?— Oui, en effet. Je dois vous parler de quelque cho…— Après le show, me coupa-t-il avec une désinvolture qui m’agaça au plus haut point.Cela faisait des jours que je faisais des pieds et des mains pour obtenir un rendez-vous, et ce type me

balançait ça à la figure comme s’il me faisait l’aumône.Il m’adressa un sourire suffisant avant de rajouter :— Dans votre loge, cela vous convient-il ?Je hochai la tête, tout de même soulagée. Si tout se passait bien, après le spectacle, mes ennuis ne

seraient plus qu’un lointain souvenir.— Très bien. Alors, à tout à l’heure, Miss Bailey, conclut-il dans un salut quasi militaire avant de

s’éloigner.Je regardai le personnage en essayant de garder mes sentiments pour moi, mais je ne pus retenir un

frisson d’appréhension. Bien qu’il soit mon boss, Monsieur Finn ne m’inspirait guère confiance. Jen’étais pas d’un naturel méfiant, mais la simple vue de ce petit homme replet qui se baladait toute lasainte journée avec à la main un mouchoir servant à éponger le surplus d’une transpiration omniprésenteme hérissait. Je déglutis difficilement et comptai sur le show pour atténuer mon malaise à l’idée de meretrouver seule face à lui d’ici deux heures. Je n’eus pas le temps de m’appesantir sur la question, mescollègues acteurs m’entraînant dans une accolade collective.

— Deux minutes, les enfants ! cria le régisseur d’une voix rocailleuse.Il était temps de nous mettre en place. Dans mon ventre, une boule d’angoisse enflait, l’adrénaline

n’allait pas tarder à lui succéder. Je souris, grisée par cette sensation familière. Bientôt le lever derideau. Le spectacle allait commencer !

Chapitre 9 J’avais chaud, j’étais essoufflée après cette première représentation et les projecteurs n’arrangeaient

rien.Mais, globalement, j’étais satisfaite. D’accord, ce show n’était pas le plus prisé de Broadway, mais

avec le concours de tous les membres de la troupe, nous avions réussi à le sublimer autant que cela étaitpossible. J’étais assez contente de ma prestation. J’avais commis peu d’erreurs et surtout, je m’étaisdonnée à fond. J’eus une pensée fugitive pour Tante Natsuko qui m’avait appris que quoi qu’on fasse, ilfallait le faire de son mieux Je m’appliquais à suivre ses préceptes au jour le jour. Je laissai échapper unricanement ironique à l’évocation de celle qui fut ma tutrice légale. Alors que j’avais fui Bar Harbor etmon foyer aimant mais étouffant, je m’apercevais que chacun de mes pas était guidé par le souvenir desenseignements de Natsuko. Qui l’eût cru ? Certainement pas moi, au vu de l’énergie déployée à mettre dela distance entre nous. Pourtant, malgré cela et le fait que j’avais fait silence radio pendant près de cinqans, il n’était pas un jour où je ne pensais pas à elle. Et pour être honnête, elle me manquait. Partir avaitété mon choix, comme le fait de lui causer du chagrin et de la déception, mais j’avais appris à vivre avecce poids.

Et, lorsque la solitude et les regrets se faisaient trop pesants, j’appelais Liv qui me donnait desnouvelles de là-bas, ainsi, je faisais taire ma culpabilité. Parfois, ma meilleure amie me demandait quandje comptais revenir. Cependant, après avoir quitté Mount Desert Island sans prévenir qui que ce soit –excepté Liv –, je ne pouvais pas envisager un éventuel retour. Je n’en avais pas le droit, pas après avoirtrahi la confiance de Natsuko. À certains moments, pourtant, comme à la chute de Rainbow Dollz, j’avaisenvisagé de plier bagages et de rentrer. Mais comment aurais-je pu soutenir son regard empli dereproches?

Liv était la seule à savoir où je me trouvais, puisqu’après le démantèlement du girls-band, j’avaispréféré faire profil bas et si, jusque-là, elle avait respecté ma décision de ne pas donner signe de vie,j’avais remarqué depuis quelque temps que le sujet revenait régulièrement sur le tapis, de plus en plussouvent et avec une certaine insistance de sa part. J’essayais autant que possible d’éluder, en lui posantdes questions sur sa vie à elle ou en lui racontant quelle célébrité j’avais croisée la semaine précédente.Mais je n’étais pas dupe, même si elle n’en disait rien, je savais qu’elle n’en pensait pas moins. J’étaiscertaine qu’un jour ou l’autre, je devrais lui donner une réponse franche et claire. J’espérais simplementque ce moment arriverait le plus tard possible et que j’aurais réussi à avoir une situation professionnelleassez stable pour pouvoir me présenter sans honte devant tante Natsuko.

Je ruminai ces sombres pensées durant mon retour à ma loge. J’avais la chance, malgré mon rôled’importance secondaire, de bénéficier d’un vestiaire personnel. D’ordinaire, seules les têtes d’affiche yavaient droit, le reste de la troupe devant se contenter d’une pièce commune. Mais le Follies était l’undes rares théâtres à disposer d’assez de place pour que chacun des membres de la troupe ait sa propreloge.

Je me déshabillai, enfilai un peignoir et après m’être assise devant un miroir, j’entrepris d’ôter ladouble couche de maquillage de mon visage. Mon directeur artistique n’était pas encore passé, alors quenous avions convenu de nous rencontrer après le show. Je supposai donc qu’il avait fort à faire et qu’ilattendait de moi que je me rende à son bureau. Je me levai donc et dénouai la ceinture de mon peignoirafin de remettre mes vêtements de ville rapidement. Plus vite j’aurais eu cette conversation avecMonsieur Finn, plus vite je pourrais rentrer chez moi. Il faisait déjà nuit, et je n’étais pas rassurée à

l’idée de me trouver dehors si tard.C’était une de ces choses à laquelle je ne m’étais pas habituée depuis mon départ de Bar Harbor : je

venais d’une petite ville côtière d’un petit peu plus de quatre mille âmes où tout le monde se connaissaitplus ou moins, et me retrouver dans l’immense mégapole qu’est New York me donnait l’impressiond’être perdue au milieu d’un gigantisme qui me dépassait. La foule anonyme dans la rue m’oppressait, lesentiment d’être une ouvrière au milieu d’une ruche immense bruyante et surpeuplée me faisaient mesentir seule et nostalgique de ma petite île du Maine. En cinq ans, je n’étais toujours pas une citadineaccomplie et, malgré les airs que je me donnais, il y avait des moments où je me sentais en total décalageavec ce qui m’entourait. Cela avait quelque chose d’ironique : alors que j’avais quitté Bar Harbor parbesoin de liberté et d’espace, maintenant que je vivais à Manhattan, j’appelais de mes vœux Bar Harbouret son climat de protection. Parfois, je me faisais l’effet d’une éternelle insatisfaite ne sachant pas elle-même ce qu’elle veut. Peut-être mes détracteurs avaient-ils raison ? Peut-être qu’après tout, je n’étaisrien de plus qu’une enfant gâtée, qui, en partant, n’avait rien fait de plus qu’assouvir un énième caprice ?

J’agrafai mon soutien-gorge en ruminant ces sombres pensées, puis enfilai mon jean. Je sursautai envoyant le reflet de Monsieur Finn dans le miroir de ma coiffeuse. L’éclat de concupiscence brillant dansson regard me déclencha un frisson de dégoût. Depuis combien de temps était-il dans ma loge à mereluquer sans vergogne ? Je me fustigeai intérieurement de ne pas avoir été assez attentive, trop absorbéeque j’étais par mes pensées, et attrapai mon kimono afin de m’en vêtir prestement pour cacher ma semi-nudité. Rester presque dévêtue sous ce regard lubrique n’était pas une option envisageable.

Je me tournai vers lui, à la fois gênée et courroucée.— Monsieur Finn, on ne vous a jamais appris à frapper avant d’entrer ? lui demandai-je d’une voix

sèche.— Tout doux, ma jolie ! C’est ce que j’ai fait, mais n’obtenant aucune réponse, j’ai voulu m’assurer

que tout allait bien ! Vous n’allez quand même pas m’en vouloir de m’inquiéter du bien-être des membresde ma troupe ! m’expliqua-t-il à grand renfort de moulinets des bras occasionnant aussitôt un remugle detranspiration aigre dans ma loge qui me fit froncer le nez malgré moi.

J’accueillis son excuse avec un haussement de sourcil dubitatif. Il était tout simplement sans gêne et enavait profité pour se rincer l’œil, oui ! Toutefois, je ne fis pas de commentaire et préférai garder pourmoi le fond de ma pensée. Depuis le départ, je n’avais qu’une confiance toute relative en ce bonhomme,mais il était celui qui signait mes chèques et, de ce fait, me le mettre à dos n’était pas une riche idée.

Un silence pesant s’installa entre nous et, pendant que Mr Finn soutenait mon regard d’un airfaussement innocent, je vis briller dans le sien une lueur qui me glaça. Une chose était sûre : si je nem’affirmais pas, nul doute qu’il n’hésiterait pas à… Non ! reprends-toi, Margaux ! Ne laisse surtoutrien paraître !

Je devais trouver quelque chose à dire, n’importe quoi, mais il fallait que j’engage la conversation.— Mr Finn…— Alors, Miss Bailey, me coupa-t-il en plein élan. De quoi vouliez-vous me parler ?— Je… voilà : je sais que mon cachet ne me sera payé qu’en fin de mois, mais…— En effet, je paye tout le monde mensuellement et à date précise. C’est plus simple ainsi. Je ne donne

pas d’acompte non plus. Je pensais vous l’avoir dit lorsque vous avez signé votre contrat, Miss Bailey.— Oui, bien sûr, Mr Finn. Mais je me permets d’insister. Je traverse actuellement une période assez

difficile et ma logeuse attend de pied ferme son loyer. Serait-il possible de…

— Fin de mois, pas d’acompte, répéta mon boss.Sa voix résonna à mes oreilles comme une sentence inéluctable. J’allais devoir la jouer plus finement.— Je comprends, murmurai-je d’une voix blanche en baissant la tête. Merci tout de même de m’avoir

écoutée.Mr Finn se frotta les mains machinalement et bomba le torse.— Bien ! Puisque tout est clair entre nous, je retourne dans mon bureau.Je levai les yeux vers lui et le regrettai presque aussitôt. Son visage était éclairé d’un sourire satisfait

absolument exaspérant. Seigneur… Cet homme n’était pas humain. Il se contrefichait de ma situation etsemblait même y trouver un plaisir malsain. J’allais donc devoir trouver un autre moyen pour me sortird’embarras.

Peut-être un job de serveuse au Starbuck du coin. Il existe certainement des tonnes de solutions avantde vendre mon corps, songeai-je avec ironie. Si j’en parlais à ma logeuse, peut-être pourrait-ellepatienter jusqu’à l’arrivée de mon cachet ?

Le directeur artistique tourna les talons et se dirigea vers la sortie de ma loge. Il posa une main sur lapoignée puis sembla se raviser et me fit de nouveau face. Là, je sentis tous mes sens se mettre en alerte.Sans doute à raison : le sourire de Monsieur Finn s’étira d’une joue à l’autre, toutes dents dehors, ce quime permit d’en apercevoir une en or. Le sentant sur le point de me dire quelque chose, je frissonnaid’appréhension.

— Vous savez, Miss Bailey, après mûre réflexion, je pense que je pourrais consentir à une petiteentorse au règlement.

— Que voulez-vous dire ? lui demandai-je tout en ayant une pensée ironique pour sa notion de« réflexion mûre » et réfléchie.

Apparemment, là-dessus, nous n’avions pas la même vision des choses.— Vous me parliez d’un petit problème d’ordre pécuniaire, non ? me rappela-t-il tout en avançant à

nouveau dans ma direction. Nous pourrions peut-être trouver un terrain d’entente…Mon cœur manqua un battement. Était-il vraiment en train de me proposer ce que je croyais ?— Un… un arrangement ?Je le fixai, incapable de détacher mon regard de lui et sa bedaine qui tremblotait à chaque pas qu’il

faisait. Mon Dieu, ce n’était pas possible. Cet homme ne pouvait quand même pas insinuer… Si ?Réveille-toi ma grande, ordonna la voix de ma conscience. On n’est plus seulement dans l’insinuation.Silky Finn se trouvait maintenant à quelques pas de moi – trop près de toute façon, bien trop pour ne

pas empiéter dans ma zone de confort. Je reculai, contrainte et forcée puisque lui avançait inexorablementdans ma direction, son regard lubrique ne laissant aucun doute sur ses intentions. Je déglutis difficilement,me demandant à quel moment j’avais merdé pour que la situation dégénère à ce point. Avais-je été sihorrible que ça lors de ma vie précédente pour avoir un Karma aussi pourri ?

Mes fesses rencontrèrent un obstacle : le bord de ma table de maquillage. J’étais coincée et cet affreuxbonhomme se rapprochait. Je pensai fugitivement que, vu la façon dont il suait, Monsieur Finn devraitsonger à consulter un endocrinologue, d’autant que l’odeur de transpiration qui exsudait de tous les poresde sa peau avait des relents âcres plus que tenaces.

Les petits cheveux au bas de ma nuque se hérissèrent, signe que la situation puait, elle aussi. Une

échappatoire. Voilà ce qu’il me fallait. Sauf qu’en analysant la situation dans son ensemble, ilapparaissait que j’étais dans de sales draps : ma coiffeuse et sa chaise me bloquaient toute issue derrièremoi, à ma gauche se trouvait un mur et à droite comme au milieu, la forte corpulence du directeurartistique empêchait toute tentative de fuite, même feintée. Il tendit une main boudinée dans ma direction.Je frémis de dégoût rien qu’à imaginer le contact de ses doigts sur moi.

— Vous savez, Margaux… Je peux vous appeler par votre prénom ? commença-t-il sur un ton qui sevoulait certainement intimiste mais qui m’apparaissait glauque au plus haut point. Lorsque vous avezpassé le casting pour rejoindre ma troupe, j’ai été subjugué par votre beauté et votre grâce…

Nous y voilà…Je gardai le silence, incapable de prononcer le moindre mot, tant la situation me semblait surréaliste.

Monsieur Finn parlait à tort et à travers, déversant des flots de paroles toutes plus invraisemblables lesunes que les autres. J’étais sa muse, il me voyait comme l’égérie de son théâtre… Et plus il parlait, plusil se rapprochait de moi.

Toujours Bloquée par ma table de maquillage, j’eus soudain une illumination : j’attrapai ma chaise etl’utilisai comme rempart entre lui et moi. Mais cela n’eut pas l’air de le décourager, hélas.

— Allons, ma beauté… Ne soyez pas timide, me gronda-t-il gentiment.— Monsieur Finn, je… je ne crois pas que ce soit une bonne idée ! m’indignai-je avec force.— Au contraire, Miss Bailey ! Ensemble, nous pourrions faire de si grandes choses ! Rendez-vous

compte : vous et moi, à la conquête du tout Broadway ! Imaginez… le Gershwin, le Majestic… leCarnegie Hall !

— Je ne crois pas, non… bien que votre proposition soit alléchante.Je ne pus retenir ma raillerie, ce fut plus fort que moi. À ma décharge, j’étais de plus en plus stressée,

et l’angoisse avait pour effet de me rendre un tantinet insolente. La situation s’aggrava pour moi lorsqueSilky Finn attrapa la chaise et l’envoya valser au loin d’un geste plus vif qu’on pouvait s’y attendre de lapart d’un homme de cette corpulence. Toujours est-il qu’il fondit sur moi en une fraction de seconde etque je me retrouvai soudainement prisonnière entre ma table de maquillage et son corps, tandis qu’ilposait sur moi ses mains pleines de doigts. D’abord pétrifiée de stupeur, je finis par me débattre, mais,malheureusement pour moi, l’homme était un véritable mastodonte et moi un poids plume.

— Monsieur Finn, si vous ne vous éloignez pas tout de suite, je vais crier ! le menaçai-je d’une voixque je ne maîtrisais plus.

Sans accorder la moindre importance à mes éclats de voix, le directeur artistique resserra son étreinte,au point de presque m’empêcher de respirer.

— Vous pouvez toujours crier, ma jolie. Les murs de mon théâtre sont insonorisés, m’expliqua-t-ildans un sourire qui ne cachait rien de sa satisfaction. Où en étions-nous, déjà ?

Son haleine qu’il soufflait droit sur mon visage pendant qu’il parlait avait des relents de mauvaisWhisky. Déjà prise dans l’étau de ses bras, d’où il me semblait impossible de m’échapper, ces remuglesalcoolisés m’achevèrent. À mon sens, c’était la combinaison idéale pour ôter à quelqu’un toute velléitéde rébellion. À ceci près que je ne pouvais pas me rebiffer. J’étais en mode off. C’était comme si moninstinct de survie m’avait déconnectée du moment présent. Je savais ce qui se passait, mais j’étais endehors de mon corps. Ma volonté était aux abonnés absents. Tout ce que j’étais en mesure de faire à cetinstant précis était de me demander à quel moment la situation m’avait échappé, et surtout ce que j’avaisfait pour en arriver là. J’étais littéralement pétrifiée d’horreur et de stupeur.

Je fermai les yeux, dans une volonté désespérée de me soustraire à la situation, et m’enfermai un peuplus en moi-même, retenant ma respiration, comme si cela pouvait m’aider à ne pas vivre ce qui allaitsuivre. La voix du directeur artistique me parvint comme au travers d’un épais brouillard lorsqu’il repritla parole.

— Tu sais pourquoi on m’appelle Silky Finn, ma beauté ?Sa question surréaliste ainsi que son brusque tutoiement me firent reprendre quelque peu pied. Je

déglutis péniblement et secouai la tête, hébétée. Pourquoi me parlait-il de son surnom ? Était-il à ce pointdénué de tout sens commun ou aimait-il simplement le son de sa propre voix ? Est-ce qu’il se sentait à cepoint tout-puissant pour me parler d’une chose aussi anodine que le pseudo qu’on lui donnait ?

Il ricana et je ne pus retenir un frisson de répulsion. Toutes sortes de choses me vinrent à l’esprit. Jerepassai la semaine en boucle dans ma tête et en conclus que l’épisode Keith, mes problèmes d’argent,ma possible prise de bec avec ma logeuse, tout ça était décidément bien insignifiant comparé à ce que jevivais là. Je pensai aussi à Liv et à son indéfectible soutien, même à distance. Je pensai à Bar Harbor où,quand bien même il ne s’y passait pas grand-chose, il y faisait bon vivre. Enfin, ce fut l’image de TanteNatsuko qui s’imposa à moi. Tante Natsuko et son calme sécurisant, son affection inconditionnelle. Maseule famille.

— Alors, aucune idée, ma jolie ?Je tentai tant bien que mal de garder mon calme. Surtout ne pas craquer. Ne pas lui donner cette

satisfaction, il en sortirait plus puissant encore.Je rouvris les yeux et le fixai avec défiance.— Non, mais vous êtes impatient de me l’apprendre, n’est-ce pas ? rétorquai-je sèchement, poussée

par une énergie renouvelée.J’étais outrée par son comportement. En colère parce qu’il usait de son pouvoir de manière abjecte. À

présent, tout ce que je souhaitais, c’était qu’il crache le morceau et qu’on en finisse. Avec un peu dechance, pendant qu’il s’écouterait parler, il relâcherait sa vigilance et son étreinte, ainsi je pourraism’échapper en lui assénant un coup bien placé. Je pourrais… je pourrais courir et alerter quelqu’un.Peut-être prévenir les flics ?

Alors que, quelques minutes plus tôt, j’étais apathique, mon cerveau carburait à présent à plein régime.Je réfléchissais à la situation, l’analysant au plus vite. Je ne devais pas rester là sans rien faire. Je ne lePOUVAIS PAS !

— Silky Finn, c’est pour Silky Fingers, les doigts de fée, si tu préfères. Et je te jure, ma beauté, quec’est l’exacte vérité. Je vais te le prouver, susurra-t-il sur un ton lourd de promesses.

Un flot de bile remonta et resta coincé dans ma gorge. J’étais pétrifiée. Sa déclaration me rendaitlittéralement malade.

Bon sang ! Mais dis n’importe quoi, bouge, fais quelque chose ! me sermonnai-je intérieurement.J’étais désespérée et terrifiée. Cet homme allait me toucher et me faire Dieu sait quoi d’autre ! Je ne

pouvais pas rester sans réagir. Mais, avant que j’esquisse le moindre mouvement, comme s’il se doutaitque j’allais tenter quelque chose, le bonhomme resserra son étreinte. Je fus submergée par une vague depanique immense, anéantissant toute velléité de rébellion, anesthésiant absolument tout mon être, de laracine des cheveux jusqu’à la pointe des orteils.

Seigneur… J’étais perdue.

Le visage de Monsieur Finn s’approcha du mien, sa bouche cherchait la mienne tandis que je secouaisfrénétiquement la tête, le cœur au bord des lèvres.

— Allez, laisse-toi faire, Margaux. Je te promets que tu vas adorer sentir mes doigts sur ta peau.— Et moi, je vais en faire de la bouillie, de tes doigts de fées, si tu ne la lâches pas immédiatement,

gronda une voix profonde, venue d’une autre époque et d’un autre lieu.Adam ! C’était Adam ! Malgré le fait qu’il portait à présent la barbe, je l’aurais reconnu n’importe où.

Il était là. Au bon moment, encore une fois. J’en aurais pleuré de joie…— Co… comment êtes-vous entré ici ? balbutia mon pervers de patron en me repoussant brusquement,

à la manière d’un adolescent pris en faute. Les loges sont interdites au public !— On s’en fout de comment je suis arrivé ici, répondit mon sauveur sur un ton lourd de colère

contenue. Éloignez-vous d’elle, espèce d’enfoiré ! Ça vous plaît de vous en prendre à une femme ?Piqué au vif, le directeur artistique gonfla le torse et se dirigea vers le nouveau venu, oubliant ma

présence. Il semblait vouloir montrer à Adam qui était le patron, qui tirait les rênes.— Ce ne sont pas vos affaires ! Ce qui se passe dans mon théâtre reste dans mon théâtre, que cela vous

plaise ou non. Et Miss Bailey est mon employée, alors, j’en fais ce que je veux ! Vous allez déguerpir toutde suite ou j’appelle les flics.

L’homme était rouge de colère et suait de plus belle à en voir sa peau luisante. Adam, quant à lui,semblait impassible, mais tout dans sa posture montrait qu’il était prêt à bondir et, s’il le fallait, à jouerde ses poings contre le directeur artistique.

Tout se passa ensuite très vite. Silky Finn se retrouva plaqué dos au mur, à l’endroit même où je metrouvais quelques secondes plus tôt, à la différence qu’il avait un bras appuyé contre sa gorge.

— Et tu vas leur dire quoi, aux flics, hein ? Si tu veux, on peut même les attendre ensemble. Je suiscurieux de voir leur réaction quand je leur raconterai la scène que j’ai surprise. Dis-moi, espèce deminable, tu crois qu’ils vont aimer la partie de l’histoire où tu es sur le point d’agresser cette jeunefemme ? exposa-t-il avec un flegme menaçant.

Il se tourna brièvement vers moi, le regard aussi sombre qu’un ciel d’orage. Une vive inquiétude passasur son visage, remplacée aussitôt par une colère indicible. Pourtant, lorsqu’il s’adressa à moi, ce futd’une voix douce.

— Ça va, Margaux ?— Heu…oui. Oui, balbutiai-je, je vais bien. Enfin, je crois.— Bien. Prends tes affaires, on s’en va, me dit-il sur un ton qui ne souffrait aucune objection.J’attrapai mon pull et l’enfilai avant de me saisir d’un geste sec du reste de mes affaires, puis je

rejoignis Adam qui entoura mes épaules d’un geste protecteur. Nous nous dirigeâmes vers la porte, maisSilky Finn fut devant nous en un bond, nous bloquant la sortie.

— Miss Bailey, si vous franchissez cette porte, inutile de vous présenter demain !Je soupirai. Cet homme n’avait décidément rien compris.— Alors, je vous souhaite bon courage pour trouver quelqu’un qui reprendra mon rôle en si peu de

temps. Et comptez sur moi pour parler à qui de droit de la manière dont vous traitez vos comédiennes.Je contournai l’homme et poussai la porte, accompagnée d’Adam qui me couvait d’un regard

protecteur. Dans mon dos, sa voix retentit, un rien narquoise.— Et maintenant, c’est qui le merdeux ?

Chapitre 10 J’arrivai dehors et inspirai l’air de la ville à pleins poumons. Une fois. Deux fois. Mes jambes

flageolèrent et, brusquement, je me retrouvai soutenue par les bras d’Adam. Je tremblais de tout moncorps, aussi je me laissai aller contre lui, soulagée de le trouver là et, en même temps, vaguementhonteuse à l’idée qu’il ait assisté à la scène entre mon patron et moi. Mon Dieu, mais qu’avait-t-il pupenser lorsque Silky Finn s’était littéralement jeté sur moi ?

— Tu penses trop, gamine.Je me tournai vers lui, les sourcils levés de surprise. Gamine… Cela faisait si longtemps qu’on ne

m’avait pas appelée ainsi. D’ailleurs, il n’y avait que lui qui le faisait.— Ex… excuse-moi, balbutiai-je en grelottant. Je… Tu avoueras que la situation ne m’aide pas

vraiment à rester zen, non ?Cette tentative de faire de l’ironie m’épuisa. J’étais littéralement frigorifiée, je claquais des dents et

j’étais au bord des larmes. Seigneur ! Ce que je pouvais me sentir stupide !— Viens, on va aller boire un coup. Quelque chose de chaud, me rassura-t-il avec une sollicitude non

feinte.— D’ac… d’accord, réussis-je à articuler d’une pauvre voix.Adam me demanda si je connaissais un endroit où il serait possible de dîner. Il était 21 heures et,

depuis son arrivée à New York, il n’avait pas eu le temps de manger. Je l’emmenai donc au StardustDiner. Pas parce que la nourriture y était exceptionnelle, mais parce que le restaurant était à deux pas deTimes Square – donc relativement proche à pied –, et surtout parce qu’on ne pouvait pas repartir de NewYork, et plus précisément de Broadway, sans avoir été y faire un saut.

Lorsque nous poussâmes les portes du Stardust, Adam fronça les sourcils d’étonnement. D’accord, ledécor invitait à un dépaysement total, un voyage dans le temps droit au cœur des années cinquante : unecantine à la mode typique diner, avec ses banquettes en cuir, ses cadres des stars de cette période béniedes fifties – Elvis y figurant en bonne place – sa musique surannée… ajoutez à cela les boules à facetteset l’éclairage rose et violet, le tout donnant au lieu une ambiance très particulière.

Je haussai les épaules en réponse à la question muette « mais où est-ce que tu nous as emmenés ? »contenue dans son regard et, après avoir scruté la salle pour trouver un box libre, je m’y dirigeai sansl’attendre.

Quelques minutes plus tard, une serveuse en robe rockabilly rose fuchsia s’approcha de notre table.Adam jeta son dévolu sur un Be-bop-a-lula burger, tandis que j’optai pour une salade césar. Je n’avaispas particulièrement faim, même pas du tout en fait, les événements de la soirée m’ayant coupé toutappétit. D’ailleurs, en y repensant, j’en avais des brûlures d’estomac. En attendant nos plats, je posai moncoude sur la table et mon menton dans ma main, les yeux dans le vague, l’humeur maussade malgrél’ambiance bon enfant du lieu. Je fis la synthèse de la semaine passée, et elle était loin d’être glorieuse.Mon ex m’avait trompée avec ma colocataire, mon boss m’avait tripotée sans vergogne, la seule chosepositive avait été l’intervention d’Adam, qui avait volé à mon secours juste quand il le fallait. Je n’avaisdésormais plus de travail, mais toujours un loyer à payer. Retour à la case départ. C’était maintenantofficiel, cette semaine avait été la pire de ma vie.

— … plus bavarde…

Je sursautai en entendant la voix profonde de mon vis-à-vis. Je le regardai en fronçant les sourcils.Qu’avait-il dit ? J’étais complètement larguée.

— Pardon ? Excuse-moi, j’étais ailleurs, m’excusai-je, vaguement gênée.— Oui, c’est ce que j’avais cru remarquer, dit-il avec indulgence. Je disais que je t’avais connue plus

bavarde.— Je sais. Mais là, vois-tu, je n’ai pas le cœur à refaire le monde avec qui que ce soit, lui répondis-je

sur un ton plus sec que je l’aurais souhaité.— Mauvaise journée, on dirait…— Tu as trouvé ça tout seul, Einstein ? répliquai-je presque méchamment, avant de lui jeter un regard

contrit.Après tout, il n’était pour rien dans tout cela, au contraire : il m’avait aidée à me tirer d’affaire sans

trop de bobos.— Très mauvaise journée, répéta-t-il sans s’émouvoir de mon mouvement d’humeur.Je lui en sus gré.— Si encore ce n’était qu’aujourd’hui, grommelai-je. Depuis une semaine, j’ai l’impression que le

sort s’acharne contre moi. Je suis maudite.— Il faut croire que je tombe à point nommé, alors, conclut-il en m’offrant un clin d’œil.Je n’eus pas le temps de réagir, de comprendre ce que signifiait ce clin d’œil, ni même de lui poser de

question sur sa présence au théâtre. Tout à coup, l’ambiance du Stardust changea.Plusieurs serveuses montèrent sur une petite scène placée au milieu de la salle de restaurant, d’autres

grimpèrent sur les cloisons basses de séparation des boxes, un micro à la main. Je reconnus sans peineles premières notes de la chanson Ain’t No Mountain High Enough, puis notre serveuse entonna lepremier couplet, sous les applaudissements et les sifflets des clients. L’équipe du Stardust Diner faisaitson show, nous étions assis dans l’antichambre du Theater District. J’avoue que la première fois quej’étais venue dans ce restaurant, j’avais été assez surprise, mais comme pour tout, on s’y habituait trèsvite. C’était l’assurance de passer un bon moment, on ressortait de là avec un capital énergie regonflé àbloc, de la musique plein la tête. C’était cette particularité qui avait fait la renommée du Stardust Diner.Une soirée ici était inoubliable.

J’observai un Adam bouche bée, complètement ébahi par le spectacle et les voix des serveurs. Pour lapremière fois de la soirée, un sourire fleurit sur mes lèvres : je l’avais amené ici en connaissance decause, et rien qu’à voir sa tête, j’en conclus que j’avais fait le bon choix. Au moins aurait-il des choses àraconter en rentrant à Bar Harbor…

Brusquement, je repensai à ce qu’il avait dit, une minute plus tôt : « je suis arrivé à point nommé ».C’était un fait, son intervention avait été pour moi comparable à une bénédiction. Et je crois que jamais,de toute ma vie, je ne pourrai lui montrer ma gratitude. Mais une question me taraudait : qu’était-il venufaire à Manhattan ? Venant de quelqu’un comme lui qui n’avait, pour ainsi dire, jamais quitté MountDesert Island, c’était plus que surprenant. Après tout, qu’est-ce que ça pouvait bien faire ? Quelque part,j’étais heureuse qu’il soit là, avec moi. Voir un visage ami dans un moment comme celui que j’avaisvécu, cela n’avait pas de prix.

Comme il était absorbé par le spectacle, j’en profitai pour l’observer – bien sûr, parce que j’étaisétonnée d’être en face de lui aujourd’hui, alors que je ne l’avais pas vu depuis cinq ans. Il n’avait pas

beaucoup changé physiquement. Il était toujours aussi grand que dans mon souvenir, peut-être un peu plusétoffé : les épaules plus carrées, le corps vraiment bien dessiné sous ses vêtements – un jeans brut et unpull léger qui le moulait comme une seconde peau. Je me surpris à déglutir difficilement en détaillant –malgré moi – chaque muscle qui affleurait sous le tissu de son vêtement. Gênée, je reportai mon regardplus haut. D’épais cheveux noirs en bataille, ça non plus ça n’avait pas changé. Peut-être les portait-il unpoil trop long, du moins à mon goût, mais cela donnait une envie irrépressible d’y enfoncer les doigts.Pas que j’en aie envie, c’était surtout l’impression que ça donnait. Oui, c’était ça : juste une questiond’impression…

Où en étaient nos plats ? Je jetai un œil dans la salle à la recherche de notre serveuse qui mettait desheures pour revenir avec nos commandes, alors qu’il n’y avait rien de particulièrement difficile à réaliserdans une salade césar et un burger. Je me souvins brusquement, et avec une certaine honte, que laditeserveuse se trouvait justement là, à trois tables de nous, occupée à faire le show avec une partie du staff.Il ne me restait plus qu’à attendre alors…

Mes yeux se reportèrent donc, à l’insu de mon plein gré, sur Adam. Il n’y avait pas à dire, il étaitvraiment bel homme. Du moins, c’était ce que je supposais que les femmes qui le croisaient devaientpenser. Le nez droit, un menton volontaire, les joues ombrées d’une barbe de trois jours savammententretenue. Quant à sa bouche, elle était bien dessinée et très expressive : elle pouvait tour à tour prendreun pli sérieux, rieur, glacial, sensuel ou gourmand… Pourquoi est-ce que je pensais à ça, moi ? Ce devaitêtre mon estomac qui se réveillait et me jouait des tours, parce qu’à défaut d’une moue sensuelle etgourmande, Adam ne m’avait montré que cynisme, ennui et exaspération lorsqu’il s’adressait à moi, desannées plus tôt. Alors, au temps pour les élucubrations à la limite du fantasmagorique de mes pensées…

Loin de moi l’idée de nourrir un quelconque désir vis-à-vis d’Adam. Après tout, nous nousconnaissions depuis toujours, nous étions presque de la même famille, puisque sa tante était ma tutricelégale. Ce qui faisait de nous des cousins, en quelque sorte… bon, des cousins éloignés. Très éloignés.Qui n’auraient d’ailleurs aucun ADN en commun. D’accord, cela faisait de nous des proches, tout au plus.Des étrangers proches. Eh oui, il était mon aîné de cinq ans. Et ce n’est pas rien cinq ans, non ? Du coup,nous n’avions vécu sous le même toit que peu de temps, puisque lorsque j’étais arrivée chez tanteNatsuko, j’avais dix ans, il en avait quinze et avait quitté le giron familial à vingt. Donc, nous nousconnaissions à peine et ne nous croisions que rarement. D’ailleurs, quand cela arrivait, il passait sontemps à me fusiller de ses yeux verts absolument fantastiques.

D’aussi loin que remontaient mes souvenirs j’avais toujours été captivée par ses prunelles d’un vert silimpide, si peu commun. Adam avait les yeux d’un chat. C’était la réflexion que je m’étais faite lapremière fois que je l’avais vu. Cela m’avait frappé. Je n’avais jamais vu une telle couleur chezquelqu’un. Bien sûr, les yeux verts n’étaient pas rares, mais, le plus souvent, ils étaient mêlés à du gris,du bleu ou encore parsemés de paillettes ambrées. Sauf que chez Adam, ce n’était pas le cas, son regardétait d’un vert pâle et pur. Rien ne venait altérer leur couleur. Ils étaient juste verts. Non, vraiment, cethomme était vraiment beau. Depuis quand l’était-il à ce point, au fait ?

— Quoi ?Je sursautai, tellement surprise que je manquai de pousser un cri. Honteuse aussi d’avoir oublié le

reste du monde, car absorbée, en pleine contemplation, inconsciente du fait que le show des serveurs duStardust était terminé. Seigneur ! J’avais été prise la main dans le sac, en flagrant délit de voyeurisme.

Chapitre 11

AdamLe Stardust Diner était un endroit étrange. C’était la première fois que j’assistais à un tel spectacle.

Une véritable attraction ce truc. Ce n’était pas à Bar Harbor que j’aurais pu voir des serveurs pousser lachansonnette en plein service. Pas que je m’en plaigne, au contraire, je préférais de loin la tranquillitédes établissements de ma ville. Je n’aurais pas non plus dit que tout ce remue- ménage me déplaisait,c’était… plutôt agréable. Mais j’étais pour laisser à Broadway ce qui appartenait à Broadway. Tantd’agitation transposée chez moi aurait été nuisible à n’en pas douter, déjà l’été, nous étions envahis parune foule de touristes et de personnalités qui regagnaient leur lieu de villégiature ; autant ne pas enrajouter une couche. Mount Desert Island était à mes yeux un endroit qu’il fallait préserver, une telleattraction ne pourrait qu’apporter des problèmes.

À propos de « problèmes » justement, je me sentais observé depuis quelques minutes. Sur uneintuition, je tournai imperceptiblement le regard en direction de Margaux et… je restai figé. Elle mefixait, non, elle me détaillait. J’étais observé, scruté, scanné. Elle me dévisageait d’un air que jen’arrivais pas à déchiffrer, ses yeux brillaient d’un éclat étrange, était-ce de l’intérêt, de la curiosité, dela peur ? Tout cela à la fois ? Du… désir, peut-être ? Que se passait-il donc dans sa jolie petite tête à cetinstant précis ? À quoi pensait-elle ? Que ressentait-elle ? Est-ce que ce qu’elle voyait lui plaisait ?J’aurais dû me sentir gêné d’être ainsi examiné, mais au contraire, j’appréciais être le centre del’attention de Margaux. Je me sentais flatté de sentir son regard courir sur moi. Pourtant, une voix au plusprofond de moi me criait qu’il fallait que cela cesse. J’avais grandi avec elle, je ne devais pas la laisserme reluquer de cette manière. C’était… malsain.

— Quoi ? aboyai-je presque pour lui faire reprendre pied.Elle sursauta et devint écarlate. Telle que je la connaissais, elle devait se sentir honteuse d’avoir été

surprise en pleine contemplation. C’était adorable. Embarrassée, elle sortit vraisemblablement lapremière chose qui lui vint à l’esprit, afin de donner le change.

— Ta barbe.Non, mais n’importe quoi.— … Quoi, ma barbe ? m’impatientai-je.— C’est nouveau ?— Oui, enfin non. Ça fait quelque temps que je la porte. Mais… Puis-je savoir en quoi c’est

important ?— En rien. C’est juste que je me disais… en fait, ça te va bien.Je la regardai, interdit, les yeux plissés, en me demandant ce qui clochait chez elle. Cette fille avait un

grain. Impression renforcée lorsqu’elle m’offrit le sourire le plus innocent qui soit.— Hum… Je vois, finis-je par lâcher au bout de quelques secondes.Nos commandes arrivèrent à cet instant précis.Nous remerciâmes notre serveuse et attaquâmes nos plats en silence. Ça tombait bien, j’étais affamé.

Je mordis donc à pleines dents dans mon burger, puis poussai un soupir de satisfaction. Ce n’était pas le

meilleur plat du monde, mais le pain était moelleux et la viande goûteuse. Margaux, elle, se concentraitsur sa salade en évitant de me regarder. Mais elle n’arrêtait pas de se tortiller sur sa banquette, elle avaitla tête pleine d’interrogations, j’en aurais mis ma main à couper. Je l’observai discrètement continuer sonmanège, un sourire dissimulé derrière mon burger. Je la connaissais bien et savais qu’elle n’allait pastarder à craquer. Quelques secondes plus tard, n’y tenant plus, elle releva la tête et me fixa droit dans lesyeux. Je retins un rire en la voyant ouvrir et fermer la bouche, comme si elle ne savait pas commentaborder le sujet. Enfin, elle prit une grande inspiration et me posa la question qui devait lui brûler leslèvres depuis que j’étais apparu dans sa loge pour la sauver des griffes de l’abominable Silky Finn.

— Et alors, quelle est la raison de ta présence à New York ?Je posai la frite dans laquelle je venais de croquer dans mon assiette, puis m’essuyai la commissure

des lèvres avant de lui répondre. Je voulais prendre mon temps. D’une part, parce que cela l’énerverait etd’un autre côté, et pour une raison que je ne m’expliquai pas, j’avais envie de la voir se tortillerd’impatience, je prenais un malin plaisir à l’asticoter.

— Je suis venu pour toi, lui appris-je d’une voix posée.Elle écarquilla les yeux de stupeur. Elle fronça les sourcils et je vis toutes sortes d’émotions traverser

son joli visage. Elle devint écarlate, et aussitôt attrapa son verre d’eau puis s’appliqua à le boire enévitant de croiser mon regard. Ho là ! Minute, papillon ! Qu’allait-elle imaginer ? Que j’avais voyagédurant 479 miles, juste pour ses beaux yeux ? Mais d’ailleurs, qu’est-ce que ça pouvait bien lui faire ?Que je sois là de mon propre chef ou parce qu’on me l’avait demandé n’avait aucune espèced’importance. Je devais recadrer les choses.

— Avant que tu ne te fasses des idées, je suis ici à la demande de Tante Nat.Voilà, la seule question qu’elle devait se poser était ce que Tante Nat lui voulait. Aussitôt, je vis

Margaux se renfrogner, elle eut l’air presque déçue. Pourtant, en une fraction de seconde, elle se reprit,son visage n’exprimant plus qu’un intérêt poli.

— D’accord, finit-elle par me dire, mais ça ne m’explique pas pourquoi tu es là.Ah, là, j’allais rire. Je croisai les doigts et ramenai mes mains sous mon menton, prenant mon temps et

pour l’observer et pour ménager mon effet. Il fallait que je lui donne la raison de ma présence ici, mais jecraignais sa réaction. Comment allait-elle le prendre ? Si, comme je le pensais, elle avait gardé le mêmetempérament de feu que celui qu’elle avait avant son départ de Bar Harbor cinq ans plus tôt, sa réactionrisquait d’être pour le moins… explosive. Son regard était impénétrable. Je la scrutai avec attention,cherchant la meilleure façon de lui annoncer la nouvelle. D’ailleurs, en existait-il une qui soit idéale ? Çan’allait pas être de la tarte, j’en aurais mis ma main à couper. Enfin, au bout d’interminables secondes, leplus sérieusement possible, je lâchai ma bombe.

— Je te ramène à la maison, gamine.

Chapitre 12

Margaux.« Je te ramène à la maison, gamine »… Je manquai de m’étouffer avec la gorgée d’eau que je venais de boire et la recrachai par les narines.

Affreusement gênée, je me saisis rapidement d’une serviette en papier puis tentai de m’essuyer et épongerles dégâts sur la table entre deux quintes de toux. Je repris difficilement le contrôle de moi-même, au boutde quelques interminables secondes, un véritable moment de solitude, et fusillai Adam du regard. Lui meregardait paisiblement, tout en continuant à manger. Dieu qu’il m’énervait !

— Je…j’espère que c’est une plaisanterie ? bégayai-je devant cette mauvaise surprise.— Non. Je suis venu te chercher, m’informa-t-il le plus calmement du monde.Bah voyons… J’aurais dû m’en douter, Adam n’était pas ce qu’on pourrait appeler un fervent adepte

des blagues. Loin de là. Pas qu’il n’aime pas rire, mais la plupart du temps il était d’un sérieux ! Enfinpour moi, ça ne changeait rien : pour qui se prenait-il à me faire une crise d’autorité ?

— Et tu t’imagines que je vais dire oui et te suivre sans broncher, peut-être ?Il me lança un sourire narquois tout en mâchouillant une frite. Adam avait l’air sûr de lui et je déplorai

que son appétit n’ait pas été mis à mal par mon passage en mode geyser. De mon côté, je ne pouvais pasdire la même chose. Rien qu’à voir ma salade flotter dans sa sauce agrémentée de l’eau que j’avaisrecrachée, mon estomac – déjà serré avant de me mettre à table – s’indigna. Je repoussai mon assietted’un air dégoûté. Tant pis, je mangerais mieux demain… ou pas. De toute façon, j’étais à l’heure actuelleincapable d’avaler quoi que ce soit à cause de l’indignation qui grondait en moi.

J’essayai de toutes mes forces de museler ma colère grandissante, d’une part parce que nous étionsdans un lieu public, d’autre part parce que j’étais lasse, épuisée par toutes mes déconvenues depuis unesemaine. Et Adam qui en rajoutait une couche… C’était plus que ce que je pouvais en supporter. Maismon capital patience étant arrivé au maximum de sa résistance, bientôt, je ne pus me retenir.

— Tu sais quoi, Adam ? Tu vas retourner à ton hôtel ou je ne sais où, quant à moi, je vais rentrer chezmoi, comme une grande, lui exposai-je d’une voix mielleuse. Et pendant qu’on y est, on va prétendre, toicomme moi, que cette conversation ridicule n’a jamais eu lieu, OK ?

Je vis les mâchoires d’Adam tressaillir, signe que ma répartie ne lui plaisait pas. Il se pencha au-dessus de la table, vers moi, le visage et le regard froids.

— Je ne crois pas, Margaux. Tante Nat m’a demandé de te ramener chez nous et c’est bien ce que jecompte faire.

Chez nous… Est-ce que Mount Desert Island était seulement chez moi ? D’accord, j’y avais passé lamajeure partie de ma vie, mais beaucoup avaient tout fait pour me montrer qu’ils me voyaient comme uneindésirable. Enfin bref, je n’avais aucune intention de m’appesantir sur la question. Je repris mesaffaires, sortis un billet de vingt dollars de mon sac et le tendis à Adam.

— Tiens, c’est ma part. Il y a un peu plus, mais je te fais cadeau de la monnaie, lui dis-je sèchement.Puis, je me levai. Il était grand temps de cesser cette plaisanterie, j’étais lessivée et je voulais plus

que tout être seule, mais au moment où je passai à côté de lui, Adam me retint par le bras.

— Où vas-tu ?Je lui lançai un regard courroucé.— Chez moi. Je te l’ai dit, je ne rentrerai pas à Bar Harbor avec toi.— Crois-tu seulement avoir le choix, gamine ? me demanda-t-il d’une voix sourde.Ah, ça c’était un comble ! Comme si j’allais me laisser dicter mes actes ! Plus jeune, je ne me laissais

déjà pas faire, j’allais lui montrer qu’aujourd’hui encore, monsieur Adam allait tomber sur un os.— Oui, je l’ai. Et quand bien même ce ne serait pas le cas, je le prends. Et cesse de m’appeler

« gamine », je n’ai plus quinze ans.Sans plus de cérémonie, je libérai d’un geste brusque mon bras de son emprise et me dirigeai d’un pas

furieux vers la sortie du Stardust. J’accueillis le silence relatif de la rue avec un soulagement qui fut decourte durée. Il pleuvait. La barbe ! C’était comme si tout se liguait d’un coup contre moi ! Qu’à cela netienne, je relevai le col de ma veste, enfonçai ma tête dans mes épaules et descendis en direction de lacinquante-troisième rue dans Hell’s Kitchen et mon appartement. Je pensais un instant prendre un taximais je me devais maintenant d’économiser le moindre cent, du moins jusqu’à ce que je retrouve un job.Et dire que je venais de claquer vingt ticket pour un repas auquel j’avais à peine touché… de toute façon,ce resto était un piège à touristes, ce qui expliquait le prix prohibitif des plats de sa carte. Je m’arrêtaibrusquement dans ma lancée, prise d’une soudaine illumination. Je courus m’abriter sous l’auvent d’uncoffee shop et ouvris mon sac. J’y trouvai rapidement un CV en bon état, sur lequel figuraient mesréférences professionnelles. Louant le ciel, je me félicitai d’avoir pris ce sac ce matin et rangeai ànouveau mon « précieux », puis je fis demi-tour, revenant sur mes pas en direction su Stardust Diner. Audiable les éléments !

Soudain, un sans-abri déboula en face de moi, poussant un caddie rempli à ras bord de plastique et decartons. L’homme semblait divaguer. Les effets de l’alcool, certainement. Toujours est-il que lui et sonchargement n’empruntaient pas une trajectoire des plus droites : ils fonçaient droit sur la route.

— Monsieur, attention ! criai-je juste avant de courir pour empêcher le drame.Je repoussai le caddie de toutes mes forces qui tomba au sol ainsi que son propriétaire. Dans mon

élan, je trébuchai et me retrouvai sur la chaussée.

Chapitre 13

Adam .

Je regardai Margaux partir, stupéfait. Décidément, elle n’avait pas changé. Retenant à grand peine unjuron, j’appelai une serveuse pour m’acquitter de la note. Je n’avais pas beaucoup de temps si je voulaisrattraper la furie que tante Nat m’avait demandé de ramener à Bar Harbor. Je soupirai de lassitude. Jem’étais attendu à ce que cette entreprise ne soit pas une mince affaire, mais je devais bien avouer que là,cela dépassait tout. C’était tout Margaux, ça. Une forte tête, toujours sur le point de faire des éclats.Finalement, en y songeant, son caractère était plus en harmonie avec son métier d’artiste de music-hallplutôt que celui de fleuriste pépiniériste. Je ricanai à voix basse, c’était un fait, elle se serait ennuyée àtenir la boutique de Tante Nat ! Mais j’avais fait la promesse à cette dernière que Margaux serait deretour pour Thanksgiving. C’était tellement important pour elle…

Je sortis de ce restaurant bruyant et dirigeai mes pas vers l’adresse que m’avait communiquée Liv,lors de mon « interrogatoire en règle ». J’allais rejoindre Margaux chez elle et tenter de la convaincre derevenir avec moi à Mount Desert Island. J’y mettrais le temps qu’il faudrait, mais je ne quitterais pasNew-York sans elle. De toute façon, plus rien ne la retenait ici. Elle n’avait plus de travail et je savais desource sûre qu’elle rencontrait des difficultés financières. Elle avait donc tout intérêt à boucler sesvalises.

Un peu plus loin, j’aperçus enfin Margaux. Je pressai le pas pour la rejoindre, afin de ne pas la laisserseule en pleine nuit dans cette ville où tout pouvait arriver. J’étais ici depuis à peine une journée et jeregrettais déjà le calme et la quiétude de mon île du Maine. Là-bas, au moins, l’air y était respirable, lesconstructions étaient à taille humaine et on y voyait l’horizon à la place de ces gratte-ciels à perte de vue.Comment diable pouvait-elle apprécier vivre ici ?

Soudainement, déboulant de nulle part, un clochard tituba en direction de la route en conduisant unlourd caddie. Comme dans une scène tournée au ralenti, je vis Margaux se précipiter vers l’homme et ledétourner de sa trajectoire. Je me mis à courir lorsqu’elle tomba sur la route. Une voiture tourna sur leschapeaux de roues au coin de la rue. J’agitai les bras comme un beau diable et tentai d’attirer l’attentionde la jeune femme tandis que mon regard suivait, impuissant et horrifié, le véhicule qui fonçait droit surelle.

Le temps parut reprendre son cours normal en une seconde.Les freins de la voiture crissèrent au-delà du supportable, mais cela n’évita pas le choc.— Margaux ! Nooooon !

À suivre…