Jules Verne 20000 Lieues Sous Les Mers

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Jules Verne VINGT MILLE LIEUES SOUS LES MERS (1870) Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits »

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French classical literary novel

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  • Jules Verne

    VINGT MILLE LIEUES SOUS LES MERS

    (1870)

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    Table des matires

    PREMIRE PARTIE.................................................................4

    I UN CUEIL FUYANT ...............................................................5

    II LE POUR ET LE CONTRE .................................................... 12

    III COMME IL PLAIRA MONSIEUR .................................... 19

    IV NED LAND............................................................................26

    V L'AVENTURE ! ...................................................................35

    VI TOUTE VAPEUR ...............................................................43

    VII UNE BALEINE D'ESPCE INCONNUE ............................55

    VIII MOBILIS IN MOBILE .......................................................65

    IX LES COLRES DE NED LAND............................................ 75

    X L'HOMME DES EAUX...........................................................84

    XI LE NAUTILUS ......................................................................96

    XII TOUT PAR L'LECTRICIT ............................................106

    XIII QUELQUES CHIFFRES ...................................................115

    XIV LE FLEUVE-NOIR ........................................................... 123

    XV UNE INVITATION PAR LETTRE..................................... 138

    XVI PROMENADE EN PLAINE ............................................. 150

    XVII UNE FORET SOUS-MARINE ........................................ 157

    XVIII QUATRE MILLE LIEUES SOUS LE PACIFIQUE ....... 166

    XIX VANIKORO ...................................................................... 175

    XX LE DTROIT DE TORRS................................................ 187

    XXI QUELQUES JOURS TERRE ........................................ 198

    XXII LA FOUDRE DU CAPITAINE NEMO ........................... 214

    XXIII GRI SOMNIA............................................................ 230

    XXIV LE ROYAUME DU CORAIL.......................................... 241

    DEUXIME PARTIE ............................................................253

    I L'OCAN INDIEN.................................................................254

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    II UNE NOUVELLE PROPOSITION DU CAPITAINE NEMO266

    III UNE PERLE DE DIX MILLIONS ......................................279

    IV LA MER ROUGE.................................................................294

    V ARABIAN-TUNNEL.............................................................310

    VI L'ARCHIPEL GREC ............................................................322

    VII LA MDITERRANE EN QUARANTE-HUIT HEURES 337

    VIII LA BAIE DE VIGO ...........................................................349

    IX UN CONTINENT DISPARU...............................................362

    X LES HOUILLRES SOUS-MARINES .................................374

    XI LA MER DE SARGASSES.................................................. 388

    XII CACHALOTS ET BALEINES ............................................399

    XIII LA BANQUISE ................................................................. 415

    XIV LE PLE SUD ................................................................. 430

    XV ACCIDENT OU INCIDENT ? ............................................446

    XVI FAUTE D'AIR ...................................................................457

    XVII DU CAP HORN L'AMAZONE.....................................470

    XVIII LES POULPES.............................................................. 483

    XIX LE GULF-STREAM..........................................................497

    XX PAR 4724' DE LATITUDE ET DE 1728' DE LONGITUDE .............................................................................511

    XXI UNE HCATOMBE .........................................................520

    XXII LES DERNIRES PAROLES DU CAPITAINE NEMO .532

    XXIII CONCLUSION...............................................................542

    propos de cette dition lectronique.................................544

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    PREMIRE PARTIE

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    I UN CUEIL FUYANT

    Lanne 1866 fut marque par un vnement bizarre, un phnomne inexpliqu et inexplicable que personne na sans doute oubli. Sans parler des rumeurs qui agitaient les populations des ports et surexcitaient lesprit public lintrieur des continents les gens de mer furent particulirement mus. Les ngociants, armateurs, capitaines de navires, skippers et masters de lEurope et de lAmrique, officiers des marines militaires de tous pays, et, aprs eux, les gouvernements des divers tats des deux continents, se proccuprent de ce fait au plus haut point.

    En effet, depuis quelque temps, plusieurs navires staient

    rencontrs sur mer avec une chose norme un objet long, fusiforme, parfois phosphorescent, infiniment plus vaste et plus rapide quune baleine.

    Les faits relatifs cette apparition, consigns aux divers

    livres de bord, saccordaient assez exactement sur la structure de lobjet ou de ltre en question, la vitesse inoue de ses mouvements, la puissance surprenante de sa locomotion, la vie particulire dont il semblait dou. Si ctait un ctac, il surpassait en volume tous ceux que la science avait classs jusqualors. Ni Cuvier, ni Lacpde, ni M. Dumeril, ni M. de Quatrefages neussent admis lexistence dun tel monstre moins de lavoir vu, ce qui sappelle vu de leurs propres yeux de savants.

    A prendre la moyenne des observations faites diverses

    reprises en rejetant les valuations timides qui assignaient cet objet une longueur de deux cents pieds et en repoussant les opinions exagres qui le disaient large dun mille et long de trois on pouvait affirmer, cependant, que cet tre phnomnal dpassait de beaucoup toutes les dimensions

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    admises jusqu ce jour par les ichtyologistes sil existait toutefois.

    Or, il existait, le fait en lui-mme ntait plus niable, et, avec

    ce penchant qui pousse au merveilleux la cervelle humaine, on comprendra lmotion produite dans le monde entier par cette surnaturelle apparition. Quant la rejeter au rang des fables, il fallait y renoncer.

    En effet, le 20 juillet 1866, le steamer Governor-Higginson,

    de Calcutta and Burnach steam navigation Company, avait rencontr cette masse mouvante cinq milles dans lest des ctes de lAustralie. Le capitaine Baker se crut, tout dabord, en prsence dun cueil inconnu ; il se disposait mme en dterminer la situation exacte, quand deux colonnes deau, projetes par linexplicable objet, slancrent en sifflant cent cinquante pieds dans lair. Donc, moins que cet cueil ne ft soumis aux expansions intermittentes dun geyser, le Governor-Higginson avait affaire bel et bien quelque mammifre aquatique, inconnu jusque-l, qui rejetait par ses vents des colonnes deau, mlanges dair et de vapeur.

    Pareil fait fut galement observ le 23 juillet de la mme

    anne, dans les mers du Pacifique, par le Cristobal-Colon, de West India and Pacific steam navigation Company. Donc, ce ctac extraordinaire pouvait se transporter dun endroit un autre avec une vlocit surprenante, puisque trois jours dintervalle, le Governor-Higginson et le Cristobal-Colon lavaient observ en deux points de la carte spars par une distance de plus de sept cents lieues marines. Quinze jours plus tard, deux mille lieues de l lHelvetia, de la Compagnie Nationale, et le Shannon, du Royal-Mail, marchant contrebord dans cette portion de lAtlantique comprise entre les tats-Unis et lEurope, se signalrent respectivement le monstre par 4215de latitude nord, et 6035de longitude louest du mridien de Greenwich. Dans cette observation simultane, on crut pouvoir valuer la longueur minimum du mammifre

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    plus de trois cent cinquante pieds anglais, puisque le Shannon et lHelvetia taient de dimension infrieure lui, bien quils mesurassent cent mtres de ltrave ltambot. Or, les plus vastes baleines, celles qui frquentent les parages des les Aloutiennes, le Kulammak et lUmgullick, nont jamais dpass la longueur de cinquante-six mtres, si mme elles latteignent.

    Ces rapports arrivs coup sur coup, de nouvelles

    observations faites bord du transatlantique le Pereire, un abordage entre lEtna, de la ligne Inman, et le monstre, un procs-verbal dress par les officiers de la frgate franaise la Normandie, un trs srieux relvement obtenu par ltat-major du commodore Fitz-James bord du Lord-Clyde, murent profondment lopinion publique. Dans les pays dhumeur lgre, on plaisanta le phnomne, mais les pays graves et pratiques, lAngleterre, lAmrique, lAllemagne, sen proccuprent vivement.

    Partout dans les grands centres, le monstre devint la

    mode ; on le chanta dans les cafs, on le bafoua dans les journaux, on le joua sur les thtres. Les canards eurent l une belle occasion de pondre des ufs de toute couleur. On vit rapparatre dans les journaux court de copie tous les tres imaginaires et gigantesques, depuis la baleine blanche, le terrible Moby Dick des rgions hyperborennes, jusquau Kraken dmesur, dont les tentacules peuvent enlacer un btiment de cinq cents tonneaux et lentraner dans les abmes de lOcan. On reproduisit mme les procs-verbaux des temps anciens les opinions dAristote et de Pline, qui admettaient lexistence de ces monstres, puis les rcits norvgiens de lvque Pontoppidan, les relations de Paul Heggede, et enfin les rapports de M. Harrington, dont la bonne foi ne peut tre souponne, quand il affirme avoir vu, tant bord du Castillan, en 1857, cet norme serpent qui navait jamais frquent jusqualors que les mers de lancien Constitutionnel.

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    Alors clata linterminable polmique des crdules et des incrdules dans les socits savantes et les journaux scientifiques. La question du monstre enflamma les esprits. Les journalistes, qui font profession de science en lutte avec ceux qui font profession desprit, versrent des flots dencre pendant cette mmorable campagne ; quelques-uns mme, deux ou trois gouttes de sang, car du serpent de mer, ils en vinrent aux personnalits les plus offensantes.

    Six mois durant, la guerre se poursuivit avec des chances

    diverses. Aux articles de fond de lInstitut gographique du Brsil, de lAcadmie royale des sciences de Berlin, de lAssociation Britannique, de lInstitution Smithsonnienne de Washington, aux discussions du The Indian Archipelago, du Cosmos de labb Moigno, des Mittheilungen de Petermann, aux chroniques scientifiques des grands journaux de la France et de ltranger, la petite presse ripostait avec une verve intarissable. Ses spirituels crivains parodiant un mot de Linn, cit par les adversaires du monstre, soutinrent en effet que la nature ne faisait pas de sots , et ils adjurrent leurs contemporains de ne point donner un dmenti la nature, en admettant lexistence des Krakens, des serpents de mer, des Moby Dick , et autres lucubrations de marins en dlire. Enfin, dans un article dun journal satirique trs redout, le plus aim de ses rdacteurs, brochant sur le tout, poussa au monstre, comme Hippolyte, lui porta un dernier coup et lacheva au milieu dun clat de rire universel. Lesprit avait vaincu la science.

    Pendant les premiers mois de lanne 1867, la question

    parut tre enterre, et elle ne semblait pas devoir renatre, quand de nouveaux faits furent ports la connaissance du public. Il ne sagit plus alors dun problme scientifique rsoudre, mais bien dun danger rel srieux viter. La question prit une tout autre face. Le monstre redevint lot, rocher, cueil, mais cueil fuyant, indterminable, insaisissable.

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    Le 5 mars 1867, le Moravian, de Montral Ocan Company, se trouvant pendant la nuit par 2730de latitude et 7215de longitude, heurta de sa hanche de tribord un roc quaucune carte ne marquait dans ces parages. Sous leffort combin du vent et de ses quatre cents chevaux-vapeur, il marchait la vitesse de treize nuds. Nul doute que sans la qualit suprieure de sa coque, le Moravian, ouvert au choc, ne se ft englouti avec les deux cent trente-sept passagers quil ramenait du Canada.

    Laccident tait arriv vers cinq heures du matin, lorsque le

    jour commenait poindre. Les officiers de quart se prcipitrent larrire du btiment. Ils examinrent lOcan avec la plus scrupuleuse attention. Ils ne virent rien, si ce nest un fort remous qui brisait trois encablures, comme si les nappes liquides eussent t violemment battues. Le relvement du lieu fut exactement pris, et le Moravian continua sa route sans avaries apparentes. Avait-il heurt une roche sous-marine, ou quelque norme pave dun naufrage ? On ne put le savoir ; mais, examen fait de sa carne dans les bassins de radoub, il fut reconnu quune partie de la quille avait t brise.

    Ce fait, extrmement grave en lui-mme, et peut-tre t

    oubli comme tant dautres, si, trois semaines aprs, il ne se ft reproduit dans des conditions identiques. Seulement, grce la nationalit du navire victime de ce nouvel abordage, grce la rputation de la Compagnie laquelle ce navire appartenait, lvnement eut un retentissement immense.

    Personne nignore le nom du clbre armateur anglais

    Cunard. Cet intelligent industriel fonda, en 1840, un service postal entre Liverpool et Halifax, avec trois navires en bois et roues dune force de quatre cents chevaux, et dune jauge de onze cent soixante-deux tonneaux. Huit ans aprs, le matriel de la Compagnie saccroissait de quatre navires de six cent cinquante chevaux et de dix-huit cent vingt tonnes, et, deux ans plus tard, de deux autres btiments suprieurs en puissance et

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    en tonnage. En 1853, la compagnie Cunard, dont le privilge pour le transport des dpches venait dtre renouvel, ajouta successivement son matriel lArabia, le Persia, le China, le Scotia, le Java, le Russia, tous navires de premire marche, et les plus vastes qui, aprs le Great-Eastern, eussent jamais sillonn les mers. Ainsi donc, en 1867, la Compagnie possdait douze navires, dont huit roues et quatre hlices.

    Si je donne ces dtails trs succincts, cest afin que chacun

    sache bien quelle est limportance de cette compagnie de transports maritimes, connue du monde entier pour son intelligente gestion. Nulle entreprise de navigation transocanienne na t conduite avec plus dhabilet ; nulle affaire na t couronne de plus de succs. Depuis vingt-six ans, les navires Cunard ont travers deux mille fois lAtlantique, et jamais un voyage na t manqu, jamais un retard na eu lieu, jamais ni une lettre, ni un homme, ni un btiment nont t perdus. Aussi, les passagers choisissent-ils encore, malgr la concurrence puissante que lui fait la France, la ligne Cunard de prfrence toute autre, ainsi quil appert dun relev fait sur les documents officiels des dernires annes. Ceci dit, personne ne stonnera du retentissement que provoqua laccident arriv lun de ses plus beaux steamers.

    Le 13 avril 1867, la mer tant belle, la brise maniable, le

    Scotia se trouvait par 1512de longitude et 4537de latitude. Il marchait avec une vitesse de treize nuds quarante-trois centimes sous la pousse de ses mille chevaux-vapeur. Ses roues battaient la mer avec une rgularit parfaite. Son tirant deau tait alors de six mtres soixante-dix centimtres, et son dplacement de six mille six cent vingt-quatre mtres cubes.

    A quatre heures dix-sept minutes du soir, pendant le lunch

    des passagers runis dans le grand salon, un choc, peu sensible, en somme, se produisit sur la coque du Scotia, par sa hanche et un peu en arrire de la roue de bbord.

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    Le Scotia navait pas heurt, il avait t heurt, et plutt par un instrument tranchant ou perforant que contondant. Labordage avait sembl si lger que personne ne sen ft inquit bord, sans le cri des caliers qui remontrent sur le pont en scriant :

    Nous coulons ! nous coulons ! Tout dabord, les passagers furent trs effrays ; mais le

    capitaine Anderson se hta de les rassurer. En effet, le danger ne pouvait tre imminent. Le Scotia, divis en sept compartiments par des cloisons tanches, devait braver impunment une voie deau.

    Le capitaine Anderson se rendit immdiatement dans la

    cale. Il reconnut que le cinquime compartiment avait t envahi par la mer, et la rapidit de lenvahissement prouvait que la voie deau tait considrable. Fort heureusement, ce compartiment ne renfermait pas les chaudires, car les feux se fussent subitement teints.

    Le capitaine Anderson fit stopper immdiatement, et lun

    des matelots plongea pour reconnatre lavarie. Quelques instants aprs, on constatait lexistence dun trou large de deux mtres dans la carne du steamer. Une telle voie deau ne pouvait tre aveugle, et le Scotia, ses roues demi noyes, dut continuer ainsi son voyage. Il se trouvait alors trois cent mille du cap Clear, et aprs trois jours dun retard qui inquita vivement Liverpool, il entra dans les bassins de la Compagnie.

    Les ingnieurs procdrent alors la visite du Scotia, qui

    fut mis en cale sche. Ils ne purent en croire leurs yeux. A deux mtres et demi au-dessous de la flottaison souvrait une dchirure rgulire, en forme de triangle isocle. La cassure de la tle tait dune nettet parfaite, et elle net pas t frappe plus srement lemporte-pice. Il fallait donc que loutil perforant qui lavait produite ft dune trempe peu commune

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    et aprs avoir t lanc avec une force prodigieuse, ayant ainsi perce une tle de quatre centimtres, il avait d se retirer de lui-mme par un mouvement rtrograde et vraiment inexplicable.

    Tel tait ce dernier fait, qui eut pour rsultat de passionner

    nouveau lopinion publique. Depuis ce moment, en effet, les sinistres maritimes qui navaient pas de cause dtermine furent mis sur le compte du monstre. Ce fantastique animal endossa la responsabilit de tous ces naufrages, dont le nombre est malheureusement considrable ; car sur trois mille navires dont la perte est annuellement releve au Bureau-Veritas, le chiffre des navires vapeur ou voiles, supposs perdus corps et biens par suite dabsence de nouvelles, ne slve pas moins de deux cents !

    Or, ce fut le monstre qui, justement ou injustement, fut

    accus de leur disparition, et, grce lui, les communications entre les divers continents devenant de plus en plus dangereuses, le public se dclara et demanda catgoriquement que les mers fussent enfin dbarrasses et tout prix de ce formidable ctac.

    II LE POUR ET LE CONTRE

    A lpoque o ces vnements se produisirent, je revenais dune exploration scientifique entreprise dans les mauvaises terres du Nebraska, aux tats-Unis. En ma qualit de professeur-supplant au Musum dhistoire naturelle de Paris, le gouvernement franais mavait joint cette expdition. Aprs six mois passs dans le Nebraska, charg de prcieuses collections, jarrivai New York vers la fin de mars. Mon dpart pour la France tait fix aux premiers jours de mai. Je moccupais donc, en attendant, de classer mes richesses minralogiques, botaniques et zoologiques, quand arriva lincident du Scotia.

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    Jtais parfaitement au courant de la question lordre du jour, et comment ne laurais-je pas t ? Javais lu et relu tous les journaux amricains et europens sans tre plus avanc. Ce mystre mintriguait. Dans limpossibilit de me former une opinion, je flottais dun extrme lautre. Quil y eut quelque chose, cela ne pouvait tre douteux, et les incrdules taient invits mettre le doigt sur la plaie du Scotia.

    A mon arrive New York, la question brlait. Lhypothse

    de llot flottant, de lcueil insaisissable, soutenue par quelques esprits peu comptents, tait absolument abandonne. Et, en effet, moins que cet cueil net une machine dans le ventre, comment pouvait-il se dplacer avec une rapidit si prodigieuse ?

    De mme fut repousse lexistence dune coque flottante,

    dune norme pave, et toujours cause de la rapidit du dplacement.

    Restaient donc deux solutions possibles de la question, qui

    craient deux clans trs distincts de partisans : dun ct, ceux qui tenaient pour un monstre dune force colossale ; de lautre, ceux qui tenaient pour un bateau sous-marin dune extrme puissance motrice.

    Or, cette dernire hypothse, admissible aprs tout, ne put

    rsister aux enqutes qui furent poursuivies dans les deux mondes. Quun simple particulier et sa disposition un tel engin mcanique, ctait peu probable. O et quand leut-il fait construire, et comment aurait-il tenu cette construction secrte ?

    Seul, un gouvernement pouvait possder une pareille

    machine destructive, et, en ces temps dsastreux o lhomme singnie multiplier la puissance des armes de guerre, il tait possible quun tat essayt linsu des autres ce formidable

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    engin. Aprs les chassepots, les torpilles, aprs les torpilles, les bliers sous-marins, puis la raction. Du moins, je lespre.

    Mais lhypothse dune machine de guerre tomba encore

    devant la dclaration des gouvernements. Comme il sagissait l dun intrt public, puisque les communications transocaniennes en souffraient, la franchise des gouvernements ne pouvait tre mise en doute. Dailleurs, comment admettre que la construction de ce bateau sous-marin et chapp aux yeux du public ? Garder le secret dans ces circonstances est trs difficile pour un particulier, et certainement impossible pour un Etat dont tous les actes sont obstinment surveills par les puissances rivales.

    Donc, aprs enqutes faites en Angleterre, en France, en

    Russie, en Prusse, en Espagne, en Italie, en Amrique, voire mme en Turquie, lhypothse dun Monitor sous-marin fut dfinitivement rejete.

    A mon arrive New York, plusieurs personnes mavaient

    fait lhonneur de me consulter sur le phnomne en question. Javais publi en France un ouvrage in-quarto en deux volumes intitul : Les Mystres des grands fonds sous-marins. Ce livre, particulirement got du monde savant, faisait de moi un spcialiste dans cette partie assez obscure de lhistoire naturelle. Mon avis me fut demand. Tant que je pus nier du fait, je me renfermai dans une absolue ngation. Mais bientt, coll au mur, je dus mexpliquer catgoriquement. Et mme, lhonorable Pierre Aronnax, professeur au Musum de Paris , fut mis en demeure par le New York-Herald de formuler une opinion quelconque.

    Je mexcutai. Je parlai faute de pouvoir me taire. Je

    discutai la question sous toutes ses faces, politiquement et scientifiquement, et je donne ici un extrait dun article trs nourri que je publiai dans le numro du 30 avril.

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    Ainsi donc, disais-je, aprs avoir examin une une les diverses hypothses, toute autre supposition tant rejete, il faut ncessairement admettre lexistence dun animal marin dune puissance excessive.

    Les grandes profondeurs de lOcan nous sont totalement

    inconnues. La sonde na su les atteindre. Que se passe-t-il dans ces abmes reculs ? Quels tres habitent et peuvent habiter douze ou quinze milles au-dessous de la surface des eaux ? Quel est lorganisme de ces animaux ? On saurait peine le conjecturer.

    Cependant, la solution du problme qui mest soumis peut

    affecter la forme du dilemme. Ou nous connaissons toutes les varits dtres qui

    peuplent notre plante, ou nous ne les connaissons pas. Si nous ne les connaissons pas toutes, si la nature a encore

    des secrets pour nous en ichtyologie, rien de plus acceptable que dadmettre lexistence de poissons ou de ctacs, despces ou mme de genres nouveaux, dune organisation essentiellement fondrire , qui habitent les couches inaccessibles la sonde, et quun vnement quelconque, une fantaisie, un caprice, si lon veut, ramne de longs intervalles vers le niveau suprieur de lOcan.

    Si, au contraire, nous connaissons toutes les espces

    vivantes, il faut ncessairement chercher lanimal en question parmi les tres marins dj catalogus, et dans ce cas, je serai dispos admettre lexistence dun Narwal gant.

    Le narwal vulgaire ou licorne de mer atteint souvent une

    longueur de soixante pieds. Quintuplez, dcuplez mme cette dimension, donnez ce ctac une force proportionnelle sa taille, accroissez ses armes offensives, et vous obtenez lanimal voulu. Il aura les proportions dtermines par les Officiers du

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    Shannon, linstrument exig par la perforation du Scotia, et la puissance ncessaire pour entamer la coque dun steamer.

    En effet, le narwal est arm dune sorte dpe divoire,

    dune hallebarde, suivant lexpression de certains naturalistes. Cest une dent principale qui a la duret de lacier. On a trouv quelques-unes de ces dents implantes dans le corps des baleines que le narwal attaque toujours avec succs. Dautres ont t arraches, non sans peine, de carnes de vaisseaux quelles avaient perces doutre en outre, comme un foret perce un tonneau. Le muse de la Facult de mdecine de Paris possde une de ces dfenses longue de deux mtres vingt-cinq centimtres, et large de quarante-huit centimtres sa base !

    Eh bien ! supposez larme dix fois plus forte, et lanimal

    dix fois plus puissant, lancez-le avec une rapidit de vingt milles lheure, multipliez sa masse par sa vitesse, et vous obtenez un choc capable de produire la catastrophe demande.

    Donc, jusqu plus amples informations, jopinerais pour

    une licorne de mer, de dimensions colossales, arme, non plus dune hallebarde, mais dun vritable peron comme les frgates cuirasses ou les rams de guerre, dont elle aurait la fois la masse et la puissance motrice.

    Ainsi sexpliquerait ce phnomne inexplicable moins

    quil ny ait rien, en dpit de ce quon a entrevu, vu, senti et ressenti ce qui est encore possible !

    Ces derniers mots taient une lchet de ma part ; mais je

    voulais jusqu un certain point couvrir ma dignit de professeur, et ne pas trop prter rire aux Amricains, qui rient bien, quand ils rient. Je me rservais une chappatoire. Au fond, jadmettais lexistence du monstre .

    Mon article fut chaudement discut, ce qui lui valut un

    grand retentissement. Il rallia un certain nombre de partisans.

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    La solution quil proposait, dailleurs, laissait libre carrire limagination. Lesprit humain se plat ces conceptions grandioses dtres surnaturels. Or la mer est prcisment leur meilleur vhicule, le seul milieu o ces gants prs desquels les animaux terrestres, lphants ou rhinocros, ne sont que des nains puissent se produire et se dvelopper. Les masses liquides transportent les plus grandes espces connues de mammifres, et peut-tre reclent-elles des mollusques dune incomparable taille, des crustacs effrayants contempler, tels que seraient des homards de cent mtres ou des crabes pesant deux cents tonnes ! Pourquoi nous ? Autrefois, les animaux terrestres, contemporains des poques gologiques, les quadrupdes, les quadrumanes, les reptiles, les oiseaux taient construits sur des gabarits gigantesques. Le Crateur les avait jets dans un moule colossal que le temps a rduit peu peu. Pourquoi la mer, dans ses profondeurs ignores, naurait-elle pas gard ces vastes chantillons de la vie dun autre ge, elle qui ne se modifie jamais, alors que le noyau terrestre change presque incessamment ? Pourquoi ne cacherait-elle pas dans son sein les dernires varits de ces espces titanesques, dont les annes sont des sicles, et les sicles des millnaires ?

    Mais je me laisse entraner des rveries quil ne

    mappartient plus dentretenir ! Trve ces chimres que le temps a changes pour moi en ralits terribles. Je le rpte, lopinion se fit alors sur la nature du phnomne, et le public admit sans conteste lexistence dun tre prodigieux qui navait rien de commun avec les fabuleux serpents de mer.

    Mais si les uns ne virent l quun problme purement

    scientifique rsoudre, les autres, plus positifs, surtout en Amrique et en Angleterre, furent davis de purger lOcan de ce redoutable monstre, afin de rassurer les communications transocaniennes. Les journaux industriels et commerciaux traitrent la question principalement ce point de vue. La Shipping and Mercantile Gazette, le Lloyd, le Paquebot, la Revue maritime et coloniale, toutes les feuilles dvoues aux

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    Compagnies dassurances qui menaaient dlever le taux de leurs primes, furent unanimes sur ce point.

    Lopinion publique stant prononce, les tats de lUnion

    se dclarrent les premiers. On fit New York les prparatifs dune expdition destine poursuivre le narwal. Une frgate de grande marche lAbraham-Lincoln, se mit en mesure de prendre la mer au plus tt. Les arsenaux furent ouverts au commandant Farragut, qui pressa activement larmement de sa frgate.

    Prcisment, et ainsi que cela arrive toujours, du moment

    que lon se fut dcid poursuivre le monstre, le monstre ne reparut plus. Pendant deux mois, personne nen entendit parler. Aucun navire ne le rencontra. Il semblait que cette Licorne et connaissance des complots qui se tramaient contre elle. On en avait tant caus, et mme par le cble transatlantique ! Aussi les plaisants prtendaient-ils que cette fine mouche avait arrt au passage quelque tlgramme dont elle faisait maintenant son profit.

    Donc, la frgate arme pour une campagne lointaine et

    pourvue de formidables engins de pche, on ne savait plus o la diriger. Et limpatience allait croissant, quand, le 2 juillet, on apprit quun steamer de la ligne de San Francisco de Californie Shanga avait revu lanimal, trois semaines auparavant, dans les mers septentrionales du Pacifique.

    Lmotion cause par cette nouvelle fut extrme. On

    naccorda pas vingt-quatre heures de rpit au commandant Farragut. Ses vivres taient embarques. Ses soutes regorgeaient de charbon. Pas un homme ne manquait son rle dquipage. Il navait qu allumer ses fourneaux, chauffer, dmarrer ! On ne lui et pas pardonn une demi-journe de retard ! Dailleurs, le commandant Farragut ne demandait qu partir.

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    Trois heures avant que lAbraham-Lincoln ne quittt la pier de Brooklyn, je reus une lettre libelle en ces termes :

    Monsieur Aronnax, professeur au Musum de Paris, Fifth

    Avenue hotel. New York. Monsieur, Si vous voulez vous joindre lexpdition de lAbraham-

    Lincoln, le gouvernement de lUnion verra avec plaisir que la France soit reprsente par vous dans cette entreprise. Le commandant Farragut tient une cabine votre disposition.

    Trs cordialement, votre J. -B. HOBSON, Secrtaire de la marine.

    III COMME IL PLAIRA MONSIEUR

    Trois secondes avant larrive de la lettre de J. -B. Hobson, je ne songeais pas plus a poursuivre la Licorne qu tenter le passage du nord-ouest. Trois secondes aprs avoir lu la lettre de lhonorable secrtaire de la marine, je comprenais enfin que ma vritable vocation, lunique but de ma vie, tait de chasser ce monstre inquitant et den purger le monde.

    Cependant, je revenais dun pnible voyage, fatigu, avide

    de repos. Je naspirais plus qu revoir mon pays, mes amis, mon petit logement du Jardin des Plantes, mes chres et prcieuses collections ! Mais rien ne put me retenir. Joubliai tout, fatigues, amis, collections, et jacceptai sans plus de rflexions loffre du gouvernement amricain.

  • - 20 -

    Dailleurs, pensai-je, tout chemin ramne en Europe, et la Licorne sera assez aimable pour mentraner vers les ctes de France ! Ce digne animal se laissera prendre dans les mers dEurope pour mon agrment personnel et je ne veux pas rapporter moins dun demi mtre de sa hallebarde divoire au Musum dhistoire naturelle.

    Mais, en attendant, il me fallait chercher ce narwal dans le

    nord de locan Pacifique ; ce qui, pour revenir en France, tait prendre le chemin des antipodes.

    Conseil ! criai-je dune voix impatiente. Conseil tait mon domestique. Un garon dvou qui

    maccompagnait dans tous mes voyages ; un brave Flamand que jaimais et qui me le rendait bien, un tre phlegmatique par nature, rgulier par principe, zl par habitude, stonnant peu des surprises de la vie, trs adroit de ses mains, apte tout service, et, en dpit de son nom, ne donnant jamais de conseils mme quand on ne lui en demandait pas.

    A se frotter aux savants de notre petit monde du Jardin des

    Plantes, Conseil en tait venu savoir quelque chose. Javais en lui un spcialiste, trs ferr sur la classification en histoire naturelle, parcourant avec une agilit dacrobate toute lchelle des embranchements des groupes, des classes, des sous-classes, des ordres, des familles, des genres, des sous-genres, des espces et des varits. Mais sa science sarrtait l. Classer, ctait sa vie, et il nen savait pas davantage. Trs vers dans la thorie de la classification, peu dans la pratique, il net pas distingu, je crois, un cachalot dune baleine ! Et cependant, quel brave et digne garon !

    Conseil, jusquici et depuis dix ans, mavait suivi partout o

    mentranait la science. Jamais une rflexion de lui sur la longueur ou la fatigue dun voyage. Nulle objection boucler sa valise pour un pays quelconque, Chine ou Congo, si loign quil

  • - 21 -

    ft. Il allait l comme ici, sans en demander davantage. Dailleurs dune belle sant qui dfiait toutes les maladies ; des muscles solides, mais pas de nerfs, pas lapparence de nerfs au moral, sentend.

    Ce garon avait trente ans, et son ge tait celui de son

    matre comme quinze est vingt. Quon mexcuse de dire ainsi que javais quarante ans.

    Seulement, Conseil avait un dfaut. Formaliste enrag il ne

    me parlait jamais qu la troisime personne au point den tre agaant.

    Conseil ! rptai-je, tout en commenant dune main

    fbrile mes prparatifs de dpart. Certainement, jtais sr de ce garon si dvou.

    Dordinaire, je ne lui demandais jamais sil lui convenait ou non de me suivre dans mes voyages, mais cette fois, il sagissait dune expdition qui pouvait indfiniment se prolonger, dune entreprise hasardeuse, la poursuite dun animal capable de couler une frgate comme une coque de noix ! Il y avait l matire rflexion, mme pour lhomme le plus impassible du monde ! Quallait dire Conseil ?

    Conseil ! criai-je une troisime fois. Conseil parut. Monsieur mappelle ? dit-il en entrant. Oui, mon garon. Prpare-moi, prpare-toi. Nous partons

    dans deux heures. Comme il plaira monsieur, rpondit tranquillement

    Conseil.

  • - 22 -

    Pas un instant perdre. Serre dans ma malle tous mes

    ustensiles de voyage, des habits, des chemises, des chaussettes, sans compter, mais le plus que tu pourras, et hte-toi !

    Et les collections de monsieur ? fit observer Conseil. On sen occupera plus tard. Quoi ! les archiotherium, les hyracotherium, les

    orodons, les chropotamus et autres carcasses de monsieur ? On les gardera lhtel. Et le babiroussa vivant de monsieur ? On le nourrira pendant notre absence. Dailleurs, je

    donnerai lordre de nous expdier en France notre mnagerie. Nous ne retournons donc pas Paris ? demanda Conseil. Si... certainement... rpondis-je vasivement, mais en

    faisant un crochet. Le crochet qui plaira monsieur. Oh ! ce sera peu de chose ! Un chemin un peu moins

    direct, voil tout. Nous prenons passage sur lAbraham-Lincoln...

    Comme il conviendra monsieur, rpondit paisiblement

    Conseil. Tu sais, mon ami, il sagit du monstre... du fameux

    narwal... Nous allons en purger les mers ! ... Lauteur dun

  • - 23 -

    ouvrage in-quarto en deux volumes sur les Mystres des grands fonds sous-marins ne peut se dispenser de sembarquer avec le commandant Farragut. Mission glorieuse, mais... dangereuse aussi ! On ne sait pas o lon va ! Ces btes-l peuvent tre trs capricieuses ! Mais nous irons quand mme ! Nous avons un commandant qui na pas froid aux yeux ! ...

    Comme fera monsieur, je ferai, rpondit Conseil. Et songes-y bien ! car je ne veux rien te cacher. Cest l un

    de ces voyages dont on ne revient pas toujours ! Comme il plaira monsieur. Un quart dheure aprs, nos malles taient prtes. Conseil

    avait fait en un tour de main, et jtais sr que rien ne manquait, car ce garon classait les chemises et les habits aussi bien que les oiseaux ou les mammifres.

    Lascenseur de lhtel nous dposa au grand vestibule de

    lentresol. Je descendis les quelques marches qui conduisaient au rez-de-chausse. Je rglai ma note ce vaste comptoir toujours assig par une foule considrable. Je donnai lordre dexpdier pour Paris (France) mes ballots danimaux empaills et de plantes dessches. Je fis ouvrir un crdit suffisant au babiroussa, et, Conseil me suivant, je sautai dans une voiture.

    Le vhicule vingt francs la course descendit Broadway

    jusqu Union-square, suivit Fourth-avenue jusqu sa jonction avec Bowery-street, prit Katrin-street et sarrta la trente-quatrime pier. L, le Katrinferryboat nous transporta, hommes, chevaux et voiture, Brooklyn, la grande annexe de New York, situe sur la rive gauche de la rivire de lEst, et en quelques minutes, nous arrivions au quai prs duquel lAbraham-Lincoln vomissait par ses deux chemines des torrents de fume noire.

  • - 24 -

    Nos bagages furent immdiatement transbords sur le pont de la frgate. Je me prcipitai bord. Je demandai le commandant Farragut. Un des matelots me conduisit sur la dunette, o je me trouvai en prsence dun officier de bonne mine qui me tendit la main.

    Monsieur Pierre Aronnax ? me dit-il. Lui-mme, rpondis-je. Le commandant Farragut ? En personne. Soyez le bienvenu, monsieur le professeur.

    Votre cabine vous attend. Je saluai, et laissant le commandant aux soins de son

    appareillage, je me fis conduire la cabine qui mtait destine. LAbraham-Lincoln avait t parfaitement choisi et

    amnag pour sa destination nouvelle. Ctait une frgate de grande marche, munie dappareils surchauffeurs, qui permettaient de porter sept atmosphres la tension de sa vapeur. Sous cette pression, lAbraham-Lincoln atteignait une vitesse moyenne de dix-huit milles et trois diximes lheure, vitesse considrable, mais cependant insuffisante pour lutter avec le gigantesque ctac.

    Les amnagements intrieurs de la frgate rpondaient

    ses qualits nautiques. Je fus trs satisfait de ma cabine, situe larrire, qui souvrait sur le carr des officiers.

    Nous serons bien ici, dis-je Conseil. Aussi bien, nen dplaise monsieur, rpondit Conseil,

    quun bernard-lermite dans la coquille dun buccin.

  • - 25 -

    Je laissai Conseil arrimer convenablement nos malles, et je remontai sur le pont afin de suivre les prparatifs de lappareillage.

    A ce moment, le commandant Farragut faisait larguer les

    dernires amarres qui retenaient lAbraham-Lincoln la pier de Brooklyn. Ainsi donc, un quart dheure de retard, moins mme, et la frgate partait sans moi, et je manquais cette expdition extraordinaire, surnaturelle, invraisemblable, dont le rcit vridique pourra bien trouver cependant quelques incrdules.

    Mais le commandant Farragut ne voulait perdre ni un jour,

    ni une heure pour rallier les mers dans lesquelles lanimal venait dtre signal. Il fit venir son ingnieur.

    Sommes-nous en pression ? lui demanda-t-il. Oui, monsieur, rpondit lingnieur. Go ahead , cria le commandant Farragut. A cet ordre, qui fut transmis la machine au moyen

    dappareils air comprim, les mcaniciens firent agir la roue de la mise en train. La vapeur siffla en se prcipitant dans les tiroirs entrouverts. Les longs pistons horizontaux gmirent et poussrent les bielles de larbre. Les branches de lhlice battirent les flots avec une rapidit croissante, et lAbraham-lincoln savana majestueusement au milieu dune centaine de ferry-boats et de tenders chargs de spectateurs, qui lui faisaient cortge.

    Les quais de Brooklyn et toute la partie de New York qui

    borde la rivire de lEst taient couverts de curieux. Trois hurrahs, partis de cinq cent mille poitrines. clatrent successivement. Des milliers de mouchoirs sagitrent au-dessus de la masse compacte et salurent lAbraham-Lincoln jusqu

  • - 26 -

    son arrive dans les eaux de lHudson, la pointe de cette presqule allonge qui forme la ville de New York.

    Alors, la frgate, suivant du ct de New-Jersey ladmirable

    rive droite du fleuve toute charge de villas, passa entre les forts qui la salurent de leurs plus gros canons. LAbraham-Lincoln rpondit en amenant et en hissant trois fois le pavillon amricain, dont les trente-neuf toiles resplendissaient sa corne dartimon ; puis, modifiant sa marche pour prendre le chenal balis qui sarrondit dans la baie intrieure forme par la pointe de Sandy-Hook, il rasa cette langue sablonneuse o quelques milliers de spectateurs lacclamrent encore une fois.

    Le cortge des boats et des tenders suivait toujours la

    frgate, et il ne la quitta qu la hauteur du light-boat dont les deux feux marquent lentre des passes de New York.

    Trois heures sonnaient alors. Le pilote descendit dans son

    canot, et rejoignit la petite golette qui lattendait sous le vent. Les feux furent pousss ; lhlice battit plus rapidement les flots ; la frgate longea la cte jaune et basse de Long-lsland, et, huit heures du soir, aprs avoir perdu dans le nord-ouest les feux de Fire-lsland, elle courut toute vapeur sur les sombres eaux de lAtlantique.

    IV NED LAND

    Le commandant Farragut tait un bon marin, digne de la frgate quil commandait. Son navire et lui ne faisaient quun. Il en tait lme. Sur la question du ctac, aucun doute ne slevait dans son esprit, et il ne permettait pas que lexistence de lanimal ft discute son bord. Il y croyait comme certaines bonnes femmes croient au Lviathan par foi, non par raison. Le monstre existait, il en dlivrerait les mers, il lavait jur. Ctait une sorte de chevalier de Rhodes, un Dieudonn de Gozon, marchant la rencontre du serpent qui dsolait son le. Ou le

  • - 27 -

    commandant Farragut tuerait le narwal, ou le narwal tuerait le commandant Farragut. Pas de milieu.

    Les officiers du bord partageaient lopinion de leur chef. Il

    fallait les entendre causer, discuter, disputer, calculer les diverses chances dune rencontre, et observer la vaste tendue de lOcan. Plus dun simposait un quart volontaire dans les barres de perroquet, qui et maudit une telle corve en toute autre circonstance. Tant que le soleil dcrivait son arc diurne, la mture tait peuple de matelots auxquels les planches du pont brlaient les pieds, et qui ny pouvaient tenir en place ! Et cependant. LAbraham-Lincoln ne tranchait pas encore de son trave les eaux suspectes du Pacifique.

    Quant lquipage, il ne demandait qu rencontrer la

    licorne, la harponner. et la hisser bord, la dpecer. Il surveillait la mer avec une scrupuleuse attention. Dailleurs, le commandant Farragut parlait dune certaine somme de deux mille dollars, rserve quiconque, mousse ou matelot, matre ou officier, signalerait lanimal. Je laisse penser si les yeux sexeraient bord de lAbraham-Lincoln.

    Pour mon compte, je ntais pas en reste avec les autres, et

    je ne laissais personne ma part dobservations quotidiennes. La frgate aurait eu cent fois raison de sappeler lArgus. Seul entre tous, Conseil protestait par son indiffrence touchant la question qui nous passionnait, et dtonnait sur lenthousiasme gnral du bord.

    Jai dit que le commandant Farragut avait soigneusement

    pourvu son navire dappareils propres pcher le gigantesque ctac. Un baleinier net pas t mieux arm. Nous possdions tous les engins connus, depuis le harpon qui se lance la main, jusquaux flches barbeles des espingoles et aux balles explosibles des canardires. Sur le gaillard davant sallongeait un canon perfectionn, se chargeant par la culasse, trs pais de parois, trs troit dme, et dont le modle doit figurer

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    lExposition universelle de 1867. Ce prcieux instrument, dorigine amricaine, envoyait sans se gner, un projectile conique de quatre kilogrammes une distance moyenne de seize kilomtres.

    Donc, lAbraham-Lincoln ne manquait daucun moyen de

    destruction. Mais il avait mieux encore. Il avait Ned Land, le roi des harponneurs.

    Ned Land tait un Canadien, dune habilet de main peu

    commune, et qui ne connaissait pas dgal dans son prilleux mtier. Adresse et sang-froid, audace et ruse, il possdait ces qualits un degr suprieur, et il fallait tre une baleine bien maligne, ou un cachalot singulirement astucieux pour chapper son coup de harpon.

    Ned Land avait environ quarante ans. Ctait un homme de

    grande taille plus de six pieds anglais vigoureusement bti, lair grave, peu communicatif, violent parfois, et trs rageur quand on le contrariait. Sa personne provoquait lattention, et surtout la puissance de son regard qui accentuait singulirement sa physionomie.

    Je crois que le commandant Farragut avait sagement fait

    dengager cet homme son bord. Il valait tout lquipage, lui seul, pour lil et le bras. Je ne saurais le mieux comparer qu un tlescope puissant qui serait en mme temps un canon toujours prt partir.

    Qui dit Canadien, dit Franais, et, si peu communicatif que

    ft Ned Land, je dois avouer quil se prit dune certaine affection pour moi. Ma nationalit lattirait sans doute. Ctait une occasion pour lui de parler, et pour moi dentendre cette vieille langue de Rabelais qui est encore en usage dans quelques provinces canadiennes. La famille du harponneur tait originaire de Qubec, et formait dj un tribu de hardis pcheurs lpoque o cette ville appartenait la France.

  • - 29 -

    Peu peu, Ned prit got causer. et jaimais entendre le

    rcit de ses aventures dans les mers polaires. Il racontait ses pches et ses combats avec une grande posie naturelle. Son rcit prenait une forme pique, et je croyais couter quelque Homre canadien, chantant lIliade des rgions hyperborennes.

    Je dpeins maintenant ce hardi compagnon, tel que je le

    connais actuellement. Cest que nous sommes devenus de vieux amis, unis de cette inaltrable amiti qui nat et se cimente dans les plus effrayantes conjonctures ! Ah ! brave Ned ! je ne demande qu vivre cent ans encore, pour me souvenir plus longtemps de toi !

    Et maintenant, quelle tait lopinion de Ned Land sur la

    question du monstre marin ? Je dois avouer quil ne croyait gure la licorne, et que, seul bord, il ne partageait pas la conviction gnrale. Il vitait mme de traiter ce sujet, sur lequel je crus devoir lentreprendre un jour.

    Par une magnifique soire du 30 juillet, cest--dire trois

    semaines aprs notre dpart, la frgate se trouvait la hauteur du cap Blanc, trente milles sous le vent des ctes patagonnes. Nous avions dpass le tropique du Capricorne, et le dtroit de Magellan souvrait moins de sept cent milles dans le sud. Avant huit jours, lAbraham-Lincoln sillonnerait les flots du Pacifique.

    Assis sur la dunette, Ned Land et moi, nous causions de

    choses et dautres, regardant cette mystrieuse mer dont les profondeurs sont restes jusquici inaccessibles aux regards de lhomme. Jamenai tout naturellement la conversation sur la licorne gante, et jexaminai les diverses chances de succs ou dinsuccs de notre expdition. Puis, voyant que Ned me laissait parler sans trop rien dire, je le poussai plus directement.

  • - 30 -

    Comment, Ned, lui demandai-je, comment pouvez-vous ne pas tre convaincu de lexistence du ctac que nous poursuivons ? Avez-vous donc des raisons particulires de vous montrer si incrdule ?

    Le harponneur me regarda pendant quelques instants avant

    de rpondre, frappa de sa main son large front par un geste qui lui tait habituel, ferma les yeux comme pour se recueillir, et dit enfin :

    Peut-tre bien, monsieur Aronnax. Cependant, Ned, vous, un baleinier de profession, vous

    qui tes familiaris avec les grands mammifres marins, vous dont limagination doit aisment accepter lhypothse de ctacs normes, vous devriez tre le dernier douter en de pareilles circonstances !

    Cest ce qui vous trompe, monsieur le professeur,

    rpondit Ned. Que le vulgaire croie des comtes extraordinaires qui traversent lespace, ou lexistence de monstres antdiluviens qui peuplent lintrieur du globe, passe encore, mais ni lastronome, ni le gologue nadmettent de telles chimres. De mme, le baleinier. Jai poursuivi beaucoup de ctacs, jen ai harponn un grand nombre, jen ai tu plusieurs, mais si puissants et si bien arms quils fussent, ni leurs queues, ni leurs dfenses nauraient pu entamer les plaques de tle dun steamer.

    Cependant, Ned, on cite des btiments que la dent du

    narwal a traverss de part en part. Des navires en bois, cest possible, rpondit le Canadien,

    et encore, je ne les ai jamais vus. Donc, jusqu preuve contraire, je nie que baleines, cachalots ou licornes puissent produire un pareil effet.

  • - 31 -

    coutez-moi, Ned... Non, monsieur le professeur, non. Tout ce que vous

    voudrez except cela. Un poulpe gigantesque, peut-tre ? ... Encore moins, Ned. Le poulpe nest quun mollusque, et

    ce nom mme indique le peu de consistance de ses chairs. Et-il cinq cents pieds de longueur, le poulpe, qui nappartient point lembranchement des vertbrs, est tout fait inoffensif pour des navires tels que le Scotia ou lAbraham-Lincoln. Il faut donc rejeter au rang des fables les prouesses des Krakens ou autres monstres de cette espce.

    Alors, monsieur le naturaliste, reprit Ned Land dun ton

    assez narquois, vous persistez admettre lexistence dun norme ctac... ?

    Oui, Ned, je vous le rpte avec une conviction qui

    sappuie sur la logique des faits. Je crois lexistence dun mammifre, puissamment organis, appartenant lembranchement des vertbrs, comme les baleines, les cachalots ou les dauphins, et muni dune dfense corne dont la force de pntration est extrme.

    Hum ! fit le harponneur, en secouant la tte de lair dun

    homme qui ne veut pas se laisser convaincre. Remarquez, mon digne Canadien, repris-je, que si un tel

    animal existe, sil habite les profondeurs de lOcan, sil frquente les couches liquides situes quelques milles au-dessous de la surface des eaux, il possde ncessairement un organisme dont la solidit dfie toute comparaison.

    Et pourquoi cet organisme si puissant ? demanda Ned.

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    Parce quil faut une force incalculable pour se maintenir dans les couches profondes et rsister leur pression.

    Vraiment ? dit Ned qui me regardait en clignant de lil. Vraiment, et quelques chiffres vous le prouveront sans

    peine. Oh ! les chiffres ! rpliqua Ned. On fait ce quon veut avec

    les chiffres ! En affaires, Ned, mais non en mathmatiques. coutez-

    moi. Admettons que la pression dune atmosphre soit reprsente par la pression dune colonne deau haute de trente-deux pieds. En ralit, la colonne deau serait dune moindre hauteur, puisquil sagit de leau de mer dont la densit est suprieure celle de leau douce. Eh bien, quand vous plongez, Ned, autant de fois trente-deux pieds deau au-dessus de vous, autant de fois votre corps supporte une pression gale celle de latmosphre, cest--dire de kilogrammes par chaque centimtre carr de sa surface. Il suit de l qu trois cent vingt pieds cette pression est de dix atmosphres, de cent atmosphres trois mille deux cents pieds, et de mille atmosphres trente-deux mille pieds, soit deux lieues et demie environ. Ce qui quivaut dire que si vous pouviez atteindre cette profondeur dans lOcan, chaque centimtre carr de la surface de votre corps subirait une pression de mille kilogrammes. Or, mon brave Ned, savez-vous ce que vous avez de centimtres carrs en surface ?

    Je ne men doute pas, monsieur Aronnax. Environ dix-sept mille. Tant que cela ?

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    Et comme en ralit la pression atmosphrique est un peu suprieure au poids dun kilogramme par centimtre carr, vos dix-sept mille centimtres carrs supportent en ce moment une pression de dix-sept mille cinq cent soixante-huit kilogrammes.

    Sans que je men aperoive ? Sans que vous vous en aperceviez. Et si vous ntes pas

    cras par une telle pression, cest que lair pntre lintrieur de votre corps avec une pression gale. De l un quilibre parfait entre la pousse intrieure et la pousse extrieure, qui se neutralisent, ce qui vous permet de les supporter sans peine. Mais dans leau, cest autre chose.

    Oui, je comprends, rpondit Ned, devenu plus attentif,

    parce que leau mentoure et ne me pntre pas. Prcisment, Ned. Ainsi donc, trente-deux pieds au-

    dessous de la surface de la mer, vous subiriez une pression de dix-sept mille cinq cent soixante-huit kilogrammes ; trois cent vingt pieds, dix fois cette pression, soit cent soixante-quinze mille six cent quatre-vingt kilogrammes ; trois mille deux cents pieds, cent fois cette pression, soit dix-sept cent cinquante-six mille huit cent kilogrammes ; trente-deux mille pieds, enfin, mille fois cette pression, soit dix-sept millions cinq cent soixante-huit mille kilogrammes ; cest--dire que vous seriez aplati comme si lon vous retirait des plateaux dune machine hydraulique !

    Diable ! fit Ned. Eh bien, mon digne harponneur, si des vertbrs, longs

    de plusieurs centaines de mtres et gros proportion, se maintiennent de pareilles profondeurs, eux dont la surface est reprsente par des millions de centimtres carrs, cest par milliards de kilogrammes quil faut estimer la pousse quils

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    subissent. Calculez alors quelle doit tre la rsistance de leur charpente osseuse et la puissance de leur organisme pour rsister de telles pressions !

    Il faut, rpondit Ned Land, quils soient fabriqus en

    plaques de tle de huit pouces, comme les frgates cuirasses. Comme vous dites, Ned, et songez alors aux ravages que

    peut produire une pareille masse lance avec la vitesse dun express contre la coque dun navire.

    Oui... en effet... peut-tre, rpondit le Canadien, branl

    par ces chiffres, mais qui ne voulait pas se rendre. Eh bien, vous ai-je convaincu ? Vous mavez convaincu dune chose, monsieur le

    naturaliste, cest que si de tels animaux existent au fond des mers, il faut ncessairement quils soient aussi forts que vous le dites.

    Mais sils nexistent pas, entt harponneur, comment

    expliquez-vous laccident arriv au Scotia ? Cest peut-tre..., dit Ned hsitant. Allez donc ! Parce que... a nest pas vrai ! rpondit le Canadien, en

    reproduisant sans le savoir une clbre rponse dArago. Mais cette rponse prouvait lobstination du harponneur et

    pas autre chose. Ce jour-l, je ne le poussai pas davantage. Laccident du Scotia ntait pas niable. Le trou existait si bien quil avait fallu le boucher, et je ne pense pas que lexistence du trou puisse se dmontrer plus catgoriquement. Or, ce trou ne

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    stait pas fait tout seul, et puisquil navait pas t produit par des roches sous-marines ou des engins sous-marins, il tait ncessairement d loutil perforant dun animal.

    Or, suivant moi, et toutes les raisons prcdemment

    dduites, cet animal appartenait lembranchement des vertbrs, la classe des mammifres, au groupe des pisciformes, et finalement lordre des ctacs. Quant la famille dans laquelle il prenait rang, baleine, cachalot ou dauphin, quant au genre dont il faisait partie, quant lespce dans laquelle il convenait de le ranger, ctait une question lucider ultrieurement. Pour la rsoudre. il fallait dissquer ce monstre inconnu, pour le dissquer le prendre, pour le prendre le harponner ce qui tait laffaire de Ned Land pour le harponner le voir ce qui tait laffaire de lquipage et pour le voir le rencontrer ce qui tait laffaire du hasard.

    V L'AVENTURE !

    Le voyage de lAbraham-Lincoln, pendant quelque temps, ne fut marqu par aucun incident. Cependant une circonstance se prsenta, qui mit en relief la merveilleuse habilet de Ned Land, et montra quelle confiance on devait avoir en lui.

    Au large des Malouines, le 30 juin, la frgate communiqua

    avec des baleiniers amricains, et nous apprmes quils navaient eu aucune connaissance du narwal. Mais lun deux, le capitaine du Monr, sachant que Ned Land tait embarqu bord de lAbraham-Lincoln, demanda son aide pour chasser une baleine qui tait en vue. Le commandant Farragut, dsireux de voir Ned Land luvre, lautorisa se rendre bord du Monr. Et le hasard servit si bien notre Canadien, quau lieu dune baleine, il en harponna deux dun coup double, frappant lune droit au cur, et semparant de lautre aprs une poursuite de quelques minutes !

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    Dcidment, si le monstre a jamais affaire au harpon de Ned Land, je ne parierai pas pour le monstre.

    La frgate prolongea la cte sud-est de lAmrique avec une

    rapidit prodigieuse. Le 3 juillet, nous tions louvert du dtroit de Magellan, la hauteur du cap des Vierges. Mais le commandant Farragut ne voulut pas prendre ce sinueux passage, et manuvra de manire doubler le cap Horn.

    Lquipage lui donna raison lunanimit. Et en effet, tait-

    il probable que lon pt rencontrer le narwal dans ce dtroit resserr ? Bon nombre de matelots affirmaient que le monstre ny pouvait passer, quil tait trop gros pour cela !

    Le 6 juillet, vers trois heures du soir, IAbraham Lincoln,

    quinze milles dans le sud, doubla cet lot solitaire, ce roc perdu lextrmit du continent amricain, auquel des marins hollandais imposrent le nom de leur villa natale, le cap Horn. La route fut donne vers le nord-ouest, et le lendemain, lhlice de la frgate battit enfin les eaux du Pacifique.

    Ouvre lil ! ouvre lil ! rptaient les matelots de

    lAbraham Lincoln. Et ils louvraient dmesurment. Les yeux et les lunettes, un

    peu blouis, il est vrai, par la perspective de deux mille dollars, ne restrent pas un instant au repos. Jour et nuit, on observait la surface de lOcan, et les nyctalopes, dont la facult de voir dans lobscurit accroissait les chances de cinquante pour cent, avaient beau jeu pour gagner la prime.

    Moi, que lappt de largent nattirait gure, je ntais

    pourtant pas le moins attentif du bord. Ne donnant que quelques minutes au repas, quelques heures au sommeil, indiffrent au soleil ou la pluie, je ne quittais plus le pont du navire. Tantt pench sur les bastingages du gaillard davant, tantt appuy la lisse de larrire, je dvorais dun il avide le

  • - 37 -

    cotonneux sillage qui blanchissait la mer jusqu perte de vue ! Et que de fois jai partag lmotion de ltat-major, de lquipage, lorsque quelque capricieuse baleine levait son dos noirtre au-dessus des flots. Le pont de la frgate se peuplait en un instant. Les capots vomissaient un torrent de matelots et dofficiers. Chacun, la poitrine haletante, lil trouble, observait la marche du ctac. Je regardais, je regardais en user ma rtine, en devenir aveugle, tandis que Conseil, toujours phlegmatique, me rptait dun ton calme :

    Si monsieur voulait avoir la bont de moins carquiller ses

    yeux, monsieur verrait bien davantage ! Mais, vaine motion ! LAbraham-Lincoln modifiait sa

    route, courait sur lanimal signal, simple baleine ou cachalot vulgaire, qui disparaissait bientt au milieu dun concert dimprcations !

    Cependant, le temps restait favorable. Le voyage

    saccomplissait dans les meilleures conditions. Ctait alors la mauvaise saison australe, car le juillet de cette zone correspond notre janvier dEurope ; mais la mer se maintenait belle, et se laissait facilement observer dans un vaste primtre.

    Ned Land montrait toujours la plus tenace incrdulit ; il

    affectait mme de ne point examiner la surface des flots en dehors de son temps de borde du moins quand aucune baleine ntait en vue. Et pourtant sa merveilleuse puissance de vision aurait rendu de grands services. Mais, huit heures sur douze, cet entt Canadien lisait ou dormait dans sa cabine. Cent fois, je lui reprochai son indiffrence.

    Bah ! rpondait-il, il ny a rien, monsieur Aronnax, et y

    et-il quelque animal, quelle chance avons-nous de lapercevoir ? Est-ce que nous ne courons pas laventure ? On a revu, dit-on, cette bte introuvable dans les hautes mers du Pacifique, je veux bien ladmettre, mais deux mois dj se sont

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    couls depuis cette rencontre, et sen rapporter au temprament de votre narwal, il naime point moisir longtemps dans les mmes parages ! Il est dou dune prodigieuse facilit de dplacement. Or, vous le savez mieux que moi, monsieur le professeur, la nature ne fait rien contre sens, et elle ne donnerait pas un animal lent de sa nature la facult de se mouvoir rapidement, sil navait pas besoin de sen servir. Donc, si la bte existe, elle est dj loin !

    A cela, je ne savais que rpondre. videmment, nous

    marchions en aveugles. Mais le moyen de procder autrement ? Aussi, nos chances taient-elles fort limites. Cependant, personne ne doutait encore du succs, et pas un matelot du bord net pari contre le narwal et contre sa prochaine apparition.

    Le 20 juillet, le tropique du Capricorne fut coup par 105

    de longitude, et le 27 du mme mois, nous franchissions lquateur sur le cent dixime mridien. Ce relvement fait, la frgate prit une direction plus dcide vers louest, et sengagea dans les mers centrales du Pacifique.

    Le commandant Farragut pensait, avec raison, quil valait

    mieux frquenter les eaux profondes, et sloigner des continents ou des les dont lanimal avait toujours paru viter lapproche, sans doute parce quil ny avait pas assez deau pour lui ! disait le matre dquipage. La frgate passa donc au large des Pomotou, des Marquises, des Sandwich, coupa le tropique du Cancer par 132 de longitude, et se dirigea vers les mers de Chine.

    Nous tions enfin sur le thtre des derniers bats du

    monstre ! Et, pour tout dire, on ne vivait plus bord. Les curs palpitaient effroyablement, et se prparaient pour lavenir dincurables anvrismes. Lquipage entier subissait une surexcitation nerveuse, dont je ne saurais donner lide. On ne mangeait pas, on ne dormait plus. Vingt fois par jour, une erreur dapprciation, une illusion doptique de quelque matelot

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    perch sur les barres, causaient dintolrables douleurs, et ces motions, vingt fois rptes, nous maintenaient dans un tat drthisme trop violent pour ne pas amener une raction prochaine.

    Et en effet, la raction ne tarda pas se produire. Pendant

    trois mois, trois mois dont chaque jour durait un sicle ! lAbraham-Lincoln sillonna toutes les mers septentrionales du Pacifique, courant aux baleines signales, faisant de brusques carts de route, virant subitement dun bord sur lautre, sarrtant soudain, forant ou renversant sa vapeur, coup sur coup, au risque de dniveler sa machine, et il ne laissa pas un point inexplor des rivages du Japon la cte amricaine. Et rien ! rien que limmensit des flots dserts ! Rien qui ressemblt un narwal gigantesque, ni un lot sous-marin, ni une pave de naufrage, ni un cueil fuyant, ni quoi que ce ft de surnaturel !

    La raction se fit donc. Le dcouragement sempara dabord

    des esprits, et ouvrit une brche lincrdulit. Un nouveau sentiment se produisit bord, qui se composait de trois diximes de honte contre sept diximes de fureur. On tait tout bte de stre laiss prendre une chimre, mais encore plus furieux ! Les montagnes darguments entasss depuis un an scroulrent la fois, et chacun ne songea plus qu se rattraper aux heures de repas ou de sommeil du temps quil avait si sottement sacrifi.

    Avec la mobilit naturelle lesprit humain, dun excs on se

    jeta dans un autre. Les plus chauds partisans de lentreprise devinrent fatalement ses plus ardents dtracteurs. La raction monta des fonds du navire, du poste des soutiers jusquau carr de ltat-major, et certainement, sans un enttement trs particulier du commandant Farragut, la frgate et dfinitivement remis le cap au sud.

  • - 40 -

    Cependant, cette recherche inutile ne pouvait se prolonger plus longtemps. LAbraham-Lincoln navait rien se reprocher, ayant tout fait pour russir. Jamais quipage dun btiment de la marine amricaine ne montra plus de patience et plus de zle ; son insuccs ne saurait lui tre imput ; il ne restait plus qu revenir.

    Une reprsentation dans ce sens fut faite au commandant.

    Le commandant tint bon. Les matelots ne cachrent point leur mcontentement, et le service en souffrit. Je ne veux pas dire quil y eut rvolte bord, mais aprs une raisonnable priode dobstination, le commandant Farragut comme autrefois Colomb, demanda trois jours de patience. Si dans le dlai de trois jours, le monstre navait pas paru, lhomme de barre donnerait trois tours de roue, et lAbraham-Lincoln ferait route vers les mers europennes.

    Cette promesse fut faite le 2 novembre. Elle eut tout dabord

    pour rsultat de ranimer les dfaillances de lquipage. LOcan fut observ avec une nouvelle attention. Chacun voulait lui jeter ce dernier coup dil dans lequel se rsume tout le souvenir. Les lunettes fonctionnrent avec une activit fivreuse. Ctait un suprme dfi port au narwal gant, et celui-ci ne pouvait raisonnablement se dispenser de rpondre cette sommation comparatre !

    Deux jours se passrent. LAbraham-Lincoln se tenait sous

    petite vapeur. On employait mille moyens pour veiller lattention ou stimuler lapathie de lanimal, au cas o il se ft rencontr dans ces parages. Dnormes quartiers de lard furent mis la trane pour la plus grande satisfaction des requins, je dois le dire. Les embarcations rayonnrent dans toutes les directions autour de lAbraham-Lincoln, pendant quil mettait en panne, et ne laissrent pas un point de mer inexplor. Mais le soir du 4 novembre arriva sans que se ft dvoil ce mystre sous-marin.

  • - 41 -

    Le lendemain, 5 novembre, midi, expirait le dlai de rigueur. Aprs le point, le commandant Farragut, fidle sa promesse, devait donner la route au sud-est, et abandonner dfinitivement les rgions septentrionales du Pacifique.

    La frgate se trouvait alors par 3115de latitude nord et par

    13642de longitude est. Les terres du Japon nous restaient moins de deux cents milles sous le vent. La nuit approchait. On venait de piquer huit heures. De gros nuages voilaient le disque de la lune, alors dans son premier quartier. La mer ondulait paisiblement sous ltrave de la frgate.

    En ce moment, jtais appuy lavant, sur le bastingage de

    tribord. Conseil, post prs de moi, regardait devant lui. Lquipage, juch dans les haubans, examinait lhorizon qui se rtrcissait et sobscurcissait peu peu. Les officiers, armes de leur lorgnette de nuit, fouillaient lobscurit croissante. Parfois le sombre Ocan tincelait sous un rayon que la lune dardait entre la frange de deux nuages. Puis, toute trace lumineuse svanouissait dans les tnbres.

    En observant Conseil, je constatai que ce brave garon

    subissait tant soit peu linfluence gnrale. Du moins, je le crus ainsi. Peut-tre, et pour la premire fois, ses nerfs vibraient-ils sous laction dun sentiment de curiosit.

    Allons, Conseil, lui dis-je, voil une dernire occasion

    dempocher deux mille dollars. Que monsieur me permette de le lui dire, rpondit

    Conseil, je nai jamais compt sur cette prime, et le gouvernement de lUnion pouvait promettre cent mille dollars, il nen aurait pas t plus pauvre.

    Tu as raison, Conseil. Cest une sotte affaire, aprs tout, et

    dans laquelle nous nous sommes lancs trop lgrement. Que

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    de temps perdu, que dmotions inutiles ! Depuis six mois dj, nous serions rentrs en France...

    Dans le petit appartement de monsieur, rpliqua Conseil,

    dans le Musum de monsieur ! Et jaurais dj class les fossiles de monsieur ! Et le babiroussa de monsieur serait install dans sa cage du Jardin des Plantes, et il attirerait tous les curieux de la capitale !

    Comme tu dis, Conseil, et sans compter, jimagine, que

    lon se moquera de nous ! Effectivement, rpondit tranquillement Conseil, je pense

    que lon se moquera de monsieur. Et, faut-il le dire... ? Il faut le dire, Conseil. Eh bien, monsieur naura que ce quil mrite ! Vraiment ! Quand on a lhonneur dtre un savant comme monsieur,

    on ne sexpose pas... Conseil ne put achever son compliment. Au milieu du

    silence gnral, une voix venait de se faire entendre. Ctait la voix de Ned Land, et Ned Land scriait :

    Oh ! la chose en question, sous le vent, par le travers

    nous !

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    VI TOUTE VAPEUR

    A ce cri, lquipage entier se prcipita vers le harponneur, commandant, officiers, matres, matelots, mousses, jusquaux ingnieurs qui quittrent leur machine, jusquaux chauffeurs qui abandonnrent leurs fourneaux. Lordre de stopper avait t donn, et la frgate ne courait plus que sur son erre.

    Lobscurit tait profonde alors, et quelques bons que

    fussent les yeux du Canadien, je me demandais comment il avait vu et ce quil avait pu voir. Mon cur battait se rompre.

    Mais Ned Land ne stait pas tromp, et tous, nous

    apermes lobjet quil indiquait de la main. A deux encablures de lAbraham-Lincoln et de sa hanche de

    tribord, la mer semblait tre illumine par dessus. Ce ntait point un simple phnomne de phosphorescence, et lon ne pouvait sy tromper. Le monstre, immerg quelques toises de la surface des eaux, projetait cet clat trs intense, mais inexplicable, que mentionnaient les rapports de plusieurs capitaines. Cette magnifique irradiation devait tre produite par un agent dune grande puissance clairante. La partie lumineuse dcrivait sur la mer un immense ovale trs allong, au centre duquel se condensait un foyer ardent dont linsoutenable clat steignait par dgradations successives.

    Ce nest quune agglomration de molcules

    phosphorescentes, scria lun des officiers. Non, monsieur, rpliquai-je avec conviction. Jamais les

    pholades ou les salpes ne produisent une si puissante lumire. Cet clat est de nature essentiellement lectrique... Dailleurs, voyez, voyez ! il se dplace ! il se meut en avant, en arrire ! il slance sur nous !

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    Un cri gnral sleva de la frgate. Silence ! dit le commandant Farragut. La barre au vent,

    toute ! Machine en arrire ! Les matelots se prcipitrent la barre, les ingnieurs leur

    machine. La vapeur fut immdiatement renverse et lAbraham-Lincoln, abattant sur bbord, dcrivit un demi-cercle.

    La barre droite ! Machine en avant ! cria le commandant

    Farragut. Ces ordres furent excuts, et la frgate sloigna

    rapidement du foyer lumineux. Je me trompe. Elle voulut sloigner, mais le surnaturel

    animal se rapprocha avec une vitesse double de la sienne. Nous tions haletants. La stupfaction, bien plus que la

    crainte nous tenait muets et immobiles. Lanimal nous gagnait en se jouant. Il fit le tour de la frgate qui filait alors quatorze nuds. et lenveloppa de ses nappes lectriques comme dune poussire lumineuse. Puis il sloigna de deux ou trois milles, laissant une trane phosphorescente comparable aux tourbillons de vapeur que jette en arrire la locomotive dun express. Tout dun coup. des obscures limites de lhorizon, o il alla prendre son lan, le monstre fona subitement vers lAbraham-Lincoln avec une effrayante rapidit, sarrta brusquement vingt pieds de ses prcintes, steignit non pas en sabmant sous les eaux, puisque son clat ne subit aucune dgradation mais soudainement et comme si la source de ce brillant effluve se ft subitement tarie ! Puis, il reparut de lautre ct du navire, soit quil let tourn, soit quil et gliss sous sa coque. A chaque instant une collision pouvait se produire, qui nous et t fatale.

  • - 45 -

    Cependant, je mtonnais des manuvres de la frgate. Elle fuyait et nattaquait pas. Elle tait poursuivie, elle qui devait poursuivre, et jen fis lobservation au commandant Farragut. Sa figure, dordinaire si impassible, tait empreinte dun indfinissable tonnement.

    Monsieur Aronnax, me rpondit-il, je ne sais quel tre

    formidable jai affaire, et je ne veux pas risquer imprudemment ma frgate au milieu de cette obscurit. Dailleurs, comment attaquer linconnu, comment sen dfendre ? Attendons le jour et les rles changeront.

    Vous navez plus de doute, commandant, sur la nature de

    lanimal ? Non, monsieur, cest videmment un narwal gigantesque,

    mais aussi un narwal lectrique. Peut-tre, ajoutai-je, ne peut-on pas plus lapprocher

    quune gymnote ou une torpille ! En effet, rpondit le commandant, et sil possde en lui

    une puissance foudroyante, cest coup sr le plus terrible animal qui soit jamais sorti de la main du Crateur. Cest pourquoi, monsieur, je me tiendrai sur mes gardes.

    Tout lquipage resta sur pied pendant la nuit. Personne ne

    songea dormir. LAbraham-Lincoln, ne pouvant lutter de vitesse, avait modr sa marche et se tenait sous petite vapeur. De son ct, le narwal, imitant la frgate, se laissait bercer au gr des lames, et semblait dcid ne point abandonner le thtre de la lutte.

    Vers minuit, cependant, il disparut, ou, pour employer une

    expression plus juste, il steignit comme un gros ver luisant. Avait-il fui ? Il fallait le craindre, non pas lesprer. Mais

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    une heure moins sept minutes du matin, un sifflement assourdissant se fit entendre, semblable celui que produit une colonne deau, chasse avec une extrme violence.

    Le commandant Farragut, Ned Land et moi, nous tions

    alors sur la dunette, jetant davides regards travers les profondes tnbres.

    Ned Land, demanda le commandant, vous avez souvent

    entendu rugir des baleines ? Souvent, monsieur, mais jamais de pareilles baleines

    dont la vue mait rapport deux mille dollars. En effet, vous avez droit la prime. Mais, dites-moi, ce

    bruit nest-il pas celui que font les ctacs rejetant leau par leurs vents ?

    Le mme bruit, monsieur, mais celui-ci est

    incomparablement plus fort. Aussi, ne peut-on sy tromper. Cest bien un ctac qui se tient l dans nos eaux. Avec votre permission, monsieur, ajouta le harponneur, nous lui dirons deux mots demain au lever du jour.

    Sil est dhumeur vous entendre, matre Land, rpondis-

    je dun ton peu convaincu. Que je lapproche quatre longueurs de harpon, riposta

    le Canadien, et il faudra bien quil mcoute ! Mais pour lapprocher, reprit le commandant, je devrai

    mettre une baleinire votre disposition ? Sans doute, monsieur. Ce sera jouer la vie de mes hommes ?

  • - 47 -

    Et la mienne ! rpondit simplement le harponneur. Vers deux heures du matin le foyer lumineux reparut, non

    moins intense, cinq milles au vent de lAbraham-Lincoln. Malgr la distance, malgr le bruit du vent et de la mer, on entendait distinctement les formidables battements de queue de lanimal et jusqu sa respiration haletante. Il semblait quau moment o lnorme narwal venait respirer la surface de locan, lair sengouffrait dans ses poumons, comme fait la vapeur dans les vastes cylindres dune machine de deux mille chevaux.

    Hum ! pensai-je, une baleine qui aurait la force dun

    rgiment de cavalerie, ce serait une jolie baleine ! On resta sur le qui-vive jusquau jour, et lon se prpara au

    combat. Les engins de pche furent disposs le long des bastingages. Le second fit charger ces espingoles qui lancent un harpon une distance dun mille, et de longues canardires balles explosives dont la blessure est mortelle, mme aux plus puissants animaux. Ned Land stait content daffter son harpon, arme terrible dans sa main.

    A six heures, laube commena poindre, et avec les

    premires lueurs de laurore disparut lclat lectrique du narwal. A sept heures, le jour tait suffisamment fait, mais une brume matinale trs paisse rtrcissait lhorizon, et les meilleures lorgnettes ne pouvaient la percer. De l, dsappointement et colre.

    Je me hissai jusquaux barres dartimon. Quelques officiers

    staient dj perchs la tte des mts. A huit heures, la brume roula lourdement sur les flots, et ses

    grosses volutes se levrent peu peu. Lhorizon slargissait et se purifiait la fois.

  • - 48 -

    Soudain, et comme la veille, la voix de Ned Land se fit

    entendre. La chose en question, par bbord derrire ! cria le

    harponneur. Tous les regards se dirigrent vers le point indiqu. L, un mille et demi de la frgate, un long corps noirtre

    mergeait dun mtre au-dessus des flots. Sa queue, violemment agite, produisait un remous considrable. Jamais appareil caudal ne battit la mer avec une telle puissance. Un immense sillage, dune blancheur clatante, marquait le passage de lanimal et dcrivait une courbe allonge.

    La frgate sapprocha du ctac. Je lexaminai en toute

    libert desprit. Les rapports du Shannon et de lHelvetia avaient un peu exagr ses dimensions, et jestimai sa longueur deux cent cinquante pieds seulement. Quant sa grosseur, je ne pouvais que difficilement lapprcier ; mais, en somme, lanimal me parut tre admirablement proportionn dans ses trois dimensions.

    Pendant que jobservais cet tre phnomnal, deux jets de

    vapeur et deau slancrent de ses vents, et montrent une hauteur de quarante mtres, ce qui me fixa sur son mode de respiration. Jen conclus dfinitivement quil appartenait lembranchement des vertbrs, classe des mammifres, sous-classe des monodelphiens, groupe des pisciformes, ordre des ctacs, famille... Ici, je ne pouvais encore me prononcer. Lordre des ctacs comprend trois familles : les baleines, les cachalots et les dauphins, et cest dans cette dernire que sont rangs les narwals. Chacune de ces famille se divise en plusieurs genres, chaque genre en espces, chaque espce en varits. Varit, espce, genre et famille me manquaient encore, mais je

  • - 49 -

    ne doutais pas de complter ma classification avec laide du ciel et du commandant Farragut.

    Lquipage attendait impatiemment les ordres de son chef.

    Celui-ci, aprs avoir attentivement observ lanimal, fit appeler lingnieur. Lingnieur accourut.

    Monsieur, dit le commandant, vous avez de la pression ? Oui, monsieur, rpondit lingnieur. Bien. Forcez vos feux, et toute vapeur ! Trois hurrahs accueillirent cet ordre. Lheure de la lutte

    avait sonn. Quelques instants aprs, les deux chemines de la frgate vomissaient des torrents de fume noire, et le pont frmissait sous le tremblotement des chaudires.

    LAbraham-Lincoln, chass en avant par sa puissante

    hlice, se dirigea droit sur lanimal. Celui-ci le laissa indiffremment sapprocher une demi-encablure ; puis ddaignant de plonger, il prit une petite allure de fuite, et se contenta de maintenir sa distance.

    Cette poursuite se prolongea pendant trois quarts dheure

    environ, sans que la frgate gagnt deux toises sur le ctac Il tait donc vident qu marcher ainsi, on ne latteindrait jamais

    Le commandant Farragut tordait avec rage lpaisse touffe

    de poils qui foisonnait sous son menton. Ned Land ? cria-t-il. Le Canadien vint lordre.

  • - 50 -

    Eh bien, matre Land, demanda le commandant, me conseillez-vous encore de mettre mes embarcations la mer ?

    Non, monsieur, rpondit Ned Land, car cette bte-l ne

    se laissera prendre que si elle le veut bien. Que faire alors ? Forcer de vapeur si vous le pouvez, monsieur. Pour moi,

    avec votre permission, sentend, je vais minstaller sous les sous-barbes de beaupr, et si nous arrivons longueur de harpon, je harponne.

    Allez, Ned, rpondit le commandant Farragut. Ingnieur,

    cria-t-il, faites monter la pression. Ned Land se rendit son poste. Les feux furent plus

    activement pousss ; lhlice donna quarante-trois tours la minute, et la vapeur fusa par les soupapes. Le loch jet, on constata que lAbraham-Lincoln marchait raison de dix-huit milles cinq diximes lheure.

    Mais le maudit animal filait aussi avec une vitesse de dix-

    huit milles cinq diximes. Pendant une heure encore, la frgate se maintint sous cette

    allure, sans gagner une toise ! Ctait humiliant pour lun des plus rapides marcheurs de la marine amricaine. Une sourde colre courait parmi lquipage. Les matelots injuriaient le monstre, qui, dailleurs, ddaignait de leur rpondre. Le commandant Farragut ne se contentait plus de tordre sa barbiche, il la mordait.

    Lingnieur fut encore une fois appel.

  • - 51 -

    Vous avez atteint votre maximum de pression ? Lui demanda le commandant.

    Oui, monsieur, rpondit lingnieur. Et vos soupapes sont charges ? ... A six atmosphres et demie. Chargez-les dix atmosphres. Voil un ordre amricain sil en fut. On net pas mieux fait

    sur le Mississippi pour distancer une concurrence ! Conseil, dis-je mon brave serviteur qui se trouvait prs

    de moi, sais-tu bien que nous allons probablement sauter ? Comme il plaira monsieur ! rpondit Conseil. Eh bien ! je lavouerai, cette chance, il ne me dplaisait pas

    de la risquer. Les soupapes furent charges. Le charbon sengouffra dans

    les fourneaux. Les ventilateurs envoyrent des torrents dair sur les brasiers. La rapidit de lAbraham Lincoln saccrut. Ses mts tremblaient jusque dans leurs emplantures, et les tourbillons de fume pouvaient peine trouver passage par les chemines trop troites.

    On jeta le loch une seconde fois. Eh bien ! timonier ? demanda le commandant Farragut. Dix neuf milles trois diximes, monsieur.

  • - 52 -

    Forcez les feux. Lingnieur obit. Le manomtre marqua dix atmosphres.

    Mais le ctac chauffa lui aussi, sans doute, car, sans se gner, il fila ses dix-neuf milles et trois diximes.

    Quelle poursuite ! Non, je ne puis dcrire lmotion qui

    faisait vibrer tout mon tre. Ned Land se tenait son poste, le harpon la main. Plusieurs fois, lanimal se laissa approcher.

    Nous le gagnons ! nous le gagnons ! scria le Canadien. Puis, au moment o il se disposait frapper, le ctac se

    drobait avec une rapidit que je ne puis estimer moins de trente milles lheure. Et mme, pendant notre maximum de vitesse, ne se permit-il pas de narguer la frgate en en faisant le tour ! Un cri de fureur schappa de toutes les poitrines !

    A midi, nous ntions pas plus avancs qu huit heures du

    matin. Le commandant Farragut se dcida alors employer des

    moyens plus directs. Ah ! dit-il, cet animal-l va plus vite que lAbraham-

    Lincoln ! Eh bien : nous allons voir sil distancera ses boulets coniques. Matre, des hommes la pice de lavant.

    Le canon de gaillard fut immdiatement charg et braqu.

    Le coup partit, mais le boulet passa quelques pieds au-dessus du ctac, qui se tenait un demi-mille.

    A un autre plus adroit ! cria le commandant, et cinq cents

    dollars qui percera cette infernale bte !

  • - 53 -

    Un vieux canonnier barbe grise que je vois encore -, lil calme, la physionomie froide, sapprocha de sa pice, la mit en position et visa longtemps. Une forte dtonation clata, laquelle se mlrent les hurrahs de lquipage.

    Le boulet atteignit son but, il frappa lanimal, mais non pas

    normalement, et glissant sur sa surface arrondie, il alla se perdre deux milles en mer.

    Ah a ! dit le vieux canonnier, rageant, ce gueux-l est

    donc blind avec des plaques de six pouces ! Maldiction ! scria le commandant Farragut. La chasse recommena, et le commandant Farragut se

    penchant vers moi, me dit : Je poursuivrai lanimal jusqu ce que ma frgate clate ! Oui, rpondis-je, et vous aurez raison ! On pouvait esprer que lanimal spuiserait, et quil ne

    serait pas indiffrent la fatigue comme une machine vapeur. Mais il nen fut rien. Les heures scoulrent, sans quil donnt aucun signe dpuisement.

    Cependant, il faut dire la louange de lAbraham-Lincoln

    quil lutta avec une infatigable tnacit. Je nestime pas moins de cinq cents kilomtres la distance quil parcourut pendant cette malencontreuse journe du 6 novembre ! Mais la nuit vint et enveloppa de ses ombres le houleux ocan.

    En ce moment, je crus que notre expdition tait termine,

    et que nous ne reverrions plus jamais le fantastique animal. Je me trompais.

  • - 54 -

    A dix heures cinquante minutes du soir, la clart lectrique rapparut, trois milles au vent de la frgate, aussi pure, aussi intense que pendant la nuit dernire.

    Le narwal semblait immobile. Peut-tre, fatigu de sa

    journe, dormait-il, se laissant aller londulation des lames ? Il y avait l une chance dont le commandant Farragut rsolut de profiter.

    Il donna ses ordres. LAbraham-Lincoln fut tenu sous petite

    vapeur, et savana prudemment pour ne pas veiller son adversaire. Il nest pas rare de rencontrer en plein ocan des baleines profondment endormies que lon attaque alors avec succs, et Ned Land en avait harponn plus dune pendant son sommeil. Le Canadien alla reprendre son poste dans les sous-barbes du beaupr.

    La frgate sapprocha sans bruit, stoppa deux encablures

    de lanimal, et courut sur son erre. On ne respirait plus bord. Un silence profond rgnait sur le pont. Nous ntions pas cent pieds du foyer ardent, dont lclat grandissait et blouissait nos yeux.

    En ce moment, pench sur la lisse du gaillard davant je

    voyais au-dessous de moi Ned Land, accroch dune main la martingale, de lautre brandissant son terrible harpon Vingt pieds peine le sparaient de lanimal immobile.

    Tout dun coup, son bras se dtendit violemment, et le

    harpon fut lanc. Jentendis le choc sonore de larme, qui semblait avoir heurt un corps dur.

    La clart lectrique steignit soudain, et deux normes

    trombes deau sabattirent sur le pont de la frgate, courant comme un torrent de lavant larrire, renversant les hommes, brisant les saisines des dromes.

  • - 55 -

    Un choc effroyable se produisit, et, lanc par-dessus la lisse, sans avoir le temps de me retenir, je fus prcipit la mer.

    VII UNE BALEINE D'ESPCE INCONNUE

    Bien que jeusse t surpris par cette chute inattendue, je nen conservai pas moins une impression trs nette de mes sensations.

    Je fus dabord entran une profondeur de vingt pieds

    environ. Je suis bon nageur, sans prtendre galer Byron et Edgar P, qui sont des matres, et ce plongeon ne me fit point perdre la tte. Deux vigoureux coups de talons me ramenrent la surface de la mer.

    Mon premier soin fut de chercher des yeux la frgate.

    Lquipage stait-il aperu de ma disparition ? LAbraham-Lincoln avait-il vir de bord ? Le commandant Farragut mettait-il une embarcation la mer ? Devais-je esprer dtre sauv ?

    Les tnbres taient profondes. Jentrevis une masse noire

    qui disparaissait vers lest, et dont les feux de position steignirent dans lloignement. Ctait la frgate. Je me sentis perdu.

    A moi ! moi ! criai-je. en nageant vers lAbraham-

    Lincoln dun bras dsespr. Mes vtements membarrassaient. Leau les collait mon

    corps, ils paralysaient mes mouvements. Je coulais ! je suffoquais ! ...

    A moi !

  • - 56 -

    Ce fut le dernier cri que je jetai. Ma bouche semplit deau. Je me dbattis, entran dans labme...

    Soudain, mes habits furent saisis par une main vigoureuse,

    je me sentis violemment ramen la surface de lamer, et jentendis, oui, jentendis ces paroles prononces mon oreille :

    Si monsieur veut avoir lextrme obligeance de sappuyer

    sur mon paule, monsieur nagera beaucoup plus son aise. Je saisis dune main le bras de mon fidle Conseil. Toi ! dis-je, toi ! Moi-mme, rpondit Conseil, et aux ordres de monsieur. Et ce choc ta prcipit en mme temps que moi la mer ? Nullement. Mais tant au service de monsieur, jai suivi

    monsieur ! Le digne garon trouvait cela tout naturel ! Et la frgate ? demandai-je. La frgate ! rpondit Conseil en se retournant sur le dos,

    je crois que monsieur fera bien de ne pas trop compter sur elle ! Tu dis ? Je dis quau moment o je me prcipitai la mer,

    jentendis les hommes de ba