Jules Valles - L Enfant

242

description

Lénfant

Transcript of Jules Valles - L Enfant

  • www.tv5monde.com/lf

  • TOUS CEUXQUI CREVRENT DENNUI AU COLLGE

    OUQUON FIT PLEURER DANS LA FAMILLE

    QUI, PENDANT LEUR ENFANCE,FURENT TYRANNISS PAR LEURS MATRES

    OUROSSS PAR LEURS PARENTS

    Je ddie ce livre.

    JULES VALLS.

    Paris.

  • 1IMa mre

    Ai-je t nourri par ma mre ? Est-ce une paysanne qui ma donn sonlait ? Je nen sais rien. Quel que soit le sein que jai mordu, je ne me rappellepas une caresse du temps o jtais tout petit ; je nai pas t dorlot, tapot,baisott ; jai t beaucoup fouett.

    Ma mre dit quil ne faut pas gter les enfants, et elle me fouette tous lesmatins ; quand elle na pas le temps le matin, cest pour midi, rarement plustard que quatre heures.

    Mlle Balandreau my met du suif.Cest une bonne vieille fille de cinquante ans. Elle demeure au-dessous

    de nous. Dabord elle tait contente : comme elle na pas dhorloge, a luidonnait lheure. Vlin ! Vlan ! Zon ! Zon ! voil le petit Chose quonfouette ; il est temps de faire mon caf au lait.

    Mais un jour que javais lev mon pan, parce que a me cuisait trop, et queje prenais lair entre deux portes, elle ma vu ; mon derrire lui a fait piti.

    Elle voulait dabord le montrer tout le monde, ameuter les voisinsautour ; mais elle a pens que ce ntait pas le moyen de le sauver, et ellea invent autre chose.

    Lorsquelle entend ma mre me dire : Jacques, je vais te fouetter ! Madame Vingtras, ne vous donnez pas la peine, je vais faire a pour

    vous. Oh ! chre demoiselle, vous tes trop bonne ! Mlle Balandreau memmne ; mais au lieu de me fouetter, elle frappe dans

    ses mains ; moi, je crie. Ma mre remercie, le soir, sa remplaante. votre service , rpond la brave fille, en me glissant un bonbon en

    cachette.Mon premier souvenir date donc dune fesse. Mon second est plein

    dtonnement et de larmes.

    Cest au coin dun feu de fagots, sous le manteau dune vieille chemine ;ma mre tricote dans un coin ; une cousine moi, qui sert de bonne dans lamaison pauvre, range sur des planches ronges quelques assiettes de grossefaence avec des coqs crte rouge et queue bleue.

    Mon pre a un couteau la main et taille un morceau de sapin ; lescopeaux tombent jaunes et soyeux comme des brins de rubans. Il me fait unchariot avec des languettes de bois frais. Les roues sont dj tailles ; ce sontdes ronds de pommes de terre avec leur cercle de peau brune qui imite le

  • 2fer Le chariot va tre fini ; jattends tout mu et les yeux grands ouverts,quand mon pre pousse un cri et lve sa main pleine de sang. Il sest enfoncle couteau dans le doigt. Je deviens tout ple et je mavance vers lui ; uncoup violent marrte ; cest ma mre qui me la donn, lcume aux lvres,les poings crisps.

    Cest ta faute si ton pre sest fait mal ! Et elle me chasse sur lescalier noir, en me cognant encore le front contre

    la porte.Je crie, je demande grce, et jappelle mon pre : je vois, avec ma terreur

    denfant, sa main qui pend toute hache ; cest moi qui en suis cause !Pourquoi ne me laisse-t-on pas entrer pour savoir ? On me battra aprs silon veut. Je crie, on ne me rpond pas. Jentends quon remue des carafes,quon ouvre un tiroir ; on met des compresses.

    Ce nest rien, vient me dire ma cousine , en pliant une bande de lingetache de rouge.

    Je sanglote, jtouffe : ma mre reparat et me pousse dans le cabinet oje couche, o jai peur tous les soirs.

    Je puis avoir cinq ans et me crois un parricide. Ce nest pas ma faute,pourtant !

    Est-ce que jai forc mon pre faire ce chariot ? Est-ce que je nauraispas mieux aim saigner, moi, et quil net point mal ?

    Oui et je mgratigne les mains pour avoir mal aussi.Cest que maman aime tant mon pre ! Voil pourquoi elle sest emporte.On me fait apprendre lire dans un livre o il y a crit, en grosses lettres,

    quil faut obir ses pre et mre : ma mre a bien fait de me battre.La maison que nous habitons est dans une rue sale, pnible gravir, du

    haut de laquelle on embrasse tout le pays, mais o les voitures ne passentpas. Il ny a que les charrettes de bois qui y arrivent, tranes par des bufsquon pique avec un aiguillon. Ils vont, le cou tendu, le pied glissant ;leur langue pend et leur peau fume. Je marrte toujours les voir, quandils portent des fagots et de la farine chez le boulanger qui est mi-cte ; jeregarde en mme temps les mitrons tout blancs et le grand four tout rouge, on enfourne avec de grandes pelles, et a sent la crote et la braise.

    La prison est au bout de la rue, et les gendarmes conduisent souvent desprisonniers qui ont les menottes, et qui marchent sans regarder ni droite ni gauche, lil fixe, lair malade.

    Des femmes leur donnent des sous quils serrent dans leurs mains eninclinant la tte pour remercier.

    Ils nont pas du tout lair mchant.

  • 3Un jour on en a emmen un sur une civire, avec un drap blanc qui lecouvrait tout entier ; il stait mis le poignet sous une scie, aprs avoir vol ;il avait coul tant de sang quon croyait quil allait mourir.

    Le gelier, en sa qualit de voisin, est un ami de la maison ; il vient detemps en temps manger la soupe chez les gens den bas, et nous sommescamarades, son fils et moi. Il memmne quelquefois la prison, parce quecest plus gai. Cest plein darbres ; on joue, on rit, et il y en a un, toutvieux, qui vient du bagne et qui fait des cathdrales avec des bouchons etdes coquilles de noir.

    la maison, lon ne rit jamais ; ma mre bougonne toujours. Oh !comme je mamuse davantage avec ce vieux-l et le grand quon appelle lebraconnier, qui a tu le gendarme la foire du Vivarais !

    Puis, ils reoivent des bouquets quils embrassent et cachent sur leurpoitrine. Jai vu, en passant au parloir, que ctaient des femmes qui les leurdonnaient.

    Dautres ont des oranges et des gteaux que leurs mres leur portent,comme sils taient encore tout petits. Moi, je suis tout petit, et je nai jamaisni gteaux, ni oranges.

    Je ne me rappelle pas avoir vu une fleur la maison. Maman dit que agne, et quau bout de deux jours a sent mauvais. Je mtais piqu unerose lautre soir, elle ma cri : a tapprendra !

    Jai toujours envie de rire quand on dit la prire. Jai beau me retenir ! Jeprie Dieu avant de me mettre genoux, je lui jure bien que ce nest pas de luique je ris, mais, ds que je suis genoux, cest plus fort que moi. Mon onclea des verrues qui le dmangent, et il les gratte, puis il les mord ; jclate. Ma mre ne sen aperoit pas toujours, heureusement ; mais Dieu, qui voittout, quest-ce quil peut penser ?

    Je nai pas ri pourtant, lautre jour ! On avait dn la maison avec matante de Vourzac et mes oncles de Farreyrol ; on tait en train de manger latourte, quand tout coup il a fait noir. On avait eu chaud tout le temps ; ontouffait, et lon avait t ses habits. Voil que le tonnerre a grond. La pluieest tombe torrents, de grosses gouttes faisaient floc dans la poussire. Ily avait une fracheur de cave, et aussi une odeur de poudre ; dans la rue, leruisseau bouillait comme une lessive, puis les vitres se sont mises grincer :il tombait de la grle.

    Mes tantes et mes oncles se sont regards, et lun deux sest lev il at son chapeau et sest mis dire une prire. Tous se tenaient debout etdcouverts, avec leurs fronts jeunes ou vieux pleins de tristesse. Ils priaient

  • 4Dieu de ntre pas trop cruel pour leurs champs, et de ne pas tuer, avec sonplomb blanc, leurs moissons en fleur.

    Un grlon a pass par une fentre, au moment o lon disait Amen, et asaut dans un verre.

    Nous venons de la campagne.Mon pre est fils dun paysan qui a eu de lorgueil et a voulu que son fils

    tudit pour tre prtre. On a mis ce fils chez un oncle cur pour apprendrele latin, puis on la envoy au sminaire.

    Mon pre celui qui devait tre mon pre ny est pas rest, a voulutre bachelier, arriver aux honneurs, et sest install dans une petite chambreau fond dune rue noire, do il sort, le jour, pour donner quelques leons dix sous lheure, et o il rentre le soir, pour faire la cour une paysanne quisera ma mre, et qui accomplit pour le moment ses devoirs de nice dvoueprs dune tante malade.

    On se brouille pour cela avec, loncle cur, on dit adieu lglise ; onsaime, on saccorde, on spouse ! On est aussi au plus mal avec les preet mre, qui lon a fait des sommations pour arriver ce mariage de ladbine et de la misre.

    Je suis le premier enfant de cette union bnie. Je viens au monde dans unlit de vieux bois qui a des punaises de village et des puces de sminaire.

    La maison appartient une dame de cinquante ans qui na que deux dents,lune marron et lautre bleue, et qui rit toujours ; elle est bonne et tout lemonde laime. Son mari sest noy en faisant le vin dans une cuve ; ce quime fait beaucoup rver et me donne grand-peur des cuves, mais grand amourdu vin. Il faut que ce soit bien bon pour que M. Garnier cest son nom en ait pris jusqu mourir. Mme Garnier boit, tous les dimanches, de ce vinqui sent lhomme quelle a aim : les souliers du mort sont aussi sur uneplanche, comme deux chopines vides.

    On se grise pas mal dans la maison o je demeure.Un abb qui reste sur notre carr ne sort jamais de table sans avoir les

    yeux hors de la tte, les joues luisantes, loreille en feu. Sa bouche laissepasser un souffle qui sent le ft, et son nez a lair dune tomate corche.Son brviaire embaume la matelote.

    Il a une bonne, Mlle Henriette, quil regarde de ct, quand il a bu. Onparle quelquefois delle et de lui dans les coins.

  • 5Au second, M. Grlin. Il est lieutenant des pompiers, et, le jour de la Fte-Dieu, il commande sur la place. M. Grlin est architecte, mais on dit quilny entend rien, que cest lui qui est cause que le Breuil est toujours pleindeau, quil a cot 50 000 fr. la ville, et que, sans sa femme On ditje ne sais quoi de sa femme. Elle est gentille, avec de grands yeux noirs, depetites dents blanches, un peu de moustache sur la lvre ; elle fait toujoursbouffer son jupon et sonner ses talons quand elle marche.

    Elle a laccent du Midi, et nous nous amusons limiter quelquefois.On dit quelle a des amants . Je ne sais pas ce que cest, mais je sais

    bien quelle est bonne pour moi, quelle me donne, en passant, des tapes surles joues, et que jaime ce quelle membrasse, parce quelle sent bon. Lesgens de la maison ont lair de lviter un peu, mais sans le lui montrer.

    Vous dites donc quelle est bien avec ladjoint ? Oui, oui, au mieux ! Ah ! ah ! et ce pauvre Grlin ? Jentends cela de temps en temps, et ma mre ajoute des mots que je ne

    comprends pas. Nous autres, les honntes femmes, nous mourons de faim. Celles-l, on

    leur fourre des places pour leurs maris, des robes pour leurs ftes ! Est-ce que Mme Grlin nest pas honnte ? Que fait-elle ? Quy a-t-il ?

    pauvre Grlin !Mais Grlin a lair content comme tout. Ils sont toujours donner des

    caresses et des joujoux leurs enfants ; on ne me donne que des gifles, onne me parle que de lenfer, on me dit toujours que je crie trop.

    Je serais bien plus heureux, si jtais le fils Grlin : mais voil ! Ladjointviendrait chez nous quand ma mre serait seule a me serait bien gal, moi.

    Mme Toullier reste au troisime : voil une femme honnte !Mme Toullier vient la maison avec son ouvrage, et ma mre et elle

    causent des gens den bas, des gens de dessus, et aussi des gens de Raphalet dEspailly. Mme Toullier prise, a des poils plein les oreilles, des pieds avecdes oignons ; elle est plus honnte que Mme Grlin. Elle est plus bte et pluslaide aussi.

    Quels souvenirs ai-je encore de ma vie de petit enfant ? Je me rappelleque, devant la fentre, les oiseaux viennent lhiver picorer dans la neige ;que, lt, je salis mes culottes dans une cour qui sent mauvais ; quau fondde la cave, un des locataires engraisse des dindes. On me laisse ptrir desboulettes de son mouill, avec lesquelles on les bourre, et elles touffent.Ma grande joie est de les voir suffoquer, devenir bleues. Il parat que jaimele bleu !

  • 6Ma mre apparat souvent pour me prendre par les oreilles et me calotter.Cest pour mon bien ; aussi, plus elle marrache de cheveux, plus elle medonne de taloches, et plus je suis persuad quelle est une bonne mre et queje suis un enfant ingrat.

    Oui, ingrat ! car il mest arriv quelquefois, le soir, en grattant mes bosses,de ne pas me mettre la bnir, et cest la fin de mes prires, tout fait, queje demande Dieu de lui garder la sant pour veiller sur moi et me continuerses bons soins.

    Je suis grand, je vais lcole.Oh ! la belle petite cole ! Oh ! la belle rue ! et si vivante, les jours de

    foire !Les chevaux qui hennissent ; les cochons qui se tranent en grognant, une

    corde la patte ; les poulets qui sgosillent dans les cages ; les paysannesen tablier vert, avec des jupons carlates ; les fromages bleus, les tomesfraches, les paniers de fruits ; les radis roses, les choux verts !

    Il y avait une auberge tout prs de lcole, et lon y dchargeait souventdu foin.

    Le foin, o lon senfouissait jusquaux yeux, do lon sortait hriss etsuant, avec des brins qui vous taient rests dans le cou, le dos, les jambes,et vous piquaient comme des pingles !

    On perdait ses livres dans la meule, son petit panier, son ceinturon, unegaloche Toutes les joies dune fte, toutes les motions dun dangerQuelles minutes !

    Quand il passe une voiture de foin, jte mon chapeau et je la suis.

  • 7IILa famille

    Deux tantes du ct de ma mre, la tante Rosalie et la tatan Mariou.On appelle cette dernire tatan ; je ne sais pourquoi, parce quelle est pluscaressante peut-tre. Je vois toujours son grand rire blanc et doux dans sonvisage brun : elle est maigre et assez gracieuse, elle est femme.

    Ma tante Rosalie, son ane, est norme, un peu vote ; elle a lair dunchantre ; elle ressemble au pre Jauchard, le boulanger, qui entonne lesvpres le dimanche et qui commence les cantiques quand on fait le Cheminde la croix. Elle est lhomme dans son mnage ; son mari, mon oncle Jean,ne compte pas : il se contente de gratter une petite verrue qui joue le grain debeaut dans son visage frip, tir, rid. Jai remarqu, depuis, que beaucoupde paysans ont de ces figures-l, ruses, vieillottes, pointues ; ils ont du sangde thtre ou de cour qui sest gar un soir de fte ou de comdie dansla grange ou lauberge, ils sentent le cabotin, le ci-devant, le vieux noble, travers les odeurs de ltable cochons et du fumier : ratatins par leurorigine, ils restent gringalets sous les grands soleils.

    Le mari de la tatan Mariou, lui, est bien un bouvier ! Un beau laboureurblond, cinq pieds sept pouces, pas de barbe, mais des poils qui luisent surson cou, un cou rond, gras, dor ; il a la peau couleur de paille, avec desyeux comme des bleuets et des lvres comme des coquelicots ; il a toujoursla chemise entrouverte, un gilet ray jaune, et son grand chapeau chenilletricolore ne le quitte jamais. Jai vu comme cela des dieux des champs dansdes paysages de peintres.

    Deux tantes du ct de mon pre.Ma tante Mlie est muette, avec cela bavarde, bavarde !Ses yeux, son front, ses lvres, ses mains, ses pieds ses nerfs, ses muscles,

    sa chair, sa peau, tout chez elle remue, jase, interroge, rpond ; elle vousharcle de questions, elle demande des rpliques ; ses prunelles se dilatent,steignent ; ses joues se gonflent, se rentrent ; son nez saute ! elle voustouche ici, l, lentement, brusquement, pensivement, follement ; il ny a pasmoyen de finir la conversation. Il faut y tre avoir un signe pour chaquesigne, un geste pour chaque geste, des reparties, du trait, regarder tantt dansle ciel, tantt la cave, attraper sa pense comme on peut par la tte ou parla queue, en un mot, se donner tout entier, tandis quavec les commres quiont une langue, on ne fait que prter loreille : rien nest bavard comme unsourd-muet.

  • 8Pauvre fille ! elle na pas trouv se marier. Ctait certain, et elle vitavec peine du produit de son travail manuel ; non quelle manque de rien, vrai dire, mais elle est coquette, la tante Amlie !

    Il faut entendre son petit grognement, voir son geste, suivre ses yeux,quand elle essaye une coiffe ou un fichu. Elle a du got : elle sait planterune rose au coin de son oreille morte, et trouver la couleur du ruban qui irale mieux son corsage, prs de son cur qui veut parler

    Grand-tante Agns.On lappelle la bate .Il y a tout un monde de vieilles filles quon appelle de ce nom-l. Mman, quest-ce que a veut dire, une bate ? Ma mre cherche une dfinition et nen trouve pas ; elle parle de

    conscration la Vierge, de vux dinnocence. Linnocence. Ma grand-tante Agns reprsente linnocence ? Cest fait

    comme cela, linnocence ! Elle a bien soixante-dix ans, et elle doit avoir les cheveux blancs ; je nen

    sais rien, personne nen sait rien, car elle a toujours un serre-tte noir qui luicolle comme du taffetas sur le crne ; elle a, par exemple, la barbe grise, unbouquet de poils ici, une petite mche qui frisotte par l, et de tous cts despoireaux comme des groseilles, qui ont lair de bouillir sur sa figure.

    Pour mieux dire, sa tte rappelle, par le haut, cause du serre-tte noir,une pomme de terre brle et, par le bas, une pomme de terre germe : jen aitrouv une gonfle, violette, lautre matin, sous le fourneau, qui ressemblait grand-tante Agns comme deux gouttes deau.

    Vux dinnocence. Ma mre fait si bien, sexplique si mal, que je commence croire que

    cest malpropre dtre bate, et quil leur manque quelque chose, ou quellesont quelque chose de trop.

    Bate ?Elles sont quatre bates qui demeurent ensemble pas toutes avec des

    poireaux couleur de feu sur une peau couleur de cendre, comme grand-tanteAgns, qui est coquette, mais toutes avec un brin de moustache ou un boutde favoris, une noix de ctelette, et linvitable serre-tte, lempltre noir !

    On my envoie de temps en temps.Cest au fond dune rue dserte, o lherbe pousse.Grand-tante Agns est ma marraine, et elle adore son filleul.Elle veut me faire son hritier, me laisser ce quelle a, pas son serre-

    tte, jespre.

  • 9Il parat quelle garde quelques vieux sous dans un vieux bas, et quandon parle dune voisine chez qui lon a trouv un sac dcus dans le fond dunpot beurre, elle rit dans sa barbe.

    Je ne mamuse pas fort chez elle, en attendant quon trouve son pot beurre !

    Il fait noir dans cette grande pice, espce de grenier soutenu par despoutres qui ont lair en vieux bouchon, tant elles sont piques et moisies !

    La fentre donne sur une cour, do monte une odeur de boue cuite.

    Il ny a que les rideaux de lit qui me plaisent, ils suffisent me distraire ;on y voit des bonshommes des chiens, des arbres, un cochon ; ils sont peintsen violet sur ltoffe, cest le mme sujet rpt cent fois. Mais je mamuse les regarder de tous les cts, et je vois surtout toutes sortes de choses dansles rideaux de ma grand-tante, quand je mets ma tte entre mes jambes pourles regarder.

    La chasse cest le sujet me parat de toutes les couleurs. Je crois bien !Le sang me descend la figure ; jai le cerveau comme un fond de barrique :cest lapoplexie ! Je suis forc de retirer ma tte par les cheveux pour merelever, et de la replacer droit comme une bouteille en vidange.

    On fait des prires tout bout de champ : Amen ! Amen ! avant la raveet aprs luf.

    Les raves sont le fond du dner quon moffre quand je vais chez la bate ;on men donne une crue et une cuite.

    Je racle la crue, qui semble mousser sous le couteau, et a sur la langueun got de noisette et un froid de neige.

    Je mords avec moins de plaisir dans celle qui est cuite au feu de lachaufferette que la tante tient toujours entre les jambes, et qui est le meubleindispensable des bates. Huit jambes de bates : quatre chaufferettes qui servent de bote fil en t, et dont elles tournent la braise avec leurclef en hiver.

    Il y a de temps en temps un uf.On tire cet uf dun sac, comme un numro de loterie et on le met

    la coque, le malheureux ! Cest un vritable crime, un coquicide, car il y atoujours un petit poulet dedans.

    Je mange ce ftus avec reconnaissance, car on ma dit que tout le mondenen mange pas, que jai le bnfice dune raret, mais sans entrain, car jenaime pas lavorton en mouillettes et le poulet la petite cuiller.

  • 10

    En hiver, les bates travaillent la boule : elles plantent une chandelleentre quatre globes pleins deau, ce qui donne une lueur blanche, courte etdure, avec des reflets dor.

    En t, elles portent leurs chaises dans la rue sur le pas de la porte, et lescarreaux vont leur train.

    Avec ses bandeaux verts, ses rubans roses, ses pingles tte de perle,avec les fils qui semblent des tranes de bave dargent sur un bouquet, avecses airs de corsage riche, ses fuseaux bavards, le carreau est un petit mondede vie et de gaiet.

    Il faut lentendre babiller sur les genoux des dentellires, dans les rues debates, les jours chauds, au seuil des maisons muettes. Un tapage de rucheou de ruisseau, ds quelles sont seulement cinq ou six travailler, puisquand midi sonne, le silence !

    Les doigts sarrtent, les lvres bougent, on dit la courte prire delAngelus. Quand celle qui la dit a fini, tous rpondent mlancoliquement :Amen ! et les carreaux se remettent bavarder

    Mon oncle Joseph, mon tonton comme je dis, est un paysan qui sest faitouvrier. Il a vingt-cinq ans, et il est fort comme un buf ; il ressemble unjoueur dorgue ; la peau brune, de grands yeux, une bouche large, de bellesdents ; la barbe trs noire, un buisson de cheveux, un cou de matelot, desmains normes toutes couvertes de verrues, ces fameuses verrues quilgratte pendant la prire !

    Il est compagnon du devoir, il a une grande canne avec de longs rubans, etil memmne quelquefois chez la Mre des menuisiers. On boit, on chante,on fait des tours de force ; il me prend par la ceinture, me jette en lair,me rattrape et me jette encore. Jai plaisir et peur ! puis je grimpe sur lesgenoux des compagnons ; je touche leurs mtres et leurs compas, jegote au vin qui me fait mal, je me cogne au chef-duvre, je renversedes planches, et mborgne leurs grands faux-cols, je mgratigne leurspendants doreilles. Ils ont des pendants doreilles.

    Jacques, est-ce que tu tamuses mieux avec ces messieurs de labachellerie quavec nous ?

    Oh ! mais non ! Il appelle messieurs de la bachellerie les instituteurs, professeurs,

    matres de latinage ou de dessin, qui viennent quelquefois la maison et quiparlent du collge, tout le temps ; ce jour-l, on mordonne majestueusementde rester tranquille, on me dfend de mettre mes coudes sur la table, je nedois pas remuer les jambes, et je mange le gras de ceux qui ne laimentpas ! Je mennuie beaucoup avec ces messieurs de la bachellerie, et je suis

  • 11

    si heureux avec les menuisiers ! Je couche ct de tonton Joseph, et ilne sendort jamais sans mavoir cont des histoires il en sait tout plein, puis il bat la retraite avec ses mains sur son ventre. Le matin, il mapprend donner des coups de poing, et il se fait tout petit pour me prsenter sagrosse poitrine frapper ; jessaye aussi le coup de pied, et je tombe presquetoujours.

    Quand je me fais mal, je ne pleure pas, ma mre viendrait.Il part le matin et revient le soir.Comme jattends aprs lui ! Je compte les heures quand il est sur le point

    de rentrer.Il memporte dans ses bras aprs la soupe, et il memmne jusqu ce

    quon se couche, dans son petit atelier, quil a en bas, o il travaille soncompte, le soir, en chantant des chansons qui mamusent, et en me jetanttous les copeaux par la figure ; cest moi qui mouche la chandelle, et il melaisse mettre les doigts dans son vernis.

    Il vient quelquefois des camarades le voir et causer avec lui, les mainsdans les poches, lpaule contre la porte. Ils me font des amitis, et mononcle est tout fier : Il en sait dj long, le gaillard ! Jacques, dis-nousta fable !

    Un jour, loncle Joseph partit.Ce fut une triste histoire !Mme Garnier, la veuve de livrogne qui sest noy dans sa cuve, avait une

    nice quelle fit venir de Bordeaux, lors de la catastrophe.Une grande brune, avec des yeux normes, des yeux noirs, tout noirs,

    et qui brlent ; elle les fait aller comme je fais aller dans ltude un miroircass, pour jeter des clairs ; ils roulent dans les coins, remontent au ciel etvous prennent avec eux.

    Il parat que jen tombai amoureux fou. Je dis il parat , car je ne mesouviens que dune scne de passion, dpouvantable jalousie.

    Et contre qui ?Contre loncle Joseph lui-mme, qui avait, fait la cour Mlle Clina

    Garnier, sy tait pris, je ne sais comment, mais avait fini par la demanderen mariage : et lpouser.

    Laimait-elle ?Je ne puis aujourdhui rpondre cette question, aujourdhui que la raison

    est revenue, que le temps a vers sa neige sur ces motions profondes. Maisalors, au moment o Mlle Clina se maria, jtais aveugl par la passion.

    Elle allait tre la femme dun autre ! Elle me refusait, moisi pur. Je nesavais pas encore la diffrence quil y avait entre une dame et un monsieur,et je croyais que les enfants naissaient sous les choux.

  • 12

    Quand jtais dans un potager, il marrivait de regarder ; je me promenaisdans les lgumes, avec lide que moi aussi je pouvais tre pre

    Mais tout de mme, je tressaillais quand ma tante me tapotait les joueset me parlait en bordelais. Quand elle me regardait dune certaine faon, lecur me tournait, comme le jour o, sur le Breuil, jtais mont dans unebalanoire de foire.

    Jtais dj grand : dix ans. Cest ce que je lui disais : Npouse pas mon oncle Joseph ! Dans quelque temps, je serai un

    homme : attends-moi, jure-moi que tu mattendras ! Cest pour de rire, nest-ce pas, la noce daujourdhui ?

    Ce ntait pas pour de rire, du tout ; ils taient maris bel et bien, et ilssen allrent tous les deux.

    Je les vis disparatre.Ma jalousie veillait. Jentendis tourner la clef.Elle me tordit le cur, cette clef ! Jcoutai, je fis le guet. Rien ! rien !

    Je sentis que jtais perdu. Je rentrai dans la salle du festin, et je bus pouroublier.

    Je nosai plus regarder loncle Joseph en face depuis ce temps-l.Cependant quand il vint nous voir, la veille de son dpart pour Bordeaux,il ne fit aucune allusion notre rivalit et me dit adieu avec la tendresse deloncle, et non la rancune du mari !

    Il y a aussi ma cousine Apollonie ; on lappelle la Polonie.Cest comme a quils ont baptis leur fille, ces paysans !Chre cousine ! grande et lente, avec des yeux bleu de pervenche, de

    longs cheveux chtains, des paules de neige ; un cou frais, que coupe desa noirceur luisante un velours tenant une croix dor ; le sourire tendre et lavoix tranante, devenant rose ds quelle rit, rouge ds quon la fixe. Je ladvore des yeux quand elle shabille, je ne sais pas pourquoi, je me senstout chose en la regardant retenir avec ses dents et relever sur son pauleronde sa chemise qui dgringole, les jours o elle couche dans notre petitechambre, pour tre au march la premire, avec ses blocs de beurre fermeset blancs comme les moules de chair quelle a sur sa poitrine. On sarrachele beurre de la Polonie.

    Elle vient quelquefois magacer le cou, me menacer les ctes, de sesdoigts longs. Elle rit, me caresse et membrasse ; je la serre en me dfendant,et je lai mordue une fois ; je ne voulais pas la mordre, mais je ne pouvaispas mempcher de serrer les dents, comme sa chair avait une odeur deframboise Elle ma cri : Petit mchant ! en me donnant une tape surla joue, un peu fort ; jai cru que jallais mvanouir et jai soupir en luirpondant ; je me sentais la poitrine serre et lil plus doux.

  • 13

    Elle ma quitt pour se rejeter dans son lit, en me disant quelle avaitattrap froid. Elle ressemble par derrire au poulain blanc que monte le petitdu prfet.

    Jai pens elle tout le temps, en faisant mes thmes.

    Je reste quelquefois longtemps sans la voir, elle garde la maison auvillage, puis elle arrive tout dun coup, un matin, comme une bouffe.

    Cest moi, dit-elle, je viens te chercher pour temmener chez nous ! Situ veux venir !

    Elle membrasse ! Je frotte mon museau contre ses joues roses, et je leplonge dans son cou blanc, je le laisse traner sur sa gorge veine de bleu !

    Toujours cette odeur de framboise.Elle me renvoie, et je cours ramasser mes hardes et changer de chemise.Je mets une cravate verte et je vole ma mre de la pommade pour sentir

    bon, moi aussi, et pour quelle mette sa tte sur mes cheveux !Mon paquet est fait, je suis graiss et cravat ; mais je me trouve tout

    laid en me regardant dans le miroir, et je mbouriffe de nouveau ! Je tassema cravate au fond de ma poche, et, le col ouvert, la casquette tombante, jecours avoir un baiser encore. a me chatouillait ; je ne lui disais pas.

    Le garon dcurie a donn une tape sur la croupe du cheval, un chevaljaune, avec des touffes de poils prs du sabot ; cest celui de ma tatanMariou, quon enfourche, quand il y a trop de beurre porter, ou de fromagesbleus vendre. La bte va lamble ta ta ta, ta ta ta ! toute raide ; on diraitque son cou va se casser, et sa crinire couleur de mousse roule sur ses grosyeux qui ressemblent des curs de moutons.

    La tante ou la cousine montent dessus comme des hommes ; les molletsde ma tante sont maigres comme des fuseaux noirs, ceux de ma cousineparaissent gras et doux dans les bas de laine blanche.

    Hue donc ! Ho, ho !Cest Jean qui tire et fait virer le cheval ; il a eu son picotin davoine et

    il hennit en retroussant ses lvres et montrant ses dents jaunes.Le voil sell. Passez-moi Jacquinou , dit la Polonie, qui est parvenue abaisser sur

    ses genoux sa jupe de futaine et sest installe pleine chair sur le cuir luisantde la selle. Elle maide masseoir sur la croupe.

    Jy suis !Mais on saperoit que jai oubli mes habits rouls dans un torchon, sur

    la table dauberge pleine de ronds de vin cerns par les mouches.

  • 14

    On les apporte. Jean, attachez-les. Mon petit Jacquinou, passe tes bras autour de ma

    taille, serre-moi bien. Le pauvre cheval a le tricotement sec et les os durs ; mais je maperois

    ce moment que ce que dit la fable quon nous fait rciter est vrai.Dieu fait bien ce quil fait.Ma mre en me fouettant ma durci et tann la peau. Serre, je te dis ! Serre-moi plus fort ! Et je la serre sous son fichu peint sem de petites fleurs comme des

    hannetons dor, je sens la tideur de sa peau, je presse le doux de sa chair.Il me semble que cette chair se raffermit sous mes doigts qui sappuient, ettout lheure, quand elle ma regard en tournant la tte, les lvres ouverteset le cou rengorg, le sang mest mont au crne, a grill mes cheveux.

    Jai un peu desserr les bras dans la rue Saint-Jean. Cest par l quepassent les bestiaux, et nous allions au pas. Jtais tout fier. Je me figuraisquon me regardait, et je faisais celui qui sait monter : je me retournais surla croupe en mappuyant du plat de la main, je donnais des coups de talonsdans les cuisses et je disais hue ! comme un maquignon.

    Nous avons travers le faubourg, pass le dernier bourrelier.Nous sommes Expailly !Plus de maisons ! except dans les champs quelques-unes ; des fleurs qui

    grimpent contre les murs, comme des boutons de rose le long dune robeblanche ; un coteau de vignes et la rivire au bas, qui stire comme unserpent sous les arbres, borne dune bande de sable jaune plus fin que de lacrme, et piqu de cailloux qui flambent comme des diamants.

    Au fond, des montagnes. Elles coupent de leur chine noire, verdie parle poil des sapins, le bleu du ciel o les nuages tranent en flocons de soie ;un oiseau, quelque aigle sans doute, avait donn un grand coup daile et ilpendait dans lair comme un boulet au bout du fil.

    Je me rappellerai toujours ces bois sombres, la rivire frissonnante, lairtide et le grand aigle

    Javais oubli que jtais le cur battant contre le dos de la Polonie. Elle-mme, ma cousine, semblait ne penser rien, et je ne me souviens avoirentendu que le pas du cheval et le beuglement dune vache

  • 15

    IIILe collge

    Le collge. Il donnait, comme tous les collges, comme toutes lesprisons, sur une rue obscure, mais qui ntait pas loin du Martouret, leMartouret, notre grande place, o taient la mairie, le march aux fruits,le march aux fleurs, le rendez-vous de tous les polissons, la gaiet dela ville. Puis le bout de cette rue tait bruyant, il y avait des cabarets, des bouchons , comme on disait, avec un trognon darbre, un paquetde branches, pour servir denseigne. Il sortait de ces bouchons un bruit dequerelles, un got de vin qui me montait au cerveau, mirritait les sens etme faisait plus joyeux et plus fort.

    Ce got de vin ! la bonne odeur des caves ! jen ai encore le nez quibat et la poitrine qui se gonfle.

    Les buveurs faisaient tapage ; ils avaient lair sans souci, bons vivants,avec des rubans leur fouet et des agrments pleins leur blouse ils triaient,topaient en jurant, pour des rentes de cochons ou de vaches.

    Encore un bouchon qui saute, un rire qui clate, et les bouteilles trinquentdu ventre dans les doigts du cabaretier ! Le soleil jette de lor dans les verres,il allume un bouton sur cette veste, il cuit un tas de mouches dans ce coin.Le cabaret crie, embaume, empeste, fume et bourdonne.

    deux minutes de l, le collge moisit, sue lennui et pue lencre ; lesgens qui entrent, ceux qui sortent teignent leur regard, leur voix, leur pas,pour ne pas blesser la discipline, troubler le silence, dranger ltude.

    Quelle odeur de vieux !

    Cest Mlle Balandreau qui my conduit. Ma mre est souffrante. Onme fait mon panier avant de partir, et je vais menfermer l-dedans jusquhuit heures du soir. ce moment-l, Mlle Balandreau revient et me ramne.Jai le cur bien gros quelquefois et je lui conte mes peines en sanglotant.

    Mon pre fait la premire tude, celle des lves de mathmatiques, derhtorique et de philosophie. Il nest pas aim, on dit quil est chien.

    Il a obtenu du proviseur la permission de me garder dans son tude, prsde sa chaire, et je suis l, piochant mes devoirs ses cts, tandis quilprpare son agrgation.

  • 16

    Il a eu tort de me prendre avec lui. Les grands ne sont pas trop mchantspour moi ; ils me voient timide, craintif, appliqu ; ils ne me disent rien quime fasse de la peine, mais jentends ce quils disent de mon pre, commentils lappellent ; ils se moquent de son grand nez, de son Vieux paletot, ils lerendent ridicule mes yeux denfant, et je souffre sans quil le sache.

    Il me brutalise quelquefois dans ces moments-l. Quest-ce que tu as donc ? Comme il a lair nigaud ! Je viens de lentendre insulter et jtais en train de dvorer un gros soupir,

    une vilaine larme.Il menvoie souvent, pendant ltude du soir, demander un livre, porter

    un mot un des autres pions qui est au bout de la cour, tout l-bas il faitnoir, le vent souffle ; de temps en temps, il y a des tages monter, un longcorridor, un escalier obscur, cest tout un voyage ; on se cache dans les coinspour me faire peur le joue au brave, mais je ne me sens bien laise quequand je suis rentr dans ltude o lon touffe.

    Jy reste quelquefois tout seul, quand Mlle Balandreau est en retard. Leslves sont alls souper, conduits par mon pre.

    Comme le temps me semble long ! Cest vide, muet ; et sil vientquelquun, cest le lampiste qui naime pas mon pre non plus, je ne saispourquoi : un vieux qui a une loupe, une casquette de peau de bte et uneveste grise comme celle des prisonniers ; il sent lhuile, marmotte toujoursentre ses dents, me regarde dun il dur, mte brutalement ma chaise dedessous moi, sans mavertir, met le quinquet sur mes cahiers, jette terremon petit paletot, me pousse de ct comme un chien, et sort sans dire unmot. Je ne dis rien non plus et ne parle pas davantage quand mon pre revient.On ma appris quil ne fallait pas rapporter . Je ne le fais point, je ne leferai jamais dans le cours de mon existence de collgien, ce qui me vaudrabien des tortures de la part de mes matres.

    Puis, je ne veux pas que, parce quon ma fait mal, il puisse arriver du mal mon pre, et je lui cache quon me maltraite, pour quil ne se dispute pas propos de moi. Tout petit, je sens que jai un devoir remplir, ma sensibilitcomprend que je suis un fils de galrien, pis que cela ! de garde-chiourme !et je supporte la brutalit du lampiste.

    Jcoute, sans paratre les avoir entendues, les moqueries qui atteignentmon pre ; cest dur pour un enfant de dix ans.

  • 17

    Il est arriv que jai eu trs faim, quelques-uns de ces soirs-l, quand ontardait trop venir. Le rfectoire lanait des odeurs de grill ; jentendais lecliquetis des fourchettes travers la cour.

    Comme je maudissais Mlle Balandreau qui narrivait pas !Jai su depuis quon la retenait exprs ; ma mre avait soutenu mon

    pre que sil ntait pas une poule mouille, il pourrait me fournir monsouper avec les restes du sien, ou avec le supplment quil demanderait aurfectoire.

    Si ctait elle, il y a longtemps que ce serait fait. Il navait qu mettrecela dans du papier. Elle lui donnerait une petite bote, sil voulait.

    Mon pre avait toujours rsist le pauvre homme. La peur dtre vu ! leridicule sil tait surpris la honte ! Ma mre tchait de lui forcer la main detemps en temps, en me laissant affam, dans son tude, lheure du souper.Il ne cdait pas, il prfrait que je souffrisse un peu et il avait raison.

    Je me souviens pourtant dune fois o il schappa du rfectoire, pourvenir me porter une petite ctelette pane quil tira dun cahier de thmeso il lavait cache : il avait lair si troubl et repartit si mu ! Je vois encorela place, je me rappelle la couleur du cahier, et jai pardonn bien des tortsplus tard mon pre, en souvenir de cette ctelette chipe pour son fils ; unsoir, au lyce du Puy

    Le proviseur sappelle Hennequin, envoy en disgrce dans ce trou duPuy.

    Il a crit un livre les Vacances dOscar.On les donne en prix, et aprs ce que jai entendu dire, ce que jai lu

    propos des gens qui taient auteurs, je suis pris dune vnration profonde,dune admiration muette pour lauteur des Vacances dOscar, qui daigne treproviseur dans notre petite ville, proviseur de mon pre, et qui salue ma mrequand il la rencontre.

    Jai dvor les Vacances dOscar.Je vois encore le volume cartonn de vert, dun vert marbr qui

    blanchissait sous le pouce et poissait les mains, avec un dos de peau blanche,souvrant mal, imprim sur papier chandelle. Eh bien ! il tombe de cespages, de ce malheureux livre, dans mon souvenir, il tombe une impressionde fracheur chaque fois que jy songe !

    Il y a une histoire de pche que je nai point oublie.Un grand filet luit au soleil, les gouttes deau roulent comme des perles,

    les poissons frtillent dans les mailles ; deux pcheurs sont dans leaujusqu la ceinture, cest le frisson de la rivire.

  • 18

    Il avait su, cet Hennequin, ce proviseur dgomm, ce chantre du petitOscar, traner ce grand filet le long dune page et faire passer cette riviredans un coin de chapitre

    Le professeur de philosophie M. Beliben petit, fluet, une tte commele poing, trois cheveux, et un filet de vinaigre dans la voix.

    Il aimait prouver lexistence de Dieu, mais si quelquun glissait unargument, mme dans son sens, il indiquait quon le drangeait, il lui fallaittoute la table, comme pour une russite.

    Il prouvait lexistence de Dieu avec des petits morceaux de bois, desharicots.

    Nous plaons ici un haricot, bon ! l, une allumette. MadameVingtras, une allumette ? Et maintenant que jai rang, ici les vices delhomme, l les vertus, jarrive avec les FACULTS DE LME.

    Ceux qui ntaient pas au courant regardaient du ct de la porte silentrait quelquun, ou du ct de sa poche, pour voir sil allait sortir quelquechose. Les facults de lme, ctait de la haute, du chenu ! Ma mre taitflatte.

    Les voici ! On se tournait encore, malgr soi, pour saluer ces dames ; mais Beliben

    vous reprenait par le bouton du paletot et tapait avec impatience sur la table.Il lui fallait de lattention. Que diable ! voulait-on quil prouvt lexistencede Dieu, oui ou non !

    Moi, a mest gal ; et vous ? disait mon oncle Joseph son voisin,qui faisait chut, et allongeait le cou pour mieux voir.

    Mon oncle remettait nonchalamment ses mains dans ses poches etregardait voler les mouches.

    Mais le professeur de bon Dieu tenait avoir mon oncle pour lui et leramenait son sujet, lagrippant par son amour-propre et saccrochant sonmtier.

    Chadenas, vous qui tes menuisier, vous savez quavec le compas Il fallait aller jusquau bout : la fin le petit homme cartait sa chaise,

    tendait une main, montrait un coin de la table et disait : DIEU EST L. On regardait encore, tout le monde se pressait pour voir : tous les haricots

    taient dans un coin avec les allumettes, les bouts de bouchons et quelquesautres salets, qui avaient servi la dmonstration de ltre suprme.

    Il parat que les vertus, les vices, les facults de lme venaient toutes fa-ta-le-ment aboutir ce tas-l. Tous les haricots y sont. Donc Dieu existe.C.Q.F.D.

  • 19

    IVLa petite ville

    La porte de Pannesac.Elle est en pierre, cette porte, et mon pre me dit mme que je puis me

    faire une ide des monuments romains en la regardant.Jai dabord une espce de vnration, puis a mennuie ; je commence

    prendre le dgot des monuments romains.Mais la rue ! Elle sent la graine et le grain.Les culasses de bl saffaissent et se tassent comme des endormis, le long

    des murs. Il y a dans lair la poussire fine de la farine et le tapage desmarchs joyeux. Cest ici que les boulangers ou les meuniers, ceux qui fontle pain, viennent sapprovisionner.

    Jai le respect du pain.Un jour je jetais une crote, mon pre est all la ramasser. Il ne ma pas

    parl durement comme il le fait toujours. Mon enfant, ma-t-il dit, il ne faut pas jeter le pain ; cest dur gagner.

    Nous nen avons pas trop pour nous ; mais si nous en avions trop, il faudraitle donner aux pauvres. Tu en manqueras peut-tre un jour, et tu verras cequil vaut. Rappelle-toi ce que je te dis l, mon enfant !

    Je ne lai jamais oubli.Cette observation, qui, pour la premire fois peut-tre dans ma vie de

    jeunesse, me fut faite sans colre, mais avec dignit, me pntra jusquaufond de lme ; et jai eu le respect du pain depuis lors.

    Les moissons mont t sacres, je nai jamais cras une gerbe, pouraller cueillir un coquelicot ou un bluet ; jamais je nai tu sur sa tige la fleurdu pain !

    Ce quil me dit des pauvres me saisit aussi et je dois peut-tre cesparoles, prononces simplement ce jour-l, davoir toujours eu le respect, ettoujours pris la dfense de ceux qui ont faim.

    Tu verras ce quil vaut. Je lai vu.

    Aux portes des alles sont des mitrons en jupes comme des femmes,jambes nues, petite camisole bleue sur les paules.

    Ils ont les joues blanches comme de la farine et la barbe blonde commede la crote.

  • 20

    Ils traversent la rue pour aller boire une goutte, et blanchissent, enpassant, une main dami quils rencontrent, ou une paule de monsieur quilsfrlent.

    Les patrons sont au comptoir, o ils psent les miches, et eux aussi ontdes habits avec des tons blanchtres, ou couleur de seigle. Il y a des gteaux,outre les miches, derrire les vitres : des brioches comme des nez pleins, etdes tartelettes comme du papier mou.

    ct des haricots ou des graines charnues comme des fruits verts ouluisants comme des cailloux de rivire, les marchands avaient du plomb dansles cuelles de bois.

    Ctait donc l ce quon mettait dans un fusil ? ce qui tuait les livreset traversait les curs doiseaux ? On disait mme que les charges parfoisfaisaient balle et pouvaient casser un bras ou une mchoire dhomme.

    Je plongeais mes doigts l-dedans, comme tout lheure javais plongmon poing dans les sacs de grain, et je sentais le plomb qui roulait etfilait entre les jointures comme des gouttes deau. Je ramassais comme desreliques ce qui tait tomb des cuelles et des sacs.

    Les articles de pche aussi se vendaient Pannesac.Tout ce qui avait des tons vifs ou des couleurs fauves, gros comme un pois

    ou comme une orange, tout ce qui tait une tache de couleur vigoureuse ougaie, tout cela faisait marque dans mon il denfant triste, et je vois encoreles bouchons vernis de rouge et les belles lignes luisantes comme du satinjaune.

    Avoir une ligne, la jeter dans le frais des rivires, ramener un poisson quiluirait au soleil comme une feuille de zinc et deviendrait dor dans le beurre !

    Un goujon pris par moi !Il portait toute mon imagination sur ses nageoires !Jallais donc vivre du produit de ma pche ; comme les insulaires dont

    javais lu lhistoire dans les voyages du capitaine Cook.Javais lu aussi quils faisaient des vitres leurs huttes avec de la colle de

    poisson, et je voyais le jour o je placerais les carreaux toutes les fentresde ma famille ; je me proposais de gratter tout ce qui mordrait et demettre ce rsidu dcaille et de fiente dans ma grande poche.

    Je le fis plus tard ; mais la fermentation, au fond de la poche, produisitdes rsultats inattendus, la suite desquels je fus un objet de dgot pourmes voisins.

  • 21

    Cela branla ma confiance dans les rcits des voyageurs, et le doutesleva dans mon esprit.

    Il y avait une picerie dans le fond de Pannesac, qui ajoutait aux odeurstranquilles du march une odeur touffe, chaude, violente, quexhalaientles morues sales, les fromages bleus, le suif, la graisse et le poivre.

    Ctait la morue qui dominait, en me rappelant plus que jamais lesinsulaires, les huttes, la colle et les phoques fums.

    Je lanais un dernier regard sur Pannesac, et je manquais rgulirementdtre cras, prs de la porte de pierre.

    Je me jetais de ct pour laisser passer les grands chariots qui portaienttous ces fonds de campagne, ces jardins en panier, ces moissons en sac. Ceschariots avaient lair des voitures de fte dans les mascarades italiennes,avec leur monde denfarins et de pierrots dos dHercule !

    L-haut, tout l-haut, est lcole normale.

    Le fils du directeur vient me prendre quelquefois pour jouer.Il y a un jardin derrire lcole ; avec une balanoire et un trapze.Je regarde avec admiration ce trapze et cette balanoire ; seulement il

    mest dfendu dy monter.Cest ma mre qui a recommand aux parents du petit garon de ne pas

    me laisser me balancer ou me pendre.Mme Haussard, la directrice, ne se soucie pas dtre toujours me

    surveiller ; mais elle ma fait promettre dobir ma mre. Jobis.Mme Haussard aime bien son fils, autant que ma mre maime ; et elle lui

    permet pourtant ce quon me dfend !Jen vois dautres, pas plus grands que moi, qui se balancent aussi.Ils se casseront donc les reins ?Oui, sans doute ; et je me demande tout bas si ces parents qui laissent

    ainsi leurs enfants jouer ces jeux-l ne sont pas tout simplement des gensqui veulent que leurs enfants se tuent. Des assassins sans courage ! desmonstres ! qui, nosant pas noyer leurs petits, les envoient au trapze et la balanoire !

    Car enfin, pourquoi ma mre maurait-elle condamn ne point faire ceque font les autres ?

    Pourquoi me priver dune joie ?Suis-je donc plus cassant que mes camarades ?

  • 22

    Ai-je t recoll comme un saladier ?Y a-t-il un mystre dans mon organisation ?Jai peut-tre le derrire plus lourd que la tte !Je ne peux pas le peser part pour tre sr.En attendant je rde, le museau en lair, sous le petit gymnase, que je

    touche du doigt en sautant comme un chien aprs un morceau de sucre plactrop haut.

    Mais que je voudrais donc avoir la tte en bas !Oh ! ma mre ! ma mre !Pourquoi ne me laissez-vous pas monter sur le trapze et me mettre la

    tte en bas !Rien quune fois !Vous me fouetterez aprs, si vous voulez !

    Mais cette mlancolie mme vient mon secours et me fait trouver lessoires plus belles et plus douces sur la grande place qui est devant lcole,et o je vais, quand je suis triste davoir vu le trapze et la balanoire metendre inutilement les bras dans le jardin !

    La brise secoue mes cheveux sur mon front et emporte avec elle mabouderie et mon chagrin.

    Je reste silencieux, assis quelquefois comme un ancien sur un banc, enremuant la terre devant moi avec un bout de branche, ou relevant tout duncoup ma tte pour regarder lincendie qui steint dans le ciel

    Tu ne dis rien, me fait le petit de lcole normale, quoi penses-tu ? quoi je pense ? Je ne sais pas. Je ne pense pas ma mre, ni au bon Dieu, ni ma classe ; et voil que

    je me mets bondir ! Je me fais leffet dun animal dans un champ, quiaurait cass sa corde ; et je grogne, et je caracole comme un cabri, au grandtonnement de mon petit camarade, qui me regarde gambader, et sattend me voir brouter.

    Jen ai presque envie.

  • 23

    VLa toilette

    Un jour, un homme qui voyageait ma pris pour une curiosit du pays, etmayant vu de loin, est accouru au galop de son cheval. Son tonnement at extrme, quand il a reconnu que jtais vivant. Il a mis pied terre, etsadressant ma mre, lui a demand respectueusement si elle voulait bienlui indiquer ladresse du tailleur qui avait fait mon vtement.

    Cest moi , a-t-elle rpondu, rougissant dorgueil.Le cavalier est reparti et on ne la plus revu.Ma mre ma parl souvent de cette apparition, de cet homme qui se

    dtournait de son chemin pour savoir qui mhabillait.

    Je suis en noir souvent, rien nhabille comme le noir , et en habit, enfrac, avec un chapeau haut de forme ; jai lair dun pole.

    Cependant, comme juse beaucoup, on ma achet, dans la campagne, unetoffe jaune et velue, dont je suis envelopp. Je joue lambassadeur lapon.Les trangers me saluent ; les savants me regardent.

    Mais ltoffe dans laquelle on a taill mon pantalon se sche et se racornit,mcorche et mensanglante.

    Hlas ! je vais non plus vivre, mais me traner.Tous les jeux de lenfance me sont interdits. Je ne puis jouer aux barres,

    sauter, courir, me battre. Je rampe seul, calomni des uns, plaint par lesautres, inutile ! Et il mest donn, au sein mme de ma ville natale, douzeans, de connatre, isol dans ce pantalon, les douleurs sourdes de lexil.

    Mme Vingtras y met quelquefois de lespiglerie.On mavait invit pendant le carnaval un bal denfants. Ma mre ma

    vtu en charbonnier. Au moment de me conduire, elle a t force dallerailleurs ; mais elle ma men jusqu la porte de M. Puissegat, chez qui sedonnait le bal.

    Je ne savais pas bien le chemin et je me suis perdu dans le jardin ; jaiappel.

    Une servante est venue et ma dit : Cest vous, le petit Choufloux, qui venez pour aider la cuisine ? Je nai pas os dire que non, et on ma fait laver la vaisselle toute la nuit.Quand le matin ma mre est venue me chercher, jachevais de rincer les

    verres ; on lui avait dit quon ne mavait pas aperu ; on avait fouill partout.

  • 24

    Je suis entr dans la salle pour me jeter dans ses bras : mais, ma vue, lespetites filles ont pouss des cris, des femmes se sont vanouies, lapparitionde ce nain, qui roulait travers ces robes fraches, parut singulire toutle monde.

    Ma mre ne voulait plus me reconnatre ; je commenais croire quejtais orphelin !

    Je navais cependant qu lentraner et lui montrer ; dans un coin,certaine place couture et violace, pour quelle crit linstant : Cestmon fils ! Un reste de pudeur me retenait. Je me contentai de faire dessignes, et je parvins me faire comprendre.

    On memporta comme on tire le rideau sur une curiosit.

    La distribution des prix est dans trois jours.Mon pre, qui est dans le secret des dieux, sait que jaurai des prix, quon

    appellera son fils sur lestrade, quon lui mettra sur la tte une couronne tropgrande, quil ne pourra ter quen scorchant, et quil sera embrass sur lesdeux joues par quelque autorit.

    Mme Vingtras est avertie, et elle songeComment habillera-t-elle son fruit, son enfant, son Jacques ? Il faut quil

    brille, quon le remarque, on est pauvre, mais on a du got. Moi dabord, je veux que mon enfant soit bien mis. On cherche dans la grande armoire o est la robe de noce, o sont les

    fourreaux de parapluie, les restes de jupe, les coupons de soie.Elle sgratigne enfin une toffe criante, qui a des reflets de tigre au

    soleil ; une toffe comme une lime, qui exaspre les doigts quand on latouche, et qui flambe au grand air comme une casserole ! Une belle toffe,vraiment, et qui vient de la grand-mre, et quon a paye prix dor. Oui,mon enfant, prix dor, dans lancien temps.

    Jacques, je vais te faire une redingote avec a, men priver pour toi !et ma mre ravie me regarde du coin de lil, hoche ta tte, sourit du souriredes sacrifies heureuses.

    Jespre quon vous gte, Monsieur , et elle sourit encore, et elledodeline de la tte, et ses yeux sont noys de tendresse.

    Cest une folie ! tant pis ! on fera une redingote Jacques avec a. On ma essay la redingote, hier soir, et mes oreilles saignent, mes ongles

    sont uss. Cette toffe crve la vue et chatouille si douloureusement la peau ! Seigneur ! dlivrez-moi de ce vtement ! Le ciel ne mentend pas ! La redingote est prte.

  • 25

    Non, Jacques, elle nest pas prte. Ta mre est fire de toi ; ta mre taimeet veut te le prouver.

    Te figures-tu quelle te laissera entrer dans ta redingote, sans ajouter ungrain de beaut, une mouche, un pompon, un rien sur le revers, dans le dos,au bout des manches ! Tu ne connais pas ta mre, Jacques !

    Et ne la vois-tu pas qui joue, la fois orgueilleuse et modeste, avec desnoyaux verts !

    La mre de Jacques lui fait mme kiki dans le cou.Il ne rit pas. Ces noyaux lui font peur !Ces noyaux sont des boutons, vert vif, vert gai, en forme dolives, quon

    va, voyez si Mme Vingtras pargne rien ! quon va coudre tout le long, la polonaise ! la polonaise, Jacques !

    Ah ! quand, plus tard, il fut dur pour les Polonais, quoi dtonnant !Le nom de cette nation, voyez-vous, resta chez lui cousu un souvenirterrible la redingote de la distribution des prix, la redingote noyaux, auxboutons ovales comme des olives et verts comme des cornichons.

    Joignez cela quon mavait affubl dun chapeau haut de forme quejavais bross rebrousse-poil et qui se dressait comme une menace sur matte.

    Des gens croyaient que ctaient mes cheveux et se demandaient quellefureur les avait fait se hrisser ainsi. Il a vu le diable , murmuraient lesbates en se signant

    Javais un pantalon blanc. Ma mre stait saigne aux quatre veines.Un pantalon blanc sous-pieds !Des sous-pieds qui avaient lair dinstruments pour un pied-bot et qui

    tendaient la culotte la faire craquer.Il avait plu, et, comme on tait venu vite, javais des plaques de boue

    dans les mollets, et mon pantalon blanc, tremp par endroits, coll sur mescuisses.

    Mon fils , dit ma mre dune voix triomphante en arrivant la portedentre et en me poussant devant elle.

    Celui qui recevait les cartes faillit tomber de son haut, et me chercha sousmon chapeau, interrogea ma redingote, leva les mains au ciel.

    Jentrai dans la salle.Javais t mon chapeau en le prenant par les poils ; jtais

    reconnaissable, ctait bien moi, il ny avait pas sy tromper, et je ne pusjamais dans la suite invoquer un alibi.

    Mais, en voulant monter par-dessus un banc pour arriver du ct dema classe, voil un des sous-pieds qui craque, et la jambe du pantalon qui

  • 26

    remonte comme un lastique ! Mon tibia se voit, jai lair dtre en caleoncette fois ; les dames ; que mon cynisme outrage, se cachent derrire leurventail

    Du haut de lestrade, on a remarqu un tumulte dans le fond de la salle.Les autorits se parlent loreille, le gnral se lve et regarde : on se

    demande le secret de ce tapage. Jacques, baisse ta culotte , dit ma mre ce moment, dune voix qui

    me fusille et part comme une dcharge dans le silence.Tous les regards sabaissent sur moi.Il faut cependant que ce scandale cesse. Un officier plus nergique que

    les autres donne un ordre : Enlevez lenfant aux cornichons !

    Lordre sexcute discrtement ; on me tire de dessous la banquette o jemtais tapi dsespr, et la femme du censeur, qui se trouve l, memmne,avec ma mre, hors de la salle, jusqu la lingerie, o on me dshabille.

    Ma mre me contemple avec plus de piti que de colre. Tu nes pas fait pour porter la toilette, mon pauvre garon ! Elle en parle comme dune infirmit et elle a lair dun mdecin qui

    abandonne un malade.Je me laisse faire. On me loge dans la dfroque dun petit, et ce petit est

    encore trop grand, car je danse dans ses habits. Quand je rentre dans la salle,on commence croire une mystification.

    Tout lheure javais lair dun lopard, jai lair dun vieillardmaintenant. Il y a quelque chose l-dessous.

    Le bruit se rpand, dans certaines parties de la salle, que je suis le fils delescamoteur qui vient darriver dans la ville et qui veut se faire remarquerpar un tour nouveau. Cette version gagne du terrain ; heureusement on meconnat, on connat ma mre ; il faut bien se rendre lvidence, ces bruitstombent deux-mmes, et lon finit par moublier.

    Jcoute les discours en silence et en me fourrant les doigts dans le nez,avec peine, car mes manches sont trop longues.

    cause de lorage la distribution a lieu dans un dortoir, un dortoir donton a enlev les lits en les entassant avec leurs accessoires dans une sallevoisine. On voyait dans cette salle par une porte vitre, qui aurait d avoirun rideau, mais nen avait pas ; on distinguait des vases en piles, des vasesqui pendant lanne servaient, mais quon retirait de dessous les lits pendantles vacances. On en avait fait une pyramide blanche.

  • 27

    Ctait le coin le plus gai ; un malin petit rayon de soleil avait choisi leventre dun de ces vases pour y faire des siennes, sy mirer, coqueter, danser,le mutin, et il sen donnait cur joie !

    Adosse cette salle tait lestrade, avec le personnel de la baraque,je veux dire du collge : Monseigneur au centre, le prfet gauche, legnral droite, galonns, teints de violet, panachs de blanc, cuirasssdor comme les cuyers du cirque Bouthors. Il ny avait pas de chameau,malheureusement.

    Je, crus voir un lphant ; ctait un haut fonctionnaire qui avait la tte,la poitrine, le ventre et les pieds couleur dlphant, mais qui tait douanierde son tat ou capitaine de gendarmerie, jai oubli. Il tait gros comme unebarrique et essouffl comme un phoque : il avait beaucoup du phoque.

    Cest lui qui me couronna pour le pris dHistoire sainte. Il me dit : Cestbien, mon enfant ! Je croyais quil allait dire Papa et replonger dansson baquet.

  • 28

    VIVacances

    Je mamuse un peu pendant les vacances chez Soubeyrou, puis Farreyrolles.

    M. Soubeyrou est un maracher des environs.Trois fois par semaine, mon pre donne quelques leons au fils de ce

    jardinier, et comme lenfant est maladif, sort peu, on a demand que je vinsselui tenir compagnie de temps en temps.

    Je prends le plus long pour arriver.

    Je suis donc libre !

    Ce nest pas pour faire une commission, avec lordre de revenir tout desuite et de ne rien casser ; ce nest pas accompagn, surveill, press, que jedescends la rue en me laissant glisser sur la rampe de fer.

    Non. Jai mon temps, une aprs-midi, toute une aprs-midi ! Cela tamuse daller chez M. Soubeyrou ? demande ma mre. Oui, mman. Mais un oui lent, un oui avec une moue.Tiens ! si je disais trop vite que a mamuse, elle serait capable de

    mempcher dy aller.Si une chose me chagrine bien, me rpugne, peut me faire pleurer, ma

    mre me limpose sur-le-champ. Il ne faut pas que les enfants aient de volont ; ils doivent shabituer

    tout. Ah ! les enfants gts ! Les parents sont bien coupables qui leslaissent faire tous leurs caprices

    Je dis : Oui, mman , de faon quelle croie que cest non, et je melaisse habiller et sermonner en rechignant.

    Je descends dans la ville.Je ne marrte pas au Martouret, parce que ma mre peut me voir des

    fentres de notre appartement, perch l-haut au dernier tage dune maison,qui est la plus haute de la ville.

  • 29

    Je fais le sage et le press en passant sur le march ; mais, dans la ruePorte-Aiguire, je mabrite derrire le premier gros homme qui passe, etjentre dans la cour de lauberge du Cheval-Blanc.

    De cette cour, je vois la rue en biais, et je puis dvorer des yeux ladevanture du bourrelier, o il y a des tas de houppes et de grelots, despompons bleus, de grands fouets couleur-de cigare et des harnais qui brillentcomme de lor.

    Je reste cach le temps quil faut pour voir si ma mre est la fentreet me surveille encore ; puis, quand je me sens libre, je sors de la cour duCheval-Blanc et je me mets regarder les boutiques loisir.

    Il y a un chaudronnier en train de taper sur du beau cuivre rouge, que lemarteau marque comme une croupe de jument pommele et qui fait dzine,dzine , sur le carreau ; chaque coup me fait froncer la peau et cligner desyeux.

    Puis cest la boutique dArnaud, le cordonnier, avec sa botte verte pourenseigne, une grande botte cambre, qui a un peron et un gland dor ; lavitrine stalent des bottines de satin bleu, de soie rose, couleur de prune,avec des nuds comme des bouquets, et qui ont lair vivantes.

    ct, les pantoufles qui ressemblent des souliers de Nol.Mais le fils du jardinier attend.Je marrache ces parfums du cirage et ces flamboiements de vernis.

    Je prends le BreuilIl y a un dcrotteur qui est populaire et quon appelle Moustache.Mon rve est de me faire dcrotter un jour par Moustache, devenir l

    comme un homme, de lui donner mon pied, sans trembler, si je puis, etde paratre habitu ce luxe, de tirer ngligemment mon argent de ma pocheen disant, comme font les messieurs qui lui jettent leurs deux sous :

    Pour la goutte, Moustache !Je ny arriverai jamais ; je mexerce pourtant !Pour la goutte Moustache !Jai essay toutes les inflexions de voix ; je me suis cout, jai prt

    loreille, travaill devant la glace, fait le geste :Pour la goutteNon, je ne puis !Mais, chaque fois que je passe devant Moustache, je marrte le

    regarder ; je mhabitue au feu, je tourne et retourne autour de sa botte dcrotter ; il ma mme cri une fois :

    Cirer vos bottes, mssieu ?Jai failli mvanouir.

  • 30

    Je navais pas deux sous, je nai pu les runir que plus tard dansune autre ville, et je dus secouer la tte, rpondre par un signe, avec unsourire ple comme celui dune femme qui voudrait dire : Il mest dfendudaimer !

    Au fond du Breuil est la tannerie avec ses pains de tourbe, ses peaux quischent, son odeur aigre.

    Je ladore, cette odeur montante, moutardeuse, verte si lon peut direverte, comme les cuirs qui faisandent dans lhumidit ou qui font scherleur sueur au soleil.

    Du plus loin que jarrivais dans la ville du Puy, quand jy revins plustard, je devinais et je sentais la tannerie du Breuil. Chaque fois quune deces fabriques sest trouve sur mon chemin, deux lieues la ronde, je laiflaire, et jai tourn de ce ct mon nez reconnaissant

    Je ne me souviens plus du chemin, je ne sais par o je passais, commentfinissait la ville.

    Je me rappelle seulement que je me trouvais le long dun foss qui sentaitmauvais, et que je marchais travers un tas dherbes et de plantes qui nesentaient pas bon.

    Jarrivais dans le pays des jardiniers. Que cest vilain, le pays desmarachers !

    Autant jaimais les prairies vertes, leau vive, la verdure des haies ; autantjavais le dgot de cette campagne arbres courts, plantes ples, quipoussent, comme de la barbe de vieux, dans un terrain de sable ou de boue,sur le bord des villes.

    Quelques feuilles jauntres, dessches, galeuses, pendaient avec desteintes doreilles de poitrinaires.

    On avait dshonor toutes les places, et lon drangeait chaque instantun tourbillon dinsectes qui se rgalaient dun chien crev.

    Pas dombre !Des melons qui ont lair de boulets chauffs blanc ; des choux rouges,

    violets, on dirait des apoplexies, une odeur de poireau et doignons !

    Jarrive chez M. Soubeyrou.Je reste, avec le petit malade, dans la serre.

  • 31

    Il est tout ple, avec un grand sourire et de longues dents, le blanc desyeux tach de jaune ; il me montre un tas de livres quon lui a achets pourquil ne sennuie pas trop.

    Un sope avec des gravures colories.Je me rappelle encore une de ces gravures qui reprsentait Bore, le Soleil

    et un voyageur.Le voyageur avait de la sueur chocolat qui lui coulait sur le front et un

    norme manteau lie de vin.

    Veux-tu tamuser, maider arroser les choux ? me dit le preSoubeyrou, qui tient un arrosoir de chaque main et qui marche le pantalonretrouss, les jambes et les pieds nus, depuis le matin.

    Son mollet ressemble, velu et cuit par la chaleur, une patte de cochongrill ; il a sa chemise trempe et des gouttes deau roulent sur le poil deson poitrail.

    Non, je ne veux pas mamuser, aider arroser les choux !Si a lamuse lui, tant mieux !Je ne veux pas priver M. Soubeyrou dun plaisir, et je lui rponds par un

    mensonge. Je suis tomb hier, et je me suis fait mal aux reins. Jaime les choux, mais cuits.Je ne fuis pas le baquet maternel, la vaisselle de mes pres, pour venir

    tirer de leau chez des trangers.Je tire assez deau comme cela dans la semaine, et je sens assez loignon.Non, monsieur Soubeyrou, je ne vous suivrai pas ce puits l-bas : je ne

    tournerai pas la manivelle, je ne ferai pas venir le seau, je ne me livrerai pasau travail honnte des jardins.

    Je suis corrompu, malsain, que voulez-vous !Mais je ne veux pas tirer deau !

    Devant les messageries

    En revenant, je fais le grand tour et je passe devant le caf desMessageries.

    Lenseigne est en lettres qui forment chacune une figure, une bonnefemme, un paysan, un soldat, un prtre, un singe.

    Cest peint avec une couleur jus de tabac, sur un fond gris, et cest unehistoire qui se suit depuis le C de Caf jusqu lS de Messageries.

    Je nai jamais eu le temps de comprendre.

  • 32

    Il fallait rentrer.Puis, tandis que je regardais lenseigne, que ma curiosit saisissait le

    cotillon de la bonne femme, le grand faux-col du paysan, la giberne dusoldat, le rabat du cur, la queue du singe, autour de moi on attelait leschevaux, on lavait les voitures ; les palefreniers, le postillon et le conducteurfaisaient leur mtier, donnaient de la brosse, du fouet ou de la trompe.

    Les voyageurs venaient prendre leurs places, retenir un coin.Jtais l quelquefois larrive : la diligence traversait le Breuil avec un

    bruit denfer, en soulevant des flots de poussire ou en envoyant des toilesde boue.

    Elle tait assaillie par un troupeau de portefaix qui se disputaient lesbagages, et vomissait de ses flancs jaunes des gens engourdis qui stiraientles jambes sur le pav.

    Ils tombaient dans les bras dun parent, dun ami, on se serrait la main,on sembrassait ; ctaient des adieux, des au revoir, nen plus finir.

    On avait fait connaissance en route ; les messieurs saluaient avec regretdes dames, qui rpondaient avec rserve :

    O aurai-je le plaisir de vous retrouver ? Nous nous rencontrerons peut-tre. Ah ! voici maman. Voici mon mari. Je vois mon frre qui arrive avec sa femme. Il y avait des Anglais qui ne disaient rien et des commis-voyageurs qui

    parlaient beaucoup.Tout le monde remuait, courait, schappait comme les insectes quand je

    soulevais une pierre au bord dun champ.

    Jen ai vu pourtant qui restaient l, la mme place, fouillant le boulevardet le Breuil du regard, attendant quelquun qui ne venait pas.

    Il y en avait qui juraient, dautres qui pleuraient.

    Je me rappelle une jeune femme qui avait une tte fine, longue et ple.Elle attendit longtempsQuand je partis, elle attendait encore. Ce ntait pas son mari, car sur la

    petite malle quelle avait ses pieds, il y avait crit : Mademoiselle. Je la rencontrai quelques jours plus tard devant la poste ; les fleurs de

    son chapeau taient fanes, sa robe de mrinos noir avait des reflets roux,ses gants taient blanchis au bout des doigts. Elle demandait sil ntait pasvenu de lettre telle adresse : poste restante.

    Je vous ai dit que non.

  • 33

    Il ny a plus de courrier aujourdhui ? Non. Elle salua, quoiquon ft grossier, poussa un soupir et sloigna pour

    aller sasseoir sur un banc du Fer--cheval, o elle resta jusqu ce que desofficiers qui passaient lobligrent, par leurs regards et leurs sourires, selever et partir.

    Quelques jours aprs, on dit chez nous quil y avait sur le bord de leaule cadavre dune femme qui stait noye. Jallai voir. Je reconnus la jeunefille la tte ple

    Je vais chez mes tantes Farreyrolles.Jarrive souvent au moment o lon se met table.Une grosse table, avec deux tiroirs de chaque bout et deux grands bancs

    de chaque ct.Dans ces tiroirs il trane des couteaux, de vieux oignons, du pain. Il y a des

    taches bleues au bord des crotes, comme du vert-de-gris sur de vieux sous.Sur les deux bancs sabattent la famille et les domestiques.On mange entre deux prires.Cest loncle Jean qui dit le bndicit.Tout le monde se tient debout, tte nue, et se rassoit en disant : Amen ! Amen ! est le mot que jai entendu le plus souvent quand jtais petit.Amen ! et le bruit des cuillers de bois commence ; un bruit mou, tout bte.Viennent les grandes taillades de pain, comme des coups de faucille. Les

    couteaux ont des manches de corne, avec de petits clous cercle jaune, ondirait les yeux dor des grenouilles.

    Ils mangent en bavant, ouvrent la bouche en long ; ils se mouchent avecleurs doigts, et sessuient le nez sur leurs manches.

    Ils se donnent des coups de coude dans les ctes, en manire dechatouillade.

    Ils rient comme de gros bbs ; quand ils clatent, ils renclent commedes nes ou beuglent comme des bufs.

    Cest fini, ils remettent le couteau il de grenouille dans la grandepoche qui va jusquaux genoux, se passent le dos de la main sur la bouche,se balayent les lvres, et retirent leurs grosses jambes de dessous la table.

    Ils vont flner dans la cour, sil fait soleil, bavarder sous le porche delcurie, sil pleut ; soulevant peine leurs sabots qui ont lair de souches,o se sont enfoncs leurs pieds.

  • 34

    Je les aime tant avec leur grand chapeau larges ailes et leur long tablierde cuir ! Ils ont de la terre aux mains, dans la barbe, et jusque dans le poilde leur poitrail ; ils ont la peau comme de lcorce, et des veines commedes racines darbres.

    Quelquefois, quand leur tablier de cuir est bas, le vent entrouvre leurchemise toute grande, et en dessous du triangle de hle qui fait pointe aucreux de lestomac, on voit de la chair blanche, tendre comme un dos debrebis tondue ou de cochon jeune.

    Je les approche et je les touche comme on tte une bte ; ils me regardentcomme un animal de luxe, moi de la ville ! quelques-uns me comparent un cureuil, mais presque tous un singe.

    Je nen suis pas plus lier, et je les accompagne dans les champs, en leurempruntant, laiguillon pour piquer les bufs.

    Jentre jusquau genou dans les sillons, la saison du labourage ; je meroule dans lherbe au moment o lon fait les foins, je piaule comme lescailles qui senvolent, je fais des culbutes comme les petits qui tombent desnids quand la charrue passe.

    Oh ! quels bons moments jai eus dans une prairie, sur le bord dunruisseau bord de fleurs jaunes dont la queue tremblait dans leau, avec descailloux blancs dans le fond, et qui emportait les bouquets de feuilles et lesbranches de sureau dor que je jetais dans le courant !

    Ma mre naime pas que je reste ainsi, muet, la bouche bante, regardercouler leau.

    Elle a raison, je perds mon temps. Au lieu dapporter ta grammaire latine pour apprendre tes leons ! Puis, faisant lmue, affichant la sollicitude : Si cest permis, tout tach de vert, des talons pleins de boue On ten

    achtera des souliers neufs pour les arranger comme cela ! Allons, repars la maison, et tu ne sortiras pas ce soir !

    Je sais bien que les souliers sabment dans les champs et quil fautmettre des sabots, mais ma mre ne veut pas ! ma mre me fait donner delducation, elle ne veut pas que je sois un campagnard comme elle !

    Ma mre veut que son Jacques soit un Monsieur.Lui a-t-elle fait des redingotes avec olives, achet un tuyau de pole, mis

    des sous-pieds, pour quil retombe dans le fumier, retourne lcurie mettredes sabots !

    Ah oui ! je prfrerais des sabots ! jaime encore mieux lodeur deFlorimond le laboureur que celle de M. Sother, le professeur de huitime ;jaime mieux faire des paquets de foin que lire ma grammaire, et rder dansltable que traner dans ltude.

  • 35

    Je ne me plais qu nouer des gerbes, soulever des pierres, lier desfagots, porter du bois !

    Je suis peut-tre n pour tre domestique !Cest affreux ! oui, je suis n pour tre domestique ! je le vois ! je le

    sens ! ! !Mon Dieu ! Faites que ma mre nen sache rien !Jaccepterais dtre Pierrouni le petit vacher, et daller, une branche la

    main, une pomme verte aux dents, conduire les btes dans le pturage, prsdes mres, pas loin du verger.

    Il y a des glantiers rouges dans les buissons, et l-haut un point barbu,qui est un nid ; il y a des btes du bon Dieu, comme de petits haricots quivolent, et dans les fleurs, des mouches vertes qui ont lair saoules.

    On laisse Pierrouni se dpoitrailler, quand il a chaud, et se dpeignerquand il en a envie.

    On nest pas toujours lui dire : Laisse tes mains tranquilles, quest-ce que tu as donc fait ta cravate ?

    Tiens-toi droit. Est-ce que tu es bossu ? Il est bossu ! Boutonne tongilet. Retrousse ton pantalon, Quest-ce que tu as fait de lolive ? Lolivel, gauche, la plus verte ! Ah ! cet enfant me fera mourir de chagrin !

    Mais les grands domestiques aussi sont plus heureux que mon pre !Ils nont pas besoin de porter des gilets boutonns jusquen haut pour

    couvrir une chemise de trois jours ! Ils nont pas peur de mon oncle Jeancomme mon pre a peur du proviseur ; ils ne se cachent pas pour rire et boireun verre de vin, quand ils ont des sous ; ils chantent de bon cur, pleinevoix, dans les champs, quand ils travaillent ; le dimanche, ils font tapage lauberge.

    Ils ont, au derrire de leur culotte, une pice qui a lair dun empltre :verte, jaune ; mais cest la couleur de la terre, la couleur des feuilles, desbranches et des choux.

    Mon pre, qui nest pas domestique, mnage, avec des frissonnementsqui font mal, un pantalon de casimir noir, qui a aval dj dix cheveaux defil, tu vingt aiguilles, mais qui reste grl, fragile et mou !

    peine il peut se baisser, peine pourra-t-il saluer demainSil ne salue pas, celui-ci celui-l (il y a donner des coups de

    chapeau tout le monde, au proviseur, au censeur, etc.), sil ne salue pas enfaisant des grces, dont le derrire du pantalon ne veut pas, mais alors onlappelle chez le proviseur !

    Et il faudra sexpliquer ! pas comme un domestique, non ! comme unprofesseur. Il faudra quil demande pardon.

  • 36

    On en parle, on en rit, les lves se moquent, les collgues aussi. On luipaye ses gages (ma mre nomme a les appointements ) et on lenvoie endisgrce quelque part faire mieux raccommoder ses culottes, avec sa femme,qui a toujours lhorreur des paysans ; avec son fils qui les aime encore

    Je me suis battu une fois avec le petit Viltare, le fils du professeur deseptime.

    a t toute une affaire !On a fait comparatre mon pre, ma mre ; la femme du proviseur sen

    est mle ; il a fallu apaiser Mme Viltare qui criait : Si maintenant les fils de pion assassinent les fils de professeur ! Le petit Viltare mavait jet de lencre sur mon pantalon et mis du bitume

    dans le cou : je ne lai pas assassin, mais je lui ai donn un coup de poinget un croc en jambe, il est tomb et sest fait une bosse.

    On a amen cette bosse chez le proviseur (qui sen moque comme deColin Tampon, qui se fiche de M. Viltare comme de M. Vingtras), mais quidoit surveiller la discipline et faire respecter la hirarchie ; je les entendstoujours dire a. Il ma fait venir, et jai d demander pardon M. Viltare, Mme Viltare, puis embrasser le petit Viltare, et enfin rentrer la maisonpour me faire fouetter.

    Ma mre mavait dit dtre l au quart avant cinq heures.

    Ce nest pas comme a Farreyrolles.Je me suis battu avec le petit porcher, lautre jour, nous nous sommes

    rouls dans les champs, arrach les cheveux, cogns, et recogns, il mapoch un il, je lui ai engourdi une oreille, nous nous sommes relevs, pournous retomber encore dessus !

    Et aprs ?Aprs ? nous avons rentr nos tignasses, lui, sous son chapeau, moi

    sous ma casquette, et on nous a fait nous toper dans la main. On en a ri toutle soir devant le chaudron entre le Bndicit et les Grces, et au lieu de mecacher de mon oncle, je lui ai montr que javais du sang mon mouchoir.

    Cest le jour du Reinage.On appelle ainsi la fte du village ; on choisit un roi, une reine.Ils arrivent couverts de rubans. Des rubans au chapeau du roi, des rubans

    au chapeau de la reine.Ils sont cheval tous deux, et suivis des beaux gars du pays, des fils de

    fermiers, qui ont rempli leurs bourses ce jour-l, pour faire des cadeaux auxfilles.

  • 37

    On tire des coups de fusil, on crie hourrah ! on caracole devant la mairie,qui a lair davoir un drapeau vert : cest une branche dun grand arbre.

    Les gendarmes sont en grand uniforme, le fusil en bandoulire, et mononcle dit quils ont leurs gibernes pleines ; ils sont ples, et pas un ne sait si,le soir, il naura pas la tte fendue ou les ctes brises.

    Il y en a un qui est la bte noire du pays et qui srement ne reviendraitpas vivant sil passait seul dans un chemin o serait le fils du braconnierSouliot ou celui de la mre Maichet, quon a condamne la prison parcequelle a mordu et dchir ceux qui venaient larrter pour avoir ramassdu bois mort.

    En revenant de lglise, on se met table.Le plus pauvre a son litre de vin et sa terrine de riz sucr, mme Jean le

    Maigre qui demeure dans cette vilaine hutte l-bas.On a du lard et du pain blanc, du pain blanc !On remplit jusquau bord les verres ; quand les verres manquent, on prend

    des cuelles et on boit du vivarais comme du lait, un vivarais quon vatraire tout mousseux une barrique qui est prs des vaches

    Les veines se gonflent, les boutons sautent !On est tous mls ; matres et valets, la fermire et les domestiques, le

    premier garon de ferme et le petit gardeur de porcs, loncle Jean, Florimondle laboureur, Pierrouni le vacher, Jeanneton la trayeuse, et toutes les cousinesqui ont mis leur plus large coiffe et dnormes ceintures vertes.

    Aprs le repas, la danse sur la pelouse ou dans la grange.Gare aux filles !Les garons les poursuivent et les bousculent sur le foin, ou viennent

    sasseoir de force prs delles sur le chne mort qui est devant la ferme etqui sert de banc.

    Elles relvent toujours leur coude assez temps pour quon les embrasse pleines joues.

    Je danse la bourre aussi, et jembrasse tant que je peux.

    Un bruit de chevaux ! Les gendarmes passent au galopCest la maison Destougnal dans le fond du village ; ceux de Sansac

    sont venus, et il y a eu bataille.On se tue dans le cabaret. Anyn ! les gars ! ceux de Farreyrolles en avant !On franchit les fosss, en se baissant dans la course pour ramasser des

    pierres ; en cassant, dans les buissons quon saute, une branche nuds ;

  • 38

    jen vois mme un qui a un vieux fusil ! Ils ne crient pas, ils vont essoufflset ples

    Voil le cabaret !On entend des bouteilles qui se brisent, des cris de douleur : moi,

    moi ! comme un sanglot.Cest Bugnon le Velu qui crie !Ils se sont jets sur ce cabaret comme des mouches sur un tas dordures ;

    comme jai vu un taureau se jeter sur un tablier rouge, un soir, dans le pr.Du rouge ! il y en a plein les vitres du cabaret et plein les bouches des

    paysansEst-ce du vin du Vivarais ou du sang de Farreyrolles qui coule ?Jai la tte en feu, car jai du sang de Farreyrolles aussi dans mes reines

    denfant !Je veux y tre comme les autres, et taper dans le tas !Je me sens pris par un pan de ma veste, arrt brusquement, et je tombe,

    en me retournant, dans les bras de ma tante, qui na pas empch ses filsdaller au cabaret de Destougnal, mais qui ne veut pas que son petit neveusoit dans cette tuerie.

    a ne fait rien. Si je peux de derrire un arbre lancer une pierre auxgendarmes, je ny manquerai pas. Comme jaimerais cette vie de labour, dereinage et de bataille !

  • 39

    VIILes joies du foyer

    1er janvier.

    Les collgues de mon pre, quelques parents dlves, viennent fairevisite, on mapporte des bouts dtrennes.

    Remercie donc, Jacques ! Tu es l comme un imbcile.

    Quand la visite est finie, jai plaisir prendre le jouet ou la friandise, labote diable ou le sac pralines ; je bats du tambour et je sonne de latrompette, je joue dune musique quon se met entre les dents et qui les faitgrincer, cest en devenir fou !

    Mais ma mre ne veut pas que je devienne fou, elle me prend la trompetteet le tambour. Je me rejette sur les bonbons et je les lche. Mais ma mre neveut pas que jaie des manires de courtisan : On commence par lcher leventre des bonbons, on finit par lcher Elle sarrte, et se tourne versmon pre pour voir sil pense comme elle, et sil sait de quoi elle veut parler ; en effet, il se penche et montre quil comprend.

    Je nai plus rien faire siffler, tambouriner, grincer, et lon ma permisseulement de traner un petit bout de langue sur les bonbons fins : et lonma dit de la faire pointue encore ! Il y avait Eugnie et Louise Rayau quitaient l, et qui riaient en rougissant un peu. Pourquoi donc ?

    Plus de gros vernis bleu qui colle aux doigts et les embaume, plus le gotdu bois blanc des trompettes !

    On marrache tout et lon enferme les trennes sous clef. Rien quaujourdhui, maman, laisse-moi jouer avec, jirai dans la cour,

    tu ne mentendras pas ! rien quaujourdhui, jusqu ce soir, et demain jeserai bien sage !

    Jespre que tu seras bien sage demain ; si tu nes pas sage, je tefouetterai. Donnez donc de jolies choses ce saligot, pour quil les abme.

    Ces points vifs, ces taches de couleur joyeuse, ces bruits de jouet, cestrompettes dun sou, ces bonbons corset de dentelle, ces pralines commedes nez divrognes ; ces tons crus et ces gots fins, ce soldat qui coule, ce

  • 40

    sucre qui fond, ces gloutonneries de lil, ces gourmandises de la langue,ces odeurs de colle, ces parfums de vanille, ce libertinage du nez et cetteaudace du tympan, ce brin de folie, ce petit coup de fivre, ah ! comme cestbon, une fois lan ! Quel malheur que ma mre ne soit pas sourde !

    Ce qui me fait mal, cest que tous les autres sont si contents ! Par lecoin de la fentre, je vois dans la maison voisine, chez les gens den face,des tambours crevs, des chevaux qui nont quune jambe, des polichinellescasss ! Puis ils sucent, tous, leurs doigts ; on les a laisss casser leurs jouetset ils ont dvor leurs bonbons.

    Et quel boucan ils font !

    Je me suis mis pleurer.Cest quil mest gal de regarder des jouets, si je nai pas le droit de les

    prendre et den faire ce que je veux ; de les dcoudre et de les casser, desouffler dedans et de marcher dessus, si a mamuse

    Je ne les aime que sils sont moi, et je ne les aime pas sils sont mamre. Cest parce quils font du bruit et quils agacent les oreilles quils meplaisent ; si on les pose sur la table comme des ttes de mort, je nen veuxpas. Les bonbons, je men moque, si on men donne un par an comme uneexemption, quand jaurai t sage. Je les aime quand jen ai trop.

    Tu as un coup de marteau, mon garon ! ma dit ma mre un jour queje lui contais cela, et elle ma cependant donn une praline.

    Tiens, mange-la avec du pain. On nous parle en classe des philosophes qui font tenir une leon dans un

    mot. Ma mre a de ces bonheurs-l, et elle sait me rappeler par une fantaisie,un rien, ce qui doit tre la loi dune vie bien conduite et dun esprit bien rgl.

    Mange-la avec du pain ! Cela veut dire : Jeune fou, tu allais la croquer bte ment, cette praline.

    Oublies-tu donc que tu es pauvre ! quoi cela taurait-il profit ! Dis-moi !Au lieu de cela, tu en fais un plat utile, une portion, tu la manges avec dupain.

    Jaime mieux le pain tout seul.

    La Saint-Antoine

    Cest samedi prochain la fte de mon pre.

    Ma mre me la dit soixante fois depuis quinze jours. Cest la fte de ton pre.

  • 41

    Elle me le rpte dun ton un peu irrit ; je nai pas lair assez remu,parat-il.

    Ton pre sappelle Antoine. Je le sais, et je nprouve pas de frisson ; il ny a pas l le mystrieux et

    lempoignant dune rvlation. Il sappelle Antoine, voil tout.Je suis sans doute un mauvais fils.Si javais du cur, si jaimais bien mon pre, ce quelle dit me ferait plus

    deffet. Je me tords la cervelle, je me frappe la poitrine, je me tte et megratte ; mais je ne me sens pas chang du tout, je me reconnais dans la glace,je suis aussi laid et aussi malpropre. Cest pourtant sa fte, samedi.

    As-tu appris ton compliment ?

    Je me trouve un peu grand pour apprendre un compliment, je ne sais pascomment joserai entrer dans la chambre, ce quil faudra dire, sil faudra rire,sil faudra pleurer, si je devrai me jeter sur la barbe de mon pre et la frotteren y enfonant mon nez bien rappropri, par exemple ! sil sera filial quejappuie, que jy reste un moment, ou sil vaudra mieux le dbarrasser toutde suite, et men aller reculons, avec des signes dmotion, en murmurant : Quel beau jour ! ce moment-l, je commencerai :

    Oui, cher papaJen tremble davance. Jai peur davoir lair si bte Non, jai peur

    quon devine que jaimerais que ce ne ft point sa fteLa fte de mon pre !

    Mes inquitudes redoublent, quand ma mre mannonce que je devraisoffrir un pot de fleurs.

    Comme ce sera difficile !Mais ma mre sait comment on exprime lmotion et la joie davoir

    fliciter son pre de ce quil sappelle Antoine !Nous faisons des rptitions.Dabord, je gche trois feuilles de papier compliments : jai beau tirer

    la langue, et la remuer, et la crisper en faisant mes majuscules, jborgne leso, jemplis dencre la queue des g, et je fais chaque fois un pt sur le mot allgresse . Jen suis pour une srie de taloches. Ah ! elle me cote gros,la fte de mon pre !

    Enfin, je parviens faire tenir entre les filets dor teints de violet etports par des colombes, quelques phrases qui ont lair divrognes, tant les

  • 42

    mots diffrent dattitudes, grce aux haltes que jai faites chaque syllabepour les fioner !

    Ma mre se rsigne et dcide quon ne peut pas se ruiner en mains depapier ; je signe encore un pt encore une claque. Cest fini !

    Reste rgler la crmonie. Le papier comme ceci, le pot de fleurs comme cela, tu tavances Je mavance et je casse deux vases qui figurent le pot de fleurs ; cest

    quatre gifles, deux par vase.Il est temps que le beau jour arrive : la nuit, je rve que je marche

    pieds nus sur des tessons et quon mempale avec des rouleaux de papier compliment, ce qui me fait mal !

    Lachat du pot provoque un grand dsordre sur la place du march. Mamre prend les pots et les flaire comme du gibier ; elle en remue bien unecentaine avant de se dcider, et voil que les jardiniers commencent sefcher ! elle a drang les talages, troubl les classifications, brouill lesfamilles ; un botaniste sy perdrait !

    On linsulte, on a des mots grossiers pour elle et mme pour son fils quon ne craint pas dappeler aztque et avorton. Il est temps de fuir.

    Au bout de la place, ma mre sarrte et me dit : Jacques, va-ten demander au gros celui qui est au bout ; tu sais, sil

    veut te donner le granium pour onze sous. Il faut que je retourne dans cette bagarre, vers ce gros-l ; cest justement

    celui qui ma appel avorton .Jen ai la chair de poule. Jy vais tout de mme ; jai lair de chercher une

    pingle par terre ; je marche les yeux baisss, les cuisses serres, comme unressort rouill qui se droule mal, et joffre mes onze sous.

    Il a piti, ce gros, et il me donne le granium sans trop se moquer de moi.Les autres ne sont pas trop cruels non plus, et je puis rejoindre ma mre aveccette fleur, emblme de notre allgresse :

    Accepte cette fleurQui poussa dans mon cur.

    Vendredi soir.

    Vendredi soir, rptition gnrale, dans le mystre et lombre.Mon pre Antoine est cens ne plus savoir ce qui se passe. Il sait

    tout ; il a mme hier soir renvers le granium mal cach, et je lai vu qui lerelevait la sourdine et le refrisait dun geste furtif.

    Il a failli marcher sur le compliment raide, gomm, et qui en gardera lacassure. Je lavais pourtant cach dans la table de nuit.

  • 43

    Il sait tout, mais il feint, naf comme un enfant et bon comme unpatriarche, de tout ignorer. Il faut que ce soit une surprise.

    Le matin du jour solennel, jarrive ; il est dans son lit. Comment ! cest ma fte ? Avec un sourire, tournant un il dpoux vers