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Jérôme Laurent

Platon

PhiloSophie, © janvier 2019

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Biographie

Platon est né près d’Athènes, en 428 avant J. -C. et il y est mort en347. Son nom était Aristoclès, mais ce fut son surnom Platon (« delarge stature ») qui le désigna. Il composa des poèmes et des tragédiesavant de rencontrer Socrate à l’âge de vingt ans ; celui-ci le convertit àla philosophie, c’est-à-dire à l’art non pas de bien parler, mais de bienpenser en cherchant à concevoir la dimension intelligible du monde.Le souci de Socrate était, en effet, de réfuter les opinions ordinaires etde donner des définitions universelles qui permissent une conduitejuste au sein de la Cité.

Platon étendit l’exigence de rationalité de Socrate au-delà de lasphère de l’action pratique pour interroger également la nature dansson ensemble. Il quitta Athènes pour voyager et se rendit en Sicile eten Egypte. Il fréquenta les cercles pythagoriciens qui voyaient dans lesnombres la clef d’intelligibilité du réel. C’est à Athènes en 387, douzeans après la mort de Socrate qu’il fonda l’Académie, une école dephilosophie située dans le jardin Akadémos, d’où son nom. Cette écoledemeurera un centre d’études jusqu’au VIe siècle après J. -C, date àlaquelle l’empereur Justinien ordonna sa fermeture.

Platon a vécu juste après le règne de Périclès (444-429 av. J. -C),c’est-à-dire après l’âge d’or de la culture grecque, dans une période dedécadence : sa philosophie a une finalité politique très nette. Lors deson premier voyage en Sicile, en 388, Platon rencontre ainsi Denys deSyracuse et cherche, mais en vain, à devenir le conseiller politique decet ânier devenu un tyran absolu. A sa mort, en 367, son fils, Denys II,fait revenir Platon mais celui-ci échoue à nouveau à faire prévaloir sesidées politiques. Un troisième voyage a lieu en 361, ce qui prouve lapersévérance du philosophe à faire passer dans les faits sesconceptions théoriques : l’étude de la vérité et la pratique de la science

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doivent conduire à une vie vertueuse et au bonheur de la communautéhumaine.

Si l’Iliade et de l’Odyssée ne peuvent être avec certitude attribuésintégralement à un homme précis, Homère (IXe siècle av. J. -C), maiscorrespondent à toute une tradition orale de rhapsodes qui récitaientpar cœur ces épopées, il en va tout autrement des dialogues de Platon.Il s’agit de textes écrits, qui étaient publiés et qui circulaient à Athènes.Sur vingt-sept titres qui nous ont été transmis, vingt et un portent lenom d’un homme, quatre sont des concepts philosophiques (laRépublique, que l’on pourrait plus justement traduire, la« Constitution » ou le « Régime » [politéia], les Lois, le Politique et leSophiste) et deux indiquent une situation de parole particulière(l’Apologie de Socrate, qui est le texte d’une plaidoirie fictive deSocrate lors de son procès, et le Banquet, qui rapporte la récitation dediscours d’éloge sur le thème de l’amour). La parole, la politique et desinterlocuteurs précis, nommément désignés, voilà ce qu’indiquent lestitres des dialogues. Les sous-titres qui figurent dans la plupart deséditions ne sont pas de Platon et engagent déjà une interprétation desdialogues.

Voici la liste, selon l’ordre chronologique de leur rédaction,habituellement admis : Petit Hippias, du faux ou du mensonge ;Grand Hippias, du beau ; Ion, sur l’Iliade ; Protagoras, ou lessophistes ; Apologie de Socrate ; Criton, du devoir ; Alcibiade, de lanature de l’homme ; Charmide, de la sagesse morale ; Lâchés, ducourage ; Lysis, de l’amitié ; Euthyphron, de la piété ; Gorgias, de larhétorique ; Ménexène, de l’oraison funèbre ; Ménon, de la vertu ;Euthydème, ou le disputeur (de l’éristique) ; Cratyle, de la rectitudedes mots ; le Banquet, de l’amour ; Phédon, de l’âme ; la République,de la justice ; Phèdre, de la beauté ; Théétète, de la science ;Parménide, des Idées ; le Sophiste, de l’être ; le Politique, de laroyauté ; Timée, de la nature ; Critias, de l’Atlantide ; Philèbe, duplaisir ; les Lois, de la législation.

Platon a inventé la philosophie. Quel est donc le statut du discoursphilosophique, qui n’est ni un texte littéraire, ni une démonstration

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scientifique, mais une argumentation dialectique ? C’est la rationalitédu monde dans son ensemble que cette parole cherche à faire voir.Tout phénomène sensible s’explique, selon Platon, par une réalité quesaisit notre intelligence : une Idée, ou « forme intelligible ». Seulenotre âme, indépendamment de l’expérience sensorielle, peutrencontrer les Idées. La contemplation de ces Idées n’est pas,cependant, une fin en soi puisque le philosophe doit non seulementsavoir, mais aussi agir dans la Cité. Dès lors, la philosophie a selonPlaton une finalité essentiellement morale.

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Chapitre 1 : La parole philosophique

Pour Roselyne Dégremont

Le langage, instrument de la pensée

Si l’animal connaît son environnement selon le plaisir et ladouleur, la faim et la soif, le désir ou l’aversion, l’homme, lui, serapporte proprement au monde selon la parole qu’il profère ou qued’autres hommes lui adressent. Il connaît donc non seulement lesinformations de la sensation, mais aussi la signification que sonintelligence lui permet de saisir. L’une des thèses principales de lapensée de Platon est que la signification n’est pas produite parl’intelligence et par la répétition d’expériences sensorielles (ce que l’onappellera plus tard « l’empirisme »), mais correspond à une dimensionoriginale et originaire du monde, l’intelligible.

De même que le sensible n’est pas « inventé » par la sensation maissimplement rencontré ou découvert, de même l’intelligible est l’objetque l’intelligence voit par ce que la République appelle « l’œil de

l’âme » (VII, 533d). Or, cette vision de l’intelligence1 suppose un

instrument ou un milieu qui lui permet d’avoir accès à l’intelligible(encore nommé par Platon « les Idées » ou « l’être ») : il s’agit de laparole, du langage, de nos phrases sans cesse échangées dans l’espoirde nous faire comprendre ou de comprendre le monde.

Le logos

La langue et la pensée grecques unissent l’activité de l’échange deparoles et la faculté rationnelle, la raison, dans un seul mot, lourd desens pour toute la tradition philosophique, le terme logos.

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Traduire ce terme par « langage » est réducteur puisque cela laisseentendre qu’il s’agit simplement d’un code que l’homme utiliseraitpour se faire comprendre ; ce code est étudié notamment par lalinguistique qui cherche à en comprendre les règles de fonctionnement(comme on étudierait la communication animale). Le logos n’est passeulement un langage, une sorte d’instrument autonome et rigide(comme le fameux « langage » des abeilles dont « la danse en huit »permet de transmettre des informations précieuses pour la récolte dumiel), mais aussi l’apparition de la signification que nos mots mettenten lumière.

Il y a quelque chose de beaucoup plus complexe dans la parolehumaine que la simple transmission d’une information sur le mondeenvironnant : par l’acte même de la parole (et, pour Platon, dumouvement du dialogue par le jeu des questions et réponses), il y a lapossibilité de comprendre et de voir quelque chose qui sans la parolenous serait caché. Si l’abeille transmet automatiquement une donnéereçue avant la séquence gestuelle (« la danse en huit »), l’homme, lui, abesoin de parler pour découvrir ce qu’il veut dire. Le logos humainn’est pas un code, mais un mode d’être qui interroge et révèle lemonde. Autrement dit, nos phrases ne sont pas un ensemble de signesqui provoquent des réactions immédiates (comme les panneaux ducode de la route auxquels un conducteur réagit sans même y faireattention, c’est-à-dire sans y penser), mais elles accompagnent nosétats d’âme au sens le plus large. Vivre quelque chose, c’est aussitôtdire cette chose, la nommer, la décrire, essayer de la saisir et de la fairesaisir aux personnes dont nous voulons l’avis.

Le langage dans sa signification la plus large d’« activitérationnelle » et de « parole » est l’un des thèmes les plus importantsdes dialogues de Platon. Toute question philosophique (la justice, lepouvoir, l’art par exemple) se double en effet pour Platon de sonrapport à la parole : non seulement « Comment peut-on parler de telleou telle question ? », mais aussi « Comment l’activité de parole et deraison de l’homme se constitue-t-elle pour comprendre telle ou tellepratique humaine ? »

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Le Cratyle est l’un des dialogues où la nature du langage estrencontrée le plus directement. Cette rencontre entre la philosophie etles mots qu’elle utilise a lieu cependant sur un terrain assez aride pourun lecteur peu familier avec la pensée grecque : en effet, il s’agitprincipalement pour Platon de commenter les étymologies probablesdes mots qu’il juge les plus remarquables. Or, ces étymologies (lesracines qui permettent de voir l’histoire d’un mot) sont le plus souventfantaisistes, c’est-à-dire inventées par Platon.

L’enjeu apparent de ce dialogue est de savoir si les sonorités desnoms correspondent naturellement à leur signification (sur le modèled’une onomatopée qui mime plus ou moins la réalité à laquelle elle seréfère) ou bien au contraire si, comme le dira le linguiste Ferdinand deSaussure (1857-1913), les sonorités sont conventionnelles. Platon évitede trancher d’une façon rigide et renvoie la question à un passééloigné : il y a peut-être eu un « législateur du langage » qui a suassocier les sons et les choses conformément à des affinités naturelles,

mais une telle association s’est altérée avec le temps2. Le mot n’est pas

un signe naturel de la chose comme la fumée pour le feu, mais il n’estpas davantage, comme nous l’avons vu plus haut, un instrument que lapensée utilise de l’extérieur puisque pour passer des conventionsl’homme a toujours déjà eu besoin du langage.

Le Cratyle qui met donc en avant le problème de la nature dulangage (à travers ce que le dialogue nomme « l’institution desnoms ») présente aussi une sorte de dictionnaire. Sont présentées lesétymologies de notions que nous retrouverons plus loin (ainsi,« homme » ou « âme ») et celles du nom des dieux du panthéon grec(400d-408e) qu’une première approche de Platon peut négliger.

Le vrai et le faux

Un nom retiendra notre attention, celui du dieu Pan, divinité quireprésente la force mystérieuse de la Nature et dont le nom, en grec,signifie « tout ». Platon, à propos de ce nom, note :

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« Tu sais ce qu’est le langage : il n’y a rien que toujours il nesignifie, ne tourne, ne retourne ; et il est double, vrai tout commefaux. »

(408c)Le dieu dont le nom fait entendre la totalité, Pan, est rapproché du

logos car la parole peut tout dire, parler de tout, bien sûr, même si ellene comprend pas tout (la parole peut dire la perplexité etl’incompréhension devant l’irrationnel). La première forme delittérature que connut la Grèce fut l’épopée homérique (l’Iliade etl’Odyssée) et, dans ces récits, l’énumération joue un grand rôle,comme pour manifester une maîtrise des hommes sur le monde qui lesentoure. Les listes d’objets, d’animaux ou de navires manifestent larichesse du monde que la parole peut faire voir. Telle est la fonctionpremière et fondamentale de la parole pour Platon : faire voir.

Les récits de voyage (ainsi les aventures d’Ulysse dans l’Odyssée)nous font imaginer des pays que nous ne connaissons pas : ils nousprésentent des tableaux plus ou moins réalistes, mais où il y a toujoursquelque chose que nous nous représentons. De même, les dialoguesphilosophiques nous font voir (comprendre) des difficultés inhérentesà certaines notions. Après avoir lu le Banquet, nous voyons mieuxquelles sont les conceptions possibles sur l’amour. Notre pensée seconstitue en visualisant, grâce au langage, l’intelligibilité du monde.Nous voyons mieux ce que nous voulons dire en l’expliquant àquelqu’un : la parole est ainsi le lieu où nous pouvons voir dessignifications.

Or, le texte du Cratyle note que le langage dit aussi bien le vrai(« Platon a écrit le Cratyle ») que le faux (« Platon est l’auteur del’Iliade et de l’Odyssée »). Nos phrases peuvent construire desmensonges ou tout simplement dire des choses erronées que nouscroyons justes. Le langage n’est donc pas un miroir fidèle du monde,mais un miroir qu’il faut interroger pour voir si ce qu’il représente estexact. La philosophie a cette tâche : chercher à rendre raison desphrases et des discours que les hommes tiennent. Une phrase bienfaite nous fait toujours croire, spontanément, qu’elle dit la vérité : en

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effet, l’homme a pour attitude habituelle de croire que ce qu’on lui ditest vrai. Vivre dans un monde où l’on soupçonne toute affirmationd’être mensongère, c’est vivre dans un monde hostile qui rapidementmenacera notre raison. Notre raison a comme un besoin naturel decroire à la véracité et la rationalité des propos et des conduiteshumaines. Il n’est pas raisonnable de croire toujours tout et n’importequoi ; mais il n’est pas davantage – et sans doute moins encore –raisonnable de ne rien croire et de supposer toujours une intentionperverse ou une volonté de mensonge ; il est donc raisonnable decroire le plus souvent ce que l’on nous dit.

Dans la vie de tous les jours, il est souhaitable d’agir sans tropattendre et de se conformer aux règles de la société dans laquelle nousvivons, mais, dans la vie telle que la philosophie la pense, il faut agirselon des règles universelles. La philosophie ne commence donc paspar l’évidence et par ce qui va de soi, mais par la difficulté et par laremise en question des évidences les plus quotidiennes. Pour cela, lephilosophe doit être prêt à s’étonner et à s’émerveiller.

L’étonnement admiratif

Quand, dans le Théétète, dialogue consacré à la fois à la définitionde la science et à l’éloge de la sagesse, le jeune homme interrogémesure l’ampleur des difficultés et confie : « Je m’émerveille[thaumadzô] prodigieusement de ce qu’il peut y avoir là-dessous, et,de vrai, il m’arrive, quand je regarde de leur côté, que ma vues’obscurcisse et que j’aie le vertige », Socrate lui répond :

« Cet état, qui consiste à s’émerveiller, est tout à fait d’unphilosophe ; la philosophie en effet ne débute pas autrement, et ilsemble bien ne s’être pas trompé sur la généalogie, celui qui a ditqu’Iris est la fille de Thaumas. »

(155c-d)Socrate se réfère au poète Hésiode (VIIIe-VIIe siècles av. J. -C.) et

au vers 780 de son œuvre, la Théogonie : Iris est la messagère des

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dieux ; comme Hermès, c’est elle qui fait le lien entre le divin etl’humain. Son père est Thaumas, personnification de l’étonnement oude l’admiration. La réponse de Socrate veut donc dire que la parolephilosophique est comme la messagère Iris : elle communique auxhommes ce qui est le plus important et elle s’enracine dans un étataffectif précis, celui de l’étonnement. Il est remarquable que pour lejeune Théétète, le thaumadzein (verbe à l’infinitif qui signifie« s’étonner ») corresponde à un vertige. Platon, dans son dernierdialogue, dira encore : « Le lointain donne le vertige à tous » (Lois, II,663b).

La philosophie apparaît donc quand les choses immédiatesdeviennent problématiques et quand la lumière de l’évidences’obscurcit. Les questions répétées de façon insistante dans lespremiers dialogues (dits « socratiques ») cherchent à briser lasuffisance des interlocuteurs de Socrate. Le spécialiste du courage quedoit être – et croit être – le général Lâchés va voir ses opinionspatiemment déconstruites et il finira par ne plus savoir ce qu’il fautpenser (Lâchés, 190e-194b). Cette dépossession qu’opère Socrate, etqui est comme un moment de purification des opinions soutenues,provoque soit l’étonnement et la curiosité (par exemple, chezThéétète), soit une inquiétude et un refus de poursuivre l’entretien (telest le cas du vieillard qu’interroge Socrate au livre I de la République).

L’étonnement est le saisissement de l’homme qui se rend comptede la richesse potentielle des réponses possibles à une question simple,et qui découvre par là même un nouveau regard sur le monde. Cela neveut pas simplement dire que nous sommes surpris par un événementqui contredit nos prévisions : tel est le sens faible de l’étonnement. Lethaumadzein est à la fois étonnement au sens de la surprise (je ne m’yattendais pas) et au sens de l’admiration (je m’attends à être saisi parla beauté d’une musique sublime que j’ai déjà entendue, mais cetteattente n’interdit pas le saisissement). L’étonnement n’est donc passeulement l’origine de la philosophie en tant que moment initial où ledésir de comprendre apparaît, mais, plus fondamentalement, au sensd’une énergie et d’une disposition affective qui accompagnent

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l’exercice même de la philosophie.

L’importance de l’affectivité (le pathos)

L’affectivité, c’est-à-dire l’ensemble de nos sentiments et de nosémotions, est associée intimement chez Platon à l’exercice rationneldu logos. L’esprit humain est à la fois actif (il cherche à comprendre etfait acte de compréhension ou de questionnement) et passif (il estaffecté par ce qu’il a compris : joie, surprise, honte ou colère sontfréquentes chez les interlocuteurs de Socrate). Pour nommer lapassivité d’un état de l’âme (par exemple d’un sentiment), le grecutilise le terme pathos. Or, c’était un trait commun à la pensée grecqueavant Platon de montrer la fécondité de la passivité : jouant sur lesmots, le grec dit que « l’épreuve » (le pathos) est toujours porteuse de« savoir » (mathos, terme que l’on retrouve en français dansmathématiques, littéralement « les choses apprises »). Être « affecté »n’est donc pas toujours et d’abord être altéré, mais c’est recevoirquelque chose de l’extériorité.

Le cas de l’étonnement admiratif du philosophe a ceci de singulierqu’alors c’est la pensée qui « s’affecte » elle-même : plus le dialogue etla recherche philosophique s’approfondissent selon Platon, plusl’admiration et le désir de parler se fortifient. La philosophie de Platonn’est donc pas un « intellectualisme » selon lequel l’âme humainedevrait n’aspirer qu’à l’ordre abstrait des concepts ; elle n’est pasdavantage un « dogmatisme » qui présenterait purement etsimplement un ensemble de thèses. En effet, Platon ne parle jamaisdirectement en son nom dans les dialogues qu’il met en scène, et c’estSocrate ou un personnage anonyme (« l’Étranger » ou « l’Athénien »)qui interroge des interlocuteurs variés et tire les conséquences de ceséchanges. Platon ne présente donc pas sa pensée de façon dogmatique,mais cherche à montrer le mouvement même de sa pensée telle qu’ellese constitue.

De fait, même solitaires, nous ne découvrons ce que nous voulonsdire sur tel ou tel problème qu’en nous posant à nous-mêmes des

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questions. Le Théétète affirme ainsi :

« Cette image, que je me fais de l’âme en train de penser, n’est riend’autre que celle d’un entretien, dans lequel elle se pose à elle-mêmedes questions et se fait à elle-même des réponses, soit qu’elle affirme,ou qu’au contraire elle nie […]. Par suite, juger, j’appelle cela "parler",l’opinion, le jugement, je l’appelle une "énonciation de paroles", qui àla vérité ne s’adresse pas à autrui, qui ne se fait pas non plus au moyende la voix, mais silencieusement et en se parlant à soi-même. »

(189e-190a)La pensée est donc un dialogue intérieur que l’âme se tient à elle-

même. Les dialogues écrits par Platon correspondent exactement à saconception de ce qu’est la pensée. Et puisque nous-mêmes aujourd’huinous devons penser en les lisant, et non pas seulement apprendre uncontenu comme on le ferait en cherchant des connaissances précises(des « informations ») sur une période précise dans un livre d’histoire,il nous faut questionner les textes de Platon que nous lisons.

L’expérience de la difficulté (l’aporie)

Il est remarquable que certains dialogues ne comportent pas deconclusion positive clairement énoncée : la pensée s’est déployée, aenvisagé différents aspects d’une question, mais n’a pas tranché. Cesdialogues sont appelés « aporétiques » : l’aporie est l’absence desolution, c’est l’embarras où l’âme se trouve entre plusieurspossibilités dont aucune ne s’impose. Le Cratyle note :

« L’embarras, l’aporia, la difficulté d’avancer, est un mal, et tout cequi, semble-t-il, est une entrave à notre marche et à notre avance. »

(415c)Le terme « a-porie » est formé de l’alpha privatif (que l’on trouve

en français dans de nombreux adjectifs, « aphone » ou« analphabète », par exemple) et du terme poros qui signifie « lechemin » ou « l’issue ». Une aporie, c’est une impasse dans unraisonnement. Le Lachès s’achève ainsi par la constatation de Socrate :

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« Concluons donc, Nicias, que la nature de la vertu, nous ne l’avonspas découverte » (199e).

L’aporie philosophique correspond à l’étonnement du philosophe :si tout était clair et évident, sans difficulté, rien n’étonnerait lepenseur, il n’aurait qu’à développer sa pensée en étant sûr d’arriver àun résultat fiable. Une certaine inquiétude et une attente doivent êtremaintenues au sein du travail du philosophe ; elles lui permettent dedemeurer vigilant et de garder sa pensée en mouvement. L’aporie n’estpas seulement une difficulté initiale, mais un problème interne à laquestion même, que seule la réflexion permet de voir.

Le plus souvent, la tâche de Socrate est de conduire sesinterlocuteurs – et nous, lecteurs, par la même occasion – à l’aporie.L’un des moyens par lesquels Socrate rend aporétique une opinion (engrec, doxa), apparemment bien établie, est sa célèbre ironie.Littéralement, la philosophie cherche à être paradoxale (para-doxan,« ce qui est contraire à l’opinion »), en tant que l’opinion est unjugement subjectif qui n’est pas fondé rationnellement.

L’ironie socratique

L’ironie est une modalité de la parole différente de l’humour. Dansl’humour, il s’agit de faire partager une pensée ou une formulationamusante ; dans l’ironie, il y a aussi la volonté de provoquer celui à quil’on parle. L’humour peut ne pas faire rire, mais il se sera présentéd’emblée comme cherchant à faire rire ou sourire ; l’ironie, enrevanche, apparaît au premier abord comme une parole sérieuse et quipeut donc ne pas être perçue comme ironique. Ainsi quand, dans leGorgias, Socrate répond à Calliclès, personnage radicalement opposéau philosophe et qui fait, de la façon la plus cynique qui soit, l’éloge dela force, il peut lui dire : « Tu professes à mon égard une authentiquebienveillance » (487d). Bien des remarques de Socrate doivent doncêtre prises, comme on dit de nos jours, « au second degré » : je discela, mais en fait c’est le contraire qu’il faut comprendre. Une tellelogique est au cœur de l’ignorance socratique, résumée par la formule

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« Je sais que je ne sais rien » :

« J’avais conscience effectivement de ne, pour ainsi dire, rienconnaître. »

(Apologie de Socrate, 22d)

L’ignorance socratique

Dans l’Apologie de Socrate, Platon expose ce que Socrate aurait pudire lors de son procès pour éviter la peine de mort (il fut condamnénotamment sous le chef d’accusation d’introduire de nouveaux dieuxet de corrompre la jeunesse). Socrate rappelle ainsi :

« Vous savez […] quelle sorte d’homme était Chéréphon, quelleimpétuosité il mettait dans tout ce à quoi il se portait. Un jour doncqu’il s’était rendu à Delphes, il eut le front de consulter l’Oracle et […]de lui demander s’il y avait un homme plus sage que moi. Or, laréponse émise par la Pythie fut qu’il n’existait personne de plussage ! »

(21a)Socrate raconte ensuite comment, conscient de ne rien savoir, il

alla voir les gens qu’il considérait comme plus savants que lui et,finalement, il dut se rendre à l’évidence que beaucoup prétendaientsavoir mais, en fait, étaient ignorants. Socrate peut donc conclure :

« Chaque fois qu’il m’arrive de mettre autrui à l’épreuve, lesassistants se figurent que, personnellement, je suis sage quant auxsujets sur lesquels je l’éprouve, au lieu que cette sagesse-là, Juges, a

chance d’être en réalité celle du Dieu3, et son oracle de nous dire que

l’humaine sagesse a peu de valeur ou n’en a même aucune. »

(23a)Les énigmes de l’oracle de Delphes supposent, comme le discours

philosophique lui-même, une interprétation : dire que Socrate est « le

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plus sage des hommes » voudrait dire qu’aucun homme n’est sage.Retenons cependant que Socrate, tel qu’il est présenté par Platon,reconnaît être comme possédé par un Dieu et pouvoir ainsi réfuter lesopinions trop superficielles.

Socrate sur l’agora, la place publique à Athènes, ne cherche pas àdiscuter, mais à éprouver et à purifier les âmes. Il ne cherche pas un« terrain d’entente », une proposition qui pourrait être acceptée parses différents interlocuteurs, mais il persévère dans la recherche de lavérité en défendant des thèses éminemment paradoxales (l’exemple leplus radical est l’affirmation selon laquelle il vaut mieux subirl’injustice que la commettre, Gorgias, 475c). Ironique est donc lesouhait affiché de s’instruire auprès des interlocuteurs, Hippias,Gorgias ou Euthyphron. Ce qui adviendra, c’est la déconstruction del’opinion que les hommes adoptent spontanément quand ils sontétrangers à la philosophie.

Du doute à la maïeutique

Cette déconstruction débouche tout d’abord sur une remise enquestion de ce qui est tenu pour vrai. La tradition sceptique nommerace moment l’épokhè, la « suspension du jugement » qui implique uneattitude dubitative (du latin dubitare, « douter »). Mais, pour Platon,le doute n’est pas une fin en soi : comme plus tard chez Descartes(1596-1650), c’est un moyen d’éprouver la solidité des connaissances.

Socrate, dans le Théétète, se compare à une sage-femme (149a-151a). L’« accoucheuse » se dit en grec maia et son art, la maieutikètékhnè. Platon parle ainsi de la maïeutique à propos de la méthodesocratique : par les réfutations, l’ironie, la dialectique des questions etdes réponses, le philosophe fait naître un contenu de pensée viabledans l’esprit de celui qu’il rencontre. Cette image implique que lephilosophe ne soit pas un maître instruisant un disciple sur le modèled’une transmission de savoir : la vérité est dans l’âme de l’homme,mais il a besoin d’une aide pour l’extérioriser. La maïeutique signifieaussi que la naissance de nos pensées solides et justes ne va pas sans

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douleur. On comprend ainsi que Socrate ne soit pas toujours bienécouté par ses interlocuteurs. Socrate dit de lui-même dansl’Apologie :

« [Je suis] attaché par le Dieu au flanc de la Cité, comme au flancd’un cheval puissant et de bonne race, mais auquel sa puissance mêmedonne trop de lourdeur et qui a besoin d’être réveillé par une manièrede taon. C’est justement en telle manière que, moi, tel que je suis, leDieu m’a attaché à la Cité ; moi qui réveille chacun de vousindividuellement, qui le stimule, qui lui fais des reproches, n’arrêtantpas un instant de le faire, m’installant partout, et le jour entier. »

(30-31 a)Platon compare ici Socrate à un insecte impertinent qui réveille les

citoyens d’Athènes. Cet animal apparaît déjà dans une tragédied’Eschyle, Prométhée enchaîné, quand la jeune fille Io, transformée envache par Héra qui se venge ainsi des infidélités de son mari, Zeus, estpoursuivie par un taon tout autour de la mer Méditerranée. Le taon estla figure de ce qui affole et fait quitter un lieu pour un autre. Laphilosophie est proprement folie, vertige ou délire, aux yeux del’opinion commune et elle invite à changer de situation ou de lieu, àpréférer le « lieu intelligible » dont parle la République (VI, 508c) au« lieu sensible » qu’est le monde de la vie de tous les jours.

Que Platon compare son maître, cet homme admirable dont lePhédon nous dit qu’il fut l’homme « le plus généreux, le plus facile, lemeilleur de tous les hommes » (116c), à un vulgaire insecte manifesteune dimension non négligeable des dialogues : l’humour. Ainsi,l’ironie socratique n’interdit pas l’humour, ce qui indique encore quela philosophie platonicienne s’adresse à l’ensemble de nos facultés :raison, mais aussi imagination, sensibilité et affectivité. Le hoquetd’Aristophane dans le Banquet (185c-e) ou la description de Thaïestombant au fond d’un puits devant « une petite servante thrace, toutemignonne et pleine de bonne humeur » (Théétète, 174a) nousmontrent assez qu’il ne faut pas imaginer Platon « avec une grande

robe de pédant » pour reprendre les termes de Pascal4

. Ni Socrate ni

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Platon ne se sont pris au sérieux et c’est là l’une des différencesmajeures qui les opposent aux sophistes.

Sophistique et rhétorique

Alors que Platon cherche par la parole à dire l’unité du monde, larationalité des phénomènes et la vérité qui doit servir de norme àl’action humaine, les sophistes prétendent que « sur toutes choses on

peut faire deux discours exactement contraires5 ». La sophistique

apparaît donc essentiellement comme un art du discours qui permetde construire des points de vue sur le monde sans chercher le discoursqui corresponde à l’essence des choses.

La sophistique est un relativisme. Pausanias, élève des sophistes,affirme ainsi dans le Banquet :

« De toute action, en effet, il en est comme je vais dire : objetd’action pris en lui-même, elle n’est ni belle, ni laide ; ainsi, ce qu’àprésent nous faisons, boire, chanter, converser, aucune de ces actions,en elle-même, n’est une belle action, mais c’est de la façon,éventuellement, de la faire, que résulte pour elle un pareil caractère. »

(180e-181a)En somme, rien n’est en soi bon ou mauvais, mais tout dépend du

moment, de l’endroit et de la façon dont les choses se passent. Il y a làun pragmatisme qui est l’une des raisons du succès des sophistes.

Pour l’instauration de normes stables et la découverte de larationalité du monde en revanche, la sophistique est si l’on peut direune sorte de « maladie d’enfance de la philosophie ». EdmondHusserl, philosophe du XXe siècle et fondateur de la phénoménologie

contemporaine, note ainsi : « La première philosophie des Grecs6 qui

était naïvement dirigée vers le monde extérieur, subit un brusque coupd’arrêt dans son développement. Les idées de la raison dans toutesleurs formes fondamentales parurent dévaluées sous l’effet desargumentations sophistiques. Les sophistes avaient présenté comme

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illusion trompeuse l’idée de vrai en soi, quelque sens qu’on lui donne

[…]. Ainsi la philosophie perdit-elle son but et son sens7 ».

La sophistique est l’adversaire principal de Platon. Trois termespeuvent résumer le rapport de Platon aux sophistes : confrontation,fascination et répulsion. La confrontation apparaît à travers lespersonnages et les titres des dialogues : Protagoras, Gorgias,Euthydème, Hippias sont des sophistes historiques qui donnent leurnom à des dialogues, et leurs élèves sont aussi les interlocuteurs deSocrate (Nicias dans le Lâchés, Critias dans le Charmide,Thrasymaque dans la République, Calliclès dans le Gorgias). Cetteconfrontation quasi constante s’explique par une fascination de Platonqui voit dans la sophistique une sorte de double de la philosophie, sonsimulacre.

Historiquement, en effet, les sophistes eurent un rôle considérable

comme éducateurs8

. Ils répandirent l’art de la discussion et la

connaissance des poètes9

; ils mirent l’accent sur la nécessaireattention aux différents sens des mots (ainsi Prodicos est-il loué parSocrate pour son sens des nuances, Protagoras, 339e-341c). Mais lessophistes n’aiment pas la sagesse et la pratique du logos pour elles-mêmes : ils se font payer et cherchent ainsi le pouvoir plus que lavérité. Protagoras est qualifié de « salarié de la discussion » dans leThéétète (165e). Un examen plus particulier du début du Gorgias nousmontrera mieux les dangers de la sophistique.

Une technique du discours

L’élément propre au sophiste est, comme pour le philosophe, laparole (le logos). La sophistique est un art du logos, une technique quipermet d’avoir une maîtrise sur les auditeurs. Quand Socrate interrogeGorgias sur sa compétence, le sophiste lui répond :

« Depuis nombre d’années, personne ne m’a encore posé dequestion qui m’ait pris au dépourvu ! »

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(448a)Littéralement, le texte grec dit : « Personne ne m’a posé une

question qui fût nouvelle pour moi. » Le sophiste sait toujoursrépondre : il est radicalement opposé en cela au philosophe qui,comme nous l’avons vu, vit dans l’aporie (pp. 12-13). Le philosophecherche à être pris au dépourvu et à éprouver le vertige del’interrogation infinie ; le sophiste, lui, a acquis une maîtrise deprocédés rhétoriques qui lui permettent d’avoir toujours quelquechose à dire, même sur les sujets dont il ignore tout. Rien n’estnouveau pour Gorgias : cette proposition implique le rejet dufondement de la philosophie qu’est l’étonnement admiratif.

La parole sophistique ne cherche pas à décrire les articulations duréel et à rendre raison de la nature des choses, mais elle produit dessignifications qui persuadent les auditeurs. Dans le Banquet, le dernieréloge de l’amour prononcé avant le rappel de l’entretien de Socrateavec Diotime, le discours d’Agathon, est un exemple particulièrementremarquable de la rhétorique chère aux sophistes. Le terme« rhétorique » vient de l’expression rhétorikè tékhnè, l’art ou latechnique de l’orateur. Cet art apprend à manier des figures de

rhétorique10

(opposition, chiasmes, balancements, homophonies,litotes, oxymores…) qui servent à la fois à construire un discours et à lerendre persuasif. L’intérêt ne se tourne plus vers l’objet dont on parle,mais sur la manière de parler de cet objet. Le langage n’est plus unmiroir qui cherche à refléter le monde, mais un écran qui s’interposeentre notre intelligence et les choses du monde. Là où la parolephilosophique éveille l’âme, le discours sophistique fascine lesauditeurs et opère comme un ensorcellement.

La persuasion

La suite du Gorgias met en évidence une dimension fondamentalede la sophistique : il s’agit d’un art de persuasion. Gorgias rapporteainsi sa complémentarité avec son frère médecin :

« Souvent j’ai déjà accompagné mon frère, ainsi que d’autres

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médecins, au chevet de quelque malade qui se refusait à boire unedrogue ou à laisser le médecin lui tailler ou brûler la chair : celui-ciétait impuissant à le persuader ; moi, sans avoir besoin d’un autre artque l’art oratoire, je le persuadais ! »

(465b-c)La technique rhétorique permet donc d’obtenir un assentiment

nécessaire : elle sait présenter les choses de façon à les faire accepter.En ce sens, elle se rapproche de la philosophie, puisque lesraisonnements cherchent non seulement à exercer l’intelligence, maisaussi à convaincre.

Le discours philosophique de Platon a une portée éminemmentéthique : la compréhension de ce qui est juste et vrai doit débouchersur une conduite juste et véridique. Mais la persuasion philosophiquepasse, comme nous l’avons vu, par l’aporie, l’inquiétude et le temps dela réflexion. Le philosophe, comme l’éducateur, ne saurait être unhomme pressé. La conviction qu’il cherche à obtenir doit être fondéesur une connaissance approfondie de ce dont il parle (la nature del’âme, par exemple, sur laquelle Platon revient inlassablement d’undialogue à l’autre). Le sophiste, en revanche, mesure son temps deparole et vise, non l’amélioration des âmes dans leur singularité, maisl’adhésion rapide d’un grand nombre de personnes. Gorgias affirmeainsi :

« L’orateur a en effet le pouvoir de parler à tout le mondeindistinctement et sur toute question, de façon à être, en présence desfoules, plus persuasif que personne, en bref sur telle question qu’il luiplaira d’aborder. »

(457a-b)Pour arriver à une telle fin, l’art rhétorique n’est plus seulement

une sorte de travail littéraire sur le discours, mais aussi un ensemblede procédés qui permettent de parler de tout n’importe quand et àn’importe qui. Les procédés rhétoriques (que Platon, comme toutphilosophe, utilise) deviennent alors des sophismes.

Un sophisme est un raisonnement faux qui n’est pas purement et

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simplement une erreur ou un raisonnement mal construit (un« paralogisme »), mais un argument de mauvaise foi qui vise àtromper. Le sophisme n’a donc que l’apparence de la vérité. On trouveun exemple de sophisme grossier (c’est-à-dire dont la fausseté estévidente) dans l’Euthydème. Le sophiste Dionysodore prend la paroleet Socrate lui répond, à propos de Clinias, qui vient auprès dessophistes pour s’instruire :

« À présent, reprit-il, est-ce que Clinias est sage, ou est-ce qu’il nel’est pas ? – Au moins déclare-t-il, oui, qu’il ne l’est pas encore : cen’est point un hâbleur ! – Et à vous, reprit-il, votre intention est qu’ildevienne sage et qu’il ne soit point un sot ? » Comme nous enconvenions : « Alors, ce qu’il n’est pas, votre intention est donc qu’il ledevienne, et ce qu’il est à présent, qu’il ne le soit plus. » […] « Eh bien !dit-il, puisque votre intention est qu’il ne soit plus l’homme qu’il est àprésent, votre intention n’est-elle pas, à ce qu’il semble, toutsimplement qu’il périsse ? »

(283c-d)Il y a certes des enchaînements logiques dans cet échange, mais il

subsiste une erreur : devenir sur un point autre qu’on est n’est pasdevenir autre en tous points. L’altération n’est pas la disparition. Lesophisme ici apparaît clairement.

Dans le Gorgias (462d), Platon compare alors la rhétorique dessophistes à un maquillage et en fait un art de flatterie. La sophistiqueest à la philosophie ce que la cuisine est à la diététique : elle produit unplaisir immédiat, mais ne cherche pas l’amélioration des hommes.Cette analogie est développée de la façon suivante : la gymnastique etla médecine s’occupent sérieusement du corps et le rendent fort etvaillant ; la cuisine et le maquillage en revanche s’occupent du corps,mais visent son plaisir immédiat, grâce à des mets raffinés, et uneapparence de santé, grâce aux illusions de la parure. La sophistiqueelle aussi flatte l’âme, lui fait plaisir et lui apprend quelques rapidesrecettes pour des discussions, sans avoir le temps de former l’âme etde la rendre sage.

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Dès lors, l’opposition du sophiste et du philosophe correspond àdeux manières d’être qu’expose le Sophiste, l’un des derniers dialoguesde Platon qui est aussi sans doute l’un des plus difficiles : l’apparenceet la réalité. Cette opposition relève de ce que la philosophie appelle,depuis le XVIIe siècle, un questionnement « ontologique ».

L’ontologie est, au sens large, l’étude philosophique de ce qu’estl’être. Se demander si une licorne, une théorie physique ou un arbredans la forêt existent de la même manière est une questionontologique. Une ontologie est d’autant plus riche qu’elle propose denombreux modes d’être. Pour sa part, Platon oppose nettement lemode d’être du simulacre et celui de la réalité : le simulacre existe belet bien, mais il est trompeur ; la réalité ou la « chose elle-même » esttelle qu’elle apparaît. En conséquence, il y a différents degrés d’être :l’ombre a moins d’« être » que le corps qui la provoque, la chose peintemoins de réalité que le modèle. Dans le Sophiste, Platon note ainsi :

« C’est la maison elle-même qui est produite par l’art del’architecte, tandis que celui du peintre en produit une autre, réaliséecomme une sorte de rêve humain à l’usage des gens éveillés […]. Ainsidonc, et de même dans les autres cas, [les œuvres de notre activitéhumaine de production] sont doubles et s’accompagnent, à leur tour,deux à deux : l’une est, disons-nous, la chose elle-même, activitéproductrice de choses ; l’autre œuvre est un simulacre, activitéproductrice de simulacres. »

(266c-d)Comme l’architecte produit des maisons réelles, c’est-à-dire

utilisables, le philosophe produit des discours solides qui vont nourrirl’âme et la fortifier. Le sophiste, lui, est comme le peintre : ses discoursne sont que des apparences. La sophistique est donc dangereuse etPlaton ne cesse de s’y confronter pour mettre les hommes en gardecontre les raisonnements simplement vraisemblables.

Les sophismes et les raisonnements faux sont des maladies del’âme que la philosophie cherche à éradiquer.

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La thérapie par le dialogue

La parole philosophique est une parole thérapeutique. Il s’agit desoigner les âmes et de leur assurer santé et vigueur. L’attention auxdiscours est en effet une attention aux âmes. A la fin du Phédon,référence importante pour toute définition de la philosophie, Socratenote :

« Une expression vicieuse ne détonne pas uniquement par rapportà cela même qu’elle exprime, mais cause encore du mal dans lesâmes. »

(115e)Une expression inexacte entraîne à coup sûr une pensée inexacte.

Or, la pensée, dialogue intérieur de l’âme avec elle-même, est ce parquoi l’homme se rapporte au monde : qui pense mal, agit mal. Larectitude morale suppose la rectitude de la raison et de la parole.Soigner l’âme en prenant soin du discours permet de rectifier lesconduites et de rendre possible le bonheur. Cette thèse est partagéepar l’ensemble de la pensée antique : il faut des opinions droites pourconduire la vie humaine et donc que toute l’humanité ait un accèsdirect ou indirect à la philosophie.

Le souci de l’âme

Le texte fondateur de cette tradition, selon laquelle la philosophieest une thérapie de l’âme, se trouve au début du Charmide, brefdialogue consacré à la définition de la sagesse morale. Socraterencontre un jeune homme qui souffre de maux de tête et lui explique :

« On ne doit pas entreprendre de guérir les yeux sans avoir guéri latête, on ne doit pas non plus le faire pour la tête sans s’occuper ducorps, de même on ne doit pas davantage chercher à guérir le corpssans guérir l’âme ; (…) si la plupart des maladies échappent à l’art desmédecins de la Grèce, la cause en est qu’ils méconnaissent le tout dontil faut prendre soin, ce tout sans le bon comportement duquel il est

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impossible que se comprenne la partie. C’est dans l’âme en effet […]que, pour le corps et pour tout l’homme, les maux et les biens ont leurpoint de départ. »

(156e)On peut lire ici une allusion à ce que notre époque nomme les

« maladies psychosomatiques » mais, plus généralement, il s’agit dedire que l’essentiel pour l’homme, c’est sa pensée, sa vie intérieure etdonc son âme. Telle est la tâche de la philosophie d’après Socrate dansl’Apologie :

« Ma seule affaire, c’est d’aller par les rues pour vous persuader,jeunes et vieux, de ne vous préoccuper ni de votre corps, ni de votrefortune aussi passionnément que de votre âme pour la rendre aussibonne que possible. »

(30a-b)Il n’y a là nul mépris du corps, mais simplement l’indication d’une

priorité : à quoi sert d’avoir un corps en bonne santé si notre esprit estrempli d’inquiétudes, de peurs et de doctrines erronées ? Le début dulivre V des Lois est l’un des textes où Platon souligne le mieux lanécessité de reconnaître l’importance de l’âme :

« Il n’honore pas non plus son âme, l’homme qui, chaque fois,estime que ce sont les autres, et non pas lui-même, qui sontresponsables de ses fautes comme de la plupart des choses qui luicausent du mal, et le mal le plus grave ; qui, au contraire, s’eninnocente et s’en décharge toujours, donc avec l’idée qu’il honore ainsil’âme qui est la sienne, tandis qu’il est bien loin de le faire ; car c’est undommage qu’il lui cause. Pas davantage on ne l’honore aucunement,quand, sans tenir compte de ce que dit et loue le législateur, on estpour les plaisirs plein de complaisance ; on la déshonore au contraire,en l’emplissant de malfaisance et de repentirs. […] Il n’y a rien d’autrenon plus pour l’âme qu’une dégradation, réellement et totalementdéshonorante, quand cette fois, on fait de la beauté plus de cas que dela vertu : c’est une assertion erronée en effet, qui consiste à prétendreque le corps mérite d’être honoré plus que l’âme. »

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(727b-d)Le narcissisme ordinaire est une illusion : l’homme croit s’aimer et

prendre soin de lui-même, mais il ne prend soin que de son apparenceet non de ce qui est sa vie véritable. La reconnaissance de nos fautes etde nos limites est plus noble que les manœuvres qui tendent à nousfigurer que nous sommes finalement innocents, circonstancesatténuantes à l’appui. La philosophie platonicienne met en avant laresponsabilité personnelle de chacun, notamment dans le récit dumythe d’Er le Pamphylien au livre X de la République. La faute la plusgrave est de refuser l’entière responsabilité de soi, de ses actes et doncdes pensées qui les rendent possibles. Le terme « responsable » quisignifie que l’on assume ses actes et que l’on s’en reconnaîtvéritablement auteur, signifie aussi que l’on « réponde » de ses actes.

La responsabilité n’est pas étrangère à l’essence du dialogueplatonicien. Si l’action est toujours une réponse à une certainesituation, la réponse orale à une question engage aussi notreresponsabilité intellectuelle et morale. L’Alcibiade, dialogue quiprésente la nécessité de la connaissance de soi comme préalable àtoute action politique, met fortement en lumière la logique deresponsabilité à laquelle obéit le dialogue :

« Si maintenant je te demande [Socrate questionne le jeuneAlcibiade] quelles sont les lettres dont est fait mon nom : Socrate, etque tu me répondes quelles sont ces lettres, qui de nous les énonce ? –C’est moi. – Poursuivons donc ! En un mot, dis-le moi, quand il y aquestion et réponse, qui énonce son opinion ? celui qui pose laquestion, ou bien celui qui y répond ? – C’est, me semble-t-il bien,Socrate, celui qui y répond. »

(113a)Répondre, c’est prendre position. En ce sens, la pensée

platonicienne est tout à fait étrangère à l’opposition du langage et del’action : si nos actes dépendent, en bien comme en mal, de nosparoles (et particulièrement de ces paroles silencieuses que sont nospensées), nos paroles sont déjà des actes. Une telle importanceaccordée à la parole vivante, au mouvement des questions et des

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réponses, rend au premier abord énigmatique l’existence d’écrits dePlaton. Pourquoi n’avoir pas seulement enseigné et interrogé commeSocrate qui n’écrivit jamais de livres ?

Les dangers de l’écriture

Certains commentateurs ont pensé que les dialogues de Platonn’étaient qu’une introduction à sa pensée, des sortes d’exercicespréparatoires pour le public cultivé d’Athènes sans que le maître yexposât l’ensemble de sa doctrine. Il s’agirait de textes « exotériques »,c’est-à-dire littéralement destinés à l’extérieur (du grec, exô) del’Académie, alors que les doctrines réservées à l’intérieur de l’école

(« ésotériques ») n’auraient pas été confiées à l’écrit11

. Pourquoi unetelle méfiance vis-à-vis de l’écriture ? Un texte célèbre du Phèdreprésente ce problème de manière mythique dans le cadre d’undialogue entre le roi d’Egypte et l’inventeur de l’écriture, Teuth (figurequi correspond singulièrement à Prométhée, tel qu’il apparaît dans latragédie d’Eschyle, Prométhée enchaîné). Voici la réponse du roiquand Teuth lui eut présenté l’invention de l’alphabet :

« Cette invention, en dispensant les hommes d’exercer leurmémoire, produira l’oubli dans l’âme de ceux qui en auront acquis laconnaissance ; en tant que, confiants dans l’écriture, ils chercherontau-dehors, grâce à des caractères étrangers, non point au-dedans etgrâce à eux-mêmes, le moyen de se ressouvenir ; en conséquence, cen’est pas pour la mémoire, c’est plutôt pour la procédure duressouvenir que tu as trouvé un remède [pharmakon]. Quant à lascience, c’en est l’illusion, non la réalité, que tu procures à tes élèves :lorsqu’en effet, avec toi, ils auront réussi, sans enseignement, à sepourvoir d’une information abondante, ils se croiront compétents enune quantité de choses, alors qu’ils sont, dans la plupart,incompétents. »

(275a-b)Le principal danger de l’écriture, selon Platon, est de transformer

la pensée vivante en une sorte de produit de consommation, en livres

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qui résument des années de recherches et donnent des résultats sansque l’ensemble du mouvement de découverte soit présent. L’écritimmobilise la pensée dans des phrases qui sont à l’extérieur de notreesprit, alors que la science véritable est ce que l’on sait et que l’on aintériorisé.

Un autre danger est indiqué par Platon dans la suite du Phèdre :l’écrit ne peut répondre aux questions que se pose le lecteur et il nepeut rectifier des erreurs d’interprétation (herméneutikè) ; il est ensomme à la merci du public, qui peut lui faire dire parfois tout etn’importe quoi. Dans sa lettre la plus célèbre, la Lettre VII, Platonreprend clairement cette critique, en affirmant à propos de problèmesphilosophiques :

« Aucun homme sérieux, occupé de questions sérieuses, ne serisquera de beaucoup s’en faut, à laisser, en écrivant, tomber dans ledomaine public de pareilles questions et à les exposer ainsi à lamalveillance et aux doutes. »

(344c)Platon a donc conscience que toute doctrine écrite risque d’être

mal interprétée et critiquée injustement. Mais c’est par écrit quePlaton fait la critique de l’écrit !

La Lettre VII, il est vrai, n’était pas destinée à être publiée ; elleétait adressée à son ami Denys de Syracuse. L’amitié est le cadre quiest nécessaire selon la pensée antique pour une bonne expositiond’une pensée. La bienveillance, en effet, permet d’accepter une penséequi n’est pas forcément spontanément la nôtre. La haine, en revanche,ou l’indifférence forment un barrage qui interdit toute compréhension.Les textes les plus importants qui nous restent d’Épicure (341-270 av.J. -C.) sont ainsi des lettres envoyées à des amis (Hérodote, Ménécéeet Pythoclès). Mais, au-delà de ses lettres, la bienveillance estégalement au cœur des dialogues de Platon : c’est entre amis que sedéroulent l’entretien du Phédon ou les éloges du Banquet.

Aux dangers inhérents à l’écriture, Platon répond par la formemême de ses dialogues : les questions et les réponses introduisent du

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mouvement là où la pensée pourrait devenir rigide et morte dans uncadre purement dogmatique. Un travail d’appropriation etd’intériorisation – ce qu’on nomme encore la « méditation » – est lacondition pour rencontrer le sens des dialogues. Dès lors, le logos écritdes dialogues est une bonne image du logos vivant et parlé qui esttoujours le lieu où l’homme peut saisir l’intelligibilité du monde. Lesapparences en effet et les images ne sont pas toujours mauvaises ettrompeuses ; elles peuvent manifester correctement l’être intelligible.

Indications de lecture

• Sur l’étonnement : Théétète, 155d.

• Sur la nature du logos : Cratyle, 429b-439b ; Sophiste, 261c-263d.

• Sur la sophistique : Protagoras, 311b-314b et 319b-329b ;Euthydème ; Phèdre, 269c-274b ; Sophiste, 222b-230d.

• Sur la thérapie de l’âme : Charmide.

• Sur la rhétorique : Gorgias, 449d-457c et 502e-505d.

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Chapitre 2 : L’être intelligible et laparticipation

L’une des thèses fondamentales de la pensée de Platon est que lemonde qui nous entoure a une stabilité et une rationalité grâce à sadimension intelligible : il n’est pas seulement l’objet de la sensation.Héraclite (576-480 av. J. -C), penseur de quelques décennies antérieurà Platon, avait affirmé que « tout s’écoule » et certains de ses élèves enavaient déduit que la parole, avec ses mots fixes et déterminés, nepouvait rendre compte de la réalité de façon exacte. La connaissancene pouvait être que l’expérience même du changement des choses etdes êtres, sans que l’on pût en acquérir une science véritable.

Platon constate que les corps matériels individuels ne sont jamaisexactement identiques et que tout se transforme, mais il metégalement en avant les ressemblances entre les choses. L’égalité dedeux morceaux de bois et la taille égale de deux morceaux de pierreont un point commun que notre intelligence saisit : l’égalitéintelligible. Dès lors, la science peut être possible, en oubliant lesdifférences individuelles, les changements et les dégradations, et envoyant ce qui est permanent dans le monde. Cette permanences’explique, d’après Platon, parce que les corps sensibles « participent »aux Formes intelligibles, aux Idées. Que signifie donc la théorie de laparticipation (la méthéxis) ?

Quand des citoyens participent à tel ou tel mouvement (à un partipolitique, par exemple), ils sont déterminés par cet engagement ; ilsvont adopter telle ou telle position conformément à cette participationet ils seront déterminés de cette manière tant que durera leurparticipation. Ce qui relève ici d’un choix et d’une décision personnelspeut faire comprendre dans un premier moment ce qui est enjeu dansla théorie de la participation : pour Platon, les choses et les êtres qui

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s’offrent à nous immédiatement dans la sensation sont ce qu’ils sontpar une participation à de l’intelligible (c’est-à-dire ce que nouspouvons découvrir par notre intelligence). Ainsi, tous les objetssphériques participent chacun à leur manière à la sphère intelligible(la lune n’est pas sphérique comme une pomme ou comme un ballonde football). Pour montrer la différence entre les sphères sensibles etla sphère intelligible, on parle souvent de la Sphère (avec unemajuscule). Alors que les sphères sensibles changent et peuventdisparaître, la Sphère elle-même existe de toute éternité ; on diraencore qu’il s’agit de la Sphère en soi, par opposition à la sphère enpierre, en cuir ou en tout autre matériau changeant.

Le terme « Idée » traduit deux mots grecs de sens voisins : eidos etidéa. Ces deux mots correspondent au verbe idein qui signifie « voir ».Si le terme idea est gardé en latin, eidos sera traduit par species,« l’espèce » ou « l’apparence ». Il s’agit non pas de la configurationsensible qui est perçue par la vue, mais de ce à quoi ressemble unechose, de l’espèce à laquelle on peut la rattacher, de ce qu’elle est pournotre intelligence. Les Idées sont vues par l’âme humaine seule, qui lesrepère dans le sensible, mais elles existent en elles-mêmes et sont lefondement qui permet au monde d’être en ordre. Si l’importance del’ordre rationnel du monde apparaît dès le Gorgias, la théorie desIdées, elle, n’est exposée qu’à partir du Phédon et du Cratyle et seradès lors maintenue jusqu’au dernier dialogue, les Lois.

Le statut causal des Idées

Le premier aspect – et sans doute le plus important – qui permetde décrire le statut des Idées pour Platon est leur fonction causale. LesIdées sont des causes : elles rendent possibles les phénomènessensibles. Après avoir longuement parlé des Idées dans le Phédon,Platon résume son propos en disant :

« Il n’y a pas d’autre façon pour chaque chose de venir à l’existence,sinon de participer à l’essence propre de chaque réalité dont elle doitparticiper. »

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(101c)L’Idée est nommée ici « essence » (en grec, ousia), ce qu’est la

chose véritablement, ce qui n’est pas secondaire ou accidentel pourcette chose, mais essentiel et fondamental. La Lettre VII présenteclairement ce qu’est l’essence pour l’homme désireux de connaître leschoses qui l’entourent :

« Envisagez un unique exemple, et, à propos de tout, raisonnez demême. « Cercle », voilà quelque chose dont on parle, et qui a pournom le mot même que nous prononçons à présent. Vient en secondlieu la définition de la chose en question […] : ce qui à partir desextrémités pour aller vers le milieu est dans tous ses points à une égaledistance 1… I. En troisième lieu, il y a la figure qu’on dessine et quel’on efface, ce que l’on tourne au tour et qui se détruit : accidents dontest complètement exempt le cercle en soi, auquel se rapportent toutesces images, parce qu’il est autre chose que celles-ci. En quatrième lieu,il y a la connaissance, l’intellection avec l’opinion vraie relativement àces objets. »

(342b-c)Le cinquième facteur, c’est l’essence, la chose en elle-même, l’Idée

intelligible que la connaissance permet de saisir.

La réalité la plus pauvre pour notre rapport à la vérité du monde,c’est le nom, puisqu’en lui-même il est seulement sensible et qu’il y ades noms trompeurs, des noms qui ne désignent rien, tels « licorne »ou l’expression « le plus grand des nombres ». A eux sont associéesdes apparences de pensée, des illusions. La définition permet de voirun peu mieux de quoi il s’agit, mais elle ne garantit pas la réalitéeffective de la chose, puisque par exemple je peux définir par les motsune chose qui n’a pas de réalité, une licorne, comme « un cheval ayantune corne sur le front ». L’image de la chose, bien qu’étant uneimitation, est plus près de la réalité puisqu’il faut bien pouvoirreprésenter la chose définie et que la représentation est déjà aussi uneprésentation : il y a une réalité de l’image. Le cercle dessiné ou lamaison fabriquée par le maçon grâce aux recommandations del’architecte existent dans le monde. L’image fait voir sensiblement ce

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qu’est l’Idée intelligible. Grâce aux mots, aux définitions et aux imagessensibles, l’âme est capable désormais de voir encore mieux de quoi ils’agit : elle peut connaître la chose, mais cette connaissance n’est pasla chose elle-même. Etre l’ami de quelqu’un nous permet d’en parler« en connaissance de cause », mais cette parole ne se substitue pas à lapersonne dont on parle : le langage se rapporte à une réalité qui lui estextérieure.

Telle est l’« essence » dont parle le Phédon (101c) et qui a unpouvoir causal : c’est parce que l’Idée « existe » que nous pouvons enparler et que nous pouvons essayer de la figurer. II ne s’agit doncnullement d’un concept, c’est-à-dire d’une abstraction obtenue grâce ànotre intelligence : il s’agit de ce qui n’est pas illusoire, changeant etrelatif dans le monde ; les Idées ou Formes intelligibles sont lesnoyaux de réalité sur lesquels s’appuient les phénomènes sensibles.

La célèbre allégorie de la Caverne, au début du livre VII de laRépublique, permet de préciser ce lien entre le sensible qui nousentoure et l’intelligible auquel ce sensible « participe » pour semaintenir dans l’existence.

L’allégorie de la Caverne

Alors que le mythe est présenté par Platon comme une légendevenue des hommes du passé et qu’il décrit le plus souvent unenaissance et un état archaïque expliquant le présent, l’allégorie est unrécit où chaque image correspond à une notion. Le terme même inviteà une transposition point par point, du registre du récit à celui desconcepts philosophiques : allos signifie « autre » (que l’on songe àl’allopathie différente de l’homéopathie en pharmacie) et le suffixe « -gorie » vient du verbe agoreuein, « parler, dire » ; il s’agit de parlerd’une chose (des prisonniers dans une caverne) pour parler d’uneautre (les hommes dans le monde).

Pour une approche approfondie de ce texte décisif, il estindispensable de commencer la lecture dès la fin du livre VI de la

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République (504d sq.) et de la poursuivre jusqu’au livre VII (534d).Rappelons seulement la présentation faite par Socrate :

« Représente-toi donc des hommes qui vivent dans une sorte dedemeure souterraine en forme de caverne, possédant, tout le long de lacaverne, une entrée qui s’ouvre largement du côté du jour ; àl’intérieur de cette demeure ils sont, depuis leur enfance, enchaînéspar les jambes et le cou, en sorte qu’ils restent à la même place, nevoient que ce qui est en avant d’eux, incapables d’autre part, en raisonde la chaîne qui tient leur tête, de tourner celle-ci circulairement. »

(514a-b)Ces prisonniers sont les hommes ordinaires qui ne sont pas encore

délivrés par la philosophie, c’est-à-dire par la connaissance de laréalité véritable qu’est la dimension intelligible du monde. Leshommes sont prisonniers « depuis leur enfance », ils ne connaissentdonc pas d’autres rapports au monde que ceux que leur étrangecondition permet. Leur immobilisation est double : non seulement ilssont enchaînés, comme Prométhée sur le mont Caucase, mais en plusleur tête est maintenue et ne peut changer de position.

L’immobilisation est un châtiment, la rigidité, ce qui annonce lamort. L’ignorance des réalités intelligibles que décrit la situation deshommes de la caverne n’est pas synonyme d’une vie dissolue et vouéeà des mouvements erratiques : les ignorants sont enchaînés ; lessavants, en revanche, jouissent de la liberté de leurs mouvements et,notamment, ceux de leur âme qui saisit les Idées grâce au mouvementdu logos.

Or, pour rendre compte de l’opposition des ignorants et dessavants, Platon a besoin de présenter un dispositif assez complexe quiservira à indiquer les degrés entre l’ignorance et la science. Uneopposition binaire, frontale, serait trop rigide : la pensée n’est vivante

que par l’indication des niveaux intermédiaires12

. Le livre VII continueainsi :

« Quant à la lumière, elle leur vient d’un feu qui brûle en arrière

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d’eux, vers le haut et loin. Or, entre ce feu et les prisonniers, imagine lamontée d’une route, en travers de laquelle il faut te représenter qu’on aélevé un petit mur qui la barre, pareil à la cloison que les montreurs demarionnettes placent devant les hommes qui manœuvrent celles-ci etau-dessus de laquelle ils présentent ces marionnettes aux regards dupublic. – Je vois ! dit-il. – Alors, le long de ce petit mur, vois deshommes qui portent, dépassant le mur, toutes sortes d’objetsfabriqués, des statues, ou encore des animaux en pierre, en bois,façonnés en toute sorte de matière. »

(514b-515a)À l’intérieur de la caverne, il n’y a donc pas que des prisonniers

enchaînés, mais aussi d’autres hommes qui vont et viennent. Àl’extérieur, il y a enfin les « objets véritables » (516a) et le Soleil qui leséclaire. Entre les ombres que les prisonniers voient sur le fond de lacaverne qui leur fait face et les réalités naturelles, il y a un niveauintermédiaire : celui des objets fabriqués.

Le mode de connaissance des prisonniers est comparable à lasensation : il s’impose immédiatement à l’homme. La seule liberté estde fermer les yeux ou bien de recevoir l’image visible qui leur fait face.Le mode de connaissance des hommes qui sont sortis de la caverne etse sont habitués à la lumière éblouissante du jour est comparable à lavision des Idées grâce à la philosophie. Entre les deux, il y a place pourune perception plus élaborée que la simple sensation, une certaineconnaissance des choses mais sans l’éclairage des formes intelligibles :c’est le rapport au monde selon nos activités quotidiennes (leshommes sont dits alors porteurs de « toutes sortes d’objetsfabriqués »). Pour changer notre regard sur le monde et voir que lesobjets sensibles dépendent des Idées-causes comme les ombres et lesstatues dépendent des modèles vivants, il faut un travail difficile quiest d’abord pénible pour l’homme délivré de ses chaînes.L’éblouissement de l’homme sorti de la caverne correspond àl’étonnement dont nous avons parlé dans le chapitre 1.

A aucun moment, Platon ne dit que la caverne serait « le mondesensible » et l’extérieur de la caverne « le monde intelligible » : il y a

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un seul monde, mais l’homme peut le voir de façon différente selon ceque son regard peut rencontrer. Le regard sensible voit les apparencessensibles ; le regard de l’intelligence voit les réalités intelligibles.

L’unicité du monde : sensible et intelligible

Une certaine tradition qui remonte au moins au néoplatonisme(école philosophique fondée à Rome au IIIe siècle après j. -C. parPlotin) a cru pouvoir interpréter l’allégorie de la Caverne selonl’opposition de deux mondes, l’un corporel et sensible, l’autreincorporel et intelligible.

Henri Bergson (1859-1941) témoigne encore d’une telleinterprétation quand il écrit dans L’Énergie spirituelle : « Lemétaphysicien ne descend pas facilement des hauteurs où il aime setenir. Platon l’invitait à se tourner vers le monde des Idées. C’est làqu’il s’installe volontiers, fréquentant parmi les purs concepts, lesamenant à des concessions réciproques, les conciliant tant bien quemal les uns avec les autres, s’exerçant dans ce milieu distingué à une

diplomatie savante. Il hésite à entrer en contact avec les faits13

». Or,Platon, dans le Parménide, affirme qu’il ne faut pas négliger de penser« poil, bouc, crasse » (130c) et n’hésite pas à entrer en contact avec lesfaits, comme on le voit notamment dans les Lois. Certes, Platondistingue deux modes de vie, la vie selon le corps et l’action, et la vieselon l’âme et la méditation (Gorgias, 500c sq., Théétète, 172c sq. etPolitique, 258e), mais ces différentes existences ont pour cadre lemême monde.

Certains passages des dialogues peuvent, il est vrai, servir decaution à la légende du « monde intelligible » ou « monde des Idées »de Platon. Socrate, dans la République, précise ainsi à Glaucon, enconclusion de l’allégorie de la Caverne :

« En assimilant au séjour dans la prison la région qui se présente ànous par l’entremise de la vue, et, d’autre part, la lumière du feu àl’intérieur de la prison à l’action du soleil ; puis en admettant que la

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montée vers le haut et la contemplation de ce qu’il y a en haut

représentent la route de l’âme pour monter vers le lieu14

intelligible, tune te tromperas pas. »

(517b)Ce qui est hors de la caverne désigne donc le « lieu intelligible »

(topos noètos), et non pas un « monde » intelligible. Cette nuance estcapitale puisqu’avec elle, c’est l’ensemble de la pensée de Platon quiest enjeu.

Qu’est-ce qu’un lieu ? Ce n’est ni un monde (notion qui impliqueune totalité et un principe de totalisation), ni un espace abstrait ; c’estun séjour où l’on se tient, une région ou un endroit déterminé par ceuxqui s’y trouvent (« un mauvais lieu » ou « un lieu hospitalier ») ; c’estencore, par extension de sens, une place précise dans un ensemble (onoppose ainsi « en premier lieu » et « en second lieu »). Quand on ditde nos jours qu’une décision a été prise « en haut lieu », personne nedonne à ce terme une signification cosmologique.

À la différence de la notion de lieu, celle de monde implique, pourPlaton, l’unicité : c’est l’ensemble de la Terre et des astres, de l’hommeet de la Nature.

S’appuyant sur les penseurs pythagoriciens15

dont il s’est souventinspiré, Platon peut faire dire à Socrate :

« À ce qu’assurent les doctes, Calliclès, le ciel et la terre, les Dieuxet les hommes sont liés entre eux par une communauté, faite d’amitiéet de bon arrangement, de sagesse et d’esprit de justice, et c’est laraison pour laquelle, à cet univers, ils donnent, mon camarade, le nomde kosmos, d’arrangement. »

(507e-508a)Le monde est très précisément pour Platon la rencontre de

l’intelligible et du sensible ; le monde existe parce que le sensibleparticipe à l’intelligible. Il y a une différence, mais non pas unehétérogénéité radicale. Les deux « lieux » font donc partie du même

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monde et c’est eux qui permettent au monde d’être ce qu’il est : unensemble à la fois visible, varié, changeant et, cependant, rationnel.

À cela correspondent deux attitudes différentes de l’âme humaine :le mathématicien qui réfléchit à des formules algébriques néglige uninstant le temps qu’il fait dehors et se concentre sur des objetsintelligibles ; l’amoureux qui embrasse sa bien-aimée n’a plus l’espritoccupé par des calculs ou des équations. Cela dit, le mathématicienpeut être amoureux ou le philosophe cuisinier : l’homme est aussi unecertaine totalité dans l’ensemble plus vaste du monde.

L’expression « monde intelligible » n’apparaît dans l’histoire de laphilosophie qu’au Ier siècle de notre ère, sous la plume de Philond’Alexandrie, penseur juif qui cherche à établir une synthèse entre lapensée hébraïque et les doctrines de Platon et des stoïciens. Pour lapensée juive, puis chrétienne, le monde n’existe pas de toute éternitémais a été créé par Dieu. Cette création hors du néant (ex nihilo) estune idée tout à fait étrangère à la pensée grecque, mais c’est cette idéequi rend possible la position d’un monde intelligible séparé (celui quiexiste au premier moment de la Genèse quand Dieu dit : « Que lalumière soit ! »). Chez Platon, le récit de la production du monde parun démiurge (littéralement, un « ouvrier ») au début du Timée neremet pas en cause ce principe : il s’agit d’un mythe explicatif quiinscrit dans le temps ce qui a toujours existé et existera toujours. Il n’ya pas de création du monde, mais une éternelle mise en ordre dumonde selon la rationalité des Idées intelligibles.

Ce qui réunit les phénomènes sensibles et les Idées intelligibles estnommé par Platon, dans la République, « l’Idée du Bien ».

L’Idée du Bien

C’est avec une certaine solennité que Platon présente l’Idée du Bienau livre VI de la République. Parler de ce qu’est le Bien suprême était,et continuera d’être pour toute la pensée antique jusqu’au Ve siècleaprès J. -C, une tâche indispensable pour tout philosophe.

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« Cela donc, que recherche toute âme, c’est aussi en vue de celaqu’elle fait tout ce qu’elle fait, conjecturant que c’est vraiment quelquechose, mais embarrassée et incapable de saisir suffisamment ce que cepeut bien être. »

(505d-e)Dans le Gorgias, Platon souligne que nombre de nos actions ne

sont pas faites pour elles-mêmes, mais en vue d’autre chose qui estleur finalité propre. La finalité est ce que l’on recherche en faisantquelque chose. On oppose ainsi la fin et les moyens : les moyens sonten vue de la fin. Cette expression « en vue de » montre bien quel’homme est capable de « pré-vision » grâce à l’œil de l’âme qu’estl’intelligence. L’action humaine, tel le travail du médecin dont parlesouvent Platon, est imprégnée d’intelligence et de connaissances.

Or, nos prévisions sont souvent à court terme. Je sais bienpourquoi j’achète une baguette de pain : pour la manger, si j’ai faim.Mais peut-on toujours proposer une finalité rationnelle suffisante pourchaque action ? Pourquoi dîner avec telle personne plutôt qu’avec uneautre ? Dire simplement parce que cela nous fait plaisir, est-ce unebonne raison ? Une autre rencontre n’aurait-elle pas été plus utile,plus nécessaire ? La multiplicité des possibilités offertes aux hommesimplique que la meilleure solution n’est pas toujours choisie dansl’évidence. La pluralité des opinions sur ce qu’il faut faire ou qu’ilaurait fallu faire rend encore plus obscur notre rapport à ce qui estrationnellement souhaitable. Platon parle à propos de l’Idée du Biend’une aporie redoutable.

La recherche du plaisir et la Justice

Le plaisir apparaît comme une fin que la nature nous fait tousrechercher avec ardeur. Ce n’est pas par devoir moral que je vaismanger du pain si j’ai faim, mais par une impulsion qui me pousse àassouvir un désir. L’ensemble du comportement animal n’est-il pasrégi par la recherche du plaisir et la fuite de la douleur ? La page 505cde la République rappelle ce qui avait été développé dans le Gorgias

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lors de l’entretien entre Socrate et Polos, et dont le Protagoras avaitdéjà parlé : « Il y a des plaisirs qui sont mauvais. »

La prévision rationnelle interdit à l’homme de toujours suivre leplaisir immédiat quelles qu’en soient les conséquences. Pour demeureren bonne santé, l’homme doit renoncer à certains plaisirs, voireaccepter certaines douleurs. Les sensations agréables dont le corps estle lieu ne peuvent en permanence nous servir de critères pour notreconduite. Dans le Gorgias, Socrate fait remarquer à Polos :

« Si c’était au corps seul de tout décider d’après une évaluation quise fonderait sur les satisfactions dont il est personnellement l’objet,alors […] ensemble s’entremêleraient toutes choses dans le même tas,dans la confusion indistincte de ce qui est médical et sain avec ce quiest culinaire ! »

(465d)L’homme n’étant pas guidé, comme l’animal, par l’instinct, suivre

aveuglément le plaisir conduirait au chaos le plus total. Le Bien nepeut donc être le plaisir.

La théorie des Idées n’est pas encore présente dans le Gorgias et cequi est proposé comme fin ultime des actions humaines est la Justicetoujours préférable à tout autre mobile. Platon ne changera pas d’aviset la Justice sera toujours considérée par lui comme la « valeur » laplus importante ; toutefois, la réflexion sur le Bien va s’étendre, dansles dialogues postérieurs au Gorgias, hors du seul domaine de l’actionhumaine et de la morale à la totalité du monde et à la connaissanceque l’on peut en avoir.

Liens et principe de l’ordre du monde

Le Phédon souligne également l’affinité entre le Bien et la notion deliaison. Platon critique alors les penseurs « matérialistes » quivoudraient tout expliquer par les propriétés des corps sans avoirrecours à la causalité des Idées :

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« Quant à la puissance, à laquelle ces choses Iles corps] doiventd’être, à présent, placées dans l’état où il valait le mieux qu’ellespussent être placées, cette puissance, ils ne sont, ni en quête d’elle, niconvaincus qu’elle possède une force divine ; mais ils estiment pouvoir

un jour découvrir quelque Atlas plus fort que celui-là16

, plus immortel,soutenant mieux l’ensemble des choses ; et, que le bien, l’obligatoire[deon], soit ce qui relie et soutient, voilà une chose dont ils n’ontvéritablement aucune idée ! »

(99c)Comme le terme grec deon (« ce qu’il faut faire »), le français « ob-

ligatoire » implique le lien (que l’on pense au « ligament » ou à la« ligature »). Un contrat qu’il faut respecter est ainsi un lien entredeux personnes : ce sont nos obligations qui nous font agir, lefacultatif n’étant qu’accessoire. La notion de lien en tant que telle, cequ’on peut encore nommer la « relation », envisage non pas les chosesdans leur singularité, mais l’ordre qui les relie et les rend « com-possibles » comme dira Leibniz (1646-1716).

Le Bien est ce principe de l’ordre des choses qui, en tant queprincipe, n’est donc pas les choses elles-mêmes. Dans la République,cette différence du Bien est nommée par une formule énigmatique : leBien est dit « au-delà de l’essence » (épékeina tès ousias, 509b), ce quisignifie que l’Idée du Bien est l’Idée qui est la cause de la liaison desautres Idées entre elles et, partant, des corps et des êtres sensiblesentre eux. « Au-delà de l’essence » veut dire que le Bien n’a pasd’essence au sens où le cercle ou l’homme ont une essence précise etdéterminée : il réunit les essences sans être une essence, il estl’association des choses sans être une chose.

Avant d’affirmer que le Bien est « au-delà de l’essence », Platon adéveloppé dans les pages qui précèdent, au livre VI de la République,une analogie entre le Soleil et le Bien qui permet de mieux comprendrele rôle causal de cette Idée singulière qu’est l’Idée du Bien. De mêmeque le Soleil non seulement permet que les réalités naturelles poussentet vivent à la surface de la Terre mais aussi qu’elles soient visibles, de

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même le Bien est cause de l’existence des Idées et du fait qu’ellessoient connaissables (509b). Pas plus que le Soleil ne « fabrique » lesvivants terrestres, pas davantage le Bien ne produit les Idées commeDieu, selon Descartes, crée les « vérités éternelles » : Soleil et Biensont simplement conditions de possibilité du sensible et del’intelligible. Comme le Soleil est à l’horizon du visible, le Bien est àl’horizon de l’être. Pour saisir une Idée, la voir par la pensée grâce aulogos, il faut que l’âme humaine désire le Bien et soit tournée verscette cause finale de toutes nos actions. La science qui estconnaissance de l’universel, et non pas collection d’informationsdonnées par les sens, suppose un « désir de l’être » (Phédon, 65c).Pour penser les fondements de la science, il faut donc, outre une clairevision de l’intelligible, une approche philosophique de la naturehumaine et de la psychologie.

Indications de lecture

• Sur la théorie de la participation : Phédon, 72e-74d (l’Égal en soi)et 99d-101c (le Beau en soi) ; la République, livres VII et X, 595a-603b(« les trois lits ») ; Parménide, 127e-136e.

• Sur le Bien et le plaisir : Protagoras, 351c-358c ; Gorgias, 464a-505a ; République, livres VI et VII ; Philèbe, 60a-66d.

• Pour la critique de la théorie des Idées par Aristote, lire Physique,II (la nature), trad. O. Hamelin, introd. j. -Cl. Fraisse, Hatier, coll.« Profil », n°755,1990 (notamment pp. 12-14 sur la définition de laforme).

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Chapitre 3 : La nature humaine

L’homme qui, au moment de sa naissance, ne se rapporte aumonde que selon les sensations, le plaisir et la douleur, n’a pasdirectement accès au « lieu intelligible ». L’éducation etl’apprentissage d’une maîtrise droite du logos sont nécessaires.

Nécessaire aussi est le souci de la connaissance de soi. A lacuriosité tournée vers l’extériorité doit succéder l’intérêt porté à ce quiest intérieur à l’âme. Au début du Phèdre, alors que son interlocuteurlui parle de légendes anciennes à propos d’une rivière, Socraterépond :

« Je ne suis pas capable encore, ainsi que le demande l’inscription

delphique17

, de me connaître moi-même ! Dès lors, je vois le ridiculequ’il y a, tant que cette connaissance me manque, de chercher àscruter les choses qui me sont étrangères. Par suite, je tire à ceshistoires [la mythologie] ma révérence et, à leur sujet, je me fie à latradition ; ce n’est point elles, je le disais tout à l’heure, que je chercheà scruter, mais c’est moi-même ; suis-je par hasard quelque bête plus

compliquée et bien plus enfumée par l’orgueil que n’est Typhon18

?Suis-je un animal plus paisible, sans autant de complications et qui, denature, participe à une destinée divine où n’entrent point les fuméesde l’orgueil ? »

(229e-230a)L’homme est à lui-même un objet d’étonnement. Se connaître soi-

même, c’est d’abord voir cette étrangeté de l’humanité qui est une

espèce animale à part, douée du logos19

et vouée aux choix et à laliberté.

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La différence anthropologique de l’espècehumaine

Si le terme « anthropologie », apparu au XVIe siècle, est formé determes grecs (anthrôpos, « l’homme », et logos, « discoursrationnel »), il n’est pas utilisé par Platon et nous sommes conscientsd’un certain anachronisme. Il y a cependant chez Platon un discoursrationnel sur l’homme et c’est pourquoi nous utiliserons cette notion.L’intérêt porté à l’homme n’est pas une quête du détail des affaireshumaines, ce qui explique que l’histoire comme recherche du passéhumain est peu présente chez Platon. La République note ainsi :

« Dans les affaires humaines, il n’y en a pas qui vaille beaucoupd’intérêt. »

(X, 604b-c)En effet, contre Protagoras et le relativisme des sophistes, Platon

refuse, dans le Protagoras, le Théétète et dans les Lois, que l’hommesoit « mesure de toutes choses » : c’est « le dieu qui est mesure detoutes choses » (Lois, IV, 716c). L’homme livré à lui-même et à sesrêves peut devenir un monstre comme Typhon ; il doit donc êtreéduqué pour inscrire paisiblement la Cité dans l’ordre du monde. Lelivre VI de la République avait déjà souligné que le philosophe méprisece qui est seulement à échelle humaine pour se soucier de l’échelleplus vaste de la totalité de l’univers (486a).

Philanthropie et misologie : amour del’homme et haine de la raison

Lucide, le philosophe n’en est pas pour autant misanthrope (duverbe misein, « haïr » et du substantif anthrôpos, « l’homme »).

Socrate, dans l’Euthyphron, affirme ainsi en parlant de sa pratiquedu dialogue sur la place publique :

« J’ai bien peur que l’amour que j’ai pour mes semblables [hupo

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philanthropias, littéralement « par philanthropie »] ne me fassepasser aux yeux des Athéniens pour quelqu’un qui, en propos tenus àn’importe qui, distribue à profusion, exactement tout ce qu’il possède ;non pas seulement sans rémunération, mais prêt au contraire à enaccorder une, avec joie, à qui acceptera de m’écouter ! »

(3d)Par sa philanthropie, Socrate s’oppose aux sophistes qui aiment

l’argent plus que l’homme. Par là même, les sophistes n’aiment pasdavantage le logos pour lui-même : le Phédon associe de façonsignificative la misanthropie et la misologie, la défiance par rapport àla raison, défiance qui peut devenir haine. L’origine de la misanthropiey est décrite comme un amour déçu :

« D’où vient en effet que s’insinue en nous la misanthropie ? De cequ’on a mis en quelqu’un une robuste confiance, sans s’y connaître ; dece qu’on admet chez l’homme en question une nature entièrementfranche, saine, loyale ; puis de ce qu’un peu plus tard on en vient àdécouvrir qu’il est aussi pervers que déloyal, et derechef que c’est unautre homme ; quand on est maintes fois passé par cette épreuve […]on finit, après tant et tant de froissements, par prendre en haine toutce qui est homme. »

(89d-e)Il en est de même pour la raison : qu’un raisonnement que l’on

avait cru vrai se révèle être faux, et nous pouvons douter de lapuissance du logos. Il devient alors un simple instrument de pouvoiret de persuasion, sans prétendre nous donner accès à l’être véritabledes choses. Le misologue soit refuse de parler et se mure dans sonsilence, tel Calliclès à partir de la page 505d du Gorgias, soit n’attendpas du langage qu’il puisse être autre chose qu’un jeu plaisant qui peutdire tout et n’importe quoi. La « philo-sophie », qui est aussi « philo-

logie » au sens d’un amour du logos20

doit être philanthropiquepuisque, comme nous l’avons vu dans le chapitre 1, elle cherche àsoigner les hommes.

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Le mythe de Prométhée

Loin d’idolâtrer la nature humaine, Platon en montre bien souventles limites. Le mythe de Prométhée, dans le Protagoras, échoue sansdoute à montrer la nécessité de la sophistique comme le voudraitProtagoras, qui raconte cette fable, mais il décrit cependant l’hommeen des termes que d’autres dialogues reprennent pour mettre enlumière la faiblesse humaine.

Quel est ce mythe ? Les dieux ont chargé deux frères de répartir lesqualités permettant la survie à l’ensemble des espèces animales.Épiméthée se charge de la distribution et réalise un équilibre entre lesdifférents êtres vivants : chaque espèce a une certaine panoplie qui luipermet de résister aux autres animaux et aux rigueurs naturelles(fourrures, griffes, crocs, défenses, taille imposante ou rapiditéparticulière). Or, quand Prométhée vient examiner le partage, queconstate-t-il ?

« Il voit les autres animaux convenablement pourvus sous tous lesrapports, tandis que l’homme est tout nu, pas chaussé, dénué decouvertures, désarmé. »

(321c)S’en suit le fameux vol du feu et des techniques par Prométhée, vol

qui permet aux hommes, peu à peu, de ne pas disparaître. La nuditépremière de l’homme est un trait essentiel de l’humanité : nonseulement elle indique une fragilité, un dénuement radical, qui rendnécessaire l’ensemble de l’éducation, des arts et de la politique, maisaussi elle révèle une exposition au monde que seul l’homme connaît.Selon un parallélisme fréquent chez Platon entre l’âme et le corps, le

Gorgias, comme le Charmide, réfléchit sur la « nudité de l’âme21

».Par la pratique des questions et des réponses, la philosophie doitmettre l’âme « à nu », c’est-à-dire la débarrasser des vains ornementsdes opinions ordinaires.

La théorie de la réminiscence

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En purifiant l’âme, la philosophie cherche à retrouver la véritablenature de l’âme que le livre X de la République compare au dieu marinGlaucos : tombé dans la mer, il fut recouvert peu à peu de coquillageset d’algues dissimulant son apparence initiale (611c-d). L’âme mise ànu retrouve, par le jeu dialectique, sa pureté première. La sciencen’apparaît donc pas comme un savoir que l’expérience nousapporterait mais, au contraire, comme un retour à une conditionantérieure où l’âme n’était mue que par des mouvements de penséerencontrant la vérité sans fard. Dans trois dialogues, le Ménon, lePhédon et le Phèdre, Platon décrit ainsi la connaissance comme unsouvenir ou une réminiscence (anamnèsis).

Dans le Ménon, Socrate interroge un jeune esclave ignorant et, parla dynamique de ses questions, arrive à lui faire résoudre un problèmede géométrie (la duplication du carré) ; à la fin de l’entretien, Socratefait remarquer à Ménon, qui assiste à l’entretien :

« Ces opinions viennent de se réveiller en lui comme un songe. Etsi on l’interroge souvent et en diverses façons sur les mêmes objets,sais-tu bien qu’à la fin il en aura une connaissance aussi exacte que quique ce soit ? – Cela est vraisemblable. – Ainsi il saura sans avoir apprisde personne, mais au moyen de simples interrogations, tirant ainsi sa

science de son propre fonds22

. »

(85c-d)Platon exclut ici que l’esclave puisse inventer une solution, il s’agit

de montrer que la connaissance de la vérité précède la science qui lamanifeste dans le logos. En 81c, Platon s’appuie sur une traditionpythagoricienne, celle de la réincarnation, pour dire que l’âme atoujours déjà eu connaissance des Idées et donc que le savoir est unsouvenir.

Inversement, dans le Phédon, Platon s’appuie sur la doctrine de laréminiscence (« savoir c’est se souvenir », 72e) pour montrerl’immortalité de l’âme. Il y a, à l’évidence, une circularité dansl’argumentation : tantôt l’immortalité implique la réminiscence (leMénon), tantôt la réminiscence prouve l’immortalité. Cette circularité

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révèle à la fois que l’origine du savoir rationnel ne saurait releverdirectement de la rationalité et, d’autre part, que l’âme humaine a unlien intrinsèque avec la vérité.

Telle est la présentation de la théorie de la réincarnation dans lePhèdre où Platon exclut que, lors des réincarnations, une âme animalen’ayant jamais été un homme puisse le devenir. Quelle en est laraison ? Socrate affirme :

« D’une existence de bête revient à une existence d’homme celuiqui jadis était un homme, car jamais du moins ne parviendra à cetteforme, qui est la nôtre, une âme qui n’a jamais vu la vérité. »

(249b)La doctrine de la « transmigration des âmes » ne cherche pas à

sonder le passé personnel de chacun, mais indique que l’âme estsusceptible de prendre diverses formes. Les six dialogues où il en estquestion (Ménon, Phédon, République, Phèdre, Timée et Lois) neprésentent jamais des destinées individuelles précises, mais desfigures héroïques (ainsi, Ulysse et Ajax au livre X de la République).Parlant de la métempsycose (ou changement de corps pour l’âme) etde la réminiscence, Platon se situe à la limite du rationnel et dumythique, c’est-à-dire aux limites mêmes de la philosophie.

Nous retiendrons que Platon met en avant un passé immémorial etfondateur qui rend raison de notre présence au monde7. L’homme estle vivant qui a toujours déjà eu rapport à l’être, mais qui l’a oublié ennaissant : la philosophie doit donc réveiller nos souvenirs, sans pourautant nous faire découvrir quelles furent nos vies antérieures. Ladifférence anthropologique, ce qui fait que l’homme n’est pas unanimal comme les autres, nous conduit à présenter ce qu’est, pourl’homme, le rapport de l’âme et du corps.

« L’homme n’est rien d’autre que sonâme »

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Cette affirmation, que l’on trouve aussi bien dans l’Alcibiade (130c)que dans les Lois (XII, 959b), indique sans équivoque que ladimension corporelle de la vie humaine n’est que secondaire. Elleinvite cependant aussi à se demander quelle est la nature du rapportde l’homme à son corps : l’homme n’est-il qu’un pur esprit qui doitmépriser le corps ?

Si l’humanité de l’homme se définit par sa capacité à découvrir larationalité et la beauté du monde grâce au logos, autrement dit si sonactivité essentielle est d’aimer la sagesse et la science, le corps commelieu de réceptivité des sensations n’est pas ce par quoi l’homme esthomme. Le Phédon met ainsi en garde contre l’utilisation dessensations comme critères de vérité : la vue, l’ouïe et les autres sens nenous donnent pas, en effet, des connaissances précises, maissimplement des informations confuses (65b). En d’autres termes, lasensation nous donne accès à des qualités, non à des quantités exactes.Si je peux voir qu’une tour est élevée, mes yeux ne me diront pas lahauteur de cette tour ; de même je sais bien que l’eau de la mer meparaît trop froide sans pouvoir dire quelle en est la températureexacte. La sensation est par nature approximative. Or, Platon fait del’exactitude (l’akribeia) une condition nécessaire à la connaissance de

l’intelligible23

. Dès lors, le Phédon affirme :

« La condition la plus favorable, certes, pour qu’elle [l’âme]raisonne bien, c’est, je pense, quand rien ne la trouble de tout ceci, nice qu’elle entend ni ce qu’elle voit, ni une souffrance et pas davantageun plaisir, mais que, au plus haut degré possible, elle en est venue àêtre isolée en elle-même, envoyant promener le corps. »

(65c)

La réduction de l’homme à sa vie psychique correspond d’abord àune exigence épistémologique, puisqu’il s’agit de fonder la science.

L’âme comme principe de synthèse

Que l’expérience corporelle de la sensation ne puisse à elle seule

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constituer la science est longuement montré dans le Théétète. Lespages 184-186 soulignent notamment la différence entre les donnéesissues des organes des sens et les pensées qui viennent s’y associer.« Organe », en grec organon, signifie « instrument » : les yeux ou lesoreilles ne sont que des intermédiaires (pas toujours fiables, d’ailleurs,si nos organes sont malades, par exemple) entre le monde et notreâme. L’âme, en revanche, est le principe actif qui permet déjuger lessensations, de les associer ou de les dissocier. Ainsi, même laconnaissance sensorielle avec ses approximations n’est uneconnaissance que grâce à l’âme. Socrate fait remarquer à Théétète :

« Sans doute en effet serait-il étrange, mon garçon, que, en nouscomme dans un cheval de bois, fussent postées nombre de fonctionssensorielles déterminées, sans que tout cela tendît vers une certaineunique nature (qu’on doive l’appeler "âme" ou lui donner tel autrenom), par laquelle, au moyen de ces fonctions, comme au moyend’instruments, nous avons la sensation de tout ce qui est sensible. »

(184d)L’exemple du « cheval de bois » fait référence à un épisode de

l’Iliade où les compagnons d’Ulysse pénètrent dans Troie dissimulés àl’intérieur d’un cheval de bois. Des informations sensorielles distinctes(cette couleur blanche, ce goût sucré, cette surface rugueuse) ne sontpas juxtaposées sans lien entre elles dans notre expérience : l’âme estce principe de liaison (analogue en cela à l’Idée du Bien) qui montre lacohésion du monde ou, en l’occurrence, d’une chose du monde (c’estun morceau de sucre qui est à la fois blanc, sucré et rugueux). Or, lerôle de l’âme ne se limite pas à être un pôle de synthèse ; il y a aussi« la fonction qui s’exerce au moyen de la langue » (185c). Dire que lemorceau de sucre est blanc et n’est donc pas noir, ou qu’il est plus petitque le pot de miel mais plus grand que le grain de raisin, tout celal’âme ne le peut que par sa propre puissance. La formule « l’hommen’est rien d’autre que son âme » met en lumière le lien indissoluble del’humanité et de l’exercice de la parole rationnelle (logos).

Cette parole rationnelle opère des comparaisons grâce à desnotions intelligibles (« l’Égal qui n’est rien qu’égal », Phédon, 74c par

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exemple). L’activité de comparaison est au cœur du rapport del’homme au monde grâce à ce que Platon nomme, dans le Protagoras,la métrétique.

La métrétikè tékhnè est « l’art de la mesure » ; c’est elle qui nouspermet d’opérer des choix rationnels notamment dans le calcul desplaisirs (Protagoras, 355d-358d). Or, les réalités n’existent dans lemonde et ne se maintiennent dans l’existence que par la rencontre dece que le Philèbe nomme « la limite » (péras) et « l’illimité »(apeiron), ou encore « le fini » et « l’infini » (23c). Être un hommepour chacun d’entre nous est quelque chose de précis et la naturehumaine donne à nos actions une certaine détermination : tel est lepéras. Cependant, notre vie se déroule et nous ne cessons de changeret de nous modifier ; il y a, à côté de la limite essentielle qu’est pournous notre nature, une indétermination que nous devons maîtriserpour préserver ce que nous sommes. Ainsi la santé est-elle unecertaine harmonie que menacent des conduites déréglées ouexcessives.

Les Grecs voyaient dans l’Excès (l’Hubris) l’origine de nos maux ;Platon lui donne le nom plus conceptuel d’apeiron, l’indéfini, ladémesure ou l’illimité. Les techniques grâce auxquelles les hommess’inscrivent dans l’ordre de la nature et peuvent constituer des Citéssupposent l’art de la mesure. Socrate note dans le Philèbe :

« Si de tous les arts, on retranchait, je suppose, celui de nombrer,celui de mesurer et celui de peser, ce qui, de chacun d’eux, subsisteraitalors n’aurait, pour bien dire, pas grande valeur. »

(55e)Les sciences et les arts, au sens de « techniques », ne sont donc

possibles que grâce à l’activité métrétique de l’âme.

Le corps, tombeau de l’âme ?

Le corps, pour sa part, a une condition équivoque que laphilosophie doit arriver à rendre paisible et saine. L’étymologie du

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terme « corps » (sôma) qui est donnée dans le Cratyle est éclairantesur ce point :

« Voilà un nom, sôma, dont je juge grande la diversité, et mêmeconsidérable, si peu qu’on le déforme. Certains disent en effet du corpsqu’il est le « sépulcre », sema, de l’âme, attendu que, dans la vieprésente, il en est la sépulture. Et encore, puisque c’est au moyen ducorps que l’âme « signifie », sémainei, ce qu’elle peut avoir à signifier,pour cette nouvelle raison c’est à bon droit que le corps est appelésèma. »

(400b-c)

Le jeu de mots sôma/sèma se retrouve dans le Gorgias (493a) etdans le Phèdre. Dans ce dernier dialogue, Socrate évoque l’état denotre âme avant la naissance :

« Purs nous-mêmes, et exempts de la marque imprimée par cetombeau que, sous le nom de corps, nous portons avec nous, attachésà lui comme l’huître à sa coquille. »

(250c)Cela dit, comment comprendre cette identification du corps à un

tombeau ? Qu’est-ce qu’un tombeau ? Il s’agit, certes, d’une sorte deprison qui scelle la mort de l’homme, mais il s’agit aussi d’uneprotection et d’un honneur rendu au corps du défunt (les grandscriminels n’ont pas droit à une sépulture dans les Lois).L’ensevelissement des morts est une marque d’humanité. Uneproportion se dégage donc de cette image : ce que le tombeau est aucorps, le corps le serait à l’âme. En somme, le corps (quand il n’est pas« signe » de l’âme comme la seconde étymologie du Cratyle invite à leconsidérer) peut faire mourir l’âme et lui interdire les mouvements quisont les siens. Le corps « tombeau de l’âme », c’est le corps quicommande à l’âme et qui lui impose un rapport au monde selonl’immédiateté des sensations et l’urgence des plaisirs.

La seconde étymologie met en avant le fait que le corps estl’instrument indispensable pour que l’âme manifeste ce qu’elle a à

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manifester. En ce sens, il y a place pour une véritable dignité du corpshumain dans la pensée de Platon. Notre schéma corporel où la têten’est pas au niveau du sol, comme chez la plupart des animaux, maistournée vers le ciel, permet de dire :

« Nous sommes une plante, non point terrestre, mais céleste. »

(Timée. 90a)C’est grâce à la matérialité de la voix que notre âme rencontre une

autre âme dans le dialogue, comme l’affirme l’Alcibiade. Dans ce courtdialogue consacré à la nécessité de la connaissance de soi pour devenirun dirigeant politique, le rapport du corps et de l’âme est présenté avecune particulière précision.

Le corps, instrument de l’âme

Les pages 128a-130c de l’Alcibiade offrent une analyse de la notiond’instrument qui se développe autour du thème du souci ou du soin.Qui se soucie d’une chaussure ? Non pas celui qui la porte, qui préfèreavoir à ne pas y penser quand il marche, mais celui qui la fabrique oula répare, en un mot, le cordonnier. Or, le cordonnier, pour se soucierde la chaussure, a besoin d’instruments grâce auxquels son travail serapossible. Mais dans l’utilisation des instruments, le cordonnier abesoin également de ses mains qui lui servent à manier ses outils.Trois sortes de réalités sont alors dégagées par Platon : le principe actifdu souci qui est l’âme du cordonnier en possession d’un certain savoir(l’art de la cordonnerie), les instruments qu’il utilise et qui sontfabriqués par d’autres artisans et enfin les parties du corps quicollaborent avec son âme pour obtenir un résultat (accomplir certainsgestes que l’âme juge nécessaires, c’est-à-dire manifester ce que l’âmea à manifester). Chaque homme a une âme qui est sa réalité véritable,son « soi » propre, à quoi est associée une réalité inséparable pendanttoute sa vie, à savoir le corps ; de l’âme et du corps sont donc différentsles objets extérieurs, nos instruments et notre fortune. Socrate faitremarquer à Alcibiade :

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« L’entretien du corps concerne les choses qui nous appartiennentà nous-mêmes, mais ne constitue pas un entretien de soi-même. […]Quant à l’entretien de notre fortune, il ne l’est ni de nous-mêmes, nides choses qui sont nôtres, mais, n’est-ce pas, de ce qui est au plus loind’être nôtre ? »

(131b-c)En conséquence, on peut distinguer le « nous » (l’âme), le « ce qui

est à nous » (le corps et ses parties) et le « ce qui se rapporte à ce quiest à nous » (nos biens extérieurs). Le cordonnier ne s’occupe doncnullement de notre âme, mais d’un objet (les chaussures) qui serapporte à ce qui est à nous (nos pieds). Seul le philosophe s’occupe denotre âme et seule la philosophie peut l’entretenir.

Nous avons parlé de l’âme comme d’une réalité unique, d’unprincipe de synthèse qui est à l’origine de nos mouvements (cet aspectest particulièrement développé dans le Phèdre, 245d-e) et qui permetde dire ce qu’il y a d’essentiel dans l’homme. Mais avons-nous répondude façon suffisante au précepte delphique : cette âme que noussommes, la connaissons-nous clairement ? Après en avoir montré lafonction, il convient d’en préciser la nature.

La tripartition de l’âme

Cherchant à comprendre, dans la République, ce qu’est la justicepour l’âme humaine, Platon s’interroge :

« Est-ce en vertu de ce même principe [l’ardeur], que nousagissons en tous nos actes ? ou bien par trois principes, chacun pourun ordre différent de notre activité ? Par l’un acquérons-nous lesavoir ? nous emportons-nous par un autre des principes qui sont ennous ? est-ce enfin d’un troisième que dépend notre concupiscence[notre désir], relative tant aux plaisirs qui concernent la table et lagénération qu’à tout ce qui est de la même famille ? Ou bien est-ce parl’âme tout entière que nous agissons ? »

(IV, 435a-b)

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Trois principes psychiques distincts sont proposés : « la raison »(le logistikon) qui nous donne accès à la science, « l’ardeur » ou « lecourage » (le thumos) qui nous donne l’énergie de nous opposer etd’être agressifs, et « les appétits » (l’épithumétikon) qui nous rendentsans défense face à la force de nos désirs. Dire oui sans réfléchir (ledésir), réfléchir (la raison), dire non (la colère), voilà les troispossibilités qui déterminent en propre notre vie psychique, c’est-à-direà la fois nos sentiments involontaires et nos pensées volontaires.Descartes, dans la « chose qui pense » qu’est l’âme selon lui,distinguera encore, en latin, le volens, « le vouloir », du nolens, « ne

pas vouloir »24

; il y a une spécificité, parfois hargneuse, parfoisvertueuse, du « ne pas vouloir » : la tolérance n’est souhaitable quepour ce qui est tolérable.

Pour faire apparaître la différence de ces mouvements psychiques,Platon fait appel à l’expérience des conflits internes à l’âme. Socraterapporte ainsi, au livre IV de la République, l’histoire d’un personnagenommé Léontios qui remontait du Pirée vers Athènes :

« Il s’aperçut que des cadavres étaient, auprès du bourreau,étendus par terre ; en même temps qu’il avait envie de les regarder, enmême temps au contraire il était fâché et il se détournait lui-mêmed’en avoir envie ; jusque là il luttait, il s’encapuchonnait la tête ; vaincucependant par son désir, écarquillant les yeux, courant vers lescadavres : « Voici, s’écria-t-il, ce que vous avez à regarder, maudits !emplissez-vous de ce beau spectacle ! » »

(439e-440a)Le dialogue intérieur qu’est la pensée devient admonestation et

témoigne d’une dissociation entre un désir morbide sadique (voir descadavres torturés) et une conscience morale révoltée.

Dans le Phèdre, Socrate qui, dans un premier temps, prétendsoutenir, comme Lysias, qu’il vaut mieux accorder ses faveurs à celuiqui ne nous aime pas, annonce :

« C’est la tête voilée que je vais parler, afin de courir le plus

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rapidement possible jusqu’au terme de mon discours et de peur que, sije regarde vers toi, je n’aille, de honte, perdre la tête ! »

(237a)

L’expérience de la honte, souvent évoquée dans les dialogues25

, estle signe d’un désaveu de soi par soi, le moment où la raison nous faitcomprendre qu’un acte ou une pensée dont nous sommesresponsables est indigne de nous. Si la vie psychique étaitparfaitement homogène, il n’y aurait pas de contradictions internes àl’âme.

Le mythe de la bête polycéphale

Platon, au livre IX de la République, revient sur la tripartition del’âme et la représente par une bête monstrueuse :

« Modèle la forme unique d’une bête hétéroclite et à plusieurstêtes, possédant, d’autre part, une couronne de ces têtes, les unesd’animaux paisibles, les autres, d’animaux féroces, capable en outre dechanger tout cela et de le produire par lui-même. […] Modèle donc uneautre forme, celle d’un lion, puis encore celle d’un homme, et que, debeaucoup, la plus grande soit la première, et la seconde, de la secondetaille. […] Modèle-leur maintenant un placage extérieur, qui soitl’image d’un être unique, celle de l’homme, de façon qu’aux yeux decelui qui ne pourrait voir le dedans, mais verrait la seule enveloppeexterne, ce serait un unique animal, un homme. »

(588c-e)L’humanité véritable, on le voit, ne correspond qu’à une partie de

l’âme, figurée ici par l’homme intérieur (le lion correspond au thumos,à l’ardeur, et la bête polycéphale à l’épithumétikon, à l’ensemble desappétits). Il y a dans l’homme lui-même des éléments contraires à sapropre humanité : la tâche de l’éducation, comme le montre la suite dutexte, est d’affaiblir la bête polycéphale et le lion pour que l’hommeintérieur puisse commander et diriger la conduite de l’ensemble.

Comme dans la comparaison avec Typhon (Phèdre, 230a), le

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« Connais-toi toi-même » conduit à d’étranges découvertes : notreâme comporte une partie monstrueuse et irrationnelle. Il estremarquable néanmoins que la bête polycéphale possède aussi biendes têtes d’animaux paisibles que d’animaux féroces : tous les désirs

ne sont pas par eux-mêmes mauvais26

. Ils peuvent cependant, nousdit le texte, se transformer mutuellement. En effet, alors que la véritéintelligible qui nourrit la partie « logique » de notre âme est toujoursla même, l’objet de nos désirs varie et notre rapport à ce que nousdésirons varie aussi. L’amour peut devenir de la haine et l’attirance dudégoût. Le courage qu’est l’ardeur du thumos n’est, en revanche, figuréque par un seul animal, noble de surcroît, le lion. C’est lui qui devientl’allié de la raison pour dominer le domaine changeant et imprévisibledes désirs.

Le mythe de l’attelage ailé

Le Phèdre donne encore, de la tripartition de l’âme, uneprésentation imagée :

« Elle (l’âme] ressemble, dirai-je, à une force à laquelle concourentpar nature un attelage et son cocher, l’un et l’autre soutenus par desailes. »

(246a)Par rapport aux analyses de la République, le mythe de l’attelage

ailé présente l’avantage de souligner la motricité de l’âme : un attelagen’a de sens qu’en mouvement. Par ailleurs, là où la distinction dulogistikon, du thumos et de l’épithumétikon oppose des partiesdistinctes, le Phèdre met en avant l’unité de l’âme : il s’agit d’unattelage et le cocher ne sert à rien s’il n’a pas l’énergie des deuxchevaux à son service. La suite du dialogue précise la nature de cesdeux chevaux :

« L’un d’eux, disons-le donc, qui est en plus de belle condition, quiest de proportions correctes et bien découplé, qui a l’encolure haute,un chanfrein d’une courbe légère, blanc de robe et les yeux noirs,

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amoureux d’une gloire dont ne se séparent pas sagesse et réserve[aidôs], compagnon de l’opinion vraie, se laisse mener sans que lecocher le frappe, rien que par les encouragements de celui-ci et à lavoix. L’autre, inversement, qui est mal tourné, massif, charpenté on nesait comment […] ; compagnon de la démesure [hubris] et de lavantardise ; une toison dans les oreilles, sourd, à peine docile au fouetet aux pointes. »

(253d-e)Le corps du cheval est à l’évidence ici le signe de son âme : le cheval

blanc correspond au thumos de la République, le cheval noir àl’épithumétikon ; l’un est doué d’aidôs, terme que l’on peut traduirepar « honte » ou par « pudeur », l’autre d’hubris, de « démesure » etd’« excès ». Notre colère peut s’apaiser si notre raison comprend queson objet était illusoire ; nos désirs, en revanche, ne disparaissent pasquand ils apparaissent irréalisables. Le cheval blanc peut êtrepersuadé par des arguments rationnels ; le cheval noir, lui, a besoin dela violence pour calmer son ardeur.

Dans la Cité que Platon imagine dans les Lois, les préambules auxlois qui ont une fonction persuasive ne suffisent pas : il faut, hélas,aussi prévoir des châtiments dont la violence fera peur à cette ardeurirrationnelle qui existe en l’homme. Le livre IX des Lois, qui fait dire àl’Athénien anonyme : « C’est notre devoir d’instituer une législationfaite de menaces préventives » (853b), affirme encore : « N’étant quedes hommes, nous légiférons à cette heure pour de la graine humaine,dès lors on ne peut nous en vouloir si nous avons peur que, parmi noscitoyens, il ne nous en naisse un qui soit comme qui dirait un dur àcuire » (853c-d). Le cheval noir peut être calmé, il ne sauraitcependant purement et simplement ne pas exister. Conformément auparallélisme entre l’âme humaine et la vie de la Cité que Platonprésente dès la République, les Lois reprennent l’image de l’attelage àpropos de la communauté des citoyens :

« Pour ce qui est d’être animée des mêmes sentiments, et, pareille àun attelage de chevaux, de souffler, comme on dit, en fondant chacunpour soi leurs souffles en un seul, voilà qui demande beaucoup de

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temps et est d’une extrême difficulté. »

(IV, 708d)Ce temps est celui de l’éducation au sein de la Cité et cette difficulté

est celle de la réalisation de la justice dans les rapports humains. Lapsychologie individuelle conduit donc à la vie de la Cité.

Indications de lecture

• Sur le corps, instrument de l’âme : Alcibiade, 129b-135b.

• Sur le mythe de l’attelage ailé : Phèdre, 246a-246d et 253c-254b.

• Sur la tripartition de l’âme : République, IV, 434d-445b.

• Sur le mythe de la bête polycéphale : République, IX, 588c-589c.

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Chapitre 4 : La Cité juste

Dans le Banquet, où la dimension mystique de la penséeplatonicienne a souvent été soulignée (Socrate se présente initié auxmystères de l’amour et de la beauté par la prêtresse Diotime), Platon apris soin de noter :

« De beaucoup la plus considérable et la plus belle manifestation

de la pensée est celle qui concerne l’ordonnance des Cités27

comme detout établissement, et dont le nom, on le sait, est tempérance aussibien que justice. »

(209a)Les pensées les plus importantes sont celles qui permettent aux

hommes de réussir ce kosmos, cet ordre, qu’est la Cité juste. Avant deprésenter ce qui concerne la dimension proprement politique desdialogues, il convient de préciser ce qu’est la vertu pour l’hommeindividuel.

La vertu une et indivisible

Le terme « vertu » peut paraître désuet, aujourd’hui. En effet, nousne parlons plus beaucoup d’une personne « vertueuse » pour désignerce qu’il y a de meilleur dans l’espèce humaine ; nous évoquons plutôtla « valeur morale » de quelqu’un, son honnêteté, son sens de la justiceou sa générosité. Or tout cela, ainsi que le courage ou la droiture, estnommé dans la pensée antique « vertu ». Il ne faut donc pas se laisserarrêter par un terme, mais voir quelle est la question qui se pose àtravers lui.

Quand Platon, dans le Ménon, s’interroge pour savoir si la vertus’enseigne, de quoi s’agit-il ? Rendre les hommes vertueux, c’est-à-dire

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bons, paisibles et soucieux du bien commun, tel peut paraître le but del’éducation platonicienne. Encore faut-il savoir, d’une part, ce qu’est lavertu et, d’autre part, si elle peut être enseignée. Comme souvent,Platon part des opinions les plus fréquentes.

Le premier modèle possible pour l’homme vertueux est offert parl’héroïsme. Rien d’indigne ne doit être accompli, mais toujours ce quiest le plus noble. Il ne s’agit pas encore d’un contenu (qu’est-ce qui estindigne ? qu’est-ce qui est le meilleur ?), mais simplement d’unemanière de se comporter. L’homme vertueux ne doit rien faire dont ilaurait à rougir. On comprend qu’un tel point de vue fasse une grandeplace à ce que pensent les autres : le critère de la vertu de mon actionsera la considération qu’elle me permet d’acquérir. Tel est l’horizon dubien et du mal dans la culture grecque dont hérite Platon et quicorrespond encore sur bien des points à l’univers décrit dans l’Iliade etl’Odyssée. Le bien, c’est ce qui rend un homme célèbre, ce qui luidonne une bonne réputation ; le mal, c’est au contraire ce qui ledéshonore et le couvre de honte.

Le spécialiste anglais de la pensée antique, E. R. Dodds, a bien misen avant ce qui est ici en jeu : il oppose ainsi les « civilisations de

honte » et les « civilisations de culpabilité »28

. La culpabilité, c’est lamauvaise conscience, la honte devant soi et non, fondamentalement,devant l’autre. D’une certaine façon, la culpabilité est le sentiment dela faute intériorisé. En revanche, la honte n’est pas directementassociée à un acte mauvais isolé, mais à un ensemble de conditionsplus complexes : il faut que mon acte (mauvais) soit connu et rendupublic pour que j’aie à le regretter. Les jeunes Spartiates, ainsi,pouvaient – voire devaient – voler pour manger : la faute était de sefaire prendre.

Le héros et l’homme raisonnable

Le premier discours du Banquet où il est fait l’éloge de l’amour liele rôle positif de ce sentiment et la pratique de la vertu. Phèdre, quiprononce cet éloge, constate qu’un amoureux veut se montrer sous son

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meilleur jour à la personne qu’il aime. Être humilié devant son père ouson frère n’est pas agréable mais n’est rien, selon Phèdre, par rapport àune situation humiliante devant la personne aimée. En l’occurrence, ils’agit de rapports entre habitants de la Cité : l’amour sera comme unciment social. Platon écrit :

« S’il existait quelque moyen de constituer une Cité ou une arméeavec des amants et des aimés, il serait impossible à des hommes de semieux organiser eux-mêmes en une telle Cité que si, les uns vis-à-visdes autres, ils s’abstenaient de toute vilaine action et y mettaient leurpoint d’honneur. »

(178e)Cette idée qui peut paraître étrange eut, en fait, une réalité

historique à Thèbes où existait un « bataillon sacré » composé de la

manière qu’évoque le discours de Phèdre29

. Érôs, auquel est associéela philosophie dans le Banquet, est le premier moteur de l’actionvertueuse. Il ne suffit pas d’avoir une certaine beauté physique(désirable), il faut aussi une beauté morale (admirable).

L’idéal grec30

s’exprime dans l’expression kallos-kagathos,littéralement « à la fois beau et bon ». L’homme noble ne veut pasdéchoir en commettant une action injuste ou lâche. Ainsi, au début duPremier Alcibiade, le jeune Alcibiade, issu d’une famille aristocratiquepuissante, réputé pour sa beauté, confie à Socrate : « Je n’accepteraismême pas de vivre, si ce devait être en lâche ! » (115d). Mieux vaut lamort que la honte. Ce point de vue « aristocratique » (au sensétymologique, de aristos « le meilleur ») ne sera pas complètementréfuté par Platon, même s’il cherche un autre fondement à la vertu quele regard de l’autre et la recherche de la gloire.

Il y a un bon désir de gloire quand celui-ci n’est pas l’unique raisond’être de nos bonnes actions. L’homme vertueux, en effet, ne doit paschercher à cacher son amour de la vertu ; il doit servir d’exemple aprèsqu’il aura suivi des modèles d’héroïsme. C’est là un « bon usage »d’Homère et de la poésie. Les récits épiques contiennent certes demauvais exemples ou une vision anthropomorphique des dieux, ce que

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Platon condamne (notamment aux livres II et III de la République),mais ils offrent aussi des figures nobles, justes, courageuses oupieuses.

On comprend dès lors le culte des héros de la Cité décrite dans lesLois ; que l’on pense à notre Panthéon républicain où il n’y a pas,malgré le nom du lieu, un culte rendu à des dieux, mais exprimé là lerespect des « grands hommes » : Hugo, Rousseau, Jean Moulin, parexemple. Le héros est pour la pratique vertueuse un modèle sensible etconcret ; c’est un homme qui a vécu parmi d’autres hommes et qui aincarné une certaine forme de vertu. L’imitation n’est donc mauvaisepour Platon que lorsqu’elle est trompeuse, et qu’en elle, le modèle esttrahi ou simplement affaibli. En revanche, une bonne imitation estpossible quand les citoyens cherchent à ressembler aux héros de laCité, comme les héros ont cherché à imiter l’idée qu’ils se faisaient dela vertu. Ils cherchaient ainsi à rendre visible dans des actes ce qu’ilsavaient vu par leur intelligence ou leur cœur. Ce que l’on voit parl’intelligence, c’est naturellement l’intelligible, cet intelligible quin’existe pas dans un monde à part (voir chapitre 2 p. 32), mais bel etbien dans notre monde, le monde unique où nous sommes établis sousla double lumière du Soleil et de l’Idée du Bien.

Or, la logique de la réputation et de l’honneur est une logique oùl’apparaître est au moins aussi important que l’être. Selon le discoursde Phèdre, je cherche à être vertueux surtout en présence de lapersonne que j’aime. Il y a là une sorte de calcul où ce qui est premiern’est pas l’amour de la justice, mais l’amour d’une personne que je neveux pas décevoir. D’une certaine façon, la vertu de l’héroïsme guerriern’existe que pour être connue et reconnue. Peut-être qu’en dehors duchamp de bataille et de ses faits d’armes, le noble guerrier est lâche etmenteur. Platon cherche aux bonnes actions un fondement plus solideque la gloire. La vertu dont nous venons de parler, le Phédon la pensecomme une « peinture en trompe-l’œil » (69b). Vue de loin et sous uncertain angle seulement, la conduite d’un homme peut apparaîtrevertueuse. L’est-elle vraiment ? Il faudrait mieux connaître cet hommepour juger, c’est-à-dire, d’une part, voir l’intégralité de sa vie passée et

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présente, et d’autre part, lui parler pour comprendre quel amourpréside à sa droiture. Quand je refuse de trop boire et d’être ivre, est-ce une prudence qui a peur des conséquences désagréables ou bienune réelle tempérance ?

La page 68c-e du Phédon analyse précisément le mécanisme de lavertu ordinaire et en montre la nature contradictoire. Le soldat qui faitface au danger, à la guerre, ne le fait pas le plus souvent par uncourage déterminé par l’amour de la patrie, mais par une peur demourir qui le pousse à tuer plutôt qu’à être tué (ou encore par la peurd’être mis à mort en cas de désertion). C’est la peur qui le pousse à êtrecourageux. De même, l’homme qui se retient face à certains plaisirspour mieux jouir d’autres plaisirs, à un autre moment, est « tempérantpar incontinence » (68e). La vertu est véritable quand elle est globaleet permanente.

La vertu du philosophe

Le sage qui, seul, est vertueux est toujours vertueux et non pasquand cela l’arrange, quand il y trouve son compte. Une conduite quiest tantôt vertueuse, tantôt vicieuse n’est en fait, pour Platon, pas dutout vertueuse. Ce n’est donc pas « l’intention qui compte », comme ondit, mais l’ensemble de la conduite. Socrate, dont Alcibiade fait l’élogeà la fin du Banquet, n’est pas vertueux pour faire bonne figure face à lapersonne qu’il aime ; il est vertueux par amour de la sagesse et donc del’ordre du monde et des choses. Il est toujours courageux, tempérant,véridique, juste et pieux. À la logique de « l’apparaître » du discours dePhèdre, se substitue une logique de « l’être » véritable, sur quois’achève le Banquet. La vertu n’est possible que grâce à la philosophie,qui fait voir « l’être ». Le juste est celui qui respecte « l’être ». De tellesaffirmations peuvent sembler trop générales, mais elles résumentclairement la doctrine platonicienne de la vertu. L’exemple du couragequ’analyse le court dialogue intitulé Lâchés permettra de mieux saisiren quoi seule la pensée lucide qui comprend l’intelligibilité du mondepeut fonder une conduite vertueuse et assurer une harmonie heureuseentre les parties de notre âme.

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Qu’est-ce qu’un acte courageux ? C’est un acte qui demande àl’homme de vaincre sa peur pour faire ce qu’il juge devoir être fait. Or,la peur est multiple et n’est pas réductible à la peur de la mort. Onpeut avoir peur d’une situation qui provoquerait une souffrancephysique, mais on peut aussi redouter une souffrance morale. Il fautdu courage pour s’engager dans ce qui est grave et qui ne va pas de soi.Il y a un courage joyeux, par exemple celui de qui se marie ou décided’avoir des enfants. Platon, lui, prend un exemple plus simple : le faitde descendre dans un puits ou de faire une plongée.

Militaire célèbre, Lâchés semblait un parfait candidat pourrépondre à la question : « Qu’est-ce que le courage ? » Or, sousl’essaim de questions posées par Socrate, le général ne sait plus trèsbien ce qu’est le courage. A un moment de l’entretien, Socrate présenteainsi le point de vue de Lâchés :

« Quiconque, descendant dans un puits ou faisant une plongée,montre dans cette besogne ou dans toute autre du même genre, lafermeté de son âme, alors qu’il n’y est point expert, sera, d’après tesdéclarations, plus courageux que ceux qui sont experts en cesmatières. »

(193c)Certes, il faut choisir ce qui n’est pas le plus facile quand on

descend volontairement pour la première fois sous la mer ou sous laterre. Et cependant, Socrate va montrer que l’ignorant en matière dedescente dans les puits n’est pas courageux véritablement. De deuxchoses l’une, en effet : soit cet homme croit faire un exploitextraordinaire parce qu’il vainc une peur très grande, mais infondée sisa descente ne présente aucun danger (dans ce cas, son courage necorrespond à rien) ; soit cet homme ne mesure pas le danger et ildescend à l’aventure, inconsciemment, et sans se rendre compte de cequi l’attend (« l’être » est ce qui nous attend et nous entoure en biencomme en mal) ; dans ce cas, il est imprudent et téméraire. En somme,seul celui qui connaît exactement le danger par une fréquentation de lachose dangereuse peut être dit courageux. Il accepte sa peur enconnaissance de cause. Ce que la pensée de Platon nomme la

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« science » (épistémè) – le fait d’être fixé sur une certaine partie dumonde et de savoir s’y rapporter – est proprement le fondement de lavertu. Pour descendre dans un puits, si je suis (un) sage, je vaisdemander conseil à celui qui s’y connaît. Être vertueux signifie avoircompris cette subordination de l’action au savoir. L’universel guide laconduite du particulier.

Cette conception implique, comme le montre le Protagoras, que lavertu n’ait pas de parties différenciées mais soit une seule et mêmequalité, quelles qu’en soient les manifestations. Platon présente lavertu, à travers un dialogue entre Socrate et le sophiste Protagoras :

« Est-ce que la vertu est une chose unique, dont la justice, la sagemodération, la piété sont des parties ? ou bien sont-elles toutes, cesvertus que je mentionnais à l’instant, des dénominations de la mêmechose qui est unique ? Voilà ce que j’ai un grand désir de savoir encore.– Eh bien ! sur ce point au moins, Socrate, la réponse, dit-il, est aisée :la vertu est une chose unique, et les qualités qui font l’objet de taquestion en sont des parties. – Est-ce, repartis-je, à la façon dont lesparties du visage, bouche, nez, yeux, oreilles, en sont des parties ? oubien à la façon dont les parties du lingot d’or ne diffèrent en rien lesunes des autres, ni du tout, sinon en ce qu’elles sont, ou grandes, oupetites ? – Pour moi, Socrate, c’est évidemment de la première façon,comme il en est des parties du visage par rapport au visage entier. »

(329c-e)Ce texte, et les deux exemples qu’il propose, est d’une importance

décisive pour comprendre non seulement la conception platoniciennede la vertu, et donc de la sagesse, mais aussi la théorie de la« participation ». La vertu est une Idée à laquelle participent tous lesactes vertueux, de même que le cercle en soi est une Idée à laquelleparticipent toutes les choses circulaires ou sphériques. Protagoras, enrevanche, pense que la vertu est la réunion des différentes vertus quiont chacune leur spécificité, comme le nez a sa fonction bien précise,qui n’est pas celle des oreilles. Le nez et les oreilles n’ont pas la mêmeessence, ils ne servent pas à la même chose et l’on peut être durd’oreille tout en ayant un odorat particulièrement sensible. Dès lors, le

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mieux sera certainement pour Protagoras d’avoir toutes les vertus(comme un visage où tous les organes fonctionnent correctement),mais sans que la présence d’une vertu corresponde à celle de toutes lesautres. En revanche, pour Platon, la vertu est comme l’or : quelle qu’ensoit la partie qui est envisagée, elle est de même nature que les autresparties.

Un acte est plus ou moins pieux ou courageux selon la situationdans laquelle l’acte se déploie. Participer à une Idée, c’est y trouver saraison d’être, son fondement essentiel (on dit encore « ontologique ») :tous les objets circulaires manifestent l’essence unique du cercle, maissans pour autant avoir la même pureté géométrique. Toutes lesconduites moralement vertueuses sont donc identiques quant à leuressence. Cette thèse, comme bien d’autres chez Platon, est à premièrevue paradoxale. Protagoras correspond bien davantage au senscommun quand il soutient l’autonomie des parties de la vertu. Tout lemonde pense qu’un soldat peut faire preuve de courage au combatsans être par ailleurs un modèle de vertu. Or, le véritable courage, quin’est pas seulement l’ardeur plus ou moins passionnelle qui fait courir

sans trembler au devant des dangers31

, ne va pas sans les autresmanifestations de la vertu. Ainsi, le contraire du courage, la lâcheté,accompagne tous les autres vices : une personne qui ment ou commetun partage injuste manque du courage qui lui ferait dire la vérité ouchercher à savoir ce qui revient à chacun. La vertu estfondamentalement homogène, comme le lingot d’or. Dès lors – thèseque les stoïciens reprendront -, le sage a toutes les vertus ou n’en aaucune.

L’action n’est moralement bonne que si elle s’inscrit dans uneconduite irréprochable. Cette thèse, si exigeante, a pour conséquencede rendre les hommes justes fort rares. La plupart d’entre nous sontguidés par la simple recherche de la respectabilité et de l’efficacité. Leslois devront donc à la fois indiquer ce qui est juste (tous les hommesne sont pas suffisamment savants et sages pour trouver d’eux-mêmesla meilleure solution, c’est-à-dire la plus rationnelle) et êtrecomplétées par des tribunaux et, éventuellement, des châtiments. Les

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arguments rationnels n’étant compris que par l’intelligence, il faut quela Cité tienne également compte de la valeur éducative de la peur. Ceque nous venons de voir à propos de la vertu individuelle estdéveloppé à propos de la sagesse dans la Cité, à laquelle correspondentde bonnes lois.

Le respect des lois

Après avoir écrit tout un dialogue sur la meilleure constitution enrapport avec la nature de l’âme humaine (la République), Platonentreprit, à la fin de sa vie, son plus long dialogue : les Lois. Que cetitre soit au pluriel n’est pas fortuit. Platon n’a pas pensé la loi, d’unefaçon a priori et purement formelle ; il a pensé la diversité des lois enaccord avec la diversité du monde où l’homme vit.

Ce n’est pas parce que les lois sont établies petit à petit par leshommes et qu’elles apparaissent comme des conventions qu’elles sontpurement et simplement arbitraires. L’opposition du droit naturel etdu droit positif (au sens où celui-ci ne relèverait pas de la naturehumaine, mais serait « posé » par les hommes) n’a guère de sens pourcomprendre la pensée de Platon. Certes, les sophistes, selon leur pointde vue relativiste, avaient souligné ce que les lois avaient parfois decontradictoire entre elles selon les pays : par exemple, ici la loi permetla polygamie, là elle l’interdit. Mais la loi comme « maxime socialecollective » reposant sur une « délibération raisonnée » (Lois, I, 644d)doit être, par son essence même, rationnelle et donc noncontradictoire. Si deux lois dans deux pays différents disent lecontraire, c’est que l’une des deux, au moins, se trompe. Lephilosophe-roi ou celui que Platon nomme encore « celui qui pose leslois » (le nomothète) doit donner un cadre rationnel pour la conduitehumaine.

Celui qui respecte la loi rend la vie en commun plus simple quecelui qui ne la respecte pas, non seulement parce que l’ordre vaudraittoujours mieux que le désordre, mais dans la mesure où les loiscorrespondent à ce sur quoi elles portent. De même que l’homme sait

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monter à cheval par l’exercice et le respect des règles de l’équitation(telle position du corps humain doit correspondre à tel mouvement dela monture), de même les hommes peuvent vivre avec bonheur dans laCité s’ils suivent les lois qui régissent leurs rapports. Le commerce, lemariage, la vie militaire ou la pratique de l’agriculture supposent qu’ily ait une manière de faire qui est la meilleure et qui, en conséquence, aété promulguée « loi ».

La raison la plus forte qui pousse un homme à obéir à un autrehomme (cela peut paraître contre nature qu’il y ait des « supérieurs »– même « hiérarchiques » – et des « inférieurs » puisque tous leshommes font partie de la même espèce vivante), c’est la volonté de seconformer à l’ordre intelligible. L’ordre qui est donné et l’ordre qui estconstaté dans le monde parce qu’il y a une organisation rationnelle deschoses vont de pair pour Platon : le nomos (la loi) n’a de sens qu’ausein du kosmos (l’ordre du monde). Quand le livre III des Loisénumère les différents cas de figure où un homme obéit à un autrehomme (c’est-à-dire à première vue aliène sa volonté et fait, non pasce qu’il voudrait spontanément, mais ce que l’autre dit), Platonenvisage trois principaux titres qui donnent le droit à commanderautrui : l’ancienneté (le père et la mère commandent aux enfants parcequ’ils sont plus âgés et ont donc plus d’expérience, mais aussi lesnobles pourraient commander à ceux qui ne le sont pas parce que

leurs familles sont plus anciennes que les autres32

), la force (elle peutêtre sociale dans le cas du maître et de l’esclave, ou naturelle – c’estelle qui « règne souverainement dans l’ensemble du règne animal »)ou le savoir (690a-c).

Seul ce dernier critère est décisif et permet que ce ne soit pasl’individualité contingente d’un homme, mais l’universalité d’uneconnaissance qui fonde l’autorité. Quand le médecin commande, cen’est pas telle ou telle personne avec ses particularités psychologiquesou sociologiques qui donne un ordre (une « ordonnance »), mais lereprésentant de « la Faculté », l’homme qui a fait des études demédecine. L’obéissance au médecin suppose le consentement dupatient. Platon parle de ce titre à commander qui est « le plus

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considérable de tous : celui qui enjoint à l’ignorant de suivre, et àl’homme sensé de le guider et de le commander » (690b). C’est laraison comme faculté saisissant l’universel intelligible qui toujourscommande (arkhei) chez Platon. Le médecin obéit à la raison et lepatient obéit aussi à cette même raison. Les bonnes lois sont commeune prescription médicale ou un mode d’emploi pour usercorrectement des choses. En conséquence, la sphère juridique n’aguère d’autonomie par rapport à la Nature. L’Athénien qui s’exprimedans le texte du livre III des Lois précise qu’il ne dirait pas que la loi« ait lieu contrairement à la Nature, mais bien conformément à laNature » (690c).

Les lois qui régissent une Cité sont comme la structure d’unorganisme vivant. Ce modèle organique est déterminant dans la

conception de la politique des Lois33

, mais il apparaît dès les premiersdialogues lorsque, par exemple, Socrate compare les lois (qui sontsynonymes de la Cité elle-même, de ce qu’il y a de rationnel et deprévoyant dans la Cité) à une « nourrice ». Les lois sont comme leprincipe vital de la Cité : de mauvaises lois sont comme une maladie etelles peuvent entraîner la mort de la Cité.

Après le procès de Socrate, les amis du philosophe voulurent lefaire enfuir pour lui éviter de boire la ciguë. Pour les condamnés, unetelle fuite était quasiment facilitée par les autorités d’Athènes tant lamise à mort d’un homme (quel qu’en fût le motif) apparaissait commeune souillure dont la ville devait se purifier. L’exil définitif tenait lieude châtiment équivalent. Socrate refusa cette manière de faire quisupposait une fuite clandestine. Le Criton est le récit des justificationsde ce refus. Platon imagine alors un dialogue dans le dialogue (uneprosopopée, littéralement un « face à face » entre un homme et uneentité inanimée que l’on suppose soudain douée de vie et de parole).Socrate dit à son ami Criton :

« Suppose que, au moment où nous nous proposons de nous enfuirclandestinement d’ici (peu importe le nom qu’il faille donner à cela),viennent se dresser devant nous les Lois et la République d’Athènes, et

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qu’elles nous demandent : « Dis-nous, Socrate, qu’as-tu en tête defaire ? » »

(50a)Plus loin, les Lois s’adressent à Socrate : « Nous qui t’avons

engendré, qui t’avons complètement élevé, complètement éduqué »(51c). Le travail juridique apparaît indissociable des tâches éducatives.

L’importance de l’éducation

Platon a fait de l’éducation la partie la plus importante des activitéshumaines. La Cité ne peut être heureuse et vertueuse que si sesmembres sont droitement éduqués. Le savoir et l’exercice de la raisonmènent en effet naturellement, nécessairement, selon Platon, à lapratique de la justice. L’une des propositions les plus célèbres desdialogues (Protagoras, 345e ; Gorgias, 480b ; Timée, 86e ; Lois, 691c)est la formule :

« Nul n’est méchant volontairement. »

La méchanceté est une faute, certes, mais elle est le résultat d’uneerreur de jugement sur ce qui est préférable. Montrez à l’homme où estson bien véritable et il mettra tout en œuvre pour le rechercher. Dèslors, l’éducation n’est pas seulement l’apprentissage de techniquesnécessaires à l’exercice d’un métier, elle est culture de cet « hommeintérieur » dont nous avons parlé (p. 51) à propos du livre IX de laRépublique.

L’enfance

Parlant de la charge du « directeur de toute l’éducation », le livreVI des Lois note : « Cette charge est de beaucoup la plus importanteparmi les charges suprêmes de la Cité » (765e). Or, l’éducation est unetâche difficile car l’enfant dont s’occupe l’éducateur est un êtreparticulièrement rebelle. Le livre VII des Lois recommande :

« Dès que revient la lumière du jour, il faut que les enfants se

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rendent à l’école. Ni brebis, en effet, ni autre bétail ne sauraient vivre

sans berger ; pas davantage les enfants sans pédagogue34

ou lesesclaves sans maître. Mais, de tous les animaux, c’est l’enfant qui est leplus difficile à manier ; par l’excellence même de cette source de raisonqui est en lui, non encore disciplinée, c’est une bête rusée, astucieuse,la plus insolente [hubristotaton] de toutes. Aussi doit-on le lier demultiples brides. »

(808d)L’enfant n’est en rien ici symbole de pureté et d’innocence : il est,

au contraire, l’animal le plus pernicieux car il associe la recherche duplaisir immédiat (l’enfant n’a pas conscience de l’effectivité desconséquences qui vont suivre) et une intelligence désordonnée. Nousretrouverons plus loin (pp. 72-73) des traits de cette figure à propos dutyran et de l’homme démocratique : ils n’ont pas mûri, ils ont conservéles exigences et l’aveuglement de l’enfance. L’éducation qui occupe àcoup sûr l’essentiel de l’existence de l’enfant doit cependant sepoursuivre toute la vie, tant les déterminations du premier âgegouverné par les sensations, le plaisir et les ruses, ont tendance àrenaître spontanément dans l’âme humaine. La bête polycéphale dulivre IX de la République doit chaque jour être assagie.

Le contenu de l’éducation ne varie guère de la République auxLois : la musique, au sens large d’étude des harmonies, et lagymnastique forment l’une l’âme, l’autre le corps. Il ne s’agit donc pasd’apprendre le chant ou la lyre pour le plaisir de chanter ou de jouerd’un instrument de musique, mais bien plutôt de passer des rythmesappris et reproduits au rythme intelligible, d’essence mathématique,qui est l’aliment de l’âme. La réflexion accompagne la pratique :

« L’excellence du langage, celle de l’harmonie, l’élégance de laforme, la perfection du rythme, tout cela sert d’accompagnement à lacandeur ; non point à cette réelle imbécillité que, par gentillesse, nousqualifions de candeur, mais à cette pensée réfléchie qui, en toutevérité, équipe le moral pour ses fins de la bonne et belle manière. »

(République, III, 400d-e)

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Même les hommes qui ne pourront avoir accès au sommet del’éducation que sont les mathématiques pures et la dialectique, doiventfaire preuve de réflexion. Le mouvement de l’éducation (le terme latine-ducere montre d’ailleurs cette sortie d’un état informe vers une autrecondition), dès le plus jeune âge et même pour la condition sociale laplus basse, dépasse le pur et simple conditionnement d’uncomportement pour éveiller l’esprit à un rapport direct ou indirect àl’intelligible. Même un esclave a besoin de savoir compter et il n’estpas indifférent en ce sens que l’expérience de réminiscence (voir plushaut p. 43) décrite dans le Ménon soit faite avec un jeune esclave.

Pour éveiller l’âme et la détourner de la vision sensible vers lavision intelligible, il faut que l’éducateur s’adresse à toute l’âme et nenéglige rien de ce qui nous anime. Le plaisir est donc associé grâce aujeu (paidia) à l’éducation (paidéia). Le livre VII des Lois soulignel’importance des jeux éducatifs en ce qui concerne le calcul :

« À commencer en effet par le calcul, on a inventé à l’usaged’enfants qui ne sont tout bonnement que des enfants des objetsd’étude dont ils s’instruisent en se divertissant et auxquels ils goûtentdu plaisir : ce sont par exemple des pommes, ou des couronnes, àpartager entre un plus grand aussi bien qu’un moins grand nombre delots, de manière à en faire toujours au total le même nombre. »

(819b)L’enfant va désirer jouer pour s’amuser, et en s’amusant va entrer

en rapport avec une autre dimension que le simple sensible. Cettedynamique de l’érôs (« le désir ») est au cœur de l’éducationplatonicienne.

Le désir

La figure principale de l’amour pour Platon n’est pas, comme ellepourra l’être dans la pensée chrétienne, charité, don de soi et amourdu prochain, mais elle est désir et recherche de ce qui nous fait défaut.Ce désir aimant ou cet amour désirant se nomme érôs. Les pages 199c-

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201c du Banquet analysent l’expérience du désir à partir de celle dumanque : je désire de l’eau, et donc boire, quand je suis déshydraté ;ma recherche est intéressée, je veux m’approprier ce que je n’ai pas, ouque je n’ai pas de manière suffisante. Platon refuse en conséquence defaire de l’amour un « grand dieu », comme le début du dialoguetendait à le faire, et souligne l’ambiguïté de ce que nous pouvonsnommer, dans un sens large, « l’expérience érotique ». Il ne s’agit enrien de désigner par là ce qui est doucement sensuel ou franchementlicencieux, mais ce qui a rapport à l’amour et au désir en général.L’ambiguïté de cette expérience est que l’homme éprouve à la fois unplaisir et un déplaisir, joie de l’attente d’être comblé et souffrance dene pas avoir encore ce que l’on désire.

La co-présence en nous de l’énergie de la recherche et de lafaiblesse du dénuement est présentée par Platon sous forme mythique,à travers un récit de la naissance d’Érôs :

« Le jour où naquit Aphrodite [déesse de la beauté que les Latinsnommeront Vénus], les Dieux, sache-le, donnaient un festin, et parmi

les convives se trouvait Expédient [Porosl, le fils d’Invention [Métis35

].Or, quand ils eurent dîné, comme ils avaient fait bombance, survintPauvreté [Pénia] dans le dessein de mendier, et elle se tenait contre laporte. Or Expédient qui, s’étant enivré de nectar (car on n’avait pasencore le vin !), était passé dans le jardin de Zeus, s’y endormit,alourdi par l’ivresse. Sur ce, Pénia, s’avisant parce que pour elle il n’estrien d’expédient, d’avoir un petit enfant d’Expédient, se couche à soncôté et voilà que d’Amour elle fut engrossée ! »

(203b)Érôs, nous dit par la suite le Banquet, tient de ses parents des

caractères contradictoires et complémentaires :

« Toujours il est pauvre, et il s’en faut de beaucoup qu’il soit délicatet beau comme la plupart des gens se l’imaginent ; mais, bien plutôt, ilest rude, malpropre ; un va-nu-pieds qui n’a point de domicile […].Mais, en revanche, conformément à la nature de son père, il guette,embusqué, les choses qui sont belles et celles qui sont bonnes, car il est

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vaillant, aventureux, tendant toutes ses forces ; chasseur habile,ourdissant sans cesse quelque ruse ; curieux de pensée et riche d’idéesexpédientes, passant toute sa vie à philosopher. »

(203c-d)Érôs est le portrait du philosophe, sous le double signe de l’aporie

(le manque de solutions toutes faites) et de la dialectique (l’art du bonusage du logos qui permet de rencontrer la plénitude intelligible).

Tout cela, qui peut à première vue sembler éloigné du thème de laCité juste, en est au contraire le vrai cœur : les hommes sont parnature dépourvus d’une constitution politique spontanée ; ils sont sansdéfense par rapport aux menaces extérieures et cependant ils sontrusés et riches de pensées ingénieuses. L’art politique est l’expédient(on pourrait dire encore le moyen ou l’issue) qui leur permet de sortirde l’impasse où les hommes sont naturellement situés.

Le dialogue tardif, le Politique, décisif pour la pensée politiqueplatonicienne, affirme qu’il ne naît pas dans les Cités de rois différentspar nature, comme dans la ruche des abeilles où se distingue aussitôt,

par son apparence corporelle, une reine36

. Il y a une circularité queseule la philosophie peut fonder entre l’éducation et l’art politique : lesgouvernants précisent les règles et le contenu de l’éducation, maisl’éducation est nécessaire pour former de justes gouvernants (les« rois-philosophes » de la République). Le philosophe qui, en « sortantde la caverne », se détache des déterminations empiriques peutindiquer un modèle éducatif et législatif que suivront les gouvernantshonnêtes.

Ce modèle, à la fin du Politique, est précisément, comme l’union dePoros et de Pénia, une alliance de caractères contraires. Les hommesen effet ont des humeurs et des dispositions variées : en excluant leshommes méchants et intempérants qu’une éducation parfaite devraitrendre quasiment impossibles, le Politique retient deux traits decaractères principaux qui rappellent d’une part le cocher de l’attelageailé du Phèdre, d’autre part le cheval blanc : le caractère desgouvernants « sages et modérés » et celui des hommes « fougueux ».

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S’il y a des « types » d’hommes pour Platon, ce sontfondamentalement des manières différentes de réaliser la naturehumaine. Platon précise ainsi le but de l’art royal :

« Voilà dès lors, affirmons-le, quel est pour une activité politique leterme d’un tissu résultant d’un droit entrecroisement : c’est, étantdonné la manière d’être qui caractérise les hommes qui sont fougueuxet ceux qui sont modérés, une fois leurs existences assemblées par l’artroyal en une communauté qui repose sur la concorde et l’amitié ; unefois achevé par celui-ci, en vue de la vie commune, le plus magnifiquede tous les tissus et le plus excellent. »

(311 b-c)L’amitié (philia), comme l’amour, naît de la rencontre d’une ardeur

irraisonnée et d’une sagesse paisible. Le « tissage politique » associe,plus que des aptitudes naturelles données de façon a priori, desmanières de vivre qui se sont révélées au cours de l’éducation et grâceà elle.

L’invention d’une constitution

Le but de l’art politique est de construire la plus grande unitépossible, de manière à ce que la Cité soit, à l’image du monde, unetotalité harmonieuse. Les membres de la Cité doivent s’appliquer àune fonction unique pour être sûrs de bien la réaliser : la justice enl’homme, qui est l’unité des parties de l’âme de cet homme, a pourcorrélat la justice dans la Cité, qui est aussi accord et équilibre entreles citoyens. Le livre IV de la République indique :

« Tous les citoyens doivent, un chacun, être appliqués à une tâchepareillement une, celle à laquelle la nature de chacun le prédestine, demanière que chacun, s’acquittant d’une tâche unique, celle qui est lasienne, ne risque pas de devenir plusieurs hommes, mais n’en soitqu’un, et que, de la sorte, la Cité, dans son ensemble, se développecomme un être unique, non comme plusieurs. »

(423d)

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Le livre V dit encore :

« Y a-t-il, selon nous, pour la Cité un mal plus grand que ce qui ledéchirera et qui, à la place d’un seul, en produira plusieurs ? ou deplus grand bien que ce dont le lien l’unira et le fera un ? »

(462a-b)La valeur d’une constitution politique se mesure à sa force

d’unification des hommes entre eux, ce qu’à notre époque nousnommons la « cohésion sociale ». Cette unité n’est pasindifférenciation et Platon tient à accorder non seulement une seule

tâche à chaque personne (le travail sera ainsi mieux fait37

), mais aussià distinguer trois classes dans la Cité : les producteurs (cultivateurs etartisans), les gardiens et les gouvernants (République, III, 415a sq.).Cette hiérarchie correspond aux trois parties de l’âme qu’expose lelivre IV : la foule des désirs correspond aux producteurs, l’énergie ducourage, aux gardiens, et la perspicacité de la partie rationnelle, auxgouvernants.

Cette répartition ne tient en rien compte de la différence entre leshommes et les femmes, et c’est là l’une des thèses les plus originales dePlaton qui, en soutenant l’égalité de droit entre les sexes, pensaitrésolument contre son temps. Cette égalité qui implique uneparticipation identique aux tâches de la Cité est présentée aux pages451b-455e du livre V. De manière plaisante, Platon propose l’argumentdu « cordonnier chauve » pour faire comprendre que les différencescorporelles entre l’homme et la femme sont inessentielles. Qu’uncordonnier soit chauve ou chevelu, peu importe : seul compte l’art dela cordonnerie qui est le fait de son âme (454c). La différence sexuelleest donc réduite par Platon à une différence négligeable quant àl’essence de l’âme.

Outre cette hiérarchie, qui donne à la Cité la même structure qu’àl’âme et donc la même unité, la République propose deux mesuresradicales pour assurer la plus grande unité à la Cité : l’abolition de lafamille, d’une part (460c-461d), et la communauté des biens, de l’autre(462c-465c). Les Lois refuseront cette radicalité : la famille (avec le lot

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territorial qui lui est imparti) est même la base de la Cité, le mariageest rendu quasiment obligatoire (VI, 774a) ; quant à la propriétéprivée, elle est reconnue nécessaire : le sol est divisé en 5040 lots, maissans que la richesse devienne une fin possible pour la vie de la Cité.Les particuliers auront bien quelque menue monnaie, mais ni or niargent (742a), moyen de paiement réservé à la Cité en tant que telle. Siles moyens diffèrent de la République aux Lois, le but est toujours lemême : assurer à la Cité la plus grande unité et la plus grande cohésionpossibles grâce à des règles strictes et immuables.

La critique de la démocratie

La démocratie apparaît à Platon comme le pire des régimes, car ilmet au principe de l’ordre de la Cité, le multiple et non l’Un. C’est lelivre VIII de la République qu’il convient de lire pour l’exposé desdifférentes sortes de régimes. Précisons-en les termes principaux ; ilssont formés d’après des racines grecques qui indiquent le pouvoir ou lecommandement, -archie (du verbe arkhein, « commencer »,« entreprendre », « montrer le chemin ») et -cratie (du verbe kratein,« être fort », « dominer », « ordonner ») : la monarchie est legouvernement d’un seul (monos), l’aristocratie est celui des meilleurs(aristoi), l’oligarchie celui de quelques-uns (oligoi), la timocratie ungouvernement fondé sur la réputation ou l’honneur (timè), laploutocratie sur l’argent et la richesse (ploutos), la démocratie legouvernement du peuple (démos).

Le pouvoir d’un seul est susceptible de deux formes, l’une bonne(la royauté), l’autre mauvaise (la tyrannie) ; de même pour le pouvoirde quelques-uns : la forme bonne est l’aristocratie, la mauvaise, lesdifférentes sortes d’oligarchies. Le pouvoir de tous est, en revanche,intrinsèquement mauvais et ne connaît qu’une seule forme, ladémocratie, que Platon condamne farouchement. Cette forme acependant une apparence positive : l’opinion est spontanémentfavorable au fait que tous les membres d’une Cité puissent gouverner.Platon note :

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« Il y a chance que, de tous les régimes, celui-ci soit le plus beau :pareil à un manteau que l’on a bariolé d’un bariolage de toutescouleurs, ce régime apparaîtrait aussi comme le plus beau, en tant quebariolage fait de toutes sortes d’humeurs ! Il est assurément probableque, comme il en est des enfants et des femmes quand ils regardent lesobjets bariolés, ce régime sera par beaucoup jugé le plus beau detous. »

(557c)La démocratie est le régime de l’apparence : il semble y avoir un

pays et une Cité, mais en fait il n’y a qu’une collection d’individus mis

côte à côte38

. Il semble y avoir un pouvoir et un régime, mais c’est en

réalité l’anarchie39

, l’absence de pouvoir et de chef (560a). L’hommedémocratique, c’est-à-dire celui qui vit ou croit pouvoir vivre dans uneCité démocratique, fait ce qu’il veut quand il le veut :

« L’absence de discipline, l’absence de contrainte, voilà ce quipréside à sa vie, mais, qualifiant cette vie d’agréable, de libre, debienheureuse, c’est elle qu’il mène du commencement à la fin. »

(561 d)L’homme démocratique prend ses désirs pour mesure de son

action. La démocratie correspond donc à la bête polycéphale du livreIX : c’est une multitude informe qui bientôt s’autodétruit.

La notion de pouvoir implique en effet selon Platon celle de savoir :l’autorité vient du savoir que l’on a en tel ou tel domaine.

C’est le médecin qui gouverne en matière de maladie et de santé, etc’est le pilote qui dirige son navire. Le philosophe devra gouvernerl’ensemble de la Cité et de ses activités car lui seul a une connaissanceglobale de la nature humaine. Il ne s’agit donc pas du gouvernementd’une personne choisie selon son individualité mais, au contraire,selon sa connaissance de l’universel. En conséquence, si Platonrecommande la monarchie, celle-ci ne saurait être héréditaire. Seulel’éducation permet de découvrir et de fortifier ceux qui peuventcommander.

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La tyrannie

La démocratie selon Platon est plus une fiction théorique qu’uneréalité historique déterminée. Rétifs aux rigueurs de la loi et aveugles àl’éclairage rationnel de la science, les hommes démocratiquesn’obéissent qu’à leurs désirs : dans cette Cité, « on a le droit de fairetout ce qu’on veut » (République, VIII, 557b). Cependant, ces hommesvont accepter le pouvoir d’un tyran qui deviendra le seul à connaîtrecette logique anarchique et à faire tout ce qu’il pourra vouloir. Il y adonc une sorte de tour de passe-passe par lequel le peuple va êtrecharmé et accepter de suivre le tyran.

Pour cela, le discours démagogique sera indispensable ; aussiPlaton évoque-t-il les sophistes comme des « magiciens habiles àfabriquer des tyrans » (République, IX, 572e). Ce lien entre larhétorique sophistique et la tyrannie est particulièrement développédans le Gorgias, lors de l’entretien entre l’élève des sophistes, Polos, etSocrate. Polos prétend que l’homme heureux est celui qui fait ce qu’ilveut et qui reste impuni quand il a commis des actes injustes. Larhétorique est dans ce cas au service de la défense de l’homme injustequi sera acquitté par un jury subjugué par l’éloquence. La figure dutyran Archélaos est présentée en 470b-471d : il s’agit d’un homme toutà fait mauvais, mais qui semble être heureux puisqu’il fait ce qu’il veut.Pour réfuter Polos, Socrate doit alors assez longuement montrer que le

bonheur ne peut venir de l’injustice40

.

Une analyse assez proche se retrouve au début du livre II de laRépublique quand il est question de l’anneau de Gygès (359 sq.),anneau qui rendait invisible celui qui le portait. Grâce à un tel pouvoir,le pâtre Gygès devint capable « pénétrant dans les maisons, d’y avoircommerce avec qui lui plairait ; de mettre à mort, aussi bien que delibérer de ses chaînes qui lui plairait ; bref de tout faire, égal d’un dieudans la condition humaine ! » (360b-c). L’homme agit donc comme untyran chaque fois qu’il se croit au-dessus des lois et il règle, alors, sesactes sur ses désirs immédiats. L’amour lui-même, le désir brut quin’est pas droitement orienté vers l’Idée du Beau grâce à la pédagogie

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philosophique (Banquet, 210a-212a), est comparé, au livre IX de laRépublique, à un tyran :

« Amour, qui mène en lui [le jeune homme mal éduqué] la vie d’untyran, dans une totale négation d’autorité et de règle, puisqu’enpersonne il est l’unique autorité, Amour conduira à tout oser,exactement comme s’il s’agissait d’une Cité, le particulier dont il est lemaître ; à employer tout moyen de s’entretenir lui-même et en outre,autour de lui, sa horde tumultueuse. »

(575a)La démagogie n’a que de brefs effets et rapidement la violence est

nécessaire pour maintenir le pouvoir en place : tel Denys de Syracuse,qui avait plus de mille soldats comme gardes du corps, le tyran décritpar le livre VIII de la République finit par se rendre odieux auxcitoyens. Ayant toujours peur que l’un de ses proches ne le renverse oune le tue, le tyran détruit tout ce qui peut lui faire de l’ombre :

« Les supprimer tous est donc, pour le tyran, une obligation s’ilveut conserver son pouvoir, jusqu’à temps que, ni amis, ni ennemis, ilne reste personne auprès de lui qui vaille quelque chose ! […] – Quellebelle purification ! – Oui, une purification contraire à celle quepratiquent les médecins à l’égard du corps, car ces derniers,retranchant ce qu’il a de plus mauvais, laissent le meilleur : lui, c’est lecontraire. »

(567b-c)La tyrannie est la pire maladie du corps politique car, plus qu’une

dissolution comme celle qu’entraîne la démocratie radicale, c’est uneperversion qui transforme le monde harmonieux de la Cité en unensemble rigide, haineux et démesuré. Le corps politique en revanche,comme l’âme de l’individu, a besoin d’une purification conforme à lanature des choses, et qui visera le meilleur et non l’intérêt d’un seul.

La sagesse et le pouvoir

L’art politique concernant l’ensemble des affaires humaines, c’est

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donc au philosophe d’exercer le pouvoir. Cet exercice se fait àcontrecœur, comme le montre le livre VII de la République. Platonsouligne le lien entre la science suprême – la dialectique qui permet devoir les Idées sur lesquelles se réglera la conduite humaine – et lepouvoir, plutôt qu’il ne présente le détail de l’existence du« philosophe-roi ». En effet, le singulier de l’expression est trompeuret nous fait trop penser à quelque « Roi-Soleil », éclairant de sascience la Cité comme le fait l’Idée du Bien pour l’ensemble del’intelligible. Mais, Platon n’a jamais rêvé d’une Cité universelle (lecosmopolitisme sera le fait du stoïcisme et, dans une moindre mesure,de l’épicurisme) : il y a des cités et dans chaque Cité des gouvernants,comme l’indique le livre V de la République :

« S’il n’arrive pas ou bien que les philosophes deviennent rois dansles Cités, ou que ceux auxquels on donne maintenant le nom de rois etde princes ne deviennent philosophes, authentiquement et comme ilfaut […], il n’y aura pas de trêve aux maux dont souffrent les Cités, pasdavantage, je pense, à ceux du genre humain ! »

(473c-d)De même que le philosophe est le médecin de l’âme individuelle, de

même est-il celui de la Cité : il lui permet de trouver son harmonie etson unité. Mais parler du philosophe n’implique nullement qu’il y aitun seul philosophe. La répugnance du sage à redescendre dans lacaverne et à s’occuper de la politique conduira Platon, dans sondernier dialogue, les Lois, à ne plus parler du roi, mais soit d’un« conseil nocturne », soit du « conseil suprême ». La singularité de lafonction (« le » conseil ou « le » gouvernement) ne doit pascorrespondre à une personne physique unique. L’imperfectionhumaine conduit au contraire à préférer une assemblée de différentssages qui dirigent collégialement la Cité :

« Les dix plus vieux parmi les gardiens des lois actuellement enfonction, et, d’autre part, tous les citoyens qui auront conquis la plushaute distinction se réuniront en assemblée ; ils s’adjoindront ceux quiseront allés à l’étranger pour recueillir toute informationéventuellement utile à la sauvegarde des lois […]. Telle une ancre jetée

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pour maintenir la Cité tout entière, une fois muni de toutes lesconditions requises il Ile conseil suprême] assurera le salut de tout ceque nous voulons sauver. »

(XII, 961 a-c)La suite du livre XII compare ce conseil suprême à l’intellect qui

dirige l’âme humaine et conclut :

« Nous disions que toutes nos lois ne devaient sans cesse avoirqu’une visée, et c’était, nous en convenions, ce qu’on appelle trèsjustement la vertu. »

(963c)Ce qui vaut pour le travail juridique des Lois, vaut plus

généralement pour l’ensemble de la philosophie platonicienne : lavertu est le but du dialogue des hommes entre eux. Mais ce but estvisé, la justice toujours recherchée, sans pouvoir être atteinte une foispour toutes. C’est pourquoi, selon Platon, le mouvement de la parolephilosophique est appelé à ne pas cesser.

Indications de lecture

• Sur les passions de l’âme et la vie politique : République, II-V etVIII

• Politique, notamment la fin du dialogue à partir de 271c sur l’artroyal.

• Lois, notamment VI (sur les magistrats et les gardiens des lois) etXII (sur l’administration de la justice).

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Prolongement : L’héritageplatonicien

L’Académie telle que l’avait fondée et conçue Platon survécutjusqu’au Ier siècle avant J. -C. De son vivant déjà, le maître choisissaitl’un de ses disciples pour le remplacer lors de ses voyages (Eudoxe,puis Héraclide Pontique). Aristote, le plus brillant et le plus célèbredisciple de Platon, fut tenu à l’écart. Il fonda sa propre école en 355, leLycée, et proposa sa propre philosophie qui est, sur bien des points, undialogue précis et vigoureux avec Platon.

A la mort de celui-ci, ce fut Speusippe, son neveu, qui dirigeal’école jusqu’en 339 ; il orienta l’enseignement vers une interprétationdu domaine intelligible fortement marquée par un primat des réalitésmathématiques. Puis, il y eut Xénocrate, Polémon, Cratès d’Athènes etArcésilas (315-240). Avec ce dernier, on parle de « MoyenneAcadémie » ; élève de Pyrrhon, il infléchit la pensée de Platon vers lescepticisme ; son successeur, Carnéade, directeur de la « NouvelleAcadémie », prolonge cette « dérive » et pense que rien n’est sûr, lesdoctrines philosophiques étant seulement probables. Il y a là une sortede retour à l’ignorance socratique et au souci de réfuter plutôt qued’établir. Le terme « académicien » désigne chez Cicéron cette attitudedubitative qui place la vérité hors de portée de la connaissancehumaine. Philon de Larisse et Antiochus d’Ascalon tirent quant à eux,au Ier siècle avant J. -C, l’Académie vers une école rivale, celle duPortique (les stoïciens). La tradition proprement platonicienne semblealors interrompue.

Avec Plotin (205-270), un nouvel essor apparaît grâce à lafondation d’un courant que l’on nomme « néoplatonisme » : loin de la« suspension de jugement » sceptique d’un Carnéade ou d’une

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interprétation stoïcisante comme chez Antiochus, Platon est ré-interprétré selon un point de vue radicalement métaphysique. Leshypothèses du Parménide servent à décrire de façon systématiquel’ensemble du réel. Le Dieu suprême est identifié à l’Un de la premièrehypothèse du Parménide et à l’Idée du Bien de la République : il estcause de tout, principe ineffable, source de toute la réalité (sensible etintelligible), comme le Soleil est source de la lumière : on parlesouvent à ce propos d’« émanation » – Plotin, pour sa part, préfèrel’idée d’une « procession ». Les êtres dérivent (« procèdent ») duPremier Principe. À sa suite, vient le monde intelligible qui, cette fois,est pensé comme tel, c’est-à-dire comme structure close où la vie estpossible. Il s’agit d’une vie intelligible dont les Idées seraient dotées(Platon n’avait jamais proposé qu’une Idée pût être vivante comme lesont mutatis mutandis une plante ou un homme). De ce mondeintelligible dérivent l’âme et la nature qui organisent la vie sensible.Alors que le monde de Platon était unique et sa philosophie toutentière imprégnée du souci éthique, le réel pour Plotin est hiérarchiséet sa philosophie, indifférente à la politique, se préoccupe de la seulepurification spirituelle de l’homme.

La richesse des dialogues de Platon est telle que l’ensemble descourants de la philosophie antique ont pu, à un titre ou à un autre, s’yretrouver ou, du moins, s’en inspirer. A travers le néoplatonisme dePlotin et la lecture qu’en a faite saint Augustin (354-430), la traditionchrétienne reprendra l’héritage de Platon. C’est donc avec raison qu’unphilosophe du début du xxe siècle, A. N. Whitehead, a pu écrire : « Laphilosophie occidentale n’est qu’une série de notes de bas de page auxdialogues de Platon. »

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Bibliographie

Ouvrages de Platon

Il existe de nombreuses traductions des dialogues de Platon ; cellede Léon Robin chez Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,1950, reste une référence sûre (un certain nombre de dialogues sontrepris dans la collection « Tel »). Pour une première approche dePlaton, on peut lire, dans l’ordre suivant, l’Apologie de Socrate,l’Alcibiade, le Protagoras, le Gorgias, le Banquet et la République.

Ouvrages sur Platon

• Brisson, Luc et Pradeau, Jean-François, Le Vocabulaire dePlaton, Paris, Ellipses, 1998.

• Chrétien, Jean-Louis, L’Effroi du beau, chap. II, « L’épreuvehumaine du beau selon Platon », Paris, Cerf, coll. « La nuitsurveillée », rééd. 1997, pp. 33-71.

• Dixsaut, Monique, Le Naturel philosophe, Paris, Vrin/Les BellesLettres, rééd. 1994.

• Dumont, Jean-Paul, Éléments d’histoire de la philosophieantique, IIe partie, « Platon », Paris, Nathan, coll. « Réf. », 1993, pp.239-335.

• Montet, Danièle, Les Traits de l’être. Essai sur l’ontologieplatonicienne, Grenoble, J. Millon, coll. « Krisis », 1990.

• Robin, Léon, Platon, Paris, PUF, coll. « Dito », 1re éd. 1935, rééd.1994.

• Schuhl, Pierre-Maxime, L’Œuvre de Platon, Paris, Hachette, coll.« A la recherche de la vérité », 1954.

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Notes

[←1]En français, on dit bien en ce sens : « Tu vois ce que je veux dire » pour indiquer un

acte de compréhension.

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[←2]Croire qu’il y a une telle association naturelle entre les mots et les choses est une

attitude que l’on appelle le « cratyléisme » ; Hermogène, l’autre interlocuteur de Socratedans le dialogue, est partisan de la thèse inverse (selon lui, l’association du mot à lachose est conventionnelle).

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[←3]Il s’agit d’Apollon, le dieu de l’éclat, de la lumière et de la musique. La pensée

grecque est polythéiste : mais, chez Platon, l’idée du divin correspond à celle deperfection ; elle englobe à la fois les divinités traditionnelles et l’intelligible qui esttoujours éternellement ce qu’il est.

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[←4]Pensées, éd. Brunschwicg, 331.

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[←5]Diogène Laërce, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, IX, 51, trad.

R. Genaille, Paris, Flammarion, coll. « G. F. », 1965, tome 2, p. 185.

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[←6]Husserl pense aux philosophes que l’on appelle « Présocratiques » et qui

s’intéressaient à la Nature et aux quatre éléments premiers (l’Air, l’Eau, le Feu et laTerre), Empédocle et Héraclite notamment.

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[←7]Philosophie première, Paris, PUF, 1970, p. 10.

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[←8]Voir Jacqueline de Romilly, Les grands sophistes dans l’Athènes de Périclès, Paris,

de Fallois, 1988.

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[←9]Voir, par exemple, l’interprétation des vers du poète Simonide dans le Protagoras,

339b sq.

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[←10]On lira avec profit le livre de Pierre Fontanier, Les Figures du discours, Paris,

Flammarion, coll. « Champs », 1977.

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[←11]Voir Thomas Szlezak, Le plaisir de lire Platon, Paris, Cerf, 1997.

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[←12]Voir Philèbe, 17b-18a sur la connaissance des intervalles.

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[←13]Œuvres, Paris, PUF, 1959, p. 843.

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[←14]Nous soulignons.

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[←15]Pythagore est un philosophe et mathématicien grec du VIe siècle av. J. -C, qui

voyait dans les nombres les principes de toutes choses. La « pentade » notamment c’est-à-dire l’essence du nombre cinq, gouvernerait l’univers.

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[←16]Atlas est un géant de la mythologie grecque qui est condamné par Zeus à porter la

voûte du ciel sur ses épaules. Là encore, l’immobilité est un châtiment.

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[←17]Voir Les Oracles de Delphes, traduction et commentaire de Jean-Paul Savignac,

Paris, Orphée, La Différence, 1989. À une question posée par quelqu’un, la Pythierépondait par une formule oraculaire ; par exemple :

« Khilon de Sparte : "quelle est la chose la meilleure à savoir pour les hommes ?" ;Connais-toi toi-même [gnôthi sauton] », p. 105.

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[←18]Typhon est, comme Atlas, un géant arrogant qui s’est opposé à Zeus. Il fut enseveli

sous l’Etna.

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[←19]Platon ne définit pas expressément l’homme comme « animal ayant le logos », mais

cette définition qui sera centrale dans la pensée d’Aristote est « dans l’air du temps » àl’époque de Platon ; l’idée apparaît clairement pour la première fois sous la plumed’Isocrate dans son discours Sur l’échange.

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[←20]Socrate, au début du Phèdre, se présente comme « amoureux des discours » (228c).

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[←21]Voir les analyses de Jean-Louis Chrétien, « L’âme nue », dans La Voix nue, Paris.

Minuit, 1990, pp. 31-60.

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[←22]Trad. V. Cousin revue par T. Karsenli, le Ménon, Hatier, coll. « Les classiques

Hatier de la philosophie », 1999.

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[←23]Voir, par exemple, Ménon, 85d et Lois, VI, 769d.

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[←24]Méditations métaphysiques, seconde méditation : « Mais qu’est-ce donc que je

suis ? Une chose qui pense. Qu’est-ce qu’une chose qui pense ? C’est-à-dire une chosequi doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut (volens), qui ne veut pas (nolens),qui imagine aussi, et qui sent » (A. T. IX, 22, G. F., éd. Beyssade, p. 85).

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[←25]Voir V. Goldschmidt, Les Dialogues de Platon, Paris, PUF, 1947, pp. 30-31 ; voir

également Lois, VIII, 841b.

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[←26]Du désir sexuel, Platon dit ainsi dans les Lois : « Le plaisir qui s’y rapporte semble,

selon la nature, avoir été accordé au sexe féminin et au sexe masculin quand ils vont l’unà l’autre s’unir en vue de la génération » (I, 636c). Le désir du vin peut être égalementpositif (Lois, II, 672a). Le plaisir n’est donc pas incompatible avec la vie vertueuse. Dumeilleur genre de vie, le livre V des Lois dit : « Il est supérieur encore par ce que nousrecherchons tous, tout au long de notre vie : une plus grande somme de joies, unemoindre somme de peines » (733).

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[←27]Léon Robin traduit « des États », mais cette notion paraît trop anachronique pour

pouvoir être conservée.

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[←28]Les Grecs et l’Irrationnel, Paris, Flammarion, pp. 36-70.

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[←29]Voir les remarques de Hegel sur ce « noyau de l’armée thébaine » dans Leçons sur

la philosophie de l’Histoire, Paris, Vrin, p. 204.

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[←30]Voir W. Jaeger, Paideia, Paris, Gallimard, coll. « Tel », p. 473.

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[←31]Platon accorde aux animaux et aux jeunes enfants cette ardeur irrationnelle qui fait

face au redoutable (Lois, XII, 963e).

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[←32]Dans l’Alcibiade, Platon se moque ironiquement de la vanité des prétentions des

nobles qui, comme dira Beaumarchais au XVIIIe siècle, ne se sont donné que « la peinede naître et rien de plus » (Mariage de Figaro, V, 3) ; tous les hommes finalement ontdes familles aussi anciennes ; seule la mémoire du nom diffère.

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[←33]Voir Jean-François Pradeau, Platon et la Cité, Paris, PUF, 1997, pp. 79-97.

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[←34]Le pédagogue est, d’abord, un esclave chargé de conduire les enfants à l’école et de

les surveiller (« péd-agogie » désigne littéralement la conduite [agogè] de l’enfant[paidos]) ; il finit sans doute, au fil des années, par changer de statut et par participer àl’instruction.

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[←35]Sur cette figure importante de la pensée grecque, voir Marcel Détienne et Jean-

Pierre Vernant, Les Ruses de l’intelligence, la métis des Grecs, Paris, Flammarion, 1974.

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[←36]« Puisque, en réalité du moins, il n’y a point, c’est ce que nous disons, de roi qui

naisse dans les Cités, par analogie à l’apparition d’une reine à l’intérieur de l’essaim,point d’individu se distinguant immédiatement de tous les autres par les dons du corpsaussi bien que de l’âme, il faut alors, une fois réunis en assemblée, rédiger des codes delois, en suivant à la trace, semble-t-il bien, les empreintes du régime politiquement leplus authentique » (301d-e).

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[←37]« Il y a assurément, en chaque sorte de travail, accroissement et du nombre des

produits, et de leur qualité, et de la facilité d’exécution, quand c’est un seul homme quiexécute une seule tâche » (République, II, 370c).

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[←38]Michel-Pierre Edmond parle à ce propos d’une « atomisation de la société », Le

philosophe-roi. Platon et la politique, Paris, Payot, 1991, p. 110.

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[←39]Sur le rapport de la démocratie et de l’anarchie selon Platon, voir les analyses de

Jacqueline de Romilly, Problèmes de la démocratie grecque, Paris, Hermann, 1975, pp.110-118.

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[←40]Socrate résume les choses en affirmant : « Un homme, une femme qui sont des

êtres accomplis, j’affirme qu’ils sont heureux, tandis que l’injuste et le pervers sontmalheureux ! » (470e).