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« Nous devons recueillir tout ce qu'il y a de bon dans l'héritage littéraire et artistique légué par le passé, assimiler d'un esprit critique ce qu'il contient d'utile et nous en servir comme d'un exemple, lorsque nous créons des œuvres en empruntant à la vie du peuple de notre temps et de notre pays les matériaux nécessaires. » (Mao Zedong, 1942) Perspectives du matérialisme dialectique Apparition de la France en tant que nation Joachim du Bellay – Défense et illustration de la langue française (1549) Parti Communiste de France (marxiste-léniniste-maoïste)

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« Nous devons recueillir tout ce qu'il y a de bon dans l'héritage littéraire et artistiquelégué par le passé, assimiler d'un esprit critique ce qu'il contient d'utile et nous enservir comme d'un exemple, lorsque nous créons des œuvres en empruntant à la vie dupeuple de notre temps et de notre pays les matériaux nécessaires. » (Mao Zedong, 1942)

Perspectives du matérialisme dialectiqueApparition de la France en tant que nation

Joachim du Bellay – Défense et illustration dela langue française

(1549)

Parti Communiste de France (marxiste-léniniste-maoïste)

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Perspectives du matérialisme dialectique

Table des matièresÀ Monseigneur le Révérendissime Cardinal du Bellay S......................................................................2

Livre premier..............................................................................................................................................3Chapitre premier – De l’origine des langues.........................................................................................3Chapitre II – Que la langue française ne doit être nommée barbare....................................................4Chapitre III – Pourquoi la langue française n’est si riche que la grecque et latine..............................5Chapitre IV – Que la langue française n’est si pauvre que beaucoup l’estiment..................................5Chapitre V – Que les traductions ne sont suffisantes pour donner perfection à la langue française....6Chapitre VI – Des mauvais traducteurs, et de ne traduire les poètes..................................................7Chapitre VII – Comment les Romains ont enrichi leur langue.............................................................8Chapitre VIII – D’amplifier la langue française par l’imitation des anciens auteurs grecs et romains.8Chapitre IX – Réponses à quelques objections.....................................................................................9Chapitre X – Que la langue française n’est incapable de la philosophie, et pourquoi les anciens étaient plus savants que les hommes de notre âge..............................................................................10Chapitre XI – Qu’il est impossible d’égaler les anciens en leurs langues............................................13Chapitre XII – Défense de l’auteur.....................................................................................................14

Livre deuxième..........................................................................................................................................14Chapitre Premier – De l’intention de l’auteur....................................................................................14Chapitre II – Des poètes français........................................................................................................15Chapitre III – Que le naturel n’est suffisant à celui qui en poésie veut faire œuvre digne de l’immortalité........................................................................................................................................16Chapitre IV – Quels genres de poèmes doit élire le poète français.....................................................17Chapitre V – Du long poème français.................................................................................................18Chapitre VI – D’inventer des mots, et de quelques autres choses que doit observer le poète français. .19Chapitre VII – De la rime et des vers sans rime.................................................................................20Chapitre VIII – De ce mot rime, de l’invention des vers rimés, et de quelques autres antiquités utilisées en notre langue......................................................................................................................21Chapitre IX – Observation de quelques manières de parler françaises...............................................22Chapitre X – De bien prononcer les vers............................................................................................23Chapitre XI – De quelques observations outre l’artifice, avec une invective contre les mauvais poètes français................................................................................................................................................24Chapitre XII – Exhortation aux Français d’écrire en leur langue, avec les louanges de la France.....26

Conclusion de toute l’œuvre.....................................................................................................................28

À Monseigneur le RévérendissimeCardinal du Bellay S.

Veu le personnage que tu joues au Spectaclede toute l’Europe, voire de tout le monde, en cegrand théâtre romain, veu tant d’affaires, et telque seul quasi tu soutiens : ô l’Honneur du sacréCollège, pécheroy-je pas (comme dit le Pindare

latin) contre le bien public, si par longuesparoles j’empeschoy' le temps, que tu donnes auservice de ton prince, au profit de la patrie et àl’accroissement de ton immortelle renommée ?Épiant donc quelques heures de ce peu de relaisque tu prends pour respirer sous le pesant faisdes affaires françaises (charge vraiment digne desi robustes épaules, non moins que le Ciel de

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celles du grand Hercule), ma muse a pris lahardiesse d’entrer au sacré cabinet de tes sainteset studieuses occupations : et là, entre tant deriches et excellents vœux de jour en jour dédiésà l’image de ta grandeur, pendre le sien humble,et petit : mais toutefois bien heureux s’ilrencontre quelque faveur devant les yeux de tabonté, semblable à celle des Dieux immortels,qui n’ont moins agréables les pauvres présentsd’un bien riche vouloir, que ces superbes etambitieuses offrandes. C’est en effet la Défenseet Illustration de notre Langue Française. Àl’entreprise de laquelle rien ne m’a induit, quel’affection naturelle envers ma Patrie, et à te ladédier, que la grandeur de ton nom. Afin qu’ellese cache (comme sous le Bouclier d’Ajax) contreles tracts envenimés de cette antique ennemie devertu, sous l’ombre de tes ailes. De toi dis-je,dont l’incomparable savoir, vertu et conduitetoutes les plus grandes choses, de si long tempsde tout le monde sont expérimentées, que je neles saurais plus au vif exprimer, que lescouvrant (suivant la ruse de ce noble peintreTimante) sous le voile de silence. Pour ce qued’une si grande chose il vaut trop mieux (commede Carthage disait T. Live) se taire du tout, qued’en dire peu. Reçoit donc avec cetteaccoutumée Bonté, qui ne te rend moins aimableentre les plus petits, que ta vertu et autoritévénérable entre les plus grands, les premiersfruits, ou pour mieux dire, les premières fleursdu printemps de celui, qui en toute révérence ethumilité baise les mains de ta R. S. Priant leciel te départir autant d'heureuse et longue vie,et à tes hautes entreprises être autant favorable,comme envers toi il a été libéral, voire prodiguede ses grâces.

Adieu, de Paris, ce 15 de février 1549.

LIVRE PREMIER

CHAPITRE PREMIER

DE L’ORIGINE DES LANGUES

Si la Nature (dont quelque personnage degrande renommée non sans raison a douté, si onla devait appeler mère ou marâtre) eût donnéaux hommes un commun vouloir etconsentement, outre les innumérablescommodités qui en fussent procédées,l’inconstance humaine n’eût eu besoin de seforger tant de manières de parler. Laquellediversité et confusion se peut à bon droitappeler la tour de Babel. Donc les langues nesont nées d’elles-mêmes en façon d’herbes,racines et arbres, les unes infirmes et débiles enleurs espèces, les autres saines et robustes, etplus aptes à porter le faix des conceptionshumaines : mais toute leur vertu est née aumonde du vouloir et arbitre des mortels. Cela(ce me semble) est une grande raison pourquoion ne doit ainsi louer une langue et blâmerl’autre : vu qu’elles viennent toutes d’une mêmesource et origine, c’est la fantaisie des hommes,et ont été formées d’un même jugement, à unemême fin : c’est pour signifier entre nous lesconceptions et intelligences de l’esprit. Il estvrai que, par succession de temps, les unes, pouravoir été plus curieusement réglées, sontdevenues plus riches que les autres ; mais celane se doit attribuer à la félicité desdites langues,mais au seul artifice et industrie des hommes.Ainsi donc toutes les choses que la nature acréées, tous les arts et sciences, en toutes lesquatre parties du monde, sont chacune endroitsoi une même chose ; mais, pour ce que leshommes sont de divers vouloir, ils en parlent etécrivent diversement. À ce propos je ne puisassez blâmer la sotte arrogance et téméritéd’aucuns de notre nation, qui, n’étant rienmoins que Grecs ou Latins, déprisent etrejettent d’un sourcil plus que stoïque touteschoses écrites en français, et ne me puis assezémerveiller de l’étrange opinion d’aucuns

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savants, qui pensent que notre vulgaire soitincapable de toutes bonnes lettres et érudition,comme si une invention, pour le langageseulement, devait être jugée bonne ou mauvaise.À ceux-là je n’ai entrepris de satisfaire. À ceux-ci je veux bien, s’il m’est possible, faire changerd’opinion par quelques raisons que brièvementj’espère déduire, non que je me sente plusclairvoyant en cela, ou autres choses qu’ils nesont, mais pour ce que l’affection qu’ils portentaux langues étrangères ne permet qu’ils veuillentfaire sain et entier jugement de leur vulgaire.

CHAPITRE II

QUE LA LANGUE FRANÇAISE NE DOIT ÊTRENOMMÉE BARBARE

Pour commencer donc à entrer en matière,quant à la signification de ce mot Barbare :Barbares anciennement étaient nommés ceux quiineptement parlaient grec. Car comme lesétrangers venant à Athènes s’efforçaient deparler grec, ils tombaient souvent en cette voixabsurde βάρбαρος. Depuis, les Grecstransportèrent ce nom aux mœurs brutaux etcruels, appelant toutes nations, hors la Grèce,barbares. Ce qui ne doit en rien diminuerl’excellence de notre langue, vu que cettearrogance grecque, admiratrice seulement de sesinventions, n’avait loi ni privilège de légitimerainsi sa nation et abâtardir les autres, commeAnacharsis disait que les Scythes étaientbarbares entre les Athéniens, mais les Athéniensaussi entre les Scythes. Et quand la barbarie desmœurs de nos ancêtres eut dû les mouvoir ànous appeler barbares, si est-ce que je ne voispoint pourquoi on nous doive maintenantestimer tels, vu qu’en civilité de mœurs, équitéde lois, magnanimité de courages, bref, entoutes formes et manières de vivre non moinslouables que profitables, nous ne sommes rienmoins qu’eux ; mais bien plus, vu qu’ils sont telsmaintenant, que nous les pouvons justementappeler par le nom qu’ils ont donné aux autres.Encore moins doit avoir lieu de ce que lesRomains nous ont appelés barbares, vu leur

ambition et insatiable faim de gloire, quitâchaient non seulement à subjuguer, mais àrendre toutes autres nations viles et abjectesauprès d’eux, principalement les Gaulois, dontils ont reçu plus de honte et dommage que desautres. À ce propos, songeant beaucoup de foisd’où vient que les gestes du peuple romain sonttant célébrés de tout le monde, voire de si longintervalle préférés à ceux de toutes les autresnations ensemble, je ne trouve point plus granderaison que celle-ci : c’est que les Romains ont eusi grande multitude d’écrivains, que la plupartde leurs gestes (pour ne pas dire pis) parl’espace de tant d’années, ardeur de batailles,vastité d’Italie, incursions d’étrangers, s’estconservée entière jusques à notre temps. Aucontraire, les faits des autres nations,singulièrement des Gaulois, avant qu’ilstombassent en la puissance des Français, et lesfaits des Français mêmes depuis qu’ils ont donnéleur nom aux Gaules, ont été si mal recueillis,que nous en avons quasi perdu non seulement lagloire, mais la mémoire. À quoi a bien aidél’envie des Romains, qui, comme par unecertaine conjuration conspirant contre nous, ontexténué en tout ce qu’ils ont pu nos louangesbelliques, dont ils ne pouvaient endurer laclarté : et non seulement nous ont fait tort encela, mais, pour nous rendre encore plus odieuxet contemptibles, nous ont appelés brutaux,cruels et barbares. Quelqu’un dira : pourquoiont-ils exempté les Grecs de ce nom ? Parcequ’ils se fussent fait plus grand tort qu’auxGrecs mêmes, dont ils avaient emprunté tout cequ’ils avaient de bon, au moins quant auxsciences et illustration de leur langue. Cesraisons me semblent suffisantes de faire entendreà tout équitable estimateur des choses, quenotre langue (pour avoir été nommée barbare,ou de nos ennemis ou de ceux qui n’avaient loide nous bailler ce nom) ne doit pourtant êtredéprisée, même de ceux auxquels elle est propreet naturelle, et qui en rien ne sont moindres queles Grecs et Romains.

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CHAPITRE III

POURQUOI LA LANGUE FRANÇAISE N’EST SIRICHE QUE LA GRECQUE ET LATINE

Et si notre langue n’est si copieuse et richeque la grecque ou latine, cela ne doit êtreimputé au défaut d’icelle, comme si d’elle-mêmeelle ne pouvait jamais être sinon pauvre etstérile : mais bien on le doit attribuer àl’ignorance de nos majeurs, qui, ayant (commedit quelqu’un, parlant des anciens Romains) enplus grande recommandation le bien faire, que lebien dire, et mieux aimant laisser à leurpostérité les exemples de vertu que despréceptes, se sont privés de la gloire de leursbienfaits, et nous du fruit de l’imitationd’iceux : et par même moyen nous ont laissénotre langue si pauvre et nue qu’elle a besoindes ornements, et (s’il faut ainsi parler) desplumes d’autrui. Mais qui voudrait dire que lagrecque et romaine eussent toujours été enl’excellence qu’on les a vues du temps d’Homèreet de Démosthène, de Virgile et de Cicéron ? etsi ces auteurs eussent jugé que jamais, pourquelque diligence et culture qu’on y eût pu faire,elles n’eussent su produire plus grand fruit, sefussent-ils tant efforcés de les mettre au pointoù nous les voyons maintenant ? Ainsi puis-jedire de notre langue, qui commence encore àfleurir sans fructifier, ou plutôt, comme uneplante et vergette, n’a point encore fleuri, tants’en faut qu’elle ait apporté tout le fruit qu’ellepourrait bien produire. Cela certainement nonpour le défaut de la nature d’elle, aussi apte àengendrer que les autres, mais pour la coulpe deceux qui l’ont eue en garde, et ne l’ont cultivéeà suffisance, mais comme une plante sauvage, encelui même désert où elle avait commencé ànaître, sans jamais l’arroser, la tailler, nidéfendre des ronces et épines qui lui faisaientombre, l’ont laissée envieillir et quasi mourir.Que si les anciens Romains eussent été aussinégligents à la culture de leur langue, quandpremièrement elle commença à pulluler, pourcertain en si peu de temps elle ne fût devenue sigrande. Mais eux, en guise de bons agriculteurs,

l’ont premièrement transmuée d’un lieu sauvageen un domestique ; puis afin que plus tôt etmieux elle pût fructifier, coupant à l’entour lesinutiles rameaux, l’ont pour échange d’iceuxrestaurée de rameaux francs et domestiques,magistralement tirés de la langue grecque,lesquels soudainement se sont si bien entés etfaits semblables à leur tronc, que désormaisn’apparaissent plus adoptifs, mais naturels. Delà sont nées en la langue latine ces fleurs et cesfruits colorés de cette grande éloquence, avec cesnombres et cette liaison si artificielle, touteslesquelles choses, non tant de sa propre natureque par artifice, toute langue a coutume deproduire. Donc si les Grecs et Romains, plusdiligents à la culture de leurs langues que nous àcelle de la nôtre, n’ont pu trouver en icelles,sinon avec grand labeur et industrie, ni grâce, ninombre, ni finalement aucune éloquence, nousdevons nous émerveiller, si notre vulgaire n’estsi riche comme il pourra bien être, et de làprendre occasion de le mépriser comme chosevile, et de petit prix. Le temps viendra (peut-être) et je l’espère moyennant la bonne destinéefrançaise que ce noble et puissant royaumeobtiendra à son tour les rênes de la monarchie,et que notre langue (si avec François n’est dutout ensevelie la langue française) qui commenceencore à jeter ses racines, sortira de terre, ets’élèvera en telle hauteur et grosseur, qu’elle sepourra égaler aux mêmes Grecs et Romains,produisant comme eux des Homères,Démosthènes, Virgiles et Cicérons, aussi bienque la France a quelquefois produit des Périclès,Nicias, Alcibiades, Thémistocles, Césars etScipions.

CHAPITRE IV

QUE LA LANGUE FRANÇAISE N’EST SIPAUVRE QUE BEAUCOUP L’ESTIMENT

Je n’estime pourtant notre vulgaire, tel qu’ilest maintenant, être si vil et abject, comme lefont ces ambitieux admirateurs des languesgrecque et latine, qui ne penseraient, et fussent-ils la même Pithô, déesse de persuasion, pouvoir

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rien dire de bon, si n’était en langage étrangeret non entendu du vulgaire. Et qui voudra debien près y regarder, trouvera que notre languefrançaise n’est si pauvre qu’elle ne puisse rendrefidèlement ce qu’elle emprunte des autres ; siinfertile qu’elle ne puisse produire de soiquelque fruit de bonne invention, au moyen del’industrie et diligence des cultivateurs d’icelle,si quelques-uns se trouvent tant amis de leurpays et d’eux-mêmes qu’ils s’y veuillentemployer. Mais à qui, après Dieu, rendrons-nousgrâces d’un tel bénéfice, sinon à notre feu bonroi et père François premier de ce nom, et detoutes vertus ? Je dis premier, d’autant qu’il aen son noble royaume premièrement restituétous les bons arts et sciences en leur anciennedignité : et si a notre langage, auparavantscabreux et mal poli, rendu élégant, et sinontant copieux qu’il pourra bien être, pour lemoins fidèle interprète de tous les autres. Etqu’ainsi soit, philosophes, historiens, médecins,poètes, orateurs grecs et latins, ont appris àparler français. Que dirai-je des Hébreux ? Lessaintes lettres donnent ample témoignage de ceque je dis. Je laisserai en cet endroit lessuperstitieuses raisons de ceux oui soutiennentque les mystères de la théologie ne doivent êtredécouverts, et quasi comme profanés en langagevulgaire, et ce que vont alléguant ceux qui sontd’opinion contraire. Car cette disputation n’estpropre à ce que j’ai entrepris, qui est seulementde montrer que notre langue n’a point eu à sanaissance les dieux et les astres si ennemis,qu’elle ne puisse un jour parvenir au pointd’excellence et de perfection aussi bien que lesautres, attendu que toutes sciences se peuventfidèlement et copieusement traiter en icelle,comme on peut voir en si grand nombre delivres grecs et latins, voire bien italiens,espagnols et autres traduits en français parmaintes excellentes plumes de notre temps.

CHAPITRE V

QUE LES TRADUCTIONS NE SONTSUFFISANTES POUR DONNER PERFECTION À

LA LANGUE FRANÇAISE

Toutefois ce tant louable labeur de traduirene me semble moyen unique et suffisant pourélever notre vulgaire à l’égal et parangon desautres plus fameuses langues. Ce que je prétendsprouver si clairement, que nul n’y voudra (cecrois-je) contredire, s’il n’est manifestecalomniateur de la vérité. Et premier, c’est unechose accordée entre tous les meilleurs auteursde rhétorique, qu’il y a cinq parties de biendire : l’invention, l’élocution, la disposition, lamémoire et la prononciation. Or pour autantque ces deux dernières ne s’apprennent tant parle bénéfice des langues, comme elles sontdonnées à chacun selon la félicité de sa nature,augmentées et entretenues par studieux exerciceet continuelle diligence : pour autant aussi quela disposition gît plus en la discrétion et bonjugement de l’orateur qu’en certaines règles etpréceptes, vu que les événements du temps, lacirconstance des lieux, la condition despersonnes et la diversité des occasions sontinnumérables, je me contenterai de parler desdeux premières, à savoir de l’invention et del’élocution. L’office donc de l’orateur est, dechaque chose proposée, élégamment etcopieusement parler. Or cette faculté de parlerainsi de toutes choses ne se peut acquérir quepar l’intelligence parfaite des sciences, lesquellesont été premièrement traitées par les Grecs, etpuis par les Romains imitateurs d’iceux. Il fautdonc nécessairement que ces deux langues soiententendues de celui qui veut acquérir cette copieet richesse d’invention, première et principalepièce du harnais de l’orateur. Et quant à cepoint, les fidèles traducteurs peuventgrandement servir et soulager ceux qui n’ont lemoyen unique de vaquer aux langues étrangères.Mais quant à l’élocution, partie certes la plusdifficile, et sans laquelle toutes autres chosesrestent comme inutiles et semblables à un glaiveencore couvert de sa gaine, l’élocution (dis-je)

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par laquelle principalement un orateur est jugéplus excellent, et un genre de dire meilleur quel’autre : comme celle dont est appelée la mêmeéloquence, et dont la vertu gît aux motspropres, usités, et non aliénés du commun usagede parler, aux métaphores, allégories,comparaisons, similitudes, énergie, et tantd’autres figures et ornements, sans lesquelstoute oraison et poème sont nus, manqués etdébiles ; - je ne croirai jamais qu’on puisse bienapprendre tout cela des traducteurs, parce qu’ilest impossible de le rendre avec la même grâcedont l’auteur en a usé : d’autant que chaquelangue a je ne sais quoi propre seulement à elle,dont si vous efforcez exprimer le naïf dans uneautre langue, observant la loi de traduire, quiest n’espacer point hors des limites de l’auteur,votre diction sera contrainte, froide et demauvaise grâce. Et qu’ainsi soit, qu’on me liseun Démosthène et Homère latins, un Cicéron etVirgile français, pour voir s’ils vousengendreront telles affections, voire ainsi qu’unProtée vous transformeront en diverses sortes,comme vous sentez, lisant ces auteurs en leurslangues. Il vous semblera passer de l’ardentemontagne d’Ætné sur le froid sommet duCaucase. Et ce que je dis des langues latine etgrecque se doit réciproquement dire de tous lesvulgaires, dont j’alléguerai seulement unPétrarque, duquel j’ose bien dire que, si Homèreet Virgile renaissant avaient entrepris de letraduire, ils ne le pourraient rendre avec lamême grâce et naïveté qu’il est en son vulgairetoscan. Toutefois quelques-uns de notre tempsont entrepris de le faire parler français. Voilà enbref les raisons qui m’ont fait penser que l’officeet diligence des traducteurs autrement fortutiles pour instruire les ignorants des languesétrangères en la connaissance des choses, n’estsuffisante pour donner à la nôtre cetteperfection et, comme font les peintres à leurstableaux, cette dernière main, que nousdésirons. Et si les raisons que j’ai alléguées nesemblent assez fortes, je produirai, pour mesgarants et défenseurs, les anciens auteursromains, poètes principalement, et orateurs,lesquels (combien que Cicéron ait traduit

quelques livres de Xénophon et d’Arate, etqu’Horace baille les préceptes de bien traduire)ont vaqué à cette partie plus pour leur étude, etprofit particulier, que pour le publier àl’amplification de leur langue, à leur gloire etcommodité d’autrui. Si aucuns ont vu quelquesœuvres de ce temps-là, sous titre de traduction,j’entends de Cicéron, de Virgile, et de cebienheureux siècle d’Auguste, ils ne pourrontdémentir ce que je dis.

CHAPITRE VI

DES MAUVAIS TRADUCTEURS, ET DE NETRADUIRE LES POÈTES

Mais que dirai-je d’aucuns, vraiment mieuxdignes d’être appelés traditeurs, quetraducteurs ? vu qu’ils trahissent ceux qu’ilsentreprennent exposer, les frustrant de leurgloire, et par même moyen séduisent les lecteursignorants, leur montrant le blanc pour le noir :qui, pour acquérir le nom de savants, traduisentà crédit les langues, dont jamais ils n’ontentendu les premiers éléments, commel’hébraïque et la grecque : et encore pour mieuxse faire valoir, se prennent aux poètes, genred’auteurs certes auquel si je savais, ou voulaistraduire, je m’adresserais aussi peu, à cause decette divinité d’invention, qu’ils ont plus que lesautres, de cette grandeur de style, magnificencede mots, gravité de sentences, audace et variétéde figures, et mille autres lumières de poésie :bref cette énergie, et ne sais quel esprit, qui esten leurs écrits, que les Latins appelleraientgenius. Toutes lesquelles choses se peuventautant exprimer en traduisant, comme unpeintre peut représenter l’âme avec le corps decelui qu’il entreprend tirer après le naturel. Ceque je dis ne s’adresse pas à ceux qui, par lecommandement des princes et grands seigneurs,traduisent les plus fameux poètes grecs etlatins : parce que l’obéissance qu’on doit à telspersonnages ne reçoit aucune excuse en cetendroit : mais bien j’entends parler à ceux qui,de gaîté de cœur (comme on dit), entreprennenttelles choses légèrement et s’en acquittent de

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même. Ô Apollon ! ô Muses! profaner ainsi lessacrées reliques de l’antiquité ! Mais je n’endirai autre chose. Celui donc qui voudra faireœuvre digne de prix en son vulgaire, laisse celabeur de traduire, principalement les poètes, àceux qui de chose laborieuse et peu profitable,j’ose dire encore inutile, voire pernicieuse àl’accroissement de leur langue, emportent à bondroit plus de modestie que de gloire.

CHAPITRE VII

COMMENT LES ROMAINS ONT ENRICHILEUR LANGUE

Si les Romains (dira quelqu’un) n’ont vaquéà ce labeur de traduction, par quels moyensdonc ont-ils pu ainsi enrichir leur langue, voirejusques à l’égaler quasi à la grecque ? Imitantles meilleurs auteurs grecs, se transformant eneux, les dévorant ; et, après les avoir biendigérés, les convertissant en sang et nourriture :se proposant, chacun selon son naturel etl’argument qu’il voulait élire, le meilleur auteur,dont ils observaient diligemment toutes les plusrares et exquises vertus, et icelles comme greffes,ainsi que j’ai dit devant, entaient etappliquaient à leur langue. Cela fait (dis-je), lesRomains ont bâti tous ces beaux écrits que nouslouons et admirons si fort : égalant oresquelqu’un d’iceux, ores le préférant aux Grecs.Et de ce que je dis font bonne preuve Cicéron etVirgile, que volontiers et par honneur je nommetoujours en la langue latine, desquels commel’un se fut entièrement adonné à l’imitation desGrecs, contrefit et exprima si au vif la copie dePlaton, la véhémence de Démosthène et lajoyeuse douceur d’Isocrate, que Molon Rhodianl’oyant quelquefois déclamer, s’écria qu’ilemportait l’éloquence grecque à Rome. L’autreimita si bien Homère, Hésiode et Théocrite, quedepuis on a dit de lui, que de ces trois il asurmonté l’un, égalé l’autre, et approché si prèsde l’autre, que si la félicité des arguments qu’ilsont traités eût été pareille, la palme serait biendouteuse. Je vous demande donc vous autres,qui ne vous employez qu’aux translations, si ces

tant fameux auteurs se fussent amusés àtraduire, eussent-ils élevé leur langue àl’excellence et hauteur où nous la voyonsmaintenant ? Ne pensez donc, quelque diligenceet industrie que vous puissiez mettre en cetendroit, faire tant que notre langue, encorerampante à terre, puisse hausser la tête ets’élever sur pieds.

CHAPITRE VIII

D’AMPLIFIER LA LANGUE FRANÇAISE PARL’IMITATION DES ANCIENS AUTEURS GRECS

ET ROMAINS

Se compose donc celui qui voudra enrichir salangue, à l’imitation des meilleurs auteurs grecset latins, et à toutes leurs plus grandes vertus,comme à un certain but, dirige la pointe de sonstyle ; car il n’y a point de doute que la plusgrande part de l’artifice ne soit contenue enl’imitation : et tout ainsi que ce fut le pluslouable aux anciens de bien inventer, aussi est-ce le plus utile de bien imiter, même à ceuxdont la langue n’est encore bien copieuse etriche. Mais entende celui qui voudra imiter, quece n’est chose facile de bien suivre les vertusd’un bon auteur, et quasi comme se transformeren lui, vu que la nature même aux choses quiparaissent très semblables, n’a su tant faire, quepar quelque note et différence elles ne puissentêtre discernées. Je dis ceci parce qu’il y en abeaucoup en toutes langues qui, sans pénétreraux plus cachées et intérieures parties del’auteur qu’ils se sont proposé, s’adaptentseulement au premier regard, et s’amusant à labeauté des mots, perdent la force des choses. Etcertes, comme ce n’est point chose vicieuse, maisgrandement louable, emprunter d’une langueétrangère les sentences et les mots, et lesapproprier à la sienne : aussi est-ce chosegrandement à reprendre, voire odieuse à toutlecteur de libérale nature, voir en une mêmelangue une telle imitation, comme celle d’aucunssavants mêmes, qui s’estiment être des meilleursquand plus ils ressemblent un Heroët ou unMarot. Je t’admoneste donc (ô toi qui désires

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l’accroissement de ta langue et veux exceller enicelle) de non imiter à pied levé, comme naguèrea dit quelqu’un, les plus fameux auteurs d’icelle,ainsi que font ordinairement la plupart de nospoètes français, chose certes autant vicieusecomme de nul profit à notre vulgaire : vu que cen’est autre chose (ô grande libéralité !) sinon delui donner ce qui était à lui. Je voudrais bienque notre langue fût si riche d’exemplesdomestiques, que n’eussions besoin d’avoirrecours aux étrangers. Mais si Virgile et Cicéronse fussent contentés d’imiter ceux de leurlangue, qu’auraient les Latins outre Ennie ouLucrèce, outre Crasse ou Antoine ?

CHAPITRE IX

RÉPONSES À QUELQUES OBJECTIONS

Après avoir, le plus succinctement qu’il m’aété possible, ouvert le chemin à ceux quidésirent l’amplification de notre langue, il mesemble bon et nécessaire de répondre à ceux quil’estiment barbare et irrégulière, incapable decette élégance et copie, qui est en la grecque etromaine : d’autant (disent-ils) qu’elle n’a sesdéclinaisons, ses pieds et ses nombres, commeces deux autres langues. Je ne veux alléguer encet endroit (bien que je le pusse faire sanshonte) la simplicité de nos majeurs, qui se sontcontentés d’exprimer leurs conceptions avecparoles nues, sans art et ornement : non imitantla curieuse diligence des Grecs, auxquels laMuse avait donné la bouche ronde (comme ditquelqu’un), c’est-à-dire parfaite en touteélégance et vénusté de paroles : comme depuisaux Romains imitateurs des Grecs. Mais je diraibien que notre langue n’est tant irrégulièrequ’on voudrait bien dire : vu qu’elle se décline,sinon par les noms, pronoms et participes, pourle moins par les verbes, en tous leurs temps,modes et personnes. Et si elle n’est sicurieusement réglée, ou plutôt liée et gênée enses autres parties, aussi n’a-t-elle point tantd’hétéroclites et anormaux monstres étrangesque la grecque et latine. Quant aux pieds et auxnombres, je dirai au second livre en quoi nous

les récompensons. Et certes (comme dit ungrand auteur de rhétorique, parlant de la félicitéqu’ont les Grecs en la composition de leursmots) je ne pense que telles choses se fassentpar la nature desdites langues, mais nousfavorisons toujours les étrangers. Qui eût gardénos ancêtres de varier toutes les partiesdéclinables, d’allonger une syllabe et accourcirl’autre, et en faire des pieds ou des mains ? etqui gardera nos successeurs d’observer telleschoses, si quelques savants et non moinsingénieux de cet âge entreprennent de lesréduire en art, comme Cicéron promettait defaire au droit civil : chose qui à quelques-uns asemblé impossible, aux autres non. Il ne fautpoint ici alléguer l’excellence de l’antiquité, etcomme Homère se plaignait que de son tempsles corps étaient trop petits, dire que les espritsmodernes ne sont à comparer aux anciens.L’architecture, l’art du navigage et autresinventions antiques certainement sontadmirables, non, toutefois, si on regarde à lanécessité mère des arts, du tout si grandes qu’ondoive estimer les cieux et la nature y avoirdépendu toute leur vertu, vigueur et industrie.Je ne produirai, pour témoins de ce que je dis,l’Imprimerie, sœur des Muses et dixième d’elles,et cette non moins admirable que pernicieusefoudre d’artillerie, avec tant d’autres nonantiques inventions qui montrent véritablementque, par le long cours des siècles, les esprits deshommes ne sont point si abâtardis qu’onvoudrait bien dire : je dis seulement qu’il n’estpas impossible que notre langue puisse recevoirquelquefois cet ornement et artifice, aussicurieux qu’il est aux Grecs et Romains. Quantau son, et je ne sais quelle naturelle douceur(comme ils disent) qui est en leurs langues, je nevois point que nous l’ayons moindre, aujugement des plus délicates oreilles. Il est bienvrai que nous usons du prescript de nature, quipour parler nous a seulement donné la langue.Nous ne vomissons pas nos paroles de l’estomac,comme les ivrognes ; nous ne les étranglons dela gorge, comme les grenouilles ; nous ne lesdécoupons pas dedans le palais, comme lesoiseaux ; nous ne les sifflons pas des lèvres,

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comme les serpents. Si en telles manières deparler gît la douceur des langues, je confesse quela nôtre est rude et malsonnante. Mais aussinous avons cet avantage de ne tordre point labouche en cent mille sortes, comme les singes,voire comme beaucoup mal se souvenant deMinerve, qui jouant quelquefois de la flûte etvoyant en un miroir la déformité de ses lèvres,la jeta bien loin, malheureuse rencontre auprésomptueux Marsye, qui depuis en futécorché. Quoi donc, dira quelqu’un, veux-tu àl’exemple de ce Marsye, qui osa comparer saflûte rustique à la douce lyre d’Apollon, égalerta langue à la grecque et latine ? Je confesseque les auteurs d’icelles nous ont surmontés ensavoir et faconde : lesquelles choses leur a étébien facile de vaincre ceux qui ne répugnaientpoint. Mais que par longue et diligente imitationde ceux qui ont occupé les premiers, ce quenature n’a pourtant dénié aux autres, nous nepuissions leur succéder aussi bien en cela, quenous avons déjà fait en la plus grande part deleurs arts mécaniques, et quelquefois en leurmonarchie, je ne le dirai pas car telle injure nes’étendrait seulement contre les esprits deshommes, mais contre Dieu, qui a donné pour loiinviolable à toute chose créée, de ne durerperpétuellement, mais passer sans fin d’un étaten l’autre : étant la fin et corruption de l’un, lecommencement et génération de l’autre.Quelque opiniâtre répliquera encore : Ta languetarde trop à recevoir cette perfection. Et je disque ce retardement ne prouve point qu’elle nepuisse la recevoir : ainsi je dis qu’elle se pourratenir certaine de la garder longuement, l’ayantacquise avec si longue peine, suivant la loi denature qui a voulu que tout arbre qui naît,fleurit et fructifie bientôt, bientôt aussienvieillisse et meure ; et au contraire celui durerpar longues années qui a longuement travaillé àjeter ses racines.

CHAPITRE X

QUE LA LANGUE FRANÇAISE N’ESTINCAPABLE DE LA PHILOSOPHIE, ET

POURQUOI LES ANCIENS ÉTAIENT PLUSSAVANTS QUE LES HOMMES DE NOTRE ÂGE

Tout ce que j’ai dit pour la défense etillustration de notre langue appartientprincipalement à ceux qui font profession debien dire, comme les poètes et les orateurs.Quant aux autres parties de littérature, et cerond de sciences, que les Grecs ont nomméencyclopédie, j’en ai touché au commencementune partie de ce que m’en semble : c’est quel’industrie des fidèles traducteurs est en cetendroit fort utile et nécessaire : et ne les doitretarder, s’ils rencontrent quelquefois des motsqui ne peuvent être reçus en la famille française,vu que les Latins ne se sont point efforcés detraduire tous les vocables grecs, commerhétorique, musique, arithmétique, géométrie,philosophie, et quasi tous les noms des sciences,les noms des figures, des herbes, des maladies, lasphère et ses parties, et généralement la plusgrande part des termes usités aux sciencesnaturelles et mathématiques. Ces mots-là doncseront en notre langue comme étrangers en unecité : auxquels toutefois les périphrases servirontde truchements. Encore serais-je bien d’opinionque le savant translateur fît plutôt l’office deparaphraste que de traducteur, s’efforçantdonner à toutes les sciences qu’il voudra traiterl’ornement et lumière de sa langue, commeCicéron se vante d’avoir fait en la philosophie,et à l’exemple des Italiens qui l’ont quasi touteconvertie en leur vulgaire, principalement laplatonique. Et si on veut dire que la philosophieest un faix d’autres épaules que de celles denotre langue, j’ai dit au commencement de cetteœuvre, et le dis encore, que toutes langues sontd’une même valeur, et des mortels à une mêmefin d’un même jugement formées. Par quoi ainsicomme sans muer de coutumes ou de nation, leFrançais et l’Allemand, non seulement le Grecou Romain, se peut donner à philosopher : aussije crois qu’à chacun sa langue puissecompétemment communiquer toute doctrine.

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Donc si la philosophie semée par Aristote etPlaton au fertile champ attique était replantéeen notre plaine française, ce ne serait la jeterentre les ronces et épines, où elle devînt stérile :mais ce serait la faire de lointaine, prochaine, etd’étrangère, citadine de notre république. Et paraventure ainsi que les épiceries et autresrichesses orientales, que l’Inde nous envoie, sontmieux connues et traitées de nous, et en plusgrand prix, qu’en l’endroit de ceux qui lessèment ou recueillent : semblablement lesspéculations philosophiques deviendraient plusfamilières qu’elles ne sont ores, et plusfacilement seraient entendues de nous, siquelque savant homme les avait transportées degrec et latin en notre vulgaire, que de ceux quiles vont (s’il faut ainsi parler) cueillir aux lieuxoù elles croissent. Et si on veut dire que diverseslangues sont aptes à signifier diversesconceptions : aucunes les conceptions desdoctes, autres celles des indoctes : et que lagrecque principalement convient si bien avec lesdoctrines, que pour les exprimer il semblequ’elle ait été formée de la même nature, non del’humaine providence. Je dis qu’icelle nature,qui en tout âge, en toute province, en toutehabitude est toujours une même chose, ainsicomme volontiers elle exerce son art par tout lemonde, non moins en la terre qu’au ciel, et pourêtre ententive à la production des créaturesraisonnables, n’oublie pourtant lesirraisonnables, mais avec un égal artificeengendre celles-ci et celles-là : aussi est-elledigne d’être connue et louée de toutespersonnes, et en toutes langues. Les oiseaux, lespoissons, et les bêtes terrestres de quelconquemanière, ores avec un son, ores avec l’autre,sans distinction de paroles, signifient leursaffections : beaucoup plutôt nous hommesdevrions faire le semblable, chacun avec salangue, sans avoir recours aux autres. Lesécritures et langages ont été trouvés, non pourla conservation de nature, laquelle (commedivine qu’elle est) n’a métier de notre aide, maisseulement à notre bien et utilité :afin queprésents, absents, vifs et morts, manifestant l’unà l’autre le secret de nos cœurs, plus facilement

parvenions à notre propre félicité, qui gît enl’intelligence des sciences, non point au son desparoles : et par conséquent celles langues etcelles écritures devraient plus être en usagelesquelles on apprendrait plus facilement. Las etcombien serait meilleur qu’il y eût au monde unseul langage naturel que d’employer tantd’années pour apprendre des mots ! et ce,jusques à l’âge bien souvent que n’avons plus nile moyen ni le loisir de vaquer à plus grandeschoses. Et certes songeant beaucoup de fois,d’où provient que les hommes de ce sièclegénéralement sont moins savants en toutessciences, et de moindre prix que les anciens,entre beaucoup de raisons je trouve celle-ci, quej’oserai dire la principale : c’est l’étude deslangues grecque et latine. Car si le temps quenous consumons à apprendre lesdites languesétait employé à l’étude des sciences, la naturecertes n’est point devenue si bréhaigne, qu’ellen’enfantât de notre temps des Platons et desAristotes. Mais nous, qui ordinairementaffectons plus d’être vus savants que de l’être,ne consumons pas seulement notre jeunesse ence vain exercice : mais, comme nous repentantd’avoir laissé le berceau, et d’être devenushommes, retournons encore en enfance, et parl’espace de vingt où trente ans ne faisons autrechose qu’apprendre à parler, qui grec, qui latin,qui hébreu. Lesquels ans finis, et finie avec euxcette vigueur et promptitude qui naturellementrègne en l’esprit des jeunes hommes, alors nousprocurons être faits philosophes, quand pour lesmaladies, troubles d’affaires domestiques, etautres empêchements qu’amène le temps, nousne sommes plus aptes à la spéculation deschoses. Et bien souvent, étonnés de la difficultéet longueur d’apprendre des mots seulement,nous laissons tout par désespoir, et haïssons leslettres premier que les ayons goûtées, oucommencé à les aimer. Faut-il donc laisserl’étude des langues ? Non: d’autant que les artset sciences sont pour le présent entre les mainsdes Grecs et Latins. Mais il se devrait faire àl’avenir qu’on pût parler de toute chose, partout le monde, et en toute langue. J’entendsbien que les professeurs des langues ne seront

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pas de mon opinion, encore moins ces vénérablesDruydes, qui pour l’ambitieux désir qu’ils ontd’être entre nous ce qu’était le philosopheAnacharsis entre les Scythes, ne craignent rientant que le secret de leurs mystères, qu’il fautapprendre d’eux, non autrement que jadis lesjours des Chaldées, soit découvert au vulgaire,et qu’on ne crève (comme dit Cicéron) les yeuxdes corneilles. À ce propos, il me souvient avoirouï dire maintes fois à quelques-uns de leuracadémie, que le roi François (je dis celuiFrançois, à qui la France ne doit moins qu’àAuguste Rome) avait déshonoré les sciences, etlaissé les doctes en mépris. Ô temps ! ô mœurs !Ô crasse ignorance ! n’entendre point que toutainsi qu’un mal, quand il s’étend plus loin, estd’autant plus pernicieux : aussi est un bien plusprofitable, quand plus il est commun. Et s’ilsveulent dire (comme aussi disent-ils) qued’autant est un tel bien moins excellent, etadmirable entre les hommes : je répondrai qu’unsi grand appétit de gloire et une telle envie nedevrait régner aux colonnes de la républiquechrétienne ; mais bien en ce roi ambitieux, quise plaignait à son maître, pour ce qu’il avaitdivulgué les sciences acroamatiques, c’est-à-dire,qui ne se peuvent apprendre que par l’auditiondu précepteur. Mais quoi ! ces géants ennemisdu ciel veulent-ils limiter la puissance des dieux,et ce qu’ils ont par un singulier bénéfice donnéaux hommes, restreindre et enserrer en la mainde ceux qui n’en sauraient faire bonne garde ? Ilme souvient de ces relique, qu’on voit seulementpar une petite vitre, et qu’il n’est permis detoucher avec la main. Ainsi veulent-ils faire detoutes les disciplines, qu’ils tiennent enferméesdedans les livres grecs et latins, ne permettantqu’on les puisse voir autrement : ou lestransporter de ces paroles mortes en celles quisont vives, et volent ordinairement par lesbouches des hommes. J’ai (ce me semble) dûassez contenter ceux qui disent que notrevulgaire est trop vil et barbare pour traiter sihautes matières que la philosophie. Et s’ils n’ensont encore bien satisfaits, je leur demanderai :pourquoi donc ont voyagé les anciens Grecs partant de pays et dangers, les uns aux Indes, pour

voir les Gymnosophistes, les autres en Égypte,pour emprunter de ces vieux prêtres etprophètes ces grandes richesses, dont la Grèceest maintenant si superbe ? et toutefois cesnations, où la philosophie a si volontiers habité,produisaient (ce crois-je) des personnes aussibarbares et inhumaines que nous sommes, et desparoles aussi étranges que les nôtres. Bien peume soucierais-je de l’élégance d’oraison qui esten Platon et en Aristote, si leurs livres sansraison étaient écrits. La philosophie vraiment lesa adoptés pour ses fils, non pour être nés enGrèce, mais pour avoir d’un haut sens bienparlé, et bien écrit d’elle. La vérité si bien pareux cherchée, la disposition et l’ordre deschoses, la sentencieuse brièveté de l’un, et ladivine copie de l’autre est propre à eux, et nonà autres : mais la nature, dont ils ont si bienparlé, est mère de tous les autres, et nedédaigne point de se faire connaître à ceux quiprocurent avec toute industrie entendre sessecrets, non pour devenir Grecs, mais pour êtrefaits philosophes. Vrai est que pour avoir lesarts et sciences toujours été en la puissance desGrecs et Romains, plus studieux de ce qui peutrendre les hommes immortels que les autres,nous croyons que par eux seulement ellespuissent et doivent être traitées. Mais le tempsviendra par aventure (et je supplie au Dieu trèsbon et très grand que ce soit de notre âge) quequelque bonne personne, non moins hardiequ’ingénieuse et savante, non ambitieuse, noncraignant l’envie ou haine d’aucun, nous ôteracette fausse persuasion, donnant à notre languela fleur et le fruit des bonnes lettres : autrementsi l’affection que nous portons aux languesétrangères (quelque excellence qui soit en elles)empêchait cette nôtre si grande félicité, ellesseraient dignes véritablement non d’envié, maisde haine ; non de fatigue, mais de fâcherie : ellesseraient dignes finalement d’être non apprises,mais reprises de ceux qui ont plus de besoin duvif intellect de l’esprit que du son des parolesmortes. Voilà quant aux disciplines. Je reviensaux poètes et orateurs, principal objet de lamatière que je traite, qui est l’ornement etillustration de notre langue.

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Joachim du Bellay – Défense et illustration de la langue française

CHAPITRE XI

QU’IL EST IMPOSSIBLE D’ÉGALER LESANCIENS EN LEURS LANGUES

Toutes personnes de bon esprit entendrontassez, que cela, que j’ai dit pour la défense denotre langue, n’est pour décourager aucun de lagrecque et latine ; car tant s’en faut que je soisde cette opinion, que je confesse et soutienscelui de ne pouvoir faire œuvre excellent en sonvulgaire, qui soit ignorant de ces deux langues,ou qui n’entende la latine pour le moins. Mais jeserai bien d’avis qu’après les avoir apprises, onne déprisât la sienne : et que celui qui, par uneinclination naturelle (ce qu’on peut juger par lesœuvres latines et toscanes de Pétrarque etBoccace, voire d’aucuns savants hommes denotre temps) se sentirait plus propre à écrire ensa langue qu’en grec ou en latin, s’étudiât plutôtà se rendre immortel entre les siens, écrivantbien en son vulgaire, que mal écrivant en cesdeux autres langues, être vil aux doctespareillement et aux indoctes. Mais, s’il s’entrouvait encore quelques-uns de ceux qui desimples paroles font tout leur art et science, ensorte que nommer la langue grecque et latineleur semble parler d’une langue divine, et parlerde la vulgaire, nommer une langue inhumaine,incapable de toute érudition : s’il s’en trouvaitde tels, dis-je, qui voulussent faire des braves, etdépriser toutes choses écrites en français, je leurdemanderais volontiers en cette sorte : quepensent donc faire ces reblanchisseurs demurailles, qui jour et nuit se rompent la tête àimiter, que dis-je imiter ? mais transcrire unVirgile et un Cicéron ? bâtissant leurs poèmesdes hémistiches de l’un, et jurant en leur proseaux mots et sentences de l’autre, songeant(comme a dit quelqu’un) des Pères conscrits, desconsuls, des tribuns, des comices, et toutel’antique Rome, non autrement qu’Homère, quien sa Batracomyomachie adapte aux rats etgrenouilles les magnifiques titres des dieux etdéesses. Ceux-là certes méritent bien la punitionde celui qui, ravi au tribunal du grand juge,répondit qu’il était cicéronien. Pensent-ils donc,

je ne dis égaler, mais approcher seulement deces auteurs, en leurs langues, recueillant de cetorateur et de ce poète ores un nom, ores unverbe, ores un vers et ores une sentence ?comme si en la façon qu’on rebâtit un vieilédifice ils s’attendaient rendre par ces pierresramassées à la ruinée fabrique de ces langues sapremière grandeur et excellence. Mais vous neserez déjà si bons maçons (vous qui êtes sigrands zélateurs des langues grecque et latine)que leur puissiez rendre cette forme que leurdonnèrent premièrement ces bons et excellentsarchitectes, et si vous espérez (comme fitEsculape des membres d’Hippolyte) que par cesfragments recueillis elles puissent êtreressuscitées, vous vous abusez : ne pensant pointqu’à la chute de si superbes édifices, conjointe àla ruine fatale de ces deux puissantesmonarchies, une partie devint poudre et l’autredoit être en beaucoup de pièces, lesquellesvouloir réduire en un serait chose impossible :outre que beaucoup d’autres parties sontdemeurées aux fondements des vieilles murailles,ou, égarées par le long cours des siècles, ne sepeuvent trouver d’aucun. Par quoi venant àréédifier cette fabrique, vous serez bien loin delui restituer sa première grandeur, quand oùsoulait être la salle, vous ferez par aventure leschambres, les étables ou la cuisine, confondantles portes et les fenêtres, bref, changeant toutela forme de l’édifice. Finalement j’estimerai l’artpouvoir exprimer la vive énergie de la nature, sivous pouviez rendre cette fabrique renouveléesemblable à l’antique, étant manque l’idée, delaquelle faudrait tirer l’exemple pour laréédifier. Et ce (afin d’exposer plus clairementce que j’ai dit) d’autant que les anciens usaientdes langues qu’ils avaient sucées avec le lait dela nourrice, et aussi bien parlaient les indoctes,comme les doctes, sinon que ceux-ci apprenaientles disciplines et l’art de bien dire, se rendantpar ce moyen plus éloquents que les autres.Voilà pourquoi leurs bienheureux siècles étaientsi fertiles de bons poètes et orateurs. Voilàpourquoi les femmes mêmes aspiraient à cettegloire d’éloquence et érudition, comme Sapho,Corynne, Cornélie, et un millier d’autres, dont

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les noms sont conjoints avec la mémoire desGrecs et Romains. Ne pensez donc, imitateurs,troupeau servile, parvenir au point de leurexcellence, vu qu’à grand’peine avez-vous apprisleurs mots, et voilà le meilleur de votre âgepassé. Vous déprisez notre vulgaire, paraventure non pour autre raison, sinon que dèsenfance et sans étude nous l’apprenons, lesautres avec grand’peine et industrie. Que s’ilétait, comme la grecque et latine, péri et mis enreliquaire de livres, je ne doute point qu’il nefût (ou peu s’en faudrait) aussi difficile àapprendre comme elles sont. J’ai bien voulu direce mot, pour ce que la curiosité humaine admiretrop plus les choses rares, et difficiles à trouver,bien qu’elles ne soient si commodes pour l’usagede la vie, comme les odeurs et les gemmes, queles communes et nécessaires, comme le pain et levin. Je ne vois pourtant qu’on doive estimer unelangue plus excellente que l’autre, seulementpour être plus difficile, si on ne voulait dire queLycophron fut plus excellent qu’Homère, pourêtre plus obscur, et Lucrèce que Virgile, pourcette même raison.

CHAPITRE XII.

DÉFENSE DE L’AUTEUR

Ceux qui penseront que je suis trop grandadmirateur de ma langue, aillent voir le premierlivre Des fins des biens et des maux, fait par cepère de l’éloquence latine Cicéron, qui aucommencement dudit livre, entre autres choses,répond à ceux qui déprisaient les choses écritesen latin, et les aimaient mieux lire en grec. Laconclusion du propos est, qu’il estime la languelatine, non seulement n’être pauvre, comme lesRomains estimaient lors, mais encore être plusriche que la grecque. Quel ornement, dit-il,d’oraison copieuse, ou élégante, a défailli, jedirai à nous, ou aux bons orateurs, ou auxpoètes, depuis qu’ils ont eu quelqu’un qu’ilspussent imiter ? Je ne veux pas donner si hautlos à notre langue, parce qu’elle n’a point encoreses Cicérons et Virgiles ; mais j’ose bien assurerque si les savants hommes de notre nation la

daignaient autant estimer que les Romainsfaisaient la leur, elle pourrait quelquefois, etbientôt, se mettre au rang des plus fameuses. Ilest temps de clore ce pas, afin de toucherparticulièrement les principaux points del’amplification et ornement de notre langue. Enquoi, lecteur, ne t’ébahis, si je ne parle del’orateur comme du poète. Car outre que lesvertus de l’un sont pour la plus grande partcommunes à l’autre, je n’ignore pointqu’Étienne Dolet, homme de bon jugement ennotre vulgaire, a formé l’Orateur français, quequelqu’un (peut-être) ami de la mémoire del’auteur et de la France, mettra de bref etfidèlement en lumière.

LIVRE DEUXIÈME

CHAPITRE PREMIER

DE L’INTENTION DE L’AUTEUR

Pour ce que le poète et l’orateur sont commeles deux piliers qui soutiennent l’édifice dechacune langue, laissant celui que j’entendsavoir été bâti par les autres, j’ai bien voulu,pour le devoir en quoi je suis obligé à la patrie,tellement quellement ébaucher celui qui restait :espérant que par moi, ou par une plus doctemain, il pourra recevoir sa perfection. Or neveux-je, en ce faisant, feindre comme unecertaine figure de poète, qu’on ne puisse ni desyeux, ni des oreilles, ni d’aucuns sensapercevoir, mais comprendre seulement de lacogitation et de la pensée : comme ces idées, quePlaton constituait en toutes choses, auxquellesainsi qu’à une certaine espèce imaginative, seréfère tout ce qu’on peut voir. Celacertainement est de trop plus grand savoir, etloisir, que le mien : et penserai avoir beaucoupmérité des miens, si je leur montre seulementavec le doigt le chemin qu’ils doivent suivrepour atteindre à l’excellence des anciens, oùquelque autre, peut-être incité par notre petitlabeur, les conduira avec la main. Mettons donc,

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Joachim du Bellay – Défense et illustration de la langue française

pour le commencement, ce que nous avons (ceme semble) assez prouvé au premier livre. C’estque sans l’imitation des Grecs et Romains, nousne pouvons donner à notre langue l’excellence etlumière des autres plus fameuses. Je sais quebeaucoup me reprendront que j’ai osé le premierdes Français introduire quasi comme unenouvelle poésie, ou ne se tiendront pleinementsatisfaits, tant pour la brièveté, dont j’ai vouluuser, que pour la diversité des esprits, dont lesuns trouvent bon ce que les autres trouventmauvais. Marot me plaît, dit quelqu’un, parcequ’il est facile, et ne s’éloigne point de lacommune manière de parler ; Heroët, ditquelque autre, parce que tous ses vers sontdoctes, graves et élaborés ; les autres d’un autrese délectent. Quant à moi, telle superstition nem’a point retiré de mon entreprise, parce quej’ai toujours estimé notre poésie française êtrecapable de quelque plus haut et meilleur styleque celui dont nous sommes si longuementcontentés. Disons donc brièvement ce que noussemble de nos poètes français.

CHAPITRE II

DES POÈTES FRANÇAIS

De tous les anciens poètes français, quasi unseul, Guillaume du Lauris et Jean de Meungsont dignes d’être lus, non tant pour ce qu’il yait en eux beaucoup de choses qui se doiventimiter des modernes, comme pour y voir quasicomme une première image de la languefrançaise, vénérable pour son antiquité. Je nedoute point que tous les pères crieraient lahonte être perdue, si j’osais reprendre ouamender quelque chose en ceux que jeunes ilsont appris, ce que je ne veux faire aussi : maisbien soutiens-je, que celui est trop grandadmirateur de l’ancienneté qui veut défrauderles jeunes de leur gloire méritée, n’estimant rien,comme dit Horace, sinon ce que la mort asacré ; comme si le temps, ainsi que les vins,rendait les poésies meilleures. Les plus récents,même ceux qui ont été nommés par ClémentMarot en un certain épigramme à Salel, sont

assez connus par leurs œuvres ; j’y renvoie leslecteurs pour en faire jugement. Bien, dirai-je,que Jean le Maire de Belges me semble avoirpremier illustré et les Gaules et la languefrançaise, lui donnant beaucoup de mots etmanières de parler poétiques, qui ont bien servimême aux plus excellents de notre temps. Quantaux modernes, ils seront quelquefois asseznommés, et si j’en voulais parler, ce seraitseulement pour faire changer d’opinion àquelques-uns, ou trop iniques ou trop sévèresestimateurs des choses, qui tous les jourstrouvent à reprendre en trois ou quatre desmeilleurs, disant, qu’en l’un défaut ce qui est lecommencement de bien écrire, c’est le savoir, etaurait augmenté sa gloire de la moitié, si de lamoitié il eût diminué son livre. L’autre, outre sarime, qui n’est partout bien riche, est tantdénué de tous ces délices et ornementspoétiques, qu’il mérite plus le nom dephilosophe que de poète. Un autre, pour n’avoirencore rien mis en lumière sous son nom, nemérite qu’on lui donne le premier lieu : etsemble (disent aucuns) que par les écrits deceux de son temps, il veuille éterniser son nom,non autrement que Demade est ennobli par lacontention de Démosthène, et Hortense, deCicéron : que si on en voulait faire jugement auseul rapport de la renommée, on rendrait lesvices d’icelui égaux, voire plus grands que sesvertus, d’autant que tous les jours se â lisentnouveaux écrits sous son nom, à mon avis aussiéloignés d’aucunes choses qu’on m’a quelquefoisassuré être de lui, comme en eux n’y a ni grâce,ni érudition. Quelque autre, voulant trops’éloigner du vulgaire, est tombé en obscuritéaussi difficile à éclaircir en ses écrits aux plussavants, comme aux plus ignares. Voilà unepartie de ce que j’ai ouï dire en beaucoup delieux des meilleurs de notre langue. Que plût àDieu le naturel d’un chacun être aussi candide àlouer les vertus, comme diligent à observer lesvices d’autrui. La tourbe de ceux (hormis cinqou six) qui suivent les principaux, comme porte-enseigne, est si mal instruite de toutes chosesque par leur moyen notre vulgaire n’a garded’étendre guère loin les bornes de son empire.

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Et si j’étais du nombre de ces anciens critiquesjuges des poèmes, comme un Aristarque etAristophane, ou (s’il faut ainsi parler) unsergent de bande en notre langue française, j’enmettrais beaucoup hors de la bataille, si malarmés, que se fiant en eux, nous serions tropéloignés de la victoire où nous devons aspirer. Jene doute point que beaucoup, principalement deceux qui sont accommodés à l’opinion vulgaire,et dont les tendres oreilles ne peuvent riensouffrir au désavantage de ceux qu’ils ont déjàreçus comme oracles, trouveront mauvais de ceque j’ose si librement parler, et quasi commejuge souverain prononcer de nos poètesfrançais : mais si j’ai dit bien ou mal, je m’enrapporte à ceux qui sont plus amis de la véritéque de Platon ou Socrate, et ne sont imitateursdes Pythagoriques, qui pour toutes raisonsn’alléguaient sinon : celui-là l’a dit. Quant àmoi, si j’étais enquis de ce qu’il me semble denos meilleurs poètes français, je dirais àl’exemple des Stoïques qui, interrogés si Zénon,si Cléante, si Chrysippe sont sages, répondentceux-là certainement avoir été grands etvénérables, n’avoir eu toutefois ce qui est le plusexcellent en la nature de l’homme : jerépondrais (dis-je) qu’ils ont bien écrit, qu’ilsont illustré notre langue, que la France leur estobligée : mais aussi dirais-je bien, qu’onpourrait trouver en notre langue (si quelquesavant homme y voulait mettre la main) uneforme de poésie beaucoup plus exquise, laquelleil faudrait chercher en ces vieux Grecs et Latins,non point ès auteurs français, parce qu’en ceux-ci on ne saurait prendre que bien peu, comme lapeau et la couleur : en ceux-là on peut prendrela chair, les os, les nerfs et le sang. Et siquelqu’un malaisé à contenter ne voulait pointprendre ces raisons en payement, je dirai (afinde n’être vu examiner les choses sirigoureusement sans cause) que aux autres artset sciences la médiocrité peut mériter quelquelouange : mais aux poètes ni les dieux, ni leshommes, ni les colonnes n’ont point concédé êtremédiocres, suivant l’opinion d’Horace, que je nepuis assez souvent nommer, parce qu’ès chosesque je traite, il me semble avoir le cerveau bien

purgé, et le nez meilleur que les autres. Au fort,comme Démosthène répondit quelquefois àÆschine, qui l’avait repris de ce qu’il usait demots âpres et rudes, de telles choses nedépendre les fortunes de Grèce : aussi dirai-je, siquelqu’un se fâche de quoi je parle si librement,que de là ne dépendent les victoires du roiHenry, à qui Dieu veuille donner la félicitéd’Auguste et la bonté de Trajan. J’ai bien voulu(lecteur studieux de la langue française)demeurer longuement en cette partie, qui tesemblera (peut-être) contraire à ce que j’aipromis : vu que je ne prise assez hautementceux qui tiennent le premier lieu en notrevulgaire, qui avais entrepris de le louer etdéfendre : toutefois je crois que tu ne letrouveras point étrange, si tu considères que jene le puis mieux défendre, qu’attribuant lapauvreté d’icelui, non à son propre et naturel,mais à la négligence de ceux qui en ont pris legouvernement : et ne te puis mieux persuaderd’y écrire, qu’en te montrant le moyen del’enrichir et illustrer, qui est l’imitation desGrecs et Romains.

CHAPITRE III

QUE LE NATUREL N’EST SUFFISANT À CELUIQUI EN POÉSIE VEUT FAIRE ŒUVRE DIGNE

DE L’IMMORTALITÉ

Mais pour ce qu’en toutes langues y en a debons et de mauvais, je ne veux pas, lecteur, quesans élection et jugement tu te prennes aupremier venu. Il vaudrait beaucoup mieux écriresans imitation, que ressembler à un mauvaisauteur : vu même que c’est chose accordée entreles plus savants, le naturel faire plus sans ladoctrine, que la doctrine sans le naturel :toutefois d’autant que l’amplification de notrelangue (qui est ce que je traite) ne se peut fairesans doctrine et sans érudition, je veux bienavertir ceux qui aspirent à cette gloire d’imiterles bons auteurs grecs et romains, voire bienitaliens, espagnols et autres : ou du tout n’écrirepoint, sinon à soi comme on dit, et à ses Muses.Qu’on ne m’allègue point ici quelques-uns des

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nôtres, qui sans doctrine, à tout le moins nonautre que médiocre, ont acquis grand bruit ennotre vulgaire. Ceux qui admirent volontiers lespetites choses, et déprisent ce qui excède leurjugement, en feront tels cas qu’ils voudront :mais je sais bien que les savants ne les mettronten autre rang que de ceux qui parlent bienfrançais, et qui ont (comme disait Cicéron desanciens auteurs romains) bon esprit, mais bienpeu d’artifice. Qu’on ne m’allègue point aussique les poètes naissent, car cela s’entend decette ardeur et allégresse d’esprit quinaturellement excite les poètes, et sans laquelletoute doctrine leur serait manque et inutile.Certainement ce serait chose trop facile, etpourtant contemptible, se faire éternel parrenommée, si la félicité de nature donnée mêmeaux plus indoctes était suffisante pour fairechose digne de l’immortalité. Qui veut voler parles mains et bouches des hommes, doitlonguement demeurer en sa chambre : et quidésire vivre en la mémoire de la postérité, doit,comme mort en soi-même, suer et tremblermaintes fois, et, autant que nos poètescourtisans boivent, mangent et dorment à leuraise, endurer de faim, de soif et de longuesvigiles. Ce sont les ailes dont les écrits deshommes volent au ciel. Mais afin que je retourneau commencement de ce propos, regarde notreimitateur premièrement ceux qu’il voudraimiter, et ce qu’en eux il pourra, et qui se doitimiter, pour ne faire comme ceux, qui voulantapparaître semblables à quelque grand seigneur,imiteront plutôt un petit geste et façon de fairevicieuse de lui, que ses vertus et bonnes grâces.Avant toutes choses, faut qu’il y ait ce jugementde connaître ses forces, et tenter combien sesépaules peuvent porter : qu’il sonde diligemmentson naturel, et se compose à l’imitation de celuidont il se sentira approcher de plus près,autrement son imitation ressemblerait à celle dusinge.

CHAPITRE IV

QUELS GENRES DE POÈMES DOIT ÉLIRE LEPOÈTE FRANÇAIS

Lis donc, et relis premièrement, ô poètefutur, feuillette de main nocturne et journelleles exemplaires grecs et latins, puis me laissetoutes ces vieilles poésies françaises aux jeuxFloraux de Toulouse et au Puy de Rouen :comme rondeaux, ballades, virelais, chantsroyaux, chansons et autres telles épiceries, quicorrompent le goût de notre langue et ne serventsinon à porter témoignage de notre ignorance.Jette-toi à ces plaisants épigrammes, non pointcomme font aujourd’hui un tas de faiseurs decontes nouveaux, qui en un dizain sont contentsn’avoir rien dit qui vaille aux neuf premiersvers, pourvu qu’au dixième il y ait le petit motpour rire : mais à l’imitation d’un Martial, oude quelque autre bien approuvé, si la lasciviténe te plaît, mêle le profitable avec le doux.Distille, avec un style coulant et non scabreux,ces pitoyables élégies, à l’exemple d’un Ovide,d’un Tibulle et d’un Properce, y entremêlantquelquefois de ces fables anciennes, non petitornement de poésie. Chante-moi ces odes,inconnues encore de la Muse française, d’un luthbien accordé au son de la lyre grecque etromaine, et qu’il n’y ait vers où n’apparaissequelque vestige de rare et antique érudition. Etquant à ce, te fourniront de matière les louangesdes dieux et des hommes vertueux, le discoursfatal des choses mondaines, la sollicitude desjeunes hommes, comme l’amour, les vins libres,et toute bonne chère. Sur toutes choses, prendsgarde que ce genre de poème soit éloigné duvulgaire, enrichi et illustré de mots propres etépithètes non oiseuses, orné de graves sentences,et varié de toutes manières de couleurs etornements poétiques : non comme un Laissez laverde couleur, Amour avec Psyché, Ô combienest heureuse, et autres tels ouvrages, mieuxdignes d’être nommés chansons vulgaires,qu’odes ou vers lyriques. Quant aux épîtres, cen’est un poème qui puisse enrichir grandementnotre vulgaire, pour ce qu’elles sont volontiers

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de choses familières et domestiques, si tu ne lesvoulais faire à l’imitation d’élégies, commeOvide, ou sentencieuses et graves, commeHorace. Autant te dis-je des satires, que lesFrançais, je ne sais comment, ont appelées coq-à-l’âne, en lesquels je te conseille aussi peut’exercer comme je te veux être aliéné de maldire : si tu ne voulais, à l’exemple des anciens,en vers héroïques (c’està-dire de dix à douze, etnon seulement de huit à neuf) sous le nom desatire, et non de cette inepte appellation de coq-à-l’âne, taxer modestement les vices de tontemps, et pardonner au nom des personnesvicieuses. Tu as pour ceci Horace, qui, selonQuintilien, tient le premier lieu entre lessatiriques. Sonne-moi ces beaux sonnets, nonmoins docte que plaisante invention italienne,conforme de nom à l’ode, et différente d’elleseulement, pour ce que le sonnet a certains versréglés et limités et l’ode peut courir par toutesmanières de vers librement, voire en inventer àplaisir à l’exemple d’Horace, qui a chanté endix-neuf sortes de vers, comme disent lesgrammairiens. Pour le sonnet donc tu asPétrarque et quelques modernes italiens.Chante-moi d’une musette bien résonnante etd’une flûte bien jointe ces plaisantes égloguesrustiques, à l’exemple de Théocrite et deVirgile ; marines, à l’exemple de Sennazar,gentilhomme néapolitain. Que plût aux Muses,qu’en toutes les espèces de poésies que j’ainommées nous eussions beaucoup de tellesimitations, qu’est cette églogue sur la naissancedu fils de monseigneur le Dauphin, à mon gré undes meilleurs petits ouvrages que fit onc Marot.Adopte-moi aussi en la famille française, cescoulants et mignards hendécasyllabes àl’exemple d’un Catulle, d’un Pontan et d’unSecond, ce que tu pourras faire, sinon enquantité, pour le moins en nombre de syllabes.Quant aux comédies et tragédies, si les rois etles républiques les voulaient restituer en leurancienne dignité, qu’ont usurpée les farces etmoralités, je serais bien d’opinion que tu t’yemployasses, et si tu le veux faire pourl’ornement de ta langue, tu sais où tu en doistrouver les archétypes.

CHAPITRE V

DU LONG POÈME FRANÇAIS

Donc, ô toi qui, doué d’une excellente félicitéde nature, instruit de tous bons arts et sciences,principalement naturelles et mathématiques,versé en tous genres de bons auteurs grecs etlatins, non ignorant des parties et offices de lavie humaine, non de trop haute condition, ouappelé au régime public, non aussi abject etpauvre, non troublé d’affaires domestiques, maisen repos et tranquillité d’esprit, acquisepremièrement par la magnanimité de toncourage, puis entretenue par ta prudence et sagegouvernement : ô toi, dis-je, orné de tant degrâces et perfections, si tu as quelquefois pitiéde ton pauvre langage, si tu daignes l’enrichirde tes trésors, ce sera toi véritablement qui luiferas hausser la tête, et d’un brave sourcils’égaler aux superbes langues grecque et latine,comme a fait de notre temps en son vulgaire unArioste italien, que j’oserais (n’était la saintetédes vieux poèmes) comparer à un Homère etVirgile. Comme lui donc, qui a bien vouluemprunter de notre langue les noms et l’histoirede son poème, choisis-moi quelqu’un de cesbeaux vieux romans français comme unLancelot, un Tristan, ou autres : et en faisrenaître au monde une admirable Iliade etlaborieuse Énéide. Je veux bien en passant direun mot à ceux qui ne s’emploient qu’à orner etamplifier nos romans, et en font des livrescertainement en beau et fluide langage, maisbeaucoup plus propre à bien entretenirdamoiselles, qu’à doctement écrire : je voudraisbien (dis-je) les avertir d’employer cette grandeéloquence à recueillir ces fragments de vieilleschroniques françaises, et comme a fait Tite-Livedes annales et autres anciennes chroniquesromaines, en bâtir le corps entier d’une bellehistoire, y entremêlant à propos ces bellesconcions et harangues, à l’imitation de celui queje viens de nommer, de Thucydide, Salluste, ouquelque autre bien approuvé, selon le genred’écrire où ils se sentiraient propres. Telle œuvrecertainement serait à leur immortelle gloire,

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honneur de la France et grande illustration denotre langue. Pour reprendre le propos quej’avais laissé : quelqu’un (peut-être) trouveraétrange que je requiers une si exacte perfectionen celui qui voudra faire un long poème, vuaussi qu’à peine se trouveraient, encore qu’ilsfussent instruits de toutes ces choses, quivoulussent entreprendre une œuvre de silaborieuse longueur, et quasi de la vie d’unhomme. Il semblera à quelque autre, quevoulant bailler les moyens d’enrichir notrelangue, je fasse le contraire, d’autant que jeretarde plutôt, et refroidis l’étude de ceux quiétaient bien affectionnés à leur vulgaire, que jene les incite, parce que, débilités par désespoir,ne voudront point essayer ce à quoi nes’entendront de pouvoir parvenir. Mais c’estchose convenable que toutes choses soientexpérimentées de tous ceux qui désirentatteindre à quelque haut point d’excellence etgloire non vulgaire. Que si quelqu’un n’a dutout cette grande vigueur d’esprit, cette parfaiteintelligence des disciplines, et toutes ces autrescommodités que j’ai nommées, tienne pourtantle cours tel qu’il pourra. Car c’est chose honnêteà celui qui aspire au premier rang demeurer ausecond, voire au troisième. Non Homère seulentre les Grecs, non Virgile entre les Latins, ontacquis los et réputation. Mais telle a été lalouange de beaucoup d’autres, chacun en songenre, que pour admirer les choses hautes, on nelaissait pourtant de louer les inférieures.Certainement si nous avions des Mécènes et desAugustes, les cieux et la nature ne sont point siennemis de notre siècle, que n’eussions encoredes Virgiles. L’honneur nourrit les arts, noussommes tous par la gloire enflammés à l’étudedes sciences, et ne s’élèvent jamais les chosesqu’on voit être déprisées de tous. Les rois et lesprinces devraient (ce me semble) avoir mémoirede ce grand empereur, qui voulait plutôt lavénérable puissance des lois être rompue, que lesœuvres de Virgile, condamnées au feu par letestament de l’auteur, fussent brûlées. Quedirai-je de cet autre grand monarque, quidésirait plus le renaître d’Homère que le gaind’une grosse bataille ? et quelquefois étant près

du tombeau d’Achille, s’écria hautement : Ôbienheureux adolescent, qui as trouvé un telbuccinateur de tes louanges ! Et à la vérité, sansla divine muse d’Homère, le même tombeau quicouvrait le corps d’Achille eût aussi accablé sonrenom. Ce qui advient à tous ceux qui mettentl’assurance de leur immortalité au marbre, aucuivre, aux colosses, aux pyramides, auxlaborieux édifices, et aux autres choses nonmoins subjectes aux injures du ciel et du temps,de la flamme et du fer, que de frais excessifs etperpétuelle sollicitude. Les alléchements deVénus, la gueule et les ocieuses plumes ontchassé d’entre les hommes tout désir del’immortalité : mais encore est-ce chose plusindigne que ceux, qui d’ignorance et toutesespèces de vices font leur plus grande gloire, semoquent de ceux qui en ce tant louable labeurpoétique, emploient les heures que les autresconsument aux jeux, aux bains, aux banquets,et autres tels menus plaisirs. Or néanmoinsquelque infélicité de siècle, où nous soyons, toi,à qui les dieux et les Muses auront été sifavorables, comme j’ai dit, bien que tu soisdépourvu de la faveur des hommes, ne laissepourtant à entreprendre une œuvre digne de toi,mais non dû à ceux, qui tout ainsi qu’ils ne fontchoses louables, aussi ne font-ils cas d’êtreloués : espère le fruit de ton labeur del’incorruptible et non envieuse postérité : c’estla gloire, seule échelle par les degrés de laquelleles mortels d’un pied léger montent au ciel et sefont compagnons des dieux.

CHAPITRE VI

D’INVENTER DES MOTS, ET DE QUELQUESAUTRES CHOSES QUE DOIT OBSERVER LE

POÈTE FRANÇAIS

Mais de peur que le vent d’affection nepousse mon navire si avant en cette mer que jesois en danger de naufrage, reprenant la routeque j’avais laissée, je veux bien avertir celui quientreprendra un grand œuvre, qu’il ne craignepoint d’inventer, adopter et composer àl’imitation des Grecs, quelques mots français,

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comme Cicéron se vante d’avoir fait en salangue. Mais si les Grecs et Latins eussent étésuperstitieux en cet endroit, qu’auraient-ils oresde quoi magnifier si hautement cette copie, quiest en leurs langues ? et si Horace permet qu’onpuisse en un long poème dormir quelquefois, est-il défendu en ce même endroit user de quelquesmots nouveaux, même quand la nécessité nous ycontraint ? Nul, s’il n’est vraiment du toutignare, voire privé du sens commun, ne doutepoint que les choses n’aient premièrement été,puis, après, les mots avoir été inventés pour lessignifier : et par conséquent aux nouvelles chosesêtre nécessaire imposer nouveaux mots,principalement ès arts, dont l’usage n’est pointencore commun et vulgaire, ce qui peut arriversouvent à notre poète, auquel sera nécessaireemprunter beaucoup de choses non encoretraitées en notre langue. Les ouvriers (afin queje ne parle des sciences libérales) jusques auxlaboureurs mêmes, et toutes sortes de gensmécaniques, ne pourraient conserver leursmétiers, s’ils n’usaient de mots à eux usités et ànous inconnus. Je suis bien d’opinion que lesprocureurs et avocats usent de termes propres àleur profession, sans rien innover : mais vouloirôter la liberté à un savant homme, qui voudraenrichir sa langue, d’usurper quelquefois desvocables non vulgaires, ce serait restreindrenotre langage, non encore assez riche, sous unetrop plus rigoureuse loi que celle que les Grecset les Romains se sont donnée. Lesquels,combien qu’ils fussent, sans comparaison, plusque nous copieux et riches, néanmoins ontconcédé aux doctes hommes user souvent demots non accoutumés ès choses nonaccoutumées. Ne crains donc, poète futur,d’innover quelque terme en un long poème,principalement, avec modestie toutefois,analogie et jugement de l’oreille, et ne te souciequi le trouve bon ou mauvais : espérant que lapostérité l’approuvera, comme celle qui donnefoi aux choses douteuses, lumière aux obscures,nouveauté aux antiques, usage aux nonaccoutumées, et douceur aux âpres et rudes.Entre autres choses se garde bien notre poèted’user de noms propres latins ou grecs, chose

vraiment aussi absurde, que si tu appliquais unepièce de velours vert à une robe de veloursrouge. Mais serait-ce pas une chose bienplaisante, user en un ouvrage latin d’un nompropre d’homme, ou d’autre chose en français ?comme Jan Currit, Loyre fluit, et autressemblables. Accommode donc tels noms propresde quelque langue que ce soit à l’usage de tonvulgaire : suivant les Latins, qui pour Ηραχλήςont dit Hercules, pour Θησεύς Theseus : et disHercule, Thésée, Achille, Ulysse, Virgile,Cicéron, Horace. Tu dois pourtant user en celade jugement et discrétion : car il y a beaucoupde tels noms qui ne se peuvent approprier enfrançais, les uns monosyllabes, comme Mars : lesautres dissyllabes, comme Vénus : aucuns deplusieurs syllabes, comme Jupiter, si tu nevoulais dire jove : et autres infinis, dont je ne tesaurais bailler certaine règle. Par quoi je renvoietout au jugement de ton oreille. Quant au reste,use de mots purement français, non toutefoistrop communs, non point aussi trop inusités, situ ne voulais quelquefois usurper, et quasicomme enchâsser ainsi qu’une pierre précieuse etrare, quelques mots antiques en ton poème, àl’exemple de Virgile, qui a usé de ce mot ollipour il li, aulai pour aulae, et autres. Pour cefaire, te faudrait voir tous ces vieux romans etpoètes français, où tu trouveras un ajournerpour faire jour, que les praticiens se sont faitpropre ; anuiter pour faire nuit ; assener pourfrapper où on visait, et proprement d’un coupde main ; isnel pour léger, et mille autres bonsmots, que nous avons perdus par notrenégligence. Ne doute point que le modéré usagede tels vocables ne donne grande majesté tantau vers, comme à la prose : ainsi que font lesreliques des saints aux croix, et autres sacrésjoyaux dédiés au temple.

CHAPITRE VII

DE LA RIME ET DES VERS SANS RIME

Quant à la rime, je suis bien d’opinion qu’ellesoit riche, pour ce qu’elle nous est ce qu’est la

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quantité aux Grecs et Latins. Et bien quen’ayons cet usage de pieds comme eux, si est-ceque nous avons un certain nombre de syllabes enchacun genre de poème, par lesquelles, commepar chaînons, le vers français lié et enchaîné estcontraint de se rendre en cette étroite prison derime, sous la garde, le plus souvent, d’une coupeféminine, fâcheux et rude geôlier et inconnu desautres vulgaires. Quand je dis que la rime doitêtre riche, je n’entends qu’elle soit contrainte etsemblable à celle d’aucuns, qui pensent avoirfait un grand chef-d’œuvre en français quand ilsont rimé un imminent et un éminent, unmiséricordieusement et un mélodieusement, etautres de semblable farine, encore qu’il n’y aitsens ou raison qui vaille : mais la rime de notrepoète sera volontaire, non forcée ; reçue, nonappelée ; propre, non aliène ; naturelle, nonadoptive ; bref, elle sera telle que le verstombant en icelle, ne contentera moins l’oreillequ’une bien harmonieuse musique tombant enun bon et parfait accord. Ces équivoques doncet ces simples, rimés avec leurs composés,comme un baisser et abaisser, s’ils ne changentou augmentent grandement la signification deleurs simples, me soient chassés bien loin :autrement qui ne voudrait régler sa rime commej’ai dit, il vaudrait beaucoup mieux ne rimerpoint, mais faire des vers libres, comme a faitPétrarque en quelque endroit, et de notre tempsle seigneur Loys Aleman en sa non moins docteque plaisante Agriculture. Mais tout ainsi queles peintres et statuaires mettent plus grandeindustrie à faire beaux et bien proportionnés lescorps qui sont nus, que les autres : aussifaudrait-il bien que ces vers non rimés fussentbien charnus et nerveux, afin de compenser parce moyen le défaut de la rime. Je n’ignore pointque quelques-uns ont fait une division de rime,l’une en son, et l’autre en écriture, à cause deces diphtongues ai, ei, oi, faisant conscience derimer maistre et prestre, fontaines et Athènes,connaître et naître. Mais je ne veux que notrepoète regarde si superstitieusement à ces petiteschoses, et lui doit suffire que les deux dernièressyllabes soient unissones, ce qui arriverait en laplus grande part, tant en voix qu’en écriture, si

l’orthographe française n’eût point été dépravéepar les praticiens. Et pour ce que Loys Megret,non moins amplement que doctement, a traitécette partie, lecteur, je te renvoie à son livre : etferai fin à ce propos, t’ayant sans plus averti dece mot en passant, c’est que tu gardes de rimerles mots manifestement longs avec les brefs,aussi manifestement brefs comme un passe ettrace, un maître et mettre, une chevelure ethure, un bast et bat, et ainsi des autres.

CHAPITRE VIII

DE CE MOT RIME, DE L’INVENTION DESVERS RIMÉS, ET DE QUELQUES AUTRES

ANTIQUITÉS UTILISÉES EN NOTRE LANGUE

Tout ce qui tombe sous quelque mesure etjugement de l’oreille (dit Cicéron) en latins’appelle Numerus, en grec ρυθμός, non pointseulement au vers, mais à l’oraison. Par quoiimproprement nos anciens ont astreint le nomdu genre sous l’espèce, appelant rime cetteconsonance de syllabes à la fin des vers, qui sedevrait plutôt nommer όμοιοτέλευτον, c’est-à-dire finissant même, l’une des espèces durythme. Ainsi les vers, encore qu’ils ne finissentpoint en un même son, généralement se peuventappeler rythme d’autant que la signification dece mot ρυθμός est fort ample et emportebeaucoup d’autres termes, comme χανώυ,μέτρον, μέλος, έυφωνον, άχολουθία, τάξις,σύγχρισις, règle, mesure, mélodieuse consonancede voix, consécution, ordre et comparaison. Orquant à l’antiquité de ces vers que nousappelons rimés, et que les autres vulgaires ontempruntés de nous, si on ajoute foi à Jean leMaire de Belges, diligent rechercheur del’antiquité, Bardus V, roi des Gaules, en futinventeur, et introduisit une secte de poètesnommes bardes, lesquels chantaientmélodieusement leurs rimes avec instruments,louant les uns et blâmant les autres : et étaient(comme témoigne Diodore Sicilien en son livreVIe) de si grande estime entre les Gaulois, quesi deux armées ennemies étaient prêtes àcombattre, et lesdits poètes se missent entre

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deux, la bataille cessait, et modérait chacun sonire. Je pourrais alléguer assez d’autresantiquités, dont notre langue aujourd’hui estennoblie, et qui montrent les histoires n’êtrefausses, qui ont dit les Gaules anciennementavoir été florissantes, non seulement en armes,mais en toutes sortes de sciences et bonneslettres. Mais cela requiert bien un œuvre entier :et ne serait après tant d’excellentes plumes quien ont écrit, même de notre temps, que retisser(comme on dit) la toile de Pénélope. Seulementj’ai bien voulu, et ne me semble mal à propos,montrer l’antiquité de deux choses fort vulgairesen notre langue, et non moins anciennes entreles Grecs. L’une est cette inversion de lettres enun propre nom qui porte quelque deviseconvenable à la personne, comme en Françoysde Valoys : De façon suys royal ; Henry deValoys : Roy es de nul hay. L’autre est en unépigramme, où quelque autre œuvre poétique,une certaine élection des lettres capitales,disposées en sorte qu’elles portent ou le nom del’auteur ou quelque sentence. Quant àl’inversion de lettres que les Grecs appellentάναγραμματισμός, l’interprète de Lycophron diten sa vie : En ce temps-là florissait Lycophron,non tant pour la poésie, que pour ce qu’il faisaitdes anagrammatismes. Exemple du nom du roiPtolémée, Ητολεμαίος άπό μέλιτος, c’est-à-dire,Emmiellé, ou de miel. De la reine Arsinoë, quifut femme dudit Ptolémée, άρσινόη, Ηρας ίον,c’est-à-dire la violette de Junon. Arthémidoreaussi le Stoïque a laissé en son livre des Songesun chapitre de l’Anagrammatisme, où il montreque par l’inversion des lettres on peut exposerles songes. Quant à la disposition des lettrescapitales, Eusèbe, au livre de la PréparationÉvangélique, dit que la sibylle Érythrée avaitprophétisé de Jésus-Christ, préposant à chacunde ses vers certaines lettres, qui déclaraient ledernier avènement de Christ. Lesdites lettresportaient ces mots : Jésus, Christus, Servator,Crux. Les vers furent translatés par saintAugustin (et c’est ce qu’on nomme les quinzesignes du jugement), lesquels se chantent encoreen quelques lieux. Les Grecs appellent cette

préposition de lettres au commencement desvers, αχροστιχίς. Cicéron en parle au livre deDivination, voulant prouver par cette curieusediligence que les vers des sibylles étaient faitspar artifice et non par inspiration divine. Cettemême antiquité se peut voir en tous lesarguments de Plaute, dont chacun en ses lettrescapitales porte le nom de la comédie.

CHAPITRE IX

OBSERVATION DE QUELQUES MANIÈRES DEPARLER FRANÇAISES

J’ai déclaré en peu de paroles ce qui n’avaitencore été (que je sache) touché de nosrhétoriqueurs français. Quant aux coupesféminines, apostrophes, accents, l’é masculin etl’é féminin, et autres telles choses vulgaires,notre poète les apprendra de ceux qui en ontécrit. Quant aux espèces de vers qu’ils veulentlimiter, elles sont aussi diverses que la fantaisiedes hommes et que la même nature. Quant auxvertus et vices du poème si diligemment traitéspar les anciens, comme Aristote, Horace, etaprès eux Hiéronyme Vide ; quant aux figuresdes sentences et des mots, et toutes les autresparties de l’élocution, les lieux decommisération, de joie, de tristesse, d’ire,d’admiration et autres commotions de l’âme : jen’en parle point, après si grand nombred’excellents philosophes et orateurs qui en onttraité, que je veux avoir été bien lus et relus denotre poète, premier qu’il entreprenne quelquehaut et excellent ouvrage. Et tout ainsi qu’entreles auteurs latins, les meilleurs sont estimés ceuxqui de plus près ont imité les Grecs, je veuxaussi que tu t’efforces de rendre, au plus près dunaturel que tu pourras, la phrase et manière deparler latine, en tant que la propriété de l’une etl’autre langue le voudra permettre. Autant tedis-je de la grecque, dont les façons de parlersont fort approchantes de notre vulgaire, ce quemême on peut connaître par les articlesinconnus de la langue latine. Use donchardiment de l’infinitif pour le nom, commel’al ler, le chanter, le vivre, le mourir ; de

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l’adjectif substantivé, comme le liquide deseaux, le vide de l’air, le frais des ombres, l’épaisdes forêts, l’enroué des cimballes, pourvu quetelle manière de parler ajoute quelque grâce etvéhémence, et non pas le chaud du feu, le froidde la glace, le dur du fer, et leurs semblables ;des verbes et participes, qui de leur nature n’ontpoint d’infinitifs après eux, avec des infinitifs,comme tremblant de mourir et volant d’y al ler,pour craignant de mourir et se hâtant d’y aller ;des noms pour les adverbes, comme ilscombattent obstinés pour obstinément, il voleléger pour légèrement ; et mille autres manièresde parler, que tu pourras mieux observer parfréquente et curieuse lecture, que je ne te lessaurais dire. Entre autres choses je t’avertis usersouvent de la figure antonomasie, aussifréquente aux anciens poètes, comme peu usitée,voire inconnue des Français. La grâce d’elle estquand on désigne le nom de quelque chose parce qui lui est propre, comme le Père foudroyantpour Jupiter, le Dieu deux fois né pour Bacchus,la Vierge chasseresse pour Diane. Cette figure abeaucoup d’autres espèces que tu trouveras chezles rhétoriciens, et a fort bonne grâce,principalement aux descriptions, comme : depuisceux qui voient premiers rougir l’aurore, jusqueslà où Thétis reçoit en ses ondes le filsd’Hypérion, pour depuis l’Orient jusques àl’Occident. Tu en as assez d’autres exemples èsGrecs et Latins, même en ces divinesexpériences de Virgile, comme du Fleuve glacé,des douze signes du Zodiaque, d’Iris, des douzelabeurs d’Hercule et autres. Quant auxépithètes, qui sont en nos poètes français, laplus grande part ou froids, ou oiseuses, ou mal àpropos, je veux que tu en uses de sorte que sanseux ce que tu dirais serait beaucoup moindre,comme la flamme dévorante, les soucismordants, la geinante sol licitude, et regardebien qu’ils soient convenables, non seulement àleurs substantifs, mais aussi à ce que tudécriras, afin que tu ne dises l’eau ondoyante,quand tu veux la décrire impétueuse, ou laflamme ardente, quand tu veux la montrerlanguissante. Tu as Horace entre les Latins fortheureux en ceci, comme en toutes choses.

Garde-toi aussi de tomber en un vice commun,même aux plus excellents de notre langue, c’estl’omission des articles. Tu as exemple de ce viceen infinis endroits de ces petites poésiesfrançaises. J’ai quasi oublié un autre défaut bienusité et de très mauvaise grâce : c’est quand enla quadrature des vers héroïques la sentence esttrop abruptement coupée, comme : Sinon que tuen montres un plus sûr. Voilà ce que je tevoulais dire brièvement de ce que tu doisobserver tant au vers comme à certainesmanières de parler, peu ou point encore usitéesdes Français. Il y en a qui fortsuperstitieusement entremêlent les versmasculins avec les féminins, comme on peut voiraux psaumes traduits par Marot : ce qu’il aobservé (comme je crois) afin que plusfacilement on les pût chanter sans varier lamusique, pour la diversité des mesures, qui setrouveraient à la fin des vers. Je trouve cettediligence fort bonne, pourvu que tu n’en fassespoint de religion jusques à contraindre tadiction pour observer telles choses. Regardeprincipalement qu’en ton vers n’y ait rien dur,hyulque ou redondant ; que les périodes soientbien jointes, nombreuses, bien remplissantl’oreille : et telles, qu’ils n’excèdent point ceterme et but que naturellement nous sentons,soit en lisant ou en écoutant.

CHAPITRE X

DE BIEN PRONONCER LES VERS

Ce lieu ne me semble mal à propos dire unmot de la prononciation, que les Grecs appellentϋποχρισις : afin que s’il t’advient de réciterquelquefois tes vers, tu les prononces d’un sondistinct, non confus, viril, non efféminé, avecune voix accommodée à toutes les affections quetu voudras exprimer en tes vers. Et certescomme icelle prononciation, et geste approprié àla matière que l’on traite, voire le jugement deDémosthène, est le principal de l’orateur : aussin’est-ce peu de chose que de prononcer ses versde bonne grâce. Vu que la poésie (comme dit

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Cicéron) a été inventée par observation deprudence et mesure des oreilles, dont lejugement est très superbe, comme de celles quirépudient toutes choses âpres et rudes, nonseulement en composition et structure de mots,mais aussi en modulation de voix. Nous lisonscette grâce de prononcer avoir été fort excellenteen Virgile, et telle qu’un poète de son tempsdisait, que les vers de lui, par lui prononcés,étaient sonoreux et graves ; par autres, flasqueset efféminés.

CHAPITRE XI

DE QUELQUES OBSERVATIONS OUTREL’ARTIFICE, AVEC UNE INVECTIVE CONTRE

LES MAUVAIS POÈTES FRANÇAIS

Je ne demeurerai longuement en ce quis’ensuit, pour ce que notre poète, tel que je leveux, le pourra assez entendre par son bonjugement, sans aucunes traditions de règles. Dutemps donc et du lieu qu’il faut élire pour lacogitation, je ne lui en baillerai autrespréceptes, que ceux que son plaisir et sadisposition lui ordonneront. Les uns aiment lesfraîches ombres des forêts, les clairs ruisseletsdoucement murmurant parmi les prés ornés ettapissés de verdure. Les autres se délectent dusecret des chambres et doctes études. Il fauts’accommoder à la saison et au lieu. Bien teveux-je avertir de chercher la solitude et lesilence ami des Muses, qui aussi (afin que nelaisses passer cette fureur divine qui quelquefoisagite et échauffe les esprits poétiques, et sanslaquelle ne faut point que nul espère faire chosequi dure) n’ouvrent jamais la porte de leur sacrécabinet, sinon à ceux qui heurtent rudement. Jene veux oublier l’émendation, partie certes laplus utile de nos études. L’office d’elle estd’ajouter, ôter ou muer à loisir ce que cettepremière impétuosité et ardeur d’écrire n’avaitpermis de faire. Pourtant est-il nécessaire afinque nos écrits, comme enfants nouveau-nés, nenous flattent, les remettre à part, les revoirsouvent, et en la manière des ours, à force delécher, leur donner forme et façon de membres,

non imitant ces importuns versificateursnommés des Grecs μουσοπάταγοι, qui rompentà toutes heures les oreilles des misérablesauditeurs par leurs nouveaux poèmes. Il ne fautpourtant y être trop superstitieux, ou (commeles éléphants leurs petits) être dix ans àenfanter ses vers. Sur tout nous convient avoirquelque savant et fidèle compagnon, ou un amibien familier, voire trois ou quatre, qui veuillentet puissent connaître, nos fautes, et ne craignentpoint blesser notre papier avec les ongles.Encore te veux-je avertir de hanter quelquefois,non seulement les savants, mais aussi toutessortes d’ouvriers et gens mécaniques commemariniers, fondeurs, peintres, engraveurs etautres, savoir leurs inventions, les noms desmatières, des outils, et les termes usités en leursarts et métiers, pour tirer de là ces bellescomparaisons et vives descriptions de touteschoses. Vous semble-t-il point, messieurs, quiêtes si ennemis de votre langue, que notre poèteainsi armé puisse sortir à la campagne et semontrer sur les rangs, avec les braves escadronsgrecs et romains ? et vous autres si mal équipés,dont l’ignorance a donné le ridicule nom derimeurs à notre langue (comme les Latinsappellent leurs mauvais poètes versificateurs),oserez-vous bien endurer le soleil, la poudre et ledangereux labeur de ce combat ? Je suisd’opinion que vous vous retiriez au bagage avecles pages et laquais, ou bien (car j’ai pitié devous) sous les frais ombrages, aux somptueuxpalais des grands seigneur et cours magnifiquesdes princes, entre les dames et damoiselles oùvos beaux et mignons écrits, non de plus longuedurée que votre vie, seront reçus, admirés etadorés, non point aux doctes études et richesbibliothèques des savants. Que plût aux Muses,pour le bien que je veux à notre langue, que vosineptes œuvres fussent bannis, non seulement delà (comme ils sont) mais de toute la France. Jevoudrais bien qu’à l’exemple de ce grandmonarque, qui défendit que nul n’entreprît de letirer en tableau, sinon Apelle, ou en statue,sinon Lysippe, tous rois et princes amateurs deleur langue défendissent, par édit exprès, à leurs

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subjects de non mettre en lumière œuvre aucun,et aux imprimeurs de non l’imprimer, si,premièrement, il n’avait enduré la lime dequelque savant homme, aussi peu adulateurqu’était ce Quintilie, dont parle Horace en sonArt poétique : où, et en infinis autres endroitsdudit Horace, on peut voir les vices des poètesmodernes exprimés si au vif, qu’il semble avoirécrit, non du temps d’Auguste, mais de Françoiset de Henry. Les médecins (dit-il) promettent cequi appartient aux médecins : les feuvrestraitent ce qui appartient aux feuvres : maisnous écrivons ordinairement des poèmes autantles indoctes comme les doctes.

Voilà pourquoi ne se faut émerveiller sibeaucoup de savants ne daignent aujourd’huiécrire en notre langue, et si les étrangers ne laprisent comme nous faisons les leurs, d’autantqu’ils voient en icelle tant de nouveaux auteursignorants, ce qui leur fait penser qu’elle n’estpas capable de plus grand ornement etérudition. Ô combien je désire voir sécher cesPrintemps, châtier ces Petites jeunesses,rabattre ces Coups d’essai, tarir ces Fontaines,bref, abolir tous ces beaux titres assez suffisantspour dégoûter tout lecteur savant d’en liredavantage. Je ne souhaite moins que cesDespourvus, ces Humbles esperans, ces Bannisde lyesse, ces Esclaves, ces Traverseurs soientrenvoyés à la Table ronde, et ces belles petitesdevises aux gentils hommes et damoiselles, d’oùon les a empruntées. Que dirai plus ? Je supplieà Phoebus Apollon que la, France, après avoirété si longtemps stérile, grosse de lui, enfantebientôt un poète dont le luth bien résonnantfasse taire ces enrouées cornemuses, nonautrement que les grenouilles quand on jette unepierre en leur marais. Et si, nonobstant cela,cette fièvre chaude d’écrire les tourmentaitencore, je leur conseillerais ou d’aller prendremédecine en Anticyre, ou, pour le mieux, seremettre à l’étude, et sans honte, à, l’exemplede Caton, qui en sa vieillesse apprit les lettresgrecques. Je pense bien qu’en parlant ainsi denos rimeurs, je semblerai à beaucoup tropmordant et satirique : mais véritable à ceux qui

ont savoir et jugement, et qui désirent la santéde notre langue, où cet ulcère et chaircorrompue de mauvaises poésies est si invétérée,qu’elle ne se peut ôter qu’avec le fer et lecautère. Pour conclure ce propos, sache, lecteur,que celui sera véritablement le poète que jecherche en notre langue, qui me fera indigner,apaiser, éjouir, douloir, aimer, haïr, admirer,étonner : bref, qui tiendra la bride de mesaffections, me tournant çà et là, à son plaisir.Voilà la vraie pierre de touche où il faut que tuéprouves tous poèmes et en toutes langues. Jem’attends bien qu’il s’en trouvera beaucoup deceux qui ne trouvent rien bon, sinon ce qu’ilsentendent et pensent pouvoir imiter, auxquelsnotre poète ne sera pas agréable : qui dirontqu’il n’y a aucun plaisir et moins de profit à liretels écrits, que ce ne sont que fictions poétiques,que Marot n’a point ainsi écrit. À tels, pour cequ’ils n’entendent la poésie que de nom, je nesuis délibéré de répondre, produisant pourdéfense tant d’excellents ouvrages poétiquesgrecs, latins et italiens, aussi aliénés’ de ce genred’écrire, qu’ils approuvent tant, comme ils sonteux-mêmes éloignés de toute bonne érudition.Seulement veux-je admonester celui qui aspire àune gloire non vulgaire, s’éloigner de ces ineptesadmirateurs, fuir ce peuple ignorant, peupleennemi de tout rare et antique savoir : secontenter de peu de lecteurs, à l’exemple decelui qui pour tous auditeurs ne demandait quePlaton; et d’Horace, qui veut ses œuvres être lusde trois ou quatre seulement, entre lesquels estAuguste. Tu as, lecteur, mon jugement de notrepoète français, lequel tu suivras, si tu le trouvesbon, ou te tiendras au tien; si tu en as quelqueautre. Car je n’ignore point combien lesjugements des hommes sont divers, comme entoutes choses, principalement en la poésie,laquelle est comme une peinture, et non moinsqu’elle sujette à l’opinion du vulgaire. Leprincipal but où je vise, c’est la défense de notrelangue, l’ornement et amplification d’icelle, enquoi si je n’ai grandement soulagé l’industrie etlabeur de ceux qui aspirent à cette gloire, ou sidu tout je ne leur ai point aidé, pour le moins jepenserai avoir beaucoup fait, si je leur ai donné

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bonne volonté.

CHAPITRE XII

EXHORTATION AUX FRANÇAIS D’ÉCRIRE ENLEUR LANGUE, AVEC LES LOUANGES DE LA

FRANCE

Donc, s’il est ainsi que de notre temps lesastres, comme d’un commun accord, ont par uneheureuse influence conspiré en l’honneur etaccroissement de notre langue, qui sera celui dessavants qui n’y voudra mettre la main, yrépandant de tous côtés les fleurs et fruits de cesriches cornes d’abondance grecque et latine ?ou, à tout le moins, qui ne louera et approuveral’industrie des autres ? Mais qui sera celui qui lavoudra blâmer ? Nul, s’il n’est vraiment ennemidu nom français. Ce prudent et vertueuxThémistocle Athénien montra bien que la, mêmeloi naturelle, qui commande à chacun défendrele lieu de sa naissance, nous oblige aussi degarder la dignité de notre langue, qand ilcondamna à mort un héraut du roi de Perse,seulement pour avoir employé la langue attiqueaux commandements du barbare. La gloire dupeuple romain n’est moindre (comme a dit quelqu’un) en l’amplification de son langage, que deses limites. Car la plus haute excellence de leurrépublique, voire du temps d’Auguste, n’étaitassez forte pour se défendre contre l’injure dutemps, par le moyen de son Capitole, de sesthermes et magnifiques palais, sans le bénéficede leur langue, pour laquelle seulement nous leslouons, nous les admirons, nous les adorons.Sommes-nous donc moindres que les Grecs ouRomains, qui faisons si peu de cas de la nôtre ?Je n’ai entrepris de faire comparaison de nous àceux-là, pour ne faire tort à la vertu française,la conférant à la vanité grégeoise : et moins àceux-ci, pour la trop ennuyeuse longueur que ceserait de répéter l’origine des deux nations, leursfaits, leurs lois, mœurs et manières de vivre : lesconsuls, dictateurs et empereurs de l’une, lesrois, ducs et princes de l’autre. Je confesse quela fortune leur ait quelquefois été plus favorablequ’à nous : mais aussi dirai-je bien (sans

renouveler les vieilles plaies de Rome, et dequelle excellence, en quel mépris de tout lemonde, par ses forces mêmes elle a étéprécipitée) que la France, soit en repos ou enguerre, est de long intervalle à préférer à l’Italie,serve maintenant et mercenaire de ceuxauxquels elle voulait commander. Je ne parleraiici de la tempérie de l’air, fertilité de la terre,abondance de tous genres de fruits nécessairespour l’aise et entretien de la vie humaine, etautres innumérables commodités, que le ciel,plus prodigalement que libéralement, a élargi àla France. Je ne conterai tant de grosses rivières,tant de belles forêts, tant de villes, non moinsopulentes que fortes, et pourvues de toutesmunitions de guerre. Finalement je ne parleraide tant de métiers, arts et sciences qui florissententre nous, comme la musique, peinture,statuaire, architecture et autres, non guèremoins que jadis entre les Grecs et les Romains.Et si pour trouver l’or et l’argent, le fer n’yviole point les sacrées entrailles de notre antiquemère : si les gemmes, les odeurs et autrescorruptions de la première générosité deshommes n’y sont point cherchées du marchandavare : aussi le tigre enragé, la cruelle semencedes lions, les herbes empoisonneresses et tantd’autres pestes de la vie humaine, en sont bienéloignées. Je suis content que ces félicités noussoient communes avec autres nations,principalement l’Italie : mais quant à la piété,religion, intégrité de mœurs, magnanimité decourages, et toutes ces vertus rares et antiques(qui est 1a vraie et solide louange), la France atoujours obtenu, sans controverse, le premierlieu. Pourquoi donc sommes-nous si grandsadmirateurs d’autrui ? pourquoi sommes-noustant iniques à nous-mêmes ? pourquoimandions-nous les langues étrangères comme sinous avions honte d’user de la nôtre ? Catonl’aîné (je dis celui Caton dont la grave sentencea été tant de fois approuvée du sénat et peupleromain) dit à Posthumie Albin, s’excusant de ceque lui, homme romain, avait écrit une histoireen grec : Il est vrai qu’il t’eût fallu pardonner, sipar le décret des Amphictyoniens tu eusses étécontraint d’écrire en grec. Se moquant de

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l’ambitieuse curiosité de celui qui aimait mieuxécrire en une langue étrangère qu’en la sienne,Horace dit que Romule en songe l’admonesta,lorsqu’il faisait des vers grecs, de ne porter dubois en la forêt : ce que font ordinairement ceuxqui écrivent en grec et en latin. Et quand lagloire seule, non l’amour de la vertu, nousdevrait induire aux actes vertueux, si ne vois-jepourtant qu’elle soit moindre à celui qui estexcellent en son vulgaire, qu’à celui qui n’écritqu’en grec ou en latin. Vrai est que le nom decelui-ci (pour autant que ces deux langues sontplus fameuses) s’étend en plus de lieux : maisbien souvent, comme la fumée qui sort grosse aucommencement, peu à peu s’évanouit parmi legrand espace de l’air, il se perd, ou pour êtreopprimé de l’infinie multitude des autres plusrenommés, il demeure quasi en silence etobscurité. Mais la gloire de celui-là, d’autantqu’elle se contient en ses limites, et n’est diviséeen tant de lieux que l’autre, est de plus longuedurée, comme ayant son siège et demeurecertaine. Quand Cicéron et Virgile se mirent àécrire en latin, l’éloquence et la poésie étaientencore en enfance entre les Romains, et au plushaut de leur excellence entre les Grecs. Si doncceux que j’ai nommés, dédaignant leur langue,eussent écrit en grec, est-il croyable qu’ilseussent égalé Homère et Démosthène? Pour lemoins n’eussent-ils été entre les Grecs ce qu’ilssont entre les Latins. Pétrarque semblablement,et Boccace, combien qu’ils aient beaucoup écriten latin, si est-ce que cela n’eût été suffisantpour leur donner ce grand honneur qu’ils ontacquis, s’ils n’eussent écrit en leur langue. Ceque bien connaissant maints bons esprits denôtre temps, combien qu’ils eussent déjà acquisun bruit non vulgaire entre les Latins, se sontnéanmoins convertis à leur langue maternelle,mêmes Italiens, qui ont beaucoup plus granderaison d’adorer la langue latine que nousn’avons. Je me contenterai de nommer ce doctecardinal Pierre Bembe, duquel je doute sioncques homme imita plus curieusementCicéron, si ce n’est par aventure un ChristofleLongueil. Toutefois parce qu’il a écrit en italien,tant en vers comme en prose, il a illustré et sa

langue et son nom, trop plus qu’ils n’étaientauparavant.

Quelqu’un (peut-être) déjà persuadé par lesraisons que j’ai alléguées, se convertiraitvolontiers à son vulgaire, s’il avait quelquesexemples domestiques. Et je dis, que d’autants’y doit-il plutôt mettre, pour occuper lepremier ce à quoi les autres ont failli. Les largescampagnes grecques et latines sont déjà sipleines, que bien peu reste d’espace vide. Déjàbeaucoup d’une course légère ont atteint le buttant désiré, longtemps y a que le prix est gagné.Mais, ô bon Dieu, combien de mer nous resteencore avant que nous soyons parvenus au port !combien le terme de notre course est encoreloin ! Toutefois je te veux bien avertir que tousles savants hommes de France n’ont pointméprisé leur vulgaire. Celui qui fait renaîtreAristophane et feint si bien le nez de Lucien, enporte bon témoignage. À ma volonté quebeaucoup, en divers genres d’écrire, voulussentfaire le semblable, non point s’amuser à déroberl’écorce de celui dont je parle, pour en couvrir lebois tout vermoulu de je ne sais quelleslourderies, si mal plaisantes qu’il ne faudraitautre recette pour faire passer l’envie de rire àDémocrite. Je ne craindrai point d’alléguerencore, pour tous les autres, ces deux lumièresfrançaises, Guillaume Budé et Lazare de Baïf,dont le premier a écrit, non moins amplementque doctement, l’Institution du Prince, œuvrecertes assez recommandé par le seul nom del’ouvrier : l’autre n’a pas seulement traduitl’Électre de Sophocle, quasi vers pour vers, choselaborieuse, comme entendent ceux qui ont essayéle semblable, mais d’avantage a donné à notrelangue le nom d’Épigrammes et d’Élégies, avecce beau mot composé aigre-doux, afin qu’onn’attribue l’honneur de ces choses à quelqueautre : et de ce que je dis, m’a assuré ungentilhomme mien ami, homme certes non moinsdigne de foi que de singulière érudition etjugement non vulgaire. Il me semble (lecteurami des Muses françaises) qu’après ceux que j’ainommés, tu ne dois avoir honte d’écrire en talangue ; mais encore dois-tu, si tu es ami de la

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France, voire de toi-même, t’y donner du tout,avec cette généreuse opinion, qu’il vaut mieuxêtre un Achille entre les siens, qu’un Diomède,voire bien souvent un Thersite, entre les autres.

CONCLUSION DE TOUTEL’ŒUVRE

Or sommes-nous, la grâce à Dieu, parbeaucoup de périls et de flots étrangers, rendusau port, à sûreté. Nous avons échappé du milieudes Grecs, et par les escadrons romains pénétréjusques au sein de la tant désirée France. Làdonc, Français, marchez courageusement verscette superbe cité romaine : et des serves

dépouilles d’elle (comme vous avez fait plusd’une fois) ornez vos temples et autels. Necraignez plus ces oies criardes, ce fier Manlie, etce traître Camille, qui, sous ombre de bonne foi,vous surprenne tous nus comptant la rançon duCapitole. Donnez en cette Grèce menteresse, ety semez encore un coup la fameuse nation desGallogrecs. Pillez-moi, sans conscience, lessacrés trésors de ce temple Delphique, ainsi quevous avez fait autrefois : et ne craignez plus cemuet Apollon, ses faux oracles, ni ses flèchesrebouchées. Vous souvienne de votre ancienneMarseille, seconde Athènes, et de votre Herculegallique, tirant les peuples après lui par leursoreilles, avec une chaîne attachée à sa langue.

Il lustration de la première page : Portrait de Joachim du Bellay

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