JJ Wittezaele La question du « sens » en thérapie stratégique · Jean-Jacques Wittezaele Dans...

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La question du « sens » en thérapie stratégique Jean-Jacques Wittezaele Dans le cadre de ce bilan global de 20 années d'IGB — ce qui fait presque 25 ans de pratique de la thérapie brève — , je voulais aborder un aspect de mon travail qui a beaucoup évolué depuis les débuts : il s’agit de la manière de répondre aux demandes de mes patients qui touchent à la « compréhension » de leurs difficultés. Compréhension des « causes » du problème qui les amène à venir me voir, de leur origine, de leur construction (« je ne comprends pas pourquoi j’ai ce problème » où, souvent est incluse un doute quant à leur état : « mais qu’est-ce qui ne va pas chez moi qui fait que je retombe toujours dans les mêmes erreurs ? » Compréhension de leurs symptômes (qui leur paraissent parfois étranges), compréhension de ce qui leur arrive parfois, tout simplement. Ces questions me paraissaient être des questions « parasites » en quelque sorte pour la thérapie. Et j’y répondais donc de façon radicale en les mettant devant un choix illusoire : « si vous deviez choisir entre la recherche des causes de votre problème ou faire en sorte d’y trouver des solutions, que choisiriez-vous ? » Bien entendu, confrontés à ce choix, la plupart répondaient qu’ils préféraient la recherche d’une solution. Mais j’ai pu constater que, dans pas mal de cas, cela ne faisait pas pour autant disparaître leur préoccupation de la recherche d’un « sens » à leur problème. J’ai également pu constater que certains d’entre eux, qui avaient suivi d’autres approches de leur problème, analytiques par exemple, semblaient plus apaisés par cette compréhension même s’ils recherchaient néanmoins des solutions plus concrètes.

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La question du « sens » en thérapie stratégique Jean-Jacques Wittezaele

Dans le cadre de ce bilan global de 20 années d'IGB — ce qui fait

presque 25 ans de pratique de la thérapie brève — , je voulais aborder

un aspect de mon travail qui a beaucoup évolué depuis les débuts : il

s’agit de la manière de répondre aux demandes de mes patients qui

touchent à la « compréhension » de leurs difficultés. Compréhension des

« causes » du problème qui les amène à venir me voir, de leur origine,

de leur construction (« je ne comprends pas pourquoi j’ai ce problème »

où, souvent est incluse un doute quant à leur état : « mais qu’est-ce qui

ne va pas chez moi qui fait que je retombe toujours dans les mêmes

erreurs ? » Compréhension de leurs symptômes (qui leur paraissent

parfois étranges), compréhension de ce qui leur arrive parfois, tout

simplement.

Ces questions me paraissaient être des questions « parasites » en

quelque sorte pour la thérapie. Et j’y répondais donc de façon radicale

en les mettant devant un choix illusoire : « si vous deviez choisir entre

la recherche des causes de votre problème ou faire en sorte d’y trouver

des solutions, que choisiriez-vous ? »

Bien entendu, confrontés à ce choix, la plupart répondaient qu’ils

préféraient la recherche d’une solution. Mais j’ai pu constater que, dans

pas mal de cas, cela ne faisait pas pour autant disparaître leur

préoccupation de la recherche d’un « sens » à leur problème. J’ai

également pu constater que certains d’entre eux, qui avaient suivi

d’autres approches de leur problème, analytiques par exemple,

semblaient plus apaisés par cette compréhension même s’ils

recherchaient néanmoins des solutions plus concrètes.

J’ai donc réalisé que cette question du sens que je refusais

d’aborder pouvait gêner le processus thérapeutique justement parce que

je ne voulais pas y consacrer du temps ou de l’attention. Et que,

finalement, c’étaient mes propres a priori méthodologiques qui me

retenaient (vous savez, le principe d’équifinalité qui dit qu’on ne peut

jamais connaître les causes d’un phénomène et qu’il vaut donc bien

mieux s’intéresser à la question du « comment ? » plutôt qu’à la question

« pourquoi ? »).

Mais si notre façon de concevoir les situations est avant tout

interactionnelle, une thérapie, c’est aussi la rencontre de 2 « visions du

monde »… Il m’a semblé que je faisais une confusion entre une position

épistémologique, des principes idéologiques en quelque sorte (je

défendais mon modèle théorique) et ma position de thérapeute qui

cherche à aider ses patients le mieux possible. ; j’en oubliais, en effet, la

vision constructiviste de la « vérité » et me coupais, ce faisant, de la

vision du monde de mon patient, ce qui entravait mon travail clinique et,

en particulier, la relation thérapeutique. En effet, nous avons tous grandi

dans une culture — influencée par Descartes et par Freud — qui

considère que la seule façon de vraiment régler un problème consiste à

en rechercher les causes pour éviter que cela ne se reproduise.

Or, on sait à quel point les patients, comme tous les individus

d’ailleurs tiennent à leur vision du monde. « Il n’y a pas de plus grand

voleur au monde que celui qui nous vole notre liberté de penser. Privés

d’elle, nous pouvons tout aussi bien nous remettre à quatre pattes. C’est

pourquoi, selon les paroles de Mencius, les gens seront irrités par ce

voleur, en proportion de son mépris pour eux. Ils le haïront d’autant plus

qu’il leur ôtera plus. Et comme rien n’est aussi précieux, personnel et

intime que nos croyances intellectuelles, morales ou religieuses, il n’est

pas de plus grande haine que celle provoquée par l’homme qui nous ôte

le droit de croire ce que nous croyons. » (Lin Yutang)

Il est vrai que, lorsqu’on voit Giorgio Nardone travailler, par

exemple, il peut maintenir une relation complémentaire d’aide en

balayant ces questions par un cinglant : « dites-vous qu’à des questions

stupides on ne peut apporter de réponses intelligentes ! » Et voilà, c’est

réglé. En tout cas, ça semble être le cas.

Et puis je me suis dit que tous les hommes de science devaient donc

être stupides puisqu’ils se posaient toujours cette question du pourquoi.

Mais alors comment comprendre le développement des sciences

actuelles ?

Je me suis alors posé la question : « pourquoi ne voulons-nous

pas répondre à la question du pourquoi ? » Et je me suis dit que j’allais

aborder les choses non pas en choisissant entre pourquoi et comment

mais en cherchant « le pourquoi du comment ! »

Le problème du « sens » Alors, finalement quel est le problème ? Plutôt que de me focaliser

sur le contenu de cette question (contenu qui s’avère vite vertigineux :

qu’est-ce que le sens d’un phénomène ? On se rend vite compte du fait

que les définitions renvoient à d’autres en une espèce de périple

récursif)), j’ai compris qu’il valait mieux l’aborder de façon

« stratégique » et m’occuper de ses aspects pragmatiques: « Qu’est-ce

qui motive cette question et surtout quelles sont les attentes du

patient lorsqu’il la pose ?»

J’ai ainsi pu repérer différents aspects de cette question :

1. La question du rôle ou de la fonction de l’ « explication causale »:

c’est le passé qui détient les clés du présent.

— D’abord, bien sûr, le désir d’être réellement débarrassé du

problème formulé sur base de l’épistémologie dominante dans

notre culture, à savoir : ce n’est que si on trouve les causes,

qu’on pourra faire en sorte que cela ne se reproduise plus.

Avec son corollaire : si même on change sans mettre le doigt sur

les causes, le problème risque de réapparaître à l’avenir.

— Ensuite la croyance — d’origine freudienne et elle aussi

profondément ancrée dans notre culture — selon laquelle la prise de conscience des causes d’un problème nous en libère.

Deux prémisses fausses en grande partie, quoique, comme je le

montrerai tout à l’heure, la première n’est pas infondée, le tout est

de s’entendre sur le type d’explication causale utilisé.

2. Le besoin de compréhension (pour lutter contre le sentiment

d’insécurité personnelle ?) — Percevoir leur propre vie d’une façon « cohérente » : intégrer d’une

façon « logique » les différents événements importants de leur

histoire personnelle en un tout qui est « eux-mêmes », leur vie.

Comme le disait Bateson : « Que se passe-t-il quand, par exemple,

je me rends chez un psychanalyste ? […] J’arrive avec des

histoires ; non pas seulement avec une provision d’histoires à livrer

au psychanalyste, mais bien avec des histoires faisant partie

intégrante de mon être. Les patterns et les séquences de mon

expérience d’enfant sont imbriquées en moi : mon père faisait telle

et telle chose ; ma tante faisait ceci ou cela. Ce qu’ils ont fait se

situe en dehors de moi, mais, quel que soit ce que j’ai appris, mon

apprentissage s’est produit à l’intérieur de l’expérience que j’ai eue

des actes de ces autres qui ont pour moi une importance

essentielle, mon père ou ma tante.

Me voici chez le psychanalyste, ce nouvel autre, désormais

essentiel pour moi, et que je peux voir comme un père (ou peut-

être un anti-père), parce que rien n’a de sens qui n’est vu dans un

contexte. Cette vision s’appelle le transfert, c’est un phénomène

général dans les relations humaines. C’est une caractéristique

universelle de toute interaction, puisque, après tout, la tournure

des événements qui se sont produits entre vous et moi donne sa

forme à la façon dont nous réagissons l’un vis-à-vis de l’autre

aujourd’hui. Ce report est, dans son principe, un transfert de notre

apprentissage passé.1 »

— Retrouver une cohérence entre l’image qu’ils ont d’eux-mêmes et

des symptômes qu’ils trouvent « bizarres » ou qui « leur tombent

dessus » et qui entraînent donc une insécurité. J’ai eu une

patiente, une dame de 40 ans, intelligente, cultivée qui est venu

ma voir pour un problème de phobie. Après quelques séances, elle

m’avoua avoir des pensées obsessionnelles récurrentes : elle était

irrésistiblement attirée par les excréments de chiens et devait

réprimer la pulsion de se jeter dessus et de les manger. Après

avoir dépassé sa phobie et ses pensées obsédantes, elle restait

perplexe et m’a demandé : « mais comment ai-je pu avoir de telles

idées ? »

3. Les risques de laisser ces questions sans réponse

Toute cette réflexion m’a conduit à remarquer que notre réticence

à donner des explications était sans doute également liée à notre parti

pris non normatif et non pathologisant. Je me suis longtemps fait l’avocat

de la thérapie brève comme « résolution de problèmes » : notre boulot

consiste à permettre au patient de trouver des solutions et non à lui

apprendre comment il faut vivre ; nous ne sommes ni des gourous ni des 1 G. Bateson : La nature et la pensée, p. 21-23

directeurs de conscience, ni des représentants de l’ordre établi chargés

de « normaliser » les personnes qui nous consultent. A chacun donc de

trouver la façon de vivre qui lui paraît la meilleure.

J’en suis toujours intimement persuadé.

Mais alors, si nous défendons une diversité de points de vue,

pourquoi ne pas tenir compte des souhaits de nos patients qui sont

préoccupés par la persistance des changements qu’une thérapie brève

peut leur apporter ?

— d’abord, les patients qui se posent la question du pourquoi

continuent à s’en préoccuper malgré notre positionnement et — ce

qui me paraît encore plus important — même si le problème a été

résolu. Ils ne sont pas satisfaits des changements qu’ils trouvent

magiques ou incompréhensibles car ils ont le sentiment d’être

encore sous l’emprise de leurs problèmes. « Ce qu’on ne comprend pas nous a capturés.2» comme disait Richard Moss.

— Les patients n’ont pas ont trouvé eux-mêmes « le mécanisme de

la solution », on le leur a soufflé, en quelque sorte. Ils ne se

sentent donc pas en état de l’éviter à l’avenir s’il devait survenir à

nouveau. « Ils » n’ont pas changé puisqu’ils pensent toujours

pareil ! On oublie parfois que les ressources de la pensée sont

aussi des ressources qu’on peut stimuler chez les patients.

— Ensuite, l’absence de réponse de la part du thérapeute signifie que

le patient continue à chercher dans la même direction que

précédemment, ce qui risque de nuire au travail car, comme il

continue à y réfléchir de la même manière, il risque d’arriver aux

2 Richard Moss : « Oui à la vie, la voie du laisser être » , in Frankl : La quête du sens, p. 126.

mêmes conclusions, avec, pour conséquences la tentation de

recourir aux tentatives de solution habituelles.

— La souffrance engendrée par l’absence de compréhension : les

interrogations, l’incompréhension, les énigmes, sont douloureuses

ou en tout cas constituent une sorte d’ « attracteur » qui focalise

l’attention de l’individu et mobilise donc des circuits récurrents de

pensées morbides.

— La mise en question de la crédibilité du thérapeute. Si on élude

la question du sens ou du pourquoi en général, on risque de faire

en sorte que le patient doute des compétences techniques ou

méthodologiques du thérapeute. Si on banalise l’importance du

passé, on peut créer une image de thérapeute désinvolte, peu

fiable.

De plus, les prémisses sur lesquelles notre travail clinique repose

véhicule des implications qu’il est illusoire de croire « neutres ». Aussi,

j’ai réalisé que plutôt que faire « comme si » nous n’exercions aucune

influence philosophique et de faire passer ces idées clandestinement, il

pouvait être intéressant d’expliquer plus ouvertement comment nous

voyons les choses et laisser le patient se situer par rapport à ce qu’on lui

dit.

Un jour, en formation, alors que j’établissais un lien entre la vision

du monde taoïste et la thérapie interactionnelle et stratégique, un

stagiaire profondément chrétien s’est écrié : « mais faut-il croire à tout ça

pour faire de la thérapie brève ? » Non, bien sûr. Nous ne voulons pas

que nos patients — ou nos stagiaires — croient en quoi que ce soit. Mais

on sait aussi que ce qui nous relie tous autour de la thérapie brève de

Palo Alto, c’est qu’elle véhicule un certain mode de vie qui émerge de

notre façon de concevoir la vie psychologique, la genèse et la résolution

des problèmes de nos patients… mais aussi des problèmes que chacun

d’entre nous peut rencontrer dans sa vie. Pour en citer certaines

composantes: l’importance des relations, la relativité des points de vue

et la non normativité qui l’accompagne, l’acceptation de soi-même, la foi

dans la capacité d’évolution des individus, dans leurs ressources, la

reconnaissance et l’acceptation de nos émotions, le souci de la liberté

individuelle pour pouvoir profiter des bonnes et belles choses de la vie et

traverser cette condition humaine en en acceptant les joies et les peines,

et trouver du plaisir aux petites choses du quotidien, à manger et à boire,

à rire et à pleurer, à se déchirer et à s’aimer…

Alors, pourquoi ne pas leur faire part de notre avis sur la question ?

Pas notre avis personnel sur leur façon de vivre mais nos explications

sur la source de leurs difficultés. Pourquoi ne pas leur donner une

explication qui les apaise et qui, en plus, les aide à sortir de leurs

difficultés et à avoir des repères au cas où ils y retomberaient ?

Bref, je pense qu’il n’est pas nécessaire que nos patients adhèrent

à nos prémisses mais je pense qu’il est utile que le thérapeute explique

en quoi ces prémisses peuvent lui permettre de sortir de son problème.

Je pense que ces explications favorisent l’établissement d’une bonne

relation thérapeutique, plus transparente, qu’elles rendent le patient

plus impliqué dans le travail, qu’elles permettent de le traiter de façon

plus responsable et donc de le rendre plus autonome, moins

dépendant des techniques du thérapeute. La plupart des patients ne

veulent pas qu’on leur impose des solutions comme si on cherchait à

leur faire avaler un corps étranger mais souhaitent avoir le sentiment

d’intégrer vraiment l’évolution du travail à ce qu’ils identifient comme

étant eux-mêmes, à leur vie. Cela a à voir avec le sentiment de liberté et

d’autonomie, sentiment essentiel pour la qualité de la relation

thérapeutique.

Je peux faire le parallèle avec la difficulté que j’ai moi-même

ressentie lorsque j’ai pris connaissance des protocoles de traitement ou

du « dialogue stratégique » élaborés par Giorgio Nardone. On me disait :

« faites comme ça avec les patients et ils iront mieux » mais en fait cela

me paraissait risqué. Peut-on vraiment faire des choses dont on ne voit

pas le sens — à moins, bien sûr, qu’on soit déjà persuadé que l’on peut

faire une confiance aveugle à celui qui nous l’affirme ; mais cela

témoigne alors d’un renoncement à utiliser sa propre réflexion… , ce

que, heureusement, beaucoup de patients ne sont prêts à faire.

Les explications du thérapeute visent à orienter le mode de raisonnement des patients de façon qu’ils ne retombent plus dans

les mêmes conclusions. Tout comme nous-mêmes, en tant que thérapeutes, devons régulièrement nous référer à notre modèle

théorique dès que nous sommes submergés par des informations

que nous n’arrivons pas à comprendre le problème de notre patient, ce dernier a lui aussi besoin de référence pour s’y retrouver

ou pour savoir comment il réagira, à l’avenir, lorsqu’il sera lui-

même de nouveau confronté à une difficulté de ce type. Alors, si l’explication retrouve des droits en thérapie stratégique,

faut-il y voir un retour à une vision plus analytique ? Non, bien sûr, mais

bien à une utilisation stratégique de la question de la causalité, de

l’explication, donc des questions se rapportant au « sens » de manière

générale.

Un approche stratégique du « sens »

1. Remarques générales sur la notion de « sens »

a) c’est le contexte qui détermine le sens d’un événement. On

ne peut pas changer un événement mais on peut en modifier le contexte qui nous permet de lui donner un autre « sens »

Les explications, comme les théories, ne sont que des moyens qui

permettent d’aller de l’avant, des repères momentanés, elles ne sont pas

« vraies ». La science ne prouve jamais rien, comme le souligne

Bateson. Elles sont toujours susceptibles d’évoluer lorsque nous

pouvons percevoir une « gestalt » plus large qui englobe la précédente.

Les explications modifient le contexte de décodage d’une situation, d’un

phénomène, d’une question donnée. Or, le sens dépend du contexte. Un

contexte explicatif différent amène donc à une perception différente,

propose un sens différent aux éléments auxquels il se rapporte.

Il n’est donc pas question de revenir à une position « pré-

constructiviste » et de laisser sous-entendre à nos patients que nos

explications sont vraies et définitives mais simplement formuler des

explications susceptibles de rendre compte de leur réalité et de leur

donner les moyens d’aller mieux.

Les explications stratégiques sont en fait des recadrages de prémisses.

Etre systémicien, ne veut pas dire que nous avons renoncé à

l’explication causale ; la différence concerne le fait que les phénomènes du vivant requièrent une explication causale non pas

linéaire (une cause du passé entraîne une conséquence dans le présent) mais bien une causalité de type circulaire, voire plus

complexe.

Nous expliquons les choses selon les propriétés des systèmes, comment les chaînes d’échange d’informations sont contrôlées par les

systèmes (donc, par exemple, comment le modèle d’une mère anxieuse

peut entraîner, chez un patient, une tendance à considérer le monde

comme hostile) , comment un changement mineur, s’il est amplifié

par une réaction donnée (un feed-back positif), peut conduire un

système loin de sa position d’équilibre, etc. Comment, par exemple, une

attitude d’évitement ou une demande d’aide peuvent amplifier un

problème. En ce sens, l’explication de la thérapie brève, « ce sont les

tentatives de solution qui renforcent le problème » est bien une explication causale circulaire.

Mais souvent, la question de l’origine du problème (c’est-à-dire la

mise en relation d’événements du passé avec le problème présenté) est

d’un autre ordre. Elle sous-entend le recours à une explication causale

linéaire : « montrez-moi le lien entre mon problème actuel et mon passé

pour que je puisse savoir ce que je ne dois plus faire. » Aujourd’hui, je

réalise que si je ne propose pas une vision alternative à la leur, les

patients continuent de chercher, avec leurs propres outils de réflexion, la

« cause passée » de leurs problèmes, ce qui peut nuire au travail

thérapeutique.

2. Précautions concernant l’usage des explications en

thérapie stratégique

1. Parfois, il ne faut pas expliquer ! D’abord, il y a des situations

dans lesquelles il est préférable de ne pas expliquer.

Notamment, dans les situations où les tentatives de solution

vont justement dans le sens de conjurer la peur par un contrôle

de la pensée. Toutes les explications du thérapeute seront dès

lors décortiquées et perdront leur effet thérapeutique. Elles sont

même contre-productives.

2. La recherche personnelle des causes peut nuire à la santé

mentale. Tant que le patient cherche lui-même à trouver les

causes du problème, il oriente ses réflexions et ses

comportements vers le passé et retarde donc le moment de

prendre en considération sa façon de gérer le présent. «Mais

pourquoi diable ai-je encore réagi de la sorte?», qui ne s'est

jamais posé cette question? Et quelle réponse peut-on y

apporter sinon la mise en évidence d'une lacune, d'une

faiblesse, d'un trait de notre personnalité que nous n'apprécions

pas? Et à quoi cela aboutit-il généralement? A la bonne

résolution de changer cela à l'avenir, c'est-à-dire à tenter

d'exercer un contrôle volontaire sur soi-même, avec les résultats

qu'on connaît.

Alors, lorsque cette recherche des causes débouche sur des

hypothèses organiques ou héréditaires, le résultat peut même

être catastrophique. On sait les dégâts que peuvent entraîner

les prophéties auto-réalisantes de ce type .

3. Les explications et les expériences vécues par les patients. L’acceptation du sens n’est sans doute pas une décision

aussi rationnelle qu’il y paraît. Elle dépend probablement des

expériences antérieures et comporte donc une composante émotionnelle. Bref, il faut que le sens d’un événement ou d’une

situation corresponde ou éclaire autrement une ou des

impressions antérieures. Par exemple, dire aux parents d’une

anorexique que l’évocation de la nourriture est anxiogène pour

leur fille, ne pourra être accepté qu’à la condition que cela

rendre compte de parties d’expériences antérieures qui

corroborent cette affirmation. Des expériences qui ont été

ignorées précédemment car ne trouvant pas place dans le

schéma de décodage rationnel. On avait vaguement ressenti

quelque chose de cette sorte mais ne sachant le relier à

d’autres éléments de connaissance ou d’autres expériences,

cela était resté « indécidable» en quelque sorte. Donc, les

éléments rajoutés doivent être cohérents, congruents avec les

autres.

4. Les explications et les émotions

Un problème est une sorte d’« attracteur de sens », de

générateur de « mauvaises pensées ». Surtout l’émotion qui

l’accompagne. La peur, la colère, la jalousie, etc., créent un

cadre qui limite la cognition, un peu comme des œillères, de

façon autovalidante : la personne réfléchit à sa situation de

façon à justifier son comportement : « on cherche les indices qui

justifient l’émotion : tout ce que fait quelqu’un qu’on déteste ne

fait que confirmer notre colère (voir ce qui se passe lors des

divorces difficiles), toutes les réactions de l’autre apparaissent

comme suspectes aux yeux d’une personne jalouse, comme

tous les actes de presque n’importe qui apparaissent comme un

indice supplémentaire de complot aux yeux d’un parano.

Il s’agit probablement d’une sorte de conduite d’évitement,

une sorte de justification de la peur ou de l’émotion par la

rationalisation : tous les indices concordent et justifient qu’on a

raison d’avoir peur, de se méfier ou lui en vouloir… il s’agit de la

création d’une « prophétie auto-accomplissante ». Ce qui

renforce généralement les tentatives de solution. Il est vain

de vouloir convaincre quelqu’un qui est envahi par les émotions

qu’il n’a aucune raison d’avoir peur, de se méfier, de lui en

vouloir,… bref, d’essayer d’en recadrer le sens. C’est même

contre-productif ! Dans ce cas, c’est l’émotion qu’il faut d’abord

travailler. En général en l’affrontant bien sûr (affronter ses

fantômes) ou plutôt en la laissant nous traverser, en la laissant

« nous égarer ». Le sens changera alors de lui-même, une fois

tarie la source des « mauvaises pensées ».

Voilà donc une explication de l’émotion !

3. L’explication dans le processus thérapeutique Même si les explications constituent une trame pour l’intervention

en général et que c’est justement la cohérence théorique ou

épistémologique du thérapeute qui permet une construire une

« histoire » thérapeutique qui se déploie de façon intégrée pour le

thérapeute et son patient, il y a des moments particuliers du processus

pour lesquels l’explication s’avère importante.

— L’adhésion du patient par le « sens », par la

compréhension Plutôt que l’idée un peu belliqueuse de « capture » du patient, je

préfère celle, plus relationnelle d’« adhésion » du patient au mouvement

thérapeutique.

J’ai signalé que répondre à la demande du patient concernant la

compréhension de son problème facilite l’établissement d’une bonne

relation thérapeutique en ne provoquant pas de résistance d’entrée de

jeu. On ne doit pas fournir une explication immédiate, bien sûr, mais

signaler qu’on a entendu cette demande et que l’évolution du travail

pourra permettre d’y voir plus clair en effet.

Beaucoup de patients rechignent à « entrer » dans le travail thérapeutique parce que le thérapeute n’a pas perçu l’écart entre ce

qu’il propose et la vision du problème par le patient. (Exemple :

proposer de travailler avec des parents qui viennent consulter pour leur

adolescent rebelle qui ne veut pas venir en thérapie). Que le patient

sente que le thérapeute a bien compris la nature et l’étendue de son

problème tout en devenant le « guide » de la thérapie : celui qui impose

le sens prend le pouvoir. Dans la même lignée, l’acceptation de la

demande de compréhension du problème diminue les réactions de

crainte du patient.

— La construction des tâches thérapeutiques

Reprendre les éléments explicatifs morcelés du patient, en faire

une « histoire » logique qui conduit à la réaction inadéquate et l’amener

à trouver lui-même ce qui pourrait être une façon plus constructive

d’aborder son problème. (Voir exemple plus loin)

— La présentation des tâches au patient

De plus, il arrive que des patients rechignent à faire les tâches ou à

entrer dans le mouvement proposé par le thérapeute parce qu’ils ne

comprennent pas où ce dernier « veut » les emmener.

De même lorsque le patient n’arrive pas lui-même à découvrir une

attitude à 180° de ses tentatives de solution, on pourra amener nous-

mêmes la conclusion sous forme de rituels à effectuer et bien expliquer

pourquoi il est nécessaire de les faire régulièrement.

— La phase de « consolidation » du changement

Focaliser la pensée du patient sur le mode de régulation à

changer. Les « explications » données par le thérapeute doivent servir à

orienter la recherche des causes pour expliquer le recours à ce mode de

régulation particulier. « Les modèles appris dans votre famille vous

incitent à… », ou encore, « le fait que vous ayez vécu ce traumatisme

explique le fait que vous ayez tendance à éviter ». Toutes questions du

patient doivent permettre au thérapeute de consolider le fait que, face

aux stimuli environnementaux qui amènent la personne à recourir à ses

tentatives de solution habituelles, on l’amène à y réfléchir autrement.

Donc, progressivement, le thérapeute va relier les éléments

marquants du passé pour former une gestalt globale intégrée, bref

raconter leur histoire d’une façon qui « explique » pourquoi la personne

a tendance à recourir à ses tentatives de solution habituelles (et non pas

son « état » actuel qui est plutôt la conséquence des tentatives de

solution).

Par exemple, on pourrait dire à une patiente: « Les éléments dont vous

m’avez parlé (une mère anxieuse, la crainte de la découverte d’une

conduite « honteuse » — par exemple une homosexualité mal vécue à

l’adolescence —, des attouchements, un viol, … ) tout cela vous a

conduit à imaginer que vous étiez « mauvaise », qu’il fallait vous méfier

de ce que vous pourriez faire, à avoir peur de vos propres pensées et

donc à chercher à les fuir plutôt que de les affronter. Or, quand on fuit la

peur, elle se transforme en panique et le monde se rétrécit de plus en

plus. Par conséquent, pour sortir du carcan de votre histoire familiale et

personnelle, il est important de pouvoir affronter ces « fantômes ». Je

vais donc vous proposer un moyen d’entamer ce travail de fond : chaque

jour, de préférence à la même heure, vous vous installerez dans un

endroit confortable et là, pendant une demi-heure, vous allez évoquer

vos pires craintes et ressentir vos pires peurs…

4. Comment expliquer ? La forme de l’explication Pour éviter le piège de nouvelles explications utiles pour la

résolution du problème, certes, mais susceptibles elles aussi de se

rigidifier et donc de nuire éventuellement au patient par la suite, il est

bon que les explications nouvelles suggérées par le thérapeute

répondent, idéalement, aux critères suivants :

— Élaborer des « explications utiles » (vs « vraies »), c’est-à-dire

offrant des ouvertures vers des solutions ;

— Élaborer des explications souples et dynamiques, évolutives ;

— Élaborer des explications interactionnelles : construire des liens

causaux reliant le contexte et le problème (boucles de perception –

réaction, raconter des histoires)

— Élaborer des explications « constructives », reliant la situation –

problème à une nouvelle façon de les aborder et mobilisatrices

pour l’action future ;

— Élaborer des explications apaisantes en fonction de son passé,

c’est-à-dire capables de mettre un terme à un questionnement

récurrent ;

— Élaborer des explications cohérentes avec les émotions et les

éléments de connaissance reliés au problème.

— Donner des explications qui orientent le patient vers l’action

plutôt que vers la réflexion. Ex : quand vous avez des idées noires,

il serait bon qu’elles puissent être exprimées pour que votre esprit

en soit libéré : conclusion, écrivez-les !

Ou encore, quand quelqu’un a tendance à chercher les causes de

son mal être et à partir en vrille dans une introspection

douloureuse et stérile, on peut lui suggérer : « quand vos idées

noires apparaissent, demandez-vous : qu’est-ce que je peux faire,

là, tout de suite, qui me permettrait de me sentir soulagé ? Même

si cela ne dure pas ».

— Élaborer des explications bloquant les tentatives de solution.

En résumé : toutes les explications concernant le passé doivent concourir à justifier « logiquement » le recours aux

tentatives de solution et donc, implicitement ou explicitement,

donner des outils de réflexion qui éloigneront le patient de la

tendance à recourir à ces mêmes tentatives de solution.

CONCLUSIONS

Nietzsche a dit : « Celui qui a un « pourquoi » qui lui tient lieu

de but, de finalité, peut vivre avec n’importe quel « comment ».3 »

C’est une citation que les thérapeutes stratégiques pourraient méditer…

J’ai voulu montrer, aujourd’hui, que, pour la plupart de nos patients, une thérapie est bien plus qu’une simple résolution de

problèmes…

J’insiste auprès de mes stagiaires et de mes étudiants sur le fait

que faire de la thérapie brève ne consiste pas à aller le plus vite

possible. Même si la considérons surtout comme une résolution de

problèmes, pour la plupart de nos patients, c’est bien plus que ça. Ils

attendent d’y voir plus clair dans leur vie, de découvrir des moyens de

mieux gérer leur quotidien, d’être apaisés de leurs craintes de folie ou de

lacunes intrinsèques, d’être libérés des démons qui les rongent, de sortir

des cercles vicieux qui leur gâchent la vie. Et ils souhaitent faire partie

du processus de changement, de participer à l’évolution qu’ils attendent.

Voilà, j’espère que mon explication de la question du sens et de

l’explication, ma petite « histoire » sur la question du sens vous aura plu.

Il me tient à cœur de veiller à ce que nous, les thérapeutes, soyons

respectueux de nos patients, en cherchant à les aider, bien sûr, le plus

vite possible, mais aussi en accordant de l’attention à ce qui en a pour

eux. Cela ne retarde pas la résolution des problèmes, au contraire, 3 Cité par V. Frankl

puisque, en améliorant la qualité de la relation thérapeutique, nous

augmentons la collaboration du patient. Nous les aiderons peut-être, en

plus, à retrouver plus vite de l’apaisement lorsqu’ils seront confrontés à

des moments difficiles à l’avenir, donc à mieux vivre.

Et puis, comme c’est le cas de beaucoup de choses dans la vie, si

on s’en occupe, il n’est plus nécessaire de s’en préoccuper. Et, comme

vous le savez tous, quand on se sent bien et qu’on est capable de

participer au « grand banquet de la vie », toutes ces questions

existentielles, pfff…, elles disparaissent !

Pour qu’une tâche ait une chance d’être efficace, il faut qu’elle soit

réalisée et donc réalisable. Il ne faut donc pas se contenter d’élaborer

une tâche qui permette de mettre un terme aux tentatives de solution

mais il faut surtout la concevoir d’une manière telle qu’elle puisse être

implémentée par le patient, sinon, elle est tout simplement inutile, même

si elle peut nous paraître « géniale ».

Je me souviens d’une situation où la naïveté dont j’ai fait preuve me fait

sourire aujourd’hui. J’étais face à un père de famille nombreuse

extrêmement autoritaire. A mesure que les enfants grandissaient, la

révolution se préparait dans la famille et ce père perdait de plus en plus

son pouvoir. Il y répondait par un surcroît d’autorité qui l’excluait

progressivement de la dynamique familiale. J’avais donc repéré que ses

tentatives de solution visaient toutes à reprendre le contrôle de la

situation. Afin de couper ce processus, et présumant qu’il ne pouvait pas

ne pas réagir lorsqu’il voyait quelque chose qui lui déplaisait, je lui avais

proposé de quitter la pièce lorsque les choses commençaient à devenir

insupportables pour lui. Malgré toutes les précautions oratoires que

j’avais prises, je n’avais pas capté que, dans la vision du monde de ce

papa, ce que je lui demandais était tout simplement impossible. Poli, il

avait accepté ma proposition mais n’avait jamais pu la mettre en place,

et c’est par son épouse que j’ai appris, quelque temps plus tard, qu’il

avait trouvé ma proposition totalement délirante.

Pour conclure, je dirais que cette liste n’est malheureusement pas

exhaustive, elle n’est que le reflet de mon expérience et de celle de

l’équipe. J’espère que cela vous permettra d’éviter certains pièges qui ne

manqueront pas de jalonner votre parcours de thérapeute.