Jeune République numéro 2

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J R eune épublique Interview exclusive avec Bertrand Badie Un monde à réinventer, par Salomé ZOURABICHVILI GÉOPOLITIQUE D’un monde à l’autre : Interrogations sur une recomposition inachevée Iran-Venezuela-Russie : les ravages de la diplomatie des gisements Le Couple Franco-Allemand, dernier espoir pour l’Europe ? Chimérique chinamérique Numéro 2 - Février 2010

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GÉOPOLITIQUE D’un monde à l’autre : Interrogations sur une recomposition inachevée

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COUVERTURE

JReune

épublique

Interview exclusive avec Bertrand Badie

Un monde à réinventer, par Salomé ZOURABICHVILI

GÉOPOLITIQUED’un monde à l’autre :

Interrogations sur une recomposition inachevée

Iran-Venezuela-Russie :les ravages de la diplomatie des gisements

Le Couple Franco-Allemand, dernier espoir pour l’Europe ?

Chimérique chinamérique

Numéro 2 - Février 2010

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SOMMAIREEQUIPE

ESSEC : Idama Al Saad [email protected]

Oxford : Mikael [email protected]

Cambridge : Margaux [email protected]

Harvard : Jean-Marie [email protected]

Berkeley : Florian [email protected]

UCSD : Felix [email protected]

Edito - p. 5

2_ Jeune République Jeune République _3

Nous remercions nos parrains

Stanley Hoffman, politologue, Professeur à Harvard University

Jacques Attali, économiste, ancien Président de la BERD

Dominique de Villepin, avocat, ancien Premier Ministre

Souleymane Bachir Diagne, philosophe, Professeur à Columbia University

Salomé Zourabichvili, ex-ambassadeur de France et Ministre des Affaires Etrangères de Géorgie

Alain Lipietz, économiste, ancien député européen

Bertrand Badie, politologue et professeur des universités à SciencesPo

Christian Paul, député, président du Laboratoire des Idées

Nos antennes

SciencesPo Paris : A.-L Imbert [email protected]

IEP Bordeaux : Martin Samson [email protected]

IEP Lyon et Grenoble : Clément Noël [email protected]

ENS Ulm : Juan P. Branco [email protected]

SOMMAIREJeune République - Numéro 2 - Février 2010

I_ IRAN - VENEZUELA - RUSSIE : LES RAVAGES DE LA DIPLOMATIE DES GISEMENTS - p.6

- La diplomatie des gisements - p.8

- Russie et Europe de l’Est : guerre du gaz et quête d’identité - p.14

- Venezuela : de l’idéologie discursive au pragmatisme économique - p.19

- L’Iran ou la modernité autrement - p.26

- Iran et Moyen-Orient, les paradoxes d’une autarcie au service d’une politique d’influence - p.29

2_ INSTANTANÉS D’UN MONDE EN RECOMPOSITION - p.32

- Un monde à réinventer, par Salomé ZOURABICHVILI - p.34

- La gouvernance mondiale face aux défis économique, climatique, sanitaire

et écologique de demain - p.38

- Interview exclusive avec Bertrand Badie - p.43

- L’Europe face à la Chinamérique - p.48

- Chimérique Chinamérique - p.53

- Moyen-Orient, Great Middle Project et administrations américaines,

quelle place pour la démocratie au coeur de l’arc des crises ? - p.57

- Dépasser l’Etat nation, c’est revenir à la force mercenaire - p.63

- Construire sa diplomatie sur le mercenariat : une perspective inévitable pour l’Europe ?

Et à quels risques ? - p.67

3_ L’EUROPE FACE A SON FUTUR - p.72

- L’Europe à la recherche de son futur - p.74

- L’Union Européenne : soft power ou mini-OTAN ?, par Jérome KOECHLIN - p.77

- Le couple Franco-Allemand a-t-il encore un sens aujourd’hui ? - p.84

- Impasses et perspectives de la diplomatie européenne - p.89

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EDITOSOMMAIRE

association Jeune République a décidé pour le deuxième numéro de sa revue de porter son regard sur les recompositions qui semblent définir avec à chaque fois un peu plus de clarté l’ordre mondial de demain. Alors que s’achève une période de

transition ouverte par la chute du mur de Berlin, il est temps de s’attarder sur le nouveau monde qui se dessine et se fige progressivement dans des rapports de force et des alliances inconcevables il y a seulement vingt ans, dans une reconfiguration qui interroge nos grilles d’interprétation traditionnelles des relations internationales et des rapports interétatiques.

Dans ce cadre, il nous a semblé intéressant de s’attarder sur le cas de l’Europe et de ses puissances moyennes, dont le poids disproportionné dans la gouvernance mondiale au regard de leur puissance effective est appelé à se réduire dans un futur proche. Cette révolution à venir, qui passera par la refondation des institutions internationales et du Conseil de Sécurité de l’ONU en particulier, invite à une réflexion profonde sur les fondements de leur projection internationale et sur le rôle possible de l’Union Européenne comme représentant unique des intérêts de tous ses intégrants au niveau diplomatique et non plus seulement commercial.

Sans entrer dans des conjonctures trop lointaines, nous avons voulu analyser les effets attendus du Traité de Lisbonne sur la diplomatie européenne, et poser l’hypothèse d’une armée continentale exclusivement fondée sur le mercenariat, hypothèse ayant le mérite de combiner le rêve d’une véritable diplomatie européenne avec la nécessaire préservation de la souveraineté nationale de ses États-membres.

Si depuis la fin de la présidence Bush le « soft-power » est plébiscité comme outil de gouvernance et d’influence sur la scène mondiale, son utilisation par les États n’en reste pas moins tributaire de leur possession d’outils de puissance traditionnels permettant de crédibiliser les méthodes douces. Les diplomaties de l’Iran, du Venezuela et de la Russie, alliés par la circonstance, illustrent la difficulté à trouver la bonne combinaison entre hard-power et soft-power, et mettent en évidence la nécessité de disposer du premier pour rendre effectifs les outils du second. La volonté des dirigeants iraniens d’obtenir l’arme nucléaire n’est qu’une déduction rationnelle tirée de cet état de fait, tout comme l’intensification des partenariats militaires entre les trois États. Il ne laisse pas préjuger d’une utilisation massive et compulsive de la force à l’avenir (même si des incursions semblables à celle de la Géorgie en 2008 seront amenées à se reproduire), mais plutôt de la volonté pour ces pays de s’inscrire durablement sur la scène internationale comme des alternatives crédibles aux puissances occidentales et à leur impérialisme supposé, par le biais d’un leadership régional au service duquel ils consacrent tous les outils de leur puissance.

Difficile aujourd’hui de se livrer à un jeu d’anticipation sur l’Etat du monde dans dix ans. Le spectre des guerres totales s’est-il définitivement évanoui ? La résurgence de l’OTAN préfigure-t-elle une nouvelle Sainte-Alliance ? Le solidarisme fournit-il une approche suffisamment convaincante aux problématiques posées par ce nouveau siècle ? A ces questions et à bien d’autres, nous avons tenté d’apporter des éléments de réponse dans la dernière partie de notre numéro, au travers d’une grande interview avec l’un de nos parrains, Bertrand Badie.

Nécessairement incomplet, ce numéro s’appuie sur trois thématiques correspondant à des points géopolitiques cardinaux qui nous ont semblé illustrer chacun à leur manière un phénomène de « ralentissement » temporaire de l’histoire autour de nouvelles structures géopolitiques en cours de rigidification. Si certaines sont chimériques sous leur forme actuelle, ces structures semblent être appelées à marquer le siècle à venir d’une manière ou d’une autre, parfois à leur dépends: du projet civilisationnel européen à l’axe opportuniste Iran-Venezuela-Russie en passant par un duopole defacto Chinaméricain que l’un et l’autre rejettent avec force, ce sont trois nouveaux modèles qui aujourd’hui se partagent le monde. En attendant le prochain bouleversement que nous n’aurons su prévoir, il ne nous reste plus qu’à vous souhaiter une bonne lecture, et à vous inciter vivement à nous faire part de vos retours.

Juan Paulo Branco LopezPrésident de Jeune République

L’

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ÉDITO

< Flickr - Creative Commons licence photo credit

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PRESENTATION THEMATIQUE 1PRESENTATION THEMATIQUE 1

Trois pays aux diplomaties paradoxales renforcent leurs partenariats et affichent leur sympathie mutuelle. Tous ont pour arme les ressources pétrolifères et gazières, des structures de pouvoir autoritaires, rejettent la domination idéologique occidentale et se posent en leaders régionaux alternatifs. Leurs récents accords d’alliance sont-ils circonstanciels, ou laissent-ils présager la naissance d’un front durable contestant la supériorité occidentale, voir le duopole Chinamerique ?

- La diplomatie des gisements, p.8

- Russie et Europe de l’Est : guerre du gaz et quête d’identité, p.14

- Venezuela : de l’idéologie discursive au pragmatisme économique, p.19

- L’Iran ou la modernité autrement, p.26

- Iran et Moyen-Orient, les paradoxes d’une autarcie au service d’une politique

d’influence, p.29

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IRANVENEZUELARUSSIE :

les ravages de la diplomatie

des gisements

Thématique IFlickr - Creative Commons licence photo credit

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1-DIPLOMATIE DES GISEMENTS

Trois puissances énergétiques, trois réponses à la gestion des ressources

L’intérêt porté à ces trois pays vient de la place qu’ils occupent dans le secteur énergétique et dans le commerce international. En effet, l’axe Iran-Venezuela-Russie n’a des sens que parce que chacun des trois pays possède d’importantes ressources énergétiques et qu’il constitue un facteur clef dans leur poids diplomatique. De plus, malgré les différences en termes de politique énergétique, ces trois pays se positionnent plus ou moins ouvertement contre “l’im-périalisme américain” et usent de la puissance que leur procure l’énergie pour faire entendre leur voix.

Quelle place occupent ces pays sur la scène internationale ? Selon l’Energy Information Ad-ministration de 2007, la Fédération de Russie occupe la deuxième position des pays produc-teurs de pétrole avec 9, 874 millions de barils par jour, l’Iran la quatrième avec 4, 034 mil-lions de b / j et le Venezuela la neuvième avec 2,670 millions de b/j. Parallèlement la Russie est le deuxième pays exportateur de pétrole avec 7,054 millions b/j, l’Iran le cinquième avec 2,326 millions b/j et le Venezuela le huitième avec 1 ,960 b/j. On note déjà un décalage en-tre l’Iran et la Russie d’une part et le Venezuela d’autre part, dont le marché intérieur et les ressources directes tirées de l’énergie sont moindres, notamment à cause d’une grande pré-sence de sables bitumeux dans ses sols, qui rendent l’exploitation pétrolifère beaucoup plus chère. Concernant le gaz, le rapport en 2007 de British Petroleum montre que la Russie est le premier pays producteur de gaz au monde, avec près de 22% de la production mondiale. L’Iran se trouve en quatrième place (avec 111,9 millions b/j) et le Venezuela occupe la quin-zième place. La Russie est également le premier pays exportateur de gaz (avec 203 millions b/j) tandis que l’Iran et le Venezuela ne font pas partie des dix premiers pays exportateurs. La Russie, de plus, possède de nombreux oléoducs, ce qui renforce son poids sur le marché énergétique, puisqu’elle peut à tout moment intervenir sur le transport du gaz d’autres pays, et notamment de ses pays voisins.

Les différentes positions qu’occupent ces pays expliquent qu’ils mènent des politiques éner-gétiques différenciées, même si elles présentent des points communs non négligeables, dont le plus important est de faire le pari risqué du maintien du prix élevé du baril. Le Venezuela, comme nous l’avons souligné, se différencie plus fortement. Neuvième producteur mondial de pétrole, et quinzième producteur de gaz, sa politique énergétique est grandement influencée par le barnum médiatique et par les intérêts politiques de son diri-geant. Le pays, dont 50% du PIB dépend des exportations en matières énergétiques, tire de celles-ci une manne financière en pétrodollars, qui lui permet de s’ériger en leader d’un mouvement d’émancipation économique et politique latino-américain vis-à-vis des États-Unis. Positionnement tout de même paradoxal, quand on sait que les États-Unis sont son premier fournisseur et que près de 50% de ses échanges énergétiques sont réalisés avec le géant américain. Cela n’empêche pas le Venezuela, qui représente le troisième plus grand marché d’Amérique latine, de tenter de développer une autonomie continentale grâce à des accords régionaux (ALBA, fond d’investissement et de coopération, SUCRE) en adéquation avec son discours politique anti-impérialiste. Soutenues non seulement par les régimes les plus radi-caux, ces initiatives ont par exemple débouché sur un accord avec l’Argentine et le Brésil concernant les hydrocarbures, dans le but d’ouvrir conjointe-ment la plus importante raffinerie du continent, pouvant trai-ter 200 000 barils par jour. Des accords ont également été signés avec la Bolivie en 2006, permettant au Venezuela de s’approvisionner en carburant à des prix préférentiels. C’est cependant face aux doutes toujours plus persistants de cer-tains gouvernements de la gauche réformiste sud-Américaine que le Venezuela est sorti de sa sphère d’influence habituelle et s’est peu à peu rapproché de l’Iran, manifestant son sou-tien concernant le programme de nucléaire civil lancé par M.Ahmadinejad, et signant en 2009 un accord avec Téhéran, où il s’engage à commercer directement avec l’Iran et à lui livrer quelques 20 000 barils d’essence par jour (ce qui permet à la fois de renforcer les liens entre ces pays, de faire des profits, et de s’émanciper relativement de la tutelle d’un marché dominé par les puissances occidentales). Dans le même mouvement, il s’est approché du régime russe, qui s’est engagé à participer au développement du pays et apporte les capitaux permettant une modernisation de ses infrastructures. C’est finalement vers le concurrent majeur des Etats-Unis, la Chine, que le Venezuela s’est tourné afin d’accroître ses partenaires commerciaux, en signant avec la SINOPEC China petroleum and chemical corporation (major chinoise de l’énergie) et la CNOOC (China National Offshore Oil Corporation) un accord leur permettant l’exploitation des nouveaux gisement de gaz de Caracales et de Intercampo Norte.

La diplomatie énergétique iranienne est également particulièrement marquée par sa hantise de l’influence américaine et par les divers stratagèmes mis en place pour s’en débarrasser. L’Iran a ainsi abandonné le « billet vert » et réalise désormais ses transactions dans d’autres devises internationales (euro, yen, voire dirham émirati). La dépendance indirecte vis-à-vis des États-Unis, déjà réduite par l’embargo, se voit de fait diminuée, les partenaires les plus impor-tants de l’Iran, notamment le Japon qui achète 20% de son pétrole, ne s’étant pas fait prier pour accepter une solution leur apportant un plus grand contrôle sur les fluctuations des prix liées aux cours et valorisant leur monnaie. Mais c’est avec l’énergie nucléaire que l’Iran s’est le plus affirmé sur le plan énergétique, celui-ci la voyant comme la technologie lui permettant d’enjamber la mort annoncée des énergies fossiles et de développer un terrain d’expertise extrêmement poussé et à la portée de très peu. Enfin, s’éloignant toujours un peu plus des États-Unis, l’Iran commerce avec ses ennemis économiques que sont la Russie et la Chine. Ainsi, la SINOPEC China petroleum and chemical corporation a acheté pour 100 milliards de dollars de gaz à l’Iran pour 30 ans et l’aide à développer les gisements du Yadavaran. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que le gaz est l’autre immense ressource énergétique iranienne, même si elle n’est pas autant développée à cause de problèmes d’exploitation soulignés par André Pertuzio dans son rapport La Russie énergetique,et qui ont amené le pays à importer son gaz du Turkménistan, alors qu’il possède d’énormes gisements potentiels où travaillent toutes les grandes entreprises énergétiques. L’exploitation est également ralentie par la si-tuation politique du pays qui décourage les investissements, nécessaires à la modernisation, par des errances et par une mauvaise planification résultant d’une trop importante étatisa-tion des processus d’exploitation de ces ressources. Ainsi, si l’Iran renferme 18 milliards de tonnes de réserves en pétrole soit plus de 10% des réserves mondiales et 16% des réserves mondiales en gaz, ces réserves pourraient être mieux gérées, dans un pays où les exporta-tions en énergie représentent 50% des ressources budgétaires et 80% des exportations.

Dans le cas de la Russie, l’énergie est au cœur du projet de développement économique. Ain-si, la richesse tirée des exportations de pétrole et de gaz a permis une stabilisation politique et a contribué de façon significative à l’affirmation de la Russie sur l’échiquier des relations internationales depuis la chute de l’URSS, notamment à partir du gouvernement Poutine.

LA DIPLOMATIE DES

GISEMENTS

Iran, Russie, Venezuela. Trois pays radicalement opposés, tant idéologiquement, géographiquement qu’historiquement, et que les enjeux géopolitiques ont contribué à rapprocher fortement ces der-nières années. Jouissant de ressources énergétiques importantes, dépendants d’un système qu’ils souhaitent renverser, ils se sont progressivement liés dans un système d’alliances complexe et subtil qui leur permet de s’accommoder de différences fondamentales, et de se présenter en alter-natives au capitalisme du Nord, symbolisé par les États-Unis. Mais cette alliance, que chacun utilise pour asseoir son influence régionale, est-elle con-joncturelle ou a-t-elle vocation à devenir un véritable axe alternatif durable ?

« Les relations entre Iran et Venezuela

remontent au temps du Shah, et ont

toujours supporté des divergences

idéologiques fondamentales.»

8_ "Iran, Venezuela, Russie"_ Jeune République Jeune République _"Iran, Venezuela, Russie"_9

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1-DIPLOMATIE DES GISEMENTS

L’énergie est donc le principal (et unique?) moteur de développement de la Russie, et son en-jeu dépasse le cadre des ressources budgétaires, l’équilibre politique du pays en dépendant, notamment du fait de l’ampleur de la corruption entièrement lié à cette manne. Son principal partenaire commercial est l’Europe, à laquelle elle vend 30% de son pétrole et 44% de son gaz.

La formation d’un véritable “axe” énergétique

Ces trois puissance énergétiques que sont l’Iran, la Russie et le Venezuela et qui mènent des politiques propres, semblent aujourd’hui former progressivement un front dans l’échiquier des relations internationales, à travers l’affirmation d’un objectif partagé : d’une part le ren-forcement d’un multilatéralisme appuyé sur leur position régionale voir continentale et d’autre

part le développement d’une alternative au capitalisme du Nord, alternative symbolisant un front anti-impérialiste tirant sa force de l’arme économique que représente l’énergie.

S’agit-il alors d’une simple alliance liée à la conjoncture (prix des matières premières élevés, perte d’influence du leadership étasunien) relevant d’un certain opportunisme, les puissances profitant du contexte pour tirer des profits personnels et pour être au devant de la scène médiatique, ou s’agit-il vraiment d’un front diplomatique des gisements ayant pour vocation de se développer et de perdurer ? L’hypothèse d’un front encore

en gestation, auquel certains auteurs ajouteront la Chine, nous semble à privilégier. L’ancien-neté des relations qu’entretiennent les différents États est le premier élément marquant le fait que ces échanges ne sont pas le seul fait d’habiles calculs politiques. A titre d’exemple, l’Iran et le Venezuela sont deux membres fondateurs de l’OPEP dont la création remonte à 1960. D’autres relations diplomatiques existaient également entre ces deux pays, que les visites du Shah d’Iran en 1975 a Caracas avaient marqué et qui relativisent la surprise qu’avaient provoqué les rapprochements entre M. Ahmadinejab et H. Chavez. Ces trois états partagent également des convictions si bien que leur alliance représente également un front politique, s’alignant sur une même perception du monde et des relations internationales. Les États adoptent les même procédés, aussi bien sur le fond, alliances alternatives, restructura-tion des dépendances commerciales, que sur la forme -utilisation des mêmes outils médiati-ques (effet d’annonce, politique du discours), le tout dans le même cadre d’une dépendance encore forte vis-à-vis des États-Unis.

La manifestation la plus concrète de ce front est le développement depuis la confé-rence initiale de Téhéran en 2001 du Forum des pays exportateurs de gaz ayant donné nais-sance au FPEG. Ce dernier comptait 15 membres lors de sa création dont la Russie, l’Iran et le Venezuela accompagnés de différent États comme la Bolivie (sur invitation vénézuélienne), l’Algérie, l’Égypte ou encore l’Indonésie. Les gouvernements occidentaux, notamment ceux des États européens, continuent de voir d’un très mauvais œil le FPEG, craignant la formation d’une « Opep du gaz » dont l’objectif majeur serait de maintenir le prix du gaz élevé, dans le but de réduire les marges de manœuvre européennes et d’accroître sa dépendance vis-à-vis de ce nouveau cartel. Eu égard à une éventuelle hausse des prix du gaz, Vladimir Poutine déclarait lors du forum du FPEG de 2008 à Moscou que « l’époque des ressources énergé-tiques bon marché, du gaz bon marché, touche à sa fin… ». La crainte européenne ne serait donc pas totalement infondée. Plus largement cet exemple du FPEG illustre les manifestations éventuelles de ce front. Il ne s’agit pas nécessairement d’accords tripartites mais plutôt du développement commun d’outils de pouvoir qui permettraient à chacun des États de renfor-cer et d’accroître son leadership et son influence régional. Il s’agit également de rechercher des alliés et de créer des zones d’influence dans lesquelles les États « amis » partageraient des convictions communes. Cette alliance a également des conséquences sur le plan purement diplomatique, puisqu’elle a vu naître forums et commissions inter-étatiques, comme le montre la création de la commission mixte vénézuélo-iranienne. La mise en place de cette cinquième commission mixte et les nombreuses rumeurs concernant des alliances pour l’énergie qui circulent à cha-que visite des chefs d’État représentent ainsi pour les trois puissances une arme politique et un moyen de pression indirecte sur les États dépendant de leurs gisements. Par ailleurs, de nombreux accords de coopération sont effectivement signés lors des régulières rencontres entre les chefs d’État à l’occasion desquelles Téheran et Caracas revendiquent encore (et toujours) la création d’un font anti-impérialiste dont ils seraient les leaders, ainsi que le suivi commun d’un programme de lutte contre la pauvreté. Enfin, un aspect tout aussi symbolique de cette alliance est la participation en tant qu’observateurs de Téhéran et de Moscou aux congrès de l’Alliance Bolivarienne pour les Amériques (ALBA). Cette coopération, chère à Hugo Chavez et son ami Fidel Castro qui en sont les initiateurs, vise a promouvoir une coopération économique sur le continent latino-américain entre les différents états qui adhérent aux préceptes du Chavisme, ou du moins d’un certain bolivarisme, dont notamment l’anti-impérialisme. L’ALBA permet parallèlement à Hugo Chavez de renforcer l’influence vénézuélienne sur les Caraïbes et sur ses alliés proches tout en écartant du jeu régional les “pays ennemis”, comme la Colombie proaméricaine d’Al-varo Uribe.

Si l’alliance économique concernant les ressources naturelles est un aspect fondamental des relations entre ces États, ce front anti-américaniste se manifeste également par d’autres aspects et se traduit par la recherche de puissances alliées dans le jeu des relations inter-nationales. Ainsi le front Iran-Venezuela-Russie est le l’occasion d’une première expérience politique commune entre États non-membres de la Triade, dont l’un des but est d’affaiblir le leadership occidental et d’en tirer profit. Cette politique qui se traduit non seulement par de nombreux investissements et échanges de bons procédés mais aussi par des ventes d’armes ne semble donc pas se résumer à une simple stratégie de communication médiatisée.

Un modèle alternatif dont l’extension est peu probable

Cependant, s’il s’agit véritablement de la mise en place d’un front qui a vocation à s’approfon-dir en développant de nouveaux terrains d’entente et en ne se cantonnant plus seulement aux secteurs des gisements et de l’énergie, cette alliance n’a pas vocation a concurrencer les grands leaders occidentaux et encore moins le duopole Chine-Amérique tant les dépendances vis-à-vis des deux géants sont grandes. La dépendance du Venezuela est, par exemple, très significative puisque près de 50 % de ses échanges liés aux pétroles se font avec les États-unis (données de 2006). Ainsi, il s’agit bien d’une recherche « alternative » au positionnement et au discours traditionnel des puissances régionales. Cependant, compte tenu de la situation géopolitique des trois pays et la relation paradoxale qu’ils entretiennent avec les États-unis, peut-on véritablement considérer que cette nouvelle alliance est viable pour ses membres et qu’elle représente une réelle alternative (donc un réel risque voire danger pour le système établi) ?

L’objectif de ces pays est d’adopter un positionnement alternatif dans les relations interna-tionales. La recherche de puissance passe en grande partie par une habile utilisation du soft-power (appuyé sur les alliances, la diplomatie et le poids des discours), permise par la grande qualité d’orateurs des leaders vénézuéliens et iraniens dont l’importance est capitale, car ils parviennent à capter les médias étrangers et à se faire une place sur la scène médiatique in-ternationale. L’idée de se faire entendre par le plus grand nombre, Hugo Chavez la maîtrise à

« L’enjeu est l’ouverture d’un nouvel

espace alternatif à la domination

occidentale, un demi-siècle après

la Conférence de Bandung.»

10_ "Iran, Venezuela, Russie"_ Jeune République Jeune République _"Iran, Venezuela, Russie"_11

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1-DIPLOMATIE DES GISEMENTS

la perfection. Ainsi est- il à l’origine avec Fidel Castro du réseau Telesur, disponible dans la ma-jorité des pays d’Amérique Latine, en Europe et aux États-Unis. Ce canal initié à 70% avec des capitaux vénézuélien permet au leader bolivariste de trouver un nouveau public et de diffuser ses idées au-delà des frontières vénézuéliennes. Il s’agit là du développement d’un véritable front médiatique. Dans le même temps le leader défie les États-Unis dans le domaine des té-lécommunications, puisque Telesur vise le remplacement de la puissante chaîne CNN et CNN espagnol disponible en Amérique Latine. Cet exemple illustre bien l’utilisation du softpower lié aujourd’hui à la menace de l’utilisation du hardpower , notamment avec la question de l’accès au nucléaire de la part du régime de Téhéran. Désir de nucléaire soutenu ouvertement par Hugo Chavez qui propose l’aide vénézuélienne et protégé par la position ambiguë de la Russie qui empêche la communauté internationale de mettre en place de véritables sanctions éco-nomiques contre l’Iran. Par ailleurs et à des fins idéologiques, ces trois pays utilisent des pétrodollars et tentent d’asseoir leur rôle de puissances régionales en consolidant les alliances passées et en cherchant de nouveaux alliés en dehors de leur zone initiale d’influence. Le voyage de Ma-hmoud Ahmadinejad en Amérique latine et centrale, commencé par le Venezuela, et chaleu-reusement accueilli jusqu’au Brésil, montre cette volonté d’ouvrir de nouvelles voies et de s’émanciper symboliquement de la tutelle occidentale. Le Venezuela adopte le même compor-tement. Le régime de Caracas cherche en effet par tous les moyens à exporter son modèle et souhaite renforcer son statut de puissance moyenne et régionale. Notons également l’idée intéressante selon laquelle ces deux états ont la même volonté d’exporter leur propre révo-lution (qui n’ont pourtant pas grand-chose à voir), l’une initié en 1979 par Khomeney et qui aujourd’hui se fourvoie dans un autoritarisme de plus en plus fort, l’autre bolivarienne, et per-due dans des réformes économiques chaque fois plus erratiques et aveuglées par l’idéologie et l’égo de son dirigeant. Le cas russe diffère quelque peu de la situation iranienne et vénézuélienne, d’une part à cause de la période de démantellement idéologique ayant suivi la chute de l’URSS et d’autre part à cause de l’impérialisme russe, renforcé sous Poutine, ne se satisfaisant pas seulement de son rôle de véritable puissance régionale (pourtant grandement renforcé et assouvi par les guerres en Tchétchénie et de Géorgie), mais cherchant toujours à s’affirmer en tant que puissance mondiale, capable de jouer sur les cours de gaz et osant réaliser de véritables bras de fer avec ses voisins européens. Elle demeure, du fait de son histoire, une véritable puissance et se voit incapable de s’envisager en tant que puissance moyenne. Cela se justifie partiellement, la notion de puissance moyenne désignant un État qui, ne jouissant pas d’une véritable puissance militaire, utilise habilement sa diplomatie afin d’influencer les relations internationales, stade que la Russie n’hésite pas à dépasser. L’objectif premier de la politique du Kremlin étant la défense de son intérêt national où qu’il se trouve, l’inscription de la Russie dans le front Iran-Venezuela-Russie permet à cette dernière d’affirmer son influence sur le plan régional, mais aussi et surtout d’en sortir pour devenir un acteur clef sur la scène internationale, et notamment dans le cadre des négociations touchant à ses deux alliés. Par ailleurs, proposant de nombreux partenariats dans les domaines des hautes technologies et celui de la vente d’armes au Venezuela, la Russie s’inscrit dans des échanges de technologies de défense de pointe et tisse des liens solides avec l’ensemble de l’Amérique latine. Parce qu’elle jouit d’un siège au conseil de sécurité de l’ONU, le soutien non avoué qu’elle porte à l’Iran permet à ce dernier de ne pas souffrir de mesures trop coercitives de la part de la com-munauté internationale. Enfin, la Russie peut faire renaître dans les relations internationales le spectre de l’insécurité énergétique, soufflant le chaud et le froid comme elle l’a fait lors de son conflit gazier avec l’Ukraine. Ses nouvelles alliances lui permettent ainsi de mener une po-litique énergétique agressive et d’utiliser la manne financière qu’elle tire de ses profits comme elle l’entend pour faire face à la future pénurie de gisements qui se profile dans les années à venir.

La diplomatie des gisements semble donc voir son importance croître dans le champ des re-lations internationales et est devenue pour de nombreux pays un moyen d’exister sur la scène mondiale, grâce notamment à la mise en place d’une audacieuse politique alter-occidentale qui se distingue sans passer par les canaux classiques de pouvoir de la Triade. Ainsi, le front Iran-Russie-Venezuela a pour ambition de proposer une véritable alternative aux autres pays du Sud comme le souligne le ministre de l’économie vénézuélien Maduro lorsqu’il évoque la nécessité du FPEG « pour que nous, les petits, puissions avoir le droit à la vie ». Parallèlement, il est clair que les différents États entendent tirer profit de leur puis-sance énergétique et de leur alliance dans un même but : celui de se positionner régionale-ment en tant que puissance dominante et d’une manière globale de se poser collectivement en alternative au monde occidentalisé. En somme, cette tentative de front lié à la diplomatie des gisements dépasse selon nous un simple accord circonstanciel et ouvre le champs à de nouvelles voies diplomatiques qui pourraient réussir là où ont si souvent échoué les initiatives des non-alignés. Il semble

toutefois exagéré de soutenir que ce front peut ou pourrait concurrencer le système actuel reposant sur le duopole Chine-Amérique tant les actions des puissances moyennes sont con-ditionnées en amont par la dépendance dont elles souffrent face à ces mêmes géants qu’elles entendent concurrencer. Cependant, il s’agit bien d’une recherche « alternative » d’une ma-nière de s’exprimer de la part de puissances régionales et d’une tentative, pour ces puissan-ces, de se trouver une nouvelle place sur l’échiquier des relations internationales, qui semble vouée à durer.

Idama Al Saad (ESSEC)Basile Chevalet (SciencesPo Bordeaux)

BIBLIOGRAPHIE

- Review of World Energy (British Petroleum) de 2008.

- Energy Information Ad-ministation de 2006 et 2007.

- L’Opep du gaz, Aurore Pétain et Alexandre Pa-nizzo, Le Figaro, 23 dé-cembre 2008

- Le projet d’un Opep du gaz ressurgit, Le Figaro, 23 septembre 2008

A propos de l’Iran :- Géopolitique de l’Iran, Mohammed-Reza Djalili, Editions complexe, 2005.- Iran : energie et géo-politique, André Pertuzio (Rapport) 2006

A propos du Venezuela :- Iran and Venezuela : bilateral alliance and glo-bal power projections, Su-sanne Gratius, Fride.

A propos de la Russie :- Courrier International 2009, extrait de El nacio-nal (journal venezuelien) - Russia, China, Iran re-draw energy map, 2010 M k Bhadrakumur Asia Times Online

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3-RUSSIE

Identité, énergie et étranger proche

Aujourd’hui, la Russie est un État dont la ligne de politique extérieure apparaît difficilement décryptable pour ses partenaires internationaux. La diplomatie russe est en continuelle redéfinition alors que le Kremlin semble privilégier les gains à court terme et les intérêts immédiats. Peinant à se défaire d’un statut d’héritière de l’Union Soviétique et de l’Empire des Tsars, elle conserve des relations d’une grande ambigüité avec ses voisins immédiats. Au sein d’un espace avec lequel, quoi que l’on en dise, elle partage de larges pans d’Histoire commune – elle demeure souvent un point de référence, positif ou négatif, de par son image d’ancienne métropole. Or ces relations très riches, souvent tendues, duales, qu’elle entretient avec son étranger proche, sont l’une des clefs principales permettant la bonne compréhension de sa diplomatie à l’échelle globale.

Évidemment, 1991 est une date charnière – « la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle » avait déclaré Vladimir Poutine dans un discours à la Nation russe en 2005. Le nouveau président Dimitri Medvedev a récemment corrigé cette affirmation disant plus simplement qu’il s’agissait « d’un grand choc pour tous ceux qui ont vécu en ex-URSS »1. Cette nuance, anodine en apparence, témoigne cependant de ce qui semble être le début d’un frétillement politique au Kremlin. En vue de l’échéance de 2012, certains signes tendent à indiquer que le tandem politique Poutine-Medvedev n’est plus aussi monolithique qu’en 2008. Malgré cela, le fond demeure – 1991 est un « choc » qui marque la désagrégation de l’empire historique et

la perte du statut de superpuissance. Les mentalités n’ont pas changé radicalement ces deux dernières décennies, et cela explique qu’à Moscou, personne ne soit prêt à se conformer à un rôle de partenaire secondaire, ni avec ses concurrents, surtout avec ses voisins immédiats, encore moins depuis le boom énergétique des années 2000.

Dans ses relations avec « l’étranger proche », ancienne périphérie et premier rempart face à « l’extérieur », Moscou conserve une part d’inertie idéologique. La persistance de paradigmes relationnels hérités de l’Union Soviétique continue à influencer la politique russe vis-à-vis d’un certain nombre de régions dont le Caucase et l’Europe de l’Est et ne permet pas d’envisager d’évolution sur le court-terme dans ces zones. En effet, l’éclatement de 1991 commence seulement à être digéré par le pays et la peur d’un effet domino qui entraînerait une nouvelle partition du territoire national est toujours présente dans les esprits. Avant de penser développement social et démocratique, beaucoup d’élites dirigeantes continuent donc à penser stabilité et sécurité. La remarque est d’autant plus vraie pour la politique russe face à « l’étranger proche » - le réalignement politique de cette zone vers l’Occident constitue une menace stratégique réelle pour la Russie qui la pousse à pratiquer une stratégie d’endiguement parfois mal comprise. « L’avancée vers l’est » d’un Occident sous leadership américain, est inacceptable pour Moscou. La Russie se perçoit en effet comme un bloc d’influence dépassant largement ses frontières, et aspire à un partenariat égalitaire qui lui permettrait de conserver sa prééminence sur ses anciens satellites. Peut-être pourrons-nous ici percevoir l’importance de l’erreur commise par le bloc occidental, qui n’aura tenté d’intégrer la Fédération de Russie à certaines de ses structures de gouvernance au lendemain de l’éclatement de l’URSS, intégration qui aurait permis une transition douce effaçant progressivement l’idée du bloc d’influence russe.

Après vingt années de convalescence, la Russie de Poutine-Medvedev se perçoit à nouveau comme une puissance majeure sur la scène internationale. Elle n’a plus besoin de l’aide économique de l’Occident et tente de raisonner par rapport à ses intérêts bien compris. Tirant une certaine arrogance, et surtout fierté, à avoir réussi le redressement des années 2000, elle ne se perçoit plus comme une puissance capable de prétendre à un leadership global mais cherche à se définir par rapport à son propre espace géographique – un « pré-carré » où son ambition serait de conserver le titre de puissance dominante ou, autant que faire ce peu, de puissance capable de bloquer des évolutions qu’elle perçoit comme contraires à ses intérêts. Garder la prééminence stratégique et juguler les influences concurrentes au sein d’une zone géographiquement délimitée, s’appuyant pour cela au besoin et au gré des conjonctures internationales sur la coopération d’autres puissances régionales, militantes d’un « monde multipolaire », est devenu le principal enjeu de la diplomatie russe

En pierre angulaire de cette nouvelle géopolitique se pose le redressement économique de la décennie 2000. Après les « turbulentes » années Eltsine, la forte croissance économique, le remboursement des dettes étatiques et le retour de la Russie comme acteur clef d’un certain nombre de crises internationales (Iran ou Corée du Nord) ont redonné au pays une véritable influence sur des questions géopolitiques de premier plan. Surtout, ces facteurs ont revigoré la perception qu’a Moscou de son propre rôle de grande puissance. Sur fond de désillusion face à l’Occident, deux questions indissociables ont marqué la décennie et la diplomatie russe – la dérive autoritaire de Vladimir Poutine et la manne énergétique. Le raffermissement du pouvoir central et le retour de l’influence russe dans certaines régions (l’Asie centrale et le Caucase notamment) sont en effet intimement liés à la rente énergétique. La Russie a désormais les moyens économiques de certaines de ses ambitions et ce nouvel état de fait, elle le doit au décollage du prix des hydrocarbures. Réciproquement, cette nouvelle situation va participer à remodeler la diplomatie russe jusqu’à la rendre dépendante elle aussi du prix des hydrocarbures, avec en ligne de mire la tentation d’une « diplomatie du gaz ».

L’énergie, en remplacement du domaine militaire, est devenue un terrain où Moscou se sent en confiance. L’abondance de réserves fossiles lui procure la possibilité de peser internationalement. Pour la Russie d’aujourd’hui, l’énergie est devenue un palliatif – un placebo qui remplace la perte d’instruments d’influence traditionnelle. Politisé et « géopolitisé»2 à dessein, le facteur énergétique se greffe à la diplomatie traditionnelle de Moscou jusqu’à parfois la supplanter. Face à un « étranger proche » qui cherche à se désolidariser d’un passé commun et à le réinterpréter dans la recherche de sa propre identité3, elle constitue un lien tangible qui marque la relation à Moscou.

La Russie semble actuellement se débattre entre la tentation autoritaire, incarnée par Vladimir Poutine et les dérives de son deuxième mandat, et une volonté réformiste alliée à un certain adoucissement diplomatique défendus par Dimitri Medvedev. Jouant de la dépendance de ses anciens satellites à ses ressources en hydrocarbures, la Russie n’a pas hésité ces dernières années à agiter le spectre d’une coupure d’approvisionnement dès lors qu’une trop grande distanciation semblait se dessiner vis-à-vis de sa ligne diplomatique, et ce même avec ses plus proches alliés comme la Biélorussie. Symbole de l’incapacité du pays à accorder l’autonomie complète à des ex-républiques de l’URSS souhaitant diversifier leurs partenariats, cette diplomatie du gaz pose en filigrane la question de l’identité entre système politique et méthodes diplomatiques. La Russie, dont la diplomatie est toujours marquée par la crainte obsessionnelle d’un démembrement potentiel du pays et de ses zones d’influence limitrophes, réussira-t-elle de la main de Medvedev à envisager la progression de l’empreinte occidentale sur sa zone d’influence autrement que comme une menace immédiate ?

« Face à un « étranger proche » qui cherche à se désolidariser d’un passé commun et à le réinterpréter dans la recherche de sa propre identité , le facteur énergétique constitue parfois le dernier levier d’influence d’une puissance qui n’est plus.»

1_ « Medvedev regrette l’effondrement de l’URSS,

mais pas autant que Poutine », Le Point, 7

décembre 2009 (www.lepoint.fr/actualites-monde/2009-11-07/medvedev-regrette-l-effondrement-de-l-

urss-mais-pas-autant-que/924/0/393173).

2_ Dans un entretien au Courrier de la Russie (11 décembre 2009), le géographe français, et récent invité à Moscou par le Centre franco-russe en sciences sociales et humaines, Michel Foucher parle du besoin de « dégéopolitiser les questions énergétiques ».

3_ « ‟‟‟‟‟‟‟ ‟‟‟‟‟‟‟‟‟ [L’Histoire d’un silence] », Nezavisimaja Gazeta, 2 décembre 2009 (www.ng.ru/cis/2009-12-02/2_story.html). Article extrêmement dur (en russe) qui traite des variations d’interprétation historique (selon une perspective russo-centrée) entre la Russie et certains pays de « l’étranger proche », il est à noter que les divergences sont de plus en plus frappantes et ne concernent pas seulement le passé soviétique.

14_ "Iran, Venezuela, Russie"_ Jeune République Jeune République _"Iran, Venezuela, Russie"_15

RUSSIE ET EUROPE DE L’EST : guerre du gaz et quête d’identité

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La CEI et la ‘superpuissance énergétique’ russe

Le terme, désormais passé dans le langage courant, de « puissance énergétique » mérite d’être décrypté. En un sens, il est même contradictoire. Il est ainsi intéressant de se demander dans quelle mesure il représente un raccourci astucieux plus qu’il ne traduit une réalité analytique4. À quel point l’exportation d’énergie fossile peut-elle être le facteur principal de puissance d’un État ? Évidemment, Moscou a d’autres cordes à son arc, héritage parfois anachronique de l’Union Soviétique déchue, mais aucune ne lui donne les outils d’influence que lui garantissent ses réserves.

L’exportation énergétique procure à la Russie des liquidités conséquentes. Au-delà de ce premier constat, déjà existant à l’époque soviétique, l’exportation d’hydrocarbures constitue, de plus en plus, un instrument géopolitique en soi. Actuellement, tous les pays ont un besoin vital et exponentiel en énergie pour alimenter leur croissance économique – même ceux qui ne peuvent la payer. Or en 1991, la désintégration de l’URSS fait d’une question interne une problématique internationale. Avec la décomposition du canevas géoéconomique soviétique, l’Ukraine, la Biélorussie et d’autres anciennes républiques soviétiques se retrouvent dans une relation de dépendance énergétique face à Moscou. Elles sont obligées d’espérer un traitement particulier de la part de l’ancienne métropole pour leur alimentation en énergie fossile, du fait aussi des dépendances nées du COMECOM et des spécialisations conséquentes qu’il avait provoqué. Ce traitement particulier, toujours d’actualité, se monnaye contre des concessions en termes de politique internationale et un musellement de la capacité critique de ses pays vis-à-vis de leur fournisseur.

Au sein de la Communauté des États Indépendants (CEI), le système énergétique représente un réseau complexe d’enchevêtrements et d’interdépendances où se mêlent impératifs politico-stratégiques, considérations économiques et idéologie. Si l’Europe de l’Est à un besoin de l’énergie russe, Moscou a elle-même besoin des réserves centrasiatiques pour remplir ses obligations contractuelles. Si l’Europe de l’Est est encore un lieu de transit obligé vers les marchés d’Europe occidentale, la Fédération est elle-même un lieu de transit pour l’énergie en provenance d’Asie centrale et, dans une moindre mesure, du Caucase. Dans ce contexte, parler d’une « diplomatie russe du gaz » – c’est oublier un peu rapidement que la Russie n’est elle-même pas entièrement libre de ses mouvements. Pour Moscou, le paradoxe d’une « arme énergétique » réside dans son applicabilité réduite dans la réalité. Les coupures répétées de gaz à l’Ukraine, aussi marquantes et impressionnantes qu’elles puissent paraître, ne peuvent cacher le fait que les concessions obtenues par cette méthode restent minimes. Tant que la Russie sera incapable de contourner le carrefour énergétique ukrainien pour atteindre l’Union Européenne, les menaces d’une coupure d’approvisionnement resteront comme des coups d’épée de Damoclès. Il est par ailleurs intéressant de noter que les avantages obtenus pendant la période 2001-2005, dite pacifique, et qui a vu Moscou restructurer la dette énergétique de Kiev sans utiliser le bâton énergétique, apparaissent bien plus tangibles que ceux de ces dernières années où a été préférée la méthode dure. Diplomatiquement parlant, la carte énergétique est encore plus efficace à jouée comme « carotte » que comme « bâton » 5.

Actuellement, la donne est en train d’évoluer. Plus que de parler « d’une diplomatie du gaz », il s’agirait de parler d’une « diplomatie des gazoducs ». La capacité à acheminer les réserves

vers les marchés les plus économiquement intéressants joue un rôle au moins aussi important que leur simple existence. Ces dernières années, Moscou s’est évertué, avec une réussite certaine, à contourner les intermédiaires énergétiques et parallèlement à diversifier ses acheteurs. Avec l’appui de l’oligopole d’État Gazprom, ce processus de prise de contrôle des voies de transit (notamment en Europe de l’Est) et de construction de nouveaux gazoducs de contournement (Nord Stream (mer baltique)6, South Stream (mer noire et Balkans)..) risque de rendre légitime l’utilisation beaucoup plus dure d’une arme énergétique dans les relations entre la Russie et l’Ukraine ou la Biélorussie7. Les récentes tensions entre Moscou et Minsk sont à comprendre dans cette optique alors qu’à court-moyen terme la dépendance énergétique de la Biélorussie face à la Fédération devrait augmenter8. En Asie centrale, si un début de diversification des acheteurs s’est dessiné pour les hydrocarbures kazakhs et turkmènes avec l’arrivée de la Chine, la Russie reste l’acteur dominant. La situation est ici quelque peu différente avec une dépendance mutuelle qui devrait subsister – la Russie ne pouvant actuellement faire sans les réserves centrasiatiques, qui la pousse à payer un

prix très au dessus des standards du marché afin de limiter l’expansion de l’influence de Pékin et de Washington dans la région.

Système politique, énergie et développement

La capacité de la Russie à devenir un partenaire international responsable fait débat. La surexposition de l’énergie aussi bien dans l’économie que dans la politique étrangère de Moscou fait peser un risque structurel sur le développement de la Fédération et sur sa capacité à collaborer avec les pays acheteurs, en premier lieu l’Union Européenne. De même, il s’agit aussi de se demander si les hydrocarbures ne constituent pas un facteur de puissance conjoncturel. A long terme, il en va de l’épuisement des ressources fossiles. A court terme, la volatilité du cours du brut, le sous-investissement chronique dans la prospection et la faiblesse technique des compagnies russes font également peser un risque sur la fiabilité d’une politique fondée sur le gaz. Surtout, ces points soulignent l’idée que l’énergie est un facteur de puissance qui dépend profondément de paramètres exogènes à la Russie – l’énergie étant avant tout le symbole d’une interdépendance mutuelle.

En filigrane, il est intéressant de percevoir le lien entre politique énergétique et système politique en Russie. La question « Moscou sera-t-elle capable de s’émanciper de sa « dépendance énergétique » » fait étrangement écho à celle sur l’évolution future du système politique russe. Il est évident que la situation actuelle n’est viable qu’à moyen terme. Aujourd’hui, la Russie représente une « puissance incomplète ». Son développement dépend encore trop de la manne énergétique et son poids diplomatique est souvent associé à sa capacité à exporter des ressources fossiles. De même, sa stabilité politique est elle aussi foncièrement dépendante de la manne énergétique, certaines régions telles la Tchétchénie ne devant leur stabilité relative qu’aux immenses subventions que le pouvoir central peut se permettre de leur fournir. La question de savoir à quel point la Russie actuelle, adossée aux hydrocarbures, peut évoluer, et dans quelle mesure le modèle politique actuel est viable, reste posée.

La présidence Poutine a été marquée par un durcissement de la politique internationale de la Russie. En politique intérieure, le « contrat » de base se présentait plus ou moins en ces termes: reprise en main musclée du pays, redistribution plus équitable des ressources et hausse du niveau de vie pour la majorité contre formation d’un système de moins en moins démocratique et loyauté de la population au régime en place. En grande partie, la conjoncture

4_ Voir p.ex. le très bon article « Russia as an energy superpower »,

Peter Rutland, New Political Economy,

Juin 2008. L’auteur y argumente que le

terme « superpuissance énergétique » apparaît

plus « polémique » qu’«analytique ».

Notons aussi que si le terme se référait à une hypothétique catégorie d’États, la Russie serait

probablement le seul pays à y entrer.

5_ « Sticks instead of carrots: Energy leverage in contemporary Russian

foreign policy toward Ukraine», Ryan R. Miller,

Bologna Center Journal of International Affairs, Mai

2006 (www.bcjournal.org/2006/sticks-instead-

of-carrots).

6_ Le Wall Street Journal titrait ainsi « The

Molotov-Ribbentrop Pipeline », 9 novembre 2009, pour désigner le

projet Nord Stream et le soutien indéfectible de

l’Allemagne à la Russie sur la construction du

gazoduc (online.wsj.com/article/SB100014240527487035672045744991500872

61242.html).

7_ Surtout, il risque aussi de souligner la dépendance de l’UE par rapport à l’énergie en provenance de Russie.

8_ « ‟‟‟‟‟‟‟‟‟ ‟‟‟‟‟‟‟‟‟ ‟ ‟‟‟‟‟‟ ‟‟‟ ‟‟‟‟‟‟‟‟ [Loukachenko travaille à corriger ses fautes]», Nezavisimaja Gazeta, 27 Juillet 2009 (www.ng.ru/cis/2009-07-27/5_lukashenko.html). L’article note ainsi que cette nouvelle situation pourrait favoriser un rapprochement entre la Biélorusse et l’Ukraine, toutes deux mécontentes de la stratégie de contournement énergétique mise en place par Moscou. Il revient aussi sur les critiques émises par le leader biélorusse à l’encontre de la Russie.

16_ "Iran, Venezuela, Russie"_ Jeune République Jeune République _"Iran, Venezuela, Russie"_17

« Pour Moscou, le paradoxe d’une « arme énergétique »

réside dans son applicabilité réduite dans la réalité. Les

coupures répétées de gaz à l’Ukraine, aussi marquantes et impressionnantes qu’elles

puissent paraître, ne peuvent cacher le fait que les

concessions obtenues par cette méthode restent minimes.»

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extrêmement favorable sur le marché de l’énergie est le facteur qui a permis de faire tenir ce système. Récemment cependant, Dimitri Medvedev a adressé de manière assez directe la question d’un manque démocratique en Russie. D’abord dans un entretien à Novaya Gazeta (15 avril 2009)9 et ensuite, surtout, dans un article publié sur Gazeta.ru (11 septembre 2009)10. Cette deuxième allocution du Président russe a fait particulièrement date tant elle représente un changement de paradigme discursif11. L’horizon de la présidentielle de 2012, alors que nul ne connaît réellement la nature du deal passé entre Medvedev et Poutine en 2008, est-il celui d’une « autonomisation » de l’actuel président russe de la tutelle de son ainé, ou n’est-ce qu’un jeu de dupes visant à mieux tromper la vigilance des opposants intérieurs et des partenaires extérieurs?

En tout cas, la question de la dépendance de l’économie russe à l’exportation de matières premières se pose très nettement, parallèlement à celle de la viabilité des institutions politiques du pays avec, en arrière plan, l’échec d’un certain nombre de politiques poutiniennes, comme la lutte contre la corruption, pourtant érigée en priorité par le Premier ministre. L’avenir dira si Medvedev a assez de pouvoir en main pour entreprendre des réformes, même « progressives », qui permettront de sortir la Russie de sa dépendance à un outil d’influence certes formidable, mais qui a fini par la vampiriser et lui retirer une part de son autonomie diplomatique et idéologique.

Vassily A. Klimentov (Université de Genève, Institut des Hautes Études Internationales et du Développement)

VOIR ÉGALEMENT

« La stratégie de la renaissance. Retour sur certaines évolution de la situation géostratégique russe », Réveillard Christophe, Géopolitiques, N°24, Juillet 2009 (www.strategicsinternational.com).

CHAUDET, Didier, PARMENTIER, Florent, PÉLOPIDAS, Benoît, L’Empire au miroir, Stratégies de puissance aux États-Unis et en Russie, Paris, Droz, 2008.

DE TINGUY, Anne, (Dir.), Moscou et le monde, L’ambition de la grandeur : une illusion ?, Paris, Autrement, 2008.

GOMART, Thomas, KASTOUEVA-JEAN, Tatiana, (Dir.), Politique Étrangère, Hors-série, «La Russie, Enjeux internationaux et intérieurs», Paris, Ifri, 2007.

« La Russie énergétique », André Pertuzio, Géopolitiques, N°24, Juillet 2009 (www.strategicsinternational.com).

Comme la Russie et l’Iran, le Venezuela ne semble en mesure d’obtenir un rôle de leader continental. Trop fortement concurrencé par le Brésil, dont le succès économique se voit couplé

à un rayonnement politique sans précédent, le pays s’est vu obligé à un repli stratégique sur une sphère régionale aux frontières encore diffuses, allant de Cuba au Chili. Mais à la différence d’une Russie jouant de la contrainte, ou d’un Iran préférant se centrer sur un

développement autarcique couplé à une diplomatie de l’ombre, le Venezuela multiplie les coups d’éclats diplomatiques et les initiatives afin de se faire une place dans un échiquier diplomatique

et compenser l’absence d’atouts historiques, géographiques et culturels lui permettant d’y prétendre naturellement.

VENEZUELA: de l’idéologie discursive au pragmatisme économique

9_ Novaya Gazeta, 15 avril 2009 (www.

novayagazeta.ru/data/2009/039/01.html).

10_ « ‟‟‟‟‟‟, ‟‟‟‟‟‟ [Russie, en avant !] »,

Gazeta.ru, 11 septembre 2009 (www.gazeta.ru/

comments/2009/09/10_a_3258568.shtml).

11_ Au point que certains l’assimilent, peut-être un peu rapidement, à

l’époque de Gorbatchev.

La diplomatie du Venezuela a été monopolisée par les interventions hautes en couleur de son président Hugo Chávez. Il convient de les replacer dans leur contexte, à savoir un pays où 80% de la population vit sous le seuil de pauvreté, où les inégalités sont criantes, où la source de richesse principale, le pétrole, se prête à des comportements de nature rentière et où les membres de l’opposition appellent publiquement à l’assassinat du chef de l’Etat. Il n’est donc pas étonnant que les pratiques politiques du pays en soient singulièrement affectées. A cet égard, la politique étrangère est très fortement déterminée par des paramètres internes, à savoir la volonté du pouvoir en place de maintenir une légitimité auprès du peuple vénézuelien.

Venezuela : le déséquilibre des pouvoirs

Alors que la IVème République connaissait une lutte entre deux forces principales, les syndicats du CTV liés au parti Accion Democratica et les cadres de PDVSA, la compagnie pétrolière nationale vénézuélienne, liés au parti COPEI (social-chrétien), l’armée tend à prendre parti à travers plusieurs tentatives de coup d’Etat et finit par être intégrée au pouvoir par la voie démocratique à travers la figure charismatique de Hugo Chávez. Matérialisant les idées de son conseiller Norberto Ceresole, Chávez institue une alliance entre le peuple et l’armée. Cette configuration n’est certes pas nouvelle pour le Venezuela, mais l’habileté de Chavez l’établit de façon durable.

L’intégration des militaires à la société civile prend plusieurs formes : – sur le plan politique, le MVR (Movimiento Quinta República) constitue une plate-forme électorale pour les militaires ; – l’intégration dans l’administration est réalisée à travers des nominations à des postes clés et l’attribution de rôles étendus à l’armée en ce qui concerne la politique intérieure et de développement.Cette tendance manifeste inspire à Alberto Barrera Tyszka et Cristina Marcano ces remarques amères : « Le processus de militarisation des espaces traditionnellement civils s’est approfondi. Selon le quotidien El Universal, plus de cent officiers, la plupart encore actifs, occupent des postes de directeur dans les entreprises publiques, dans des services et des instituts autonomes et nationaux, fonds gouvernementaux, fondations et commissions spéciales. Pour les élections régionales d’octobre 2004, 14 des 22 candidats proposés par le parti au pouvoir, désignés par Chávez, provenaient du monde militaire ». La forte intégration à l’appareil d’Etat a pour contrepartie la mainmise du président sur les promotions dans l’institution militaire, établie par la nouvelle constitution de 1999.

Cependant, entre 1998 et 2003, le Venezuela connaît une récession (attribuable à un prix du baril continuellement bas plutôt qu’à une politique économique peu judicieuse du gouvernement). Chávez, ne pouvant tenir ses promesses d’amélioration des conditions de vie du peuple, voit son pouvoir politique

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s’éroder. L’opposition saisit cette occasion pour tenter de déstabiliser le gouvernement. Les média privés, qui captent la majorité de l’audience nationale et sont traditionnellement hostiles à Chávez, relaient des propos critiques à l’égard du gouvernement. Le mouvement prend rapidement de l’ampleur au point d’aboutir au coup d’Etat de 2002 et au référendum révocatoire de 2004. Ces deux crises majeures se soldent par l’échec cuisant des forces d’opposition, pour avoir sous-estimé le soutien populaire encore fervent au président Chávez (ainsi que celui des forces armées).

Ces deux crises constituent les déclencheurs de dynamiques de confortation du pouvoir chaviste qui conduisent à un tournant pouvant être qualifié d’autoritaire. Non content du terrassement de courte durée de son opposition, le leader profite de cette victoire pour procéder à des remaniements conséquents dans les bastions de celle-ci : - la compagnie pétrolière nationale, PDVSA, connaît le licenciement de 80% de ses cadres, ce qui permet au gouvernement de contrôler plus étroitement cette ressource fondamentale qui génère à elle seule la moitié des recettes de l’Etat ; - les média se voient imposer la « loi du baillon », restreignant les critiques à l’égard du chef de l’Etat. Il faut toutefois considérer les incitations au meurtre du président proférées dans les média durant la période du coup d’Etat ; le contrat de la chaîne privée d’opposition RCTV (Radio Caracas TV) n’est pas renouvelé, lui laissant pour seul canal le câble ; - une législation restreignant les sources de financement des Organisations Non Gouvernementales a été promulguée ;- le Conseil National Electoral (CNE), critique l’égard du pouvoir, ainsi que le Tribunal Supérieur de Justice, se trouvent profondément transformés par la nomination de leurs membres par le président.

L’aide avérée que les Etats-Unis apportèrent pour soutenir les organisations vénézuéliennes appelant au coup d’Etat se trouve instrumentalisée par Hugo Chávez, dans la logique de la rhétorique anti-impérialiste, afin de renforcer son soutien populaire et pour la création d’une Réserve bolivarienne appelée Défense Nationale Populaire Intégrale. Si la formation de cette force se fonde sur la menace exagérée d’une invasion étasunienne du pays, elle peut être interprétée comme un approfondissement de la logique du « citoyen-soldat » prônée par Norberto Ceresole ou, de manière plus pragmatique, comme la prise de conscience par Chávez du fait que l’armée risque de ne pas rester éternellement sous son influence et qu’il convient de la dissoudre dans une entité plus manipulable.

En 2003, cette réserve compte 50 000 hommes, en 2005, 500 000 et 2 millions de vénézuéliens pourraient être concernés à terme, soit vingt fois les effectifs de l’armée. Ces réservistes sont recrutés dans les milieux populaires, principalement parmi les sans-emploi. Cette évolution renforce le pouvoir du leader dans une direction que l’on peut véritablement qualifier de populiste.

Toutefois, cette dérive populiste du régime n’est pas de nature à déstabiliser son soutien par la population. En effet, les Vénézuéliens et plus généralement les latino-américains apparaissent déçus du processus démocratique et des réalités du temps long de l’action politique, lui préférant les promesses irréalistes de la mouvance populiste. A la question « la démocratie vous paraît-elle le meilleur régime qui soit ? », la moitié des latino-américains répondent négativement.

Après l’échec du référendum de décembre 2007, qui lui aurait permis, entre autres, de briguer un troisième mandat, Hugo Chavez est parvenu à regagner la confiance de ses partisans. Dans son nouveau projet de référendum, il réintroduisit l’idée d’une absence de limite de mandat, mais la généralisa à l’ensemble des fonctions politiques. Il a ainsi acquis le soutien des gouverneurs, députés et maires qui ont appuyé le projet. En février 2009, le oui l’a emporté avec 55% des suffrages exprimés, permettant au président de se présenter indéfiniment à l’élection présidentielle.

Le Chavisme : une rhétorique ?

Voici ce qui peut être lu sur le site officiel du gouvernement vénézuélien à propos de la politique du président après son élection en 1998 : « Le Président Chávez doit à présent mener le peuple au cours d’un nouveau cycle historique. Les vieilles structures du pouvoir se fissurent, cèdent, s’effondrent. Surgissent par tous les pores de la société les forces et courants alternatifs. Des attentes pleines d’espérance et des défis inédits se présentent pour le futur. Le modèle politique qui fut constitué sur les bases du Punto Fijo est parvenu à son terme. Le nouveau pays gagne du terrain parmi ses décombres. Il s’agit, de nouveau, de l’heure du peuple. De la voix de la nation ». Le même style est employé à propos de sa réélection en 2000 : « Le 4 août 2000, en un acte transcendental comme multitudinaire, Hugo Rafael Chávez Frías, fut relégitimé officiellement Président élu et maintient son investiture comme Chef d’Etat pour régir les destinées de la nation jusqu’à l’année 2006. Il est ainsi le dernier président du vingtième siècle et le premier du nouveau millénaire ». L’allusion au surnaturel et aux forces vives de la nation, associée à un culte de la personnalité évident sur le site officiel offre une vision populiste du chavisme. Il apparaît à cet égard pertinent de comparer ce ton à celui, mesuré, de son voisin brésilien Lula qui incarne une gauche démocrate et développementiste, pour lequel le site officiel du gouvernement rappelle les données économiques fondamentales au début de son mandat comme autant de défis.

Les références récurrentes de Chávez dans ses discours sont à chercher du côté de l’imaginaire populaire national. « L’arbre aux trois racines » (Simón Bolívar, Simon Rodriguez et Ezequiel Zamora, respectivement libérateur des pays andins face à la domination espagnole, tuteur du précédent et idéologue de l’éducation en Amérique Latine, leader politique et militaire favorable à une réforme agraire de grande ampleur et luttant contre l’oligarchie) constitue le socle des idées de la Révolution Bolivarienne. Ces figures mythiques de l’histoire du Venezuela, enseignées à l’école primaire, ont un pouvoir évocateur plus élevé pour les couches populaires que celles de Lénine ou Marx. Ces considérations permettent sans doute d’expliquer pourquoi les intellectuels marxistes vénézuéliens dénoncent le chavisme comme « une vaste escroquerie idéologique ».

Si la rhétorique chaviste emprunte explicitement le vocabulaire révolutionnaire, il convient de comparer cette rhétorique aux faits. Les classes favorisées n’ont pas connu d’expropriations massives et la propriété privée est défendue par le président Chávez. Confronté à une récession économique, le président n’a pu enrayer l’augmentation du taux de pauvreté des vénézuéliens comme l’attestent les chiffres officiels : augmentation de 18 % de la pauvreté entre 1999 et 2004. Le chômage progressait également de un point durant la même période, passant de 11% à 12,2%, et le revenu réel moyen par habitant reculait de 1% par an. Il est donc manifeste que les classes populaires ont bénéficié d’une reconnaissance plutôt que d’une réelle redistribution des richesses.

Depuis 2004, la conjugaison de la fin de la crise politique et le renchérissement du baril de pétrole - qui représente 80% des exportations, 50% des recettes de l’Etat et 30% du PIB - ont permis au président Chávez de mettre en oeuvre de grands programmes sociaux appelés « missions bolivariennes ». La mission « Barrio Adentro » (Au coeur du quartier) est issue de l’échange gagnant-gagnant du pétrole vénézuelien contre l’implantation de médecins cubains dans les quartiers défavorisés, qui dispensent gratuitement des soins médicaux aux plus démunis. Une autre mission bolivarienne réside dans les centres de distribution populaires Mercal qui approvisionnent les populations en denrées alimentaires à moitié prix. Enfin, les écoles bolivariennes assurent la garde des enfants toute la journée, leur offrant des activités éducatives et trois repas par jour. Le résultat de ces missions est édifiant : 1,3 millions de Vénézuéliens ont appris à lire, des millions ont reçu des soins médicaux gratuits, 35% à 40% de la population font leurs achats dans les supermarchés subventionnés, les repas gratuits ont conduit un million d’élèves à regagner l’enseignement primaire.

« L’allusion au surnaturel et aux forces vives de la nation, associée à un culte de la personnalité évident, est une constante du populisme chaviste.»

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http://www.photo-libre.fr

Parallèlement, le gouvernement encourage les actions de groupe. Des comités de quartiers se créent pour obtenir des titres de propriété sur les terrains qu’ils occupent. Les travailleurs s’organisent en coopératives pour obtenir des contrats de travaux publics. L’Etat a mis en place des banques dédiées spécifiquement aux PME et aux coopératives. C’est ainsi que le nombre de coopératives est passé de 762 en 1998 à près de 100 000 aujourd’hui, employant 7% de la population active. De plus, le président a entamé une réforme agraire ambitieuse conduisant à la redistribution entre 2003 et 2005 de deux millions d’hectares à 160 000 familles.

La priorité donnée à la santé et l’éducation et certaines pratiques du pouvoir invitent à penser que le président Hugo Chávez a choisi de suivre l’exemple cubain. Alors qu’en 1998, il y avait 1 628 médecins prodiguant des soins de première ligne à 23,4 millions de vénézuéliens, ils étaient 19 571 en 2007 pour une population de 27 millions de personnes. Le culte de Simon Bolivar rappelle celui de José Marti, omniprésent dans les références cubaines. Certains quartiers pauvres sont dotés d’un comité révolutionnaire, analogue au cas cubain où ceux-ci sont omniprésents et participent directement au contrôle des populations.

Toutefois, une analyse plus fine de ces réformes présentées comme majeures permet de mesurer à quel point la rhétorique et l’effet médiatique constituent les déterminants des interventions du président vénézuelien, contrastant avec la politique pragmatique de son gouvernement. L’écart est par ailleurs immense avec le modèle cubain que le président tend à imiter.

La réforme agraire, mise en scène par Chávez à travers l’intervention de l’armée et une critique virulente des latifundios avait pour objectif de permettre l’autosuffisance alimentaire du pays. Elle a abouti à la redistribution de terres appartenant pour leur grande majorité à l’Etat et un impact négligeable sur l’autosuffisance alimentaire du Venezuela, sachant que le pays importe 75% de sa consommation agricole. Le vaste plan de nationalisation que déclare mener le président ne transparait pas dans l’économie : l’Etat ne représente encore que 30% du PIB (49% pour la France).

De manière générale, des actions très médiatiques sont le plus souvent menées à la marge dans le but de l’obtention du gain politique le plus élevé, et non pour leur efficacité réelle dans la lutte contre les inégalités. Mais il ne faudrait pas en déduire que le gouvernement se limite exclusivement à l’action médiatisée de court terme. A l’ombre des coups d’éclats médiatiques, le pouvoir économique et politique se trouve progressivement conforté. Ainsi, le gouvernement a considérablement augmenté les recettes de l’Etat. Ceci a été réalisé non pas en augmentant les impôts, comme l’affirme l’opposition, mais en améliorant significativement l’efficacité du système de collecte des recettes fiscales, dans une économie où le secteur informel est considérable.

Concernant la promotion de coopératives et d’actions de groupes, la déviance clientéliste de ces initiatives est à considérer avec prudence. En effet, de nombreuses malversations ont été observées au sein de ces coopératives, qui servent souvent les entrepreneurs locaux comme outils de défiscalisation ou pour accéder aux marchés publics d’un Etat prolixe. Parallèlement aux élites politiques du mouvement qui sont mises en avant par des actions sociales d’envergure, les élites économiques se transforment. La politique du président a favorisé l’émergence d’une nouvelle classe d’entrepreneurs, souvent liés à son mouvement, qui s’intègrent au tissu des petites et moyennes entreprises. Enfin, les communautés organisées pourraient se trouver instrumentalisées par le régime comme véhicules de son idéologie mais aussi comme soutien possible en cas de crise, à l’instar de la Réserve Bolivarienne. La politique du gouvernement apparaît donc être dictée par des logiques de confortation politique plus que des passions supposées.

Les vulnérabilités d’un système économique hybride

Les grands programmes bolivariens et les autres actions sociales du gouvernement ont permis de bâtir un modèle économique fondé sur la consommation intérieure, garanti par l’exploitation de la rente pétrolière. Si l’Etat est très présent à travers la nationalisation de secteurs stratégiques pour le pays (hydrocarbures) et le contrôle des prix, le secteur privé joue un rôle moteur dans l’économie vénézuélienne. C’est pourquoi il est possible de décrire le système économique vénézuélien comme un système hybride, entre les actions dirigistes du gouvernement et le rôle important du secteur privé.

Ce modèle économique n’apparaît pas soutenable à long terme. Le gouvernement d’Hugo Chavez ne réussit pas plus que les précédents à briser le mal insidieux qui s’affermit dans l’économie vénézuélienne : le « mal hollandais ». Les importantes réserves de pétrole du Venezuela constituent en effet un cadeau empoisonné comme en avaient fait l’expérience les Pays-Bas auparavant. L’exportation de cette ressource apporte un double avantage à court terme : elle fournit des devises en quantité pour financer les dépenses courantes, notamment les grands programmes sociaux, et renchérit sa monnaie, ce qui réduit le coût des importations et par ce biais l’inflation. Toutefois, le pendant de ce dernier effet

est la pénalisation des exportations de produits manufacturés. Les activités industrielles deviennent de moins en moins compétitives et attractives et déclinent dans un Etat qui se spécialise de plus en plus dans l’exploitation de sa ressource épuisable. La rente pétrolière est une manne qui lorsqu’elle se tarit provoque l’effondrement d’un système qui lui est devenu totalement dépendant. Pour conjurer cet effet, des remèdes existent : pour les petits pays, placer les gains pétroliers dans des fonds souverains investis à l’étranger et qui garantiront à travers leurs intérêts le bien être des générations futures, pour les grands Etats, une politique industrielle ambitieuse financée à l’aide de cette rente. Le manque d’une telle vision industrielle peut être reproché au gouvernement d’Hugo Chavez. La promotion des initiatives collaboratives et des coopératives, avec le risque de dérive clientéliste que cette stratégie comporte, ne pourrait suffire pour faire face aux enjeux.

A court terme, la chute du prix des hydrocarbures en 2009 a révélé la faiblesse de la gouvernance économique hybride que le gouvernement avait établie en période de croissance. Les revenus des exportations pétrolières, premier poste des recettes fiscales, ont diminué de moitié entre 2008 et 2009. Le gouvernement a été contraint de réduire les dépenses publiques (- 7%) et augmenter les impôts (TVA portée de 9 à 12%). Si cette situation ne perdure pas trop longtemps, les grands programmes sociaux, socle du pouvoir chaviste, pourront se poursuivre grâce à l’endettement d’un Etat aux finances saines. En revanche, c’est le système économique qui se trouve ébranlé. Suite à la crise ou aux mesures dirigistes du gouvernement, les investissements directs étrangers ont fortement chuté, ce qui, conjugué à la détérioration de la balance commerciale, provoque un renchérissement des biens importés, invisible au taux de change officiel mais décelable sur les marchés parallèles. Confronté à une inflation galopante (près de 31% fin 2008), le gouvernement a décidé de prendre des mesures plus contraignantes de contrôle des prix. Alors que ces rigidités étaient tolérées par les entreprises lorsque la consommation croissante permettait de maintenir une profitabilité, le déclin de la demande intérieure induisit une stratégie généralisée d’évitement des produits contrôlés et donc une pénurie pour ceux-ci. Cette situation explique une révision de la stratégie gouvernementale : le contrôle effectif des prix et des approvisionnements ne peut être assuré en période de crise uniquement par le pilotage de la demande mais nécessite également un renforcement de l’influence directe de l’Etat dans la fourniture des biens et des services. Pour assurer cette reprise en main directe de l’économie vénézuélienne, un mouvement de nationalisation de grande ampleur est observable. L’Etat répond à la pénurie par l’expropriation des entreprises en sous-capacité volontaire. Le gouvernement a ajouté à la liste des secteurs stratégiques pour l’économie l’électricité, les télécommunications, la sidérurgie, le ciment et la banque. Cette politique permettra au gouvernement de maîtriser la fourniture des biens de base, mais s’effectuera aux dépens de la diversification de l’économie vénézuélienne.

« L’État vénézuélien ne représente encore que 30%

du PIB du pays. C’est 20% de moins que la France.»

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Une diplomatie en anti-décalque de la stratégie étatsunienne

Depuis le coup d’Etat avorté en 2002, soutenu par les Etats-Unis, les relations entre le Venezuela et ce pays se sont clairement dégradées. Cependant, le positionnement anti-américain du président Hugo Chávez date du début de son mandat, dans la logique de sa rhétorique anti-impérialiste très payante en terme de politique intérieure. Le Venezuela entretient en effet des relations fortes avec les pays considérés par les Etats-Unis comme des « postes avancés de la tyrannie », comme en attestent l’ouverture d’une ambassade en Corée du Nord en septembre 2005 ou les liens noués avec l’Iran.

Face au projet étasunien de Zone de Libre Echange des Amériques, le Venezuela avait créé en 2004 avec Cuba un projet alternatif : l’ALternative Bolivarienne pour les Amériques. Depuis, l’alliance économique n’a cessé de s’étendre avec l’arrivée au pouvoir de partis de gauche en Amérique Latine. La Bolivie, l’Equateur, le Nicaragua, le Honduras (jusqu’au coup d’Etat de 2009), ainsi que des Etats caribéens (Antigua-et-Barbuda, la Dominique, Saint Vincent et les Grenadines). Haïti, l’Uruguay et, seul pays non latino-américain, l’Iran ont un statut d’observateurs.

Les relations avec son voisin colombien, allié privilégié des Etats-Unis dans la région, se sont brutalement dégradées à la suite de l’annonce par celle-ci en novembre 2009 d’un accord avec les Etats-Unis leur autorisant l’usage militaire de ses bases aériennes, afin de participer à la lutte contre le narcotrafic. Cet incident a été interprété par Caracas comme la préparation d’une intervention militaire étasunienne à partir de ce pays. Les autres pays latino-américains ont également condamné cet accord. Si l’interprétation officielle vénézuélienne apparaît exagérée, la réaction vive du Venezuela s’explique par l’utilisation probable de cette capacité d’intervention étasunienne contre les Forces Armées Révolutionnaires de Colombie, mouvement de guérilla colombien. Bien que ne soutenant pas officiellement les FARC, le gouvernement vénézuélien affiche sa solidarité et leur avait apporté dans le passé un soutien financier et des armes. L’attitude extrême du président Hugo Chavez, qui a officiellement affirmé se préparer à un conflit, ne devrait pas se matérialiser dans la pratique, à moins qu’un accident ne vienne perturber la situation. Cette nouvelle agitation de la menace de guerre lui aura peut-être permis de regagner un soutien populaire, durant la période de fragilité que son parti connaît. Toutefois, cette attitude risque de détériorer l’influence internationale du pays. Le Brésil, qui a proposé sa médiation, aura conforté en revanche sa position d’interlocuteur privilégié sur le continent sud-américain.

Le Venezuela défend également au sein de l’OPEP la conception tiers-mondiste d’un pétrole cher pour les pays riches et d’aides pour les pays pauvres. Cette logique s’applique déjà dans ses relations diplomatiques, organisant un vaste clientélisme à travers ses exportations de pétrole à des tarifs préférentiels. A cet effet, le gouvernement vénézuélien a créé Petrocaribe, entité de coordination des exportations de pétrole, qui réunit 16 de ses voisins. Grâce à un système de prix dégressifs en fonction du cours du baril, l’accord fonctionne comme une double assurance : modération substantielle de la facture pétrolière des partenaires du Venezuela lorsque le pétrole est cher et réduction automatique des aides lorsque celui-ci est faible. Si l’échange apparaît équilibré avec Cuba, qui fournit en échange des missions médicales, il s’agit d’une aide directe pour la plupart des autres pays, auprès desquels il gagne une influence certaine. La sortie du FMI est également liée à la manne pétrolière qui permet au pays de se placer en position de créancier et d’envisager la création d’une Banque du Sud, alternative à l’institution précédente considérée comme impérialiste. Le prix du baril, actuellement bas, gèle cette initiative et réduit la portée de la diplomatie pétrolière vénézuélienne.

Toutefois, la stratégie vénézuélienne ne peut être envisagée uniquement à l’aune de l’anti-impérialisme et du tiers-mondisme qu’incarne Hugo Chávez.

Les relations privilégiées avec Cuba reposent, outre la proximité idéologique entre les deux leaders, sur la stratégie vénézuélienne d’hégémonie sur le bassin caribéen, avec en filigrane la rivalité avec le Mexique. De même, les diverses alliances que le pays forme au sein du continent latino-américain visent à contrer les influences du Brésil et de l’Argentine (par la création de l’ALBA) ou à ne pas se retrouver marginalisé (à travers l’intégration au MERCOSUR). L’attitude du Venezuela au sein de l’OPEP doit être reliée au caractère crucial pour l’économie vénézuélienne (et donc pour les grands programmes gouvernementaux) d’un prix durablement élevé du baril de pétrole.

Conclusion : quel avenir pour le Vénézuela ?

Nous avons vu que le président Hugo Chávez bénéficiait de forts soutiens dans l’opinion publique et que ses pratiques étaient largement plébiscitées. Le regain de stabilité du régime depuis 2004 est à attribuer certes au talent politique d’Hugo Chávez, qui a su transformer la crise politique en sa faveur, mais aussi au renchérissement du prix du pétrole sans lequel il aurait eu à gérer de nouvelles crises. Les grands programmes sociaux, dont la portée est louable, constituent un ciment du régime en préservant l’adhésion large du peuple. Le Venezuela n’en reste pas moins un pays rentier dans lequel le « mal hollandais », lié à la mono exportation de pétrole, et le clientélisme d’Etat organisé - qui s’insère malgré tout dans la stratégie de « développement endogène » prônée par Chavez - nuisent au développement d’une économie qui ne soit pas fondée sur des ressources épuisables.En l’absence de toute dépréciation durable du pétrole et si la rhétorique chaviste ne perd pas de son pouvoir évocateur pour le peuple vénézuélien, le régime apparaît stable, permettant un maintien de la stratégie actuelle. Le système économique révèle en revanche son incapacité à répondre à la demande de stabilité des prix du gouvernement, face aux fluctuations des transferts publics de soutien à la consommation. La reprise en main plus directe que l’Etat entreprend, à travers de multiples nationalisations, permettrait parvenir à l’objectif de stabilité intérieure, mais menace la compétitivité de l’industrie vénézuélienne.

Chavez, issu du peuple, se présente sous la figure du libérateur et porte les espérances des masses populaires. Le caractère révolutionnaire de sa rhétorique parvient à masquer sa politique conservatrice dans les faits qui ne remet pas en question l’ordre social préexistant, ce qui lui permet de contenir l’opposition. Si les pratiques chavistes relèvent davantage du plébiscite que de la démocratie, la majorité de la population le soutient. Les positions internationales qu’il défend sont à l’image de sa stratégie interne : des paroles enflammées pour des actions calculées.

Ronan Rocle (ENS Ulm)

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Langue Frédérique, « Pétrole et révolution dans les Amériques. Les stratégies bolivariennes de Hugo Chávez», Hérodote, 2006/4, n°123, pp. 41-61.

Saint-Upéry Marc, «Huit questions et huit réponses provisoires sur la « révolution bolivarienne »», Mouvements, 2006/4-5, n°47-48, pp. 57-72.

Goirand Camille, «Les gauches en Amérique Latine», avant propos, Revue Internationale de Politique Comparée, vol. 12, n°3, 2005, pp. 267-282.

«Venezuela : une « révolution » indéchiffrable ?,» Mouvements, n°44 mars-avril 2006, pp. 132-148.

«L’économie vénézuelienne sous Chávez», par Luis Sandoval et Mark Weisbrot2, RISAL, octobre 2007

«Venezuela : la révolution bolivarienne sans pétrodollars», par OUALALOU Lamia, Mediapart, juillet 2009

«Venezuela : accelerating the bolivarian revolution», Crisis group Latin America, briefing n°22, november 2009

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La volonté de démocratisation

Le mouvement actuel se place dans la continuité d’une quête centenaire de liberté et d’indépendance en Iran. En 1906, l’Iran fut l’un des premiers pays du Moyen Orient à se doter d’un régime parlementaire, suite à un soulèvement populaire dirigé par les intellectuels et le clergé de l’époque. Cette date marque une première ouverture aux libertés fondamentales (la liberté de la presse notamment). L’arrivée au pouvoir de Reza Shah dès 1925 voit fleurir les travaux de modernisation des infrastructures (construction de chemin de fer et de ponts avec l’aide d’ingénieurs allemands) et des institutions (création de l’université de Téhéran). Reza Shah encourage également la libération des femmes, mais de façon trop brutale en interdisant le port du voile (cette mesure a pour conséquence d’empêcher les femmes de milieux traditionnalistes de fréquenter les lieux publics et contribue ainsi à leur isolement). Cette mesure donne néanmoins aux femmes un premier accès à l’université. La Seconde Guerre mondiale, puis la Guerre Froide achèvent de rallier l’Iran au clan occidental. Le pays connaît de 1946 à 1953 une période de démocratie relative (les femmes n’ayant toujours pas le droit de vote) qui se solde par la nationalisation du pétrole à l’initiative de Mossadegh, premier ministre de l’époque qui compte affranchir le pays de l’ingérence des puissances étrangères (Royaume Uni et Etats Unis). Le coup d’Etat soutenu par les américains en 1953 coupe court à ce mouvement nationaliste. La volonté de modernisation et de démocratisation du peuple iranien se heurte à l’intervention des pays étrangers due à la position géopolitique de l’Iran, ou à la convoitise envers ses richesses énergétiques. Ainsi, la révolution islamique de 1979 s’inspire du nationalisme de 1953 et se dresse non seulement contre la dictature du shah, mais également contre l’ingérence américaine. Huit ans de guerre entre l’Iran et l’Irak consolident la toute jeune République islamique en exacerbant le nationalisme des iraniens. Ce nationalisme, construit autour de la préservation de la langue et des traditions persanes, est ancré dans la culture iranienne comme rempart face aux envahisseurs (Arabes, Mongols, Turcs, Anglais, Russes et finalement Occidentaux). Il nourrit une constante méfiance à l’égard de toute ingérence étrangère. Cela explique notamment l’actuelle unanimité de l’opinion publique iranienne autour de la question du nucléaire, au delà de tous les clivages politiques. Le nationalisme qui amène aujourd’hui les iraniens à revendiquer leur autonomie sur la technologie nucléaire est le même que celui qui amena Mossadegh en 1951 à revendiquer la maîtrise par l’Iran de son pétrole.

Défis de la modernité

Aujourd’hui, les iraniens, parmi lesquels beaucoup de jeunes et de femmes, se soulèvent contre le régime qu’ils accusent d’avoir trahi leur vote et de les avoir exclus du pouvoir politique. Pourtant, l’image d’un islam « médiéval » dissimule la vérité d’un régime qui, par des mesures plutôt rétrogrades, a relevé avec succès certains défis de la modernité. Le taux d’alphabétisation est estimé à 85%3. L’eau potable et l’électricité sont accessibles dans tout le pays (92%) et l’espérance de vie est estimée à 71 ans (pour 54 ans en 1970). Par ailleurs, le régime a encouragé malgré lui l’intégration dans la société des femmes issues de milieux traditionnalistes en réinstaurant le port du voile obligatoire, leur ouvrant ainsi les portes des universités. Aujourd’hui, les femmes iraniennes ont en moyenne 1,8 enfants4 (l’un des taux les plus bas dans les pays musulmans). Elles sont plus diplômées que les hommes et exercent des professions dans des domaines jusque là réservés aux hommes comme la médecine et le droit. Malgré les restrictions liées aux lois islamiques qu’elles subissent, ce régime n’a pas pu les exclure de la vie politique. Elles continuent de voter et d’être présentes au parlement. Le peuple iranien a accompagné ces avancées. Elles ne doivent cependant pas faire oublier que les droits de l’Homme sont encore largement bafoués en Iran. Aujourd’hui le peuple lutte pour la défense de ces droits, à l’image du prix Nobel de la paix Chirine Ebadi et revendique le peu de liberté que lui accordait le suffrage universel (les candidats étant sélectionnés par le régime) que lui ont « ravi »5 les dirigeants en place.

“Spiritualité politique”6

La démocratie, selon l’historien Pierre Rosanvallon, est un choix de société7. Ce qui se passe aujourd’hui en Iran donne à voir la volonté d’un peuple de fonder un modèle de société qui ne soit pas l’aveugle copie d’un modèle existant, mais qui réconcilie l’Iran avec lui-même, dans son paradoxe entre traditions et modernité. Dans leur épopée vers la démocratie, les Iraniens se demandent comment vivre ensemble en respectant les traditions de leur pays tout en permettant la modernisation de leur société. La « spiritualité politique » est une spécificité iranienne qui n’existe pas dans le monde occidental, sauf peut être aux Etats-Unis où la spiritualité en tant que ciment de la société joue un rôle important. Tout comme pour les Etats Unis, cette « spiritualité politique » ne semble pas tant constituer une impasse à la démocratie qu’un fondement singulier à partir duquel l’Iran s’efforce de s’adapter aux défis du monde moderne. Le peuple iranien est très politisé. Il s’est massivement déplacé aux urnes pour les élections présidentielles de 2009. Il proteste aujourd’hui tout aussi massivement pour exprimer sa déception et son sentiment de trahison. En cela, il incarne un contre-pouvoir qui relance la recherche d’un nouvel « être ensemble », une volonté politique qui montre la vitalité d’un pays en quête de liberté.

L’Iran ou la modernité

autrement

« Aujourd’hui est jour de deuil pour le peuple vert de l’Iran ». C’est en scandant cette phrase et des slogans antigouvernementaux que les manifestants iraniens ont enterré l’ayatollah Hossein Ali Montazeri, figure emblématique de la République islamique d’Iran le 21 décembre dernier à Qom, ville sainte du chi’isme. Montazeri représente à lui seul l’évolution de la révolution islamique de ses débuts à nos jours. Père fondateur de la constitution de 1979, il a été progressivement amené à désavouer les actes de la République islamique dont il fut l’un des plus hauts dignitaires. Il remit en cause le principe de « velâyat-e faqih » qui dota le régime politique d’un guide religieux et qu’il contribua lui-même à instaurer et regretta la prise d’otages à l’ambassade américaine de Téhéran le 4 novembre 1979. Il fut également l’une des rares personnalités influentes à prôner la tolérance religieuse envers le mouvement religieux « bahâ’i » ouvertement persécuté à l’heure actuelle et à encourager la réflexion sur une possible sécularisation du régime. L’évolution personnelle de l’ayatollah Montazeri est emblématique de l’évolution de la société iranienne. Les déceptions, les interrogations et les revendications de cette figure fédératrice font écho aux aspirations des manifestants à davantage de modernité politique (pluralisme, justice sociale, libertés fondamentales, démocratie). Le mouvement vert des opposants iraniens d’aujourd’hui se décline en une palette de revendications : des socialo-communistes aux religieux modérés en passant par les socio-démocrates et la droite libérale, les tendances sont partagées et révèlent la complexité des événements actuels.

La couleur verte

Le choix de la couleur verte est d’ailleurs extrêmement judicieux et a l’avantage de fédérer plusieurs symboles. Le vert est la couleur de l’islam et plus particulièrement de l’islam chi’ite, religion par essence politique et contestataire qui revendique la défense de l’opprimé et la justice sociale. Dans la tradition chi’ite, la couleur verte est associée aux imams Ali et Hossein. Ce dernier est la figure martyre de l’injustice des omeyyades dont on commémore tous les ans la mort dans le monde chi’ite. Elle sied particulièrement au « seyyed » 1 Mir Hossein Moussavi, candidat malheureux aux élections présidentielles de 2009, revendiqué par les opposants comme le chef de file de la contestation actuelle. Le vert est également la couleur des pousses de blé qui ornent la table de « norooz » 2 de chaque foyer iranien et célèbre l’arrivée d’une nouvelle année le premier jour du printemps. La couleur verte renvoie donc aux traditions de la Perse et de l’Islam chi’ite dont le mariage a donné naissance à l’Iran moderne. A son image, la jeunesse iranienne ouverte au monde occidental grâce aux nouveaux médias, a la volonté de concilier les revendications libérales et les valeurs traditionnelles.

Trente ans après une révolution qui a secoué leur pays, la région et probablement le reste du monde, les Iraniens redescendent dans la rue pour réclamer à nouveau la liberté et la

démocratie. Comment comprendre le paradoxe de cette société en quête de liberté depuis plus d’un siècle et dont les revendications démocratiques ne remettent pas

forcément en cause l’islam politique ?

1_ Le terme « Seyyed » désigne un membre

d’une famille descendant du prophète. Le préfixe

« Mir » est également révélateur de cette

particularité.

2_ Nouvel an iranien issu de la tradition Zoroastre de la Perse, fêté depuis

3000 ans le jour du printemps. « No-rooz »

signifie littéralement « nouveau-jour »

3_ Source : Unicef

4_ Source: The World Factbook, CIA

5_ Le principal slogan des manifestations de juin 2009 était « On a volé mon vote ».

6_ Le terme de « spiritualité politique » est emprunté à Michel Foucault dans un article intitulé « A quoi rêvent les iraniens ? », paru dans Le Nouvel Observateur en octobre 1978.

7_ Voir à ce sujet La contre-démocratie : la politique à l’âge de la défiance, Seuil 2006

« Le mouvement actuel se place dans la continuité d’une quête centenaire de liberté et d’indépendance en Iran. »

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6-IRAN GOLLIER5-IRAN

Les puissances étrangères ont leur mot à dire

L’avenir de ce mouvement et le destin de l’Iran dépendent des iraniens eux-mêmes mais aussi des manœuvres politico stratégiques des puissances étrangères. L’évolution de la situation politique actuelle dépendra de la capacité des iraniens à converger vers une solution commune. Il leur faudra pour cela s’armer de patience, comme le souligne Ezzatollah Sahabi8. Les leaders du mouvement vert font d’ailleurs

preuve d’une grande vigilance en préconisant constamment la non-violence et le respect du cadre de la constitution de la République islamique. Mir Hossein Moussavi martèle dans ses écrits que le mouvement ne dépend pas seulement de son leadership, mais qu’il s’étend à d’autres leaders et révèle de fait les désirs d’un peuple aux revendications profondément ancrées et désormais incontournables. Comme ce fut souvent le cas en Iran, les puissances étrangères ont également leur mot à dire. Dans un monde multipolaire, les alliances stratégiques se complexifient. L’Iran est aujourd’hui tiraillé par les intérêts des puissances comme la Chine et la Russie d’une part, des Etats Unis et de l’Union Européenne de l’autre. Les jeux d’alliance de

ces puissances, qu’ils soient en faveur du pouvoir ou de l’opposition, auront une influence non moins décisive sur le dénouement des événements. 2010 n’est pas 1979, avance Ezzatollah Sahabi. Il n’y aura peut-être pas de révolution à proprement parler et c’est d’ailleurs souhaitable. La seule certitude, c’est que tout le monde souhaite un Iran stable, que ce soient les iraniens eux-mêmes, les puissances étrangères ou les pays voisins… Cet Iran sera-t-il stable et démocratique, ou stable et totalitaire à l’image de la Chine ? Si cette dernière solution triomphe, elle ne durera probablement qu’un temps et ne résistera pas aux prochaines expressions populaires.

Anoucheh Bellefleur

RÉFÉRENCES

L’Iran de 1800 à nos jours (Flammarion, 2009 [Champs, histoire]) par Y. Richard

L’Iran, naissance d’une république islamique. Paris (La Martinière, 2006) par Y. Richard

L’Iran au XXe siècle. Entre nationalisme, islam et mondialisation (Fayard, 2007) avec J-P Digard et B.Hourcade

L’âme de l’Iran (Albin Michel 1990) ouvrage collectif sous la direction de R. Gousset, L. Massignon, H. Massé

«L’Iran au risque de l’anarchie, entretien avec Bernard Hourcade», Diplomatie, n°42, Janvier-Février 2010

« A quoi rêvent les iraniens ? », de M. Foucault, in Le Nouvel Observateur, n° 727, 16-22 octobre 1978, repris in Dits et Écrits II, 1976-1988, Gallimard, 2001, p. 694.

8_ Ezzatollah Sahabi est un ancien parlementaire, de mouvance nationaliste et religieux très modéré,

proche de Mehdi Bazargan (premier chef du gouvernement de la

République islamique et ancien ministre de Mossadegh). Il a écrit un article adressé à la diaspora iranienne sur « Rahresabz » (www.

rahesabz.net), le site de référence du

mouvement vert. L’Iran semble actuellement pris en tenaille entre la volonté de moderniser un régime se discréditant dans la répression, et une double culture persane et chiite modérant ces aspirations à une nouvelle organisation du politique. Ces sursauts intérieurs à l’Iran ne doivent cependant pas faire oublier sa vocation à jouer un rôle majeur sur la scène internationale, et les potentialités qui sont celles du pays, tant en termes de modèle institutionnel pour la région que de leader idéologique. Disposant au Moyen-Orient de liens avec un vaste réseau de mouvements islamistes (Hezbollah notamment) et d’une véritable domination morale sur les populations chiites « orthodoxes », l’Iran a à sa disposition de puissants relais pour sa politique d’influence. Faisant jouer son statut de puissance pétrolière et sa vocation manifeste à produire l’arme nucléaire, l’État perse s’impose de plus en plus comme un acteur incontournable géopolitique de la région à la fois en tant que fauteur de troubles - Liban, insurrection chiite irakienne - et agent stabilisateur et unificateur en s’imposant comme un leader naturel contre Israël.

Partant, il est clair que dans tous ses aspects l’Iran est un État habité par une véritable dualité qui doit être gardé à l’esprit dans le cadre de toute analyse, tant il est constitutif de son identité : son héritage mixte, entre tradition et modernité et sa stabilité exceptionnelle lui conférant par ailleurs un prestige et une inertie tout à fait particulière dans cette région troublée. Il s’agit donc d’examiner comment l’Iran s’est servi de ses vecteurs de puissance pour s’imposer lentement comme une puissance régionale de premier plan dans une zone où les Etats-Unis, hyperpuissance mondiale, ont failli à imposer la leur.

La puissance pétrolière et la course à l’autarcie

L’Iran possède une des économies les plus solides du Moyen-Orient. Basée sur l’exploitation des ressources pétrolières et une industrie forte (armement, automobile) mais également un secteur tertiaire dynamique (pétrochimie, télécoms), cet État a su avec un indéniable succès sortir du cadre rentier propre aux économies pétrolières du golfe arabo-persique.

L’Iran intrigue. État structurellement stable et fort, subsistant sans tutelle étrangère, il semble parvenir à résoudre la douloureuse équation entre Islam politique et une certaine forme de Welfare State, modéré et centralisé, occidental là où tous ses voisins ont échoué. Les récents évènements insurrectionnels (Juin 2009 et Hiver 2009) rappellent néanmoins avec acuité que la modernité sociale n’est pas immédiatement synonyme de modernité politique et que le combat de la première pour la seconde est un processus fragile.

Iran et Moyen-Orient, les paradoxes d’une

autarcie au service d’une politique d’influence

« 2010 n’est pas 1979, avance Ezzatollah Sahabi. Il n’y aura

peut-être pas de révolution à proprement parler et c’est

d’ailleurs souhaitable.»

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Page 16: Jeune République numéro 2

6-IRAN GOLLIER

puissant qui lui permet à la fois de maintenir un véritable « État dans l’État » libanais et de lutter avec efficacité contre Israël ; l’Iran pouvant alors revendiquer une part majeure du projet islamique de destruction d’Israël en ayant beau jeu de dénoncer l’inaction ou la passivité des autres régimes, remplaçant ainsi l’Egypte pan-arabiste nasserienne dans la mythologie régionale.

Le Chiisme, qui revendique environ 150 millions de fidèles, est la religion d’État de l’Iran depuis le XVIème siècle. Disposant de facto d’un rôle majeur au sein des mécanismes sociaux l’organisant, l’Iran a toujours eût une politique de soutien ambitieuse aux groupes minoritaires se réclamant de cette branche de l’Islam. L’arrivée au pouvoir des chiites en Irak et la montée en puissance progressive du Hezbollah sont autant d’indicateurs du succès de cette entreprise qui fragilise durablement les États à majorité sunnite, souvent incapables de gérer leurs minorités autrement que par la violence du fait de leur organisation extrêmement centralisée.

Un géant aux pieds d’argile ? La dualité intérieure

Cette influence considérable sur une région aussi stratégique que le Moyen-Orient est néanmoins tempérée par les déchirements intérieurs qu’elle entraine. En effet, à force de jouer d’une rhétorique diplomatique extrêmement agressive et d’avoir multiplié les projets pharaoniques en termes de défense et de diplomatie, la stratégie politique du pouvoir semble s’être retournée dans la perception interne dont elle bénéficie dans l’opinion publique, qui lassée critique l’éparpillement des efforts alors que la situation économique s’approche du marasme. Ainsi, alors que les exécutifs sont prêts à dépenser des milliards de dollars dans un programme nucléaire menacé d’anéantissement, près du tiers de la population vit encore sous le seuil de pauvreté.

Ce décalage manifeste entre des ambitions géopolitiques illimitées et un climat intérieur de défiance pose un large doute sur la capacité pratique qu’a l’Iran à fédérer le monde musulman sur le long terme, et à maintenir l’intensité de son effort diplomatique sans rompre l’équilibre précaire qui lie le régime à la population. De fait, la radicalisation progressive des discours d’Ahmadinejad, combinée aux provocations des mollahs sur la question du nucléaire, n’ont pas réussi à entretenir une dynamique unitaire centrée sur la haine des États-Unis et d’Israël. L’explosion sociale de cet hiver pose toutefois la question de la possibilité d’un mouvement progressiste en Iran. Si la foule scande bien des slogans hostiles à Ahmadinejad, la contestation vis-à-vis du régime lui-même semble rester minoritaire, ou tout du moins ne pas trouver les relais de pouvoir suffisants pour pouvoir envisager un renversement à court-terme. La contestation, en restant pacifique, parait être vouée à l’échec face à un réseau politique conservant un large capital de sympathie dans les villes de province. Cela ne signifie cependant pas qu’elle puisse être dès aujourd’hui très nuisible pour la stratégie diplomatique du régime, et avoir de véritables conséquences sur la position de l’Iran dans l’échiquier politique régional.

Il apparaît en effet clairement que la volonté du régime de se poser en exemple pour les sociétés arabes voisines est bien compromise, et que dès lors son premier levier d’influence est particulièrement entamé. Là où les membres supérieurs des organes issus de la Révolutions prônent le retour à un Islam plus rigoureux et un discours hostile à l’Occident, la société iranienne parait contenir une part grandissante de contestataires qui en arrive même à mettre en danger le régime.

Or il ne saurait exister d’hégémonie régionale sans un consensus intérieur, surtout lorsqu’elle se veut novatrice tant sur le plan institutionnel que social. Il s’agit donc d’observer avec attention les prochains mouvements des conservateurs pour en déduire la politique d’influence qui en suivra. Si Ahmadinejad est désavoué par les ayatollahs, l’Iran devrait prendre conscience de l’iniquité de sa politique extérieure, de plus en plus en décalage avec l’opinion publique, elle-même de plus en plus jeune. A l’inverse, si le régime renouvelle sa confiance dans Ahmadinejad (et tout porte à croire que cela arrivera), l’Iran pourra maintenir une politique agressive et ambitieuse à l’extérieur mais uniquement sur le court et moyen terme, au prix peut-être d’une dangereuse course à l’abîme avec Israël pour conserver son capital sympathie à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de ses frontières.

Quentin Gollier (SciencesPo Paris)

3ème puissance économique du Moyen-Orient, l’Iran reste néanmoins pénalisé par l’orientation socialiste des politiques planificatrices des 20 dernières années dont les séquelles les plus visibles sont le taux de chômage élevé (légèrement supérieur à 20%) et une inflation galopante (en moyenne supérieure à 15%) qui font planer de graves incertitudes sur la capacité de l’État à gérer la fin de l’exploitation pétrolifère.

L’exception iranienne vient du fait que l’État a très tôt accepté la nécessité d’une action sociale et industrielle massive visant à la diversification de ses débouchés et à la construction d’une économie reposant sur plusieurs pilliers, au contraire par exemple de l’Arabie Saoudite

et de l’Irak qui ont dilapidé leur capital de pétrodollars en dépenses somptuaires ou en projets pharaoniques à l’intérêt de long terme quasiment nul. Les dépenses militaires sont par exemples restées presque nulles pendant la période de protectorat américano-britannique de la fin de la Seconde Guerre mondiale à la Révolution islamique. Cet excès de devises fortes a ainsi permis la mise en place d’un véritable modèle social disposant de moyens considérables pour nourrir ses politiques.

Ce volontarisme économique s’est rapidement converti après la prise de pouvoir des islamistes en course à l’autarcie alimentaire, technologique et militaire. Ainsi, malgré la menace

permanente de sécheresse (celle de 2008 notamment qui a contraint l’Iran à acheter près d’un million de tonn es de blé aux États-Unis), l’agriculture iranienne semble parvenir à assurer bon an mal an un certain équilibre alimentaire à ses 70 millions de consommateurs. En matière technologique cependant, l’Iran peine à rattraper son retard du fait de la faiblesse de son système éducatif supérieur, gangrené par la corruption, et de son exclusion de l’Organisation Mondiale du Commerce qui l’empêche de facto à accéder au marché mondial des technologies de pointe, le droit d’auteur et la propriété intellectuelle n’étant pas garantis.

Enfin, l’instabilité consubstantielle au régime et les velléités populistes d’Ahmadinejad (ayant déclaré au début des années 2000 vouloir « en finir » avec le système boursier du pays) ajoutent à la fragilité globale du système à la merci des aléas du marché pétrolier et des initiatives populistes provoquant des hausses dramatiques de l’inflation dans le simple but de s’attacher la loyauté des campagnes ou de certaines catégories socio-professionnelles.

Puissance militaire, projet nucléaire et relais islamistes, la construction d’une politique d’influence

Comptant près de 350.000 soldats réguliers entretenus en 2006 par 2.6% du PIB (67ème mondial) extérieure de milices mobilisables tant sur la scène intérieure qu’en cas de menace extérieure, l’armée iranienne est l’une des plus importante et redoutée de la région. Ayant quasiment remplacé son matériel issu du grand déstockage postsoviétique, l’artesh (armée de terre) est une des rares armées régulières du Moyen-Orient. L’achat récent de nouveaux missiles sol-air et de sous-marins Kilo à la Russie rappelle la priorité stratégique essentielle de l’Iran : la lutte contre Israël. Alors que la probabilité d’une frappe israélienne augmente, que l’État hébreu effectue des manœuvres avec l’armée turque et grecque - possédant les mêmes missiles air-sol que l’Iran - et que l’Égypte ouvre le canal de Suez à un sous-marin lanceur de missiles balistiques, il apparait clairement que la course aux armements est lancée entre la puissance chiite et l’ « allié indéfectible » des États-Unis.

A ce budget militaire conséquent s’ajoutent les fonds colossaux dépensés dans le projet nucléaire, principale pomme de discorde entre l’Iran et la communauté internationale. L’ambiguïté des déclarations des exécutifs iraniens à l’AIEA et aux États occidentaux rend la situation d’autant plus tendue que les rapports sur l’imminence de l’obtention de l’arme atomique par l’Iran se contredisent : l’Iran possèderait même déjà la bombe. Cette ambition de devenir le premier État « arabe » à obtenir l’arme atomique nourrit de grandes inquiétudes ; l’Iran a-t-il un système politique capable d’en assurer la charge (peut-on faire confiance à la stabilité du régime, à la rationalité de ses dirigeants?) ? Quelle attitude adopterait-il vis-à-vis de son « ennemi héréditaire » un Ahmadinejad dont la radicalité de ses discours a toujours semblé être plus dirigée à son peuple qu’à la communauté internationale?

Si la politique d’influence iranienne dispose clairement d’une importante facette militariste, il s’agit aussi de remarquer les nombreux relais sociaux et religieux qu’elle utilise dans sa quête de puissance. Le Hezbollah (parti de Dieu) libanais a clairement fait état de sa soumission à Téhéran qui lui fournit armes et fonds par la mer ou la frontière syrienne. Cette organisation politico-religieuse typique des réseaux islamistes de la région dispose donc d’un soutien

« L’exception iranienne vient du fait que l’État a très tôt accepté la nécessité d’une action sociale et industrielle massive afin de sortir de la dépendance aux hydrocarbures »

« Alors que les exécutifs sont prêts à dépenser des milliards de dollars dans un programme nucléaire menacé d’anéantissement, près du tiers de la population vit encore sous le seuil de pauvreté »

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Page 17: Jeune République numéro 2

PRESENTATION THEMATIQUE 2

- Un monde à réinventer, par Salomé ZOURABICHVILI, p.34

- La gouvernance mondiale face aux défis économique, climatique, sanitaire et

écologique de demain, p.38

- Interview exclusive avec Bertrand Badie, p. 43

- L’Europe face à la Chinamérique, p. 48

- Chimérique Chinamérique, p.53

- Moyen-Orient, Great Middle Project et administrations américaines,

quelle place pour la démocratie au coeur de l’arc des crises ?, p.57

- Dépasser l’Etat nation, c’est revenir à la force mercenaire, p.63

- Construire sa diplomatie sur le mercenariat : une perspective inévitable pour

l’Europe? Et à quels risques ?, p.67

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INSTANTANÉSD’UN MONDEEN RECOMPOSITION

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Page 18: Jeune République numéro 2

« Le siècle de l’ONU se termine.»

18 ZOURA

Le XX ème siècle a vu une vision du monde s’imposer à la planète entière: inspirée par l’occident, lui-même confronté aux forces obscures des totalitarismes, cette vision démocratique des relations humaines, politiques et internationales a progressivement gagné les quatre continents. Privilégiant une approche pacifique (détente économique devant générer un rapprochement des systèmes plutôt que la confrontation), le recours à la force devenait un recours ultime, alors même qu’il s’agissait de promouvoir des règles de droit international de nature à sinon interdire du moins à réduire à l’extrême l’usage de la force comme moyen de résoudre les différends. Tout le XXème siècle pourtant modelé ou parce que traumatisé par les deux conflits mondiaux sera une longue quête pour la recherche des institutions (SDN, ONU, CSCE) et des principes (des quatorze points de Wilson à ceux d’Helsinki) qui devraient permettre de réduire autant que possible les menaces de conflit. La recherche de positions dominantes sur le plan commercial, énergétique ou idéologique est elle-même contrainte par ce risque, celui de déclencher un conflit d’une dimension et de conséquences qui annihilent les intérêts recherchés. Bien sûr le facteur nucléaire a grandement contribué à sous-tendre et conforter cette vision pacifiste obligée : la guerre, ne pouvant plus profiter aux plus grands,et risquant même de les annihiler, est alors réservée aux plus faibles et indirectement encadrée par leurs puissances tutélaires.

Ce monde-là est en train de s’effacer: les fondements sur lesquels il reposait sont sinon anéantis, du moins singulièrement ébranlés sans que l’on sache quels facteurs, quels principes, quelle vision nouvelle va s’imposer pour remplacer les fondements défaillants de l’ordre international du siècle passé.

Les institutions d’abord : le siècle de l’ONU se termine. Des scandales ont terni son action en Irak (pétrole contre nourriture), l’inefficacité a entaché son action en Afrique, elle a cessé d’être crédible au Moyen Orient. Non seulement elle perd son aura et son influence mais on voit ses représentants menacés au quotidien, au même titre que les autres : le tragique décès en Irak de son représentant spécial ou aujourd’hui en Haïti illustrent cette banalisation. Le Conseil e Sécurité dont la réforme n’en finit pas d’émerger n’est plus appelé à dire le droit : ni les bombardements en Serbie, ni l’agression russe en Géorgie, ni la guerre en Afghanistan ne ressortent plus de sa compétence directe. Aujourd’hui en Haïti lorsqu’il s’agit de faire face à une catastrophe sans précédent, la gestion de l’aide est prise en charge par qui peut le plus et le mieux, comme le montre l’exemple de l’aéroport d’Haïti.

Les principes ensuite : l’ordre international tel que défini à Helsinki avec deux fondements : un modèle universel de défense des droits de l’homme et des libertés démocratiques et le respect des frontières existantes autour du principe de l’intégrité territoriale des états issus de la seconde guerre mondiale n’est plus. L’universalisme des droits de l’homme et des libertés essentielles est remis en cause à chaque pas. Y-a-t’il vraiment des valeurs universelles de liberté, d’égalité qui puissent être défendues et prônées de par le monde, s’interroge le monde occidental confronté à un islam non seulement menaçant de l’extérieur sous sa forme terroriste , mais aussi dérangeant à l’intérieur par les questions sans réponse qu’il pose : le voile viole-t-il la liberté de la femme en la reléguant à un statut inférieur et ostracisé ou est-ce dans le le choix de le porter que vient aujourd’hui se réfugier la liberté de la femme de religion islamique ?

Quid des libertés démocratiques : où se situent-elles finalement. On se rend bien compte que la démocratie ce ne sont pas seulement les élections, ni le respect de la loi, car cette loi modelée par les dirigeants peut au contraire vider de pouvoir les citoyens ; la démocratie n’est pas non plus seulement le parlement et un équilibre des pouvoirs inscrit sur le papier. C’est tout cela à la fois mais avec d’abord un système judiciaire qui pour être juste doit précisément prendre en compte les particularismes locaux et dont il est donc difficile de définir des règles universelles. Les grands idéaux d’un modèle extensible et imposable à la planète entière se sont progressivement émoussés. La résilience de certains États à la promotion démocratique mais aux institutions gangrénées par la corruption comme en Europe de l’Est, ou utilisant la façade démocratique comme un paravent destiné à mieux dissimuler les vestiges totalitaires toujours vivants, ou encore l’inadéquation des modèles démocratiques aux États africains montrent que la crise du modèle est cette fois bien là bien que rien aujourd’hui ne semble pouvoir venir prendre sa place. Les démocraties ont d’ailleurs une part centrale de responsabilité dans la désillusion qui a pris la place de l’enthousiasme, a force de prôner la démocratie et de se taire devant les déviances autoritaires des régimes amis et alliés : la France en Afrique, l’Europe en Extrême Orient, l’Amérique face aux révolutions de couleur ont aidé à désespérer ceux qui espéraient le plus de cette cette vague de démocratisation promise. Ils ont perdu leurs alliés les plus zélés et nul ne vient les relayer.

Les principes pacifiques ont cessé d’obliger les dirigeants comme ils ont cessé d’inspirer les jeunes générations. Sans doute le 11 septembre a-t-il fait plus que beaucoup d’autres événements pour délégitimer la guerre. Celle-ci que le XXème siècle avait cru mettre hors la loi redevient non seulement possible mais nécessaire autant que juste et légitime. Si la Serbie avait été une première entaille au contrat, légitimée par le droit d’ingérence humanitaire, lors des années 90 la loi du talion en exercice « œil pour œil et dent pour dent » restait l’exception. C’est au nom du 11 septembre, de la légitime défense, du droit à préempter et à prévenir que l’Amérique intervient en Afghanistan, en Irak et partout où elle s’estimera en bon droit. Là aussi les Nations Unies sont au besoin informées, mais depuis la guerre en Serbie et le débat

UN MONDE À RÉINVENTER

Monde unipolaire, superpuissance, émergence de nouveaux acteurs et multipolarité … derrière cette interrogation quant au nombre et poids de ceux qui vont forger le monde de demain une question sans doute tout aussi cruciale tient aux facteurs qui vont renforcer les uns, regrouper les autres, servir à établir l’influence : force idéologique, énergie, réseaux financiers, puissance militaire brute, …?

par Salomé ZOURABICHVILI

Ancien Ministre des Affaires Etrangères de Géorgie

Professeur associé à L’Institut d’Etudes Politiques de Paris

« L’universalisme des droits de l’homme et des libertés essentielles est remis en cause à chaque pas.»

« Les principes pacifiques ont cessé d’obliger les dirigeants comme ils ont cessé d’inspirer les jeunes générations.»

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sur l’Irak chacun sait que la sanction d’un vote du Conseil de sécurité ne sera demandée désormais que par qui sera certain de l’obtenir, et ce dans des cas de plus en plus exceptionnels. Non seulement la guerre redevient un mécanisme accepté de régulation des relations internationales, mais le sacro saint principe de l’intégrité territoriale, ne représente plus lui-même un obstacle dirimant à l’intervention : la guerre en Géorgie, quelle que soit la part qui revienne au président géorgien pour être tombé dans le piège russe de la provocation et n’avoir pas su résister à la tentation de régler par la force ce qui ne pouvait l’être que par la politique, révèle l’étendue des dégâts. La violation de l’intégrité territoriale est inscrite dans l’acte de guerre et l’entrée des forces armées russes sur le territoire géorgien, mais elle est validée par la reconnaissance qui suivra des territoires séparatistes, et entérinée par le silence international qui s’en est suivi valant acquiescement.

Ce principe qui à titre exceptionnel avait été levé par la communauté internationale pour le Kosovo, violé une deuxième fois est en train de prendre valeur de précédent. D’où le silence international : car il faudrait pour ne pas accepter, réagir. Mais comment et à quel prix ? Ce principe est en train insensiblement de changer de nature : il reste valable pour ceux qui ont la force et le moyen de l’appliquer brutalement: la Russie en Tchétchénie, la Chine au Tibet ou au Sin Qiang. Pour les autres, ce n’est plus qu’une question de rapport de forces et de temps, le temps qu’il faut pour que ce rapport de forces se modifie et rende possible une libération qui ne l’est pas aujourd’hui. Là non plus, l’ONU et son corpus de principes rigide n’est plus le chemin obligé de l’émancipation nationale au contraire des grandes heures de la décolonisation.

De la même façon que l’interdiction de l’usage pur de la force militaire sans validation juridique n’opère plus, de même sont levées bien d’autres contraintes qui obéraient le libre jeu des acteurs sur la scène internationale. Les principes de non prolifération ont volé en éclat d’abord quelque part en Irak : pour avoir été mis en avant de façon abusive et avoir été avérés sans fondement, les discours sur la non-prolifération ont perdu de leur caractère convainquant. S’ils étaient déjà dénoncés par les états tiers, s’ils n’avaient pas empêché une prolifération tolérée, cette fois il en va différemment : avec l’Iran nous assistons à une Révolution véritable et nous allons assister à l’avènement d’un État nucléaire au vu et au su de tous et contre la volonté de tous ou presque…. après cela le régime de non prolifération, l’AIEA et ses inspections et les principes affichés par la communauté internationale auront cessé d’exister en tant que tels ou en tout cas auront cessé d’imposer leurs limitations en dehors de ceux du cercle des ayant droits.

Même révolution dans le domaine énergétique : depuis la première crise du pétrole, il était déjà devenu clair que les puissances détentrices de l’or noir n’allaient pas se priver d’imposer leurs prix, et de jouer sur le marché en s’entendant à travers des organisations de pression s’affichant comme tels (l’OPEP) ; mais la Russie de Poutine et le Venezuela de Chavez ont franchi un pas supplémentaire. Désormais nous sommes entrés dans un jeu beaucoup plus brutal où tout est permis : couper l’approvisionnement sans égard pour les tiers qui subissent les répercussions, pressions pour contourner les partenaires insoumis, prises de contrôle des voies d’approvisionnement de façon stratégique. L’énergie est devenue non seulement un élément de puissance et de consolidation de régimes dotés de cette manne, mais un facteur direct d’usage de la force aussi efficace que le recours à des bombardements ou à des attaques conventionnelles. L’arme énergétique évoquée comme menace potentielle est désormais entrée dans la panoplie normale des relations entre États.

Un autre paradoxe de la nouvelle donne tient au fait que les États qui s’affranchissent de ces règles ne sont pas forcements les plus puissants en termes militaires. La Russie qui intervient en Géorgie en Aout 2008 est sans aucun doute un État militairement affaibli qui mène là la seule guerre qu’il soit sûr de gagner, l’Iran prend le risque de défier les plus puissants tant sur le plan de son régime intérieur en réprimant férocement le mouvement populaire qui le défie

que sur le plan nucléaire, sans disposer d’un poids militaire qui lui assure de sortir vainqueur d’une confrontation ouverte. Quant à la puissance militaire américaine, elle est ouvertement défiée au quotidien en Afghanistan et le « surge » entrepris ne paraît pas devoir modifier cette réalité, à savoir que le pays le plus pauvre est encore en mesure de résister au pays le plus puissant grâce au pouvoir mobilisateur d’une idéologie. C’est une porte ouverte de plus : il n’est pas besoin de détenir la puissance pour défier l’équilibre s’il apparaît injuste.

Dans ce monde « sans loi » qui émerge, où tout est permis et aucune règle collective ne paraît devoir résister très longtemps, l’Europe apparaît comme une enclave et bientôt peut-être une anomalie. En effet, elle résiste aux tendances énoncées. Elle continue à s’inspirer des principes que nous voyons violer ou rejeter de par le monde. La foi en la vertu du pacifisme, du moins pour ce qui est des relations entre États européens, le rejet de la guerre qui continue à inspirer non seulement les relations intra-européennes, mais à dicter les obligations de ceux qui aspirent à entrer. Le maintien de l’intégrité territoriale comme principe européen entre tous, si grande est la conviction que la remise en cause de celui-ci ne saurait qu’entraîner l’éclatement de l’ensemble européen. La démocratie enfin, qui continue à être l’alpha et l’omega des régimes européens et pour les candidats, à travers les critères de Copenhague, le moteur de leur éventuelle intégration. Le non recours à la force finalement, au point que l’Europe hésite toujours à se doter d’une force supranationale, la volonté de réglementer les rapports énergétiques en son sein et avec ses voisins suivant des règles transparentes, tout peu à peu la coupe du monde extérieur.

L’entente entre l’Europe et les États-Unis sur la nécessité de préserver les principes de droit international, et de consolider contre toute atteinte les institutions qui les incarnaient, s’est émoussée devant un unilatéralisme américain, qui, pour adopter une forme moins offensive sous l’administration Obama, n’en reste pas moins désormais le mode par lequel le gouvernement américain se positionne face au monde. L’affirmation de la prédominance américaine sur le terrain de Haïti est à cet égard exemplaire d’une nouvelle approche dictée par l’efficacité au détriment du respect des formes internationales communément admises. Tant pis pour les convenances, tant pis pour la concertation, l’important est d’agir. Une règle qui s’était timidement exprimée lors des évènements du Kosovo est aujourd’hui affichée sans complexes ni réserve. Elle peut faire des adeptes sans difficulté. Pendant ce temps, l’Europe et les Européens n’en finissent pas de douter, d’hésiter devant les instruments de puissance, de mesurer les concessions qu’ils font aux instances de Bruxelles pour agir plus efficacement et qui n’en finissent pas ce faisant de brider leurs propres capacités. La Démocratie elle-même devient un frein intérieur : elle mène à tout tolérer, à ménager, et à ne pas confronter les menaces possibles, qu’elles soient idéologiques ou énergétiques ; et l’Europe d’hésiter devant son droit à promouvoir cette démocratie si combattue, si décriée désormais. L’échec relatif de la soft power américaine et de la diplomatie transformationniste fait encore plus hésiter l’Europe à concevoir la démocratie comme son arme principale – la seule ?- pour exporter son influence.

Ainsi paradoxalement l’Europe, de modèle le plus réussi d’une projection de valeurs et de principes par son modèle et par l’intégration de voisins dans sa construction, celle qui n’a pas compté d’échec et a su projeter démocratie, prospérité et stabilité dans chacun des pays auxquels elle s’est étendue, en vient à douter d’elle-même au moment même où il n’y a aucun projet concurrent, ni idéologique, ni pragmatique ; au moment où le monde, à la recherche de principes directeurs et de modèles, est à réinventer.

Salomé ZOURABICHVILI

« Non seulement la guerre redevient un mécanisme accepté

de régulation des relations internationales, mais le sacro

saint principe de l’intégrité territoriale, ne représente plus

lui-même un obstacle dirimant à l’intervention.»

« Dans ce monde « sans loi » qui émerge, où tout est permis et aucune règle collective ne paraît devoir résister très longtemps, l’Europe apparaît comme une enclave et bientôt peut-être une anomalie.»

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7-GOUVERNANCE À LA CROISÉE DES CHEMINS

des nations les plus exposées aux effets du changement climatique (fonte des glaciers de l’Himalaya et inondations en aval, dérégulation des équilibres océaniques, aridité).

Le déséquilibre comme facteur de l’équilibre

Les pays du Nord pourront imposer aux pays du Sud leur volonté de changement. Taxes-carbone aux frontières, accords internationaux seront d’autant plus effectifs que l’intégration du commerce mondial a créé de très fortes interdépendances. L’important excédent de la balance commerciale chinoise vis-à-vis des États-Unis constitue un déséquilibre majeur pour le système financier international mais un élément clé de l’intégration de la Chine à la tentative de maîtriser les émissions de gaz à effet de serre au niveau mondial par la limitation de la consommation des énergies et ressources fossiles. Alors que les partisans d’une réduction de l’émission des gaz à effet de serre appellent de leurs voeux un monde intégré à l’échelle régionale, dans lequel les flux de marchandises seraient réduits, les mesures protectionnistes qu’ils seraient tentés de mettre en oeuvre pourraient s’avérer contre-productives : à mesure que les rétorsions seront imposées aux États récalcitrants, l’intérêt à la coopération se trouvera réduit et des alternatives ne manqueront de surgir.

Il faudra donc éviter qu’une nouvelle puissance émergente parvienne à bâtir sa croissance sur son isolement, ce qui la conduirait inexorablement à fonder son modèle énergétique sur la ressource qui restera abondante et bon marché: le charbon. Si des mesures protectionnistes importantes sont mises en oeuvre à son égard, la Chine pourrait devenir cette puissance indépendante de production et consommation, puisqu’elle représente à elle seule le 1/5 de la population mondiale et est devenue leader de la production manufacturière et industrielle, y compris dans certaines industries de pointe. Si les pays développés, et notamment les États-Unis, résistent à la tentation de résorber précipitamment les déséquilibres commerciaux actuels, les avantages que lui procure l’intégration au commerce mondial l’inciteront à coopérer et se rapprocher progressivement des standards des pays développés pour appuyer ses exportations.

Un monde fragmenté par des inégalités croissantes

Il est nécessaire de battre en brèche l’idée que le développement économique est linéaire et progressiste. Les pays en développement peuvent se trouver enfermés dans des « trappes à pauvreté », empêchant toute possibilité de croissance à moins d’aides massives et d’annulation de créances. Une nouvelle trappe pourrait émerger : les « trappes à carbone ». Alors que certains pays européens commencent à réduire leurs émissions par habitant au point de rejoindre certains pays émergents, ceux-ci pourraient n’avoir ni les ressources, ni les technologies pour connaître un développement neutre en carbone. Il convient de considérer l’hypothèse de l’existence d’effets de seuil en ce domaine, à savoir la possibilité d’un découplage accessible uniquement après une « accumulation primitive » de capitaux physiques et intellectuels, rapportés à un nombre restreint d’habitants. Alors, il se peut qu’émerge un monde dual dans lequel les États qui auront développé les technologies et les bonnes pratiques sociétales pourront suivre la voie d’une croissance neutre en carbone tandis que d’autres se trouveront contraints de choisir entre résignation et sanctions ou développement autonome et exclusion partielle du système économique mondial, résultant du refus de se voir appliquer des normes juridiques injustement contraignantes sur les questions environnementales.

Le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), même dans les régions les moins développées du monde, réduit les frontières des échanges marchands et non marchands et a permis le développement d’une économie interconnectée et plus profondément financiarisée. Si cette évolution constitue une dynamique très favorable dans les pays du Nord ainsi que dans les pays du Sud, il convient d’en souligner les aspects qui seront négatifs au moins sur le court ou le moyen terme. Un élément fondamental de la nature humaine, le mimétisme, trouve un canal pour s’exprimer de façon globalisée. Les profits de monopole des firmes/spéculateurs qui sauront capter ces engouements des consommateurs/investisseurs à l’échelle planétaire, ces modes, seront très importants. L’actif fondamental n’est plus le travail, ni le capital, mais une idée, une maîtrise

Le changement climatique : un défi qui rapproche les échéances

L’enjeu majeur que constitue le changement climatique n’est plus à démontrer tant les évidences scientifiques abondent. Si la disparition de l’humanité n’est pas à craindre, ce sont des perturbations majeures des équilibres naturels et sociétaux qui sont à redouter. Comble de l’histoire, ce sont les pays les plus pauvres et qui ont le moins contribué au réchauffement planétaire qui en subiront les plus fortes conséquences. Les effets pour les nations les plus développées devraient être limités si l’on prend en compte les capacités d’adaptation et la mobilisation de ressources de substitution qu’elles pourront déployer. Le défi est de taille : changer les comportements de consommation dans le présent pour préserver les équilibres du futur. Pour les pays du Nord, la croissance sera réduite par des mesures de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Dans les pays du Sud, une modification plus profonde est à l’oeuvre, qui ne se matérialise que progressivement : le rattrapage du niveau de vie des pays du Nord, promesse implicite de la mondialisation, s’éloigne. Une constante de l’action politique se réaffirme: il existe un coût politique à reprendre ce que l’on a donné. Cet adage est également valable pour les promesses. Il sera pénible de reprendre la croissance et les promesses de croissance, à moins de les compenser par des gains plus importants encore.

Dans les pays développés, le sens nouveau donné à l’action de produire ou consommer pourrait constituer ce pendant. Mais il n’en est aucun dans les pays du Sud, qui n’ont pas atteint des conditions de vie permettant de placer en priorité des problèmes autres que matériels ou de subsistance. De plus, l’anticipation des impacts négatifs ne saurait constituer un motif de changement, la recherche de la faute se dirigeant invariablement vers l’autre hémisphère et alimentant un sentiment d’injustice paralysant. Les pays développés ou

les partisans d’une moindre modération carbone se focalisent sur la fermeté vis-à-vis de la Chine comme premier pollueur mondial. Cette position apparaît comme d’une part insidieuse, puisqu’il s’agit du meilleur moyen de faire échouer les négociations, et injuste, puisque les considérations d’émission par habitant devraient prévaloir (ce qui resterait à l’avantage des pays développés par rapport aux émissions historiques cumulées) et que la Chine est l’une

« Le rattrapage du niveau de vie des pays du Nord, promesse implicite de la mondialisation faite aux pays du Sud, s’éloigne.»

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La GOUVERNANCE MONDIALE face aux défis économique, climatique, sanitaire et écologique de demain

La crise climatique est au coeur des préoccupations contemporaines. Elle ouvre des perspectives de refonte des équilibres et des pouvoirs mondiaux, elle appelle la nécessité d’agir à un horizon plus long et de manière plus altruiste que ne l’ont jusqu’alors manifesté les États et conduit à réévaluer les relations entre l’homme, les sociétés et l’environnement naturel dans lequel il s’inscrit. Cette crise ne doit cependant pas faire oublier les crises permanentes ou récurrentes qui agitent notre monde: crises économiques ou sociétales périodiques, crises sanitaires résurgentes, crise de l’énergie et des ressources dont l’association et la combinaison brisent toute tentative de les endiguer. Le nouvel élan mondial invite au contraire à les repenser et, à la lueur des nouvelles réponses et de la nouvelle dynamique politique, à trouver des solutions partagées. Ce peut être l’opportunité d’une nouvelle pensée du long terme, à travers une recherche de la congruence entre individu, société et environnement.

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7-GOUVERNANCE À LA CROISÉE DES CHEMINS

que les outils disponibles pour la découverte de nouvelles molécules thérapeutiques n’ont jamais été aussi importants, le nombre de molécules découvertes chaque année décline progressivement. De plus en plus d’efforts sont nécessaires : le coût de développement moyen d’une nouvelle molécule thérapeutique est passé de 140 millions de dollars en 1980 à 300 millions de dollars en 1990 pour atteindre enfin environ 800 millions de dollars dans la période actuelle. La hausse régulière des exigences règlementaires en matière d’essais cliniques n’explique pas à elle seule cet accroissement, il faut admettre un épuisement progressif de la rentabilité des méthodes de recherche traditionnelles. Antibiotiques, insecticides se voient opposer des résistances inédites par les agents infectieux ou leurs vecteurs. La plupart des classes de ces médicaments/insecticides ont été découverts dans les années 80, très peu depuis. Le ralentissement de l’innovation thérapeutique fondée sur les molécules invite à penser que nous arrivons à une fin de cycle. L’espoir pourrait reposer sur de nouvelles classes de molécules thérapeutiques plus complexes, issues des biotechnologies.

Mais si cette révolution qui tarde à venir, n’était qu’une utopie, un rêve ? La gestion des molécules existantes repose sur l’utilisation massive d’une molécule jusqu’à ce que les résistances apparaissent naturellement chez le pathogène ou vecteur et se propagent à la plus grande part de la population. Ce mode de gestion n’est soutenable que si nous disposons d’un flux continu d’innovations. Or, l’innovation ralentit, pour des efforts croissants. En persévérant, nous risquerions de retourner à l’état antérieur, désarmés. Une bonne gestion consisterait à utiliser de manière cyclique des molécules, combinée avec une connaissance approfondie de l’écologie des populations de pathogènes ou vecteurs, afin de minimiser le risque de propagation des résistances. Toutefois, la mise en oeuvre de ce type de stratégie de long terme devient de plus en plus urgente, car la diminution de la réserve de molécules nouvelles la rend de moins en moins possible. Le défi qui se pose à la santé des hommes se pose dans les mêmes termes à la santé des végétaux, et donc à l’agriculture.

Parallèlement, le développement des outils de communication instantanée ont rendu insoutenable le risque individuel, même invisible pour les statistiques. Il en ressort une montée du principe de précaution et un repli sur soi généralisé, une forte individualisation, une forme d’égocentrisme exacerbé. Notre économie est devenue plus sensible aux crises épidémiques. La possibilité du télétravail et la mise en réseau des systèmes d’alerte ne sont pas encore assez développés pour contrecarrer la propagation des craintes. Ceci permet d’expliquer les

de l’opinion des multitudes ou de groupes ciblés qui permet à une minorité de « créatifs » de générer la plus grande part de la valeur, ou du moins de se l’approprier. Dans les marchés où seul le meilleur trouve une demande pour ses produits, la course à la qualité et à l’esthétisme conduit à l’exclusion des « improductifs » ou des moins productifs. La croissance actuelle accroît les inégalités comme le révèle l’exemple des États-Unis. Depuis vingt ans dans ce pays, coeur du capitalisme mondial, les deux tiers des gains économiques liés à la croissance sont allés s’ajouter au patrimoine des 1% les plus riches. Pendant ce temps, le revenu médian des américains n’a pas évolué. Si la croissance génère les inégalités, on aurait pu s’attendre à ce que la crise ait au moins l’effet salutaire de les résorber. Mais c’est l’inverse qui se produit : après une première phase de sanction pour les plus dotés en capital, le recours à l’argent public pour sauver le système pénalise en définitive les populations à bas ou moindre revenus. C’est donc une société inégalitaire qui se dessine, de crise en crise, liée à son évolution technico-institutionnelle.

Les systèmes de solidarité ou de subsidiarité pourront jouer leur rôle de stabilisateur, mais leur délitement sera causé progressivement par les stratégies d’évitement des plus riches, permises par des États opportunistes se refusant à une action coordonnée au niveau mondial qui aurait pu limiter ces mêmes stratégies. Dans un contexte de concurrence fiscale entre États, négliger la solidarité permet d’attirer une manne fiscale, même si le jeu est perdant-perdant sur le long terme. Outre leur rôle dans la formation d’un régime économique accroissant les écarts de revenus, les nouvelles technologies de l’information et de la communication permettent aux individus de mieux ressentir ces différences de niveau de vie, particulièrement dans les pays du Sud. Il est à craindre que ce double effet engendre des inégalités ressenties comme inéquitables, voire insupportables. Une hausse de la conflictualité mondiale doit dès lors être envisagée. Les frustrations dans les pays du Sud vont se manifester avec une croissante évidence. Il est à redouter de voir les fanatismes et les mouvements extrêmes prendre une ampleur inédite. Agités par des troubles, les régimes autoritaires risqueront de se maintenir en utilisant la force tandis que dans les démocraties en développement des mouvements politiques marginaux prônant la violence remplaceront progressivement des « alter » rentrés dans le rang. Ces changements ne seront ralentis ou effacés de notre futur que par une action de grande ampleur des pays développés en faveur des pays du Sud. Mais il peut être craint que les aides associées à la mise en oeuvre des réformes de maîtrise des émissions ne se traduisent pas par des transferts supplémentaires de richesses mais plutôt par des réaffectations, conditionnelles qui plus est.

Le grand marchandage

Dans un monde fondé sur les promesses de développement futur, il s’agira de veiller à ce que personne ne voie ses anticipations trop affectées, au moins dans une certaine mesure. Il s’agira d’indemniser les pays de l’OPEP pour le pétrole qu’ils n’auront pas extrait (ce qui pourrait être réalisé en achetant des gisements d’hydrocarbures pour les geler). Mais le marchandage pourra prendre des tournures inédites en réponse aux nouveaux rapports de force carbone qui ne manqueront pas de s’instaurer. Faudra-t-il payer pour le carbone économisé à travers

le bioéthanol du Brésil, le nucléaire en France ou l’uranium d’Australie (qui soit dit en passant, produit son électricité à partir du charbon) ? Plutôt que l’élan de responsabilité que certains défenseurs de la maîtrise des émissions appellent de leurs voeux, s’oriente-t-on vers un immense marchandage ? Dans tous les cas, les pays du Nord devront se préparer à réaliser les plus lourds efforts, s’ils veulent que l’impulsion qu’ils apportent au développement décarboné soit largement suivie.

En se focalisant sur l’enjeu de moyen terme que constitue la modération du changement climatique, l’humanité sera plus à même de mettre en oeuvre les changements nécessaires pour pallier la raréfaction des ressources, condition nécessaire pour s’orienter vers un développement durable. Les solutions existent et requièrent adaptations techniques et modération. Elles auront un effet certain sur les inégalités, bien que ce ne soit leur but premier.

Le défi sanitaire

Le défi climatique se mue en défi sanitaire lorsqu’il apparaît que les évolutions de climat permettront aux pathologies qui paralysent le développement du Sud d’affecter le Nord. Alors

« Faudra-t-il payer pour le carbone économisé à travers le bioéthanol du Brésil, le nucléaire en France ou l’uranium d’Australie ? »

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8-INTERVIEW BADIE

Comment expliquez-vous l’évolution globale récente du paradigme réaliste des relations internationales ?

Je crois que l’on a vécu une transformation très forte des relations internationales depuis le XIXème siècle, l’époque fondatrice du « Concert des Nations », cette prétention de quelques États à cogérer l’ensemble du système international. A l’époque, le système international était limité à un continent, même à une partie du continent européen.

D’autre part les États en compétition étaient de force égale. Ils appartenaient à la même culture et partageaient facilement les mêmes valeurs, au gré, c’est là l’exception, des changements de régimes entre libéraux et conservateurs. Aujourd’hui et surtout après la décolonisation et avec la mondialisation on a totalement changé la taille de l’arène internationale dans la mesure où le système mondial est devenu un système inclusif, c’est-à-dire inclusif d’États de capacités militaires, économiques et politique extrêmement contrastés et dotés de cultures très différentes.

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budgets importants alloués à l’achat de vaccins : une crise de panique et la paralysie qu’elle engendrerait seraient bien plus préjudiciables à notre système de santé que les coûts directs supportés. Il reste à trouver l’équilibre acceptable entre principe de précaution et évaluation circonstanciée des risques, impacts économiques et sociétaux...

Le défi de l’énergie et des ressources

Le défi des ressources était envisagé depuis plusieurs décennies, notamment sous la forme de la théorie du « peak oil ». Le changement climatique vient briser la solution de transition constituée par le charbon, à moins de le coupler avec la séquestration du carbone émis. Alors que la croissance des rendements agricoles compensait à peine les pressions démographiques, la ressource végétale se trouve de surcroît mobilisée pour répondre au défi énergétique. Pour permettre le développement des agro-carburants, agro-énergies, et exploiter pleinement les potentialités des énergies présentes sur les territoires, il faudra mobiliser de lourds investissements de recherche appuyés par un soutien réaffirmé aux systèmes de production locaux. Assistera-t-on à la résurrection de la Politique Agricole Commune en Europe, pourtant encore décriée et déclinante, sous la forme d’une Politique de Développement Commun, aux compétences élargies à l’ensemble des milieux naturels ? Il existe toutefois un antagonisme majeur entre développement des agro-ressources et gestion de la ressource en eau qu’il sera nécessaire d’arbitrer. Le défi n’est pas seulement celui des ressources renouvelables, mais s’élargit à de nombreux métaux essentiels. L’intensité de cuivre ou de zinc par habitant présente aux États-Unis ne sera pas accessible, compte-tenu des réserves disponibles, à l’ensemble de la population mondiale. Si l’on peut parier sur un nouveau modèle de développement qui capitaliserait plus efficacement sur le potentiel de ressources utilisées avec parcimonie, ce modèle n’émerge pas encore. Force est de constater que l’utilisation de ces métaux a jusqu’à présent crû linéairement avec le PIB.

L’attention se concentre avec raison sur le développement des potentialités des ressources nécessaires pour les usages de larges volumes. Mais ce serait oublier les ressources indispensables pour des usages clés de faible volume : les terres rares, « pétrole » de demain. Nécessaires dans des applications stratégiques telles que les technologies de l’information et de la communication, les énergies décarbonées et les nanotechnologies, ces ressources sont très inégalement réparties. La Chine, l’Afrique du Sud concentrent les principaux gisements, suivis par les Etats-Unis et la Russie. Pour d’autres métaux rares, le Congo, la Zambie, le Brésil ou l’Australie ont des positions dominantes. Il est aisé d’imaginer le moyen de pression colossal que cet avantage constitue pour des États forts, et la menace d’ingérence pour des États faibles. Pour répondre à ces défis, les nations doivent se doter d’une politique industrielle en faveur d’un développement durable, appuyée par des incitations raisonnées, et surtout d’une ambition. Les effets prévisibles sur les nations extérieures, liés aux interdépendances préexistantes, devront être pris en compte dans l’établissement des stratégies de développement, qui devront par conséquent être partagées. Les défis auquel l’humanité doit faire face, économique, climatique, sanitaire, écologique, ne seront surmontés que par une démarche volontariste associant les acteurs dans le dessin d’un horizon commun.

Ronan Rocle (ENS Ulm)

BIBLIOGRAPHIE

- Regards Croisés sur l’économie, numéro 6, « Les économistes peuvent-ils sauver la planète ? », La découverte, 2009.

- A. Dimasi et al., The price of innovation: new estimates of drug development costs, Journal of Health Economics, 22, 2003, p.151–185.

- Bernard Lemoine, «La genèse d’un médicament : complexité et coûts croissants pour une innovation sans prix», Sève, numéro 2 : Innovation et Santé, 2004, p.47-57.

- R. B. Gordon, M. Bertram, T. E. Graedel, Metal stocks and Sustainability, PNAS January 31, 2006 vol. 103 no. 5 1209-1214

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INTERVIEW

EXCLUSIVE DE

BERTRAND BADIE

Bertrand Badie est chercheur en relations internationales, enseignant à SciencesPo et au Centre d’Études et de Recherche Internationale, spécialiste des

évolutions sociales et politiques entrainées par la mondialisation.

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« Il n’y a de régulation internationale possible dans le

monde contemporain qu’à travers l’activation des sociétés et des

acteurs sociaux et leur participation au processus de transformation »

Néanmoins, l’intervention militaire n’est-elle pas nécessaire pour venir à bout des blocages politiques et sociaux des sociétés moyen-orientales ?

Je crois d’abord qu’il est difficile de faire de ces sociétés un tout, et ensuite que toutes les sociétés dans le monde ont leur blocage. S’il fallait une intervention multilatérale pour débloquer le mal français, où en serions-nous ? Le problème ne doit pas être posé ainsi mais de façon inverse. Lorsque la commission Evans-Sahnoun a posé le principe de la responsabilité de protéger de façon très sage et intelligente, il s’agissait de dire que lorsque un État est en situation d’incapacité (notamment de protéger ses citoyens), c’est la communauté internationale toute entière qui doit se substituer à l’État pour prendre en charge sa défaillance. J’aime beaucoup ce concept car il part de la prise en compte des besoins davantage que de la prise en compte des structures. En effet ce n’est pas la prise en compte de la structure de l’État irakien, ou de quel État qu’il soit, qui implique l’intervention mais la situation de détresse dans laquelle se trouve la société irakienne. Encore faut-il savoir mesurer objectivement cette détresse, car on a vite fait d’attribuer au voisin une situation de détresse pour intervenir.

Ce dont on s’est aperçu, et que les Américains ne peuvent pas comprendre du fait de la structure même de leur science politique, c’est que le politique n’est pas une variable première ; cela fait partie des grandes illusions du messianisme américain. Celui-ci commence par considérer la situation politique bonne ou mauvaise, ce qui est absurde : au début il y a l’homme et au début du politique, il y a la société.

Le grand sujet de dissertation pour nos décideurs politiques est donc celui-ci : comment peut-on aider une société à se découvrir et à se construire. C’est beaucoup plus difficile à traiter qu’on ne le croit, et j’y ai moi-même cru au début des années 90 quand j’ai été pris dans l’ivresse des principes d’ingérence. Le grand problème c’est qu’aujourd’hui en 2010, personne ne sait répondre à cette question, on sait seulement qu’il faut bien plus mettre en avant les acteurs sociaux.

Passons maintenant à l’émergence du concept de solidarisme. Comment considérer ce concept dans le monde mondialisé ?

Le solidarisme est d’abord un paradigme, c’est considérer que la régulation internationale ne peut être comprise et

appliquée et promue qu’à travers une interdépendance organisée entre les différents acteurs et à travers ce que le juriste Georges Scelle nomme une « con-pénétration » contrôlée et organisée des sociétés. C’est le pari d’organiser l’interdépendance comme mode de fonctionnement des relations internationales.

La condition principale du solidarisme est l’inclusion, c’est-à-dire faire en sorte que tous les acteurs et Etats, du Bhoutan aux Etats-Unis, puissent participer sur un pied d’égalité. Ce qui est très loin d’être le cas des relations actuelles. Celles-ci en effet, et je choque quand je le dis, sont racistes, fondamentalement construites sur l’idée d’une inégalité entre les hommes. C’est délibérément qu’on considère qu’un palestinien vaut moins qu’un israélien, qu’on considère que les africains des Grands Lacs valent moins que les habitants des Balkans ! C’est un choix diplomatique conscient et construit qui structure les relations internationales et dont nous nous accommodons tous ! C’est tout à fait scandaleux.

Le parcours solidariste est donc un long parcours qui considère au fond qu’un homme vaut un autre homme et que nous sommes dans une situation où seule une égalité de perception entre les acteurs pourrait permettre de promouvoir la paix mondiale. Les violences qui se propagent sont pour la plupart des violences d’exclusion, de ressentiment à l’encontre des inégalités construites. Rien de tel que l’humiliation pour produire du ressentiment et rien de tel que le ressentiment pour produire de la violence. Celle-ci pouvant être inouïe comme on l’a vue pour l’attaque sur le World Trade Center. Mais cette attaque doit être ramenée au milliard d’homme qui sur Terre ne mange pas à sa faim et aux 2.300 hommes qui toutes les 3 heures meurent de faim dans le monde. Car ce n’est pas une fatalité sociale ou économique mais un choix politique de non assistance à personne à danger. Le solidarisme cherche donc à reconstruire « la base » : l’inclusion de tous dans tout.

Or tout le jeu diplomatique aujourd’hui va dans le sens contraire, vers le club. On préfère le G8 au G20 et le G20 aux Nations-Unies et le P5 au G8 et l’hyperpuissance au P5. Toute notre pratique diplomatique est fondée sur l’exclusion.

La solidarité se nourrit donc des enjeux de ces inclusions de « tous en tout ». Ces enjeux nous les connaissons puisque des institutions aussi nobles que le PNUD ont construit le concept de sécurité humaine, structurant l’agenda de la mondialisation en matière de développement.

L’avènement du solidarisme nécessite-t-il un changement du paradigme économique ?

Incontestablement. Selon moi l’hégémonie du néo-libéralisme est telle qu’elle englobe à la fois le spectre économique et le spectre politique. Le fait que les grandes institutions des Nations-Unies comme la FAO ne se reconnaissent même pas le droit de dénoncer les méfaits de cette idéologie qui renvoie à leur faim des millions d’individus est un scandale politique.

« Les relations internationales sont racistes »

Donc, l’idée de « Concert des nations », l’idée de club s’en trouve profondément révisée. En effet l’inégalité de capacité entre les acteurs militaires entraine que toute action des plus forts se trouve ressentie comme une agression de fait par les plus faibles. Elle est interprétée comme étant une action impérialiste. Le jeu réaliste et le jeu de compétition des puissances se transforment mécaniquement en compétition impériale. Et de ce point de vue le ratage de ce qui aurait dû être la grande invention de la fin des années 90, l’intervention et la responsabilité de protéger, démontre de façon très claire que seules les sociétés ont la maitrise d’elles-mêmes. De plus vouloir transformer une société de l’extérieur à l’initiative du plus fort et par l’usage de la force par le plus puissant est devenu une gageure c’est-à-dire à été complètement retournée contre son auteur, la responsabilité de protéger devenant effectivement une nouvelle forme d’impérialisme.

C’est la raison pour laquelle le modèle réaliste (je ne dis pas qu’il n’est plus pertinent) décrit autre chose, des stratégies de domination plus que des stratégies de régulation. Il faut désormais trouver les stratégies de régulations à travers la prise en compte des sociétés. Il n’y a de régulation internationale possible dans le monde contemporain qu’à travers l’activation des sociétés et des acteurs sociaux et leur participation au processus de transformation. Contre une société on ne peut rien, mêmes les canons ne peuvent rien.

Comment commentez-vous alors les embryons de démocratie irakienne et afghane ? Cela ne vient-il pas nuancer ce constat ?

Il n’y a pas de démocratie en Irak et en Afghanistan pour une raison très simple : il ne peut y avoir de démocratie sans Etat.

La partition des États du Moyen-Orient selon les frontières « sociales » serait -elle alors une solution ?

Une chose se dégage clairement de l’histoire des relations internationales, c’est qu’on ne peut pas découper le monde sur papier dans un boudoir. C’est impossible. Quand un traité d’une conférence internationale a tenté de le faire, les dynamiques sociales et politiques se sont mises en marche et ont corrigé le processus. Les traités du style de

ceux qui ont partagé la Pologne et les Balkans au XIXème siècle ne sont possibles et efficaces que s’ ils sont ratifiés par les peuples, s’ ils sont recomposés dans une dimension sociale et politique.

Les partages attirent aujourd’hui le scepticisme. Regardez comment se sont formés les frontières en Europe pendant le Moyen-âge et la période moderne et vous verrez que ça a été un long processus de délimitation qui n’a rien à voir avec un choix rationnel et froid de diplomates réunis en conférence. Regardez actuellement la dynamique de la carte internationale et vous verrez qu’elle n’a rien à voir avec des choix diplomatiques et politiques. Lorsque l’Erythrée a choisi de faire sécession de l’Ethiopie, c’était une décision sociale, absolument pas de diplomates ou de techniciens, comme tous les processus de transformation politiques.

L’échec du projet conservateur américain de transformation des régimes « à l’américaine » est-il un avatar de cette situation ?

L’échec de ce processus de réforme de sociétés de l’extérieur connait des paliers différents. Il y a d’abord l’échec du néo conservatisme dans la mesure où le néo conservatisme reposait sur une idéologie et une vision (au sens psychanalytique du terme) messianique du rôle exceptionnel des États-Unis dans le monde. Ceux qui ont décidé de l’intervention américaine en Irak étaient persuadés que les colonnes américaines allaient être accueillies par une foule en délire tout le long du chemin de Bassora à Bagdad ! Et ce n’est pas du tout ce qui s’est passé. Le néo conservatisme a montré que le messianisme américain n’avait aucune vertu internationale, ce que très lucidement et très modestement le Président Obama a fini par admettre dans son discours du Caire qui est, d’un certain point de vue, tout à fait « anti-messianique ». Quoiqu’il restât des traces de messianisme ,car on abolit pas une culture messianique comme ça.

Il y a ensuite un deuxième pallier qui est l’échec du leadership américain. On avait cru au début des années 90 que l’effondrement de la bipolarité allait créer une stabilité hégémonique autour des États-Unis, de leader bienveillant, et on s’est aperçu que l’uni latéralité était intenable. Nous sommes donc sortis de la période de stabilité hégémonique pour rentrer dans l’exact contraire : l’instabilité hégémonique. En d’autres termes, dans un monde mondialisé, l’hégémonisme crée de l’instabilité plus que de la stabilité.

La troisième facette de l’échec américain va bien au-delà de l’Irak et des États-Unis. Il montre à quel point il est difficile de faire de l’ingénierie internationale auprès des sociétés les moins avancées, ou considérées comme telles, et comment on est condamné au retourner au contrat social : une société ne peut évoluer que par celui-ci et non par des expédients étrangers. Et cette dernière facette est sans doute la plus poignante dans la mesure où il nous conduit à comprendre que le multilatéralisme trouve sa limite dans l’impossibilité même d’une intervention collective chez l’autre.

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« L’OTAN devient le bras séculier

du club occidental »

Je n’aime pas cette question, elle est très nominaliste. Si on prend une définition large de la guerre, celle-ci n’a jamais quitté la planète. Nous savons que depuis 1945, il y a eu 40 millions de morts dans les guerres dans le monde, on rirait donc vraiment jaune à la formule du retour de la guerre. C’est aussi stupide que de dire que l’on assiste à un « retour de l’État », il n’est jamais vraiment parti… En partant d’une définition large, la notion « guerre » a eu une tendance à s’aggraver et à se banaliser au cours des années du XXème.

Si maintenant on a une définition clausewitzienne (relation antagoniste frontale entre un acteur et son ennemi) alors là effectivement non seulement il n’y a pas retour de la guerre mais la guerre a pratiquement disparu ! Les formes de conflictualité que nous observons aujourd’hui ne rentrent dans aucune définition classique de la guerre : nous n’avons plus de confrontations entre États (rarissimes et très brèves) - ce sont les sociétés qui prennent le relais des États comme support de la conflictualité. La notion d’ennemi « frontal », ce double contre lequel on se définit, devient complètement périmée.

Pourtant le concept de guerre « totale » reste fréquemment utilisé dans le discours politique, notamment aux Etats-Unis…

En effet si la guerre clausewitzienne tend à disparaitre, les États semblent s’agripper à ce concept. En effet, ceux-ci cultivent un réflexe de défense et de sécurité nationale qui rend la potentialité de la guerre tout à fait banale et permanente mais également parce que, comme l’a dit Charles Tilly, un État ne peut se maintenir si il ne peut convaincre ses citoyens qu’ils sont en danger. Il suffit de voir le discours tenu lorsqu’un de nos soldats tombe en Afghanistan, les politiques s’adressent à l’opinion publique pour justifier la stratégie qui a conduit un jeune à la mort.

Le déplacement de la conflictualité des États vers les sociétés va-t-il transformer durablement le paradigme du fait guerrier vers l’asymétrie militaire ?

La guerre asymétrique maintient l’ambiguïté : ça reste une guerre, simplement déformée : Je crois plus au concept de violence sociale internationale. Il y a en effet l’apparition de véritables « entrepreneurs de violence » exploitant le ressentiment des sociétés. Ces stratèges froids conduisent les individus jusqu’au suicide pendant qu’eux restent dans leur grotte. Tout ça se tient, ce n’est pas parce que la violence a changé de nature qu’elle a perdu ses acteurs principaux.

D’où le dilemme des sociétés occidentales : elles ont un devoir de se protéger des acteurs de violence mais la guerre, longtemps leur outil privilégié, ne permet pas d’éliminer la cause. Autrefois une défense nationale parfaite, si jamais

elle a existé, pouvait épuiser le sujet, éliminer cette cause, alors que maintenant on peut construire tous les portiques de sécurité et faire tous les contrôles aux frontières, tout en ayant les meilleurs services de renseignement du monde pour traquer Al Quaeda, on ne désamorcera jamais la violence potentiellement contenue chez des êtres affamés et humiliés.

La constitutionnalisation/légalisation du fait guerrier par les démocraties n’atténue-t-elle pas la perception belliqueuse de celle-ci auprès des opinions nationales ?

La légalisation est un fait positif mais s’accompagne de la légitimation du conflit, de la notion de « guerre juste » avec toutes ses bêtises. Maintenant, on transforme l’ennemi en coupable avec tous les dangers que ça implique. Dans la guerre clausewitzienne l’on pouvait à tout moment négocier avec l’ennemi. Avec un coupable il est impossible de le faire, vous devez le capturer, l’emprisonner et le juger. Cela amène parfois a des apories étranges comme au Soudan où Bachir est présenté à la fois comme un criminel de droit commun et un interlocuteur avec lequel il faut négocier : on ne s’en sort plus !

Propos recueillis par Quentin Gollier

et Anne-Lorraine Imbert,

mercredi 13 janvier 2010.

Mais entendons-nous bien, si le capitalisme a clairement été incapable d’organiser le développement à l’échelle globale, il est tout aussi évident que ce paradigme économique a connu une forte édulcoration de sa définition qui rend difficile sa condamnation en bloc. Quoi que sa notion soit floue, il reste que l’économie spéculative sur les matières premières mise en place cyniquement par les marchés est néfaste, ce système ne saurait donc être satisfaisant. Les solutions sur le long terme s’imposeront d’elles-mêmes et d’ici 50 ans, je suis convaincu de l’apparition d’un impôt universel sur le développement.

Abordons maintenant notre troisième point consacré à l’étude de l’Organisation du Traité Atlantique Nord. S’agit-il d’une nouvelle Sainte Alliance ?

Je crois que d’un certain point de vue, cette assertion est vraie. C’est une nouvelle Sainte-Alliance mais les choses sont peut-être moins spontanées et pensées qu’on le dit généralement. Il semble maintenant que lorsque le Pacte de Varsovie a été dissout, le choix politique a été de conserver l’OTAN. Cette décision prise aux États-Unis a-t-elle été un choix de Sainte Alliance néo-conservatrice avant la lettre ? Je serai plus nuancé. Je crois pour ma part, mais on a peu d’archives, que c’était un choix d’abord hégémonique, les États-Unis étant dans l’euphorie d’une uni-latéralité qui avait fonctionné à leur profit pendant l’opération Tempête du Désert. Je pense que dans cet engouement, dans un contexte de crainte des États-Unis de devoir quitter le continent européen, il y a eu cette stratégie claire de maintenir l’OTAN.

Ce qui s’est produit au cours des années 90 d’abord sous la pression du néo-conservatisme de Bush fils, puis relayé par ce néo-conservatisme mou qui affecte l’Europe depuis deux ou trois ans, c’est que, comme pour légitimer l’OTAN, on a reconstruit la notion d’Occident différemment de ce qu’elle était auparavant. Si vous y réfléchissez, l’Occident a d’abord été la chrétienté, puis les Lumières, puis le « standard de la civilisation » et , plus récemment, la résistance au totalitarisme soviétique, ce qui le rendait d’ailleurs très sympathique et très légitime.

Mais maintenant l’Occident a de nouveaux oripeaux, il ne peut plus se présenter à la face du monde comme étant le rempart contre le totalitarisme. Il subit donc une mutation qui le conduit à se construire en oligarchie, le lieu de concentration des ressources et des puissances dans l’espace mondial.

Désormais, non satisfait de sa domination, il finit par se définir comme une aristocratie, comme le meilleur paradigme politique, économique et culturel mondial ; le néo-conservatisme y est pour beaucoup en imposant intellectuellement l’Occident comme l’aristocratie naturelle du monde car porteur de valeurs immédiatement supérieures aux autres. Mais à son organisation politique sympathique, à la démocratie (les néo-conservateurs cherchant même à refuser aux pays non-démocratiques l’accès aux organes de la gouvernance mondiale), se sont

agrégées d’autres idées, certaines nobles comme l’État de droit, d’autres plus arbitraires comme la référence à la judéo-chrétienté mais également des concepts plus pénibles comme la prétention hiérarchique, l’affirmation que le monde occidental est réellement supérieur aux autres et possède une mission salvatrice et une identité étalon à affirmer.

Cette représentation idéologique est devenue peu à peu un instrument d’action pour l’OTAN. Quand on voit que celui-ci intervient au Pamir, on réalise que l’on est passé d’une rationalité géopolitique, de Guerre froide, à une rationalité impériale qui est celle du monde occidental tel que nous le connaissons aujourd’hui.

Comment répondriez-vous à la question de Pascal Boniface, « l’Occident est-il en danger ? »

Je ne comprends pas ce que ça veut dire. L’unité prêtée à l’Occident et la possibilité de le cartographier me paraissent éminemment contestables. On vous explique d’abord que l’Occident ce sont les États-Unis et l’Europe. Or tous les sondages montrent bien que les comportements sociaux sont totalement différents dans ces deux régions, que l’unité de l’Europe, construite dans le cadre de l’intégration européenne à travers des projets constitutionnels et politiques communs, me parait de plus en plus douteuse, notamment depuis son élargissement. Parler d’unité de l’Europe occidentale me parait absolument bizarre, par exemple je ne vois pas en quoi la Bulgarie, en se parant des plumes de l’Occident, ajoute quoi que ce soit à sa richesse propre. Et maintenant on nous explique que Israël fait partie de l’Occident, que le Japon devient l’extrême-Occident, etc. L’Occident est une fiction, c’est de la pure idéologie. A la question posée je réponds donc « Mais qui est en danger ? ».

Que devient alors l’objet de l’OTAN, sa nouvelle vocation ?

Je crois que l’OTAN était d’abord clairement l’instrument de cette hégémonie qui se voulait uni-polaire et est en train de devenir le bras séculier d’un club occidental qui ne parvient à trouver son unité que dans le partage du même instrument guerrier ! Les données de l’équation sont complètement inversées.

Mais les années 2000 n-ont-elles pas justement marqué un retour de la guerre dans les relations internationales ?

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9EUROPE CHINAMÉRIQUE

tarifaires et le taux de change, etc. Un agenda aussi lourdement chargé a donné naissance à Washington à l’idée que, désormais, les affaires du monde se réduisaient, pour l’essentiel, à ce dialogue bilatéral.Les Européens, souvent trop confiants quant à leur influence sur les affaires mondiales, feraient bien de réfléchir à deux fois avant d’écarter une hypothèse qu’ils pourraient trouver fantaisiste : le «G2 « pourrait-il devenir l’expression politique de la Chinamérique? Ceux qui proposent cette «nouvelle approche» entendent offrir une réponse à la fragilité manifeste du système multilatéral actuel dans lequel la Chine, acteur de tout premier plan, ne se sent manifestement pas à l’aise et ce pour des raisons parfaitement compréhensibles. La Chine est réticente à s’intégrer complètement dans un ordre multilatéral à l’élaboration duquel elle n’a pas contribué. Elle porte haut et fort le jugement de tous ceux qui éprouvent, pour des raisons historiques, du ressentiment à l’encontre des institutions et des normes façonnées par les anciennes puissances dominantes. Elle juge avec sévérité une approche souvent unilatérale des problèmes mondiaux et ne manque pas d’arguments pour critiquer l’inefficacité trop fréquente de cette gouvernance occidentale.

La Chinamérique a permis à la Chine de quadrupler son PIB depuis 2000, importer des technologies américaines avancées et créer des dizaines de millions d’emplois dans le secteur industriel. Pour les Etats-Unis, ce processus a favorisé la consommation effrénée des consommateurs américains ainsi que la possibilité de limiter les taux d’intérêt malgré un endettement record (plus de 350% du PIB vs. 250% en 2000).

Un rêve qui s’étiole : l’Union européenne en panne de projet et de crédibilité

Au quotidien, l’Europe n’est attirante ni pour les médias, ni pour les citoyens : son fonctionnement complexe désarçonne, sa façon de rendre la politique technique et anonyme ennuie, son besoin d’avancer à coups de compromis fatigue et son cadrage des souverainetés nationales inquiète. Le désamour est donc croissant, illustré à la fois par l’échec du traité constitutionnel en 2005 et le rejet par l’Irlande du traité de Lisbonne en 2008.

Le projet de puissance de l’union européenne reste à définir. Le traité de Lisbonne ne dit toujours pas ce qu’est l’Union européenne et quels sont ses objectifs stratégiques. La politique européenne de sécurité et de défense témoigne de cette ambition hésitante. La question de la légitimité démocratique n’est que partiellement réglée. Il demeure difficile de définir ce qu’est l’Union européenne : organisation régionale, confédération, fédération d’Etats-nations, super-Etat ou structure intermédiaire sui-generis ? L’indétermination fondamentale persiste.

Le traité de Lisbonne ne détermine pas une stratégie de puissance mais dresse un catalogue de valeurs universelles à défendre : économie sociale de marché, lutte contre l’exclusion sociale et les discriminations, justice sociale, solidarité entre les générations, protection des droits de l’enfant, cohésion territoriale, promotion du progrès scientifique et technique, respect de la diversité culturelle et linguistique, sauvegarde et développement du patrimoine culturel, protection des citoyens de l’Union européenne, développement durable de la planète, solidarité entre les peuples, commerce libre et équitable, élimination de la pauvreté et protection des droits de l’homme...

De plus, la politique européenne de sécurité et de défense (PESD) reste frappée par une limite congénitale. En effet, l’OTAN demeure le cadre de la défense européenne. Les dispositions inscrites dans le traité de Maastricht (1992) sont ainsi reprises par le traité de Lisbonne : la PESD doit respecter les obligations découlant du traité de l’Atlantique Nord qui reste, pour les Etats qui en sont membres, le fondement de leur défense collective et l’instance de sa mise en oeuvre. Cette obligation de conformité entre les engagements souscrits au titre de la PESD et ceux souscrits au titre de l’OTAN apparaît comme un oxymore. On peut alors légitimement s’interroger sur le degré de dépendance que cette disposition fait peser sur la PESD. L’Union européenne se voit-elle comme une véritable puissance sur la scène mondiale ou comme un simple bloc de l’ensemble euro-atlantique?

Le déficit démocratique européen est également une critique récurrente formulée par certains Européens à l’encontre de l’Union européenne, de ses politiques et de ses institutions

«La Chine est réticente à s’intégrer complètement dans un ordre multilatéral à l’élaboration duquel elle n’a pas contribué.»

« L’Union européenne doit choisir si elle veut se donner les moyens d’apparaître comme une puissance mondiale indépendante ou un simple bloc intégré à l’ensemble euro-atlantique.»

L’Europe face à la Chinamérique

Puissance de la Chinamérique, faiblesses de l’Union Européenne

La Chinamérique, un duopole incontournable dans le jeu géopolitique

L’interdépendance commerciale et financière entre la Chine et l’Amérique est sans précédent historique. Elle est si dense que l’expression «chinamérique» s’est imposée avec un certain succès; mais que recouvre-t-elle ? Il y a évidemment le poids des intérêts économiques partagés, l’exportation et l’emploi côté chinois, les importations à bas prix et le financement de la balance des paiements côté américain; il y a aussi ce lien quasi-fixe établi entre le yuan et le dollar qui donne à certains l’idée d’une zone monétaire presque unifiée. La Chinamérique représente 13% de la surface mondiale, 25% de la population mondiale, 33% du PIB mondial. Elle a porté 50% de la croissance économique mondiale entre 2003 et 2009.

Cette relation a longtemps été un mariage économique parfait : tandis que les Américains consommaient, les Chinois épargnaient. Le taux d’épargne des ménages américains est passé de 5% au milieu des années 1990 à 0% en 2005 tandis que pour les ménages chinois le taux d ‘épargne passait de 30% à 45%. La variable d ‘ajustement permettant de concilier ces deux phénomènes est l‘intervention sur le marché des changes. Afin de maintenir la compétitivité des exportations chinoises, Pékin a limité l‘appréciation du yuan par rapport au dollar. Le résultat de ce choix politique a été l‘accumulation d‘actifs financiers libellés en dollars et détenus par la banque centrale chinoise. Cette dernière est ainsi devenue l’un des plus importants détenteurs d’actifs financiers libellés en dollars, notamment des bons du trésor américain. Ce comportement a permis de limiter la hausse des taux d’intérêts américains qui ont pour leur part favorisé l’endettement des ménages américains, à l’origine de la crise financière de 2008.

L’expression Chinamérique révèle une interdépendance croissante et insiste aussi sur la diversité et l’ampleur des questions que soulève dans ce contexte la conduite de relations bilatérales portant sur un ensemble de dossiers tous plus sensibles les uns que les autres : la Corée du Nord et la prolifération nucléaire, les approvisionnements en énergie et les droits de l’homme, le réchauffement climatique et le droit de propriété intellectuelle, les mesures

La première décennie du XXIe siècle a vu l’apogée et le début du déclin de la domination américaine, chaque fois plus dépendante de son allié de circonstance chinois. L’idée de chinamérique est apparue progressivement afin de décrire cet état de fait voulu par aucun des deux acteurs, et qui a pour conséquence une perte d’influence forte de l’Union Européenne. Si l’histoire récente plaide pour une puissance de la Chinamérique face à une faiblesse de l’Union Européenne, la crise financière a rebattu les cartes et ouvre de nouvelles perspectives qui pourraient permettre à l’UE de retrouver une position de leadership dans un monde multipolaire.

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de souligner que l’Union Européenne est parvenue à maintenir la paix en son sein, mission première qu’elle se donna lors de sa création après la seconde guerre mondiale, pendant près d’un demi-siècle. Ses citoyens peuvent lui en être infiniment reconnaissants. Jalousée à ses frontières, l’Union européenne demeure à bien des égards un modèle d’inspiration.

Certes, la débâcle économique et financière mondiale a remis en lumière les défaillances de l’Union Européenne. Les effets dévastateurs du cataclysme n’ont pas pu être évités. Pire, il semblerait que l’Europe s’enlise, plus que les autres régions du monde, dans la récession. Selon le FMI, l’Europe était la zone économique la plus sévèrement touchée par la crise en 2009. L’horizon n’apparaît guère plus radieux. Car l’Europe ne devrait par retrouver le chemin de la croissance avant 2011. D’ici là, les conditions sociales pourraient encore s’aggraver. A voir les aspirations nationalistes ressurgir et la tentation du protectionnisme prendre du terrain, certains anticipent l’effritement de l’Union comme un scénario de plus en plus crédible.

Mais, dans le même temps, la crise a révélé l’acuité des valeurs défendues par l’Union européenne. Conciliant impératifs éthiques et financiers, économie de marché et justice sociale, l’Europe bénéficie d’une authentique légitimité pour peser dans les débats sur la régulation mondiale. L’Union européenne n’a pas dit son dernier mot sur les désordres économiques, monétaires et financiers engendrés par l’entente sino-américaine. Comment pourrait-il en être autrement, alors qu’elle en paie chaque jour les frais? Bref, loin de sonner le glas du rêve européen, la crise est l’occasion pour le «Vieux Continent» de redorer son blason sur la scène internationale.

Propositions pour l’UE dans un monde multipolaire

Du bon usage du traité de Lisbonne et des relations multilatérales

Pour exister en tant qu’acteur global dans la mondialisation, la légitimité morale ne suffit pas. Pour espérer rivaliser avec la Chinamérique, l’Europe doit surtout combler ses faiblesses politiques et diplomatiques. En ce sens, le traité de Lisbonne constitue un atout géopolitique de taille. Par l’immense rénovation des institutions qu’il porte, ce dernier devrait permettre à l’Europe d’affirmer son autorité et d’instaurer de nouvelles relations avec ses partenaires, en particulier les Etats-Unis et les pays en voie de développement.

Grâce à ce traité modificatif, l’Union européenne voit en effet son autonomie en termes de négociation et de représentation s’accroître sur le plan international. Pourvue d’une personnalité juridique, elle peut désormais signer des accords internationaux en son nom propre ou encore siéger au sein d’institutions internationales dans les domaines de politique extérieure relevant de sa compétence. Cette innovation est d’autant plus remarquable que les prérogatives de l’Union européenne tendent plus à se renforcer qu’à s’affaiblir.

Un nouveau statut, mais aussi une nouvelle voix et un nouveau visage, en la personne du Président du Conseil européen. Herman Van Rompuy incarnera cette figure indépendante des contingences politiques nationales. Il aura la lourde responsabilité d’assurer la représentation extérieure de l’Union pour les matières relevant de la politique étrangère et de sécurité commune. La diplomatie européenne gagne aussi en visibilité avec la création du poste de Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères. Nommée à cette fonction, Catherine Ashton pourra s’appuyer sur les cinq mille fonctionnaires du service de l’action extérieure pour promouvoir les intérêts européens sur la scène internationale.

S’ils n’entament pas largement la souveraineté nationale des 27 sur les sujets de sécurité et de défense, ces changements institutionnels ouvrent la voie à l’émergence d’un système géopolitique quasi-tripolaire. Face à une Chine aux prétentions débordantes et à une diplomatie américaine en quête de nouveaux modèles de coopération, l’Union européenne devient plus que jamais l’échelon d’intervention le plus efficace.

La relance de l’UE par le couple franco-allemand

En comptant le Président de la Commission, le Secrétaire d’Etat américain Henry Kissinger aurait eu trois numéros de téléphone à composer pour joindre ses interlocuteurs européens. C’est dire à quel point, en dépit de ses avancées notables, l’Union reste, pour reprendre

« Jalousée à ses frontières, l’Union européenne demeure à bien des égards un modèle d’inspiration»

jugées trop technocratiques. Ce problème du « lien avec les peuples » avait déjà fait l’objet d’intenses débats lors des discussions préparatoires au projet de constitution européenne. A tel point que Valéry Giscard d’Estaing, Président de la convention chargée de la rédaction du projet, avait alors proposé la création d’un congrès des peuples formé de représentants des parlements nationaux.

Mais la crise rebat les cartes et ouvre de nouvelles perspectives

Chinamérique chimérique

Evidemment partenaires, la Chine et l’Amérique sont sur d’autres plans tout aussi évidemment concurrents et rivaux. La Chine est une super-puissance économique en devenir, l’Amérique est une hyper-puissance qui s’interroge sur son avenir : pour elle, la Chine est avant tout un défi. Bernstein et Murro ont co-signé un article dans Foreign Affairs en 1997, intitulé «The Coming Conflict with America» définissant ainsi les priorités de l’Amérique :»America’s number one objective in Asia must be to derail China’s quest to become a XXIst century hegemon».

La crise financière de 2007-2009 marque probablement la fin de la ChinAmérique, alors même que le concept commençait à peine à s’imposer. Tout d’abord, les autorités chinoises ne peuvent plus compter sur des consommateurs américains surendettés pour acheter des produits chinois comme c’était le cas avant 2007. De plus, la question du déficit américain et de l’accumulation de réserves par la Chine inquiète Pékin. Du fait des politiques économiques volontaristes mises en oeuvre à Washington après la crise, la sécurité de ses avoirs chinois en dollars est remise en cause. En effet, la politique économique américaine en 2009, l’utilisation massive du déficit budgétaire (plus de 1400 $Mds contre environ 300 les années précédentes) et l’extension spectaculaire du bilan de la Fed (dont le total a été multiplié par 3 en un an) font inévitablement naître des interrogations sur la valeur future du dollar. Le gouvernement chinois aurait toutes les raisons de rechercher une diversification de son portefeuille. Mais toute tentative pour réduire le poids du dollar aurait précisément les conséquences désastreuses que l’on cherche à éviter. Ne serait-ce qu’interrompre les achats de bons du Trésor serait un signal très négatif envers les marchés financiers.

En Amérique, la Chine est dans tous les esprits et pas seulement pour des considérations liées aux importations, aux délocalisations et à l’emploi. Selon un sondage récent, une majorité d’américains considère que «l’émergence de la Chine comme une superpuissance constituerait une menace pour la paix». Derrière l’excédent commercial croissant se cache la question des progrès technologiques rapides de la Chine et celle de l’utilisation plus active de ses ressources. L’économie ne peut plus être considérée isolément : les ambitions spatiales, la modernisation des forces armées ou la conduite de manoeuvres militaires audacieuses soulèvent de fortes questions sur la stratégie chinoise. Comme l’avait déclaré Donald Rumsfeld en juin 2005 avec son franc-parler habituel : «les dépenses militaires chinoises sont bien plus élevées que ne le reconnaissent les autorités chinoises... Comme personne ne menace la Chine, on ne peut que s’interroger : pourquoi ces investissements massifs ?».

Parallèlement, la Chine déploie toutes les armes du «soft power» défini par Joseph Nye comme «la capacité d’obtenir ce que l’on veut par l’attraction plus que par la coercition». Cela lui permet d’étendre rapidement son influence régionale pour à terme réduire d’autant celle des Etats-Unis. L’APEC n’ayant qu’une force d’intégration régionale limitée, l’absence de structure multilatérale forte est un facteur propice à l’affirmation unilatérale de l’influence chinoise. Il y a plus: l’Asie de l’Est s’était dotée en décembre 2005 d’une structure régionale, qui, à la demande de la Chine, a organisé la première réunion du Bassin Pacifique à laquelle l’Amérique n’était pas invitée. Et cette initiative n’avait pas été véritablement appréciée à Washington puisque Robert Zoellick, Secrétaire d’Etat adjoint, avait alors prévenu que «les préoccupations américaines à l’égard de la Chine ne pourraient manquer de croître si celle-ci manoeuvrait pour atteindre une position prééminente en Asie de l’Est». Ces éléments montrent l’importante divergence d’intérêts des américains et des chinois qui précédait la crise financière et qui n’a pu qu’être accrue, peut être jusqu’à la rupture, par celle-ci.

Régulation économique et financière : l’UE n’a pas dit son dernier mot

La Chinamérique n’est pas une alliance aussi mature que celle composée par les pays de l’Union européenne. Il est bon de rappeler que cette dernière forme le plus grand marché de consommation de la planète par le pouvoir d’achat. Il faut aussi se souvenir qu’elle compte parmi ses Etats membres six des nations les plus prospères du monde. Enfin, il convient

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10CHINAMÉRIQUE(?)

Le 1er mars 1979, les États-Unis et la Chine rétablissaient leurs relations diplomatiques. Isolée diplomatiquement, se sentant menacée par le voisin soviétique, la République populaire avait entrepris de se rapprocher de l’ennemi américain dès 1969. Affaiblis par l’échec du Vietnam, les États-Unis cherchaient à déstabiliser la sphère d’influence de l’URSS, en espérant que cette « alliance de revers » permettrait de contenir l’avancée de Moscou dans le reste du monde.

Trente ans plus tard, les États-Unis connaissent une nouvelle phase de déclin relatif, affaiblis par une crise économique majeure tandis que l’invasion et l’occupation de l’Irak ont fortement dégradé leur image dans le monde. En revanche, « l’atelier du monde » semble avoir été moins affecté par les turbulences économiques mondiales, parvenant à maintenir un taux de croissance de 8% en 2009. Sa puissance économique est davantage prise en compte et il se voit demandé de « prendre ses responsabilités » d’acteur majeur de la scène internationale – certains commentateurs américains1 appelant de leurs vœux la création d’un « G 2 » censé résoudre les problèmes globaux. D’autres, inquiétés par l’augmentation continue du budget militaire chinois et un nationalisme parfois virulent, font référence aux précédents de l’Allemagne voire du Japon pour prédire un futur affrontement entre une Chine en pleine ascension et des États-Unis refusant pour l’instant de céder leur prééminence mondiale.

Puissance contestataire de l’ordre bipolaire durant la Guerre froide, et qui se proclamait autrefois chef de file du « troisième monde », la Chine est-elle appelée à constituer le second pilier de l’ordre international dessiné par Washington et ses alliés au sortir de la dernière Guerre ?

La Chine face aux deux grands D’abord proche de l’URSS après sa fondation en 1949, la Chine s’en éloigne rapidement afin de préserver son autonomie vis-à-vis des deux Grands. Toutefois, le pays entame un rapprochement avec « l’ennemi américain » dès la fin des années 1960. La Chine communiste avait certes conclu un traité d’amitié, d’alliance et d’assistance mutuelle avec l’Union soviétique en 1950 puis envoyé des « volontaires » participer à la guerre de Corée, en octobre de la même année. Cependant ses relations avec l’URSS étaient dans les faits sérieusement entamées depuis 1956 et les conditions ayant marqué la déstalinisation initiée par Khrouchtchev. Opposé aux expériences révolutionnaires conduites par les dirigeants chinois, celui-ci avait rapidement décidé de mettre un terme aux différentes coopérations techniques et scientifiques entre les deux pays. De leur côté, les dirigeants chinois multiplièrent les critiques à l’encontre de leurs homologues soviétiques, leur reprochant leur attitude trop accommodante vis-à-vis des États-Unis, à l’occasion de la crise des missiles notamment.

A partir de 1963, la rivalité idéologique se double d’une querelle territoriale, Beijing contestant officiellement des découpages territoriaux intervenus au XIXe siècle. Cette crise débouche sur des affrontements sur les rives du fleuve Oussouri en 1969 dont il est encore aujourd’hui difficile de déterminer l’ampleur. Cet épisode marqua le gel définitif des relations avec l’URSS et conduisit la République populaire à se rapprocher de Washington. Certes, la doctrine officielle chinoise en matière de politique étrangère reprochait aussi bien aux États-Unis qu’à l’ancien « grand frère » leur volonté de domination mondiale. La Chine se concevait officiellement comme appartenant à un « troisième monde » dominé économiquement et politiquement par le « premier ». Cependant, dès 1971, les États-Unis, alors embourbés au Vietnam, acceptèrent que la République populaire occupe le siège de membre permanent du Conseil de sécurité, en lieu et place du gouvernement de Taïwan jusqu’alors soutenu. En février

1_ Tel l’économiste Fred Bergsten dans un article (« A Partnership of Equals ») paru en juillet 2008 dans la revue Foreign Affairs.

l’expression qu’utilisait pour la première fois Jacques Delors il y a quinze ans, un «Objet Politique Non Identifié». Sans une forme de volonté supranationale exprimée à travers un projet et des interventions communes, l’arsenal institutionnel est voué à devenir un artifice aussi complexe que dénué de valeur.

La mise en place d’une stratégie politique pour l’Union européenne passera sans doute par la détermination du couple franco-allemand à la modeler et à l’impulser. Au cours des dernières années, l’Allemagne et la France ont été au fondement de la plupart des succès européens. Force est de reconnaître que sans le pilier franco-allemand, l’Union européenne serait un édifice bien plus que fragile. Avec un PIB s’élevant à plus de 6 500 milliards de dollars, la France et l’Allemagne représentent le tiers de la richesse de l’Union. La formation se place ainsi loin devant la Chine, dont le PIB avoisinerait les 5 000 milliards de dollars en 2010. Rassemblés, les Français et les Allemands disposent en outre du second plus grand budget militaire mondial.

Afin de redonner de l’élan à une Union Européenne qui peine à sortir de la torpeur, la France pourrait demander à l’Allemagne de partager son siège permanent au Conseil de Sécurité de l’ONU. Une telle initiative mettrait fin de manière hautement symbolique à l’ordre mondial instauré après 1945. Un tel rapprochement aurait l’avantage de pousser Allemands et Français à imaginer une vision commune de leurs intérêts sur les questions de sécurité et de défense. Il les obligerait à travailler de concert sur des projets allant du renseignement à l’armement en passant par l’industrie spatiale. La fusion serait surtout un premier pas vers l’avènement d’une représentation unique de l’Union face au mastodonte sino-américain.

La Chine est sans doute le nouvel acteur sur lequel il faudra inévitablement compter dans les prochaines décennies. Le Président Obama a raison lorsqu’il affirme que «la relation entre la Chine et les Etats-Unis définira le 21ème siècle». L’interdépendance croissante des deux Etats et leur poids combiné dans la gouvernance mondiale est un phénomène qu’il serait dangereux de relativiser. D’autant plus que les Etats-Unis pourraient être amenés à donner la priorité à l’Asie aux dépens de l’Europe dans la gestion de leur politique extérieure. En sapant les fondements de l’hégémonie occidentale, la montée en puissance chinoise bouleverse l’équilibre des puissances.

Il est toutefois trop tôt pour céder le siècle naissant à la domination sino-américaine. Nul ne sait si le partenariat entre la Chine et les Etats-Unis aura l’envergure d’un G2 imposant ses décisions aux autres nations. 2009 laisse penser que le temps d’une résolution bilatérale des déséquilibres mondiaux n’est pas encore venu. Non pas que les deux protagonistes n’aient pas pris conscience de la nécessité d’entretenir un

dialogue au plus niveau. Mais, comme le montre leur absence de position commune sur des sujets critiques -- prolifération nucléaire, changement climatiques, droits de l’homme -- Washington et Pékin ont des vues profondément divergentes sur l’organisation du globe. Le rêve européen n’est pas plus illusoire que la chimérique Chinamérique.

Cela signifie aussi que l’Union européenne a encore des cartes à jouer dans un schéma essentiellement multilatéral. Fidèle à ses valeurs, dotée des nouvelles institutions du traité de Lisbonne et mue par le courage et la vision du couple franco-allemand, elle pourrait connaître le sursaut nécessaire à la garantie de son rôle dans le monde. Il lui faudra bien sûr regagner le coeur de ses 500 millions de citoyens et sortir du marasme économique dans lequel elle est empêtrée. L’Europe a toujours su rebondir en période de crise. Gageons que du lutin diplomatique auquel elle ressemble aujourd’hui, l’Union saura se métamorphoser en un géant politique capable de faire entendre sa voix dans la construction d’un nouvel ordre mondial.

Mehdi Ghissassi (Polytechnique-SciencesPo)Dina Rahajaharison (ESSEC)

« Il serait dangereux de relativiser le poids des interdépendances croissantes entre Chine et Etats-Unis.»

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CHIMÉRIQUE CHINAMÉRIQUE

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De plus, alors que la balance courante américaine a enregistré un déficit de 400 milliards de dollars en 2009, contre 800 en 2008, celle de la Chine a connu un nouvel excédent, de plus de 370 milliards3. Beijing intervient par ailleurs massivement sur les marchés des changes afin d’empêcher l’appréciation du Yuan, afin de préserver la compétitivité-prix de ses exportations, dont le volume augmente d’année en année. La faiblesse de ce dernier lui permet de dégager des excédents commerciaux et donc d’accumuler des réserves de change, dont le « stock » dépasse désormais 2 300 milliards de dollars et en fait le premier détenteur de bons du trésor américain. En dépit de la réévaluation modérée décidée par Beijing en 2005, la monnaie chinoise continue à suivre l’évolution du dollar sur les marchés de changes, et est structurellement sous-évaluée par rapport ce dernier4. La Chine réinvestit une partie des réserves constituées grâce à la sous-évaluation de sa monnaie en titres financiers en dollars, achats qui constituent la principale forme d’échanges financiers entre les deux pays : Beijing détiendrait actuellement environ 11% de la dette publique totale des États-Unis.

L’illusion d’un condominium sino-américain

Ces convergences politiques et l’interdépendance économique croissante des deux États les conduiront-ils à approfondir leur rapprochement5 au point de constituer ainsi un « directoire » entreprenant de résoudre les problèmes régionaux et mondiaux ? Il est permis d’en douter, sans pour autant qu’une « montée des tensions » soit inévitable. En premier lieu, l’appel à la création d’un « G 2 » parait nier la dimension conflictuelle inhérente à l’ascension de la Chine sur la scène internationale. Si les parallèles avec l’Allemagne wilhelmienne semblent excessifs, il convient néanmoins de rappeler que le degré d’acceptation de l’ordre international « américain » par Beijing demeure incertain. Le pays demeure en effet attaché à une conception très traditionnelle de la « souveraineté », sans doute en raison des multiples atteintes qui y ont été portées depuis le XIXe siècle. La Chine reste réticente à se lier par des engagements internationaux contraignants, comme les négociations à Copenhague l’ont montré. La défense de la souveraineté est également un prétexte fréquemment invoqué par Pékin pour refuser de condamner les pratiques de certains régimes avec lesquels elle commerce ou de conférer un caractère conditionnel à l’aide accordée à certains États africains, au grand dam des Occidentaux. Cette conception « traditionnelle » des relations internationales, ainsi que la volonté de renforcer ses capacités militaires et de sécuriser certains de ses approvisionnements en énergie, expliquent le rapprochement sino-russe des années 90 et 2000, notamment au sein de l’Organisation de coopération de Shanghai.

Par ailleurs, de nombreuses incertitudes demeurent sur l’importance exacte de son budget militaire, qui aurait crû de 10% par an en moyenne ces vingt dernières années. Le renforcement des capacités militaires chinoises, accéléré depuis les années 1990, vise à rétablir un certain équilibre dans la région, et à retarder l’arrivée des forces américaines dans la région en cas de crise. Le budget militaire chinois était estimé à 85-130 milliards de dollars pour 20076. L’essentiel des efforts consentis par la République populaire semblent avoir pour objectif la constitution d’une marine suffisamment puissante pour garantir la continuité de ses approvisionnements en matières premières en provenance d’Afrique et du Moyen-Orient mais également le renforcement de la capacité de dissuasion de cette marine, dans l’éventualité d’un conflit portant sur Taïwan. Taïwan demeure en effet une source majeure de tensions sino-américaines. Si depuis les incidents de 1996, les échanges économiques entre l’ile et le continent n’ont cessé de s’intensifier et si l’on a assisté à un certain rapprochement politique depuis l’élection du président Ma en mars 2008, la Chine ne cesse de renforcer ses capacités militaires dans une optique d’intimidation. Aussi, l’US Navy a-t-elle décidé en conséquence de positionner dans la région en 2010 6 porte-avions et 31 sous-marins nucléaires d’attaque – qui représentent plus de la moitié de ses bâtiments7 tandis que les États-Unis intensifiaient leurs livraisons d’équipements militaires à l’ile.

D’autre part, ni Washington ni Beijing n’ont réellement intérêt à instaurer un directoire trop exclusif. La République populaire a pu être qualifiée de « régime totalitaire en mutation »8 dont on ne connait pas le degré d’adhésion réelle à la « pax americana », et qui pour des raisons tant économiques que politique, constitue tant un frein qu’un facteur de résolution de divers conflits (Darfour, Corée du Nord, Iran notamment). Aussi, Washington a-t-il réellement intérêt à abandonner son rôle de « gardien des équilibres » dans la région au profit d’une alliance plus étroite et exclusive avec la Chine, au risque de froisser ses alliés européens et japonais, ou de négliger les autres grandes économies émergentes (Brésil, Inde, etc.) ? Il n’est pas non plus certain que la Chine soit désireuse d’établir un tel directoire, en dépit de l’importance qu’elle accorde à sa relation avec Washington. Beijing semble avant tout soucieuse d’assurer la stabilité intérieure du pays, en favorisant une croissance élevée, et n’a jusqu’à présent pas manifesté le désir de s’impliquer fortement dans la résolution des grandes questions internationales. Son influence régionale se renforce mais pas dans le cadre d’un « G 2 ». Enfin, il est peu probable que les grandes zones économies industrialisées (Union Européenne, Japon)

3_ Eswar Prasad, Grace Gu, An Awkward Dance: China and the United States, The Brookings Institution, novembre 2009

4_Selon le magazine The Economist, le Yuan serait actuellement sous-évalué de 50% par rappor au dollar, en parité de pouvoir d’achat : http://www.economist.com/daily/chartgallery/displaystory.cfm?story_id=15210330

5_ Dans le cadre du Dialogue stratégique et économique États-Unis – Chine, qui remplace depuis le 1er avril 2009 le « dialogue de haut niveau » et le « dialogue économique stratégique », tous deux créés sous l’administration Bush

6_ Chiffres certes bien inférieurs aux quelques 600 milliards dépensés par les États-Unis la même année.

7_ Bruno Tertrais, in Problématiques stratégiques en Asie à l’horizon 2025, Fondation pour la Recherche Stratégique 2008, Paris.

8_ Gilles Guiheux, « Un régime totalitaire en mutation », in Questions Internationales n°6 mars-avril 2004

1972, le Président Nixon se rendit dans le pays, ce qui constitua une surprise inquiétante tant pour les dirigeants soviétiques que le Japon. La normalisation des rapports entre les deux États se poursuivit et déboucha sur le rétablissement des relations diplomatiques en 1979. Il s’agissait pour Washington et Beijing de contrebalancer l’influence croissante de Moscou et un expansionnisme dont la guerre en Afghanistan semblait être l’illustration la plus nette. Ce rapprochement correspondait également à une vision de plus long terme de la politique américaine, certes mise entre parenthèses après l’établissement de la République populaire et le repli des troupes de Jiang Jieshi sur Taiwan: le président Roosevelt avait été en effet celui qui avait insisté pour que la Chine dispose d’un siège de membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU, en prévision de l’importance à venir du pays.

De son côté, si la Chine ne cessait de réitérer officiellement son opposition à l’hegemon des deux Grands, sa politique étrangère semblait avoir pour objectif majeur de contrecarrer l’expansion soviétique. Beijing intervint en effet au Vietnam, allié de l’URSS, en 1978. La même année, la République populaire avait au contraire conclu un traité de paix et d’amitié avec le Japon, principal allié des États-Unis dans la région. L’invasion de l’Afghanistan par les Soviétiques en 1979 favorisa le rapprochement entre les deux pays et se traduisit par un soutien commun au Pakistan, dans ce qui constituait pour la Chine une manœuvre afin d’affaiblir le leadership indien. Durant les années 1990, si elle continuait d’appeler à l’émergence d’un monde multipolaire, remettant implicitement en cause la domination américaine, la Chine avait dans les faits progressivement intégré son économie à l’ordre international défini par les États-Unis et ses alliés. La République populaire ouvrait ainsi son économie aux échanges internationaux, les droits de douanes ayant chuté de 40% en 1992 à moins de 20% en 1999, diminution encore accentuée avec l’entrée du pays dans l’OMC en 2001. Elle est aujourd’hui membre de l’OMC, du FMI, de l’APEC – ainsi que de l’ASEAN et de l’ASEM.

La Chine face aux États-Unis : entre convergence, dissensions politiques et interdépendance économique

Si l’Amérique triomphante, la « nation indispensable » des années Clinton, a pu œuvrer à l’intégration de la Chine dans l’ordre économique international, les États-Unis connaissent depuis l’invasion de l’Irak en mars 2003 une phase de déclin relatif, leur prestige et plus largement leur soft power, leur capacité de dissuasion militaire et leur prééminence économique s’effritant dans le même temps que le poids économique croissant de la Chine et sa visibilité nouvelle sur la scène internationale suscitent les craintes de certains stratèges, qui voient dans cette évolution asymétrique le préalable à une montée des tensions entre les deux pays. Dans le même temps, d’autres préfèrent souligner que ce développement s’accompagne d’une intégration économique et financière toujours plus importante, et recommandent la formation d’un « G2 », auquel serait confié la direction des affaires mondiales. Aucun de ces deux scénarios n’apparait probable ou satisfaisant mais chacun mérite d’être analysé soigneusement.

Le fait que certains intellectuels américains aient pu arguer de la nécessité d’un « G 2 » cinq ans seulement après la chute de Bagdad souligne combien ils ont pris conscience des fragilités de l’hégémonie américaine jusqu’alors indiscutable, et de sa dépendance croissante à l’évolution du géant chinois. Leurs analyses paraissent cependant réductrices : la constitution d’un « G 2 » est peu probable, en dépit de l’intensification attestée des relations sino-américaines et de convergences d’intérêt évidents. En septembre 2001, la Chine apporta son soutien aux États-Unis dans leur « guerre contre le terrorisme » et ne s’opposa que modérément à l’invasion de l’Irak deux ans plus tard. Beijing avait alors implicitement admis l’existence d’un moment unipolaire, et concentrait ses efforts sur le développement et la stabilité intérieure. Illustration de cette insertion continue dans l’ordre international, la République accepta de participer pour la première fois à un sommet du G 7, à Evian en 2003. Au niveau régional, les dirigeants chinois semblaient conscients du fait que l’essor économique rapide de leur pays inquiétait nombre de leurs voisins. Soucieux de les rassurer2, et d’assurer la stabilité de ses frontières, Beijing s’est donc efforcé de multiplier les coopérations et partenariats régionaux.

Dans le même temps, les économies chinoises et américaines sont devenues profondément interdépendantes. Alors que jusqu’en 1985, les échanges commerciaux sino-américains demeuraient limités et relativement équilibrés, ils ont fortement crû depuis l’accession de la République populaire à l’OMC, et dans un déséquilibre tel qu’aujourd’hui la Chine exporte cinq fois plus en valeur qu’elle n’importe des États-Unis. La Chine exporte principalement des produits manufacturés et des biens d’équipement, et importe essentiellement des matières premières ainsi que des machines-outils. Depuis 1999, les exportations à destination des États-Unis représentent environ 20% du total chinois, tandis que la République populaire ne représente que 4% des exportations américaines. Aussi, en 2008, la Chine représentait 268 des 681 milliards de dollars du déficit commercial des États-Unis.

2_ Beijing parle depuis 2003 de l’ « ascension

pacifique » puis du « développement

pacifique » de leur pays afin d’apaiser les craintes

de leurs voisins et de l’Occident.

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11MOYEN ORIENT GOLLIER

« Trente ans d’expérience auront servi à apprendre cette douloureuse leçon : l’Islam politique est incapable de répondre au défi de la modernité politique. » Yann Richard In. Le Monde

« La dernière ambition américaine est de renforcer sa poigne sur les richesses pétrolières et les marchés du Moyen-Orient tout en étendant son réseau de bases militaires, le tout au nom de la démocratisation. » Gilbert Achcar in. Le Monde Diplomatique

« Nous sommes un empire maintenant, et quand nous agissons, nous créons notre propre réalité. Et pendant que vous étudierez cette réalité, nous agirons encore, créant du nouveau réel que vous pourrez également étudier » Un membre du cabinet de Georges W. Bush au journaliste du New-York Times Ron Suskind.

L’affaire semble réglée. L’échec patent des ambitions américaines de démocratisation du Moyen-Orient par l’usage massif de la puissance militaire en Irak et en Afghanistan et la volonté marquée de l’administration Obama de retirer les troupes de la région semble bien marquer la fin d’un cycle politique et diplomatique tout à fait particulier. Ajoutant à la formidable projection militaire de ce qu’il convient désormais d’appeler « l’hyperpuissance » - dans toute son arrogance - un douloureux cocktail de nationalisme arabe, d’islamisme radical et de mondialisation politique et culturelle (ou ressentie comme telle), les années 2000 auront bel et bien été le théâtre de l’explosion des tensions internationales latentes des années 1990.

L’hésitation de la doctrine américaine au lendemain de l’implosion de l’URSS sur les questions sécuritaires et de politique étrangère, qui avait entrainé une baisse massive du budget de la CIA (« au plus mauvais des moments » selon Christopher Andrew), et dont la crise balkanique sera l’une des conséquences, était une des séquelles de l’indécision des universitaires et de leur division entre « optimistes » à la Fukuyama et « radicalistes » ayant fait leur la thèse de Samuel Huntington. Les thèses de Fukuyama, malgré leur faillite, ont encore aujourd’hui une influence sur les penseurs d’un pacifisme global tels Alexander Wendt ou, en France, Bertrand Badie, voyant dans l’émergence des nouveaux acteurs issus de la mondialisation le signe de l’avènement inévitable d’un monde sûr, équitable et démocratique. Le 11 septembre aura quant à lui renforcé les tenants du « clash des civilisations », malgré la division et la multiplicité idéologique flagrante existant tant dans les pôles occidental, champion de la modernité politique, que musulmans, victime de l’ordre mondial, division que l’on retrouvera même chez les sanctum sanctorum de l’administration Bush et des cerveaux de l’hydre terroriste d’Al Quaeda.

MOYEN-ORIENT, GREAT MIDDLE EAST PROJECT ET ADMINISTRATIONS AMERICAINES, quelle place pour la démocratie au coeur de l’arc des crises ?

ainsi que les autres puissances émergentes (Brésil, Inde, etc.) acceptent d’être écartées d’un tel directoire. C’est par exemple en conséquence du rapprochement sino-américain que le nouveau gouvernement japonais a orienté sa diplomatie vers plus d’autonomie vis-à-vis de Washington, et souhaiter renforcer ses liens avec Beijing9.

Une dualité transitoire et annonciatrice d’une multipolarité stabilisée ?

Si le « G 2 » ne parait pas être un cadre légitime ou probable de refondation de la gouvernance mondiale, une réforme profonde de cette dernière n’en demeure pas moins indispensable. En effet, l’insertion de la Chine au sein d’un ordre stabilisé mais prenant en compte son développement atténuerait le risque de voir surgir des tensions entre cette dernière, puissance ascendante, et l’hegemon en déclin relatif. Bien que le degré d’adhésion de Beijing à l’ordre international « occidental » fasse l’objet d’interrogations, une telle réforme pourrait convaincre la République populaire qu’il s’agit de la voie la plus sure pour garantir sa stabilité interne10. La poursuite de l’insertion de la Chine dans l’ordre international, et l’adaptation de ce dernier aux évolutions de l’équilibre des puissances, apparaissent donc indispensables.

Plusieurs décisions prises en 2008-2009 vont dans ce sens. Ainsi, le G7 financier a-t-il été remplacé de manière permanente par le G20 en 2009, officialisant une évolution amorcée lors du sommet de Washington l’année précédente. Le G20, qui représente 85% du PIB mondial, apparait comme une instance plus légitime de débat sur les déséquilibres mondiaux que le format précédent. La réforme d’un cadre informel tel que le G7-G20 ne saurait suffire. Celle des institutions économiques internationales telles que le FMI s’annonce bien plus délicate mais n’en demeure pas moins indispensable : la Belgique y dispose actuellement de plus de quotas que le Brésil, par exemple11. Dans ce cadre, certains déséquilibres majeurs dus à l’émergence de la Chine et au « pacte faustien » passé avec les États-Unis, notamment la question des parités monétaires, devront être abordés.

En un sens, la crise économique actuelle a accéléré la nécessaire prise en compte du poids de la Chine par l’ordre international « occidental ». Si son PIB par habitant était encore 10 à 15 fois inférieur à celui des États-Unis en 200712, la Chine sera l’un des rares États à pouvoir rivaliser avec l’ancienne « hyperpuissance » à l’horizon 2050. Son insertion pacifique dans un ordre perçu comme favorable à son aspiration au développement et à la stabilité, constitue donc un enjeu majeur pour les États-Unis. A cet égard, la relation qu’entretient Washington avec Beijing est certainement appelée à gagner en importance pour les deux pays – mais il est peu probable qu’elle acquière le caractère exclusif d’un « G 2 ». La Chine n’est en effet pas la seule grande économie émergente que les puissances « établies » doivent s’efforcer d’intégrer à l’ordre international, et les divergences politiques fondamentales qui opposent les deux régimes, à nouveau révélées lors du conflit opposant Google au gouvernement chinois, semblent par trop profondes pour permettre d’envisager une gouvernance commune.

Pour les États-Unis, et les autres grandes zones développées13, il s’agit cependant de poursuivre cette intégration, qui enserre la République Populaire dans un réseau de normes et d’institutions, sans jamais oublier que « la Chine est ainsi tout à la fois partenaire, menace, rivale, terre de mission pour les droits de l’homme, voire, un jour, un risque militaire »14, une puissance dont on peine parfois à cerner les objectifs de politique étrangère, et dont le potentiel est tant source de fantasmes que de craintes pour les pays développés. La possibilité d’un G2 écartée, seule une refonte des institutions internationales, qui s’annonce comme un chantier diplomatique majeur et délicat, auquel l’Union Européenne devrait se préparer et contribuer plus efficacement qu’elle ne le fait actuellement, permet d’envisager une pleine et entière intégration de la Chine au système économique mondial dans la douceur.

Mathieu Jolivet (HEC Paris)

9_ En décembre 2009, Ozawa Ichiro, le très

influent secrétaire général du Parti démocrate (auquel appartient

le Premier ministre Hatoyama, a ainsi rendu

visite au Président Hu Jintao, accompagné d’une délégation de

600 personnes dont 143 parlementaires.

10_ La Chine, « superpuissance fragile »

selon Susan Shirk, est à la fois la 3e économie

du monde (en 2007) et toujours très pauvre lorsque cette richesse

est rapportée au nombre d’habitants, avec de forts disparités génératrices de tensions internes minant la légitimité du régime.

11_ Kemal Dervi, La crise économique mondiale : enjeux et réformes, Politique Etrangère,

2009-01

12_ Jean-Pierre Cabestan, Une très grande

puissance incomplète et vulnérable, in Questions

Internationales n°32, juillet-aout 2008

13_ A condition dans le cas de l’Union

Européenne que cette dernière et ses membres

élaborent une politique plus cohérente vis-à-vis de la Chine, cette

dernière ne se privant guère de jouer des

divisions et concurrences actuelle (cf. John Fox et François Godement, A

Power Audit of EU-China Relations, European Council on Foreign

Relations, 2008)

14_ Hubert Védrine, in Revue Internationale et stratégique, n°75

2009/03, « Le Danger de l’occidentalisme »,

entretien avec P. Boniface, juin 2009.

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Que ce soit par le comportement outrancier des GI’s sur le terrain, l’échec de la lutte contre-insurrectionnelle (malgré une guérilla lourdement divisée en Irak) et les faiblesses idéologiques du haut-commandement, ces deux guerres moyen-orientales tiennent fermement la comparaison avec le Vietnam ; à mêmes causes, mêmes effets. Ce projet s’inscrit en effet dans la vieille mais robuste dynamique américaine de la « destinée manifeste » qui place les États-Unis dans la situation messianique des porteurs de la flamme d’un nouveau millénarisme fondé sur le triomphe du libéralisme, de la démocratie et des christianismes. La croyance profonde au sein des administrations américaines, quelles que soient leur positionnement politique, que leurs actions à l’étranger ne sont et ne peuvent être que les manifestations du progrès du monde vers cette fin de l’histoire a également conduit à sous-estimer les réactions sociales du monde musulman face au greffon démocratique. Ainsi, les États-Unis et les américains semblent ne pas parvenir encore à concevoir qu’un peuple ne puisse immédiatement prendre conscience de son intérêt sur le long terme à adopter un régime démocratique et libéral. L’exécutif de la première puissance mondiale pense par ailleurs toujours sa politique comme intrinsèquement civilisatrice, ne parvenant pas à faire la part du projet social/global sur la realpolitik, le projet économique/géopolitique et de ce fait, créé un insoluble conflit des genres entre le projet de civilisation qui nécessiterait des instruments de long terme, de soft power serait-on tentés de dire, et la réalisation d’intérêts nationaux défendables dans le cadre d’actions plus martiales et de diplomatie offensive: en bref, différencier la volonté de réduire le terrorisme international en empêchant à Al Qaeda de faire du failed state afghan son antichambre opérationnelle, et celle de libérer les populations de ce pays d’un régime oppressant. Quoique l’administration Reagan soit l’exemple le plus frappant de cette dichotomie mal assumée de la politique étrangère américaine, les discours d’Obama montrent encore qu’il semble s’agir d’un invariant de la diplomatie américaine dont les racines sont à chercher plus loin, très certainement dans les tensions nées de l’héritage doctrinal Monroe-Wilson.

Le Great Middle-East Project se situe donc dans la plus pure lignée des dynamiques de la politique étrangère des États-Unis depuis au moins la fin de la Seconde Guerre mondiale. De vocation civilisatrice motivée par une idéologie qui n’a pas su se réformer après ses échecs pratiques pendant la Guerre froide, intrinsèquement motivée par une part d’intérêt national (gestion des ressources pétrolières, positionnement militaire) et exécutée de façon parfaitement unilatérale, sans considération aussi bien pour les acteurs classiques des relations internationales (les États, notamment européens) que pour les nouveaux, les sociétés concernées par la volonté de changement impulsées pour eux par les États-Unis.

Malgré son échec pratique en Irak et en Afghanistan jusqu’ici, il se pourrait qu’il soit encore un peu tôt pour tirer des conclusions sur ce projet qui restera probablement dans l’Histoire comme à la fois l’apogée des États-Unis sur la scène internationale et le déclencheur de son déclin inéluctable. Il confirme toutefois que les sociétés sont bel et bien des acteurs à prendre en compte et que, malgré l’attraction sans cesse croissante du monde pour le modèle culturel américain, les paradigmes politiques et culturels locaux restent vivaces et paraissent bien se renforcer au contact d’une altérité agressive.

Ceci dit, il convient de nuancer fortement la vision monolithique d’un échec absolu du projet « Syriana » véhiculée par certains médias. D’un point de vue stratégique, il a d’abord permis de fixer la logistique d’Al Quaeda sur un territoire, un champ de bataille, où elle a pu être combattue avec efficacité. L’organisation terroriste ne se remet que durement de la saignée qu’elle a subit sur le terrain irakien. De même, il parait difficile de décrire le democracy building des troupes américaines comme une faillite totale ; les institutions irakiennes se consolidant progressivement à mesure que les tensions ethniques s’apaisent. A l’inverse, il est vrai que l’Afghanistan, auquel on a tenté d’appliquer un modèle démocratique préfabriqué alors même que l’État afghan n’était encore qu’une simple promesse et à l’avenir compromis du fait de son découpage colonial, semble en situation plus délicate, malgré les premiers succès de l’entreprise de démocratisation. Car malgré la corruption endémique propre au contexte politique local et aux perfusions financières internationales, les gouvernements irakiens dessinent une stabilité et une union qui leur permet de s’affirmer au-delà des clivages ethniques tandis que l’Afghanistan semble s’acheminer vers une partition nord-sud suivant les frontières ethniques qui permettrait une forme de « paix des braves » comparable aux compromis coréens ou vietnamiens et préservant l’essentiel, en l’espèce la survie de l’état pakistanais sur le moyen-terme.

Penchons-nous à présent sur les orientations de la nouvelle administration Obama. Après un discours ultra-médiatisé au Caire, annonçant clairement une volonté de rupture avec la tradition conflictuelle de l’administration Bush, le Président Obama déclare respecter profondément l’Islam et vouloir voir primer la coopération économique et politique sur la facette purement militaire du contact actuel. Il aurait été cette fois tentant d’y voir le triomphe des constructivistes sur les radicalistes, et ce bien que le discours ne voit pas la prise

Les attentats du 9/11 puis les interventions américaines successives en Afghanistan et en Irak ont marqué le passage du conflit idéologique à celui d’une véritable lutte militaire, religieuse et politique. En effet, le conflit s’est révélé être le choc de deux projets politiques globaux et expansifs, marqué dans un cas par une idéologie libérale inspirée du concept de modernité politique et dans l’autre par une volonté de retour à la pureté religieuse dont la légitimité se fonde sur le corpus coranique. Il est ainsi clair que si nous sommes encore loin d’un conflit de nature proprement civilisationnelle, celui-ci se situe tout de même dans la continuité du débat de temps long sur l’universalité des idéaux démocratiques et libéraux et leur adaptabilité à un contexte culturel profondément différent du cadre occidental dans lequel ils sont nés et se sont développés.

Le rejet apparent du monde occidental et de ses concepts de démocratie libérale dans le Moyen Orient pose des questions essentielles relatives à la conception même de ce qui semble de plus en plus n’être que notre modernité politique, et a des conséquences au sein même de nos sociétés. Nos idéaux consacrés sont-ils intrinsèquement dépendants de notre cadre culturel ? L’Islam dans sa théorie et sa pratique est-il compatible avec notre conception du politique ? Faut-il se battre pour démontrer l’efficience et la nécessité des régimes démocratiques à des sociétés qui n’ont connu que l’arbitraire et l’autoritarisme de régimes dictatoriaux ou populistes ? L’usage de la force est-il défendable dans le but de mettre à mal l’inertie de ces constructions oppressantes afin d’en faire profiter les fruits aux populations ?

A toutes ces questions il apparait vite qu’il est impossible d’émettre une réponse tranchée et définitive tant les circonstances du « contact » entre modernité politique et mondes arabes ont été diverses et les réponses variées. Nous essayerons néanmoins ici de tirer un bref bilan de bientôt 10 ans de projection de puissance massive des États-Unis et de réaction sociale arabe dans la zone politique la plus sensible de la planète, au cœur de l’arc des crises s’étendant du Nigeria au Pakistan.

Le Great Middle-East Project : l’Empire et les sociétés à l’heure de la mondialisation

« L’Egypte est le prochain domino à tomber et, comme ils disent, si l’Egypte tombe, le Moyen-Orient aussi » Robert Baer

En introduisant brutalement dans le contexte diplomatique international un projet aussi polémique que celui d’une intervention militaire, culturelle et politique massive au sein d’une région aussi structurellement instable que le Moyen-Orient, les États-Unis ont impulsé une nouvelle énergie au vieux conflit entre constructivistes et réalistes radicalistes, les premiers y voyant la preuve que l’Amérique est incapable de fonder une politique étrangère hors du cadre de la puissance, les seconds y voyant l’amorce du conflit des civilisations annoncé. Fondée sur une idéologie néoconservatrice voyant dans l’organisation dictatoriale des États de la région la source des blocages des civilisations perses et arabes, le Great Middle-East Project - plus connu sous le nom de « Projet Syriana » après le succès du film éponyme de Stephen Gaghan - s’est rapidement affirmé comme une véritable roadmap militaire cherchant à provoquer un chaos contrôlé en divers points du Moyen-Orient pour provoquer une remise à plat complète de ses structures et de ses réseaux sur des bases « occidentales ».

Une telle ambition peut paraitre étrange tant sa structure a déjà prouvé à de nombreuses reprises son inefficacité, que ce soit au Vietnam, en Afghanistan ou dans la plupart des guerres coloniales. Néanmoins, il est plausible que l’hyperpuissance, engoncée dans sa sensation d’omnipotence après ses succès des années 1990 et son statut de vainqueur de la Guerre froide, se soit crue capable de générer à elle seule un espace politique neuf à partir d’un contexte social et religieux à l’intérêt pour la modernité politique inégal, sinon inexistant. Cette hypothèse expliquerait le « péché originel » de l’administration Bush, à savoir le retrait quasiment immédiat des forces américaines en Afghanistan, redéployées en Irak au moment même où commençait véritablement leur mission : le democracy building. La faillite du projet supposé serait donc d’abord la conséquence de l’ubris des conservateurs, pensant les États-Unis capable de mener deux guerres conséquentes sur une même période. La phrase du senior officer du cabinet Bush rapportée par le journaliste Ron Suskind en exergue de cet essai prendrai dès lors tout son sens, de même que cette sentence du géopoliticien américain Thomas Barnett « Tous les grands problèmes, comme la guerre entre les grandes puissances, ont été résolus. Nous devons à présent passer à la violence subnationale et au terrorisme transnational » (The Pentagon’s New Map, 2003). Marqué par la sensation d’empire, l’exécutif américain a failli à penser rationnellement une entreprise que tout annonçait longue et délicate, en enterrant trop vite les nationalismes et les facteurs culturels par sa confiance en les effets d’une mondialisation américaine manifestement surestimée.

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passer par la diffusion et le soutien des critiques et des travaux des réformateurs théologiens, qui seraient les seuls capables de fournir au monde arabe un cadre politique moderne et dépassant « l’aporie originelle » décrite par Olivier Roy, c’est-à-dire la contradiction interne du système coranique qui ne voit l’accomplissement de l’État que dans l’établissement d’une société « bonne » et l’accomplissement de la société seulement comme l’établissement d’un « bon » Etat.

Lutter contre l’inertie de sociétés bloquées, la solution militaire

Le projet Syriana était clairement fondé sur une idéologie branlante. En cherchant à appliquer à une région aux structures faibles et instables mais aux sociétés solidement établies dans leurs traditions les vieilles recettes du Congrès de Vienne, les États-Unis se sont enlisés dans un conflit dont la solution ne pouvait être militaire sur le long-terme. En effet, si la guerre s’imposait pour renverser un régime policier solidement établi, l’implantation d’un système politique nouveau ne pouvait passer que par une action longue et couteuse permettant l’implantation de nouveaux paradigmes sociaux.

La question se pose donc pour les autres entités politiques musulmanes. Les États du Maghreb, dictatures plus ou moins assumées, essayent de compenser leur autoritarisme par de biens faibles artifices sociaux à l’image du football en Algérie. Pour autant, une révolution populaire parait bien improbable du fait des inerties historiques; une intervention militaire limitée semblerait dès lors nécessaire pour faire basculer le système et permettre l’expression de l’opposition démocratique. De même, le Moyen-Orient à proprement parler est composé de régimes manifestement trop policiers pour permettre l’expression populaire. Là où les foules françaises de 1789 se sont retrouvées face à la faible opposition d’un système monarchique pourrissant, les masses arabes sont confrontées à des systèmes de contrôle d’opinion et de la dissidence extrêmement perfectionnés, où le budget alloué à la sécurité intérieure se distingue même parfois comme le premier secteur des dépenses étatiques (cf. Syrie).

Clairement donc, si l’action militaire est envisageable comme étape préliminaire essentielle dans le cadre d’un projet d’expansionnisme civilisationnel, et donc idéologique, la poursuite de ce projet ne peut passer que par une action sociale de long terme : un véritable apprentissage de la démocratie par la constatation de la prospérité et de la pacification des rapports sociaux qu’elle apporte, bien que pour ce faire la guerre ne semble à première vue l’outil le plus adapté. Toutefois, il apparait clairement que cette stratégie n’a de sens que si elle se combine à une limitation de la sphère d’influence de l’islam, prérequis indispensable à l’établissement de ces nouvelles structures politiques démocratiques et laïques.

Démocratie, libéralisme et universalité, l’heure du bilan ?

L’échec américain en Irak et en Afghanistan est-il la preuve que la démocratie est totalement dépendante du contexte culturel et que toute tentative de l’implanter ne peut être ressentie par les sociétés que comme une émanation de l’impérialisme de la civilisation occidentale ? De fait, la critique de plus en plus vigoureuse des droits de l’homme émise notamment pendant les années 1990 par l’ « Ecole de Singapour » et la description chinoise de ceux-ci comme une « machine de guerre occidentale » conduit bien à considérer la démocratie comme une construction basée exclusivement sur un substrat social. Dès lors, il apparait clairement, d’un point de vue strictement rationnel, qu’il faudrait laisser à la mondialisation une mise en place naturelle de ce régime politique, permise par l’augmentation la réticularité du monde et donc la perception des bénéfices apportés par la démocratisation.

Le bilan des vingt dernières années est en effet éloquent. Partout, démocratie et libéralisme progressent, soutenus par la croissance économique globale et la mise en réseau des flux de personnes et de marchandises. Les sociétés et États refusant de jouer le jeu sont irrémédiablement poussés dans une lutte de plus en plus radicale et désespérée par la nuisance (guerre du gaz russe ou terroriste islamique) ou le retrait isolationniste (économies socialistes d’Amérique du sud). Ce que Thomas Barnett appelle le « gap » - groupe d’États ayant accepté la mondialisation et s’y intégrant - semble de même en passe de rattraper son retard sur les pays occidentaux, compensant la faiblesse de leur innovation et de leur système éducatif supérieur par leur stock de matières premières et le dynamisme de leur industrie. Cette harmonisation des économies et des systèmes politiques à l’échelle du monde reste néanmoins inégale, certaines zones géographiques (étrangement concomitantes aux aires « civilisationnelles » huntingtoniennes) démontrant leur réticence parfois - souvent - violente à s’intégrer dans le nouveau système-monde.

d’engagements concrets. De même, la volonté marquée de privilégier l’Afghanistan (30.000 soldats supplémentaires annoncés début 2010) sur l’Irak démontre la prise de conscience de l’importance stratégique de ce pays autant que la faillite idéologique de l’administration Bush qui n’a pas osé revenir sur cet échec flagrant et qui considérait encore le democracy building comme un processus naturel, laissé à l’initiative des peuples.

Force est néanmoins de constater que la nouvelle administration américaine peine à se démarquer de la précédente sur de nombreux dossiers. Le conflit israélo-palestinien en est l’exemple le plus flagrant. Israël est une épine constante dans le pied de la politique étrangère des États-Unis, partagée entre une « volonté manifeste » qui ferait pencher celle-ci vers le gel de la colonisation et un intérêt national qui chercherait plus à utiliser Israël comme un véritable « porte-avion » militaire dans la région. Ainsi, le Président Obama a marqué solennellement son refus de prendre une décision, entrainant de facto la poursuite de l’expansion que ce que le monde arabe continue de considérer comme le « Petit Satan ». Cette manifestation d’impuissance de la première puissance mondiale semble mettre en exergue la contradiction intrinsèque du projet Syriana, incapable de faire la part des choses entre constructivisme social et expansionnisme militaire et économique.

L’Islam contre la modernité, la recherche du paradigme politique musulman

Les cartes sont éloquentes. L’arc des crises, où se situent l’écrasante majorité des tensions internationales, concentre presque exclusivement des États à la population majoritairement musulmane et dictatoriaux. On serait tenté d’en tirer la conclusion simpliste que l’Islam, avec toutes ses particularités doctrinaires et théologiques, serait profondément et radicalement incompatible avec le libéralisme et le concept de modernité politique, dont l’Histoire semble montrer qu’il est vecteur de stabilité et de développement tant dans un cadre sociétal que diplomatique.

L’évolution de la situation doctrinaire de l’Islam et des régimes musulmans face à la mondialisation culturelle chaque jour plus triomphante pose des questions cruciales aux tenants de la thèse constructiviste. Comment en effet considérer l’échec manifeste des structures politiques et religieuses de la région à se remettre en question et à se réformer malgré la pression populaire de plus en plus forte symbolisé par la situation iranienne? Il semble en fait que l’inertie provoquée par ce que le philosophe arabe du XIVème siècle Ibn Khaldun appelle les assabbiyya - ou groupe ethniques et politiques concentrant le pouvoir - soit trop forte pour permettre la chute des dictatures. En effet, là où l’Occident était parvenu à mettre en place les bases doctrinaires de la modernité sous les monarchies pendant le XVIIIème siècle, les sociétés à gouvernement islamique semblent connaitre des éléments structurellement défavorables à la mise en place du changement de paradigme politique, et ce malgré ce qui parait être une volonté de changement populaire. Il est ainsi révélateur que même en Iran où la répression a causé près d’une dizaine de morts, Bernard Hourcade confesse au Monde que « la pression de la rue n’a pas trouvé une expression politique suffisamment solide pour renverser le gouvernement ». L’inertie propre à plus d’un millénaire d’organisation politique autocratique, teintée de clientélismes et de corporatismes et fondée sur des interprétations discutables du Coran (qui contemple entre autres notions celle de shura, ou consultation populaire) semble être le principal facteur expliquant ce qui est de notre côté perçu comme un attentisme insupportable, mais qui inscrit dans une temporalité historique pourrait se révéler être un processus simplement aussi lent que ceux par lesquels les sociétés occidentales sont passées. Le processus de dépassement des régimes théologiques, inscrit dans cette perspective, pourrait dès lors relativiser les angoisses actuelles sur la prétendue « incapacité » des cultures imprégnées d’islam à s’adapter à un libéralisme démocratique.

On a déjà beaucoup glosé sur les difficultés propres à l’exégèse des textes musulmans ; là où la Bible n’est qu’une accumulation de témoignages, le Coran est un texte donné directement par Dieu aux hommes avec pour seul intermédiaire l’archange Gabriel et le prophète Mahomet. Dès lors, le questionnement du texte apparait bien plus délicat, étant ce que les historiens appellent une source « première ». De même, les structures propres à l’Islam rendent difficile la séparation du politique et du religieux prônée par nos régimes démocratiques et laïcs. Il apparait en effet rapidement que la religion musulmane, par son esprit englobant, met en place un système d’organisation du juridique, du social et du politique autant que de la sphère proprement religieuse du corps des fidèles. C’est ainsi toute l’ambiguïté de la Shari’a ou loi islamique, dont les entités étatiques s’inspirent en proclamant même parfois comme en Somalie « le Coran est notre constitution ».

Dès lors, il devient clair que toute action sur l’organisation politique des sociétés musulmanes ne peut passer que par une modification radicale du cadre religieux dans lequel elle s’inscrit. La démocratisation et la libéralisation des sociétés musulmanes ne devrait-elle dès lors pas

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Page 32: Jeune République numéro 2

13MERCENAIRE KAVAL

« Quoi ! des cohortes étrangères

Feraient la loi dans nos foyers !

Quoi ! ces phalanges mercenaires

Terrasseraient nos fiers guerriers ! »

Le Chant des Marseillais, 1792

La formation d’un Etat n’est pas incompatible avec l’utilisation des mercenaires. C’est l’émergence plus tardive de l’Etat-nation comme structure de référence qui a jeté l’opprobre sur ces soldats particuliers. Dans une perspective wébérienne, la formation d’un État se traduit nécessairement par l’acquisition du monopole absolu de la violence légitime. Cette loi fondamentale de la science politique concerne la maîtrise de la violence exercée sur son territoire par ses sujets mais pas uniquement. La violence qui s’exerce au delà des frontières dans le cadre de conflits extérieurs est également visée. Ainsi l’État doit-il détenir le monopole de la violence légale sur son territoire propre et en dehors lorsque ses sujets sont concernés. La virtualité de cette violence à deux dimensions sous-tend son pouvoir de coercition, lequel permettra en acte de prévenir ou de combattre des agents concurrents sur le « marché de la force ».

La construction de l’État-nation va au delà de ce monopole. Elle impose qu’aux armées de l’Ancien Régime où étaient incorporés des éléments étrangers soient progressivement substituées des troupes nationales issues de la conscription. Ainsi, le critère de nationalité bannit de fait les mercenaires, étant ajouté à la signification politique de l’armée une signification idéologique qui fait d’elle une force de construction de la nation. On observe dès lors une relation négative entre la prégnance du modèle national et l’utilisation de la force mercenaire. Cette relation que l’on va établir par l’étude historique du mercenariat est corroborée par les développements contemporains. En effet, alors que le modèle national est remis en cause par les évolutions de politique internationale récentes, on assiste à retour du mercenariat.

L e dépassement contemporain de l’Etat-nation comme structure unique et fondamentale de la

géopolitique induit sur le plan militaire le risque d’un recours nouveau à la force mercenaire

DÉPASSER L’ETAT NATION, C’EST REVENIR À LA FORCE MERCENAIRE

par les entités politiques transnationales, et notamment par l’Union européenne. Allan Kaval de

Sciences-Po montre que cette évolution, également liée au phénomène de privatisation générale des

services publics, se place dans un mouvement historique long marqué par une corrélation négative

entre la prégnance du modèle national et l’utilisation de la force mercenaire. Dans cet ordre d’idée,

l’utilisation probable de la force mercenaire par l’Union européenne dans les décennies à venir

nous invite à considérer le précédent américain. Fabien Hassan de l’ENS a étudié les implications

du recours par l’Etat américain aux services de la société de sécurité privée Blackwater (puis Xe

service) en Irak et en Afghanistan afin de déterminer les mesures qui pourront être prises pour

prévenir les dérives éventuelles de privatisation comparable en Europe.

En dénonçant ce qu’il voit comme une expression à une échelle démente de la morale du ressentiment nietzschéenne, l’intellectuel Abdelwahab Meddeb tente de démontrer l’existence dans cet espace d’un refus de toute forme de progrès, considéré comme une notion purement occidentale, imposée, colonialiste. La volonté des islamistes de revenir à la temporalité fantasmée des temps du Prophète se heurte de plus en plus frontalement à une société qui s’éloigne de l’idéal religieux en se tournant vers le consumérisme occidental ; l’affrontement entre démocratie et idéalisme religieux refusant tout pragmatisme est donc en passe de se radicaliser. Alors, donc, que cette région dispose d’un potentiel économique et culturel considérable (ne disait-on pas de l’Algérie postcoloniale qu’elle serait la « Californie méditerranéenne ?) dû notamment à ses ressources de matières premières et à sa situation géographique ainsi qu’à un dynamisme financier localisé (États du Golfe notamment), elle parait bien succomber à une Dutch disease (effet de rente provoqué par l’exploitation des atouts naturels bloquant les réformes) doublée d’un grave immobilisme social qui l’empêche de capitaliser ses potentialités et l’enferme dans un cycle de ressentiment tourné vers l’étranger.

Ainsi, le Moyen-Orient est il structurellement capable d’adopter la démocratie. La conjonction d’une mauvaise politique américaine, d’une société bloquée, d’une religion politisée ne doit pas faire perdre espoir dans la capacité de cette région à s’intégrer durablement dans le cadre de la modernité. L’exemple des soulèvements iraniens et l’embryon prometteur de démocratie irakienne sont la preuve qu’il n’existe pas de fatalisme civilisationnel et que malgré des antagonismes violents, les sociétés demeurent capables de considérer leur présent et leur avenir hors du cadre strict de la tradition.

Si la démocratie reste un système critiquable et ayant prouvé sa fragilité, elle demeure globalement en progression à l’échelle du monde et semble lentement s’imposer de façon plus ou moins généralisée dans des environnements culturels très diversifiés. Dépendante de plus en plus fortement de la mondialisation qui amplifie son influence culturelle, la démocratie a une difficulté plus grande à s’installer dans le Moyen-Orient où les facteurs sociaux et religieux sont plus hostiles et résilients à ses pré-requis. L’inertie propre aux régimes dictatoriaux en question, en plus d’être une formidable génératrice de conflits - source universelle de légitimité pour les despotes - explique qu’ai été nécessaire une intervention militaire pour impulser le changement social. Aux administrations américaines, qui se perçoivent encore comme responsables d’un certain « ordre du monde », de mieux prendre en compte les variables non-militaires dans leur politique d’influence et de distinguer ce qui est leur intérêt de puissance de leur projet civilisationnel, s’ils souhaitent mener à bien un projet mal entamé.

Quentin Gollier (SciencesPo Paris)

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Page 33: Jeune République numéro 2

> citoyens ne se regardant plus comme intéressés à la cause commune, cesseroient d’être les défenseurs de la patrie, & où les magistrats aimeroient mieux commander à des mercenaires qu’à des hommes libres, ne fût-ce qu’afin d’employer en tems & lieu les premiers pour mieux assujettir les autres. Tel fut l’état de Rome sur la fin de la république & sous les empereurs ; car toutes les victoires des premiers Romains, de même que celles d’Alexandre, avoient été remportées par de braves citoyens, qui savoient donner au besoin leur sang pour la patrie, mais qui ne le vendoient jamais. » L’Encyclopédie. Volume V. Article « Economie », 1755.

3_ L’Encyclopédie. Volume 10. Article « Mercenaire » : « Machiavel prétend que les peuples sont corrompus sans ressource quand ils sont obligés d’entretenir des soldats mercenaires. Il est possible que les grands états s’en passent.

1_ Le Prince. (1532. Traduction française

de 1825.) Chapitre 12. « Combien y a-t-il de

sortes de milices et de troupes mercenaires » :

« C’est ce que je devrais avoir peu de peine à

persuader. Il est visible, en effet, que la ruine

actuelle de l’Italie vient de ce que, durant un

long cours d’années, on s’y est reposé sur des

troupes mercenaires, que quelques-uns avaient

d’abord employées avec certain succès, et qui

avaient paru valeureuses tant qu’elles n’avaient eu affaire que les unes

avec les autres ; mais qui, aussitôt qu’un étranger survint, se montrèrent telles qu’elles étaient

effectivement. De là s’est ensuivi que le roi de

France Charles VIII a eu la facilité de s’emparer de l’Italie la craie à la main ; et celui qui disait que nos

péchés en avaient été cause avait raison ; mais ces péchés étaient ceux que je viens d’exposer,

et non ceux qu’il pensait. Ces péchés, au surplus, avaient été commis par les princes ; et ce sont

eux aussi qui en ont subi la peine. »

2_ « Autre source de l’augmentation des

besoins publics, qui tient à la précédente. Il peut venir un temps où les

Le mercenariat ne cesse donc pas d’exister mais le triomphe des États sur leurs concurrents mercenaires prend la forme d’un contrôle absolu exercé sur ces derniers.

Le triomphe de l’idée de nation et l’opprobre des mercenaires

En évoluant vers le contractualisme et le modèle national, les États dépassent l’horizon du mercenariat contrôlé pour le récuser idéologiquement. C’est l’idée nation et de contrat qui, en se rependant en Europe à partir de la fin du XVIIIe siècle jette l’opprobre sur le mercenaire et fait de son existence une tare politique incompatible avec les principes du bon gouvernement. Le rejet du mercenariat est d’abord attesté dans le champs de la pensée. A la suite de Machiavel, les Lumières condamnent vigoureusement cette pratique militaire. Dans son article « Économie », Rousseau prévient les lecteurs de l’Encyclopédie du risque d’avilissement que les mercenaires font courir aux républiques vertueuses, prenant l’exemple du déclin romain, père de toutes les décadences.2 L’imaginaire du citoyen soldat défendant sa patrie, uni à elle par un lien charnel et spirituel exhumé des ruines antiques, jette l’opprobre sur le mercenaire associé quant à lui à l’univers du despotisme oriental. L’esprit de liberté civique et le contractualisme qui apparaissent en même temps que s’affirme l’idée de nation induisent dans le domaine militaire le rejet d’une force armée mercenaire située hors du corps civique. Dans la pensée des Lumières, le mercenariat est associé à l’oppression despotique, la liberté nécessite que la défense d’une république soit assurée par ses propres citoyens. 3

On retrouve cette opposition paradigmatique entre citoyen soldat et mercenaire dans les vers de Rouget de l’Isle placés en exergue4. La «Révolution atlantique » que les Lumières auront contribué à préparer la traduit en actes. La « Jeune Nation » américaine conçoit en effet l’engagement militaire comme consécutif à la rupture du contrat social par un tyran, il ne peut donc être que l’affaire des citoyens, de ses insurgents. La « Grande nation » française pare ses « va-nu-pieds superbes »5 des vertus antiques et les envoie monter aux frontières de la patrie en danger. Toutes deux font face à des armées mercenaires, toutes deux, accueillant des volontaires étrangers dans leurs rangs, excluent les mercenaires. Au tyran, les mercenaires étrangers, au peuple, à la nation donc, les volontaires et leurs vertus civiques. Les premières expressions de l’idée de nation que constituent les révolutions françaises et américaines traduisent donc en acte la pensée militaire des Lumières qui a contribué à leur préparation et a fourni leur substance idéologique.

Dans le sillage de la Révolution française, le reflux des armées napoléoniennes laissera dans toute l’Europe les ferments des mouvements libéraux et nationaux qui feront l’histoire du XIXe siècle, diffusant ainsi le rejet du mercenaire. Ainsi, du Congrès de Vienne à la Guerre de Crimée, la norme des armées nationales s’imposera comme un des multiples visages d’un Progrès dont la nation est un relais essentiel. Le déclin du mercenariat est le corolaire de ce mouvement, il s’accentuera encore au XXe siècle avec les deux guerres mondiales, produit de l’exaspération des nationalismes et filles de la conscription. Le renforcement de la nation a ainsi banni le mercenaire, a jeté sur lui l’opprobre historique. La Guerre froide a vu resurgir épisodiquement la figure du mercenaire avec des individualités marquantes comme l’anglo-irlandais Mike Hoare au Congo et aux Seychelles ou le français Robert « Bob » Denard dans toute l’Afrique francophone et aux Comores. Ces hommes animés par un anticommunisme radical et opposés aux mouvements tiers-mondistes africains remettant en cause la domination européenne ou blanche incarnent une Europe qui n’existe déjà plus à l’époque de leurs combats. Plus proches d’une figure garibaldienne romantique que des condottieri de la renaissance italienne, ils étaient guidés par une ferveur idéologique qui, quoiqu’éminemment contestable et légitimement combattue, les distingue des simples entrepreneurs de violence. Leurs interventions (souvent peu efficaces) étaient par ailleurs menées sur des théâtres d’opérations où les États-nations non encore constitués se trouvaient toujours aux prises avec des féodalités économiques ou tribales.

Les nouveaux condottieri : mercenariat et actionnariat

C’est en revanche dans le monde sorti des décombres du Mur de Berlin et des tours du World Trade Center que le mercenariat réapparait de manière significative. Depuis les guerres d’Afghanistan et d’Irak qui ont ouvert le siècle, les Sociétés militaires privées ou

« L’imaginaire du citoyen soldat défendant sa patrie, unie à elle par un lien charnel et spirituel, exhumé des ruines antiques jette l’opprobre sur le mercenaire associé quant à lui à l’univers du despotisme oriental.»

Avant le triomphe de l’idée de nation, la construction de l’Etat ne s’oppose pas à l’existence de la force mercenaire mais à son autonomie

Avant d’aborder une mise en perspective historique élémentaire qui permettra de mieux comprendre les relations qui existent entre les évolutions du mercenariat, la construction de l’État, et l’émergence de l’idée de nation, tâchons de définir avec rigueur et concision ce qu’est un mercenaire. Un mercenaire est un soldat qui n’a d’autre attachement que pécuniaire à la partie qu’il sert.

Ce n’est donc non pas tant l’existence même de tels soldats que leur autonomie vis-à-vis du pouvoir politique qui s’oppose à la construction de l’État. Cette dernière ne nécessite donc pas leur neutralisation mais leur maîtrise par le pouvoir. Ainsi Charles VII, roi de France de 1422 à 1461 dont le règne détermina, par la permanence de l’impôt et le renforcement du pouvoir judiciaire, l’organisation des institutions essentielles au gouvernement monarchique l’a conduit à maîtriser plutôt qu’à combattre les personnels mercenaires issus des Grandes Compagnies. Apparues à la

fin du règne de Philippe VI, ces bandes composées d’aventuriers majoritairement anglais mais aussi bretons, français, gascons et allemands louaient leurs services aux princes pour la durée d’une campagne et profitaient des trêves qui ont émaillé la Guerre de Cent ans pour se livrer à des actes de pillages si terribles qu’elles constituaient un fléau pire encore que la guerre elle-même. Les Grandes compagnies entraient dès lors en concurrence avec l’autorité de l’État monarchique en quête de monopole.

La première stratégie d’acquisition du monopole de la violence légitime consista à tenter de détourner les Grandes Compagnie vers des marchés de violence extérieurs. Cette dynamique longue fut initiée par Charles V qui tenta sans succès d’éloigner les Grandes Compagnies en les envoyant combattre les Turcs en Hongrie avec l’appui du Pape puis confia au connétable Duc Guesclin le soin de les mener en Espagne pour soutenir le prétendant au trône de Castille. C’est cependant par la stratégie d’acquisition de leur capital guerrier et l’incorporation de certains de leurs éléments dans son armée régulière que son petit-fils Charles VII parvint à écarter l’obstacle qu’elles représentaient à l’acquisition par l’État du monopole de la violence légitime. Il apparaît donc que l’État en construction, contrairement, comme on va le voir, à l’État-nation, ne s’oppose pas à l’existence des mercenaires mais cherche à exercer sur eux un contrôle absolu.

L’exemple des Grandes Compagnies pourrait laisser penser que c’est seulement pour assurer l’ordre dans la limite de leurs frontières que les États en construction ont imposé leur monopole aux forces mercenaires en les écartant ou en acquérant leur capital. La question se pose en fait en d’autres termes. L’autonomie des mercenaires est nuisible à l’autorité des états naissants même si elle s’inscrit dans un cadre légal. Les condotta qui liaient du XIVe au XVIe siècle les condottieri mercenaires aux villes Italiennes en guerre permanente étaient passées devant notaire, ce qui n’empêchait pas Machiavel de les désigner dans Le Prince comme responsables de la misère politique de l’Italie renaissante1. Les condottieri ou capitaines étaient des entrepreneurs militaires privés exerçant une autorité absolue sur leurs hommes qui profitaient des luttes de pouvoirs entre villes italiennes et puissances européennes pour obtenir pouvoir, terres et fortunes en passant d’un camp à l’autre, leur loyauté ne dépassant jamais la limite de leur intérêt propre. L’existence de ces condottieri n’excluait pas l’existence de structures politiques de type étatiques. Elles constituaient des obstacles sérieux à l’affirmation de leurs pouvoir mais ce n’était pas bafouer l’idée même d’État que d’y recourir. On verra plus loin que tout change avec l’État-nation, l’existence et l’utilisation de la force mercenaire étant une insulte à son fondement même. En fait, les condottieri ne constituaient pas un défi absolu à l’existence des États italiens naissants mais se plaçaient sur le même plan qu’eux. Ainsi le célèbre condottiere Andrea Doria (1466-1550) devint lui même un chef d’État. Après avoir monnayé ses services à Innocent VII, à divers princes italiens, à Charles Quint et à François 1er, il s’empare de Gênes et en garanti l’indépendance face à l’Espagne. Devenu dictateur, il donne à la cité les assises d’institutions républicaines qui demeureront jusqu’à l’arrivée de Bonaparte dans la péninsule italienne.

Il apparaît ainsi que l’affirmation des États ne s’est pas traduite par la fin du mercenariat mais par la fin de l’autonomie des mercenaires. Les monarques de Ancien Régime français tout en incarnant l’avènement d’un État fort et absolu avaient à leur disposition des officiers ou des régiments étrangers. Qu’ils soient engagés, levés en vertu de traités diplomatiques passés avec leurs états d’origines comme les régiments suisses ou contre l’avis de leurs souverains comme les régiments allemands, irlandais et italiens, les soldats étrangers étaient intégrés aux armées royales sans que la question de leur nationalité soit un obstacle. Il s’agit d’une forme de mercenariat compatible avec l’existence d’un État fort car contrôlé par ce dernier.

« Un mercenaire est un soldat qui n’a d’autre attachement que pécuniaire à la partie qu’il sert.»

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Page 34: Jeune République numéro 2

12MERCENARIAT HASSAN

Construire sa diplomatie sur le mercenariat :

une perspective inévitable pour l’Europe? Et à quels risques ?

“Those who would give up Essential Liberty to purchase a little Temporary Safety deserve neither Liberty nor Safety” - Benjamin Franklin

L’Europe aura un jour besoin d’une puissante force armée commune pour s’imposer comme un acteur politique majeur. Si l’on accepte cette hypothèse, il faut bien reconnaître l’impossibilité à moyen terme d’une conscription commune, ou de la coopération réelle et profonde de 27 armées souveraines ayant chacune son lot de secrets d’états et d’obéissances croisées. Sans compter la difficulté à coordonner un combat en 27 langues et codes militaires différents.

Depuis l’échec de la CED1 en 1954, nous savons que l’Europe a du mal à construire une défense commune. Mais c’est par contre une bureaucratie efficace, et disposant de lourds moyens financiers.

Voilà pourquoi il n’est pas impossible que l’Europe recoure un jour à des mercenaires du type de ceux employés par les Etats-Unis en Irak. En analysant l’expérience de Blackwater, la principale PCS2 engagée en Irak3, nous tenterons de montrer quels enjeux se cachent derrière la privatisation de tâches militaires. Le recours au mercenariat suscite chez la plupart des gens une forte répugnance. Faut-il combattre cette répugnance ?

D’où vient l’idée ?

Décrire le phénomène du mercenariat comme un effet banal de la vague de privatisations que connait l’Occident serait excessif. Erik Prince, fondateur de Blackwater4, a beau tenter le parallèle (“We are trying to do for the national security apparatus what FedEx did for the postal service”), il ne faut pas se laisser tromper. Le recrutement de forces privées est à mettre sur un autre plan que la seule libéralisation du marché de la défense. L’histoire de Blackwater est impossible à comprendre sans la resituer dans le contexte politique américain.

Depuis les années 1970, Dick Cheney et Donald Rumsfeld ont crée au sein des républicains une tendance dure, très à droite. La religion, la lutte contre le terrorisme et le libéralisme sont leurs piliers. Mais en plus de cela, ces hommes sont partisans de la théorie du « unitary executive », une formule un peu vague pour désigner une atteinte profonde à la démocratie. Concrètement, il s’agit de supprimer tout contre-pouvoir à la Maison Blanche et aux Agences Fédérales afin de ne pas affaiblir le pays. Cette tendance est née lors de l’Affaire Watergate, où, selon eux, la découverte des abus du président Nixon aurait ridiculisé le pays face à l’URSS. Cheney, vice-président des Etats-Unis sous George Bush Junior, est aussi un ex-directeur de la firme Halliburton, principal bénéficiaire privé des contrats en Afghanistan et en Irak. Sans cet ensemble de personnes, sans les choix stratégiques du parti républicain depuis Nixon, sans les attentats du 11 septembre et la panique qu’ils ont suscité, la privatisation de tâches militaires par les Etats-Unis serait rigoureusement impensable.

1_ Communauté Européenne de Défense

2_ Private Company of Security, on parle aussi de « private military contractor »

3_ Les deux autres principaux « private military contractors » sont DynCorp et Triple Canopy International.

4_ Erik Prince est le fils d’Edgar, industriel américain mort richissime en 1995 grâce à ses usines d’accessoires automobiles.

> Avant François I. il n’y avoit point eu en

France des corps armés & stipendiés en tout tems.

Si le citoyen ne veut pas être opprimé, il faut

qu’il soit toujours en état de défendre lui-même ses biens & sa liberté.

Depuis un siecle les troupes mercenaires ont

été augmentées à un excès dont l’histoire ne donne pas d’idée. Cet

excès ruine les peuples & les princes, il entretient

en Europe entre les puissances une défiance

qui fait plus entreprendre de guerres que l’ambition,

& ce ne sont pas là les plus grands inconveniens

du grand nombre des troupes mercenaires. »

4_ « Quoi ! des cohortes étrangères /

Feraient la loi dans nos foyers ! / Quoi ! ces

phalanges mercenaires / Terrasseraient nos fiers

guerriers ! » Le Chant des Marseillais. (1792)

5_ Hugo, « Ô soldats de l’an II ! » in Les

Châtiments

SMP occupent le devant de la scène internationale, suscitant craintes et interrogations. Ces entreprises cotées en bourse et soumises à la pression de leurs actionnaires ont vu le jour dans le mouvement général de privatisation des services publics à l’œuvre depuis les dernières décennies du XXe siècle. Les dirigeants de ces SMP, l’américaine Blackwater devenue Xe service est la plus influente et la plus connue, sont comparables aux condottieri de la Renaissance italienne. Pour elles, les territoires en guerre sont avant tout des marchés qu’il convient de remporter à défaut d’y remporter la victoire. L’idée de victoire tend à être relativisée dans la mesure où ces producteurs de violence ont besoin des conflits armés pour vendre leurs services, toute pacification ou sortie de conflit étant très mauvaise pour leurs affaires.

En suivant le raisonnement qui nous a guidé précédemment à travers cet aperçu de l’histoire du mercenariat, on ne peut que voir dans la montée en puissance des SMP le prolongement logique de l’ensemble des phénomènes de mise en question auxquels se trouve aujourd’hui confronté le modèle de l’État nation. Façonné par les guerres de coalition, l’importance des organisations internationales, la puissance transnationale des organisations non gouvernementales (ONG) et des compagnies privées, le monde contemporain voit en effet les fondements de ce modèle balayés. Dans un même mouvement, le retour des forces mercenaires apparaît comme un aspect majeur de la politique mondiale. Le retour des forces mercenaire est donc le corollaire de l’affaiblissement du modèles stato-national, le triomphe de l’idée de nation ayant mis fin à leur prolifération. Dès lors il semble plausible que les organisations internationales et supranationales aient recours, à l’avenir, à des forces mercenaires pour mener à bien leurs opérations de maintien de la paix ou leurs interventions militaires. La contraction des effectifs militaires des pays développés, la moindre tolérance des peuples à la mort lointaine de leurs soldats et le mouvement général d’externalisation vers le privé de pans entiers des missions de service public sont autant de facteurs allant dans ce sens. Des sociétés de sécurité privées sont déjà à l’œuvre sur divers théâtres d’opération au service d’agences onusiennes ou d’ONG. Il est intéressant de noter que les principales SMP adhèrent à des codes d’éthiques. Jusqu’à présents lacunaires, anecdotiques voire dérisoires, ces codes, s’ils étaient formalisés, pourraient faire de ces entreprises le bras armé des organisations supranationales et internationales. On peut d’ailleurs imaginer que les conventions liant ces dernières aux SMP comprennent un volet éthique dont la violation par les contractuels entrainerait non pas des poursuites devant des tribunaux militaires tombés en désuétude mais la rupture d’un contrat ainsi que des sanctions prononcées par des tribunaux de commerce.

Considérons l’exemple de l’Union européenne, singulier car étant le plus abouti en matière de construction supranationale. Une entité supranationale telle que l’UE ne peut être pensée au moyen de catégories propres au modèle national. Il serait ainsi illusoire de se représenter l’UE comme une plus grande nation qui remplirait les critères régaliens de la puissance étatique à une plus grande échelle. Le pouvoir communautaire diffère des pouvoirs nationaux non seulement par l’aire géographique sur laquelle il s’exerce mais aussi par sa nature même. Le prolongement logique de cette réalité dans le domaine militaire nous conduit à penser que l’Union européenne ne peut prétendre se doter de forces armées semblables aux armées nationales traditionnelles. Le rêve fédéraliste d’une armée européenne peine en effet à voir le jour depuis le projet avorté de la CED en 1953 et les armées des états membres ne peuvent être mobilisées aisément pour les raisons évoquées plus haut. Il est donc probable que l’Union européenne soit dans l’obligation de recourir à des forces armées privées si ses dirigeants souhaitent la doter d’une puissance militaire propre. Une telle configuration nécessite l’appui d’un pouvoir fiscal autonome des états membres, plus aisé à obtenir que des effectifs propres et permanents.

L’Union européenne offrant l’exemple le plus abouti de construction supranationale, il est possible que les organisations supranationales qui se construiront sur son modèle suivent une démarche comparable. Dans cet ordre d’idée, les SMP représenteraient l’avenir d’une force militaire privée et légale au service des États-nations affaiblis, des organisations supranationales, des ONG ou de grandes entreprises privées. Les SMP seraient ainsi en tout point comparables aux armées de mercenaires menées par les condottiere dans les guerres de la Renaissance italienne. Les clients des SMP pourraient les lier à des codes humanitaires ou éthiques inspirés par les droits de l’homme, cette NRO ou « Nouvelle religion de l’Occident » selon Régis Debray, qui rempliraient un office correspondant dans le monde contemporain aux principes supérieurs de la religion chrétienne.

Allan Kaval (SciencesPo)

66_ "Instantanés d’un monde en recomposition"_ Jeune République Jeune République _"Instantanés d’un monde en recomposition"_67

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Selon vos ressources et « l’argent que vous dépensez en matériel dans notre magasin », vous pouvez ainsi apprendre en quelques jours des compétences de combat rapproché. Pour 695$ environ, vous voilà capable de manier un fusil à pompe comme un vrai soldat ! En ce sens, la guerre en Irak n’est pour l’entreprise qu’une vitrine permettant d’attirer les fans de combat dans les quatre camps d’entraînement dont elle dispose sur le sol américain. Une vitrine particulièrement lucrative, puisqu’elle est estimée à 1 milliard de dollars de contrats, ayant généré environ 100 millions de profit. Deuxièmement, Blackwater peut s’appuyer sur une politique de communication et de marketing comme toute autre entreprise. Lorsque sa réputation a été ternie par un massacre commis en Irak, Blackwater changea de nom, devenant « Xe Services », et de logo. Afin de faire accepter au voisinage la construction d’un nouveau camp d’entraînement privé en Californie, près de la frontière mexicaine (dont la surveillance est le grand marché convoité par la sécurité privée), Blackwater a fait distribuer aux victimes d’incendies des vivres et du matériel11.

Le second argument serait essentiellement pratique. C’est sans conteste l’argument le plus fort. La mise en place d’une armée européenne intégrée est peu probable. Convaincre rapidement les opinions publiques de 27 pays d’intervenir dans un conflit est impossible. Il faudra donc nécessairement court-circuiter les procédures démocratiques. Et le recours à un acteur privé en est le moyen le plus simple. De plus, il est assez facile de recueillir ou de mobiliser de l’argent, beaucoup plus que de convaincre chaque pays d’envoyer des troupes. Dans cette perspective, l’Union Européenne risque donc fort de devoir recourir au mercenariat.

Pourquoi craindre ce phénomène ?

Les profiteurs de guerre ont toujours existé. Mais il existe une différence fondamentale entre les industriels de l’armement et ces sociétés. Une entreprise comme EADS a besoin que les états achètent toujours plus de missiles, mais peu importe que ceux-ci soient utilisés ou non. Et aucun état n’a intérêt à déclencher une guerre simplement parce qu’il a acheté des missiles. Seul un militaire fou ne supporterait pas le non-usage de ses armes. L’idéal d’EADS, c’est la guerre froide. Au contraire, il est parfaitement rationnel du point de vue économique de pousser à la guerre pour une entreprise de combat et de logistique, car l’entraînement des troupes et l’achat de matériel, du point de vue comptable, ne sont plus que des investissements qui exigent un retour : donc une demande de la part d’états en guerre. Il est donc dangereux de laisser ce type de sociétés se développer dans un pays : on crée alors mécaniquement un puissant lobby pro-guerre.

Par contre, il n’y a pas de raison de supposer que des hommes travaillant dans le privé aient un comportement moins correct que celui des militaires professionnels. Pour l’instant, le pire crime des « private military contractors » est le massacre de la place Nisour du 16 septembre 2007, où les hommes de Blackwater se mirent à tirer sur des innocents en pleine rue parce qu’ils croyaient la sécurité de leur cortège menacée, tuant 17 personnes. Les forces de la coalition ont tué au moins 100 000 Irakiens depuis le début du conflit. Il est évident qu’une fraction non négligeable de victimes peut être considérée comme totalement innocente. De plus, de nombreux Africains pourraient témoigner du caractère tout à fais comparable des atrocités commises par les armées nationales et par les guérillas de rebelles.

La vraie question est donc celle du droit. Quand on envoie des militaires dans un pays pauvre, et en guerre, donc dans une zone de quasi non-droit ; il y en aura toujours quelques-uns pour semer la terreur à bord de jeeps blindés, pour commettre ces trop fameuses « bavures », pour abuser de la force des armes à feu dont ils disposent.

Mais jusqu’où peut aller cette injustice ? Est-il plus facile de faire respecter le droit à une armée moderne ou à une entreprise ? Sur ce point, aucun doute n’est possible. Aucun employé des PSC n’a à ce jour été traduit devant un tribunal pour ses actions en Irak, tandis que certains des soldats ayant torturé à Abou Ghraib ont été condamnés. En effet, les PCS agissent dans une zone d’ombre juridique. Comme le montre un rapport du CRS12, une cour fédérale américaine risque de se voir bloquée par la Constitution si elle tente de poursuivre des civils non américains pour des actes commis en Irak. Or The Guardian13, quotidien britannique, nous donne l’exemple de mercenaires engagés au Chili : des anciens des forces de Pinochet… Quant aux tribunaux militaires, ils peuvent éventuellement être compétents mais leur capacité à juger des civils est très limitée.

Le nouveau logo de Blackwater Worldwide, devenu Xe Services

11_ The Virginian Pilot, quotidien américain, 26 octobre 2007

12_ Congressional Reseach Service, http://assets.opencrs.com/rpts/RL32419_20080825.pdf

13_ Dans l’édition du 5 mars 2004, “US contractor recruits guards for Iraq in Chile”

Il ne faut pas non plus être excessivement optimiste en affirmant que le problème est purement américain. Certes, l’Europe n’a pas dans le second amendement de sa Constitution un article tel que “the right of the people to keep and bear Arms, shall not be infringed”. La création de camps d’entraînement privés tel que celui de Great Diswal Swamp en Caroline du Nord est impensable sur le sol français, où le port d’armes est interdit. Mais l’idée de la privatisation de services militaires fait son chemin. En France par exemple, les satellites militaires Syracuse sont privatisés5.

Et en Europe ? Dans un document daté de 20066, on peut lire qu’à l’horizon 2025: « l’UE va recourir de plus en plus à une approche globale combinant ses instruments de “soft power” et de “hard power”, et coordonnant ses organes civils, militaires, gouvernementaux et non-gouvernementaux pour produire collectivement les résultats politiques attendus. […] En effet, il ne faudra pas nécessairement mener des batailles dans chaque intervention. […] Si le succès de telles interventions sera déterminé par nos actions et notre potentiel militaires, il dépendra de plus en plus de notre action, ou de notre inaction, dans un large éventail de domaines tels que la promotion des droits de l’homme ou de l’état de droit, la réforme du secteur de la sécurité, une bonne gouvernance et le combat contre le crime international. […] Les

forces armées ne sont qu’une composante d’une approche plus large, globale et intégrée des opérations de la Politique Européenne de Sécurité et de Défense. »

Comment comprendre ce texte ? Tout d’abord, il comporte un aspect notoirement insultant envers les armées traditionnelles, puisqu’il sous-entend qu’elles ne sont que capables de mener des batailles et non de stabiliser un état. Parlons-en aux militaires français basés en Afrique depuis des

générations. Mais ce document induit surtout une nouvelle définition de la guerre comme incursion massive de tous types d’acteurs dans le pays adverse afin de le transformer. La bataille militaire n’est qu’une première phase. La guerre et l’occupation ne sont plus qu’une seule et même chose, ce qu’illustrent parfaitement les exemples de l’Afghanistan et de l’Irak.

Or dans un pays en guerre, les civils (concrètement, des employés de multinationales qui tentent de profiter du nouveau marché de la « reconstruction ») sont menacés. Des missions de sécurité seront donc nécessaires. Et si la force de frappe européenne n’intervient que dans le temps de la bataille, seules des compagnies privées pourront sécuriser les nouveaux marchés. C’est ce qui passe dans certains pays d’Afrique où les compagnies pétrolières engagent des miliciens privés afin de protéger leurs salariés. Et c’est le cœur de métier de Blackwater, chargée à l’origine de protéger les diplomates américains en fonction en Irak, et notamment Paul Bremer, chef de l’Autorité Provisoire de la Coalition entre 2003 et 2004.

Que font ces hommes concrètement ?

Les hommes de Blackwater ne sont pas censés être des mercenaires. Ils doivent seulement remplir des contrats, dont les principaux concernent la formation de troupes (police afghane, armée irakienne, soldats azerbaïdjanais) et la protection de personnalités.

Mais en pratique, la presse américaine a révélé que le savoir-faire des hommes de Blackwater leur a permis de décrocher des métiers de type « offensif », comme la traque de terroristes7. En fait, il y a une sorte de cercle vicieux. L’armée privatise des tâches subalternes, une collusion d’intérêts permet à ces sociétés de surfacturer largement leurs services8, donc elles payent mieux leurs soldats. Les meilleurs quittent alors l’armée régulière pour les sociétés privées, par ailleurs plus riches en aventures (moins de tâches administratives, plus d’entraînements extrêmes). Et l’armée y perd ses forces spéciales, ce qui la rend dépendante des compagnies privées, y compris pour des tâches proprement militaires.

Beaucoup d’employés de ces compagnies de sécurité entrent donc pleinement dans la catégorie « mercenaires » du protocole additionnel de 1977 à la Convention de Genève9.

Quels arguments pourrait-on trouver en faveur du recours au mercenariat ?

Le premier argument en faveur de la privatisation serait le coût, comme pour toute autre privatisation. Blackwater bénéficie à cet égard de deux atouts. Premièrement, l’entreprise peut dégager du profit sur d’autres activités. Sur son site commercial10, on peut ainsi acheter des posters, des vêtements de combat, une arme de guerre (le BW 15) ou encore un body pour bébé ! De plus, la compagnie a un cœur de métier : le stage d’entraînement.

« Les forces armées ne sont qu’une composante d’une approche plus large, globale et intégrée des opérations de la Politique Européenne de Sécurité et de Défense.»

5_ « La privatisation des satellites militaires

Syracuse, cas limite d’une défense en

transition » - 11.19.09, dans Jeune République, de Christian Brugerolle (http://jeunerepublique.

fr/wp/?p=186)

6_ Le document intitulé « une première vision à long terme pour les

capacités et besoins en capacités de l’Europe en

matière de défense» a été adopté, le 3 octobre 2006,

par les États membres réunis au sein du comité

directeur de l’Agence Européenne de Défense, comme base raisonnable

pour la réalisation des objectifs à moyen et long

termes de l’Agence. En anglais. Traduction par

l’auteur. Disponible sur : http://www.consilium.europa.eu/ueDocs/cms_Data/

docs/pressdata/EN/reports/91135.pdf

7_ The New York Times, “ Blackwater Guards Tied

to Secret Raids by the C.I.A. “, December 11th,

2009

8_ Lemonde.fr « Les surfacturations de

Halliburton en Irak dépasseraient largement un milliard de dollars »,

28 juin 2005

9_ Consultable sur : http://www.icrc.org/dih.nsf/FULL/

470?OpenDocument

10_ http://proshop.blackwaterusa.com

68_ "Instantanés d’un monde en recomposition"_ Jeune République Jeune République _"Instantanés d’un monde en recomposition"_69

Page 36: Jeune République numéro 2

commencer et à mener. Il faut juste de l’argent, pas l’accord des citoyens. » Et le fait de distribuer de l’argent à des acteurs privés permet de concilier les deux grands objectifs de la droite américaine des années 2000 : la surveillance du monde musulman et le libéralisme économique absolu. Lorsqu’à la saleté de la guerre vous rajoutez celle du monde du big business, vous avez Blackwater.

Alors, que faire ?

D’une part, le recours à des forces privées peut être désastreux en ce qui concerne le respect des droits de l’homme. D’autre part, il faut bien reconnaître que l’Union Européenne risque fort d’y recourir à moyen terme.

Alors pour éviter de revivre l’expérience Blackwater, le seul recours possible est le droit. La transparence la plus absolue s’impose. Blackwater n’a quasiment jamais eu besoin de recourir à des appels d’offre, car elle est inscrite dans une sorte de catalogue19 de services offerts aux agences fédérales américaines. L’entreprise aurait de plus, selon le sénateur américain Waxman, échappé à des millions de dollars par la fraude fiscale.

Un encadrement juridique n’est pas impossible. En France, la Loi n°83-629 du 12 juillet 198320 « réglementant les activités privées de sécurité » explicite de façon précise qui est ou n’est pas habilité à porter des armes, quels types d’employés peuvent être recrutés… Par exemple, une personne ayant un casier judiciaire non vierge ne peut exercer le métier de vigile dans un supermarché français. A comparer aux anciens criminels de guerre recrutés dans les banlieues de Bogota par Blackwater… Ce type de loi doit être appliqué par l’UE si elle souhaite un jour employer des entreprises de type PCS. Une différence juridique majeure doit exister entre les entreprises chargées de la reconstruction (par exemple dans le bâtiment) et celles qui ont des missions de sécurité. C’est ce qui manque aujourd’hui aux Etats-Unis dans le statut de « private contractor », qui est largement indifférencié.

De plus, la réussite d’une opération militaire ne doit jamais dépendre d’un acteur privé. Blackwater a réussi à négocier son immunité pénale, et à rester sur le territoire irakien jusqu’à aujourd’hui contre la volonté du gouvernement local21 parce que l’entreprise est devenue indispensable pour protéger les diplomates de la coalition. Le démocrate Stephen Lynch rappelle ainsi l’impossibilité pour des inspecteurs d’enquêter sur les hommes chargés de les protéger22. L’armée américaine y a perdu en souveraineté, sans parler du jeune état irakien qui a été incapable de chasser Blackwater après le massacre de la place Nisour.

Conclusion

Le recours au mercenariat ne comporte presque que des dangers, et bien peu d’avantages. Moralement discutable23, idéologiquement porté par une droite américaine agressive, peu efficace économiquement, dévastateur militairement car il affaiblit symboliquement les armées nationales, peu respectueux du droit, et certainement contre-productif à long terme car il confie à des acteurs ayant intérêt à la guerre des missions de stabilisation ; le mercenariat doit être au plus possible évité.

Si cela est impossible, il doit être encadré, et l’expérience Blackwater nous semble un bon précédent pour réfléchir aux modes de régulation possibles. Voilà en tout cas un argument fort en faveur de la constitution d’une force européenne : éviter de recourir à des acteurs privés en cas de conflit inévitable. Sinon, peut-être vaut-il mieux renoncer tout simplement à une diplomatie européenne fondée sur une force de frappe autre que le bombardement massif.

Fabien Hassan (ENS Ulm)

20_ Consultable comme toute la législation française sur legifrance.gouv.fr

21_ MSNBC.com, « No licence, but Blackwater is still in Iraq », 20 avril 2009

22_Cité par J. Scahill, ibid, p. 35

23_ Nous parlons tout de même de l’emploi par des armées occidentales de mercenaires originaires des pires armées dictatoriales du Tiers-Monde (Albanie, Chili…) engagés pour « faire respecter le droit » dans d’autres pays pauvres…

Et il y a pire. Le 27 juin 2004, l’Autorité Provisoire de la Coalition émet l’Ordre 17. L’immunité juridique devant les cours irakiennes est accordée aux partenaires privés de la coalition14. Concrètement, comment une cour américaine pourrait-elle enquêter à l’étranger sans le soutien de la justice locale ?

Dans l’armée, il y a un savoir-faire ancien en matière de justice. Comme dans toute institution, l’armée n’est pas univoque. Elle comprend aussi des hommes qui s’engagent afin de forcer les autres à respecter la loi. Tous les officiers sont formés au droit. Des tribunaux indépendants sont compétents. Mais une entreprise privée ressemble parfois à une mini-dictature. Pas question de créer un tribunal interne, pouvant soumettre d’autres employés. Chez Blackwater, un homme décide, seul : Erik Prince. Et ce catholique d’extrême-droite15, ancien SEAL16, est peu enclin à faire juger ses propres hommes… Quelle a été la réaction de Blackwater quand ses hommes ont commis des crimes ? Les licencier, et les faire sortir du pays dans des coffres de voitures, comme ce fut probablement le cas vers Noël 2006 après l’assassinat par un homme ivre de l’un des gardes du corps du vice-président irakien17.

De plus, ce type d’événements est une bonne opération de communication vis-à-vis des clients. Une image de société prête à tout est un bon argument de vente. Les assureurs facturent des prix énormes aux entreprises qui travaillent dans les pays à risque. Si mon assureur sait que ma sécurité est garantie par une entreprise prête à bafouer le droit, il peut être enclin à diminuer ses tarifs. De même, le gouvernement n’a pas intérêt à poursuivre des salariés de Blackwater, car l’entreprise serait punie, et devrait refacturer l’amende au gouvernement lui-même pour rentrer dans ses frais.

Cela ne veut pas dire que les compagnies privées tuent plus. Il faut leur reconnaître un certain professionnalisme, or le plus souvent, les soldats modernes tuent par erreur (bavure, mauvaise cible, panique). Mais cela veut dire qu’il n’y pas de hiérarchie et d’organe judiciaire capable d’éviter les « petits crimes » des soldats : vols, humiliations, pillage. Et ces petits crimes peuvent même être dans l’intérêt des sociétés de sécurité. Par exemple, quand Blackwater sécurise un convoi, la police irakienne crée désormais un second rideau de protection. Pourquoi ? Pour éviter que des civils qui passent dans le quartier se fassent tirer dessus par des mercenaires. Ce genre de comportement, qui paralyse régulièrement les routes de Bagdad, attise la colère, et crée donc une menace supplémentaire sur les convois à protéger. Et donc plus de contrats pour les mercenaires. Ce qui nous conduit à l’argument le plus fort : en Irak, les compagnies privées minent le travail de pacification menée par l’armée régulière.

Le vrai visage de ces compagnies, c’est celui de Chris Murphy. Lors d’une audition au Congrès américain, ce jeune député démocrate demanda à Erik Prince quels étaient les profits de Blackwater. Celui-ci osa répondre, suscitant alors la consternation de son interlocuteur : « Nous sommes une entreprise privée. Le mot-clé, c’est privé. » Les citoyens et leurs représentants n’ont plus accès aux informations sur la façon dont leur propre pays se bat.

Et c’est d’ailleurs cela, la vraie raison d’être de Blackwater. Pourquoi l’armée serait-elle incapable de protéger des diplomates, ou de traquer des terroristes ? Elle l’est. Et en termes symboliques, on ne peut espérer aucun gain : un crime commis par un homme de Blackwater sera attribué aux Etats-Unis. L’erreur a d’ailleurs eu lieu à plusieurs reprises dans les médias. Elle est le résultat direct de la stratégie de communication de Blackwater, se présentant comme une branche privée mais ultra-patriotique de l’armée américaine.

Autrement dit, si l’on a recours à ces compagnies privées, c’est essentiellement pour de mauvaises raisons : mener un combat à l’écart des citoyens et de leurs représentants, en se cachant derrière un mur d’argent et d’intérêts communs. Comme le dit Michael Ratner18, « l’utilisation croissante de forces armées privées rend les guerres plus faciles à

14_ “Contractors shall be immune from Iraqi legal process with respect to acts performed by them

pursuant to the terms and conditions of a Contract

or any sub-contract thereto”

http://www.cpairaq.org/regulations/20040627_

CPAORD_17_Status_of_Coalition__Rev__with_

Annex_A.pdf

15_Il a notamment déclaré désapprouver

l’invitation de groupes homosexuels à la

Maison Blanche, ou la loi contre la pollution après un stage dans l’administration Bush

père. Cité par J. Scahill, Blackwater, l’ascension

de l’armée privée la plus puissante du monde,

ACTES SUD, 2008, p. 80

16_ Unité d’élite de la marine US

17_ J.Scahill, ibid, pp 19-20

18_ Président du Centre pour les Droits

Constitutionnels, cité par J. Schahill, ibid, p. 69

19_Techniquement, il s’agit d’un contrat

permanent avec le GSA, General Service

Administration

70_ "Instantanés d’un monde en recomposition"_ Jeune République Jeune République _"Instantanés d’un monde en recomposition"_71

Page 37: Jeune République numéro 2

PRESENTATION THEMATIQUE 3

Alors que ce les doutes restent nombreux sur le fonctionnement de l’Union à 27 et que le Traité de Lisbonne est encore en phase de rodage, l’influence du continent sur la scène internationale semble se réduire de jour en jour. Les Etats-Unis, de la main d’Obama, se félicitent de cette rentrée dans le rang, symbolisée par la réintégration de la France au commandement de l’OTAN, qui leur permet de se recentrer sur les partenariats aujourd’hui considérés comme prioritaires, avec la Russie et la Chine notamment. Si de l’Islande à la Turquie les candidats à l’entrée dans l’Union n’ont jamais été aussi nombreux, l’Europe en proie à une crise identitaire grave qui favorise des candidatures d’opportunité et qui semble trouver sa source dans la panne du couple franco-allemand. Assistons-nous à une dilution politique inéluctable de l’Union Européenne, ou à une pause nécessaire à la redéfinition de son identité et de ses ambitions sur la scène internationale ?

- L’Europe à la recherche de son futur, p.74

- L’Union Européenne : soft power ou mini-OTAN ?, par Jérome KOECHLIN p.77

- Le couple Franco-Allemand a-t-il encore un sens aujourd’hui ?, p.84

- Impasses et perspectives de la diplomatie européenne, p. 89

72_ "L’Europe face à son futur"_ Jeune République Jeune République _"L’Europe face à son futur"_73

L’EUROPE FACE

À SON

FUTUR

Thématique IIIFlickr - Creative Commons licence photo credit : fdecomite

Page 38: Jeune République numéro 2

15DIPLOMATIE EUROPÉENNE BIS KOECHLIN

préoccupants. La nomination de l’ancien expert économique Jan Fischer comme Premier Ministre, après la démission de Mirek Topolanek fin mars, a cependant permis une certaine amélioration des relations entre Prague et Bruxelles à partir de mai 2009

La fin de la présidence européenne tchèque a été marquée par les élections européennes de juin 2009. Celle-ci ont conforté les partis pro-européens, et notamment les partis de droite, qui obtiennent une majorité relative - le sens du consensus étant très établi au Parlement européen, avec une coalition traditionnelle entre partis pro-européens (PSE, PPE et ALDE). Les citoyens européens se sont cependant peu passionnés pour ce scrutin, avec un taux de participation de 43%, en baisse constante depuis l’élection du Parlement européen au suffrage universel direct en 1979. Le point positif pour l’Union a été pour ces élections l’échec des partis eurosceptiques et europhobes, symbolisée par la déconfiture de Libertas, porté par Philippe de Villiers et le milliardaire Irlandais Declan Ganley, qui n’obtient qu’un seul élu. Le succès du Parti Populaire Européen permet la reconduction triomphale de José Manuel Barroso, symbole de l’Europe des États et véritable choix par défaut, à la tête de la Présidence de la Commission européenne.

2009 aura aussi été marqué par la continuation du processus douloureux de ratification du traité de Lisbonne, mis en danger par le référendum irlandais de juin 2008, où la ratification avait été refusée par 53,5% des voix malgré le rôle capital qu’avaient eu les aides européennes dans la fulgurante percée économique de l’Ile. 2009 s’annonçait plus facile, et cependant c’est la République Tchèque qui a inquiété les institutions européennes, et plus particulièrement son président Vaclav Klaus, qui après avoir été premier ministre au moment de la demande tchèque d’adhésion à l’Union européenne, puis président lors de la négociation de la Constitution européenne et du traité de Lisbonne, s’est opposé avec violence au traité, se considérant lui-même comme un «dissident de l’Union». Après la ratification par le Sénat tchèque du traité de Lisbonne, il a refusé de signer la loi de ratification, et a incité certains sénateurs à porter un recours devant la Cour constitutionnelle tchèque, avant de tenter de s’entendre avec David Cameron, chef de file des conservateurs anglais, qui lui avait promis un référendum en Grande-Bretagne s’il remportait les élections du printemps 2010 et si le traité de Lisbonne n’était pas entré en vigueur à ce moment. Il aura fallu le référendum irlandais validant la ratification du traité de Lisbonne en octobre 2009, et la signature par le président polonais Lech Kacynski de la loi de ratification du traité, pour que Vaclav Klaus cède devant une large pression internationale. Il tentera cependant encore une fois de repousser la signature du décret, en prétextant la crainte de la remise en cause des décrets Benès, qui avaient prévu l’expropriation et l’expulsion de la minorité allemande vivant dans les Sudètes après 1945. Il aura fallut lui offrir une exemption à ce sujet pour obtenir l’apposition de sa propre signature sur la loi de ratification, l’ensemble de la classe politique européenne ayant exercé sur Prague une forte pression.

Ces éléments permettent de dresser un panorama maussade de l’année 2009 pour l’Union européenne, même si il est à noter que d’autres sujets non évoqués dans cet article, comme l’explosion de la dette publique des pays européens, l’absence totale de leadership de la Commission Européenne lors de la crise économique, la nomination de personnalités insipides au nouveaux postes de Président et Haut responsable de l’Union ont contribué d’autant plus à ce sentiment de désaffection. De même, certaines initiatives législatives ont provoqué moult remous, notamment la directive sur les soins transfrontaliers, ou encore l’autorisation de coupage de vin blanc et de vin rouge pour donner du vin rosé.Cependant, la présidence suédoise, malgré quelques cafouillages lors du processus de nomination du président du Conseil européen et du Haut représentant de l’Union, semble avoir permis à l’Union Européenne d’aborder 2010 avec moins d’inquiétude, après une crise institutionnelle et politique qui se sera prolongée six années.

Une pause nécessaire pour aborder l’avenir avec sérénité ?

En effet, un nouveau cycle semble s’être ouvert. Le traité de Lisbonne, entré en vigueur le 1er décembre 2009, apporte des améliorations dans le fonctionnement institutionnel de l’Union européenne, en dotant par exemple l’Union européenne de la personnalité juridique, ou en simplifiant le processus de décision, puisque la majorité qualifiée sera à partir de 2014 définie comme étant égale à au moins 55% des membres du Conseil, comprenant au moins quinze d’entre eux et représentant 65% de la population totale de l’Union. Il est également prévu le renforcement du rôle des parlements nationaux, qui pourront intervenir en amont de la phase législative en contrôlant l’application des principes de proportionnalité et de subsidiarité. Cette volonté de mieux associer les citoyens à l’European Decision Making Progress se manifeste également par la possibilité d’initiative citoyenne, encore sujette à la définition de ses modalités d’application, mais également par la simplification du fonctionnement de l’Union,

L’année 2009 n’aura pas mis un frein à la perte d’influence de l’Union et à sa crise identitaire

L’Eurobaromètre Standard 70 (EB 70) publié par le Parlement européen en 2008 et consacré exclusivement aux élections européennes de 2009 montrait que 54% des 26000 citoyens européens interrogés dans les vingt-sept pays membres se disaient pas intéressés par les élections futures, avec des pics négatifs à 19 et 34% pour les lettons et britanniques.La publication de ce sondage permettait déjà de révéler combien la crise identitaire traversée par l’Union européenne depuis une vingtaine d’années était une réalité pour de nombreux citoyens et anticipait les résultats plus que médiocres des élections de 2009, y compris et notamment dans des pays d’Europe de l’Est ayant récemment intégré l’Union européenne. Nombreuses sont les accusations de déficit démocratique de l’Europe, que les mesures prises par la Commission européenne après le rejet du traité établissant une Constitution pour l’Europe mieux associer les parlements nationaux, représentants directs des peuples nationaux, dans le processus de décision européen, n’ont pas véritablement résolu.

L’Union européenne a ainsi traversé pendant l’année 2009 une crise institutionnelle et une crise identitaire grave, que la présidence tchèque du premier semestre n’a en rien aidé. Comme l’affirme sur son blog Jean Quatremer, correspondant à Bruxelles pour Libération, cette présidence était un «désastre annoncé». La classe politique tchèque étant largement eurosceptique, elle n’a pas tardé à se retrancher derrière le président de la République, le très europhobe Vaclav Klaus, profitant ainsi de l’absence de majorité absolue de Mirek Topolanek, alors Premier Ministre pour bloquer le processus de ratification du Traité de Lisbonne. Sur le plan international, la présidence tchèque a brillé par son absence, avec un silence significatif lors de la guerre de Gaza du fait de ses rapports d’alliance avec Israël, mais aussi lors du conflit

gazier entre Russie et Ukraine. Ce n’est qu’en mars que Mirek Topolanek, sommé par le couple franco-allemand, se décide à organiser la tenue d’un sommet extraordinaire sur l’économie européenne, le déficit de la Grèce, du Portugal et de l’Irlande devenant particulièrement

L’EUROPE À LA RECHERCHE DE SON FUTURRetour sur une année perdue L’année 2009 aura marqué à n’en pas douter une étape importante dans l’histoire de l’Union Européenne. Si la présidence tchèque a constitué pour de nombreux observateurs un échec profond, l’accouchement, certes dans la douleur, du traité de Lisbonne, marque une étape essentielle dans la construction européenne.

Cet article tentera ainsi de faire le point sur la situation de l’Union européenne à l’aube d’une année qui verra le Traité de Lisbonne s’appliquer, près de sept ans après l’entrée en vigueur du traité de Nice: sommes nous à l’orée de la disparition de l’Union Européenne, ou a un moment de redéfinition qui permettra de relancer sa construction?

« L’Union européenne a ainsi traversé pendant l’année 2009 une crise institutionnelle et une crise identitaire grave, notamment durant la présidence tchèque de l’Union européenne entre janvier et juillet 2009, avec les difficiles négociations concernant la ratification

du Traité de Lisbonne.»

74_ "L’Europe face à son futur"_ Jeune République Jeune République _"L’Europe face à son futur"_75

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Depuis la chute du Mur de Berlin, l’Europe a décidé d’abandonner le monde anarchique de Hobbes pour privilégier l’univers de la paix perpétuelle chère à Kant. L’Europe, en effet, vit aujourd’hui dans un système postmoderne qui repose sur le rejet de la force comme principe politique et le refus de toute « tentation impériale », pour reprendre la formule du philosophe Tzvetan Todorov1.

Pour Hobbes (1588-1679), considéré comme l’un des premiers penseurs de l’Etat moderne, l’homme est sociable non par nature mais par accident. Sa vraie condition est celle de l’état de nature et son seul instinct est celui de conservation. Selon la fameuse formule de Hobbes, « l’homme est un loup pour l’homme » et l’état de nature est celui de la « guerre de tous contre tous ». La loi de la jungle règne partout.

Or ce qui va sauver l’homme, selon Hobbes, c’est précisément sa peur de mourir et son instinct de conservation. C’est là qu’intervient le contrat social: c’est librement et volontairement que les hommes, par un pacte mutuel, échangent leur liberté naturelle contre la paix et la sécurité. Ainsi, le monde est sans cesse en équilibre précaire. L’oeuvre de Hobbes a directement inspiré la Realpolik dans les relations internationales.

De son côté, Kant (1724-1804), estime que le seul moyen pour sortir de l’état de nature est de créer un gouvernement mondial et de se projeter en permanence vers ce qu’il appelle « la paix perpétuelle ». La paix, en réalité, apparaît comme un intermède fragile entre deux conflits. On parle de cessez-le-feu, de coexistence pacifique ou de guerre froide, mais la propension à assurer sa survie par l’usage de la force revient vite à l’ordre du jour.

Pour Kant, le salut passe par l’avènement du droit international. Sa foi suprême est dans le principe du droit et de la norme. La paix doit être établie par un ordre juridique international qui remplace les rapports de force par les rapports de droit. La construction européenne, depuis le traité de Rome (1957) jusqu’au Traité de Lisbonne (signé en 2007), en dépit du « non » irlandais, repose non plus sur l’équilibre de la force, qui prévalait encore au XIXe siècle avec le « concert européen » issu de l’époque napoléonienne, mais sur la valorisation de la conscience morale dans les affaires internationales. L’Union européenne se mobilise pour un système légaliste reposant sur l’autorité de la loi, sur les valeurs des traités internationaux (corpus législatif), sur la négociation, la conciliation et le débat citoyen.

L’exercice de la puissance européenne se manifeste ainsi différemment de l’hyperpuissance américaine: plus grand bailleur de fonds dans le cadre des programmes d’aide au développement, échange d’information, promotion de l’éducation, du droit international, des droits de l’homme, de la démocratie et de l’Etat de droit, et puissance économique.

Face à la diversité des menaces - terrorisme, conflits régionaux et intra-étatiques, pauvreté, pandémies, prolifération des armes de destruction massive, déliquescence des Etats, criminalité organisée, réchauffement climatique, environnement et mondialisation - une double norme est en train de se

L’EUROPE, soft power ou mini-OTAN ?

par Jérôme KOECHLIN*

*Chargé de cours à l’Institut Européen de l’Université de Genève et directeur de communication dans le secteur privé international, ancien haut fonctionnaire d’Etat et éditorialiste, diplômé des Universités de New York et de Genève, auteur de « L’Europe a-t-elle une adresse » (Editions Georg, l’Europe en perspectives, Paris, Genève, 2003) et de nombreux articles sur les relations internationales.

Cet article est pubiié avec l’aimable autorisation de Strategics International

1_ Tzvetan TODOROV, Le nouveau désordre mondial. Réflexions d’un Européen, Robert Laffont, Paris, 2003.

symbolisée par la création d’une présidence permanente au Conseil européen comme d’un haut représentant de la politique étrangère européenne.

Si les nouvelles têtes européennes semblent avoir été d’abord choisies pour leur discrétion, et ne devraient à priori pas lancer de vastes bouleversements sur la manière dont sont menées les politiques européennes, cette innovation pose la question de l’articulation d’une présidence tournante sur six mois avec la présidence permanente du Conseil européen avec un mandat de deux ans et demi. Quant à Catherine Ashton, qui ne parle que sa langue maternelle, l’anglais, elle devrait avoir des difficultés à faire briller la diplomatie européenne, comme en témoigne la réception très moyenne de son audition devant les députés européens en janvier dernier. Le journaliste de Libération Jean Quatremer, dans son blog, a regretté le choix fait par les pays membres, dénonçant de la part de Catherine Ashton «une langue du plus parfait bois diplomatique : elle veut « une diplomatie discrète » et « promouvoir la paix », considère que le nucléaire est dangereux entre certaines mains, mais refuse de se prononcer sur le projet de désarmement nucléaire de Barack Obama, travaillera à renforcer les liens avec les Etats-Unis, mais aussi la Russie, la Chine, l’Inde, etc, etc. Tenir trois heures à ce rythme tenait effectivement du sacerdoce…»

Sur le plan international, la présidence espagnole a souhaité axer sa présidence sur les relations avec l’Amérique Latine et le Mercosur, ce qui pourrait constituer pour l’Europe une possibilité d’ouvrir enfin de nouvelles perspectives à sa diplomatie. L’apaisement institutionnel né de l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne devrait accélérer le développement de l’Union européenne, les citoyens européens ayant exprimé dans l’Eurobaromètre 70 trois axes majeurs pour les politiques européennes : une politique de sécurité et de défense permettant à l’Union européenne de faire face aux crises internationales; une protection renforcée du consommateur et de la santé publique, et enfin une lutte efficace contre le changement climatique.

Rappelons également que la crise financière de 2008 n’a pas eu en Europe un impact aussi fort qu’aux États-Unis grâce vraisemblablement à l’action de la Banque Centrale Européenne, qui a réussi à éviter une crise du crédit en inondant le marché de liquidités, tout en soutenant les gouvernements interventionnistes. L’euro a également, de l’avis de nombreux économistes, permis à l’Europe d’éviter une crise monétaire qui aurait pu être très néfaste pour les économies nationales. Des pays membres de l’Union européenne mais non membres de la zone euro ont en ce sens montré un intérêt pour une adhésion à moyen-terme à l’eurogroupe, la solidarité s’exerçant à l’intérieur de la zone ayant été tout particulièrement saluée.

Ainsi, l’année 2010 s’ouvre sur des perspectives plus ouvertes pour l’Union européenne, avec une possible relance du processus d’élargissement, un certain nombre de pays membres dont la France ayant émis une position forte de refus de toute nouvelle adhésion tant que le traité de Lisbonne n’était pas entré en vigueur. Les prochaines étapes devraient voir les pays des Balkans faire leur entrée dans l’Europe, même si certains sont pour l’instant encore loin de satisfaire l’ensemble des critères émis par l’Union européenne, et n’ont pas encore le statut de candidat officiel. Quant à la Turquie, son refus obstiné d’ouvrir des voies portuaires et aéroportuaires à Chypre bloque toujours les négociations d’adhésion, tandis que la position de certains États membres n’a toujours pas évolué. Son entrée en Europe semble être ainsi renvoyée aux calendes grecques. Mais plus globalement, c’est bien une construction européenne assainie et fortifiée qui s’offre à l’année 2010 avec un certain optimisme, certes encore fortement tributaire du volontarisme de ses chefs d’État, et notamment du couple franco-allemand, mais prête avec l’horizon libéré de turpitudes institutionnelles. Reste à lancer des projets ambitieux qui permettraient de renforcer sa cohésion et de sortir de ce statut-quo où elle semble se complaire depuis la création de l’Euro.

Clément Noël (SciencesPo Lyon)

« L’euro a également de l’avis de nombreux économistes évité à l’Europe une crise monétaire qui aurait pu être très néfaste pour les économies nationales

européennes.»

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Les souverainistes ont souvent critiqué le manque de vision stratégique de l’Europe sur le plan international en l’assimilant à un nain politique. Lisbonne confirme que le document élaboré en 2003 par Javier Solana, intitulé « Une Europe sûre dans un monde meilleur 4», constitue le socle de sa stratégie et de projection sur et en dehors du théâtre européen. Ce document fixe les grands axes stratégiques en matière de sécurité et de défense. Il précise les menaces, multiformes, affirme la volonté de construire un ordre international kantien fondé sur le multilatéralisme, insiste sur le développement de capacités militaires plus mobiles et confirme la recherche d’un partenariat efficace et équilibré avec les Etats-Unis dans le cadre de l’Alliance atlantique. Ce qui ne signifie pas que l’Europe doive chercher son ordre de marche à Washington.

Les contempteurs de l’Europe se moquent de son incapacité à gérer les conflits ? Lisbonne confirme toutes ses dispositions d’intervention sur le plan de sa politique étrangère et de défense commune. La succession des traités ayant jalonné la construction européenne montre que l’Europe porte en elle-même le report constant de son propre achèvement, mais qu’elle s’approfondit année après année.

L’Europe, incarnation du « soft power »

Quel sens l’Union européenne veut-elle donner à sa puissance ? Pour Morgenthau, toute politique internationale est politique de puissance. Pour Weber, la puissance correspond à la capacité d’un Etat ou d’un groupe d’Etats à contrôler voire influencer les actions d’autres Etats. Pour Aron, la puissance est constituée d’un espace, des matériaux disponibles, du savoir et de la capacité d’action collective.

Plus récemment sont nées les notions de puissance civile, de soft power, de puissance normative et de puissance tranquille à propos de l’Europe.

Au début de la coopération politique européenne, dans les années 1970, François Duchêne5 a inventé l’idée de puissance civile à propos de la construction européenne, à un moment où la dissuasion nucléaire diminuait ipso facto l’influence du complexe militaro-industriel, en se concentrant sur le politique. De fait, l’influence d’un groupe d’Etat s’exerçait de plus en plus par la coopération politique et des formes civiles de pouvoir. Le commerce et la diplomatie sont les attributs de la puissance civile, au détriment de la seule logique de capacités militaires. Autrement dit, à Washington et à Moscou l’équilibre de la terreur en pleine guerre froide, et à l’Europe le choix d’une voie plus civile.

Le concept de soft power, inventé par Joseph Nye6, est très en vogue actuellement et résume bien le nouveau rôle qu’entend jouer l’Union européenne sur la scène internationale. Selon Nye, la puissance d’un Etat ou d’un groupe d’Etats se caractérise de plus en plus par sa capacité d’influence, par la promotion de ses valeurs et par son pouvoir attractif, et non plus exclusivement par ses moyens militaires. Convaincre plutôt que d’imposer, dialoguer plutôt que contraindre, et attirer plutôt que persuader. Les ressources du soft power – contrairement au hard power – sont la culture, les valeurs politiques et le multilatéralisme.

A la lumière de la puissance américaine, c’est davantage Jimmy Carter et sa politique des droits de l’homme que George Bush et son unilatéralisme en Irak. Autrement dit, le soft power représente une entité qui souhaite se projeter dans le monde comme autorité morale via la coopération, la diplomatie préventive, les droits de l’homme ou encore l’aide au développement. Il serait toutefois faux de penser que Nye fait l’apologie du soft power. Selon lui, l’équilibre de la puissance est atteint avec ce qu’il nomme le right power, soit un équilibre entre les attributs du soft power et ceux du hard power.

L’Union européenne est également perçue comme une puissance normative, privilégiant la norme à la force et refusant d’appliquer le réflexe hobbesien de la Realpolitik. Selon Zaki Laïdi7, l’Europe est perçue dans le monde comme un acteur influent à travers ses normes. Vu comme un acteur hyper-régulateur sur son marché unique et par conséquent influent la scène internationale, l’Europe projette son identité normative dans la diplomatie multilatérale, notamment au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

Ainsi, la soi-disant faiblesse morale de l’Europe que raillait Robert Kagan dans un livre féroce8 constituerait en réalité un atout dans un monde plus global et plus complexe.

Enfin, l’Union européenne est également décrite comme une puissance tranquille, selon la formule du philosophe Tzvetan Todorov9, qui fait une synthèse des concepts de puissance civile, de soft power, et de puissance normative. La puissance tranquille européenne a comme fondement le refus de l’usage de la force de manière systématique, et trouve son socle dans les drames de son Histoire. Avec plus de 40 millions de victimes lors de la seconde guerre mondiale, l’inconscient collectif européen est très attaché à la paix et à son maintien.

4_ Javier SOLANA, Une Europe sûre dans un monde meilleur, texte adopté par le Conseil européen des 12 et 13 décembre 2003, www.consilium.europa.eu/uedocs

5_ François DUCHENE, La Communauté européenne et les aléas de l’interdépendance, dans Max KOHNSTAMM et Wolfgang HAGER, L’Europe avec un grand E, Robert Laffont, Paris, 1973.

6_ Joseph NYE, Soft power. The means to success in world politics, Public Affairs, New York, 2004.

7_ Zaki LAIDI, La Norme sans la force. L’énigme de la puissance européenne, Presses de Sciences Po, Collection “Nouveaux débats”, Paris, 2005.

8_ Robert KAGAN, La puissance et la faiblesse. Les Etats-Unis et l’Europe dans le nouvel ordre mondial, Hachette, Paris, 2004.

9_ Tzvetan TODOROV, Le nouveau désordre mondial. Réflexions d’un Européen, Robert Laffont, Paris, 2003.

dessiner pour l’Europe dans les relations internationales: entre eux, les Européens fonctionnent sur la base de la loi et de l’intégration, mais dans ses rapports avec le reste du monde, l’Union européenne doit se montrer plus dissuasive et faire davantage usage de la diplomatie préventive notamment par le biais de sa politique étrangère et de sécurité commune (PESC), lancée au moment du traité de Maastricht. Le défi est nouveau et unique parce que la puissance de l’Europe est relative par volonté politique, et parce que l’expérience de l’unité européenne n’a pas d’équivalent dans l’Histoire.

En effet, l’Union européenne devient un acteur de plus en plus reconnu et respecté sur la scène internationale, en tant qu’incarnation du soft power et d’une puissance civile. Or ce chemin est long et difficile. C’est le grand défi de la dernière étape de la construction européenne: donner vie à une union politique qui ne soit pas un trompe-l’oeil linguistique à l’attention des citoyens et de l’opinion publique.

La révolution copernicienne de Maastricht

Le traité de Maastricht, signé en 1992, soit en pleine descente aux Enfers dans les Balkans, correspond à une révolution copernicienne au niveau de la politique étrangère européenne. Avant Maastricht, les Européens avançaient à pas feutrés vers une vision commune en politique étrangère, pour retrouver aussitôt les vieux réflexes de « domaine réservé » dès qu’il s’agissait de politique étrangère.

Le traité de Maastricht, et en particulier son titre V portant sur les dispositions concernant une politique étrangère et de sécurité commune (PESC), a jeté les bases de la construction d’une diplomatie européenne. L’Europe entend clairement devenir un acteur de premier plan sur la scène internationale, et renvoyer aux oubliettes de l’Histoire le fameux « je veux bien parler à l’Europe, mais donner moi une adresse » de Kissinger.

L’Europe veut affirmer son identité sur la scène internationale et promouvoir des objectifs universels comme « le maintien de la paix et le renforcement de la sécurité internationale », « la promotion de la coopération internationale », et « le développement et le renforcement de la démocratie et de l’Etat de droit, ainsi que le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales »2.

Comme l’a souligné Yves Doutriaux3, la PESC n’a pas établi d’obligations juridiques aux Etats-membres mais elle leur a imposé un comportement. La force normative du traité de Maastricht est d’obliger les Etats-membres à soutenir la PESC sans réserve, à s’abstenir de toute action contraire aux intérêts communs de l’Union européenne, à s’assurer que leur politique nationale est conforme aux positions communes définies au sein de l’Union européenne, et que la coordination de leur action se fait de manière efficace dans les enceintes internationales.

Le traité d’Amsterdam, signé en 1997, a créé un outil supplémentaire, les stratégies communes. Une stratégie commune doit donc définir les objectifs, la durée et les moyens fournis par l’Union européenne. Autre changement majeur, l’Union européenne a voulu donner un visage à sa diplomatie naissante en se dotant d’un « Monsieur PESC ». Ce haut représentant pour la politique étrangère et de sécurité assiste le Conseil dans ce domaine précis.

Or qui dit politique étrangère dit capacités militaires et opérationnelles et stratégie de défense. Suite à la fameuse déclaration commune de Saint-Malo en 1998 entre Jacques Chirac et Tony Blair, le Conseil européen d’Helsinki a validé en décembre 1998 le principe de forces d’intervention rapide prévoyant notamment que l’Union européenne devait être en mesure d’ici 2003 de déployer dans un délai de 60 jours et de soutenir pendant au moins une année des forces militaires pouvant atteindre 50.000 à 60.000 hommes.

L’Union européenne, en tant que puissance, se situe dans le domaine de la soft security en ce qui concerne la gestion de crises, avec des opérations de maintien de la paix, de rétablissement de la paix, et des opérations humanitaires.

Le traité de Lisbonne, signé en 2007, renforce le dispositif de la diplomatie européenne naissante, indépendamment des vicissitudes liées au « non » irlandais. Les fossoyeurs de l’Europe ont souvent raillé sa faiblesse politique ? Lisbonne dote l’Union européenne d’un « haut représentant de l’Union pour la politique étrangère et de sécurité », ayant rang de vice-président de la Commission européenne. Le haut représentant conduit la politique étrangère et de sécurité commune de l’Europe, contribue par ses propositions à l’élaboration de cette politique et agit de même pour les questions de défense commune. Politique étrangère et sécurité sont désormais couplées. Le haut représentant donne un visage à la diplomatie européenne en prônant davantage de réalisme politique qu’au début de la PESC. Il s’agit ni plus ni moins d’un équivalent du secrétaire d’Etat américain. Même si n’est pas Kissinger qui veut, qui l’aurait imaginé au début des années 1990, quant les principes fondateurs de l’Europe étaient foulés au pied à Sarajevo ?

2_ Article J1 du Traité de Maastricht, www.europa.

eu.int

3_ Yves DOUTRIAUX, Le Traité sur l’Union européenne, Armand

Colin, Paris, 1992.

« La PESC n’a pas établi d’obligations juridiques aux Etats-membres mais elle leur a imposé un comportement.»

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conflits sensibles à sa périphérie, essentiellement en Irak, en Iran, en Afghanistan, dans le Caucase et dans l’Afrique des Grands lacs. Nous nous concentrerons ici sur le conflit qui a déchiré son propre théâtre, à savoir les Balkans.

L’Histoire jugera qu’il y a eut clairement deux périodes dans la manière dont l’Union européenne a géré les Balkans depuis la chute du communisme et l’éclatement de la Yougoslavie titiste.

La première période, qui va de 1989 à 2000, est celle de l’enlisement dans les guerres balkaniques, en Bosnie, puis au Kosovo, et de l’immaturité politique de l’Union européenne. L’Europe, durant cette période, est divisée et s’apparente à un nain politique sans capacité d’action collective.

La seconde période, qui va de 2000 à la période actuelle, est celle de l’engagement politique et opérationnel de Bruxelles sous la direction de l’Otan dans un premier temps, dans des activités de reconstruction, de formation et de supervision.

La tragédie bosniaque

La concordance entre, d’une part, la signature maastrichtienne et la reconnaissance accélérée des ex-Républiques yougoslave sécessionnistes fut le pire des scénarii pour l’Europe politique naissante. D’un côté, les nobles pensées des négociateurs européens, François Mitterrand et Helmut Kohl en tête. De l’autre, les crispations et les pulsions nationalistes menant au nihilisme et à l’anéantissement de l’Autre.

Le désarroi était grand en 1991 et en 1992. L’Europe craignait de voir resurgir sous ses yeux les démons de la guerre qu’elle pensait avoir définitivement enterrés. Sur un théâtre militaire proche, à un jet d’avions, l’Europe a vu fouler aux pieds ses principes fondateurs et ses valeurs identitaires : la démocratie, l’Etat de droit et les droits de l’homme.

Il n’y a pas eu de diplomatie européenne durant la descente aux Enfers dans les Balkans, notamment du fait que les outils prévus par Maastricht n’étaient pas encore opérationnels, et que la volonté politique était absente. C’est un euphémisme. Les guerres des Balkans ont également montré une grande discontinuité stratégique entre une zone pacifiée et une zone en pleine déliquescence.

La guerre sanglante en Bosnie a duré jusqu’aux Accords de Dayton de novembre 1995, qui prévoyaient la constitution de deux entités autonomes en Bosnie : la Fédération croato-musulmane (51% du territoire) et la République serbe de Bosnie (Républika Srpska, 49% du territoire). En 1997, la Stabilisation Force (SFOR) fut mise sur pied en Bosnie avec 60.000 soldats sous le commandement de l’Alliance atlantique pour remplacer les forces des Nations Unies (FORPRONU). Un haut responsable fut désigné par l’Union européenne, représentant à la fois Bruxelles et les Nations Unies. Autrement dit, l’Union européenne s’est chargée à l’issue de la guerre du peace making, alors que l’ONU se concentrait sur le peace keeping.

Tocqueville l’a bien dit : les démocraties ont une difficulté congénitale à penser la violence. Ce fut le syndrome maastrichtien. En effet, à quoi sert-il de prôner le respect des minorités, la non-violation des frontières et les valeurs démocratiques si la capacité de sanctions n’est pas crédible ? Autrement dit, le soft power européen ne pouvait aboutir à rien dans une région dynamitée par le nationalisme, sans une réelle capacité de dissuasion militaire.

En revanche, l’Union européenne s’est affirmée comme un acteur majeur dans la phase post-conflictuelle en devenant le premier donateur d’aide de la reconstruction de la Bosnie. Ses objectifs ont été précis :

- la consolidation du processus de paix et de l’encouragement de la coopération entre les entités ; - la réconciliation ethnique et le retour des réfugiés et des personnes déplacées ; - l’établissement des institutions fonctionnelle et démocratique basée sur l’Etat de droit et le respect des droits de l’homme ; - l’aide dans le développement économique ; - et le rapprochement de la Bosnie des valeurs et des principes de l’Union européenne.

L’Union européenne a ainsi mis en oeuvre les programmes Obnova et le programme PHARE entre 1996-2000, puis en 2002 le programme CARDS (Community Assistance for Reconstruction, Development and Stabilisation). Depuis 2006, l’Instrument de la Pré-Adhésion (IPA) gère les programmes d’aide de l’Union européenne, dont le montant s’élève à 3 milliards d’euros.

Parallèlement, Bruxelles a lancé en 1999 une initiative majeure dans les Balkans, celle du Pacte de

« Tocqueville l’a bien dit : les démocraties ont

une difficulté congénitale à penser la

violence. Ce fut le syndrome

maastrichtien.»

Patiemment, l’Union européenne met sur pied une véritable diplomatie coopérante, dont les principaux maillages sont les suivants :

1. Avec les pays en voie de développement, l’Union européenne a mis sur pied toute une série de conventions (Yaoundé, Lomé et Cotonou) sur le libre-échange et l’aide du développement, en les assortissant de la fameuse « conditionnalité démocratique » lancée par François Mitterrand dans les années 1980. L’Union européenne est aujourd’hui le premier pourvoyeur mondial d’aide publique.

2. L’aide humanitaire est devenue un instrument de la politique étrangère européenne, notamment par le biais du European Community Humanitarian Office (ECHO) et par la gestion civile des crises.

3. L’Union européenne a développé une véritable diplomatie environnementale en s’associant aux négociations et en la matière et en ayant signé plus d’une trentaine d’accords environnementaux à ce jour.

4. La coopération euro-méditerranéenne lancée en 1995 -appelée processus de Barcelone- bien que minée par le conflit israélo-palestinien, a un objectif à la fois culturel (démocratie et droits de l’homme) et économique (zone de libre-échange en 2010), que la France, notamment, entend relancer à l’heure actuelle.

5. Les relations euro-russes, complexes avec les dossiers tchétchène et d’approvisionnement énergétique, mêlent clauses commerciales et dialogue politique, notamment sur l’OMC et le Protocole de Kyoto.

6. Les relations euro-asiatiques se concentrent sur de nombreux accords de coopération et des initiatives politiques dans le domaine des droits de l’homme, notamment vis-à-vis de la Chine.

7. L’Europe accorde une importance particulière à la coopération interrégionale, en assumant un rôle de rassembleur de dynamiques régionales, notamment avec le Mercosur en Amérique latine, l’ASEAN en Asie et l’Union africaine.

8. L’Europe, en tant qu’acteur majeur dans le domaine des droits de l’homme, a adopté la Charte des droits fondamentaux en 2000 dans le cadre du Traité de Nice, et soutient fortement le Tribunal pénal international (TPI).

9. L’Union européenne compte plus de 120 délégations de la Commission à travers le monde, accréditées auprès de plus de 150 Etats. Ces délégations sont considérées comme des Ambassades.

10. La politique commerciale de l’Europe, historiquement la plus ancienne, est intégralement communautarisée en ce sens qu’elle s’exprime le plus souvent d’une seule voix, notamment au sein de l’OMC.

11. La politique atlantiste reste primordiale d’un point de vue stratégique et culturel, et est marquée par un double logique d’association et de dissociation vis- à-vis de Washington en fonction des enjeux et des crises.

Vu le niveau de son aide au développement, l’Union européenne serait-elle cantonnée à n’être que le premier donateur mondial, selon la formule « the US fights, the UN feeds, the EU funds » (« les Etats-Unis combattent, les Nations Unies nourrissent, et l’Union européenne finance » ? Ou au contraire, avec le développement de la PESD, assiste-t-on à une militarisation de l’Europe et à la fin de la puissance civile ? Est-ce la fin d’une relative innocence de l’Europe dans la gestion des relations internationales ?

Le débat est ouvert. Nous pensons que le développement de la politique de sécurité ne remet pas en cause l’Europe comme puissance civile, soft power, puissance normative et/ou puissance tranquille. L’Union européenne se développe comme une puissance civile, mais une puissance civile qui a conscience des menaces pesant sur le monde et des enjeux de sécurité qui se posent sur le continent et au-delà. Ces menaces l’obligent à une responsabilité assumée et affichée en matière de gestion des risques, et à un recours ciblé à des moyens militaires dans le cadre des priorités stratégiques fixées par l’Union européenne.

L’Europe à l’épreuve des Balkans

L’Union européenne gère ou a géré un certain nombre de conflits ou de tensions avec des régions qui sont dans sa proximité géographique ou culturelle immédiate, comme Chypre, l’Ukraine, l’Algérie, la Turquie et le Proche-Orient. L’Europe a géré ou est également impliquée dans un certain nombre de

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L’exemple de la macédoine

La Macédoine illustre clairement la deuxième étape de la politique étrangère européenne, plus mûre et plus responsable. En effet, craignant que la situation en Macédoine ne connaisse le même sort qu’au Kosovo, la communauté internationale a multiplié les initiatives diplomatiques pour trouver une solution pacifique entre la communauté albanaise (25% de la population) et la communauté slavomacédonienne. Les Nations Unies ont ainsi créé en 1995 la Force de déploiement préventif de l’ONU (UNPREDEP) pour éviter qu’un éventuel conflit aux frontières de la Macédoine puisse se répandre sur son territoire.

Jusqu’au début du nouveau millénaire, la Macédoine a réussi à empêcher que l’explosion nationaliste ne touche également la République. Mais le nettoyage ethnique pratiqué par les forces spéciales de Belgrade à l’encontre de la population albanaise du Kosovo a conduit à des crispations nationalistes et identitaires dans toute la région. En 2001, les nationalistes albanais ont créé leur propre armée de libération, sur le modèle de l’UCK, pour s’opposer à l’armée régulière macédonienne.

C’est dans cette optique d’apaisement et de stabilisation que furent signés les Accords d’Ohrid le 1er août 2001, avec le soutien de l’Union européenne, en présence notamment de « M. PESC » et du Secrétaire général de l’Alliance atlantique. Ces accords, fruits de deux semaines de négociations très tendues, ont porté sur le statut de la langue albanaise, la réforme de la police, la modification de la Constitution et l’amnistie de l’UCK (armée de libération albanaise). D’un point de vue confessionnel, un statut égal fut accordé aux trois religions catholique, orthodoxe et musulmane. Ces accords ont institué un dialogue national entre les deux groupes ethniques et permis de désarmer les milices et d’intégrer leurs responsables dans la vie politique et civile du pays.

En 2003, la coopération entre l’Europe et l’OTAN a été renforcée avec la conclusion d’un accord prévoyant l’accès de l’Union européenne à des capacités de planification opérationnelle de l’Alliance, le principe d’une disponibilité de capacités de l’OTAN au profit de l’Union européenne, des options de commandement européen au sein de l’Alliance pour des opérations menées par l’Europe, et l’adaptation du système de planification de défense de l’Alliance dans le but d’intégrer les forces des opérations européennes.

La nouveauté, c’est que l’Union européenne est désormais capable d’assumer des opérations militaires et d’en assurer seule la direction politique et stratégique, tout en pouvant bénéficier de l’accès aux capacités de planification, de logistique et de renseignement de l’OTAN.

Dans la foulée et pour la première fois de son histoire, l’Union européenne a lancé sa propre mission militaire, baptisée CONCORDIA. L’Union européenne a en effet déployé ses propres troupes en Macédoine le 31 mars 2003, pour remplacer les troupes de l’OTAN présentes dans la région pour éviter le même scénario qu’en Bosnie. Un contingent de 350 soldats fut envoyé à Skopje pour stabiliser la situation à la demande expresse du gouvernement macédonien.

Cette opération passa largement inaperçue dans les médias, occupés à couvrir la deuxième guerre du Golfe et l’intervention américaine en Irak. La Macédoine, d’un point de vue médiatique, fut ainsi dans l’angle mort des relations internationales alors même que les efforts conjugués de l’Union européenne et des Nations Unies l’ont empêché de sombrer dans le chaos.

L’opération CONCORDIA fut ainsi historique, étant la première mission de l’Union européenne à vocation militaire dans le cadre de la PESC et de la PESD.

L’Europe incarne-t-elle une puissance civile, un soft power, ou plutôt une mini- OTAN ? L’Union européenne cherche un équilibre par essence évolutif entre, d’une part, l’affirmation de sa puissance civile et normative, et d’autre part, le lent développement d’une capacité militaire autonome. L’enjeu est important pour les citoyens européens car en dernière analyse, comme le disait Jean Monnet, l’un des pères fondateurs de l’Europe, « nous ne coalisons pas des Etats, nous unissons des hommes »….

Jérôme KOECHLIN

Stabilité pour l’Europe du Sud-Est qui s’inspire notamment du Plan Marshall pour l’Europe de 1945, et du Pacte de Stabilité pour l’Europe de l’Est de 1993. Ce Pacte a des objectifs à la fois politiques, économiques et sécuritaires et est un des outils de mise en oeuvre de la PESC et de la PESD.

Lors du Sommet de Zagreb du 24 novembre 2000, l’Union européenne a mis en place le Processus de Stabilisation et d’Association qui vise à offrir aux Etats balkaniques les perspectives d’une future adhésion à l’Union européenne.

Dans la foulée, l’Union européenne a ainsi lancé sa première action opérationnelle dans la région le 1er janvier 2003 lorsque la Mission de police de l’Union européenne (MPUE), composée de 500 hommes, a succédé à l’International Police Task Force (IPTF) des Nations Unies, avec comme objectif de conseiller et former la police bosniaque. Bruxelles a poursuivi cette logique sur le plan militaire avec l’opération « ALTHEA » en juillet 2004 qui a pris le relais des forces de l’Alliance atlantique, avec 7000 soldats sur le terrain.

Le test du Kosovo

La guerre du Kosovo, en 1999, a marqué une nouvelle étape pour l’affirmation de l’existence politique de l’Union européenne sur la scène internationale, ce d’autant plus qu’à des titres divers, l’ensemble des pays membres a participé à l’effort de guerre au Kosovo.

L’Europe ne pouvait plus accepter d’avoir à ses frontières un régime – incarné par un homme, Slobodan Milosevic – ayant engagé pendant dix ans des opérations d’épuration ethnique, de massacres et d’assassinats en Slovénie, en Croatie et en Bosnie. Conséquence de cette folie meurtrière: plus de 200.000 morts et des millions de personnes déplacées.

Selon Michel Tatu, «l’européanisation est le seul contrepoids à la balkanisation»10. En effet, suite au démantèlement de l’ex-Yougoslavie, l’option la plus réaliste est l’intégration dans un ensemble plus vaste, dont les fondements sont la démocratie, la coopération et la paix.

Durant la guerre du Kosovo, l’Union européenne a montré, enfin, une unanimité qui n’était pas de façade quant aux objectifs de politique étrangère et de sécurité commune. Certes, Washington a assumé 80% de l’effort de guerre, mais les Européens ont également été présents, tant d’un point de vue stratégique que d’un point de vue opérationnel.

En 1998, l’Union européenne a reconnu que son voeu de construction d’une Europe-puissance avait comme corollaire le développement d’une base industrielle et technologique forte et performante.

Après l’échec de la Conférence de Rambouillet près de Paris en 1999, l’Alliance atlantique est passée à l’action en Serbie. Les bombardements de l’OTAN – les premières bombes furent lâchées sur Belgrade le 24 mars 1999 – ont causé des dommages en infrastructures et en manque à gagner économique de 10 milliards de dollars.

La stratégie de Washington consistait à remporter une victoire décisive et rapide, en privilégiant le principe du « tout aérien ». Le Président Milosevic a capitulé le 3 juin 1999 et retiré ses troupes du Kosovo. Cautionnée par les Nations Unies, cette opération militaire de l’Alliance atlantique fit de l’Union européenne un acteur écarté. L’essentiel se décidait certes à Bruxelles, mais au siège de l’OTAN et non à celui de l’Union européenne.

Du point de vue européen, il s’agissait de projeter l’étape suivante, celle de la reconstruction des Balkans à l’échelle du continent et de l’intégration de ces pays dans l’Union européenne. Même si elle a participé aux opérations militaires, l’Europe a voulu être perçue avant tout comme une puissance civile, en anticipant la reconstruction de la région et les efforts de démocratisation et de normalisation de ces régimes.

Depuis la fin de la guerre, l’Union européenne joue un rôle majeur dans la reconstruction des infrastructures du Kosovo ainsi que dans l’aide humanitaire et aux réfugiés, jouant son rôle de puissance civile et de soft power de manière responsable et cohérente.

L’opinion publique européenne a d’ailleurs largement soutenu le principe de ces opérations, avec 69% d’avis favorables à un processus de prise de décision commune entre l’Union européenne et l’OTAN sur les questions touchant à la PESC et à la PESD.

La guerre du Kosovo a montré une Union européenne moins immature au niveau de sa responsabilité politique qu’en 1992-93 en Bosnie. Même si d’un point de vue militaire, elle a montré une dépendance vis-à-vis de l’OTAN et un manque de leadership global, elle a été un partenaire incontournable dans le processus de reconstruction de la région.

10_ TATU Michel, « Kosovo : une chance

pour l’Europe », in Politique internationale,

N° 85, Automne 1999.

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16FRANCOALLEMAND

administrant en commun la production de charbon et d’acier prépare le terrain d’une future coopération politique. Son avènement est le fruit des élections d’Adenauer et de De Gaulle à la tête des deux pays. Soucieux de s’émanciper de la tutelle américaine, le général De Gaulle célèbre le « grand peuple allemand » lors d’un voyage en RFA en 1962, et signe un an plus tard, le 22 janvier 1963, le traité de l’Élysée. Fondateur d’une coopération bilatérale dans les domaines des relations internationales, de la défense et de l’éducation, il scelle l’acte de naissance du couple franco-allemand. Sont alors mis en place des lycées franco-allemands, des programmes d’échanges internationaux ainsi qu’un office franco-allemand pour la jeunesse, qui permet à plus de 7 millions de jeunes de séjourner dans le pays voisin. Brandt et Pompidou prennent la suite en relançant la coopération économique via la production commune de l’Airbus et le lancement du premier programme européen de satellites de télécommunications Symphonie. Pas plus tard qu’en 1970 cependant, le processus se refroidit un temps et montre que comme tout projet en développement, la coopération franco-allemande ne sera pas épargnée par les temps morts et les ralentissements. En effet, le lancement de l’Ostpolitik à partir de cette date détourne le regard allemand de son voisin français, l’Allemagne concentrant alors ses efforts diplomatiques sur ses voisins du bloc de l’Est. L’arrivée au pouvoir de Schmidt et de Giscard d’Estaing est cependant l’occasion d’imprimer un nouvel élan entre les deux pays ; ils multiplient les accords et initiatives pour harmoniser les politiques économiques et favoriser les échanges éducatifs. Mitterrand et Kohl font figure de second couple officiel, immortalisé par cette photo des deux hommes commémorant ensemble, à Verdun, le souvenir des soldats tombés durant la Première Guerre mondiale. Les initiatives franco-allemandes, alors, demeurent du domaine de l’impulsion donnée à des projets européens.

Ce n’est qu’après la réunification et le bouleversement qu’elle entraîne dans la perception mutuelle des deux pays que le couple prend la mesure du besoin croissant de renforcer encore les moyens de coopération strictement bilatéraux ; en effet, le poids démographique, économique mais surtout géostratégique accru de l’Allemagne réunifiée lui donne les moyens de jouer un rôle central en Europe en se tournant vers les PECO plus que vers la France. Le rôle des initiatives bilatérales et non strictement européennes qui suivent ont donc pour objectif premier, du point de vue français, de se rappeler à la mémoire du voisin Allemand et de tenter de sauvegarder la spécificité de leur relation. Dès lors, un changement de leadership naturel s’opère : l’Allemagne mène le jeu des accords de coopération entre les deux pays. C’est elle, par exemple, qui initie le pacte de stabilité de l’UEM. Elle, encore, qui est à l’origine de la création dans la foulée de la chaîne franco-allemande Arte (1993) et de l’Eurocorps siégeant à Strasbourg. Le renforcement du couple dans cette perspective bilatérale – qui n’exclut pas leur participation à de grands projets européens – ne parvient pas à prévenir une nouvelle tension de surgir encore une fois, alors que les nouveaux dirigeants Schröder et Chirac expriment des intérêts divergents pour la construction européenne. La RFA cherche à élargir son influence à l’Est ; la France tente de limiter les conséquences de cette quête sur le processus de construction européenne. Ces mésententes n’empêchent pas de poursuivre les réalisations qui, là encore, sont de nature bilatérale. L’Université franco allemande, fondée en 1999, permet aux étudiants français ou allemands de suivre des bi-cursus diplomants entre ces deux pays. En 2009, ses 170 cursus ont accueilli plus de 4600 étudiants. De plus, la France et l’Allemagne instaurent en 2001 un processus de concertation renforcé, dit processus de Blaesheim, censé permettre de parler d’une seule voix lors des grands rendez-vous européens. Ainsi le Président et le Premier ministre français rencontrent-ils le Chancelier allemand et les deux ministres des Affaires étrangères tous les deux mois, en sus des sommets franco-allemands. Afin de faciliter la prise de décision commune, le Conseil des ministres franco-allemands est créé en 2003 lors de la célébration du quarantenaire du traité de l’Élysée. Depuis 2003, les deux pays célèbrent en outre la signature du traité de l’Élysée tous les 22 janvier, et les accords sur l’équivalence professionnelle entres les deux pays sont renforcés, alors qu’un manuel d’histoire commun pour les deux pays était introduit dans certains lycées en 2006.

En dépit de ces réalisations, le couple est dit en panne. On pourrait notamment imputer ce constat à l’absence de sentiment de communauté culturelle et politique entre les populations des deux pays, en dépit des efforts réalisés en continu depuis près de quarante ans pour les rapprocher. Dans une perspective européenne, la panne est surtout le résultat d’un manque d’accords sur les plans économique, politique et diplomatique, qui a enrayé la capacité du couple à lancer les grandes initiatives européennes. Ainsi le non français au Traité constitutionnel en 2005 a-t-il ajouté aux dissensions entre la France et l’Allemagne. Depuis l’élection de Merkel et de Sarkozy, le couple franco-allemand n’est guère plus évoqué que pour souligner sa crise. Il serait dès lors tentant de voir dans le projet d’Union pour la Méditerranée de Nicolas Sarkozy la réponse à l’extension de la sphère d’influence naturelle de l’Allemagne

« Il serait tentant de voir dans le projet d’Union pour la Méditerranée de Nicolas Sarkozy une réponse inquiète à l’extension de la sphère d’influence Allemande à l’Est, et son relatif désintérêt pour ses relations avec la France.»

Le couple franco-allemand, enlevé par des tandems de dirigeants décisifs qui ont su maintenir le cap et renforcer la coopération au-delà des désaccords de surface entre les deux pays, a été à l’origine de la majeure partie des avancées européennes. Le Système Monétaire Européen, le renforcement de la coopération politique ou encore les accords de Schengen sont tous nés d’une initiative franco-allemande qui a su susciter l’adhésion des autres membres. De la longue période de réconciliation qui a suivi 1945 à la célébration conjointe des vingts ans de la chute du mur de Berlin, de nombreuses ambigüités auront peuplé une relation qui s’est pourtant enrichie de façon soutenue, jusqu’à arriver aujourd’hui à une période déterminante où, pour la première fois depuis la fin de la guerre, le couple franco-allemand ne constitue plus une priorité pour aucun des deux dirigeants des pays concernés. Fatalité historique,

conséquence notamment du fait que ni Nicolas Sarkozy ni Angela Merkel n’ont connu la deuxième guerre mondiale, ou simple refroidissement temporaire dû à un contexte particulier et aux frictions entre les deux leaders? Revenir sur l’histoire du couple apporte un faisceau d’indices quant à l’explication à donner à la situation actuelle.

Sous la houlette des États-Unis, le rapprochement initial entre les deux ennemis héréditaires avait vocation à repousser l’épouvantail de la guerre fratricide européenne. La coopération économique qui fait suite à la déclaration Schuman du 9 mai 1950 ambitionne en effet de « réduire la tentation isolée de la puissance » (Schuman). Par une réalisation concrète bien que d’ampleur limitée, la Haute Autorité supranationale

Le diagnostic de l’usure du couple franco-allemand, né de l’horreur de la guerre et source d’une proximité inégalée entre deux pays, est largement partagé. Il est vrai qu’à l’exception des secteurs de l’espace, de l’aéronautique et de l’armement, le domaine d’entente entre les deux pays semble avoir considérablement rétréci depuis le traité de l’Élysée, et la profondeur des désaccords qui ont récemment surgi entre les deux, surtout, a été plus notable que jamais. Les crises et désaccords ont pourtant toujours fait partie de la relation franco-allemande ; et la notion de crise renvoie à celle de moment charnière, de réinvention, ce qui laisse au couple franco-allemand la possibilité de jeter les nouvelles bases d’une coopération renouvelée. Dans ces conditions, se demander si le couple franco-allemand a toujours un sens au XXIe siècle sens revient à interroger la raison d’être du tandem ainsi que la direction qu’il emprunte. Il ne s’agit donc pas de désespérer du couple, mais plutôt de penser sa réinvention pour sortir de la crise, de se demander après la chute du mur et les vagues d’élargissement de l’UE ce que peuvent être et à quoi peuvent conduire, d’un point de vue européen, des rapports économiques, politiques et culturels franco-allemands privilégiés.

« Sous la houlette des États-Unis, le rapprochement

initial entre les deux ennemis héréditaires avait vocation à repousser l’épouvantail de la

guerre fratricide européenne.»

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Le couple FRANCO-ALLEMAND a-t-il encore un sens aujourd’hui ?

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coopération particulière entre les deux pays, frôlant parfois les 80% d’approbation.

Comment donc relancer la machine franco-allemande ? Le couple, historiquement, est avant tout affaire de coopération entre les hommes, et non simplement entre les chefs d’État et les institutions. Il s’agit donc d’agir contre la plus grande barrière aux renouveaux de relations privilégiés entre les deux pays : la méconnaissance mutuelle. Si les habitants des deux pays portent en majorité un regard bienveillant sur leurs voisins et pensent qu’une relation privilégiée semble spontanée, les traditions, modes de pensée, l’histoire et surtout la langue du voisin restent généralement mal maîtrisés. Entre sympathie et méconnaissance, le couple peine à effacer les clichés centenaires sur le peuple voisin. Selon une enquête du German Marshall Fund, à peine 10% des élèves français étudient l’allemand en première langue et la proportion d’élèves l’étudiant en seconde langue a baissé de 50% depuis 1980. Cette distanciation qui n’entame en rien la sympathie que peuvent se vouer les deux peuples a des répercussions politiques nettes, le sujet n’étant considéré comme stratégique pour aucun des deux gouvernements, mais surtout peut être à la source d’une distanciation culturelle aux conséquences réelles lors des négociations (comme lorsque le sujet cher aux Français de la parité fut abordé en préparation du traité de Nice, par exemple). Le rapprochement culturel bilatéral doit donc redevenir l’une des priorités dans la relance de la coopération entre les deux pays, et s’inscrire dans une dimension clairement européenne afin de lui donner un nouvel attrait. Par ailleurs, faire des priorités énoncées par Barroso - revigorer les économies sociales de marché, diminuer les émissions carbone, profiter de la crise et du sentiment de solidarité qui en a résulté pour continuer le travail et marcher vers des buts communs, trouver ensemble une sortie de crise, faire des propositions de régulation du secteur bancaire, et rechercher des points de coopération pour maintenir une croissance verte – des thématiques où les deux pays se montreraient leaders par le biais de co-législations ou d’actions coordonnées (semblables à l’initiative de taxation des bonus prise à la fois par Sarkozy et Brown) permettrait de montrer le potentiel émulateur et exemplaire du couple tant auprès des populations que des autres pays de l’Union.

L’enjeu est immense, non seulement pour l’Europe mais pour les marques respectives que souhaitent imprimer la France et l’Allemagne à sa construction. Le couple peut en effet faire face, désormais, à des coalitions alternatives voire même à des accusations de velléités hégémoniques d’un autre âge. Comment se revendiquer dans ce concert délibératif qu’est

« Entre sympathie et méconnaissance, le couple peine à effacer les clichés centenaires sur le peuple voisin.»

à l’ensemble des nouveaux pays membres de l’Europe de l’Est. L’exclusion dans un premier temps de l’Allemagne du processus marque bien cette volonté apparente de créer un nouvel espace où la France bénéficierait d’un leadership naturel échappant au contrôle de Berlin. La disparition du dernier poilu français et la présence de Nicolas Sarkozy aux célébrations du 11 novembre dernier au cours desquelles le Président français qualifia de « trésor » l’amitié franco-allemande, ainsi que les efforts médiatiques des deux chefs d’Etat pour mettre un terme aux rumeurs décrivant leur relation comme exécrable, ne compensent pas l’absence de véritable initiative commune depuis leurs accès respectifs au pouvoir.

Certainement, l’absence de mesures porteuses de coopération bilatérale semblables à celles prises ces vingt dernières années et pire, d’initiatives européennes marquantes soutenues conjointement qui avaient marqué la période précédent la chute du mur, s’explique. Les générations d’Allemands nés après la guerre entendent bien, selon Elisabeth Guigou, s’affranchir du poids de la culpabilité, et ressentent moins le besoin d’une coopération privilégiée avec la France. Les Français participent aussi au grand mouvement de désintérêt des peuples pour l’Europe en général, et pour le partenaire privilégié en particulier. Au plan externe, les autres États membres semblent chaque fois plus réticents à ce qui est perçu comme un directoire franco-allemand que l’affranchissement par un commun accord des règles du pacte de stabilité avait discrédité. Enfin, les élargissements ont profondément élargi le champ de vision européen de l’Allemagne. Le vieux couple franco-allemand n’y est plus central, et les liens se resserrent avec l’Autriche ainsi qu’avec les premiers voisins : la Pologne et la République Tchèque. En un mot, « la carte mentale des acteurs politiques et économiques représente un pays physiquement repositionné au milieu du continent » (Atlas 2010 du Monde Diplomatique p.77).

La coopération privilégiée n’est pourtant pas au point mort. L’Allemagne continue en effet de voir le monde via l’Europe, au sein de laquelle la France demeure un acteur majeur. Même son opposition à la guerre en Irak s’est nourrie du soutien de la France, dont la voix se fait mieux entendre sur la scène internationale, grâce notamment à son siège permanent au Conseil de sécurité et à son droit de veto.

Le couple est-il donc en train de connaître l’une des multiples recompositions dont on a vu qu’elles jalonnaient son histoire, ou de se séparer sous l’influence d’intérêt divergents et surtout d’un désintérêt grandissant ? Sarkozy veut croire en une recomposition lorsqu’il annonce, lors de sa rencontre avec la chancelière le 11 mai 2009: « nous avons fait beaucoup [avec l’Allemagne] face à la crise et face au réchauffement climatique, pour que l’Europe soit exemplaire et montre le chemin ». Il semble croire que rien, en Europe, ne peut se faire sans l’assentiment de l’Allemagne. Et entreprend donc de retrouver du terrain commun, dans le domaine de la régulation financière, que tous deux souhaitent renforcer, et de l’élargissement de l’UE, que tous deux souhaitent limiter – l’Allemagne s’opposant toujours à l’entrée de la Turquie dans l’UE.

Il se pourrait donc, s’il venait à être surmonté, que le moment de doute franco-allemand produise des effets bénéfiques pour l’Union Européenne. S’il permet d’ouvrir une nouvelle phase de la relation caractérisée par une moindre concentration sur les améliorations des rapports de coopération bilatérale et par la prise de conscience du caractère simplement instrumental, et non de fin en soi, d’un tel couple, alors il pourrait redonner un élan et une ambition à la machine européenne. Si le couple en redevenait un et agissait comme lors de la période précédant la chute du mur, rien n’empêcherait alors de croire en la possibilité d’une Union politique et s’affirmant comme un acteur unique sur la scène internationale, l’Allemagne unifiant les voix d’Europe centrale et de l’Est et la France celle de l’Europe méridionale et méditerranéenne. La guerre d’Irak, l’indépendance du Kosovo, le conflit russo-géorgien ont jusqu’ici offert autant d’occasions de percevoir l’absence de vision commune des États de l’Union, une fragilité à laquelle un couple centré sur les questions européennes et non bilatérales pourrait bien remédier. Le traité de Lisbonne apportant les outils d’une gouvernance optimisée pour cette sorte de tandem, il reste à se demander si les intérêts franco-allemands restent suffisamment proches pour envisager sérieusement un redémarrage du couple à court-terme.

La question requiert une brève analyse des perspectives des dirigeants, dont la proximité a toujours été un élément essentiel dans le dynamisme du couple. A la suite de son élection, Nicolas Sarkozy a dans un premier temps clamé son amitié avec les États-Unis et la Grande-Bretagne, sans manifester d’égards particuliers envers la chancelière allemande, que ses origines de l’Est n’inclinaient pas forcément non plus à coopérer avec la France autant qu’avec les PECO. La crise a pourtant eu tôt fait de rappeler aux deux dirigeants qu’une alliance, sinon de cœur du moins stratégique, était nécessaire. Aujourd’hui, les deux dirigeants semblent avoir dépassé leurs réticences initiales et compris le potentiel d’un renouveau bilatéral, appuyés par des sondages qui confirment année après année le fort soutien populaire à la

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Alors que la perspective d’une armée Européenne relève aujourd’hui du domaine de l’utopie, tant elle semble une idée incongrue pour la plupart des chefs de gouvernements actuels, la question de la définition de la diplomatie européenne et de ses outils se pose. Non contente de posséder un rayonnement culturel et économique de premier ordre, celle-ci a en effet réussi au cours de ses cinquante années d’existence à se créer un nouvel outil de puissance, à savoir l’influence normative. Mais la multiplicité des atouts européens ne doit pas cacher l’éclatement de leur utilisation, éclatement qui est lui même la cause principale de la non-existence d’une force armée européenne. Quels exemples d’hier ou d’aujourd’hui à suivre pour une Union Européenne ambitieuse mais dépourvue des outils de la puissance traditionnelle?

17DIPLOMATIE EUROPÉENNE FROMENT(?)

Un sondage réalisé en juin 2007 (Eurobaromètre Standard 67) montrait que près de 62% des citoyens européens souhaitaient une Union européenne au rôle renforcé sur la scène internationale. Javier Solana, Haut représentant de l’Union européenne jusqu’en 2009, n’a pourtant réussi à faire entendre la voix d’une Union supérieure à celle de ses États-membres que de façon exceptionnelle au cours de son mandat. Jusqu’à la nomination de Catherine Ashton, bon nombre d’européens ignoraient de bonne foi le poste que celui-ci a tout de même occupé pendant près de dix ans. Dix années marquées par des évolutions politiques et géopolitiques, communautaires et internationales, qui ont démontré qu’en matière de politique étrangère et de défense, plus que dans tout autre domaine, les Européens sont divisés quant à leur vision de l’Union. La guerre en Irak avait montré tant pour les pro-guerre, qui ne comprirent pas l’attitude méprisante du duo franco-allemand, que pour ceux s’y opposant – qui se seraient vu en minorité et potentiellement entraînés malgré leur volonté dans le conflit- que l’angélisme ne pourrait être de mise sur ces questions.

Le traité de Lisbonne, fruit de nombreux espoirs déchus, représente-t-il une chance pour l’Europe diplomatique et militaire? Fournit-il les outils qui permettraient à la construction européenne de se doter enfin d’une diplomatie commune, populaire et homogénéisée? L’inverse signifierait la disparition définitive du rêve d’une affirmation de l’Europe en tant qu’entité politique unifiée au niveau mondial, rêve qui suscite quelques ricanements du côté asiatique notamment – mais qu’il nous semble encore possible d’envisager.

Le « crime du 30 août 1954 » ou le début de la fin d’une armée communautaire…

Le 23 mai 1948, l’URSS met en place le blocus de Berlin, qui incite les États-Unis à proposer une alliance pour assurer la sécurité de l’Europe occidentale. De cette idée naîtra, le 4 avril 1949 à Washington, le Traité de l’Alliance Atlantique, s’inscrivant dans le cadre de l’ONU. Protégés par l’Alliance Atlantique, les Européens de l’Ouest élaborent de nombreux projets qui aboutiront dans un premier temps à la création de la CECA (Communauté européenne du Charbon et de l’Acier) en 1951, jetant ainsi les bases des futures institutions européennes, conformément aux souhaits de Jean Monnet notamment. Dès lors, nombreux sont les politiques qui veulent aller toujours plus vite, toujours plus loin en matière de construction et d’unification de l’Europe.

IMPASSES ET PERSPECTIVES DE LA DIPLOMATIE EUROPÉENNE

l’Europe des 27? Il semble que les crises de couple puissent être tout autant un phénomène passager qu’une mutation structurelle ; sans pouvoir trancher, on peut au moins affirmer avec certitude que le futur du couple tient à sa capacité de jouer un rôle moteur au service de l’intérêt commun de l’UE, et non simplement des deux pays. On songe alors à l’orientation de l’Europe vers une structure à plusieurs vitesses, avec une avant-garde qui se construirait sur du concret (monnaie unique, par exemple, mais peut-être marché des énergies vertes demain) et des processus de co-législation interétatiques qui serviraient d’antichambre à la législation européenne. Dans l’attente de la mise en place de nouveaux processus de coordination, il faudrait donner priorité à l’apprentissage de la langue de l’autre, mettre en œuvre des bourses communes et favoriser des programmes de formation professionnelle communs, lancer une chaine d’information continue commune; en bref, solidifier la coopération culturelle bilatérale visant à rapprocher les deux pays et leur donner les outils de compréhension mutuels nécessaires à la formation d’un véritable tandem limitant l’influence des circonstances et des affinités personnelles de ses leaders respectifs sur leur relation privilégiée. Ceci constitue les prémisses d’un rapprochement bilatéral qui renforcera la compréhension mutuelle des deux peuples, prélude à la possibilité pour les dirigeants des deux pays de travailler ensemble sur un agenda commun, afin de faire émerger des thématiques et propositions concrètes qui, adoptées en exemple par le couple, pourront ensuite se répandre dans le reste de l’Union. Voilà qui permettrait au couple de retrouver son rôle moteur sans tomber dans l’écueil d’une relation qui perdrait de vue les intérêts strictement européens.

Avant d’enterrer le couple franco-allemand, il convient donc de l’envisager à l’orée d’une prochaine transformation – autrement dit, de percevoir dans la crise actuelle l’opportunité de renouveler les bases d’une coopération sans laquelle il est difficile d’envisager un avenir pour la construction européenne. S’il s’agit de penser le couple comme une sphère de coopération exclusive qui détourne le regard politique du reste de l’UE en imposant une marche forcée vers un objectif déterminé par le duopole, la réponse est alors non : un tel couple n’a plus de sens. S’il s’agit en revanche de le considérer sous l’angle d’un tandem de tête qui mobilise son énergie pour travailler de concert à avancer dans la même direction pour proposer des objectifs communs sur lesquels les 27 peuvent s’accorder ; en d’autres termes s’il s’agit de coopérer pour proposer davantage et innover politiquement, quitte à laisser libre le choix des 25 autres pays d’adopter la mesure après en avoir observé les effets chez le couple franco-allemand, alors celui-ci pourrait non seulement encore avoir un sens, mais permettre le renouveau politique, économique et diplomatique d’un modèle européen essoufflé par l’absence d’ambition et de leadership de ses États membres.

Jean-Marie Wecker (SciencesPo Paris - Harvard)

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de ses interventions, l’UE demeure une « faible », et ce malgré sa puissance économique, son rayonnement culturel et sa capacité d’influence normative. Sans armée, et sans réel négociateur dont le poids serait égal à celui d’un chef d’État d’un grand pays, la diplomatie reste bien timide durant la décennie 1990, aussi bien au Proche-Orient que sur son propre continent, notamment en ex-Yougoslavie: l’Europe se voit même incapable de se construire une zone d’influence, un « étranger proche »où sa voix serait susceptible d’avoir une réelle influence.

Des discordances criantes en matière diplomatique entre les États membres, ou l’impossible diplomatie européenne

Même si le traité d’Amsterdam a créé en 1997 un haut représentant pour la PESC, poste occupé pendant près de 10 ans par M. Javier Solana, celui-ci ne se voit pas doté des moyens nécessaires à l’accomplissement de sa tâche. Si M. Solana était bien chargé d’incarner la politique étrangère de l’Union, et d’en accroître la visibilité, celui-ci ne réussira à faire parler l’Europe d’une seule voix ailleurs sur la scène internationale Plutôt qu’une diplomatie européenne, c’est une diplomatie des institutions européennes qui se met en place par le biais du réseau des délégations de la Commission à travers le monde. Le poste de Haut-représentant pour la PESC reste donc essentiellement symbolique, et l’UE, faute d’un véritable service diplomatique, voit son rôle dans les crises majeures limité à celui de médiateur, ou de fournisseur discret dans le cadre des crises humanitaires.

Le renouveau de la diplomatie européenne ou la création du Haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité

La création d’un Haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité mais aussi du service européen de l’action extérieure sont deux innovations majeures du Traité de Lisbonne. A défaut d’être doté d’un « Ministre des affaires étrangères », titre ô combien polémique et controversé, l’UE crée par le traité de Lisbonne l’ébauche d’un véritable service diplomatique avec à sa tête un diplomate disposant de moyens considérables, et incomparables avec ceux d’un quelconque État membre de l’Union.

Désormais, le Haut représentant sera bien l’interlocuteur privilégié des pays tiers ou autres organisations internationales pour toute négociation. Mme Catherine Ashton, première Haut représentant pour les affaires étrangères, a ainsi été désignée pour conduire, au

Mais ce qui va déclencher l’affaire de la CED n’est autre que la guerre de Corée qui éclate un peu avant la création de la CECA, le 25 juin 1950. Les États-Unis sont à ce moment-là persuadés de la nécessaire reconstitution d’une armée allemande pour contrer la menace communiste. Lors du Conseil de l’Alliance du 16 au 19 septembre 1950, les États-Unis proposent la création de dix divisions allemandes, idée totalement insupportable pour les Français. Comment imaginer, à peine cinq ans après la fin de la seconde guerre mondiale, que les

Allemands puissent à nouveau disposer d’une armée autonome ? Comment penser qu’en pleine construction d’une Europe unie, en réaction aux catastrophes de la guerre, et afin d’assurer la sécurité collective procurée par la paix, un pays comme l’Allemagne puisse se réarmer seul ?

Face à cette proposition américaine, les Français réagissent assez rapidement en proposant que le réarmement allemand se fasse sous une forme intégrée pour mieux le contrôler. Dans ce contexte, René Pleven, alors Président du Conseil, fixe, dans un discours du 24 octobre 1950 à l’Assemblée nationale, les contours d’un projet politique européen d’envergure, la création d’une « armée européenne rattachée à des institutions politiques de l’Europe unie ». Les bases de la Communauté européenne de défense (CED) sont jetées, et le 27 mai 1952 est signé à Paris le traité mettant en place cette CE. Un traité qui ne sera jamais ratifié par la France et dont les tenants et les aboutissants ne seront même pas débattus à l’Assemblée nationale, la CED étant victime d’une question préalable, et d’un refus de débattre, constituant « le crime du 30 août 1954 » . Mais rares sont ceux qui pensent à ce moment là que le projet est définitivement enterré.

Face à l’échec de la CED, la seule institution spécialisée dans les questions européennes de défense, l’UEO (Union de l’Europe occidentale), finalement intégrée par les Italiens et les Allemands, faute de mieux, est réduite à un forum de discussion. Cette situation, malgré les évidentes évolutions européennes, va perdurer pendant près de 35 ans. Même si les communautés européennes ne sont plus seulement des communautés économiques, pendant toute la guerre froide, la situation diplomatique et militaire ne change pas, l’Europe n’est pas encore suffisamment unie pour devenir une réelle puissance diplomatique, au-delà de la question économique. Jusqu’au 9 novembre 1989.

Le traité de Maastricht ou la redistribution des cartes

La chute du mur de Berlin et la réunification de l’Allemagne en octobre 1990, suivie de la dissolution du pacte de Varsovie en mars 1991, redonnent des ailes à un projet européen de défense décrispé et symbole, avec l’Euro, d’une nouvelle Europe. Pour la première fois depuis 1945, l’Europe ne vit plus sous la menace de quelque attaque militaire que ce soit. Dans ce contexte, les choses doivent changer. Mettre sur pied une diplomatie européenne, et une Europe militaire, devient envisageable.

La France cherche alors assez rapidement à ériger un pilier européen de la défense au sein de l’UEO et se tourne d’abord vers l’OTAN, dont les Américains refusent de partager la direction. Dès lors la seule solution envisageable semble être la fusion de l’UEO et des CE. Le traité de Maastricht permet à la nouvellement créée Union Européenne d’absorber l’UEO et institue une politique étrangère et de défense commune (PESC), le 7 février 1992.

Si les objectifs sont simples, la mise en place apparaît très rapidement comme étant d’une très grande difficulté.

Le militaire et la diplomatie touchent au domaine réservé à la fois des États, et plus particulièrement en France, du chef de l’Etat, les souverainetés nationales se voient irritées à chaque demande de transfert de compétence, et les ambitions sont très rapidement revues à la baisse. Révélatrices des limites de l’ambition fédéraliste européenne dans les années 50 comme dans les 90, les questions de défense européenne vont voir leur veille prolongée de deux décennies, malgré la dynamique initiale.

Car même si le traité sur l’UE instaure une « politique étrangère et de sécurité commune », celle-ci peine à produire des résultats, et plus de quinze ans après le lancement de la PESC, le bilan à en tirer est en demi-teinte. Si l’UE a lancé plus d’une centaine d’actions communes, et avec une certaine efficacité en ce qui concerne les actions humanitaires, celle-ci n’a jamais su s’affirmer lors des grandes crises. Au regard de l’influence américaine et de l’impact

« Lors du Conseil de l’Alliance du 16 au 19 septembre 1950, les États-

Unis proposent la création de dix divisions allemandes, idée totalement

insupportable pour les Français.»

« Le traité de Maastricht permet à la nouvellement créée Union

Européenne d’absorber l’UEO et institue une politique étrangère et de

défense commune (PESC), le 7 février 1992.»

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et d’assistance en matière militaire, les missions de prévention des conflits et les opérations de stabilisation à la fin des conflits sont autorisées, ouvrant un vaste champs d’action pouvant susciter des interprétations relativement larges.

Les États ont par ailleurs gardé en tête l’une de leur préoccupation principale en matière de politique étrangère et de sécurité commune, la lutte contre le terrorisme. Après le 11 septembre 2001, et les souvenirs tout aussi douloureux des attentats de Madrid le 11 mars 2004 et à Londres le 7 juillet 2005, la lutte contre le terrorisme est un cheval de bataille de l’ensemble des pays occidentaux, plus encore depuis l’attentat manqué du 25 décembre 2009 sur le vol Amsterdam-Détroit, qui a relancé le débat sur la sécurité dans les aéroports. Mais si les Européens ont autorisé la création d’une force opérationnelle européenne spécifique aux questions de terrorisme, ils n’ont toutefois pas souhaité aller plus loin et autoriser cette force à intervenir sur le territoire d’autres États, conformément aux vœux de l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni2.

La nomination de Mme Ashton aurait du marquer un tournant dans l’histoire de la politique étrangère de l’UE. La survie de l’Europe sur la scène internationale se joue en effet aujourd’hui. Les États membres semblaient avoir adopté une posture assez claire par le traité de Lisbonne: l’Union européenne devait devenir une réelle Europe puissance, dotée d’une vraie politique étrangère soutenue par une défense militaire crédible. La nomination des responsables de celle-ci remet entièrement en cause cette vision, et montre que les années perdues depuis le référendum de 2005 auront un impact durable sur la construction européenne.

Après une gestation et un accouchement difficiles, qu’en sera-t-il de la vie de la diplomatie européenne ? Face à des crises internationales toujours aussi nombreuses et une lutte contre le terrorisme accrue dans les pays occidentaux, mais aussi face au reveil progressif de la Chine sur la scène diplomatique, l’Union européenne saura-t-elle se battre pour occuper la place qui devrait être la sienne, celle d’une grande puissance non seulement économique ? Une chose est certaine: née en réaction à la guerre et pour favoriser le rapprochement des peuples, l’Union européenne, ne devra jamais perdre de vue son objectif premier : créer des conditions optimales pour que se développe la paix. C’est dans cette optique et seulement dans celle-là que semble devoir s’envisager une force armée, avec tous les paradoxes que cela sous-tends.

Preuve de la volonté des chefs d’Etat de changer la donne, les paroles suivantes prononcées par le Président de la République Nicolas Sarkozy le 11 mars 2009 : « L’Europe est devant un choix simple : est-ce que l’Europe veut qu’on la laisse en paix ou est-ce que l’Europe veut la paix ? Le choix est clair et on sait ce qu’il advient des continents et des pays qui ont juste comme ambition qu’on les laisse en paix : un jour, c’est la guerre qui les retrouve ».3

L’Union européenne, les États qui la composent, semblent avoir tranché, ils ont choisi d’agir, de mener enfin ensemble une politique étrangère commune, et avoir une véritable diplomatie dotée de puissance militaire…même si le dessein semble parfois encore lointain.

Julie Froment (SciencesPo Grenoble)

2_ PRIOLLAUD F-X. et SIRITZKY D., Le traité de Lisbonne, La Documentation française, 2008

3_ Nicolas Sarkozy, Discours du 11 mars 2009 en clôture du Colloque « La France, la défense européenne et l’OTAN au 21ème siècle ».

nom de l’Union, le dialogue avec les pays tiers et la représenter au sein des organisations et conférences internationales, dès lors que les matières traitées relèvent de la PESC, en s’appuyant sur un véritable réseau diplomatique de premier ordre, le service européen pour l’action extérieure (SEAE). Ce service, composé de fonctionnaires européens mais aussi de diplomates détachés par les États membres, devrait favoriser les convergences des 27 politiques étrangères, même si les articles 13 et 14 garantissent leur indépendance, par le développement notamment d’une culture diplomatique commune, mais aussi par des jeux d’influence internes.

La « révolution » militaire opérée par Lisbonne

Par l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, l’Union européenne fait par ailleurs un nouveau pas vers la construction d’une « armée européenne », ou tout au moins de forces armées mises à disposition afin de représenter l’Union Européenne sur le terrain de crises humanitaires ou diplomatiques. Le traité institutionnalise en effet des dispositifs déjà mis en place par les accords multipartite, notamment l’Eurocorps (forces terrestres regroupant l’Allemagne, la Belgique, l’Espagne, la France et le Luxembourg), Eurofor, Euromarfor et le groupe aérien européen, permettant ainsi d’envisager une capitalisation sur l’expérience de la coopération mutuelle des armées européennes. Plusieurs opérations militaires extérieures ont en effet déjà été menées avec succès par ces forces, bien que leur impact médiatique été quasi-nul. Elle a par exemple assuré la relève de l’OTAN au sein de l’ex-république yougoslave de Macédoine, dans le cadre de l’opération EUFOR Concordia de 2003. L’opération EUFOR Artémis, quelques mois plus tard, avait permis le rétablissement de la sécurité à Bunja, en République du Congo.

La PESD rebaptisée « politique de sécurité et de défense commune »(PSDC) voit ses missions réactualisées par le Traité de Lisbonne, qui lui adjoint une Agence Européenne de défense et de la coopération structurée permanente, et l’introduction d’une clause de défense mutuelle rendant visibles la volonté d’effectuer un pas en avant dans la construction d’une Europe de la défense, auparavant inexistante dans les traités institutionnels de l’Union. Pour la première fois, des questions relatives à la défense pourront se passer de l’unanimité au Conseil (dès lors qu’elles auront trait à la coopération structurée permanente ou à l’AED), ce qui n’est pas loin de représenter une révolution copérnicienne pour un continent ayant abandonné toute velleité de cession de souveraineté sur ces thématiques depuis plus de cinquantes ans.

Cela ne signifie cependant pas qu’une armée européenne soit à envisager sur le moyen-terme, bien que l’article 42-1 du traité sur l’Union européenne après Lisbonne dispose que « l’Union peut avoir recours [à une capacité opérationnelle] dans des missions en dehors de l’Union afin d’assurer le maintien de la paix, la prévention des conflits et le renforcement de la sécurité internationale conformément aux principes de la Charte des Nations Unies1 ». Ainsi, aux côtés des missions de Petersberg, qui n’étaient jusque là que des missions humanitaires et d’évacuation, des missions de maintien de la paix et des missions de force de combat pour la gestion des crises, les actions conjointes en matière de désarmement, les missions de conseil

1_ Article 42-1 Traité sur l’Union européenne,

version post-Lisonne- source : article 17 TUE

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