Jean+Cocteau,+La+Machine+infernale

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La Machine infernale Jean Cocteau

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Jean cocteau

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  • La Machine infernale

    Jean Cocteau

  • Du mme auteur aux ditions Grasset.

    Les Enfants terriblesEssai de critique indirecteLettre aux AmricainsPortraits-souvenirSoixante Dessins pour les Enfants terriblesReines de la FranceJournal d'un inconnuColetteLa Corrida du 1er Mai

    Tous droits de traductions, de reproduction et d'adaptation rservs pour touspays.

  • Jean Cocteau est n le 5 juillet 1899 Maisons-Laffitte. Ds son enfance, il eutle privilge de frquenter les meilleurs esprits de son temps chez son grand-pre, Paris, chez lequel il s'tait install aprs la mort de son pre. A dix-huit ans, uneaudition de ses pomes est organise au thtre Femina. Le succs est immdiat,ce qui lui vaudra d'tre reu dans les salons o il rencontre Catulle Mends, Anna deNoailles, les Daudet, Proust, etc.

    Des contacts avec Diaghilev l'amnent composer un argument de ballet, leDieu bleu (1912). La guerre arrive. Bien que rform ds 1914, il s'engage commeambulancier civil. Cette exprience lui inspirera Thomas l'imposteur (1923). En 1916,il rencontre Picasso et l'avant-garde : Apollinaire, Max Jacob, Reverdy, Cendrars,etc. En 1917, on donne la premire reprsentation de Parade : Cocteau a ralis leballet, Satie la musique et Picasso les dcors : ce sera un scandale. L'annesuivante, Cocteau cre les lgendaires Editions de la Sirne avec Blaise Cendrars.

    La dcouverte de Raymond Radiguet, en 1918, est un grand moment de sonexistence. Cocteau aide le jeune homme mettre au point ses manuscrits, puisdevient son intime. Leur amiti durera peu de temps : l'auteur du Diable au corpsdisparat en 1923. La mort de son ami plongera Cocteau dans une profondedpression, il s'adonnera l'opium et, sous l'influence de Jacques Maritain, serapprochera du catholicisme. En 1926, il compose dipus Rex pour Stravinski. En1929, il crit les Enfants terribles en pleine cure de dsintoxication. L'anne suivante,il tourne son premier film, le Sang d'un pote. Le thtre lui prend pratiquement toutson temps jusqu'en 1946 : la Machine infernale (1934), les Parents terribles (1938),Renaud et Armide (1943), l'Aigle deux ttes (1946), etc. En 1937, il noue uneamiti avec Jean Marais, qui devient son acteur ftiche et son tre de prdilection. Apartir de 1943, Cocteau ralise de nombreux films : l'Eternel retour (1943), la Belle etla Bte (1945), Ruy Blas (1948), Orphe (1950)... sans abandonner la posie(Crucifixion, Appogiatures, Clair-Obscur). Ses multiples occupations (expositions depeintures, de cramiques, dcoration de chapelles...) ne l'empchent pas de produiredeux petits chefs-d'uvre en prose : la Difficult d'tre (1947) et Journal d'uninconnu (1952). En 1955, il est lu l'Acadmie franaise. Un an avant sa mort, cevirtuose crit l'un de ses plus beaux pomes : Requiem. Il s'teint le mme jourqu'Edith Piaf, son amie, le 11 octobre 1963. Cocteau est un cas unique auXXe sicle, personne n'a autant marqu que lui la fois le thtre, la littrature et lecinma.

    Avec la Machine infernale, pice en 4 actes reprsente pour la premire fois le10 avril 1934 Paris, Cocteau reprend et adapte l'histoire d'dipe, qui, selon l'oraclede Delphes, devait tuer son pre, le roi de Thbes, et pouser sa mre. Voulant selibrer du carcan mythologique et de la tradition (Sophocle), Cocteau utilise toute lagamme de son criture (tour tour sobre, emphatique, triviale ou classique), ilintroduit la fantaisie, la posie au cur du drame austre, en lui adjoignant deslments personnels et contemporains : le surralisme, l'ironie, l'anachronismevolontaire. Loin de perdre de sa force, de son exemplarit, la tragdie d'dipe n'endevient que plus actuelle, plus menaante Regarde, spectateur, remonte bloc,de telle sorte que le ressort se droule avec lenteur tout le long d'une vie humaine,une des plus parfaites machines construites par les dieux infernaux pourl'anantissement mathmatique d'un mortel.

    ditions Grasset & Fasquelle, 1934.ISBN : 978-2-246-11269-3

  • DEDICACE MARIE-LAURE ET CHARLES DE NOAILLESJ'ai souvent rpt qu'une chose ne pouvait la fois tre et avoir l'air. Ce credo

    perd de son exactitude lorsqu'il s'agit du thtre, sorte d'enchantement assez loucheo l'avoir l'air rgne comme le trompe-l'il sur les plafonds italiens. Or, cetenchantement, personne au monde n'en exploite mieux les ressources que ChristianBrard, lorsqu'il oppose au ralisme et aux stylisations ce sens de la vrit en soi,d'une vrit qui ddaigne la ralit, mthode inimitable n'ayant d'autre objectif que demettre dans le mille chaque coup. Je lui composai d'abord une ddicace dereconnaissance, mais, en somme, n'est-il pas logique de nous unir pour ddierensemble une collaboration si profonde Marie Laure et Charles de Noailles,singulier mnage d'artistes, possdant le gnie sous sa forme la plus rare, je veuxdire le gnie du cur.

  • ... ce point que je ne conois gure (mon cerveau serait-il un miroirensorcel ?) un type de beaut o il n'y ait du malheur. ...........................

    J'ai essay plus d'une fois, comme tous mes amis, de m'enfermer dans unsystme pour y prcher mon aise. Mais un systme est une espce dedamnation... Je suis revenu chercher un asile dans l'impeccable navet. C'est l quema conscience philosophique a trouv le repos.

    CHARLES BAUDELAIRELes dieux existent : c'est le diable.

    J. C.

  • DISTRIBUTIONDIPE..... Jean-Pierre Aumont.ANUBIS ..... Robert le Vigan.TIRESIAS..... Pierre Renoir.CREON....................... Andr Moreau.LE FANTOME DE LAIUS..... Julien Barrot.LE JEUNE SOLDAT ..... Yves Forget.LE SOLDAT..... Robert Moor.LE CHEF ..... Romain Bouquet.LE MESSAGER DE CORINTHE ..... Marcel Khill.LE BERGER DE LAIUS ..... Louis Jouvet.UN PETIT GARON DU PEUPLE... Michel Monda.LA VOIX ..... Jean Cocteau.JOCASTE ..... Marthe Rgnier.LE SPHINX ..... Lucienne Bogaert.LA MATRONE ..... Jeanne Lory.ANTIGONE ..... Andre Servilanges.UNE PETITE FILLE DU PEUPLE ... Vera Phares.

    LA MACHINE INFERNALE a t reprsente pour la premire fois au thtreLouis-Jouvet (Comdie des Champs-Elyses) le 10 avril 1934, avec les dcors et lescostumes de Christian Brard.

  • LA VOIX Il tuera son pre. Il pousera sa mre. Pour djouer cet oracle d'Apollon, Jocaste, reine de Thbes, abandonne son

    fils, les pieds trous et lis, sur la montagne. Un berger de Corinthe trouve lenourrisson et le porte Polybe. Polybe et Mrope, roi et reine de Corinthe, selamentaient d'une couche strile. L'enfant, respect des ours et des louves, dipe,ou Pieds percs, leur tombe du ciel. Ils l'adoptent.

    Jeune homme,dipe interroge l'oracle de Delphes.Le dieu parle : Tu assassineras ton pre et tu pouseras ta mre. Donc il faut

    fuir Polybe et Mrope. La crainte du parricide et de l'inceste le jette vers son destin.Un soir de voyage, au carrefour o les chemins de Delphes et de Daulie se

    croisent, il rencontre une escorte. Un cheval le bouscule ; une dispute clate ; undomestique le menace ; il riposte par un coup de bton. Le coup se trompe d'adresseet assomme le matre. Ce vieillard mort est Laus, roi de Thbes. Et voici le parricide.

    L'escorte craignant une embuscade a pris le large. dipe ne se doute de rien ;il passe. Au reste, il est jeune, enthousiaste ; il a vite oubli cet accident.

    Pendant une de ses haltes, on lui raconte le flau du Sphinx. Le Sphinx, laJeune fille aile , la Chienne qui chante , dcime la jeunesse de Thbes. Cemonstre pose une devinette et tue ceux qui ne la devinent pas. La reine Jocaste,veuve de Laus, offre sa main et sa couronne au vainqueur du Sphinx.

    Comme s'lancera le jeune Siegfried, dipe se hte. La curiosit, l'ambition ledvorent. La rencontre a lieu. De quelle nature, cette rencontre ? Mystre. Toujoursest-il que le jeune dipe entre Thbes en vainqueur et qu'il pouse la reine. Etvoil l'inceste.

    Pour que les dieux s'amusent beaucoup, il importe que leur victime tombe dehaut. Des annes s'coulent, prospres. Deux filles, deux fils compliquent les nocesmonstrueuses. Le peuple aime son roi. Mais la peste clate. Les dieux accusent uncriminel anonyme d'infecter le pays et ils exigent qu'on le chasse. De recherche enrecherche et comme enivr de malheur, dipe arrive au pied du mur. Le pige seferme. Lumire est faite. Avec son charpe rouge Jocaste se pend. Avec la broched'or de la femme pendue,dipe se crve les yeux.

    Regarde, spectateur, remonte bloc, de telle sorte que le ressort se drouleavec lenteur tout le long d'une vie humaine, une des plus parfaites machinesconstruites par les dieux infernaux pour l'anantissement mathmatique d'un mortel.

  • ACTE PREMIERLe fantme

    Un chemin de ronde sur les remparts de Thbes. Hautes murailles. Nuitd'orage. Eclairs de chaleur. On entend le tam-tam et les musiques du quartierpopulaire.

    LE JEUNE SOLDATIls s'amusent !LE SOLDATIls essaient.LE JEUNE SOLDATEnfin, quoi, ils dansent toute la nuit.LE SOLDATIls ne peuvent pas dormir, alors, ils dansent.LE JEUNE SOLDATC'est gal, ils se solent et ils font l'amour et ils passent la nuit dans les botes,

    pendant que je me promne de long en large avec toi. Eh bien, moi je n'en peuxplus ! Je n'en peux plus ! Je n'en peux plus ! Voil, c'est simple, c'est clair : Je n'enpeux plus.

    LE SOLDATDserte.LE JEUNE SOLDATNon, non. Ma dcision est prise. Je vais m'inscrire pour aller au Sphinx !LE SOLDATPour quoi faire ?LE JEUNE SOLDATComment, pour quoi faire ? Mais pour faire quelque chose ! Pour en finir avec

    cet nervement, avec cette pouvantable inaction.LE SOLDATEt la frousse ?LE JEUNE SOLDATQuelle frousse ?LE SOLDATLa frousse quoi... la frousse ! J'en ai vu de plus malins que toi et de plus solides

    qui l'avaient, la frousse. A moins que monsieur veuille abattre le Sphinx et gagner legros lot.

    LE JEUNE SOLDATEt pourquoi pas, aprs tout ? Le seul rescap du Sphinx est devenu idiot, soit.

    Mais si ce qu'il radote tait vrai. Suppose qu'il s'agisse d'une devinette. Suppose queje la devine. Suppose...

    LE SOLDATMais ma pauvre petite vache, est-ce que tu te rends bien compte que des

    centaines et des centaines de types qui ont t au stade et l'cole et tout, y ontlaiss leur peau, et tu voudrais, toi, toi, pauvre petit soldat de deuxime classe...

    LE JEUNE SOLDATJ'irai ! J'irai, parce que je ne peux plus compter les pierres de ce mur, et

    entendre cette musique, et voir ta vilaine gueule et...Il trpigne.

  • LE SOLDATBravo, hros ! Je m'attendais cette crise de nerfs. Je la trouve plus

    sympathique. Allons... Allons... ne pleurons plus... Calmons-nous... l, l, l...LE JEUNE SOLDATJe te dteste !

    Le soldat cogne avec sa lance contre lemur derrire le jeune soldat. Le jeune soldats'immobilise.

    LE SOLDATQu'est-ce que tu as ?LE JEUNE SOLDATTu n'as rien entendu ?LE SOLDATNon... O ?LE JEUNE SOLDATAh !... il me semblait... J'avais cru...LE SOLDATTu es vert... Qu'est-ce que tu as ?... Tu tournes de l'il ?LE JEUNE SOLDATC'est stupide... Il m'avait sembl entendre un coup. Je croyais que c'tait lui !LE SOLDATLe Sphinx ?LE JEUNE SOLDATNon, lui, le spectre, le fantme quoi !LE SOLDATLe fantme ? Notre cher fantme de Laus ? Et c'est a qui te retourne les

    tripes. Par exemple !LE JEUNE SOLDATExcuse-moi.LE SOLDATT'excuser, mon pauvre bleu ? Tu n'es pas fou ! D'abord, il y a des chances pour

    qu'il ne s'amne plus aprs l'histoire d'hier, le fantme. Et d'une. Ensuite, de quoiveux-tu que je t'excuse ? Un peu de franchise. Ce fantme, il ne nous a gure faitpeur. Si... Peut-tre la premire fois... Mais ensuite, hein ?... C'tait un brave hommede fantme, presque un camarade, une distraction. Alors, si l'ide de fantme te faitsauter en l'air, c'est que tu es cran, comme moi, comme tout le monde, riche oupauvre Thbes, sauf quelques grosses lgumes qui profitent de tout. La guerre,c'est dj pas drle, mais crois-tu que c'est un sport que de se battre contre unennemi qu'on ne connat pas. On commence en avoir soup des oracles, desjoyeuses victimes et des mres admirables. Crois-tu que je te taquinerais comme jete taquine, si je n'avais pas les nerfs cran, et crois-tu que tu aurais des crises delarmes et crois-tu qu'ils se soleraient et qu'ils danseraient l-bas ! Ils dormiraient surles deux oreilles, et nous attendrions notre ami fantme en jouant aux ds.

    LE JEUNE SOLDATDis donc...LE SOLDATEh bien ?...LE JEUNE SOLDATComment crois-tu qu'il est... le Sphinx ?LE SOLDAT

  • Laisse donc le Sphinx tranquille. Si je savais comment il est, je ne serais pasavec toi, de garde, cette nuit.

    LE JEUNE SOLDATIl y en a qui prtendent qu'il n'est pas plus gros qu'un livre, et qu'il est craintif,

    et qu'il a une toute petite tte de femme. Moi, je crois qu'il a une tte et une poitrinede femme et qu'il couche avec les jeunes gens.

    LE SOLDATAllons ! Allons ! Tiens-toi tranquille, et n'y pense plus.LE JEUNE SOLDATPeut-tre qu'il ne demande rien, qu'il ne vous touche mme pas. On le

    rencontre, on le regarde et on meurt d'amour.LE SOLDATIl te manquait de tomber amoureux du flau public. Du reste, le flau public...

    entre nous, veux-tu savoir ce que j'en pense du flau public ?... C'est un vampire !Un simple vampire ! Un bonhomme qui se cache et sur lequel la police n'arrive pas mettre la main.

    LE JEUNE HOMMEUn vampire tte de femme ?LE SOLDATOh ! celui-l !... Non ! Non ! Non ! Un vieux vampire, un vrai ! Avec une barbe et

    des moustaches, et un ventre, et il vous suce le sang, et c'est pourquoi on rapporteaux familles des machabes avec tous la mme blessure, au mme endroit : aucou ! Et maintenant, vas-y voir si a te chante.

    LE JEUNE SOLDATTu dis que...LE SOLDATJe dis que... Je dis que... Hop !... Le chef.

    Ils se lvent et se mettent au garde--vous. Le chef entre et croise les bras.

    LE CHEFRepos !... Alors... mes lascars... C'est ici qu'on voit des fantmes ?LE SOLDATChef...LE CHEFTaisez-vous ! Vous parlerez quand je vous interrogerai. Lequel de vous deux a

    os...LE JEUNE SOLDATC'est moi, chef.LE CHEFNom de nom ! A qui la parole ? Allez vous vous taire ? Je demande : lequel de

    vous deux a os faire parvenir en haut lieu un rapport touchant le service, sanspasser par la voie hirarchique. En sautant pardessus ma tte. Rpondez.

    LE SOLDATChef, ce n'est pas sa faute, il savait...LE CHEFEst-ce toi ou lui ?LE JEUNE SOLDATC'est nous deux, mais c'est moi qui ai...LE CHEF

  • Silence ! Je demande comment le grand prtre a eu connaissance de ce qui sepasse la nuit ce poste, alors que je n'en ai pas eu connaissance, moi !

    LE JEUNE SOLDATC'est ma faute, chef, c'est ma faute. Mon collgue ne voulait rien dire. Moi, j'ai

    cru qu'il fallait parler, et comme cette histoire ne concernait pas le service... enfinquoi... j'ai tout raconte son oncle ; parce que la femme de son oncle est la surd'une lingre de la reine, et que le beau-frre est au temple de Tirsias.

    LE SOLDATC'est pourquoi j'ai dit, chef, que c'tait ma faute.LE CHEFAssez ! Ne me cassez pas les oreilles. Donc... cette histoire ne concerne pas le

    service. Trs bien, trs bien ! Et... cette fameuse histoire, qui ne concerne pas leservice, est une histoire de revenants, il parat ?

    LE JEUNE SOLDATOui, chef !LE CHEFUn revenant vous est apparu pendant une nuit de garde, et ce revenant vous a

    dit... Au fait, que vous a-t-il dit, ce revenant ?LE JEUNE SOLDATIl nous a dit, chef, qu'il tait le spectre du roi Laus, qu'il avait essay plusieurs

    fois d'apparatre depuis son meurtre, et qu'il nous suppliait de prvenir, en vitesse,par n'importe quel moyen, la reine Jocaste et Tirsias.

    LE CHEFEn vitesse ! Voyez-vous cela ! Quel aimable fantme ! Et... ne lui avez-vous pas

    demand, par exemple, ce qui vous valait l'honneur de sa visite et pourquoi iln'apparaissait pas directement chez la reine ou chez Tirsias ?

    LE SOLDATSi, chef, je le lui ai demand, moi. Il nous a rpondu qu'il n'tait pas libre de se

    manifester n'importe o, et que les remparts taient l'endroit le plus favorable auxapparitions des personnes mortes de mort violente, cause des gouts.

    LE CHEFDes gouts ?LE SOLDATOui, chef. Il a dit des gouts, rapport aux vapeurs qui ne se forment que l.LE CHEFPeste ! Voil un spectre des plus savants et qui ne cache pas sa science. Vous

    a-t-il effray beaucoup au moins ? Et quoi ressemblait-il ? Quelle tte avait-il ?Quel costume portait-il ? O se tenait-il, et quelle langue parlait-il ? Ses visites sont-elles longues ou courtes ? L'avez-vous vu plusieurs reprises ? Bien que cettehistoire ne concerne pas le service, je serais curieux, je l'avoue, d'apprendre de votrebouche quelques dtails sur les murs des revenants.

    LE JEUNE SOLDATOn a eu peur, la premire nuit, chef, je l'avoue. Il faut vous dire qu'il est apparu

    trs vite, comme une lampe qui s'allume, l, dans l'paisseur de la muraille.LE SOLDATNous l'avons vu ensemble.LE JEUNE SOLDATOn distinguait mal la figure et le corps ; on voyait surtout la bouche quand elle

    tait ouverte, et une touffe de barbe blanche, et une grosse tache rouge, rouge vif,prs de l'oreille droite. Il s'exprimait difficilement, et il n'arrivait pas mettre les

  • phrases au bout les unes des autres. Mais l, chef, interrogez voir mon collgue.C'est lui qui m'a expliqu pourquoi le pauvre homme n'arrivait pas s'en sortir.

    LE SOLDATOh ! chef, ce n'est pas sorcier ! Il dpensait toute sa force pour apparatre,

    c'est--dire pour quitter sa nouvelle forme et reprendre sa vieille forme, qui nouspermette de le voir. La preuve, c'est que chaque fois qu'il parlait un peu moins mal, ildisparaissait, il devenait transparent, et on voyait le mur travers.

    LE JEUNE SOLDATEt ds qu'il parlait mal, on le voyait trs bien. Mais on le voyait mal ds qu'il

    parlait bien et qu'il recommenait la mme chose : La reine Jocaste. Il faut... ilfaut... la reine... la reine... la reine Jocaste... Il faut prvenir la reine... Il faut prvenirla reine Jocaste... Je vous demande, messieurs, je vous demande, je... je...Messieurs... je vous... il faut... il faut... je vous de mande, messieurs, de prvenir... jevous demande... La reine... la reine Jocaste... de prvenir la reine Jocaste... deprvenir, messieurs, de prvenir... Messieurs... Messieurs... Messieurs... C'estcomme a qu'il faisait.

    LE SOLDATEt on voyait qu'il avait peur de disparatre sans avoir dit toutes ses paroles

    jusqu' la fin.LE JEUNE SOLDATEt dis voir, coute un peu, tu te rappelles : chaque fois le mme truc : la tache

    rouge part la dernire. On dirait un fanal sur le mur, chef.LE SOLDATTout ce qu'on raconte, c'est l'affaire d'une minute !LE JEUNE SOLDATIl est apparu la mme place, cinq fois, toutes les nuits un peu avant l'aurore.LE SOLDATC'est seulement la nuit dernire, aprs une sance pas comme les autres...

    enfin, bref, on s'est un peu battus, et mon collgue a dcid de tout dire la maison.LE CHEFTiens ! Tiens ! Et en quoi consistait cette sance pas comme les autres , qui

    a, si je ne me trompe, provoqu entre vous une dispute...LE SOLDATEh bien, chef... Vous savez, la garde, c'est pas trs folichon.LE JEUNE SOLDATAlors le fantme, on l'attendait plutt.LE SOLDATOn pariait, on se disait :LE JEUNE SOLDATViendra.LE SOLDATViendra pas...LE JEUNE SOLDATViendra...LE SOLDATViendra pas... et tenez, c'est drle dire, mais a soulageait de le voir.LE JEUNE SOLDATC'tait comme qui dirait une habitude.LE SOLDATOn finissait par imaginer qu'on le voyait quand on ne le voyait pas. On se

  • disait : a bouge ! Le mur s'allume. Tu ne vois rien ? Non. Mais si. L, l, je te dis...Le mur n'est pas pareil, voyons, regarde, regarde !

    LE JEUNE SOLDATEt on regardait, on se crevait les yeux, on n'osait plus bouger.LE SOLDATOn guettait la moindre petite diffrence.LE JEUNE SOLDATEnfin, quand a y tait, on respirait, et on n'avait plus peur du tout.LE SOLDATL'autre nuit, on guettait, on guettait, on se crevait les yeux, et on croyait qu'il ne

    se montrerait pas, lorsqu'il arrive, en douce... pas du tout vite comme les premiresnuits, et une fois visible, il change ses phrases, et il nous raconte tant bien que malqu'il est arriv une chose atroce, une chose de la mort, une chose qu'il ne peut pasexpliquer aux vivants. Il parlait d'endroits o il peut aller, et d'endroits o il ne peutpas aller, et qu'il s'est rendu o il ne devait pas se rendre, et qu'il savait un secretqu'il ne devait pas savoir, et qu'on allait le dcouvrir et le punir, et qu'ensuite, on luidfendrait d'apparatre, qu'il ne pourrait plus jamais apparatre. (Voix solennelle.) Je mourrai ma dernire mort , qu'il disait, et ce sera fini, fini. Vous voyez,messieurs, il n'y a plus une minute perdre. Courez ! Prvenez la reine ! CherchezTirsias ! Messieurs ! Messieurs ! ayez piti !... Et il suppliait, et le jour se levait. Etil restait l.

    LE JEUNE SOLDATBrusquement, on a cru qu'il allait devenir fou.LE SOLDATA travers des phrases sans suite, on comprend qu'il a quitt son poste, quoi...

    qu'il ne sait plus disparatre, qu'il est perdu. On le voyait bien faire les mmescrmonies pour devenir invisible que pour rester visible, et il n'y arrivait pas. Alors,voil qu'il nous demande de l'insulter, parce qu'il a dit comme a que d'insulter lesrevenants c'tait le moyen de les faire partir. Le plus bte, c'est qu'on n'osait pas.Plus il rptait : Allez ! Allez ! jeunes gens, insultez-moi ! Criez, ne vous gnezpas... Allez donc ! Plus on prenait l'air gourde

    LE JEUNE SOLDATMoins on trouvait quoi dire !...LE SOLDATa, par exemple ! Et pourtant, c'est pas faute de gueuler aprs les chefs.LE CHEFTrop aimables, messieurs ! Trop aimables. Merci pour les chefs...LE SOLDATOh ! chef ! Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire... J'ai voulu dire... J'ai voulu parler

    des princes, des ttes couronnes, des ministres, du gouvernement quoi... dupouvoir ! On avait mme souvent caus de choses injustes... Mais le roi tait un sibrave fantme, le pauvre roi Laus, que les gros mots ne nous sortaient pas de lagorge. Et il nous excitait, lui, et nous, on bafouillait : Va donc, eh ! Va donc, espcede vieille vache ! Enfin, on lui jetait des fleurs.

    LE JEUNE SOLDATParce qu'il faut vous expliquer, chef : Vieille vache est un petit nom d'amiti

    entre soldats.LE CHEFIl vaut mieux tre prvenu.LE SOLDAT

  • Va donc ! Va donc, eh !... Tte de... Espce de... Pauvre fantme. Il restaitsuspendu entre la vie et la mort, et il crevait de peur cause des coqs et du soleil.Quand tout coup, on a vu le mur redevenir le mur, la tache rouge s'teindre. Ontait crevs de fatigue.

    LE JEUNE SOLDATC'est aprs cette nuit-l que j'ai dcid de parler son oncle, puisqu'il refusait

    de parler lui-mme.LE CHEFIl ne m'a pas l'air trs exact, votre fantme.LE SOLDATOh ! chef, vous savez, il ne se montrera peut-tre plus.LE CHEFJe le gne.LE SOLDATNon, chef. Mais aprs l'histoire d'hier..LE CHEFIl est trs poli votre fantme d'aprs tout ce que vous me racontez. Il apparatra,

    je suis tranquille. D'abord la politesse des rois, c'est l'exactitude, et la politesse desfantmes consiste prendre forme humaine, d'aprs votre ingnieuse thorie.

    LE SOLDATC'est possible, chef, mais c'est aussi possible que chez les fantmes il n'y ait

    plus de rois, et qu'on puisse confondre un sicle avec une minute. Alors si le fantmeapparat dans mille ans au lieu d'apparatre ce soir.

    LE CHEFVous m'avez l'air d'une forte tte, mon garon ; et la patience a des bornes.

    Donc, je vous dis que ce fantme apparatra. Je vous dis que ma prsence ledrange, et je vous dis que personne d'tranger au service ne doit passer sur lechemin de ronde.

    LE SOLDATOui, chef.LE CHEF, il clate.Donc, fantme ou pas fantme, je vous ordonne d'empcher de passer le

    premier individu qui se prsente ici, sans avoir le mot de passe, c'est compris ?LE SOLDATOui, chef !LE CHEFEt n'oubliez pas votre ronde. Rompez !

    Les deux soldats s'immobilisent au port d'armes.

    LE CHEF, fausse sortie.N'essayez pas de faire le malin ! Je vous ai l'il !

    Il disparat. Long silence.

    LE SOLDATAutant !LE JEUNE SOLDATIl a cru qu'on se payait sa gueule.LE SOLDAT

  • Non, ma vieille ! Il a cru qu'on se payait la ntre.LE JEUNE SOLDATLa ntre ?LE SOLDATOui, ma vieille. Je sais beaucoup de choses par mon oncle, moi. La reine, elle

    est gentille, mais au fond, on ne l'aime pas ; on la trouve un peu... (Il se cogne latte.) On dit qu'elle est excentrique et qu'elle a un accent tranger, et qu'elle est sousl'influence de Tirsias. Ce Tirsias conseille la reine tout ce qui peut lui causer dutort. Faites ci... faites a... Elle lui raconte ses rves, elle lui demande s'il faut se leverdu pied droit ou du pied gauche ; et il la mne par le bout du nez et il lche les bottesdu frre, et il complote avec contre la sur. Tout a, c'est du sale monde. Jeparierais que le chef a cru que le fantme tait de la mme eau que le Sphinx. Untruc des prtres pour attirer Jocaste et lui faire croire ce qu'on veut lui faire croire.

    LE JEUNE SOLDATNon ?LE SOLDATa t'pate. Eh bien, c'est comme a... (Voix trs basse.) Et moi, j'y crois au

    fantme, moi qui te parle, mais c'est justement parce que j'y crois et qu'ils n'y croientpas, eux, que je te conseille de te tenir tranquille. Tu as dj russi du beau travail.Pige-moi ce rapport : A fait preuve d'une grande intelligence trs au-dessus de songrade ...

    LE JEUNE SOLDATN'empche que si notre roi...LE SOLDATNotre roi !... Notre roi !... Minute !... Un roi mort n'est pas un roi en vie. La

    preuve : Si le roi Laus tait vivant, hein ! entre nous, il se dbrouillerait tout seul et ilne viendrait pas te chercher pour faire ses commissions en ville.

    Ils s'loignent gauche, par le chemin de ronde.

    LA VOIX DE JOCASTE, en bas des escaliers. Elle a un accent trs fort : cetaccent international des royalties.

    Encore un escalier ! Je dteste les escaliers ! Pourquoi tous ces escaliers ? Onn'y voit rien ! O sommes-nous ?

    LA VOIX DE TIRESIASMais, madame, vous savez ce que je pense de cette escapade, et que ce n'est

    pas moi...LA VOIX DE JOCASTETaisez-vous, Zizi. Vous n'ouvrez la bouche que pour dire des sottises. Voil

    bien le moment de faire la morale.LA VOIX DE TIRESIASIl fallait prendre un autre guide. Je suis presque aveugle.LA VOIX DE JOCASTEA quoi sert d'tre devin, je demande ! Vous ne savez mme pas o se trouvent

    les escaliers. Je vais me casser une jambe ! Ce sera votre faute, Zizi, votre faute,comme toujours.

    TIRESIASMes yeux de chair s'teignent au bnfice d'un oeil intrieur, d'un il qui rend

    d'autres services que de compter les marches des escaliers !JOCASTE

  • Le voil vex avec son il ! L ! l ! On vous aime, Zizi ; mais les escaliers merendent folle. Il fallait venir, Zizi, il le fallait !

    TIRESIASMadame...JOCASTENe soyez pas ttu. Je ne me doutais pas qu'il y avait ces maudites marches. Je

    vais monter reculons. Vous me retiendrez. N'ayez pas peur. C'est moi qui vousdirige. Mais si je regardais les marches, je tomberais. Prenez-moi les mains. Enroute !

    Ils apparaissent.

    L... l... l... quatre, cinq, six, sept...

    ... Jocaste arrive sur la plate-forme et sedirige vers la gauche. Tirsias marche sur lebout de son charpe. Elle pousse un cri.

    TIRESIASQu'avez-vous ?JOCASTEC'est votre pied, Zizi ! Vous marchez sur mon charpe.TIRESIASPardonnez-moi...JOCASTEEncore, il se vexe ! Mais ce n'est pas contre toi que j'en ai... C'est contre cette

    charpe ! Je suis entoure d'objets qui me dtestent ! Tout le jour cette charpem'trangle. Une fois, elle s'accroche aux branches, une autre fois, c'est le moyeud'un char o elle s'enroule, une autre fois tu marches dessus. C'est un fait exprs. Etje la crains, je n'ose pas m'en sparer. C'est affreux ! C'est affreux ! Elle me tuera.

    TIRESIASVoyez dans quel tat sont vos nerfs.JOCASTEEt quoi sert ton troisime il, je demande ? As-tu trouv le Sphinx ? As-tu

    trouv les assassins de Laus ? As-tu calm le peuple ? On met des gardes maporte et on me laisse avec des objets qui me dtestent, qui veulent ma mort !

    TIRESIASSur un simple racontar...JOCASTEJe sens les choses. Je sens les choses mieux que vous tous ! (Elle montre son

    ventre.) Je les sens l ! A-t-on fait tout ce qu'on a pu pour dcouvrir les assassins deLaus ?

    TIRESIASMadame sait bien que le Sphinx rendait les recherches impossibles.JOCASTEEh bien, moi, je me moque de vos entrailles de poulets... Je sens, l... que

    Laus souffre et qu'il veut se plaindre. J'ai dcid de tirer cette histoire au clair, etd'entendre moi-mme ce jeune garde ; et je l'en-ten-drai. Je suis votre reine,Tirsias, ne l'oubliez pas.

    TIRESIASMa petite brebis, il faut comprendre un pauvre aveugle qui t'adore, qui veille sur

  • toi et qui voudrait que tu dormes dans ta chambre au lieu de courir aprs une ombre,une nuit d'orage, sur les remparts.

    JOCASTE, mystrieuse.Je ne dors pas.TIRESIASVous ne dormez pas ?JOCASTENon, Zizi, je ne dors pas. Le Sphinx, le meurtre de Laus, m'ont mis les nerfs

    bout. Tu avais raison de me le dire. Je ne dors plus et c'est mieux, car, si je m'endorsune minute, je fais un rve, un seul et je reste malade toute la journe.

    TIRESIASN'est-ce pas mon mtier de dchiffrer les rves ?...JOCASTEL'endroit du rve ressemble un peu cette plate-forme ; alors je te le raconte.

    Je suis debout, la nuit ; je berce une espce de nourrisson. Tout coup, cenourrisson devient une pte gluante qui me coule entre les doigts. Je pousse unhurlement et j'essaie de lancer cette pte ; mais... oh ! Zizi... Si tu savais, c'estimmonde... Cette chose, cette pte reste relie moi et quand je me crois libre, lapte revient toute vitesse et gifle ma figure. Et cette pte est vivante. Elle a uneespce de bouche qui se colle sur ma bouche. Et elle se glisse partout : elle cherchemon ventre, mes cuisses. Quelle horreur !

    TIRESIASCalmez-vous.JOCASTEJe ne veux plus dormir, Zizi... Je ne veux plus dormir. Ecoute la musique. O

    est-ce ? Ils ne dorment pas non plus. Ils ont de la chance avec cette musique. Ils ontpeur, Zizi... Ils ont raison. Ils doivent rver des choses pouvantables et ils neveulent pas dormir. Et au fait, pourquoi cette musique ? Pourquoi permet-on cettemusique ? Est-ce que j'ai de la musique pour m'empcher de dormir ? Je ne savaispas que ces botes restaient ouvertes toute la nuit. Pourquoi ce scandale, Zizi ? Ilfaut que Cron donne des ordres ! Il faut empcher cette musique ! Il faut que cescandale cesse immdiatement.

    TIRESIASMadame, je vous conjure de vous calmer et de vous en retourner. Ce manque

    de sommeil vous met hors de vous. Nous avons autoris les musiques afin que lepeuple ne se dmoralise pas, pour soutenir le moral. Il y aurait des crimes... et pire,si on ne dansait pas dans le quartier populaire.

    JOCASTEEst-ce que je danse, moi ?TIRESIASCe n'est pas pareil. Vous portez le deuil de Laus.JOCASTEEt tous sont en deuil, Zizi. Tous ! Tous ! Tous ! et ils dansent, et je ne danse

    pas. C'est trop injuste... Je veux...TIRESIASOn vient, madame.JOCASTEEcoute, Zizi, je tremble, je suis sortie avec tous mes bijoux.TIRESIASN'ayez crainte. Sur le chemin de ronde, on ne rencontre pas de rdeurs. C'est

  • certainement une patrouille.JOCASTEPeut-tre le soldat que je cherche ?TIRESIASNe bougez pas. Nous allons le savoir.

    Les soldats entrent. Ils aperoivent Jocaste et Tirsias.

    LE JEUNE SOLDATBouge pas, on dirait du monde.LE SOLDATD'o sortent-ils ? (Haut.) Qui va l ?TIRESIAS, la reine.Nous allons avoir des ennuis... (Haut.) Ecoutez, mes braves...LE JEUNE SOLDATAvez-vous le mot ?TIRESIASVous voyez, madame, qu'il fallait prendre le mot. Vous nous entranez dans une

    histoire impossible.JOCASTELe mot ? Pourquoi le mot ? Quel mot ? Vous tes ridicule, Zizi. Je vais lui

    parler, moi.TIRESIASMadame, je vous conjure. Il y a une consigne. Ces gardes peuvent ne pas vous

    connatre et ne pas me croire. C'est trs dangereux.JOCASTEQue vous tes romanesque ! Vous voyez des drames partout.LE SOLDATIls se concertent. Ils veulent peut-tre nous sauter dessus.TIRESIAS, aux soldats.Vous n'avez rien craindre. Je suis vieux et presque aveugle. Laissez-moi

    vous expliquer ma prsence sur ces remparts, et la prsence de la personne quim'accompagne.

    LE SOLDATPas de discours. Nous voulons le mot.TIRESIASUne minute. Une minute. Ecoutez, mes braves. Avez-vous dj vu des pices

    d'or ?LE SOLDATTentative de corruption.

    Il s'loigne vers la gauche pour garder lechemin de ronde et laisse le jeune soldat enface de Tirsias.

    TIRESIASVous vous trompez. Je voulais dire : avez-vous dj vu le portrait de la reine

    sur une pice d'or ?LE JEUNE SOLDATOui !

  • TIRESIAS, s'effaant et montrant la reine, qui compte les toiles, de profil.Et... vous ne reconnaissez pas...LE JEUNE SOLDATJe ne vois pas le rapport que vous chercher tablir entre la reine qui est toute

    jeune, et cette matrone.LA REINEQue dit-il ?TIRESIASIl dit qu'il trouve madame bien jeune pour tre la reine...LA REINEIl est amusant !TIRESIAS, au soldat.Cherchez-moi votre chef.LE SOLDATInutile. J'ai des ordres. Filez, et vite.TIRESIASVous aurez de mes nouvelles !LA REINEZizi, quoi encore ? Que dit-il ?Entre le chef.LE CHEFQu'est-ce que c'est ?LE JEUNE SOLDATChef ! Voil deux individus qui circulent sans le mot de passe.LE CHEF, s'avanant vers Tirsias.Qui tes-vous ? (Brusquement il le reconnat.) Monseigneur ! (Il s'incline.) Que

    d'excuses.TIRESIASOuf ! Merci, capitaine. J'ai cru que ce jeune brave allait nous passer par les

    armes.LE CHEFMonseigneur ! Me pardonnerez-vous ? (Au jeune soldat.) Imbcile ! Laisse-

    nous.Le jeune soldat rejoint son camarade

    l'extrme gauche.

    LE SOLDAT, au jeune soldat.C'est la gaffe !TIRESIASNe le grondez pas. Il observait sa consigne...LE CHEFUne pareille visite... En ce lieu ! Que puis-je faire pour Votre Seigneurie ?TIRESIAS, dcouvrant Jocaste.Sa Majest !...

    Haut-le-corps du chef.

    LE CHEF, il s'incline distance respectueuse.Madame !...JOCASTEPas de protocole ! Je voudrais savoir quel est le garde qui a vu le fantme ?

  • LE CHEFC'est le jeune maladroit qui se permettait de rudoyer le seigneur Tirsias, et si

    madame...JOCASTEVoil, Zizi. C'est de la chance ! J'ai eu raison de venir... (Au chef.) Dites-lui qu'il

    approche.LE CHEF, Tirsias.Monseigneur. Je ne sais pas si la reine se rend bien compte que ce jeune

    soldat s'expliquerait mieux par l'entremise de son chef ; et que s'il parle seul, SaMajest risque...

    JOCASTEQuoi encore. Zizi ?TIRESIASLE CHEF me faisait remarquer, madame, qu'il a l'habitude de ses hommes et

    qu'il pourrait en quelque sorte servir d'interprte.JOCASTEtez le chef ! Est-ce que le garon a une langue ou non ? Qu'il approche.TIRESIAS, au chef, bas.N'insistez pas, la reine est trs nerveuse...LE CHEFBon... (Il va vers les soldats ; au jeune soldat.) La reine veut te parler. Et

    surveille ta langue. Je te revaudrai a, mon gaillard.JOCASTEApprochez !

    Le chef pousse le jeune soldat.

    LE CHEFAllons, va ! Va donc, nigaud, avance, on ne te mangera pas. Excusez-le,

    Majest. Nos lascars n'ont gure l'habitude des cours.JOCASTE, Tirsias.Priez cet homme de nous laisser seuls avec le soldat.TIRESIASMais, madame...JOCASTEIl n'y a pas de mais, madame... Si ce capitaine reste une minute de plus, je lui

    donne un coup de pied.TIRESIASEcoutez, chef.

    Il le tire un peu l'cart.

    La reine veut rester seule avec le garde qui a vu la chose. Elle a des caprices.Elle vous noterait mal, et je n'y pourrais rien.

    LE CHEFC'est bon. Je vous laisse... Moi, si je restais c'est que... enfin... Je n'ai pas de

    conseils vous donner, monseigneur... Mais de vous moi, mfiez-vous de cettehistoire de fantme. (Il s'incline.) Monseigneur... (Long salut vers la reine. Il passeprs du soldat.) Hop ! La reine veut rester seule avec ton collgue.

    JOCASTEQui est l'autre ? A-t-il vu le fantme ?LE JEUNE SOLDAT

  • Oui, Majest, nous tions de garde tous les deux.JOCASTEAlors, qu'il reste. Qu'il reste l ! Je l'appellerai si j'ai besoin de lui. Bonsoir,

    capitaine, vous tes libre.LE CHEF, au soldat.Nous en reparlerons !

    Il sort.TIRESIAS, la reine.Vous avez bless ce capitaine mort.JOCASTEC'est bien son tour. D'habitude, les hommes sont blesss mort et jamais les

    chefs. (Au jeune soldat.) Quel ge as-tu ?LE JEUNE SOLDATDix-neuf ans.JOCASTEJuste son ge ! Il aurait son ge... Il est beau ! Avance un peu. Regarde-moi,

    Zizi, quels muscles ! J'adore les genoux. C'est aux genoux qu'on voit la race. Il luiressemblerait... Il est beau, Zizi, tte ces biceps, on dirait du fer...

    TIRESIASHlas ! Madame, vous le savez... je n'ai aucune comptence. J'y vois fort mal...JOCASTEAlors tte... Tte-le. Il a une cuisse de cheval ! Il se recule ! N'aie pas peur... le

    papa est aveugle. Dieu sait ce qu'il imagine, le pauvre ; il est tout rouge ! Il estadorable ! Il a dix-neuf ans !

    LE JEUNE SOLDATOui, Majest.JOCASTE, l'imitant.Oui, Majest ! N'est-il pas exquis ? Ah ! misre ! Il ne sait peut-tre mme pas

    qu'il est beau. (Comme on parle un enfant.) Alors... tu as vu le fantme ?LE JEUNE SOLDATOui, Majest !JOCASTELe fantme du roi Laus ?LE JEUNE SOLDATOui, Majest. Le roi nous a dit qu'il tait le roi.JOCASTEZizi... avec vos poulets et vos toiles, que savez-vous ? Ecoute le petit... Et que

    disait le roi ?TIRESIAS, entranant la reine.Madame ! Mfiez-vous, cette jeunesse a la tte chaude, elle est crdule...

    arriviste... Mfiez-vous. Etes-vous sre que ce garon ait vu ce fantme, et, enadmettant qu'il l'ait vu, tait-ce bien le fantme de votre poux ?

    JOCASTEDieux ! Que vous tes insupportable. Insupportable et trouble-fte. Toujours,

    vous arrtez l'lan, vous empchez les miracles avec votre intelligence et votreincrdulit. Laissez-moi interroger ce garon toute seule, je vous prie. Vousprcherez aprs. (Au jeune soldat.) Ecoute...

    LE JEUNE SOLDATMajest !...JOCASTE, Tirsias.

  • Je vais bien savoir tout de suite, s'il a vu Laus. (Au jeune soldat.) Commentparlait-il ?

    LE JEUNE SOLDATIl parlait vite et beaucoup, Majest, beaucoup, et il s'embrouillait, et il n'arrivait

    pas dire ce qu'il voulait dire.JOCASTEC'est lui ! Pauvre cher ! Mais pourquoi sur ces remparts ? Cela empeste...LE JEUNE SOLDATC'est justement, Majest... Le fantme disait que c'est cause des marcages

    et des vapeurs qu'il pouvait apparatre.JOCASTEQue c'est intressant ! Tirsias, jamais vous n'apprendrez cela dans vos

    volailles. Et que disait-il ?TIRESIASMadame, madame, au moins faudrait-il interroger avec ordre. Vous allez faire

    perdre la tte ce gamin.JOCASTEC'est juste, Zizi, trs juste.

    Au jeune soldat.

    Comment tait-il ? Comment le voyiez-vous ?LE JEUNE SOLDATDans le mur, Majest. C'est comme qui dirait une espce de statue

    transparente. On voit surtout la barbe et le trou noir de la bouche qui parle, et unetache rouge, sur la tempe, une tache rouge vif.

    JOCASTEC'est du sang !LE JEUNE SOLDATTiens ! On n'y avait pas pens.JOCASTEC'est une blessure ! C'est pouvantable ! (Laus apparat.) Et que disait-il ?

    Avez-vous compris quelque chose ?LE JEUNE SOLDATC'est difficile, Majest. Mon camarade a remarqu qu'il se donnait beaucoup de

    mal pour apparatre, et que chaque fois qu'il se donnait du mal pour s'exprimerclairement, il disparaissait ; alors il ne savait plus comment s'y prendre.

    JOCASTELe pauvre !LE FANTMEJocaste ! Jocaste ! Ma femme Jocaste !

    Ils ne le voient ni ne l'entendent pendanttoute la scne.

    TIRESIAS, s'adressant au soldat.Et vous n'avez rien pu saisir de clair ?LE FANTMEJocasteLE SOLDATC'est--dire, si, monseigneur. On comprenait qu'il voulait vous prvenir d'un

  • danger, vous mettre en garde, la reine et vous, mais c'est tout. La dernire fois, il aexpliqu qu'il avait su des secrets qu'il ne devait pas savoir, et que si on ledcouvrait, il ne pourrait plus apparatre.

    LE FANTMEJocaste ! Tirsias ! Ne me voyez-vous pas ? Ne m'entendez-vous pas ?JOCASTEEt il ne disait rien d'autre. Il ne prcisait rien ?LE SOLDATDame ! Majest, il ne voulait peut-tre pas prciser en notre prsence. Il vous

    rclamait. C'est pourquoi mon camarade a essay de vous prvenir.JOCASTELes braves garons ! Et je suis venue. Je le savais bien. Je le sentais l ! Tu

    vois, Zizi, avec tes doutes. Et dites, petit soldat, o le spectre apparaissait-il ? Jeveux toucher la place exacte.

    LE FANTMERegarde-moi ! Ecoute-moi. Jocaste ! Gardes, vous m'avez toujours vu.

    Pourquoi ne pas me voir ? C'est un supplice. Jocaste ! Jocaste !

    Pendant ces rpliques, le soldat s'estrendu l'endroit o le fantme se manifeste. IIle touche de la main.

    LE SOLDATC'est l. (Il frappe le mur.) L, dans le murLE JEUNE SOLDATOu devant le mur ; on ne peut pas se rendre bien compte.JOCASTEMais pourquoi n'apparat-il pas cette nuit ? Croyez-vous qu'il puisse encore

    apparatre ?LE FANTMEJocaste ! Jocaste ! Jocaste !LE SOLDATHlas ! madame, je ne crois pas, aprs la scne d'hier. J'ai peur qu'il y ait eu du

    grabuge, et que Votre Majest arrive trop tard.JOCASTEQuel malheur ! Toujours trop tard. Zizi, je suis toujours informe la dernire

    dans le royaume. Que de temps perdu avec vos poulets et vos oracles ! Il fallaitcourir. Il fallait deviner. Nous ne saurons rien ! rien ! rien ! Et il y aura descataclysmes, des cataclysmes pouvantables. Et ce sera votre faute, Zizi, votrefaute, comme toujours.

    TIRESIASMadame, la reine parle devant ces hommes...JOCASTEOui, je parle devant ces hommes ! Je vais me gner, peut-tre ? Et le roi Laus,

    le roi Laus mort, a parl devant ces hommes. Il ne vous a pas parl, vous, Zizi, ni Cron. Il n'a pas t se montrer au temple. Il s'est montr sur le chemin de ronde, ces hommes, ce garon de dix-neuf ans qui est beau et qui ressemble...

    TIRESIASJe vous conjure...JOCASTE

  • C'est vrai, je suis nerveuse, il faut comprendre. Ces dangers, ce spectre, cettemusique, cette odeur de pourriture... Et il y a de l'orage. Mon paule me fait mal.J'touffe, Zizi, j'touffe.

    LE FANTMEJocaste ! Jocaste !JOCASTEIl me semble entendre mon nom. Vous n'avez rien entendu ?TIRESIASMa petite biche. Vous n'en pouvez plus. Le jour se lve. Vous rvez debout.

    Savez-vous seulement si cette histoire de fantme ne rsulte pas de la fatigue deces jeunes gens qui veillent, qui se forcent ne pas dormir, qui vivent dans cetteatmosphre marcageuse, dprimante ?

    LE FANTMEJocaste ! Par piti, coute-moi ! Regarde-moi ! Messieurs, vous tes bons.

    Retenez la reine. Tirsias ! Tirsias !TIRESIAS, au jeune soldat.Eloignez-vous une seconde, je voudrais parler la reine.

    Le jeune soldat rejoint son camarade.LE SOLDATEh bien, mon fils ! Alors a y est ! C'est le bguin. La reine te pelote.LE JEUNE SOLDATDis donc !...LE SOLDATTa fortune est faite. N'oublie pas les camarades.TIRESIASEcoutez ! Des coqs. Le fantme ne viendra plus. Rentrons.JOCASTETu as vu comme il est beau.TIRESIASNe rveille pas ces tristesses, ma colombe. Si tu avais un fils...JOCASTESi j'avais un fils, il serait beau, il serait brave, il devinerait l'nigme, il tuerait le

    Sphinx. Il reviendrait vainqueur.TIRESIASEt vous n'auriez pas de mari.JOCASTELes petits garons disent tous : Je veux devenir un homme pour me marier

    avec maman. Ce n'est pas si bte, Tirsias. Est-il plus doux mnage, mnage plusdoux et plus cruel, mnage plus fier de soi, que ce couple d'un fils et d'une mrejeune ? Ecoute, Zizi, tout l'heure, lorsque j'ai touch le corps de ce garde, les dieuxsavent ce qu'il a d croire, le pauvret, et moi, j'ai failli m'vanouir. Il aurait dix-neufans, Tirsias, dix-neuf ans ! L'ge de ce soldat. Savons-nous si Laus ne lui est pasapparu parce qu'il lui ressemble.

    Coqs.

    LE FANTMEJocaste ! Jocaste ! Jocaste ! Tirsias ! Jocaste !TIRESIAS, aux soldats.Mes amis, pensez-vous qu'il soit utile d'attendre encore ?

  • LE FANTOMEPar piti !LE SOLDATFranchement non, monseigneur. Les coqs chantent. Il n'apparatra plus.LE FANTMEMessieurs ! De grce ! Suis-je invisible ? Ne pouvez-vous m'entendre ?JOCASTEAllons ! je serai obissante. Mais je reste heureuse d'avoir interrog le garon.

    Il faut que tu saches comment il s'appelle, o il habite. (Elle se dirige vers l'escalier.)J'oubliais cet escalier ! Zizi... Cette musique me rend malade. Ecoute, nous allonsrevenir par la haute ville, par les petites rues, et nous visiterons les botes.

    TIRESIASMadame, vous n'y pensez pas !JOCASTEVoil qu'il recommence ! Il me rendra folle, folle ! Folle et idiote ! J'ai des voiles,

    Zizi, comment voulez-vous qu'on me reconnaisse ?TIRESIASMa colombe, vous l'avez dit vous-mme, vous tes sortie du palais avec tous

    vos bijoux. Votre broche seule a des perles grosses comme un uf.JOCASTEJe suis une victime ! Les autres peuvent rire, danser, s'amuser. Crois-tu que je

    vais laisser la maison cette broche qui crve l'il de tout le monde. Appelez legarde. Dites-lui qu'il m'aide descendre les marches ; vous, vous nous suivrez.

    TIRESIASMais, madame, puisque le contact de ce jeune homme vous affecte...JOCASTEIl est jeune, il est fort ; il m'aidera ; et je ne me romprai pas le cou. Obissez au

    moins une fois votre reine.TIRESIASHep !... Non, lui... Oui, toi... Aide la reine descendre les marches...LE SOLDATEh bien, ma vieille !LE JEUNE SOLDAT, il approche.Oui, monseigneur.LE FANTMEJocaste ! Jocaste ! Jocaste !JOCASTEIl est timide ! Et les escaliers me dtestent. Les escaliers, les agrafes, les

    charpes. Oui ! Oui ! ils me dtestent ! Ils veulent ma mort.Un cri.

    Ho !LE JEUNE SOLDATLa reine s'est fait mal ?TIRESIASMais non, stupide ! Votre pied ! Votre pied !LE JEUNE SOLDATQuel pied ?TIRESIASVotre pied sur le bout de l'charpe. Vous avez failli trangler la reine.LE JEUNE SOLDAT

  • Dieux !JOCASTEZizi, vous tes le comble du ridicule. Pauvre mignon. Voil que tu le traites

    d'assassin parce qu'il a march comme toi, sur cette charpe. Ne vous tourmentezpas, mon fils, monseigneur est absurde. Il ne manque pas une occasion de faire dela peine.

    TIRESIASMais, madame...JOCASTEC'est vous le maladroit. Venez. Merci, mon garon. Vous crirez au temple

    votre nom et votre adresse. Une, deux, trois, quatre... C'est superbe ! Tu vois, Zizi,comme je descends bien. Onze, douze... Zizi, vous suivez, il reste encore deuxmarches. (Au soldat.) Merci. Je n'ai plus besoin de vous. Aidez le grand-pre.

    Jocaste disparat par la droite avecTirsias. On entend les coqs.

    LA VOIX DE JOCASTEPar votre faute, je ne saurai jamais ce que voulait mon pauvre Laus.LE FANTMEJocaste !LA VOIX DE TIRESIASTout cela est bien vague.LA VOIX DE JOCASTEQuoi ? bien vague. Qu'est-ce que c'est vague ? C'est vous qui tes vague avec

    votre troisime il. Voil un garon qui sait ce qu'il a vu, et il a vu le roi ; avez-vousvu le roi ?

    LA VOIX DE TIRESIASMais...LA VOIX DE JOCASTEL'avez-vous vu ?... Non... alors... C'est extraordinaire... On dirait...

    Les voix s'teignent.LE FANTMEJocaste ! Tirsias ! Par piti !...Les deux soldats se runissent et voient le fantme.LES DEUX SOLDATSOh ! le spectre !LE FANTMEMessieurs, enfin ! Je suis sauv ! J'appelais, je suppliais...LE SOLDATVous tiez l ?LE FANTMEPendant tout votre entretien avec la reine et avec Tirsias. Pourquoi donc tais-

    je invisible ?LE JEUNE SOLDATJe cours les chercher.LE SOLDATHalte !LE FANTME

  • Quoi ? Vous l'empchez...LE JEUNE SOLDATLaisse-moi...LE SOLDATLorsque le menuisier arrive, la chaise ne boite plus, lorsque tu entres chez le

    savetier, ta sandale ne te gne plus, lorsque tu arrives chez le mdecin, tu ne sensplus la douleur. Cherche-les ! Il suffira qu'ils arrivent pour que le fantme disparaisse.

    LE FANTMEHlas ! Ces simples savent-ils donc ce que les prtres ne devinent pas ?LE JEUNE SOLDATJ'irai.LE FANTMETrop tard... Restez. Il est trop tard. Je suis dcouvert. Ils approchent ; ils vont

    me prendre. Ah ! les voil ! Au secours ! Au secours ! Vite ! Rapportez la reinequ'un jeune homme approche de Thbes, et qu'il ne faut sous aucun prtexte... Non !Non ! Grce ! Grce ! Ils me tiennent ! Au secours ! C'est fini ! Je... Je... Grce... Je..Je... Je...

    Long silence. Les deux soldats, de dos,contemplent sans fin, la place du mur o lefantme a disparu.

    LE SOLDATPas drle !LE JEUNE SOLDATNon !LE SOLDATCes choses-l nous dpassent, ma vieille.LE JEUNE SOLDATMais ce qui reste clair, c'est que malgr la mort, ce type a voulu cote que

    cote prvenir sa femme d'un danger qui la menace. Mon devoir est de rejoindre lareine ou le grand prtre, et de leur rpter ce que nous venons d'entendre, mot pourmot.

    LE SOLDATTu veux t'envoyer la reine ?LE JEUNE SOLDAT hausse les paules.Alors... il n'avait qu' leur apparatre et leur parler, ils taient l. Nous l'avons

    bien vu, nous, et ils ne le voyaient pas, eux, et mme ils nous empchaient de levoir, ce qui est le comble. Ceci prouve que les rois morts deviennent de simplesparticuliers. Pauvre Laus ! Il sait maintenant comme c'est facile d'arriver jusqu'auxgrands de la terre.

    LE JEUNE SOLDATMais nous ?LE SOLDATOh ! Nous ! Ce n'est pas sorcier de prendre contact avec des hommes, ma

    petite vache... Mais vois-tu... des chefs, des reines, des pontifes... ils partent toujoursavant que a se passe, ou bien ils arrivent toujours aprs que a a eu lieu.

    LE JEUNE SOLDATa quoi ?LE SOLDATEst-ce que je sais ?... Je me comprends, c'est le principal.LE JEUNE SOLDAT

  • Et tu n'irais pas prvenir la reine ?LE SOLDATUn conseil : Laisse les princes s'arranger avec les princes, les fantmes avec

    les fantmes, et les soldats avec les soldats.Sonnerie de trompettes.

    RIDEAU

    1. Les quatre dcors seront plants sur une petite estrade au centre de lascne, entoure de toiles nocturnes. L'estrade changera de pente selon la ncessitdes perspectives. Outre les clairages de dtail, les quatre actes baignent dansl'clairage livide et fabuleux du mercure.

  • ACTE IILa rencontre d'dipe et du Sphinx

    LA VOIX

    SPECTATEURS, nous allons imaginer un recul dans le temps et revivre,ailleurs, les minutes que nous venons de vivre ensemble. En effet, le fantme deLaus essaie de prvenir Jocaste, sur une plate-forme des remparts de Thbes,pendant que le Sphinx etdipe se rencontrent sur une minence qui domine la ville.Mmes sonneries de trompettes, mme lune, mmes toiles, mmes coqs.

    DCORUn lieu dsert, sur une minence qui domine Thbes, au clair de lune.La route de Thbes (de gauche droite), passe au premier plan. On devine

    qu'elle contourne une haute pierre penche, dont la base s'amorce en bas del'estrade et forme le portant de gauche. Derrire les dcombres d'un petit temple, unmur en ruine. Au milieu du mur, un socle intact devait marquer l'entre du temple etporte les vestiges d'une chimre : une aile, une patte, une croupe.

    Colonnes dtruites. Pour les ombres finales d'Anubis et de Nmsis, un disqueenregistr par les acteurs dclame leur dialogue, laissant l'actrice mimer la jeune fillemorte tte de chacal.

    Au lever du rideau, une jeune fille en robeblanche est assise sur les dcombres. La tted'un chacal dont le corps reste invisible derrireelle, repose sur ses genoux.

    Trompettes lointaines.LE SPHINXEcoute.LE CHACALJ'coute.LE SPHINXC'est la dernire sonnerie, nous sommes libres.

    Anubis se lve, on voit que la tte de chacal lui appartenait.

    LE CHACAL ANUBISC'est la premire sonnerie. Il en reste encore deux avant la fermeture des

    portes de Thbes.LE SPHINXC'est la dernire, la dernire, j'en suis sre !ANUBISVous en tes sre parce que vous dsirez la fermeture des portes, mais, hlas !

    ma consigne m'oblige vous contredire ; nous ne sommes pas libres. C'est lapremire sonnerie. Attendons.

    LE SPHINXJe me trompe peut-tre...ANUBIS

  • Il n'y a pas l'ombre d'un doute ; vous vous trompez.LE SPHINXAnubis !ANUBISSphinx ?LE SPHINXJ'en ai assez de tuer. J'en ai assez de donner la mort.ANUBISObissons. Le mystre a ses mystres. Les dieux possdent leurs dieux. Nous

    avons les ntres. Ils ont les leurs. C'est ce qui s'appelle l'infini.LE SPHINXTu vois, Anubis, la seconde sonnerie ne se fait pas entendre ; tu te trompais,

    partons...ANUBISVous voudriez que cette nuit s'achve sans morts ?LE SPHINXEh bien, oui ! Oui ! Je tremble, malgr l'heure, qu'il ne passe encore quelqu'un.ANUBISVous devenez sensible.LE SPHINXCela me regarde...ANUBISNe vous fchez pas.LE SPHINXPourquoi toujours agir sans but, sans terme, sans comprendre. Ainsi, par

    exemple, Anubis, pourquoi ta tte de chien ? Pourquoi le dieu des morts sousl'apparence que lui supposent les hommes crdules ? Pourquoi en Grce un dieud'Egypte ? Pourquoi un dieu tte de chien ?

    ANUBISJ'admire ce qui vous a fait prendre une figure de femme lorsqu'il s'agissait de

    poser des questions.LE SPHINXCe n'est pas rpondre.ANUBISJe rpondrai que la logique nous oblige, pour apparatre aux hommes,

    prendre l'aspect sous lequel ils nous reprsentent ; sinon, ils ne verraient que duvide. Ensuite : que l'Egypte, la Grce, la mort, le pass, l'avenir n'ont pas de senschez nous ; que vous savez trop bien quelle besogne ma mchoire de chacal estsoumise ; que nos matres prouvent leur sagesse en m'incarnant sous une formeinhumaine qui m'empche de perdre la tte, ft-elle une tte de chien ; car j'ai votregarde, et je devine que, s'ils ne vous avaient donn qu'un chien de garde, nousserions l'heure actuelle Thbes, moi en laisse et vous assise au milieu d'unebande de jeunes gens.

    LE SPHINXTu es stupide !ANUBISEfforcez-vous donc de vous souvenir que ces victimes qui meuvent la figure

    de jeune fille que vous avez prise, ne sont autre chose que zros essuys sur uneardoise, mme si chacun de ces zros tait une bouche ouverte criant au secours.

    LE SPHINX

  • C'est possible. Mais ici, nos calculs de dieux nous chappent... Ici, nous tuons.Ici, les morts meurent. Ici, je tue !

    Le Sphinx a parl, le regard terre.Pendant sa phrase Anubis a dress les oreilles,tourn la tte et dtal sans bruit, travers lesruines o il disparat. Lorsque le Sphinx lve lesyeux, il le cherche et se trouve face face avecun groupe qui entre par la gauche, premierplan, et que le nez d'Anubis avait flair. Legroupe se compose d'une matrone de Thbes,de son petit garon et de sa petite fille. Lamatrone trane sa fille. Le garon marchedevant elle.

    LA MATRONERegarde o tu mets tes pieds ! Avance ! Ne regarde pas derrire toi ! Laisse ta

    sur ! Avance... (Elle aperoit le Sphinx contre qui le garon trbuche.) Prendsgarde ! Je t'avais dit de regarder o tu marches ! Oh ! pardon, madame... Il neregarde jamais o il marche... Il ne vous a pas fait mal ?

    LE SPHINXMais pas du tout, madame.LA MATRONEJe ne m'attendais pas rencontrer du monde sur ma route des heures

    pareilles.LE SPHINXJe suis trangre, arrive Thbes depuis peu ; je retourne chez une parente

    qui habite la campagne et je m'tais perdue.LA MATRONEPauvre petite ! Et o habite-t-elle, votre parente ?LE SPHINX... Aux environs de la deuxime borne.LA MATRONEJuste d'o j'arrive ! J'ai djeun en famille, chez mon frre. Il m'a retenue

    dner. Aprs le dner, on bavarde, on bavarde, et me voil qui rentre, aprs lecouvre-feu, avec des galopins qui dorment debout.

    LE SPHINXBonne nuit, madame.LA MATRONEBonne nuit. (Fausse sortie.) Et... dites... ne tranez pas en route. Je sais que ni

    vous ni moi n'avons grand-chose craindre... mais je ne serai pas fire tant que jene serai pas dans les murs.

    LE SPHINXVous craignez les voleurs ?LA MATRONELes voleurs ! Justes, dieux, que pourraient-ils me prendre ? Non, non, ma

    petite. D'o sortez-vous ? On voit que vous n'tes pas de la ville. Il s'agit bien desvoleurs. Il s'agit du Sphinx !

    LE SPHINXVous y croyez vraiment, vraiment, vous, madame, cette histoire-l ?

  • LA MATRONECette histoire-l ! Que vous tes jeune. La jeunesse est incrdule. Si, si. Voil

    comment il arrive des malheurs.Sans parler du Sphinx, je vous cite un exemple de ma famille. Mon frre, de

    chez qui je rentre... (Elle s'assied et baisse la voix.) Il avait pous une grande, bellefemme blonde, une femme du Nord. Une nuit, il se rveille et qu'est-ce qu'il trouve ?Sa femme couche, sans tte et sans entrailles. C'tait un vampire. Aprs lapremire motion, mon frre ne fait ni une ni deux, il cherche un uf et le pose surl'oreiller, la place de la tte de sa femme. C'est le moyen d'empcher les vampiresde rentrer dans leurs corps. Tout coup, il entend des plaintes. C'taient la tte etles entrailles affoles qui voletaient travers la chambre et qui suppliaient mon frred'ter l'uf. Et mon frre refuse, et la tte passe des plaintes la colre, de la colreaux larmes et des larmes aux caresses. Bref, mon imbcile de frre te l'uf etlaisse rentrer sa femme. Maintenant, il sait que sa femme est un vampire, et mes filsse moquent de leur oncle. Ils prtendent qu'il invente ce vampire de toutes picespour cacher que sa femme sortait bel et bien avec son corps et qu'il le laissaitrentrer, et qu'il est un lche, et qu'il en a honte. Mais moi, je sais que ma belle-surest un vampire, je le sais... Et mes fils risquent d'pouser des monstres d'enfer parcequ'ils s'obstinent tre in-cr-du-les.

    Ainsi, le Sphinx, excusez si je vous choque, il faut tre vous et mes fils pour nepas y croire.

    LE SPHINXVos fils... ?LA MATRONEPas le morveux qui s'est jet dans vos jambes. Je parle d'un autre fils de dix-

    sept ans...LE SPHINXVous avez plusieurs fils ?LA MATRONEJ'en avais quatre. Il m'en reste trois : sept ans, seize ans et dix-sept ans. Et je

    vous assure que depuis cette maudite bte, la maison est devenue inhabitable.LE SPHINXVos fils se disputent ?LA MATRONEMademoiselle, c'est--dire que c'est impossible de s'entendre. Celui de seize

    ans s'occupe de politique. Le Sphinx, qu'il dit, c'est un loup-garou pour tromper lepauvre monde. Il y a peut-tre eu quelque chose comme votre Sphinx c'est mon filsqui s'exprime maintenant votre Sphinx est mort ; c'est une arme entre les mainsdes prtres et un prtexte aux micmacs de la police. On gorge, on pille, onpouvante le peuple, et on rejette tout sur le Sphinx. Le Sphinx a bon dos. C'est cause du Sphinx qu'on crve de famine, que les prix montent, que les bandes depillards infestent les campagnes ; c'est cause du Sphinx que rien ne marche, quepersonne ne gouverne, que les faillites se succdent, que les temples regorgentd'offrandes tandis que les mres et les pouses perdent leur gagne-pain, que lestrangers qui dpensent se sauvent de la ville : et il faut le voir, mademoiselle,monter sur la table, criant, gesticulant, pitinant ; et il dnonce les coupables, ilprche la rvolte, il stimule les anarchistes, il crie tue-tte des noms de quoi nousfaire pendre tous. Et entre nous... moi qui vous parle, tenez... Mademoiselle, je saisqu'il existe le Sphinx... mais on en profite. C'est certain qu'on en profite. Il faudrait unhomme de poigne, un dictateur !

  • LE SPHINXEt... le frre de votre jeune dictateur ?LA MATRONEa, c'est un autre genre. Il mprise son frre, il me mprise, il mprise la ville, il

    mprise les dieux, il mprise tout. On se demande o il va chercher ce qu'il voussort. Il dclare que le Sphinx l'intresserait s'il tuait pour tuer, mais que notre Sphinxest de la clique des oracles, et qu'il ne l'intresse pas.

    LE SPHINXEt votre quatrime fils ? Votre deuil date..LA MATRONEJe l'ai perdu voil presque une anne. Il venait d'avoir dix-neuf ans.LE SPHINXPauvre femme... Et, de quoi est-il mort ?LA MATRONEIl est mort au Sphinx.LE SPHINX, sombre.Ah !...LA MATRONEMon fils cadet peut bien prtendre qu'il a t victime des intrigues de la police...

    Non... Non... Je ne me trompe pas. Il est mort au Sphinx. Ah ! Mademoiselle... Jevivrais cent ans, je verrai toujours la scne. Un matin (il n'tait pas rentr de la nuit),je crois qu'il frappe la porte ; j'ouvre et je vois le dessous de ses pauvres pieds ettout le corps aprs, et trs loin, trs loin, sa pauvre petite figure et, la nuque, tenezici, une grosse blessure d'o le sang ne coulait mme plus. On me le rapportait surune civire. Alors, mademoiselle, j'ai fait : Ho ! et je suis tombe, comme a... Desmalheurs pareils, comprenez-vous, a vous marque. Je vous flicite si vous n'tespas de Thbes et si vous n'avez point de frre. Je vous flicite... Son cadet, l'orateur,il veut le venger. A quoi bon ? Mais il dteste les prtres et mon pauvre fils tait de lasrie des offrandes.

    LE SPHINXDes offrandes ?LA MATRONEDame oui. Les premiers mois du Sphinx, on envoyait la troupe venger la belle

    jeunesse qu'on trouvait morte un peu partout ; et la troupe rentrait bredouille. LeSphinx restait introuvable. Ensuite, le bruit s'tant rpandu que le Sphinx posait desdevinettes, on a sacrifi la jeunesse des coles ; alors les prtres ont dclar que leSphinx exigeait des offrandes. C'est l-dessus qu'on a choisi les plus jeunes, les plusfaibles, les plus beaux.

    LE SPHINXPauvre madame !LA MATRONEJe le rpte, mademoiselle, il faudrait une poigne. La reine Jocaste est encore

    jeune. De loin, on lui donnerait vingt-neuf, trente ans. Il faudrait un chef qui tombe duciel, qui l'pouse, qui tue la bte, qui punisse les trafics, qui boucle Cron et Tirsias,qui relve les finances, qui remonte le moral du peuple, qui l'aime, qui nous sauve,quoi ! qui nous sauve...

    LE FILSMaman !LA MATRONELaisse...

  • LE FILSMaman... dis, maman, comment il est le Sphinx ?LA MATRONEJe ne sais pas. (Au Sphinx.) Voil-t-il point qu'ils inventent de nous demander

    nos derniers sous pour construire un monument aux morts du Sphinx ? Croyez-vousque cela nous les rende.

    LE FILSMaman... Comment il est le Sphinx ?LE SPHINXLe pauvre ! sa sur dort. Viens...

    Le fils se met dans les jupes du Sphinx.LA MATRONEN'ennuie pas la dame.LE SPHINXLaissez-le...

    Elle lui caresse la nuque.LE FILSMaman, dis, c'est cette dame, le Sphinx ?LA MATRONETu es trop bte. (Au Sphinx.) Excusez-le, cet ge, ils ne savent pas ce qu'ils

    disent... (Elle se lve.) Ouf ! (Elle charge la petite fille endormie sur ses bras.)Allons ! Allons ! En route, mauvaise troupe !

    LE FILSMaman, c'est cette dame, le Sphinx ? Dis, maman, c'est le Sphinx cette dame ?

    C'est a le Sphinx ?LA MATRONEAssez, ne sois pas stupide ! (Au Sphinx.) Bonsoir, mademoiselle. Excusez-moi

    si je bavarde. J'tais contente de souffler une petite minute... Et... mfiez-vous !(Fanfare.) Vite. Voil la deuxime relve ; la troisime, nous resterions dehors.

    LE SPHINXDpchez-vous. Je vais courir de mon ct. Vous m'avez donn l'alarme.LA MATRONECroyez-moi, nous ne serons tranquilles que si un homme poigne nous

    dbarrasse de ce flau.Elle sort par la droite.

    LA VOIX DU FILSDis, maman, comment il est le Sphinx ?... C'tait pas cette dame ?... Alors

    comment il est ?...LE SPHINX, seul.Un flau !ANUBIS, sortant des ruines.Il ne nous manquait que cette matrone.LE SPHINXVoil deux jours que je suis triste, deux jours que je me trane, en souhaitant

    que ce massacre prenne fin.ANUBISConfiez-vous, calmez-vous.LE SPHINXEcoute. Voil le vu que je forme et les circonstances dans lesquelles il me

  • serait possible de monter une dernire fois sur mon socle. Un jeune homme graviraitla colline. Je l'aimerais. Il n'aurait aucune crainte. A la question que je pose ilrpondrait comme un gal. Il rpondrait, Anubis, et je tomberais morte.

    ANUBISEntendons-nous : votre forme mortelle tomberait morte.LE SPHINXN'est-ce pas sous cette forme que je voudrais vivre pour le rendre heureux.ANUBISIl est agrable de voir qu'en s'incarnant une grande desse ne devient pas une

    petite femme.LE SPHINXTu vois que j'avais plus que raison et que la sonnerie que nous venons

    d'entendre tait la dernire.ANUBISFille des hommes ! On n'en a jamais fini avec vous. Non, non et non !

    Il s'loigne et monte sur une colonne renverse.

    Cette sonnerie tait la deuxime. Il m'en faut encore une, et vous serez libre.Oh !

    LE SPHINXQu' as-tu ?ANUBISMauvaise nouvelle.LE SPHINXUn voyageur ?ANUBISUn voyageur...

    Le Sphinx rejoint Anubis sur la colonne etregarde en coulisse, gauche.

    LE SPHINXC'est impossible, impossible. Je refuse d'interroger ce jeune homme. Inutile, ne

    me le demande pas.ANUBISJe conviens que si vous ressemblez une jeune mortelle, il ressemble fort un

    jeune dieu.LE SPHINXQuelle dmarche. Anubis, et ces paules ! Il approche.ANUBISJe me cache. N'oubliez pas que vous tes le Sphinx. Je vous surveille. Je

    paratrai au moindre signe.LE SPHINXAnubis, un mot... vite...ANUBISChut !... le voil ! (Il se cache.)

    dipe entre par le fond gauche. Il marche tte basse et sursaute.DIPEOh ! Pardon...LE SPHINX

  • Je vous ai fait peur.DIPEC'est--dire... non... mais je rvais, j'tais cent lieues de l'endroit o nous

    sommes, et... l, tout coup...LE SPHINXVous m'avez prise pour un animal.DIPEPresque.LE SPHINXPresque ? Presque un animal, c'est le Sphinx ?DIPEJe l'avoue.LE SPHINXVous avouez m'avoir prise pour le Sphinx. Merci.DIPEJe me suis vite rendu compte de mon erreur !LE SPHINXTrop aimable. Le fait est que pour un jeune homme, ce ne doit pas tre drle de

    se trouver brusquement nez nez avec lui.DIPEEt pour une jeune fille ?LE SPHINXIl ne s'attaque pas aux jeunes filles.DIPEParce que les jeunes filles vitent les endroits qu'il frquente et n'ont gure

    l'habitude, il me semble, de sortir seules aprs la chute du jour.LE SPHINXMlez-vous, cher monsieur, de ce qui vous regarde et laissez-moi passer mon

    chemin.DIPEQuel chemin ?LE SPHINXVous tes extraordinaire. Dois-je rendre compte un tranger du but de ma

    promenade ?DIPEEt si je le devinais, moi, ce but.LE SPHINXVous m'amusez beaucoup.DIPECe but... ne serait-ce pas la curiosit qui ravage toutes les jeunes femmes

    modernes, la curiosit de savoir comment le Sphinx est fait ? S'il a des griffes, unbec, des ailes ? S'il tient du tigre ou du vautour ?

    LE SPHINXAllez, allez...DIPELe Sphinx est le criminel la mode. Qui l' vu ? Personne. On promet qui le

    dcouvrira des rcompenses fabuleuses. Les lches tremblent. Les jeunes hommesmeurent... Mais une jeune fille ne pourrait-elle se risquer dans la zone interdite,braver les consignes, oser ce que personne de raisonnable n'ose, dnicher lemonstre, le surprendre au gte, l'apercevoir !

  • LE SPHINXVous faites fausse route, je vous le rpte. Je rentre chez une parente qui

    habite la campagne, et comme j'oubliais qu'il existe un Sphinx et que les environs deThbes ne sont pas srs, je me reposais une minute, assise sur les pierres de cetteruine. Vous voyez que nous sommes loin de compte.

    DIPEDommage ! Depuis quelque temps je ne croise que des personnes si plates ;

    alors j'esprais un peu d'imprvu. Excusez-moi.LE SPHINXBonsoir !DIPEBonsoir !

    Ils se croisent. Maisdipe se retourne.

    Eh bien, mademoiselle, au risque de me rendre odieux, figurez-vous que jen'arrive pas vous croire et que votre prsence dans ces ruines continue dem'intriguer normment.

    LE SPHINXVous tes incroyable.DIPECar, si vous tiez une jeune fille comme les autres, vous auriez dj pris vos

    jambes votre cou.LE SPHINXVous tes de plus en plus comique, mon garon.DIPEIl me paraissait si merveilleux de trouver, chez une jeune fille, un mule digne

    de moi.LE SPHINXUn mule ? Vous cherchez donc le Sphinx ?DIPESi je le cherche ! Sachez que depuis un mois je marche sans fatigue, et c'est

    pourquoi j'ai d manquer de savoir-vivre, car j'tais si fivreux en approchant deThbes que j'eusse cri mon enthousiasme n'importe quelle colonne, et voil qu'aulieu d'une colonne, une jeune fille blanche se dresse sur ma route. Alors je n'ai pum'empcher de l'entretenir de ce qui me proccupe et de lui prter les mmesintentions qu' moi.

    LE SPHINXMais, dites, il me semble que, tout l'heure, en me voyant surgir de l'ombre,

    vous paraissiez mal sur vos gardes, pour un homme qui souhaite se mesurer avecl'ennemi.

    DIPEC'est juste ! Je rvais de gloire, et la bte m'et pris en dfaut. Demain,

    Thbes, je m'quipe, et la chasse commence.LE SPHINXVous aimez la gloire ?DIPEJe ne sais pas si j'aime la gloire ; j'aime les foules qui pitinent, les trompettes,

    les oriflammes qui claquent, les palmes qu'on agite, le soleil, l'or, la pourpre, lebonheur, la chance, vivre enfin !

    LE SPHINX

  • Vous appelez cela vivre.DIPEEt vous ?LE SPHINXMoi non. J'avoue avoir une ide toute diffrente de la vie.DIPELaquelle ?LE SPHINXAimer. Etre aim de qui on aime.DIPEJ'aimerai mon peuple, il m'aimera.LE SPHINXLa place publique n'est pas un foyer.DIPELa place publique n'empche rien. A Thbes le peuple cherche un homme. Si

    je tue le Sphinx je serai cet homme. La reine Jocaste est veuve, je l'pouserai...LE SPHINXUne femme qui pourrait tre votre mre !DIPEL'essentiel est qu'elle ne le soit pas.LE SPHINXCroyez-vous qu'une reine et qu'un peuple se livrent au premier venu ?DIPELe vainqueur du Sphinx serait-il le premier venu ? Je connais la rcompense.

    La reine lui est promise. Ne riez pas, soyez bonne... Il faut que vous m'coutiez. Ilfaut que je vous prouve que mon rve n'est pas un simple rve. Mon pre est roi deCorinthe. Mon pre et ma mre me mirent au monde lorsqu'ils taient dj vieux, etj'ai vcu dans une cour maussade. Trop de caresses, de confort excitaient en moi jene sais quel dmon d'aventures. Je commenais de languir, de me consumer,lorsqu'un soir un ivrogne me cria que j'tais un btard et que j'usurpais la place d'unfils lgitime. Il y eut des coups, des insultes ; et le lendemain, malgr les larmes deMrope et de Polybe, je dcidai de visiter les sanctuaires et d'interroger les dieux.Tous me rpondirent par le mme oracle : Tu assassineras ton pre et tu pouserasta mre.

    LE SPHINXHein ?DIPEOui... oui... Au premier abord cet oracle suffoque, mais j'ai la tte solide. Je

    rflchis l'absurdit de la chose, je fis la part des dieux et des prtres et j'arrivai cette conclusion : ou l'oracle cachait un sens moins grave qu'il s'agissait decomprendre ; ou les prtres, qui correspondent de temple en temple par les oiseaux,trouvaient un avantage mettre cet oracle dans la bouche des dieux et m'loignerdu pouvoir. Bref, j'oubliai vite mes craintes et, je l'avoue, je profitai de cette menacede parricide et d'inceste pour fuir la cour et satisfaire ma soif d'inconnu.

    LE SPHINXC'est mon tour de me sentir tourdie. Je m'excuse de m'tre un peu moque de

    vous. Vous me pardonnez, prince ?DIPEDonnons-nous la main. Puis-je vous demander votre nom ? Moi, je m'appelle

    dipe ; j'ai dix-neuf ans.

  • LE SPHINXQu'importe ! Laissez mon nom, dipe. Vous devez aimer les noms illustres...

    Celui d'une petite fille de dix-sept ans ne vous intresserait pas.DIPEVous tes mchante.LE SPHINXVous adorez la gloire. Et pourtant la manire la plus sre de djouer l'oracle ne

    serait-elle pas d'pouser une femme plus jeune que vous ?DIPEVoici une parole qui ne vous ressemble pas. La parole d'une mre de Thbes

    o les jeunes gens marier se font rares.LE SPHINXVoici une parole qui ne vous ressemble pas, une parole lourde et vulgaire.DIPEAlors j'aurais couru les routes, franchi des montagnes et des fleuves pour

    prendre une pouse qui deviendra vite un Sphinx, pire que le Sphinx, un Sphinx mamelles et griffes !

    LE SPHINXdipe...DIPENon pas ! Je tenterai ma chance. Prenez cette ceinture ; elle vous permettra de

    venir jusqu' moi lorsque j'aurai tu la bte.Jeu de scne.

    LE SPHINXAvez-vous dj tu ?DIPEUne fois. C'tait au carrefour o les routes de Delphes et de Daulie se croisent.

    Je marchais comme tout l'heure. Une voiture approchait conduite par un vieillard,escort de quatre domestiques. Comme je croisais l'attelage, un cheval se cabre, mebouscule et me jette contre un des domestiques. Cet imbcile lve la main sur moi.J'ai voulu rpondre avec mon bton, mais il se courbe et j'attrape le vieillard latempe. Il tombe. Les chevaux s'emballent, ils le tranent. Je cours aprs : lesdomestiques pouvants se sauvent ; et je me retrouve seul avec le cadavre d'unvieillard qui saigne, et des chevaux emptrs qui se roulent en hennissant et encassant leurs jambes. C'tait atroce... atroce...

    LE SPHINXOui, n'est-ce pas... c'est atroce de tuer...DIPEMa foi, ce n'tait pas ma faute, et je n'y pense plus. Il importe que je saute les

    obstacles, que je porte desillres, que je ne m'attendrisse pas. D'abord mon toile.LE SPHINXAlors, adieu dipe. Je suis du sexe qui drange les hros. Quittons-nous, je

    crois que nous n'aurions plus grand-chose nous dire.DIPEDranger les hros ! Vous n'y allez pas de main morte.LE SPHINXEt... si le Sphinx vous tuait ?DIPESa mort dpend, si je ne me trompe, d'un interrogatoire auquel je devrai

    rpondre. Si je devine, il ne me touche mme pas, il meurt.

  • LE SPHINXEt si vous ne devinez pas ?DIPEJ'ai fait, grce ma triste enfance, des tudes qui me procurent bien des

    avantages sur les garnements de Thbes.LE SPHINXVous m'en direz tant !DIPEEt je ne pense pas que le monstre naf s'attende se trouver face face avec

    l'lve des meilleurs lettrs de Corinthe.LE SPHINXVous avez rponse tout. Hlas ! car, vous l'avouerai-je, dipe, j'ai une

    faiblesse : les faibles me plaisent et j'eusse aim vous prendre en dfaut.DIPEAdieu.

    Le Sphinx fait un pas pour s'lancer sapoursuite et s'arrte, mais ne peut rsister unappel. Jusqu' son moi ! moi ! le Sphinx nequitte plus les yeux d'dipe, bougeant commeautour de ce regard immobile, fixe, vaste, auxpaupires qui ne battent pas.

    LE SPHINXdipe !DIPEVous m'appelez ?LE SPHINXUn dernier mot. Jusqu' nouvel ordre, rien d'autre ne proccupe votre esprit,

    rien d'autre ne fait battre votre cur, rien d'autre n'agite votre me que le Sphinx ?DIPERien d'autre, jusqu' nouvel ordre.LE SPHINXEt celui ou... celle qui vous mettrait en sa prsence,... je veux dire qui vous

    aiderait... je veux dire qui saurait peut-tre quelque chose facilitant cette rencontre...se revtirait-il, ou elle, de prestige, au point de vous toucher, de vous mouvoir ?

    DIPECertes, mais que prtendez-vous ?LE SPHINXEt si moi, moi, je vous livrais un secret, un secret immense ?DIPEVous plaisantez !LE SPHINXUn secret qui vous permette d'entrer en contact avec l'nigme des nigmes,

    avec la bte humaine, avec la chienne qui chante, comme ils disent, avec leSphinx ?

    DIPEQuoi ? Vous ! Vous ! Aurais-je devin juste, et votre curiosit aurait-elle

    dcouvert... Mais non ! Je suis absurde. C'est une ruse de femme pour m'obliger rebrousser chemin.

    LE SPHINXBonsoir.

  • DIPEPardon...LE SPHINXInutile.DIPEJe suis un niais qui s'agenouille et qui vous conjure de lui pardonner.LE SPHINXVous tes un fat, qui regrette d'avoir perdu sa chance et qui essaie de la

    reprendre.DIPEJe suis un fat, j'ai honte. Tenez, je vous crois, je vous coute. Mais si vous

    m'avez jou un tour, je vous tirerai par les cheveux et je vous pincerai jusqu'au sang.LE SPHINXVenez.

    Elle le mne en face du socle.Fermez les yeux. Ne trichez pas. Comptez jusqu' cinquante.DIPE, les yeux ferms.Prenez garde !LE SPHINXChacun son tour.

    dipe compte. On sent qu'il se passe unvnement extraordinaire. Le Sphinx bondit travers les ruines, disparat derrire le mur etreparat, engag dans le socle praticable, c'est--dire qu'il semble accroch au socle, le bustedress sur les coudes, la tte droite, alors quel'actrice se tient debout, ne laissant paratre queson buste et ses bras couverts de gantsmouchets, les mains griffant le rebord, quel'aile brise donne naissance des ailessubites, immenses, ples, lumineuses, et que lefragment de statue la compltent, la prolongentet paraissent lui appartenir. On entend dipecompter 47, 48, 49, attendre un peu et crier 50.Il se retourne.DIPEVous !LE SPHINX,d'une voix lointaine, haute, joyeuse, terrible.Moi ! Moi ! le Sphinx !DIPEJe rve !LE SPHINXTu n'es pas un rveur, dipe. Ce que tu veux, tu le veux, tu l'as voulu. Silence.

    Ici j'ordonne. Approche.dipe, les bras au corps, comme

    paralys, tente avec rage de se rendre libre.LE SPHINXAvance. (dipe tombe genoux.) Puisque tes jambes te refusent leur aide,

  • saute, sautille... Il est bon qu'un hros se rende un peu ridicule. Allons, va, va ! Soistranquille. Il n'y a personne pour te regarder.

    dipe se tordant de colre, avance surles genoux.

    LE SPHINXC'est bien. Halte ! Et maintenant...DIPEEt maintenant, je commence comprendre vos mthodes et par quelles

    manuvres vous enjlez et vous gorgez les voyageurs.LE SPHINX... Et maintenant je vais te donner un spectacle. Je vais te montrer ce qui se

    passerait cette place, dipe, si tu tais n'importe quel joli garon de Thbes et situ n'avais eu le privilge de me plaire.

    DIPEJe sais ce que valent vos amabilits.

    Il se crispe des pieds la tte. On voitqu'il lutte contre un charme.

    LE SPHINXAbandonne-toi. N'essaie pas de te crisper, de rsister. Abandonne-toi. Si tu

    rsistes, tu ne russiras qu' rendre ma tche plus dlicate, et je risque de te faire dumal.

    DIPEJe rsisterai !

    Il ferme les yeux, dtourne la tte.LE SPHINXInutile de fermer les yeux, de dtourner la tte. Car ce n'est ni par le chant, ni

    par le regard que j'opre. Mais, plus adroit qu'un aveugle, plus rapide que le filet desgladiateurs, plus subtil que la foudre, plus raide qu'un cocher, plus lourd qu'unevache, plus sage qu'un lve tirant la langue sur des chiffres, plus gr, plus voil,plus ancr, plus berc qu'un navire, plus incorruptible qu'un juge, plus vorace que lesinsectes, plus sanguinaire que les oiseaux, plus nocturne que l'uf, plus ingnieuxque les bourreaux d'Asie, plus fourbe que le cur, plus dsinvolte qu'une main quitriche, plus fatal que les astres, plus attentif que le serpent qui humecte sa proie desalive ; je scrte, je tire de moi, je lche, je dvide, je droule, j'enroule de tellesorte qu'il me suffira de vouloir ces nuds pour les faire et d'y penser pour les tendreou pour les dtendre ; si mince qu'il t'chappe, si souple que tu t'imagineras trevictime de quelque poison, si dur qu'une maladresse de ma part t'amputerait, sitendu qu'un archet obtiendrait entre nous une plainte cleste ; boucl comme la mer,la colonne, la rose, muscl comme la pieuvre, machin comme les dcors du rve,invisible surtout, invisible et majestueux comme la circulation du sang des statues,un fil qui te ligote avec la volubilit des arabesques folles du miel qui tombe sur dumiel.

    DIPELchez-moi !LE SPHINXEt je parle, je travaille, je dvide, je droule, je calcule, je mdite, je tresse, je

    vanne, je tricote, je natte, je croise, je passe, je repasse, je noue et dnoue etrenoue, retenant les moindres nuds qu'il me faudra te dnouer ensuite sous peine

  • de mort ; et je serre, je desserre, je me trompe, je reviens sur mes pas, j'hsite, jecorrige, enchevtre, dsenchevtre, dlace, entrelace, repars ; et j'ajuste, j'agglutine,je garrotte, je sangle, j'entrave, j'accumule, jusqu' ce que tu te sentes, de la pointedes pieds la racine des cheveux, vtu de toutes les boucles d'un seul reptile dont lamoindre respiration coupe la tienne et te rende pareil au bras inerte sur lequel undormeur s'est endormi.

    DIPE, d'une voix faible.Laissez-moi ! Grce...LE SPHINXEt tu demanderais grce et tu n'aurais pas en avoir honte, car tu ne serais

    pas le premier, et j'en ai entendu de plus superbes appeler leur mre, et j'en ai vu deplus insolents fondre en larmes, et les moins dmonstratifs taient encore les plusfaibles, car ils s'vanouissaient en route, et il me fallait imiter les embaumeurs entreles mains desquels les morts sont des ivrognes qui ne savent mme plus se tenirdebout !

    DIPEMrope !... Maman !LE SPHINXEnsuite, je te commanderais d'avancer un peu et je t'aiderais en desserrant tes

    jambes. L ! Et je t'interrogerais. Je te demanderais par exemple : Quel est l'animalqui marche sur quatre pattes le matin, sur deux pattes midi, sur trois pattes le soir ?Et tu chercherais, tu chercherais. A force de chercher, ton esprit se poserait sur unepetite mdaille de ton enfance, ou tu rpterais un chiffre, ou tu compterais lestoiles entre ces deux colonnes dtruites ; et je te remettrais au fait en te dvoilantl'nigme.

    Cet animal est l'homme qui marche quatre pattes lorsqu'il est enfant, sur deuxpattes quand il est valide, et lorsqu'il est vieux, avec la troisime patte d'un bton.

    DIPEC'est trop bte !LE SPHINXTu t'crierais : C'est trop bte ! Vous le dites tous. Alors puisque cette phrase

    confirme ton chec, j'appellerais Anubis, mon aide. Anubis !

    Anubis parat, les bras croiss, la tte deprofil, debout droite du socle.DIPEOh ! Madame... Oh ! Madame ! Oh ! non ! non ! non ! non, madame !LE SPHINXEt je te ferais mettre genoux. Allons... Allons... l, l... Sois sage. Et tu

    courberais la tte... et l'Anubis s'lancerait. Il ouvrirait ses mchoires de loup !

    dipe pousse un cri.

    J'ai dit : courberais, s'lancerait... ouvrirait... N'ai-je pas toujours eu soin dem'exprimer sur ce mode ? Pourquoi ce cri ? Pourquoi cette face d'pouvant ?C'tait une dmonstration,dipe, une simple dmonstration. Tu es libre.

    DIPELibre !

    Il remue un bras, une jambe... il se lve, iltitube, il porte la main sa tte.

  • ANUBISPardon, Sphinx. Cet homme ne peut sortir d'ici sans subir l'preuve.LE SPHINXMais...ANUBISInterroge-le...DIPEMais...ANUBISSilence ! Interroge cet homme.

    Un silence.dipe tourne le dos, immobile.

    LE SPHINXJe l'interrogerai... je l'interrogerai... C'est bon. (Avec un dernier regard de

    surprise vers Anubis.) Quel est l'animal qui marche sur quatre pattes le matin, surdeux pattes midi, sur trois pattes le soir ?

    DIPEL'homme, parbleu ! qui se trane quatre pattes lorsqu'il est petit, qui marche

    sur deux pattes lorsqu'il est grand et qui, lorsqu'il est vieux, s'aide avec la troisimepatte d'un bton.

    Le Sphinx roule sur le socle.

    DIPE, prenant sa course vers la droite.Vainqueur !

    Il s'lance et sort par la droite. Le Sphinxglisse dans la colonne, disparat derrire lemur, reparat sans ailes.

    LE SPHINXdipe ! O est-il ? O est-il ?ANUBISParti, envol. Il court perdre haleine proclamer sa victoire.LE SPHINXSans un regard vers moi, sans un geste mu, sans un signe de

    reconnaissance.ANUBISVous attendiez-vous une autre attitude ?LE SPHINXL'imbcile ! Il n'a donc rien compris.ANUBISRien compris.LE SPHINXKss ! Kss ! Anubis... Tiens, tiens, regarde, cours vite, mords-le, Anubis, mords-

    le !ANUBISTout recommence. Vous revoil femme et me revoil chien.LE SPHINX

  • Pardon, je perds la tte, je suis folle. Mes mains tremblent. J'ai la fivre, jevoudrais le rejoindre d'un bond, lui cracher au visage, le griffer, le dfigurer, lepitiner, le chtrer, l'corcher vif !

    ANUBISJe vous retrouve.LE SPHINXAide-moi ! Venge-moi ! Ne reste pas immobile.ANUBISVous dtestez vraiment cet homme ?LE SPHINXJe le dteste.ANUBISS'il lui arrivait le pire, le pire vous paratrait encore trop doux ?LE SPHINXTrop doux.ANUBIS, il montre la robe de Sphinx.Regardez les plis de cette toffe. Pressez-les les uns contre les autres. Et

    maintenant, si vous traversez cette masse d'une pingle, si vous enlevez l'pingle, sivous lissez l'toffe jusqu' faire disparatre toute trace des anciens plis, pensez-vousqu'un nigaud de campagne puisse croire que les innombrables trous qui se rptentde distance en distance rsultent d'un seul coup d'pingle ?

    LE SPHINXCertes non.ANUBISLe temps des hommes est de l'ternit plie. Pour nous, il n'existe pas. De sa

    naissance sa mort la vie d'dipe s'tale, sous mes yeux, plate, avec sa suited'pisodes.

    LE SPHINXParle, parle. Anubis, je brle. Que vois-tu ?ANUBISJadis, Jocaste et Laus eurent un enfant. L'oracle ayant annonc que cet enfant

    serait un flau...LE SPHINXUn flau !ANUBISUn monstre, une bte immonde...LE SPHINXPlus vite ! plus vite !ANUBISJocaste le ligota et l'envoya perdre sur la montagne. Un berger de Polybe le

    trouve, l'emporte et, comme Polybe et Mrope se lamentaient d'une couche strile...LE SPHINXJe tremble de joie.ANUBISIls l'adoptent.dipe, fils de Laus, a tu Laus au carrefour des trois routes.LE SPHINXLe vieillard !ANUBISFils de Jocaste, il pousera Jocaste.LE SPHINX

  • Et moi qui lui disais : Elle pourrait tre votre mre. Et il rpondait : L'essentiel est qu'elle ne le soit pas. Anubis ! Anubis ! C'est trop beau, trop beau.

    ANUBISIl aura deux fils qui s'entr'gorgeront, deux filles dont une se pendra. Jocaste se

    pendra...LE SPHINXHalte ! Que pourrais-je esprer de plus ? Songe, Anubis : les noces d'dipe et

    de Jocaste ! Les noces du fils et de la mre... Et le saura-t-il vite ?ANUBISAssez vite.LE SPHINXQuelle minute ! D'avance, avec dlices je la savoure. Hlas ! Je voudrais tre

    l.ANUBISVous serez l.LE SPHINXEst-ce possible ?ANUBISLe moment est venu o j'estime ncessaire de vous rappeler qui vous tes et

    quelle distance risible vous spare de cette petite forme qui m'coute. Vous qui avezassum le rle du Sphinx ! Vous la Desse des Desses ! Vous la grande entre lesgrandes ! Vous l'implacable ! Vous la Vengeance ! Vous Nmsis !

    Anubis se prosterne.LE SPHINXNmsis...

    Elle tourne le dos la salle et reste unlong moment raide, les bras en croix. Soudainelle sort de cette hypnose et s'lance vers lefond.

    Encore une fois, s'il est visible, je veux repatre ma haine, je veux le voir courird'un pige dans un autre, comme un rat cervel.

    ANUBISEst-ce le cri de la desse qui se rveille ou de la femme jalouse ?LE SPHINXDe la desse, Anubis, de la desse. Nos dieux m'ont distribu le rle de

    Sphinx, je saurai en tre digne.ANUBISEnfin !

    Le Sphinx domine la plaine, il se penche,il inspecte. Tout coup, il se retourne. Lesmoindres traces de la grandeur furieuse quiviennent de le transfigurer ont disparu.

    LE SPHINXChien ! Tu m'avais menti.ANUBISMoi ?LE SPHINX

  • Oui, toi ! menteur ! menteur ! Regarde la route. dipe a rebrouss chemin, ilcourt, il vole, il m'aime, il a compris !

    ANUBISVous savez fort bien, madame, ce que vaut sa russite et pourquoi le Sphinx

    n'est pas mort.LE SPHINXVois-le qui saute de roche en roche comme mon cur saute dans ma poitrine.ANUBISConvaincu de son triomphe et de votre mort, ce jeune tourneau vient de

    s'apercevoir que, dans sa hte, il oublie le principal.LE SPHINXMisrable ! Tu prtends qu'il vient me chercher morte.ANUBISPas vous, ma petite furie, le Sphinx. Il croit avoir tu le Sphinx ; il faut qu'il le

    prouve. Thbes ne se contenterait pas d'une histoire de chasse.LE SPHINXTu mens ! Je lui dirai tout ! Je le prviendrai ! Je le sauverai. Je le dtournerai

    de Jocaste, de cette ville maudite...ANUBISPrenez garde.LE SPHINXJe parlerai.ANUBISIl entre. Laissez-le parler avant.

    dipe, essouffl, entre par le premierplan droite. Il voit le Sphinx et Anubis debout,cte cte.

    DIPE, saluant.Je suis heureux, madame, de voir la bonne sant dont les immortels jouissent

    aprs leur mort.LE SPHINXQue revenez-vous faire en ces lieux ?DIPEChercher mon d.

    Mouvement de colre d'Anubis du ctd'dipe qui recule.

    LE SPHINXAnubis !

    D'un geste elle lui ordonne de la laisserseule. Il s'carte derrire les ruines. Adipe.

    Vous l'aurez. Restez o vous tes. Le vaincu est une femme. Il demande auvainqueur une dernire grce.

    DIPEExcusez-moi d'tre sur mes gardes. Vous m'avez appris me mfier de vos

    ruses fminines.

  • LE SPHINXJ'tais le Sphinx ! Non, dipe... Vous ramnerez ma dpouille Thbes et l'

    avenir vous rcompensera... selon vos mrites. Non... Je vous demande simplementde me laisser disparatre derrire ce mur afin d'ter ce corps dans lequel je metrouve, l'avouerai-je, depuis quelques minutes,... un peu l'troit.

    DIPESoit ! Mais dpchez-vous. La dernire fanfare... (On entend les trompettes.)

    Tenez, j'en parle, elle sonne. Il ne faudrait pas que je tarde.LE SPHINX, cach.Thbes ne laissera pas la porte un hros.LA VOIX D'ANUBIS, derrire les ruines.Htez-vous. Htez-vous..., madame. On dirait que vous inventez des prtextes

    et que vous tranez exprs.LE SPHINX, cach.Suis-je la premire, Dieu des morts, que tu doives tirer par sa robe ?DIPEVous gagnez du temps, Sphinx.LE SPHINX, cach.N'en accusez que votre chance, dipe. Ma hte vous et jou un mauvais

    tour. Car une grave difficult se prsente. Si vous rapportez Thbes le cadavred'une jeune fille, en place du monstre auquel les hommes s'attendent, la foule vouslapidera.

    DIPEC'est juste ! Les femmes sont si tonnantes ! Elles pensent tout.LE SPHINX, cach.Ils m'appellent : La vierge griffes... La chienne qui chante... Ils veulent

    reconnatre mes crocs. Ne vous inquitez pas. Anubis ! Mon chien fidle ! Ecoute,puisque nos figures ne sont que des ombres, il me faut ta tte de chacal.

    DIPEExcellent !ANUBIS, cach.Faites ce qui vous plaira pourvu que cette honteuse comdie finisse, et que