Jean Trouillard - La Mystagogie de Proclos

127
5/26/2018 JeanTrouillard-LaMystagogiedeProclos-slidepdf.com http://slidepdf.com/reader/full/jean-trouillard-la-mystagogie-de-proclos 1/127 L a loi du 11 mars 1957 n’autor isant, au x termes des alinéas 2 et 3  de l ’articl e 41, d’une par t, que les « copies ou repr oductions stricte- ment réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utili- sation collective » et, d’autre part, que les analyses et les courtes  citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représenta- tion ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement  de l ’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est il licite » (ali - néa 1er de l ’arti cle 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal. © Société d’édition « L es  B elles  L ettres  », Paris, 1982. ISBN 2251326022 ISSN 01847112 COLLECTION D'ÉTUDES ANCIENNES Publié e sous le p a t r on a g e de l’ASSOCIATION GU IL L AU M E B UDÉ LA MYSTAGOGIE  DE PROCLOS PAR JEAN TROUILLARD P rofesseur  honoraire  a  l ’I nstitut  catholique  de  P aris Publiéavec le concours  du Centre National de la Recherche Scientifique SOCIÉTÉ D’ÉDITION « LES BELLES LETTRES » 95, boulevard raspail 75006 PAR IS 1982

Transcript of Jean Trouillard - La Mystagogie de Proclos

  • La loi du 11 mars 1957 nautorisant, aux termes des alinas 2 et 3 de larticle 41, dune part, que les copies ou reproductions strictement rserves lusage priv du copiste et non destines une utilisation collective et, dautre part, que les analyses et les courtes citations dans un but dexemple et dillustration, toute reprsentation ou reproduction intgrale, ou partielle, faite sans le consentement de lauteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (alina 1er de l article 40).

    Cette reprsentation ou reproduction, par quelque procd que ce soit, constituerait donc une contrefaon sanctionne par les articles 425 et suivants du Code pnal.

    Socit ddition L e s B e l l e s L e t t r e s , Paris, 19 82 .

    ISBN 2-251-32602-2 ISSN 0184-7112

    COLLECTION D'TUDES ANCIENNESPublie sous le patronage de lASSOCIATION GU ILLAU M E BU D

    LA MYSTAGOGIE DE PROCLOS

    P A R

    JEAN TROUILLARDP r o f e s s e u r h o n o r a i r e a l I n s t i t u t c a t h o l i q u e d e P a r i s

    Publi avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique

    SO C I T D D IT IO N L E S B E L L E S L E T T R E S

    95, b o u l e v a r d r a s p a i l 75006 P A R IS

    1982

  • BIBLIOGRAPHIE 7

    Du mme auteur :

    La purification plotinienne, Paris, P. U . F ., 1955.La procession plotinienne, Paris, P. U . F ., 1955.Proclos. lments de thologie, traduction, introduction et

    notes, Paris, Aubier, 1965.Le noplatonisme de Plotin Damascios, dans Histoire de la

    philosophie, I , Paris, Gallimard, 1969 (Encyclopdie de la Pliade).

    L 'U n et Pme selon Proclos, Paris, Les Belles Lettres, 1972.Le Parmnide de Platon et son interprtation noplatonicienne,

    dans tudes noplatoniciennes, Neuchtel, La Baconnire, 1973.

    Erigne et la thophanie cratrice, dans The mind o f Eriugena, Dublin, Irish University Press, 1973.

    L'activit onomastique selon Proclos, dans De Jamblique Proclus, Vanduvres-Genve, Fondation Hardt, 1975 (Entretiens sur l Antiquit classique, X X I ) .

    Thologie ngative et auto constitution psychique selon Proclos, dans Savoir, faire, esprer, I, Bruxelles, Facults universitaires Saint-Louis, 1976.

    La notion de thophanie chez rigne, dans Manifestation et rvlation Paris, Beauchesne, 1976.

    Les fondements du mythe chez Proclos, dans Le mythe et le symbole, Paris, Beauchesne, 1977.

    La figure du chur de danse dans l'uvre de Proclos, dans Permanence de la philosophie, Neuchtel, La Baconnire, 1977.

    La notion d analyse chez rigne, dans Jean Scot rigne et l'histoire de la philosophie, Paris, G. N . R . S ., 1977.

    Les degrs du chez Proclos, dans Dionysius (Dalhousie University, Halifax, Canada), vol. I, December 1977.

    Procession noplatonicienne et cration judo-chrtienne, dans Noplatonisme, Fontenay-aux-Roses, cole normale suprieure, 1981.

  • 8 BIBLIOGRAPHIE

    uvres philosophiques de Proclos = ditions cites

    Elementatio theologica, Oxford, E . R . Dodds, 1933 et 1963, traduction Jean Trouillard, Paris, 1965 = E l. Th. Les chiffres dsignent les thormes.

    In Platonis Theologiam, I -I I I , Paris, Safrey-Westerink, 1968- 1978 ; IV -Y I , Hambourg, Portus, 1618, et Francfort, M i- nerva, 1960 = In Pl. Th. Les chiffres renvoient aux livres, chapitres et pages.

    In Alcibiadem, Amsterdam, W esterink, 1954 = In Alcibiad. Les chiffres sont les grands numros des marges et leurs divisions linaires.

    In Timaeum , Leipzig, Diehl, 1903-1906, 3 vol. = In Tim. Les chiffres dsignent les tomes, les pages et les lignes.

    In Parmenidem, Paris, Cousin, 1864 ; Hildesheim, Olms, 1961 = In Parmenid. Les chiffres renvoient aux livres, colonnes. et lignes. dition dun fragment par R . Kli- bansky, Londres, 1953. Les chiffres sont ceux des pages et des lignes.

    In Rempublicam, Leipzig, Kroll, 1899-1901, 2 vol. = In R em p . Les chiffres renvoient aux tomes, pages et lignes.

    In Cratylum, Leipzig, Pasquali, 1908 = In Crat. Les chiffres sont ceux des pages et des lignes.

    In Euclidem, Leipzig, Friedlein, 1873 = In Euclid. Les chiffres dsignent les pages et les lignes.

    De decern dubitationibus circa providentiam, Berlin, Boese, .1960 ; Paris, Isaac, 1977 = De decem. Les chiffres renvoient aux paragraphes.

    De providentia et fato, Berlin, Boese, 1960 = De providentia. Les chiffres renvoient aux paragraphes.

    De malorum subsistentia, Boese, Berlin, 1960 = De malorum. Les chiffres renvoient aux paragraphes.

    De philosophia chaldaca, Halis Saxonum, Jahn, 1891 ; Paris, Des Places, 1971, dans Oracles chaldaques, p. 206-212 = pages et lignes de cette dernire dition.

    M a r i n o s , Proclus, Paris, Firm in-Didot, 1929. Chiffres des paragraphes.

    D a m a s c i o s , Dubitationes et solutiones, Paris, Ruelle, 1889 , 2 vol. Tomes, pages et lignes.

    BIBLIOGRAPHIE 9

    , , ...

    Aprs quil et suffisamment conduit Proclos travers de telles tudes (le cursus aristotlicien), comme par des prludes et des Petits Mystres, Syrianos mena son disciple vers la mystagogie de P laton ...

    M arini Proclus, X I I I , 44-46.

  • PRFACE

    Le terme mystagogie est appliqu par le disciple et biographe de Proclos, Marinos, la philosophie de Platon, et il en marque ses yeux la supriorit lgard de lenseignement dAristote, celle de linitiation parfaite vis--vis de ses prparations. Proclos lui-mme lemploie maintes reprises pour qualifier la dmarche de son matre1. Et il nomme ainsi sa propre mditation quil veut aussi fidle que possible celle de Platon2.

    Ce mot est complt la plupart du temps par ou . Platon aurait reu dOrphe et de Pythagore des traditions secrtes concernant les mystres divins quil nous livrerait sous formes dnigmes 3. On trouve en effet dans ltymologie de , dune part qui voque lide de secret, dautre part qui explicite celle dinitiation. Lide suggre est donc celle dune sagesse qui nest pas seulement spculative, mais transformante4.

    Bien entendu, cette sagesse culmine dans le Parm- nide, qui est une thogonie, le chant de la gense des dieux et de tout ce qui existe partir de la cause ineffable et inconnaissable de lunivers 5. Mais tous les dialogues platoniciens participent cette sagesse divinement inspire 6. Cest dire que la philosophie tout entire

    1. Par exemple : In Pl. Th., I, 1, p. 5, 17 ; p. 6, 12 ; 5, p. 24, 12 ; 7, p. 32, 4 ; 10, p. 41, 5-6 ; 17, p. 81, 9.

    2. Ihid., III, 7, p. 29, 7-8.3. Ibid., I, 5, p. 25, 24-27.4. Cf. Pierre Hadot, Exercices spirituels, Annuaire de la Ve section

    de Vcole pratique des Hautes tudes, L X X X IV , p. 25-70.5. In Pl. Th., I, 7, p. 31, 25-27.6. Ibid., p. 32, 5.

  • 1 2 PRFACE

    trouve ici son mouvement et son ordre. Elle senracine dans les mythes et les mystres, elle sefforce de dgager leur sens et de promouvoir leur orientation avec la rigueur qui lui est propre.

    Cette conception de la philosophie nous dconcerte parce que chez nous la philosophie tend devenir un simple savoir ou un mtier. Dans notre Occident le rationalisme et le primat de la technologie ont tellement imprgn notre mentalit quils sont le plus souvent inconscients. Do la difficult dentrer dans des penses comme celle de Proclos, aussi longtemps que nous tentons de lui appliquer nos modles dintelligibilit. La frquentation de certaines sagesses orientales nous conduirait remettre ces modles en question et nous ferait douter de luniversalit de nos normes rationnelles. Nous savons combien Proclos tait curieux de mythes et de cultes orientaux et combien il vnrait les traditions orphiques et les Oracles chaldaques. Mais laccueil chez lui tait exigeant ( , nous dit Marinos)1 et ne menait ni au syncrtisme ni lirrationalisme. Il assumait lintellectualisme platonicien et il voulait que la lucidit ft prsente toutes les tapes de linitiation. La mthode dialectique du Parmnide en tmoigne.

    Tel est le thme quessaient dillustrer, chacune dans sa perspective, les tudes que j ai runies dans ce livre. Elles convergent vers lui comme vers leur centre. On y retrouvera la dmarche fondamentale quesquissait L'Un et Vme selon Proclos. Mais elle se prsente ici travers des analyses plus dveloppes et plus prcises, que certains lecteurs jugeront peut-tre tmraires.

    En tout cas, il me semble quelles confirment et approfondissent lide que lme est chez Proclos le foyer de toute recherche. Elle dtient dans ses puissances tous les niveaux de lunivers et surtout le chiffre de l ineffable. Elle est constitue de raisons sacres ( ) et de

    1. Proclus, 13.

    PRFACE 1 3

    symboles divins ( ) 1. Elle voyage en elle- mme du Bien jusquau Tartare 2 et de l abme au sanctuaire. On a trop souvent expos lenseignement du Diadoque dans le registre de la pure transcendance et mme de lextriorit. La thologie spirituelle de Proclos ne serait ni cohrente ni critique si elle ne stablissait simultanment dans le registre de l immanence. Les distances elles-mmes sont en nous, et lme est la fois enveloppe et enveloppante.

    Cest en se voyant elle-mme et en se droulant elle- mme que lme connat toutes choses sans jamais scarter de sa propre puissance. Car pour voir les tres elle na pas besoin de courir ailleurs, mais de se penser elle-mme 3.

    Paris, le 1er fvrier 1978.

    1. De phil. chaldaca, p. 211, 22.2. In Remp., II, 310, 26.3. In Tim., II, 296, 14-18.

  • CHAPITRE I

    R a i s o n e t m y s t i q u e c h e z P l o t i n

    Nous nous demanderons dabord comment ce problme fondamental du noplatonisme se prsente chez son fondateur. Car ici sinaugure lorientation de lcole tout entire. Nous verrons que rien nest moins ploti- nien que de regarder ces deux fonctions comme antithtiques, dtablir un savant dosage qui donnerait, par exemple, 49 % la raison et 51 % la mystique, ou inversement. Raison et mystique, dirons-nous, ne sont pas inversement, mais directement proportionnelles, parce quelles ne sont pas sur le mme plan et quelles se nourrissent lune de lautre des points de vue diffrents. En sorte que lauteur des Ennades peut tre la fois intgralement mystique et intgralement critique. Cest mme parce quil est intgralement mystique quil conduit si loin sa dmarche rationnelle dans cette interprtation du Parmnide qui est le coeur de sa pense1.

    1. Caractre de la mystique plotinienne

    En quel sens Plotin est-il mystique? Ce terme a reu, en effet, les interprtations les plus diverses. Dcri au x ixe sicle o il stigmatisait le fanatisme irrationnel, exalt au xxe pour signifier tout engagement fervent (on a parl de mystique de la production , de mystique de la terre ), employ dans le grec moderne pour qualifier tout ce qui est secret (comme un vote ou une pochette-surprise), dsignant parfois des tats extraordi-

    1. Je suivrai l dition Henry-Schwyzer des Ennades : Plotini Opra, 3 vol., Paris-Bruxelles, 1951-1973.

  • 1 6 LA MTSTAGOGIE DE PROCLOS

    naires et passagers. Aucun de ces sens nest celui de Plotin.

    Plotin est un mystique en ce sens que, pour lui, ni la contemplation ni l intelligible le plus pur ne sont le Bien souverain, mais sont suspendus une prsence suprieure lordre notique et gnratrice de cet ordre. Il y a en chacun de nous non seulement un au-del de la conscience, mais aussi un au-del de lintuition et de ltre.

    Cette interprtation audacieuse de lenseignement platonicien distingue nettement le noplatonisme du moyen platonisme qui le prcdait. Elle ne sera pas comprise par saint Augustin ni par ses disciples, mais elle sera retenue par rigne. Dans les Ennades elle se prsente souvent travers un refus de la Pense de la pense dAristote comme terme suprme. Des pripa- tticiens, Plotin crit :

    Ceux-l, nayant rien trouv qui ait plus de valeur (que la pense) ont donn au Bien la pense de lui-mme, comme sil devait devenir plus vnrable par la pense, comme si lacte de penser tait suprieur ce quil est par lui-mme, comme si ce ntait lui qui rend vnrable la pense (VI, 7, 37, 3-7).

    La Ve et la VIe Ennade reprennent maintes fois ce problme : par exemple V, 3, 10 et 16 ; V, 5, 13 ; VI, 7, 20, 37, 38, 39, 41 ; VI, 8, 12.

    Car la pense est peut-tre un secours accord des tres qui certes sont divins, mais de rang infrieur, et pour ainsi dire un il donn des aveugles (VI, 7, 41, 1-3).

    Un trait entier, Y, 6, est consacr ce thme, Porphyre la intitul : Ce qui est au-del de ltre ne pense pas .

    Ce qui fait pour Plotin limperfection congnitale de lintelligible et de la pense (qui sont chez lui strictement gaux et corrlatifs), cest quils scartent ncessairement de labsolue simplicit. Ds quon agit et qu on

    RAISON ET MYSTIQUE CHEZ PLOTIN 1 7

    pense, mme si on agit sur soi-mme et si on se pense soi-mme, on se divise et on fait surgir une altrit.

    Il faut que ltre pensant, ds quil pense, consiste en deux termes. Que lun de ces termes soit extrieur lui ou quils soient tous les deux dans le mme tre, la pense se tiendra toujours ncessairement dans une altrit et une identit (Y, 3, 10, 23-25).

    Le pensant ne peut rester simple, dautant moins quil se pense lui-mme, car cest l se scinder, mme sil se recueille dans le silence (V, 3, 10, 44-45).

    Jillustrerai ces affirmations de Plotin par quelques lignes de Michel Henry, tires de Uessence de la manifestation, I, p. 87, qui, malgr la diffrence de contexte, sont sur ce point convergentes.

    L essence de la prsence est lalination. La prsence soi de ltre est une avec sa sparation dans le devenir autre ; elle se constitue dans le ddoublement de ltre, ddoublement dans lequel celui-ci sapparat lui- mme et entre ainsi dans la condition phnomnale de la prsence. Toute prsence, a dit Sartre, implique dualit, donc sparation . Et plus loin : La prsence de ltre soi implique un dcollement de l tre par rapport soi. Enfin : La prsence est une dgradation immdiate de la concidence car elle suppose la sparation.

    Comme le remarque plus loin Michel Henry, tout cela signifie quon ne pense que la relation et dans la relation. La clart de lesprit sachte par une certaine absence. Do cette oscillation, que dcrit Plotin dansV, 8, 11, de la concidence obscure la distance consciente. On voudrait cumuler le discernement lucide et livresse de limmdiation, et on ne peut. Cest pourquoi on va sans cesse de l un lautre.

    Car cette concidence que lAlexandrin dclare inaccessible la pense et place au-del de la contemplation, il ne la conoit nullement comme une pure transcen-

    2

  • 1 8 LA MYSTAGOGIE DE PROCLOS

    dance. Le transcendant, dit trs bien Ren Arnou, cest le dedans du dedans . L Un dsigne assurment un Principe ineffable, identique au Bien, mais en mme temps un tat permanent de lesprit et de l me qui les enracine immdiatement dans leur origine et que Plotin nomme la source de lesprit , la racine de lme (VI, 9, 9, 2),

  • 20 LA MYSTAGOGIE DE PROCLOS

    qualifier la disproportion de lme qui tombe (V, 1, 1, 4) et celle de lesprit qui se fait esprit en se dtachant partiellement de lUn.

    II a eu la tmrit de se dtourner en quelque faon de lUn ( ) (VI, 9, 5, 29).

    Ce dtachement de lUn est plus largement dcrit dans III, 8, 8, 31-38, comme une descente dans la multiplicit, comme un passage de lun au tout.

    Quand lesprit contemple lUn, ce nest pas comme un ( v) quil le contemple, sinon lesprit ne natrait pas. Mais partant de lunit, lesprit nest pas demeur son point de dpart et il est devenu multiple son insu comme accabl par une charge trop lourde (olov ) et il sest dploy en voulant contenir la totalit des tres Combien il et t meilleur pour lui de ne pas le vouloir, car il sest donn ainsi le second rang ! Stant dploy comme un cercle, il est devenu figure, surface, circonfrence, centre et rayons, un haut et un bas, le meilleur tant le point dorigine, le pire le point daboutissement (III, 8, 8, 31-38).

    En somme, la pense de lUn nest pas une. Et la nais sance de la pense, cest ce passage de la simplicit ineffable la totalit intelligible, celui de la premire la deuxime hypothse du Parmnide compris la manire noplatonicienne, quand les ngations engendrent les affirmations ou quand la thologie ngative se renverse dans une ontologie et dans un univers. Or toute totalit est unit dune pluralit, et mme si cette pluralit est surmonte, il reste un abme entre le tout (obtenu par synthse) et lun (dgag par ngation). Quel que soit lenchantement du monde intelligible, o tout est intrieur tout et que Plotin clbre souvent avec lyrisme, l inconditionn sy drobe. L Un nest plus saisi comme un, mais travers des mdiations qui ne permettent quune conversion incomplte.

    On peut trouver une figure de cette conception du connatre dans lapologue que Jacques Paliard a plac

    RAISON ET M YSTIQ U E CHEZ PL O T IN 2 1

    la premire page de son petit ouvrage, Le mond^des idoles (Paris, Alcan, 1934).

    Trois personnages regardent leurs pieds les fragments dun objet bris :

    Philonous : En tombant, notre pense sest casse. Restent ces fragments.

    Simmias : Elle tait donc bien haut ? Criton : Elle est donc bien maladroite? Philonous : Je ne sais pas... Peut-tre n existe-t-elle

    quen tombant. Notons une divergence : pour Paliard il sagit sans

    doute de notre pense, soumise la condition finie et discursive. Pour Plotin, il sagit de la pense comme telle, mme infinie et intuitive.

    2. Problmes d'interprtation

    Ce caractre originel de l union mystique pose quelques problmes.

    On sest demand sil ne cachait pas une forme de panthisme. Car cette concidence initiale pourrait tre comprise ou comme une communication ou comme une identit fondamentale.

    Il ne suffit pas ici de rpondre avec tienne Gilson que cette dernire interprtation svanouit ds quon cesse de comprendre Vhnologie plotinienne selon les principes dune ontologie. Dans une ontologie ou dans une philosophie de l tre, le Principe donne ce quil est, l tre fait des tres : c est la cration. Dans une hnologie ou dans une philosophie de l un, le Principe donne ce quil nest pas, l Un ou le Non-tre fait des tres ; c est la procession.

    Nous sommes donc, crit Gilson, l exact oppos des ontologies chrtiennes de l tre. Quid enim est nisi quia tu es, demandera bientt saint Augustin? Sil se ft adress non au Dieu chrtien de YExode, mais l Un de Plotin. Augustin et sans doute formul sa mioot

  • 2 2 LA MYSTAGOGIE DE PROCLOS

    dune autre manire ; non plus Quy a-t-il qui soit, sinon parce que tu es? , mais au contraire Quy a-t-il qui soit, sinon parce que tu nes pas? x.

    Il est vrai, comme Plotin le rpte, que lUn nest rien de ce quil produit, tant que ses drivs sont considrs comme des tres. Mais si ces tres dbordent eux-mmes ltre et sont un avec lUn par leur racine ou leur centre (mis , dira Proclos)2, la difficult renat. Tous les drivs ne vont-ils pas se fondre dans une unit indiffrencie?

    La rponse est symbolise par un schma gomtrique qui revient plusieurs fois dans les Ennades (par exempleVI, 5 , 5 ; VI, 9, 8). Considrons le centre dune circonfrence comme la puissance gnratrice des rayons et de la circonfrence elle-mme. Tous ces rayons ont le mme centre, et pourtant chaque rayon a son centre singulier en tant que ce centre est un point sirradiant selon une orientation dtermine.

    Il sagit, crit mile Brhier, dextraire dune image spatiale ce quelle a de dynamique, de considrer les directions sans les grandeurs, les forces sans leurs sujets tendus 3.

    Si les rayons reprsentent les essences des drivs, et les centres la concidence dont ils jaillissent, ces essences

    peuvent distinguer et singulariser lunit qui est lorigine de leur dploiement. Pourtant elles nenferment point les esprits dans leurs limites, puisque ces limites sont portes par lindivision de leurs foyers. Si bien que nous avons la fois communion et distinction.

    Mais si le centre engendre ncessairement ses rayons, ny a-t-il pas ici un panthisme plus subtil qui se manifeste dans la ncessit de la procession? Cette thse souvent proclame ne menace-t-elle pas la transcendance du Principe et l autonomie des drivs?

    1. L'tre et lessence, Paris, Vrin, 1948, p. 42.2. In Pl. Th., III, 3, p. 12, 10.3. Ennades, V I, l re partie, Les Belles Lettres, p. 172.

    RAISON ET MYSTIQUE CHEZ PLOTIN 2 3

    De quelle ncessit sagit-il? Certainement pas dune ncessit pouvant sexprimer par quelque dialectique descendante. Brhier soulignait1 propos de la thse du P. Festugire, que, si chez Platon la dialectique ascendante slve jusquau Bien, aucune dialectique descendante ne part de ce sommet, mais des genres du Sophiste ou des fonctions du Philbe, qui sont dj multiples et drivs. A plus forte raison, chez les noplatoniciens pour qui le Bien nest plus lide du Bien, mais l ineffable, ne peut-il y avoir entre celui-ci et les intelligibles aucune dialectique, mais seulement procession. Et si toute dialectique synthtique peut tre regarde comme une procession, il nest pas vrai que toute procession soit dialectique, surtout quand il sagit de la gense mme de lintelligible. Procder nest pas ncessairement rsulter.

    Il est clair par ailleurs que jamais la procession nest conue comme une dgradation ou une altration du Principe. Une telle interprtation prendrait la lettre les figures de lmanation dont usent les noplatoniciens. Noublions pas que, pour eux, la diffusion de la lumire ne diminuait en rien la source solaire qui tait immatrielle. De toutes faons l manation nest quune image, tout comme la fabrication artisanale, qui sert souvent reprsenter la cration. Et ici toute image est foncirement inadquate.

    Cest une loi noplatonicienne quun producteur est dautant plus efficace quil demeure indpendant de ses produits et pur de toute relation. L action fconde nat de la plnitude de la contemplation. Bien plus, elle est la contemplation mme dans cette effusion spontane. Ce qui aboutit ce paradoxe quon agit dautant plus quon se soucie moins dagir. Plotin nous le dit dans une formule bien frappe.

    A ces tres bienheureux il suffit de demeurer en eux-

    1. Platonisme et noplatonisme, dans tudes de philosophie antique, Paris, P. U. F., 1955, p. 56-64.

  • 2 4 LA M YSTAGOGIE DE PROCLOS

    mmes et dtre ce quils sont... Telle est leur flicit qui sans agir ( ) ils font de grandes choses et quen demeurant en eux-mmes ( ) ils accomplissent des uvres non ngligeables (III,2, 1, 41-45).

    Bien entendu, une telle fcondit exclut toute ncessit dindigence. Le Bien ne produit pas pour se complter.

    ... Celui qui est principe de lessence na pas fait l essence pour lui-mme, mais layant faite il la laisse hors de lui, parce quil na nullement besoin de ltre quil a fait (VI, 8, 19, 16-19. Cf. V, 5, 12, 47).

    La ncessit de la procession est de pure surabondance, celle quon exprimera au Moyen Age par ladage Bonum diffusivum sui.

    tant parfait en ce quil ne cherche rien, ne possde rien et na besoin de rien, lUn est pour ainsi dire en acte de sureffluence () et sa surabondance ( ) produit un autre que lui (V, 2, 1, 7-9. Cf. Proclos, El. Th., 26, 27, 122).

    Dj Platon rptait, contre une des tendances de la religion grecque, que la divinit nest pas jalouse, mais agit par gnrosit : L envie na pas de place dans le chur des dieux (Phdre, 247 a. Cf. Time, 29 e). Et la gnrosit est une manifestation de spontanit et de libert. Cest ce que Plotin, press dobjections, finira par dire, en prvenant quil parle par figures. Le Bien est pour ainsi dire cause de soi (VI, 8, 14, 42) et pure libert (VI, 8, 20, 18).

    Proclos soulignera ce point. Le Bien est gnrosit effective, car la perfection du bien nest pas de le possder, mais de le susciter ( )1.

    Ce qui fait surgir une nouvelle objection. Si le Bien nest tel quen se communiquant, il dpend de ses drivs. Il ne serait pas principe sil nengendrait, il ne serait pas

    1. El. Th., 122. Cf. In Tim., I, 372, 31-373, 3.

    RAISON ET MYSTIQUE CHEZ PLOTIN 2 5

    un sil nunifiait. Pour tre Dieu, il lui faut poser un univers.

    Assurment. Mais les noplatoniciens rpondent par leur thologie ngative. Ni le Bien, ni lUn, ni mme le caractre divin ne sont des attributs, mais les projections de l ineffable par excs dans le monde des significations drives. L Ineffable ne gagne ni ne perd rien dans sa manifestation.

    Toutefois un certain malaise subsiste chez ceux qui ont coutume demployer le langage crationniste, qui est plus artisanal et psychologique que celui de la procession. Pourquoi les noplatoniciens sont-ils si svres l gard de ce langage, comme le sera un jour Spinoza? Pourquoi rapprochent-ils avec une telle complaisance la procession des manations de nature (diffusion de lumire, chaleur, odeurs, courants, etc.) qui semblent infrieures aux productions libres? Pourquoi surtout prfrent-ils certains schmes gomtriques et arithmtiques?

    La raison de cette prfrence est la fois historique et doctrinale. La procession noplatonicienne nest pas une transposition de la cration judo-chrtienne. Ces deux thses se sont formes paralllement, chacune par ses moyens propres. Tandis que la pense judo-chrtienne sefforait de sublimer et de radicaliser le modle artisanal, la tradition pythagoricienne et platonicienne dveloppait de son ct une thorie de la procession illustre par un modle mathmatique, la gnration des nombres et des figures. Il semble que les nopythagoriciens aient conu, un peu avant lre chrtienne, une gnration intgrale des nombres, donc de toutes choses partir dune monade suprieure1. Nous en avons un tmoignage tardif chez Diogne Larce dans sa Vie de Pythagore (VIII, 1). Les noplatoniciens ont adopt

    1. Cf. A.-J. Festugire, La rvlation d Herms Trismgiste, IV, Paris, Gabalda, 1951, p. 18-53.

  • 2 6 LA MYSTAGOGIE DE PROCLOS

    cette tradition en lassouplissant, comme on le voit dans le trait plotinien Des nombres (VI, 6).

    Ils ont prfr le schme mathmatique limage artisanale dabord parce que ce schme suggrait une intriorit plus stricte entre les drivs et leur principe, comme entre le nombre et lunit. Ensuite, il liminait la distinction du possible et du rel, de la finalit, de lefficience et de la causalit formelle. Il fournissait la loi de sries ordonnes. Enfin il figurait le droulement dune intuition qui, partant du plus simple, progresse du tout aux parties et du centre la priphrie, alors que la dmarche artisanale semble uvrer par analyse et synthse discursives.

    Cest cet coulement rythm que les noplatoniciens croyaient retrouver dans les manations de la nature. Les processus naturels qui nassemblent pas des lments extrinsques, mais dploient des germes contenant demble lorganisme tout entier, leur paraissaient suprieurs aux ralisations techniques. Il ne faut donc pas voir dans cette prfrence une volont de ramener la libert de lesprit aux automatismes de la nature, mais au contraire un essai de se servir de la nature comme dune image des meilleures dmarches de lesprit. Le dbut du trait III, 8, affirme que toute vie est une forme de pense et que toute efficacit mme minrale (car tout est vivant, mme la terre, pour Plotin), est une contemplation obscure qui se cherche et spanche. En somme, lesprit nest rfr la nature que dans la mesure o la nature a dabord t assimile lesprit. Elle devient un miroir dans lequel nous entrevoyons une initiative suprieure aux combinaisons du discours et au calcul du libre arbitre.

    Soyons maintenant pour un instant plus plotiniens que Plotin. Demandons-nous si, tout compte fait, dans sa propre perspective, la ncessit de la procession est plus quune mtaphore. Il nous apparat alors quil ny a pas de ncessit sans normes, que lUn nen est pas une

    RAISON ET M YSTIQUE CHEZ PLOTIN 2 7

    et que les normes drivent de la procession. La gense de la ncessit ne peut tre ncessaire. La procession serait- elle contingente? Pas davantage, puisque la contingence implique un jeu de possibles dont un seul est ralis et quil sagit ici prcisment de susciter la possibilit. A strictement parler la procession nest ni ncessaire ni contingente.

    Cette conclusion ne doit pas nous surprendre. Ncessit et contingence sont des modalits du constitu et ne peuvent caractriser une drivation aussi radicale. Le schme mathmatique a donc une valeur polmique et corrective contre lanthropomorphisme technique. Mais lui-mme doit tre dpass.

    3. Fonction de la philosophie

    Si telle est la mystique plotinienne, fondamentale avant dtre finale et gnratrice de toute la vie de lesprit, quelle fonction assigne-t-elle la raison et la philosophie?

    Dabord la philosophie est dleste de la tche impossible de produire lunion mystique. Plotin ne dit jamais que la contemplation ni la dialectique ont ce pouvoir. Elles conduisent laffirmation de lUn, mais de lUn saisi travers la multiplicit intelligible, comme dans la deuxime hypothse du Parmnide. Si de la pense de lunit nous passons lunit mme, c est que dj celle-ci nous portait et se donnait la pense titre de mdiation.

    Ainsi tombent quelques faux problmes, et la mystique plotinienne est dlivre des restrictions que la pense lui imposerait si elle lengendrait. On a parl de mystique philosophique , de a mystique naturelle , de mystique mineure , parce quon y voyait une conqute de la raison et mme de la raison spculative. Mais on se donne une peine bien inutile pour forger ces notions hybrides, car on se place dans une perspective inverse

  • 2 8 LA MYSTAGOGIE DE PROCLOS

    de celle de Plotin. Celui-ci nest pas mystique parce que philosophe, mais philosophe parce que mystique. Il a philosoph parce quil cherchait un verbe pour dire lunit ineffable qui linvestissait.

    . . . Telle est la fin vritable de l me, tre en contact avec cette lumire, la voir elle-mme par elle-mme, non par une autre lumire, mais par cette lumire mme par laquelle elle voit. Car cest cette lumire mme par laquelle l me est illumine quil lui faut voir. Le soleil non plus nest pas vu dans une autre lumire. Comment y arriver? Retranche tout ( ) (V, 3, 17, 33-38. Cf. V, 5, 7).

    Notons ce retranche tout qui pourrait bien suggrer le rle de la raison. Il ne conseille pas lvasion hors du monde ni de toute pense distincte. Plotin a enseign et discut jusqu la limite de ses forces. Faire le vide dans sa tte, supposer que ce soit possible, cest encore rester prisonnier de ses vidences. Retrancher tout, c est plutt entreprendre une critique radicale.

    Ce mme thme est voqu par plusieurs autres figures cathartiques (dcapage, silence, rveil, changement de regard et de paysage, etc.), mais particulirement par limage du dpouillement que Proclos reprendra dans son Commentaire sur Alcibiade, 179, 1-180, 3. L initi qui monte de degr en degr vers le dieu doit abandonner un un ses vtements pour se prsenter nu devant lui.

    . . . Jusqu ce que, ayant abandonn dans cette ascension tout ce qui est tranger au dieu, il le voit seul par lui seul ( ), isol, simple et pur... (1, 6, 7, 8-10).

    Et voici une nouvelle prcision : ... Le sage... saura quon ne voit le Principe que par

    le Principe ( p )... L me nentrera pas dans un autre, mais en elle-mme ; et ntant pas dans un autre, elle nest pas dans le nant, mais en elle-mme. Et du fait quelle est en elle seule et non dans ltre,

    tre en lUn et tre en soi, cest mme chose. Mais tre en l Un, c est beaucoup plus quun contact. Nous avons trois formules convergentes : voir la lumire par la lumire le dieu seul par lui seul le Principe par le Principe. Ce qui signifie une mtamorphose non seulement de lobjet vu, mais aussi du regard, une autre manire de voir (VI, 9, 11, 21).

    . . . Fermant les yeux, il faut changer cette forme de vision contre une autre et veiller celle-ci que tous possdent, mais dont peu font usage (I, 6, 8, 25-27).

    Bien entendu, ce langage est mtaphorique, puisquil ny a dans l enstase ni sujet, ni objet, ni vision. Mais il est difficile de trouver des expressions plus fortes. Et, comme l a remarqu le P. Henry, la thologie chrtienne a souvent emprunt sur ce point la problmatique noplatonicienne.

    Ds lors il ne faut pas lire trop vite la clbre formule qui termine l dition porphyrienne des Ennades, fuir seul vers le seul . Ces mots ne recommandent pas une fuite au dsert ou une vie rmitique que Plotin na pas pratique, sauf peut-tre quand la maladie la contraint de se retirer Minturno. Ils signifient une concentration des niveaux de notre tre autour de leur centre originel.

    Car il faut que tous les ordres de notre moi fonctionnent. Malgr une austrit qui semble plus caractrielle que doctrinale, Plotin ne condamne aucun niveau de ralit. Dabord parce quil croit que tous les degrs de la procession, mme la nature quil dfend contre certains gnostiques, ont quelque chose de divin et dternel, en tant que chacun est une manifestation irremplaable de l Un. Ensuite parce quil sait que nous ne pouvons nous fixer sans mdiations dans le meilleur de nous- mmes. Nous ne rejoignons pas l'ineffable sans dployer le circuit expressif intgral. Notre me est toutes choses, elle rcapitule en elle-mme tous les degrs de la procession (III, 4. 3, 21-27). Et ceux-ci ne sont pas en elledes tanes iassacres. m ais des tapes T i f i r m a n p n i s rmi

    RAISON ET MYSTIQUE CHEZ PLOTIN 2 9

  • 3 0 LA MYSTAGOGIE DE PROCLOS

    contribuent former sa structure, mme quand ils sontinconscients.

    Tous sont donc ncessaires. La pense doit se donner des normes et des intuitions, la raison des notions et des discours, limagination des scbmes et des mythes. Les sens externes ont besoin de stimulants. Et cest l un point que le pessimisme plotinien concernant la matire na pas suffisamment reconnu. Do la raction de lcole partir de Jamblique et lintgration du symbolisme thurgique la doctrine noplatonicienne.

    Mais chaque fonction peut confisquer son profit lnergie du moi et refouler les autres ordres dans le sommeil et linconscience.

    Chacun de nous est lhomme selon lequel il agit (VI, 7, 6, 17).

    Il faut donc quil y ait un organe de jugement et de rgulation qui redresse les expressions et les empche de devenir crans. Tout comme les sductions du sensible peuvent masquer lintelligible au lieu de le rvler, la clart de lintelligible peut dtourner de ce que lUn offre de nocturne (cf. V, 5, 6, 15-21). Il faut videmment que cette fonction qui juge les autres se juge et se critique elle-mme, sinon nous serions renvoys linfini. Tel est le , fonction mobile qui enveloppe la fois la pense intuitive et le discours dianotique. Son exercice intgral est la philosophie.

    Dans ces conditions, la fonction de la philosophie ne sera pas avant tout de nous donner une vision du monde ni de construire un systme savamment articul. Cela, c est la pense spontane ou la vie qui laccomplit, puisque notre centre engendre spontanment sa sphre intelligible par un acte qui est la formation de l esprit par lui-mme. La philosophie sefforcera plutt de dgager, par dessous les dformations discursives et passionnelles, la gense de la pense dans sa puret originelle.

    Dailleurs, comme le remarquait Brhier, tandis que Platon dcouvre les ides ltat isol, puis les articule

    comme des relations et les suspend un Inconditionn, Plotin, partant de ltat final du platonisme, se donne demble lintelligible comme un acte total qui dveloppe lintrieur de lui-mme ses diffrences ou ses fonctions. Cest ainsi que les catgories du Sophiste (mouvement, repos, tre, mme et autre) apparaissent comme les conditions de la pense. Il faut, en effet, que lesprit procde en demeurant en lui-mme, quil sidentifie son objet et sen distingue, quil le diversifie et le ramne lunit dun systme de relations (V, 1, 4). Plotin nest pas avant tout un dialecticien ni un architecte, quelle que soit sa puissance dinvention, quil ne matrise pas toujours parfaitement. Il prfre analyser des actes et des totalits.

    Puisque lopration principale de la raison est de se juger soi-mme, elle approfondira lcart entre lordre notique comme tel et l inconditionn. Elle fera ressortir la relativit de toute intelligibilit. Chez Plotin, il ne peut y avoir de vrit absolue, car labsolu nest pas vrit, mais ce par quoi il y a vrit. Plus prcisment, sil y a un entendement divin qui est le total, ce nest quun absolu ordinal et subordonn, puisque lordre de lesprit nest pas labsolu pur et simple. A l inverse de la dmarche spinoziste, la libert, dans les Ennades n est pas fonde sur la vrit de lessence, mais la vrit drive de la libert cratrice que lUn infuse aux esprits.

    Nous tant lev vers lui (lUn), devenus lui seul et ayant retranch tout le reste, que dirons-nous de cet tat sinon que nous sommes plus que libres et plus quindpendants? (VI, 8, 15, 21-23).

    Il nest pas tonnant, dans un tel contexte, que la philosophie soit prsente comme une . La purification est la forme religieuse de la critique. Sa fonction est de nous dlivrer des formes mentales dans lesquelles nous risquons toujours de nous emprisonner et de rendre possible une conversion intgrale. Son meilleur exercice est cette dialectique du Parmnide selon laquelle l anti

    RAISON ET M YSTIQU E CHEZ PLO TIN 3 1

  • 3 2 L A M Y S T A G O G IE D E P RO CL O S

    nom ie du Principe devient celle de l me, qui dcouvre dans 1 son point neutre originel.

    En un mot, l antriorit de la mystique chez Plotin fonde le primat de la libert, celle qui soutient lvidence et quAlain nommait a le doute qui est au-dessus de l entendement.

    CHAPITRE II

    L e m e r v e i l l e u x d a n s l a v ie e t l a p e n s e d e P r o c l o s

    Prodiges et merveilleux nentrent pas dans la mystique de Plotin. Il semble moins ais den dire autant de celle de Proclos. Mais puisque lui-mme a fait la thorie de son merveilleux, le meilleur procd est de linterroger lui-mme. Il faudra dabord rappeler les principaux faits que mentionne Marinos, puis montrer sur quelques textes comment Proclos rend compte de certains prodiges, particulirement des visions et auditions divines, enfin tenter de rattacher ces explications la thorie quil formule sur limagination comme activit de schmatisation a priori.

    1. Les faits

    Quand on passe de la Vie de Plotin par Porphyre la Vie de Proclos par Marinos, on ressent un net contraste. Certes il y a du merveilleux dans la Vie de Plotin, mais il reste assez discret. Porphyre en aurait sans doute introduit davantage sil avait donn libre cours ses gots personnels et ceux de son temps. Mais il ne le pouvait sans se sentir coupable envers son matre. Manifestement Plotin apprciait peu les prodiges de toutes sortes et les pratiques destines les provoquer. Ou bien il refusait tout net de sy associer. Comme dans la fameuse rponse Amlios qui scandalise ses auditeurs ( Vie de Plotin, 10). Ou bien il sy prtait en prenant ses distances. Cest, semble-t-il, cette dernire attitude que Plotin a adopte lors de l vocation de son dmon ou de son dieu dans l Iseion de Rome. Porphyre se rfre

  • 3 4 LA MYSTAGOGIE DE PROCLOS

    partage (Enn., III, 4). Mais prcisment dans ce trait tel que nous lavons, Plotin sattache montrer que cette thse ne fonde aucun prodige. De mme, dans le trait Du destin (III, 1) et dans celui De l'influence des astres (II, 3), il soutient que les prdictions astrologiques et les envotements de la sorcellerie reposent non sur des volonts divines, mais sur linterdpendance troite des lments de lunivers. Sur ce point comme sur son admiration dAristote, Porphyre donne limpression de demeurer un peu en arrire des positions de son matre. Sil apparat plutt rationaliste son disciple Jam- blique, qui lui fait la leon dans le De mysteriis, cest quil est dpass par limpulsion que donne lcole ce thologien de la thurgie. Porphyre demeure partag entre sa dvotion et sa fidlit plotinienne.

    Marinos na pas les mmes raisons de se dfier du merveilleux. Non seulement, nous dit-il, Proclos ne ddaignait ni les invocations ni les vocations, mais il sy complaisait visiblement. Il narrait ses familiers avec motion et mme avec larmes ( Vie de Proclos, 32) les faveurs particulires quil avait reues des dieux. Il les sollicitait. Alors quil ressentait les premires douleurs de la goutte et quil avait mis une petite compresse sur son pied douloureux, un moineau droba soudain le pansement. Ctait l, assure Marinos, un symbole et une promesse divine de gurison. Mais Proclos ne se tint pas pour rassur et demanda aux dieux un signe plus clair. Il vit bientt en songe un messager dpi- daure qui se penchait sur ses genoux. Il eut alors pleine confiance en sa gurison et il gurit dfinitivement (Ibid., 31).

    Proclos tait un pratiquant rigoureux et clectique. Il honorait, avec les dieux hellniques, les dieux orientaux dont il pouvait connatre les cultes. Il voulait tre le hirophante du monde entier {Ibid., 19). Il accumulait donc jusqu un ge avanc les interdits, les exercices asctiques, les exorcismes et purifications de

    LE M E R V E IL L E U X 3 5

    cultes multiples. Il en clbrait exactement les ftes et composait des hymnes en l honneur des dieux. La rcitation de ces hymnes apaisait ses souffrances quand il tait malade (Ibid., 20).

    Proclos avait reu communication de secrets thur- giques chaldens par Asclpigneia, fille de son matre Plutarque dAthnes, mort en 432 {Ibid., 28). Celle-ci les tenait du grand Nestorios qui lui-mme devait tre un disciple de Jamblique. D aprs Etienne Evrard, dans son tude Le matre de Plutarque d'Athnes et les origines du noplatonisme athnien1, il y aurait deux Nestorios, et ce grand Nestorios ne serait pas le pre de Plutarque. Celui-ci aurait gard une certaine rserve vis--vis de la thurgie. Il y aurait ainsi deux grands courants dans l cole dAthnes : celui de Plotin, Porphyre et Plutarque, peu ritualistes celui de Jamblique, Nestorios, Syrianos et Proclos, plus hiratiques.

    Une arrire petite-fille de Plutarque, nomme elle aussi Asclpigneia, fut gurie par la prire de Proclos? ainsi initi. Elle tait gravement malade et abandonne des mdecins. Sa mre Archiadas sadressa au philosophe comme son dernier recours. Celui-ci se mit en prire selon le mode antique dans le temple d Ascl- pios et, tandis quil priait, la jeune fille fut subitement gurie. Proclos navait pas eu grand chemin faire, puisquil habitait tout prs de lAsclpeion et du thtre de Dionysos, au sud-est de lAcropole, une maison quil tenait de Plutarque et de Syrianos {Ibid., 29).

    Proclos fut favoris de nombreuses apparitions divines, soit en songe, soit dans l tat de veille. Le songe est, chez les Anciens, le moment privilgi des communications divines. Il vit au moins deux fois Athna. Une premire fois dans sa jeunesse la desse lui rvla sa vocation philosophique, au cours dun voyage Byzance. A la suite de quoi il dcida d abandonner les tudes juri-

    1. L Antiquit classique, Bruxelles, X X I X , I960, 1, p. 108-133,

  • 3 6 LA MYSTAGOGIE DE PROCLOS

    cliques (qui le prparaient prendre la succession de son pre) et de se consacrer la philosophie (Ibid., 9). Une deuxime fois, beaucoup plus tard, au moment o la statue dAthna fut retire du Parthnon par ceux qui violent mme les choses inviolables ( )1, la desse lui apparut en songe et lui dclara quelle avait choisi dhabiter dsormais chez lui, ce qui lui confiait la charge de dfendre la sagesse et la tradition hellnique contre les novateurs.

    Alors quil tait souffrant, Proclos encore enfant fut guri par lapparition du jeune Tlesphore qui, aprs stre nomm, lui toucha la tte (Ibid., 7). Dans sa dernire maladie il fut soulag par Asclpios, qui se manifesta lui dans un demi-sommeil sous la forme dun dragon rampant autour de sa tte. 1 aurait alors retrouv la sant, ajoute Marinos, sil navait dsir la mort et refus son corps les soins ncessaires (Ibid., 30). Trait analogue celui que Porphyre rapporte de Plotin ( Vie de Plotin, 2), qui dans la dernire priode de sa vie ngligeait de se soigner. Le sage meurt parce quil le veut.

    Proclos entendit un jour le dieu des Adrottiens (probablement Asclpios) prononcer cet oracle : Proclos est la gloire de la cit (Ibid., 32). Adrotta est dcrite par

    tienne de Byzance comme une cit de Lydie, proche de la mer et situe sur une hauteur escarpe2. Proclos y aurait ranim un culte ancien et oubli, peut-tre pendant lanne o il fut contraint de quitter Athnes devant les oppositions quil rencontrait (Ibid., 15). Enfin notre philosophe russit provoquer une pluie qui mit fin une longue scheresse et carter des tremblements de terre (Ibid., 28).

    1. Vie de Proclos, 30, traduction Festugire. Allusion la transformation du Parthnon en glise chrtienne ddie la sainte Vierge, honore comme sige de la sagesse .

    2. Renseignements aimablement communiqus par le P. Saffrey.

    LE M E R V E IL L E U X 3 7

    2. Interprtation de Proclos

    Devant ce foisonnement de merveilleux, quelques explications trs simples viennent lesprit. Parcourons dabord les interprtations insuffisantes.

    On peut dire avec raison : c est le got et la mentalit de lpoque. On y vivait dans un monde satur de dieux et de dmons, avec qui on entretenait un contact quotidien. Do le succs de la thurgie et de la magie. Mais, comme Plotin, Proclos avait une personnalit assez forte pour ragir contre son milieu.

    On peut ajouter encore avec raison : c est un genre littraire. La vnration quon portait un personnage exigeait quon lui prtt des prodiges. Cest ce que nous constatons, par exemple, dans les Vies de Pythagore et de Platon, et mme dans celle d Isidore par Damascios, qui ntait pas spcialement crdule. Il y a des prodiges strotyps, comme laurole lumineuse que Rufin aperoit autour de la tte du professeur Proclos (Ibid., 23) et qui rappelle celle que Porphyre attribuait Plotin (Vie de Plotin, 13).

    La Vie de Proclos par Marinos est un pangyrique, un loge du sage noplatonicien exemplaire. Les faits sont contraints dentrer cote que cote dans un cadre systmatique qui est la hirarchie des vertus noplatoniciennes : naturelles, morales, politiques, cathartiques, contemplatives, enfin thurgiques ou hiratiques. L histoire est charge dillustrer chaque degr. De plus, tout vnement est sujet une lecture symbolique. Ainsi la premire gorge deau quavale le jeune Proclos son arrive en Attique est tire dune fontaine consacre Socrate. Et ltudiant se prsente la porte de la citadelle athnienne juste au moment o le gardien se disposait vrouiller l entre : En vrit, dit ce dernier, si tu ntais venu, je fermais (Ibid ., 10). Ce qui signifie que sans cette venue de Proclos l cole platonicienne d Athnes

  • 3 8 LA MYSTAGOGIE DE PROCLOS

    et t bientt ferme, et scelle la vritable pense de Platon.

    Un exemple des liberts que prend Marinos vis--vis des faits ressort de la difficult que nous prouvons savoir combien dannes Proclos a vcu. Est-ce soixante- dix, soixante-treize ou soixante-quinze ans? Daprs la date de la mort de Proclos que donne Marinos (Ibid., 36) et qui est le 17 avril 485, et daprs lhoroscope quil fournit (Ibid., 35) et qui fait natre le Lycien le 8 fvrier 412, Proclos aurait vcu soixante-treize ans1. Mais Marinos nous dclare deux reprises (Ibid., 3 et 26) quil a vcu soixante-quinze ans. Le plus trange est quil fait intervenir en faveur de cette assertion une apparition en songe de Plutarque Proclos pour lui prdire quil vivrait autant dannes quil avait compos de ttrades sur les Oracles chaldaiques. Or Proclos en compta soixante- dix.

    Que le songe ft divin, crit Marinos, cest ce que montre lissue finale. Car il vcut 75 ans, comme nous lavons dit, mais pendant les 5 dernires annes il navait plus la mme vigueur (Ibid., 26).

    Ce raisonnement est admirable, mais il autoriserait tout aussi bien retrancher les mois de nourrice. Nous voyons par l que le biographe sintresse davantage la' valeur figurative des vnements qu leur exactitude matrielle.

    Ajoutons cela que Marinos ntait sans doute pas un gnie. Dans sa Vie d'Isidore (275) rsume par Pho- tios, Damascios nous dit quil avait un naturel atone et quil ne comprenait pas linterprtation que Proclos donnait du Parmnide. Ctait lpreuve dcisive du bon noplatonicien. Nous retrouvons cette information dans la notice de la Souda sur Marinos.

    On peut donc conclure sans tmrit que Marinos est

    1. Cf. tienne vrard, La date de la naissance de Proclos le noplatonicien, dans L'Antiquit classique, Bruxelles, X X I X , 1960, 1,

    LE M ERVEILLEU X 3 9

    responsable pour une part du merveilleux qui abonde dans sa Vie de Proclos. Mais cela ne rsout pas notre problme. Le biographe na pu tout inventer. Ce que nous savons de l volution de lcole noplatonicienne depuis Jamblique nous porte croire que Marinos na fait quamplifier. Proclos dfend dlibrment la thurgie, il lintgre son systme et la thurgie est lie un certain merveilleux. U est donc largement complice.

    L influence du milieu, le genre littraire du pangyrique, la ferveur de Marinos ne sont pas des explications suffisantes. Ds lors la question qui se pose est celle de lunit de la personnalit de Proclos. Car sil se plat au merveilleux, il est galement critique et systmatique. Le P. Festugire l appelle le Spinoza de l Antiquit . Ce qui nest pas faux si on rapproche les lments de thologie de Vthique. Mais on ne conoit pas Spinoza cultivant les apparitions divines. Quand son correspondant Hugo Boxel linterroge sur le sexe des fantmes, il sattire une rponse pleine dironie (lettre 54).

    Y a-t-il donc deux Proclos, le penseur et le dvt? Le P. Festugire sest pos la question dans deux tudes : Proclos et la religion traditionnelle et Contemplation philosophique et art thurgique chez Proclos1. Le P. Festugire dit peu prs ceci. La dvotion de Proclos est trs sincre. Elle rpond au besoin de relayer laustrit de la thologie ngative par une pit image et affective, porte par une exprience collective et traditionnelle. Et dailleurs Proclos sefforce dintgrer la mythologie par sa doctrine des , ces puissances de lUn, aussi ineffables que lui, mais qui engendrent chacune une srie dtermine.

    Nous aurons nous demander si lantithse que nous croyons apercevoir ici chez Proclos tient suffisamment compte du genre dintelligibilit quil poursuit. Notre raison occidentale sest accoutume opposer le

    1. Publies dans tudes de philosophie grecque, Paris, Vrin, 1971.

  • 4 0 LA MYSTAGOGIE DE PROCLOS

    et le , alors que chez le noplatonicien ils sappuient et se fortifient lun lautre. Le P. Festugire nous suggre le point o ils sarticulent quand il prcise que la jonction entre lmission divine et la conscience du fidle saccomplit dans le vhicule () ou lenveloppe primordiale de lme qui soustend perptuellement nos corps empiriques. Ce vhicule est identique limagination.

    Dans son commentaire sur la Rpublique1, Proclos trace les conditions des apparitions divines.

    Car bien que les dieux eux-mmes soient incorporels, comme les spectateurs ont des corps, les visions qui, issues des dieux, se prsentent au regard de ceux qui en sont dignes ont tout la fois quelque chose venu de ceux qui les prsentent et quelque chose de congnre () aux spectateurs. Cest pourquoi et elles sont vues et elles ne sont pas vues de tous : en effet, pour ceux mmes qui les voient, elles sont vues par les enveloppements lumineux de lme ( ), il est sr en tout cas quelles sont souvent vues alors que les yeux sont ferms. En tant donc quelles sont tendues et apparaissent dans une portion de lair galement tendue, elles naissent congnres aux spectateurs. Mais, en tant quelles projettent une lumire divine, quelles sont doues defficacit et que par la reprsentation visible des symboles des dieux elles reproduisent limage de leurs puissances, elles dpendent des dieux mmes qui les prsentent. Cest pourquoi les symboles ineffables des dieux reoivent une forme, projetant tantt telle figure, tantt telle autre.

    En somme, les dieux sont incorporels et donc invisibles. Pourtant ils peuvent susciter en nous qui sommes corporels des symboles de leur puissance, qui les rendent pour nous corporels et visibles. Ces figures divines se manifestent dans les enveloppes lumineuses des mes, quand celles-ci ont t purifies par les pratiques asc

    1. I, 39, 5-17, traduction Festugire.

    LE M ERV EILLEU X 41

    tiques et thurgiques. Ces enveloppes ne sont ni purement spirituelles (elles ne pourraient recevoir aucune figure), ni purement matrielles (elles ne pourraient percevoir que des corps empiriques agissant au dehors). Ce sont des mdiations entre lme et le corps terrestre, destines insrer lme dans le cosmos et lui permettre dy remplir une fonction1. Ni purement actives comme l esprit dont toutes les penses jaillissent du dedans, ni purement passives comme les sens externes qui reoivent toutes leurs impressions du dehors, ces enveloppes ou vhicules permettent aux mes de se donner elles- mmes ce qu'elles reoivent des dieux, en suscitant en elles- mmes des figures qui les affectent selon leurs dispositions et grce auxquelles elles visualisent en quelque sorte des puissances ineffables. L efficacit (> ) vient de la cause divine, la figuration ( ) de ltre rcepteur2.

    Cette mise en figures est luvre de limagination () qui est lactivit propre du premier vhicule3. L imagination selon Proclos nest pas une fonction charge de condenser et de reproduire les apports des sens externes, mais une activit qui prolonge et transpose en figures le droulement a priori de la pense. Proclos distingue la sensibilit qui procde au dehors (), qui est passive et se divise dans les organes des sens, et la sensibilit qui demeure au dedans ( ) et qui rassemble en elle-mme les figures et les schmes. Cette dernire, une, impassible et automotrice, est limagination, gnratrice des sens externes par lintermdiaire du sens commun. Cest elle qui prte des corps aux dieux.

    Lisons maintenant les quelques lignes o Proclos rcapitule sa position en formules lapidaires,

    1. In Tim., III, 298, 5-299, 4.2. In Crat., 31, 16-17.3. In Tim., III, 286, 18-287, 10.

  • 4 2 LA MYSTAGOGIE DE PROCLOS

    Tout dieu est sans figure, mme sil est vu avec une figure. Car la figure nest pas en lui, mais elle part de lui, parce que le voyant est incapable de voir sans figure celui qui est sans figure (), mais laperoit travers une figure () selon sa nature de voyant 1.

    Ainsi Proclos peut soutenir quune apparition divine nest pas celle dun objet extrieur et quelle nest pourtant ni une illusion ni une hallucination, puisquil y a au point de dpart une illumination ou une motion divine la racine de lme. Cette prsence compense le caractre dabsence de limage. Mais cest en nous quelle prend corps et devient vision. Un peu plus loin2, Proclos crit :

    Car tandis que le dieu particip demeure le mme, lesprit y participe dune faon, lme pensante dune autre, limagination dune autre et le sens dune autre encore. L un de faon indivisible () lautre de faon diffuse (), lautre de faon figurative (), lautre enfin de faon passive (). Et ainsi le particip demeure dans lunit de sa forme quant son tre, mais il acquiert une multiplicit de formes quant sa participation.

    Le commentaire sur le Time, I, 352, 16-19, affirme pareillement que dun mme objet chaque niveau de connaissance se donne le mode de manifestation qui lui est propre.

    Cest en effet un objet identique quun dieu connat sous un mode unifi (), un esprit sous un mode total (), la raison sous un mode universel ( ), limagination sous un mode figuratif (), le sens sous un mode passif (). Et ce nest pas parce que le connu est un quune est la connaissance.

    Rcapitulons les modes de connaissance : les dieux :

    1. In Remp., I, 40, 1-4.2. Ibid., 111, 19-25.

    LE M ERVEILLEU X 4 3

    les esprits : , la raison : , limagination : le sens :

    On remarque aisment que la hirarchie des ordres dans l univers correspond celle des fonctions psychiques : unit, intuition, discours, imagination, sens.

    Le processus qui rend compte des visions peut tre aisment transpos dans le domaine auditif et expliquer comment les thurges entendent les paroles divines.

    ... Autre est la faon dont les anges entendent les dieux, autre celle dont les entendent les dmons, autre celle dont les entendent les mes humaines. Les uns entendent les dieux notiques () de faon notique (), les autres de faon discursive (), les autres enfin de faon sensible (), chacun accueillant la connaissance des dieux et lopration qui procde des dieux jusqu soi selon les mesures de sa propre rceptivit x.

    L encore, c est dans leur vhicule primordial, dans sa sensibilit gnrale et indivise, que les mes sont capables dentendre ce qui nest pas audible aux oreilles des mortels et de voir ce qui est invisible leurs regards2.

    Du moment, comme Proclos laffirme avec intrpidit, que les organes des sens apportent moins la connaissance que lignorance 3, les mes recevront de leur sensibilit prempirique le pouvoir de sentendre entre elles et dentendre les dmons et les dieux. Dans son commentaire sur YAlcibiade, 80, 11-18, Proclos sefforce de montrer comment Socrate entendait les monitions de son dmon.

    Il est vident que, bien que cette action du dmon soit toujours la mme, la raison jouit de son bienfait

    1. Ibid., II, 243, 17-22.2. Ibid., 154, 26-155, 2 ; 167, 20-23.3. Ibid., 164, 16-17.

  • 4 4 LA MYSTAGOGIE DE PROCLOS

    dune faon, limagination dune autre, le sens dune autre encore. Chacune de nos puissances reoit selon son mode propre () limpression et la motion du dmon. Ce nest donc pas par une impression subie du dehors que la voix frappait Socrate, cest du dedans que linspiration, ayant travers Vme entire et ayant achev sa course aux organes des sens, finissait par devenir voix ( ), connue par sens intime () plutt que par sensation (). Telles sont les illuminations des bons dmons et des dieux.

    Ici apparat nettement le processus centrifuge qui aboutit laudition du dmon et qui inverse le processus centripte de labstraction. Au point de dpart une inspiration () qui touche le centre ou lun de lme, le plus profond que le 1, et qui partir de l se rpand dans lme entire en commenant par les plus hautes puissances. Et chaque puissance ragit selon son mode, chaque niveau psychique met le symbole qui lui convient. Finalement le sens intime semplit dune sorte de voix intrieure.

    Une communication divine, semble dire Proclos, ne peut devenir consciente sans traverser l me entire du dedans au dehors et sans sexprimer tous ses niveaux jusquen ses fonctions sensitives. Et puisque pour celles-ci le senti est le critre de la ralit, la prsence divine doit devenir vision ou audition. Elle acquiert dans lme ce quelle ne peut possder en elle-mme. Elle y dploie une procession interne qui suit le chemin de lauto- constitution psychique, du simple au complexe, en passant par tous les degrs intermdiaires.

    3. La fonction de VimaginationLe principal intermdiaire entre linspiration divine

    et sa manifestation sensible est limagination. Il faut

    1. Cf. In Parm., V I, 1047, 16-18.

    LE M ERVEILLEU X 4 5

    Proclos une activit symbolisante qui exprime l ineffable en figures1.

    On sait que dans lunivers de Proclos lme est le lien ou la mdiation par excellence. Le noplatonicien sappuie sur la formule du Time, 35 a (lme est le milieu de la substance indivisible et de la divise), que Da- mascios rapprochera de la troisime hypothse du Par- mnide (lme joint en elle-mme les opposs et les repousse la fois)2. Or si l me est la mdiation de lunivers, limagination est avec la raison dianotique la mdiation de l me.

    Proclos dveloppe sa thorie de limagination surtout quand il tudie la connaissance mathmatique dans son commentaire sur les lments dEuclide.

    Quant limagination qui occupe le milieu et le centre des connaissances, elle sveille delle-mme et projette son objet, mais parce quelle nest pas hors du corps, elle conduit ses objets de lindivision de la vie la division, lextension et la figure (). Et pour cette raison tout ce quelle pense est empreinte () et figure () dun objet pens, elle pense le cercle sous le mode extensif (), en le purifiant de la matire externe ( ), mais en retenant la matire intelligible ( ) qui est en elle... 3.

    Toute mdiation selon Proclos rassemble et refuse la fois les extrmes quelle relie4. Ainsi en est-il de limagination. Elle nest ni la pense indivise ni la division des impressions, mais le passage de lune lautre, lexigence qui porte la fonction dianotique, essentiellement pro- jective, prendre conscience delle-mme travers le circuit des symboles5.

    1. On trouvera des vues convergentes dans le livre trs suggestif de Henry Gorbin, L imagination cratrice dans le soufisme d Ibn Arabi, Paris, 2 e d., 1976.

    2. Dubitationes, II, p. 248, 25-249, 1.3. In Euclid., 52, 20-53, 1.4. In Tim., III, 215, 21-23.5. In Euclid., 94, 25-95, 2.

  • 4 6 LA MYSTAGOGIE DE PROCLOS

    Car limagination est un intellect patient ( ) qui veut agir au-dedans, mais qui na quune faible puissance cause de sa chute dans la troisime dimension ( ) s 1.

    Limagination a donc les mmes caractres que le premier vhicule, qui nest ni immatriel ni matriel, mais le passage de lintensit psychique lextension somatique, sans concider ni avec lune ni avec lautre2. La fonction schmatisante rvle le sens de ce corps prempirique.

    Proclos conoit le plus souvent ce passage comme une procession a priori de la pense la figure. De ce point de vue il semble plus idaliste que Plotin3. La tche principale de limagination chez Proclos ne consiste pas recueillir les donnes des sens externes pour les condenser, les styliser et les reproduire. Elle les prvient pour les remplir de pense. Elle nest pas essentiellement reproductrice, mais projective. Quand Proclos lappelle intellect patient , il veut dire que lactivit dianotique inscrit une image delle-mme dans lespace intrieur que lui offre limagination4. Cest ce que suggrent galement les formules pense figurative ( )5, esprit figuratif ( )6. Et quand le Lycien lappelle sens commun , il ne veut

    pas dire quelle unifie les donnes des sens externes, mais quelle est le principe indivis de leur division7.

    Il sensuit que notre connaissance de ltendue gomtrique nest pas obtenue par abstraction partir de nos impressions externes et que nous ne tirons pas les nombres de ltendue par une nouvelle abstraction. La marche

    1. In Remp., I, 52, 6-8.2. Ibid., II, 163, 5. In Tim., III, 287, 9.3. Cf. l tude dB. Moutsopoulos,

    , Athnes, 1969, . 152.4. In Euclid., 52, 3 et s. ; 54, 27-55, 23 ; 141, 2-142, 7.5. In Remp., I, 235, 19.6. In Crat., 76, 26.7. In Tim., III, 286, 20-29.

    LE M ERVEILLEU X 4 7

    est inverse de celle dAristote. Les figures, moins rationnelles que les nombres, sont les drivs des nombres1. Et les qualits physiques sont les images des raisons mathmatiques 2.

    Celles-ci procdent donc du dedans. Daprs le commentaire sur les lments dEuclide, 141, 2-142, 7, lme dianotique les projette () dans la matire imaginative ( )3, afin de contempler sa substance dans un miroir o elle se dploie. Car tout miroir est formateur de distance 4. Il fournit tout le recul ncessaire une connaissance de soi qui nest point narcissique, puisquil ne sagit pas de lindividu empirique et que la conversion vers soi-mme est indivisible- ment une conversion vers le divin.

    L imagination contient une matire qui, la diffrence de celle des choses, procure une tendue sans extra- position, une division sans sparation, un mouvement apparent une gense idale5. Proclos distingue trois figures circulaires : le cercle dianotique (qui nest pas circulaire, puisquil est lide du cercle), le cercle de limagination (le seul qui soit parfaitement circulaire) et le cercle de la nature (qui nest quune approximation)6. Et il donne chacun de ces cercles un espace et un mouvement diffrents.

    Il nest paradoxal quen apparence que cette fcondit imaginative engendre la fois les raisons mathmatiques et les mythes. Car ces deux registres se mlent troitement chez les pythagoriciens, pour qui les nombres reclent des mystres et des puissances divines. On en a un exemple dans les Theologoumena arithmeticae. Mathmatiques et mythes sont des systmes de symboles, d-

    1. In Euclid., 61, 7-8.2. In Tim., II, 39, 18.3. In Euclid., 55, 5.4. In Parm., IV, 840, 24-25.5. In Euclid., 186, 9-187, 3.6. Ibid., 53, 18-25.

  • 4 8 LA MYSTAGOGIE DE PROCLOS

    pouills et rigoureux dun ct, plthoriques et incantatoires de lautre. Ils reprsentent les deux ples de la pense humaine, et celle-ci vit de leur rapport. Le mythe ralise sa faon lindivisible dans le divis, il donne un corps lineffable.

    Il relve de lactivit potique spontane. Or chez les platoniciens la cration potique a une naissance antrieure la raison et une vertu suprieure la pense. Elle jaillit dune sorte de possession divine1, qui travers limagination des potes, se communique aux rhapsodes et leurs auditeurs.

    Car l activit potique se trouve sous un mode unitaire et cach chez le dieu qui imprime la premire motion, puis sous un mode second et dvelopp chez les potes ms par cette monade, en dernier lieu et sous un mode instrumental chez les rhapsodes qui sont ramens vers lunit causale par la mdiation des potes 2.

    Ainsi se diffuse la plus haute forme de vie potique, correspondant la plus profonde vie de l me, celle o elle jouit de lemprise de l ineffable3. Mais elle exige quon fasse du mythe un usage mystique ou initiatique (), au lieu dun simple emploi pdagogique . Ce dernier nest quune propdeutique qui veille lesprit des jeunes, alors que le premier procure le contact avec le divin 4.

    De mme que lharmonie est de deux sortes, lune approprie aux disciplines ducatives, lautre trangre ces disciplines, de mme aussi la mythologie comporte deux branches, lune visant la droite formation des jeunes, lautre lvocation hiratique et symbolique du divin. La premire mthode, qui use dimages, convient aux amis sincres de la sagesse ; la seconde, qui est une indication sur lessence divine au moyen de formules

    1. Proclos se rfre surtout Y Ion et au Phdre.2. In Remp., I, 184, 2-6.3. Ibid., 177, 15-23 ; 178, 10-179, 3.4. Ibid., 80, 11-12 ; 81, 12-19.

    M ERVEILLEU X 4 9

    secrtes, convient aux chefs de linitiation la plus mystique, par laquelle Platon lui-mme juge bon de renforcer souvent la crdibilit et lvidence de son propre enseignement s 1.

    Dans ce second cas, le mythe possde une efficacit suprieure celle des mathmatiques. Sans doute il est plus lourd que les nombres et sa descente dans le sensible est plus profonde. Les dieux de la mythologie sont anims par des passions que ne connaissent pas les raisons mathmatiques. Mais Proclos estime que ce caractre mme assure au mythe un pouvoir sur lhomme tout entier que nobtiennent pas les mathmatiques. Car le mythe stend dun extrme l autre, du divin la matire, de lineffable par excs lineffable par dfaut, du sanctuaire labme . Et ces opposs, loin de sexclure, se renforcent mutuellement.

    Ds lors, plus la figure sera irrationnelle, insolite et mme violente, plus srement elle veillera linspiration divine dans une me convenablement prpare. Telle est la loi qui sert Proclos pour justifier ces mythes dHomre (les guerres et les amours des dieux, leurs mensonges, leurs larmes, leur rire, leur sommeil et leur veille) que Platon jugeait incongrus.

    La doctrine symbolique indique la nature des choses mme par les opposs les plus extrmes 2.

    Ce mode dexpression est celui de la procession universelle, dans laquelle la meilleure image implique une inversion.

    Les premiers auteurs de mythes ayant compris que la nature, qui labore des images des ides immatrielles et intelligibles et qui emplit ce monde visible de leurs imitations varies, figure les indivisibles par du divis, les tres ternels par des processus temporels et les intelligibles par les sensibles, quelle reprsente de faon

    1. Ibid., 84, 22-30, traduction Festugire.2. Ibid., 198, 18-19.

  • 5 0 LA MYSTAGOGIE DE PROCLOS

    matrielle limmatriel, de faon tendue lintendu, par le changement ce qui est tabli dans limmutabilit, ces auteurs donc, suivant la nature et la procession des reflets visibles, faonnant eux aussi des images introduites dans les expressions les plus opposes aux tres divins et qui sen cartent le plus, imitent la puissance surminente des exemplaires, ils signifient par ce qui est contraire la nature ce qui la dpasse chez les dieux, par ce qui est contraire la raison ce qui est plus divin que toute raison, par des images de laideur ce qui dpasse en simplicit toute beaut partielle. Cest ainsi que par une dmarche normale ils nous donnent rminiscence de la surminence transcendante des dieux n1.

    Entre le mythe et le prodige il y a change formateur. Le mythe donne au prodige sa signification et son horizon, le prodige lui renvoie son actualisation. Leur lien est le rite thurgique, qui est le symbole en acte. Le sujet dploie jusquau rite son activit expressive ; dans le prodige il en prouve le choc en retour. Ainsi, le circuit est achev, la boucle est boucle. La procession intgrale saccomplit en conversion intgrale.

    En poursuivant ces rflexions nous rejoindrions la thorie optimiste de la matire que Proclos tient de Jam- blique et qui lloigne de Plotin. La matire ne peut tre le-mal par essence, puisque cest justement son opposition essentielle lUn qui est la meilleure expression de lUn. Elle lui ressemble dans la dissemblance parce quelle est sans forme () et ainsi infinie et inconnaissable2. Chez elle cest une privation, tandis que le Principe qui engendre toutes les formes est antrieur la privation comme la possession.

    Car la matire nest ni tre ni devenir, puisquelle nest saisissable ni par la pense ni par la sensation et lUn pareillement, comme le montre Parmnide pour les

    1. Ibid., 77, 13-28.2. In Alcib., 189, 16-18. Cf. In Remp., II, 375, 24-376, 6 (Scholion).

    deux : pour celui-ci dans la premire hypothse, pour celle-l dans la cinquime *.

    La correspondance entre la premire et la cinquime hypothse dans linterprtation noplatonicienne du Parmnide justifie donc lvocation de lUn par la matire. De mme la correspondance entre la deuxime et la quatrime hypothse fonde lvocation des dieux par leurs figures. Et c est lme qui totalise ces antithses et court des unes aux autres dans la troisime hypothse, celle du milieu.

    Nous pouvons ds lors rpondre la question que nous formulions en ouvrant ce chapitre. Proclos nest pas double. Il ny a pas un Proclos crdule qui ignorerait le Proclos critique. Ses principes tant ce quils sont, il a bien intgr son got du merveilleux sa dmarche philosophique. Il a analys le processus par lequel lme se dit elle-mme la prsence divine.

    1.. In Tim., I, 256, 9-13.

    LE M ERVEILLEU X 5 1

  • CHAPITRE III

    R m i n i s c e n c e e t p r o c e s s i o n d e l A m e

    Nous savons que selon Proclos tout est en chaque tre selon son mode propre1, mais singulirement dans lme, lien de lunivers. La philosophie na dautre tche que de dployer intgralement lespace psychique, den veiller la puissance et les prsences2. Puisque tel est notre unique accs la connaissance de lunivers, toute cosmogonie est dabord une psychogonie. Et celle-ci, son tour, soffre nous travers une rminiscence. Mais quel sens Proclos accorde-t-il ce thme platonicien ?

    1. La rminiscence

    La faon dont Proclos prsente la rminiscence semble dabord conforme la tradition platonicienne. Quand une me acquiert un savoir, elle ne sajoute rien. Elle retranche ce qui lempchait de voir. Elle se convertit vers elle-mme par son activit notique, aprs avoir libr par une purification approprie son ciel intrieur ainsi que les semences de vrit quelle portait en elle.

    Mais le Lycien avance une interprtation personnelle de cette thorie. Tout dabord il se garde dune conception littrale des ides innes. Il reconnat quun apport exprimental et des stimulations externes, celles que fournit lducation et surtout la rencontre dun sage, sont indispensables pour rveiller une me appesantie par son corps empirique et devenue partiellement ht-

    1. El. Th., 103.2. Voir par exemple In Pl. Th., I, 3, 7, 15-17.

  • 5 4 LA MYSTAGOGIE DE PROCLOS

    romobile ()1, contrairement sa nature automotrice.

    En outre, Proclos ne croit pas que les sciences ni les raisons soient contenues dans lme ltat distinct et articul. Ce qui ne signifie pas quelles y soient seulement en puissance, comme le soutient Aristote. Elles y sont bien en acte sous forme germinale et unitaire, puisquelles surgissent du pouvoir actif de lme et que ce pouvoir est une plnitude dintelligibilit2. Elles sont en lui comme les rayons dans le centre dont ils manent, comme les multiples thormes dans lunit dun savoir3, ou comme les nombres dans la monade qui les engendre et les dtermine4. La diffrence entre cette indtermination causale de l me et celle de lUn, cest que l me appartient lordre dont elle est le foyer, tandis que lUn nest aucun des ordres quil produit.

    Pour Proclos comme pour Jamblique5 l me qui sexprime de faon privilgie dans les diverses sciences mathmatiques nest aucune delles, ni aucun nombre, aucune figure, aucun rapport, aucun mouvement. On peut cependant lappeler plrme des raisons 6 ou connexion des sciences mathmatiques 7 en tant quelle en contient les principes dans sa substance et quelle les projette par le dploiement de sa puissance8. Mais sa simplicit tient distance leur complexit inpuisable, et son intensit leur extension dans la matire intelligible ( ) 9.

    La rminiscence ne consiste donc pas retrouver un systme tout fait, mais restituer sa gense. Comme si

    1. In Alcib., 280, 6.2. In Parm., IV, 892, 20-28. El. Th., 194, 195.3. In Parm., IV, 930, 11-20.4. Ibid., VI, 1076, 25-29.5. De communi mathematica scienlia, IX , Festa, p. 40-42.6. In Tim., II, 200, 21.7. Ibid., 239, 11.8. In Euclid., 18, 2-4.9. Ibid., 53, 1 : 87, 13.

    un centre ne pouvait tre rejoint quen pousant le dtour de sa circonfrence, ou comme si une intuition ne pouvait tre rcupre dans sa totalit simultane sans quon droule le discours successif qui la symbolise. La rminiscence ne prtend pas galer son terme, qui est en mme temps son principe inpuisable, mais en exprimer la prsence. Elle referme le cycle par lequel lme rejoint en elle-mme son origine et, selon le clbre mot de Bergson, change son retour en aller, et en procession sa conversion x.

    Maintenant, si on demande Proclos pourquoi certaines mes ont besoin dune telle reprise, il rpondra videmment que la raison en est la chute. Mme si cette dmarche est conforme sa loi propre et sert la perfection de lunivers, comme lenseigne le Time, 41 e et s, une me particulire qui prend en charge une histoire et un corps empirique est toujours plus ou moins obnubile par ceux-ci. Tendant faire sien le point de vue partiel et partial de cet organisme avide et menac, elle est porte dsorbiter son jugement en mconnaissant sa norme fondamentale2. Elle ne se retrouvera pas sans purifier ce qui en elle a t perverti. Cest--dire avant tout son activit. Celle-ci devra redevenir l expression temporelle de la substance ternelle de l me.

    Mais cette dviation est le signe d une unit imparfaite dans la substance psychique elle-mme3. L me est le dernier et le plus complexe des principes de l univers. Et dans cet ordre lui-mme il y a des degrs. L me totale gouverne le cosmos, les mes divines rgissent le ciel sans faillir. Cest quelles sont plus proches de l unit () psychique originelle que les mes humaines. Indclinable dans son centre, l me est faillible dans ses missions.

    1. Ibid., 154, 19-24.2. Cest ce que dit le dieu l me qui fait un mauvais choix dans

    le mythe dEr comment par Proclos : In Remp., II, 278, 18-22.3. In Tim., II, 147, 29-148, 5.

    RMINISCENCE ET PROCESSION DE l a ME 5 5

  • 5 6 LA MYSTAGOGIE DE PROCLOS

    Mais pour savoir dans quelle mesure notre me est faillible, il nous faut rappeler ce quest lme selon Proclos. Si on la dfinit avec le Phdre, 245 c, par lauto- motricit1, on en fait un milieu entre limmutabilit de ltre et la mobilit du devenir. Si on prfre la caractriser avec le Time, 35 a, comme la mdiation de lindivisible et de la division corporelle, on la conoit comme un nombre substantiel qui sengendre lui-mme ( )2, en allant de lunit lunit travers un dploiement mesur. L me est un indivisible qui se divise lui-mme, mais qui, la diffrence du sensible, domine toujours sa propre partition, parce quil en contient la loi et rend totale chacune de ses parties3.

    Cest ainsi que lme est le lien de lunivers parce quelle procure la connexion ses extrmes. Or, daprs Platon, le meilleur des liens est celui qui se lie dabord lui-mme, avant de lier les termes quil enchane de la faon la plus ferme4. L me doit donc se donner elle- mme sa connexion interne en la communiquant au monde. Cest ce que ralisera lanalogie conue comme un rapport de rapports. Entre les deux extrmes quon veut enchaner, il faut insrer non une seule mdiation, mais deux moyens termes tels que leurs rapports mutuels soient semblables celui que chacun entretient avec lextrme qui lui correspond. Pour lier le feu et la terre le Dmiurge interpose lair et leau, parce que ce que le feu est lair, lair lest leau, et ce que lair est leau, leau lest la terre. Par le mme procd, commente Proclos, entre la pense indivisible et la sensation divise, l me se donne la raison () et la puissance

    1. Ainsi fait le fragment du commentaire perdu du Phdre par Proclos, cit par Jean Philopon, De aeternitate mundi contra Proclum Rabe, 253, 19-254, 3.

    2. In Tim., II, 193, 25-26.3. Ibid., 138, 15-21 ; 164, 15-19 ; III, 254, 13-18. Cf. Plotin, Enn.,

    IV, 1 ; IV, 2, 1 et 2.4. Time, 31 c.

    dopinion (), parce que ce que la pense est la raison, la raison lest lopinion, et ce que la raison est lopinion, celle-ci lest la sensation1.

    Le noplatonicien interprte dans le mme sens lopration du Dmiurge2 qui, ayant donn lme deux cycles orients en sens opposs, celui du mme et celui de l autre, les joint par leurs milieux ( - )3. Le premier se rfre la pense pure, le second la sensation. L me qui les rassemble est un milieu de milieux. Elle est le pire des indivisibles et le meilleur des diviss ( , )4. Elle est la plus faible des penses et le plus rationnel des sens ( , )5.

    Divisant lintelligible et unifiant le devenir en formant des rapports, lme appartient aux genres moyens de ltre. Proclos entend par l lordre dans lequel les fonctions antithtiques qui forment toute ralit composent galit. Car tous les niveaux de lunivers sont constitus de dterminant () et dinfini (), de repos et de mouvement, de mme et dautre, ou, de faon plus fondamentale, de manence () et de procession (). Mais tandis que dans les genres suprieurs (les esprits) dterminant, repos et mme dominent ; que dans les genres infrieurs (les corps) infini, mouvement et autre lemportent, dans les genres moyens ces fonctions opposes ralisent entre elles une manire dgalit6. Et puisque celles-ci ont des valeurs variables dans lme totale et dans les mes partielles, dans les mes divines et dans les mes humaines, cette galisation admet elle-mme des degrs divers.

    Il est clair que parmi les genres moyens les uns sont

    1. In Tim., I, 251, 9-18.2. Time, 36 b.3. I Tim., II, 247, 9.4. Ibid., 149, 12.5. Ibid., 251, 15-17.6. Ibid., II, 137, 23-139, 8.

    RMINISCENCE ET PROCESSION DE L ME 5 7

  • 5 8 LA MYSTAGOGIE DE PROCLOS

    suprmes et notiques (), les autres sont mdians et dautres derniers. Et ce qui fait les premiers, les mdians et les derniers, cest lanalogie. Car si les extrmes diffrent dont sont formes les mdiations, il faut bien que ces moyens termes diffrent de faon proportionnelle x.

    Il y a en effet des degrs dans lindivisible et dans le divis. A lindivisible de chaque me ne correspond pas ncessairement un esprit particulier propre chacune2. Une srie dmes peut recevoir lillumination dun mme esprit. Cest pourquoi les penses de nos mes sont temporelles et intermittentes3. Elles peuvent cependant rejoindre lintuition indivise de lesprit travers la ronde chorale que le discours droule autour de lui comme dun centre.

    Peut-tre Platon veut-il dire que, puisque le discours () circule autour de lintelligible et quil exerce son activit et son mouvement comme autour dun centre, dans ces conditions il contemple lintelligible, la pense intuitive connaissant lintelligible sans discursivit ni division, le discours voluant en cercle ( ) autour de lessence de lintelligible et dployant la substance unifie de tous les tres qui se trouvent en lui 4.

    La procession se dveloppe selon une loi de multiplication progressive. Il y a plus dmes que desprits et plus dindividualits successives que dmes singulires. Proclos maintient aprs Plotin5 que les mes ne sont pas particularises par leurs corps, mais par la procession antrieure leur incarnation. Chacune se confre par son autoconstruction une singularit formelle, tandis que dans ses individualits successives (quelle choisit, selon

    1. Ibid,., III, 257, 9-14. Cf. Ibid., II, 142, 12-14.2. Ibid., III, 252, 15.3. Ibid., I, 1, 144, 32-145, 5 ; I, 245, 22-25.4. Ibid., I, 248, 1-6.5. Enn., VI, 4, 4, 34-46.

    le mythe dEr) elle subit linfluence du corps et de la situation. Mais les essences des mes particulires sont comprises titre de raisons dans les lois srielles des mes divines x. Ce qui ferait difficult si on perdait de vue que chaque me parcourt en elle-mme la totalit de la procession et si on identifiait spontanit et contingence.

    Ainsi avons-nous parmi les genres moyens eux-mmes des premiers, des mdians et des derniers. Ces degrs contiennent des mes dingale puissance. Et puisquau- cune ne peut se soustraire sa fonction cosmique, qui se rattache lactivit divine prnotique (), linfriorit de leur composition rend invitable la dchance des plus faibles. Chez elles la puissance de division est plus distensive et celle dindivision moins intense.

    ... La cime de l me, mme si elle est assimile l un (), nest pas purement une, mais pluralit unifie, comme la monade (arithmtique) nest pas pure de pluralit tout en restant monade. Cest seulement lun des dieux qui est vraiment un, comme lun de lesprit est plutt un, mme sil se multiplie, et Vun de Vme unit autant que pluralit, comme lun des tres qui viennent aprs lme et qui se divisent dans les corps est plutt pluralit quunit, et que lun des corps nest pas franchement un, mais apparence et reflet dunit 2.

    Si imparfaites et faillibles que soient nos mes, elles ne peuvent dchoir des genres moyens. Puisque les extrmes varient proportionnellement, leur rapport se fixe en un point dquilibre. En sorte que lintrieur de nimporte quelle me nous avons les distinctions les plus nettes sans jamais glisser dans lextriorit des genres infrieurs. Dans les esprits lunit est si exigeante quelle entrane lindiffrenciation des caractres. Dans les corps la multiplicit est si pesante quelle aboutit

    1. In Parm., III, 818, 27-819, 20. In Tim., III, 261, 29-32 ; 264, 14-18.

    2. In Tim., II, 204, 11-19.

    RMINISCENCE ET PROCESSION DE L ME 5 9

  • 6 0 LA MYSTAGOGIE DE PROCLOS

    la sparation, la juxtaposition de maints composants. Dans les genres moyens seuls tout communique et rien ne se confond. La complexit va de pair avec lintriorit x.

    En consquence, il y aura dans Pme autant de parties distinctes, mais totalisantes 2 (cest--dire contenant sa totalit sous une certaine perspective), autant dessences de Pme que lexige sa dfinition3. Or le devenir se distribue en trois ordres (minral, vgtal, sensitif) qui nous renvoient trois principes (tre, vie, pense). Dans ces genres gnrateurs luniversalit est en raison directe de la comprhension, puisque le genre est la raison de ses espces* tandis que chez les engendrs lextension sachte par lappauvrissement de la signification. Cest dans et par Pme que seffectue ce renversement. Et si lindivisible producteur est triple et triple le produit divis, nous pouvons dterminer davantage le processus selon lequel Pme se fera leur milieu. Elle ne se bornera pas relier lintuition et la sensation par la raison dianotique et lopinion, mais elle effectuera une triple connexion entre Vun et le multiple, selon ltre, selon la vie et selon la pense, en se donnant elle-mme ces trois fonctions constitutives4.

    Autrement dit, sous le rayonnement des genres suprieurs Pme se ralisera elle-mme (tre), spanchera en elle-mme (vie) et se recueillera dans lintriorit dune relation (pense), tout cela selon la spontanit qui appartient un principe automoteur, c est--dire autoconstituant , autovivant , autoconnaissant 5. Et cette triade sexprimera dans les trois rgnes de la nature : minral, vgtal, animal. L me se pose donc comme tre ou substance, comme vie ou puissance,

    1. In Alcib., 320 et 321.2. Proclos emploie ici un terme rare : : In Tim., I,

    422, 19.3. Ibid., II, 167, 3-4.4. Ibid., 139, 25-140, 10.5. El. Th., 190.

    RMINISCENCE ET PROCESSION DE l ME 6 1

    comme pense ou activit. Proclos saccorde lidentification de la vie et de la puissance, et celle de la pense et de l activit1. Mais, quelque nom quil donne ces trois fonctions, elles sont pour lui dans le mme rapport que la manence initiale, la procession et la conversion2.

    Elles sont intrieures les unes aux autres. Chacun des termes contient les deux autres, mais ici sous le mode substantiel, l sous le mode vital ou dynamique, l encore sous le mode nergtique ou notique. De mme que la vie et la pense psychiques ne sont pas infrasubstan- tielles, ainsi la substance de Pme en tant que substance est dj vie et pense :

  • 6 2 LA MYSTAGOGIE DE PROCLOS

    entire dans la gnration1, le Lycien refuse avant tout une dislocation de lactivit psychique en tant que telle, dont le sommet demeurerait inaltr dans une contemplation bienheureuse, tandis que la partie infrieure serait pervertie par la passion. L activit est tout entire confisque. Mais demeure une conversion substantielle de lme vers elle-mme et ses principes, qui est ternelle et imperturbable2. Une me qui passerait tout entire dans le devenir cesserait dtre autoconstituante, ce qui est impossible, puisque lautoconstituant se fonde sur lui-mme et ne saurait tre dissous3. Dailleurs, en commentant le Time, 43 cd et en reprenant certaines formules de Platon, Proclos prcise leffet de la chute sur chacune des trois fonctions de lme.

    Il y a en nous trois ordres, celui de la substance, celui de la puissance et celui de lactivit. La substance demeure entirement identique elle-mme, et en tant que substance et en tant que vivante et en tant que pensante. Car puisquelle est une image de lesprit, elle est pensante, tout comme la premire image de lme est anime. Quant aux puissances, celles qui se rapportent la fonction dianotique sont entranes, tandis que celles qui se rapportent lopinion sont troubles. Et puisque les puissances correspondent aux vies, lune des vies est empche, alors que lautre est trouble. En revanche, la vie substantielle est en perptuel mouvement. Enfin les activits de la fonction dianotique sont retranches, cependant que celles de lopinion sont dtournes. Et puisque ces activits correspondent lordre notique, il est vident quelles cartent lme de lacte de penser. Par consquent, la substance est toujours vivante et toujours en mouvement, mais les puissances et les activits sont congnitalement faillibles et en ce

    1. El. Th., 211.2. Ibid., 39, 44, 191.3. Ibid., 187.

    qui concerne la vie et en ce qui concerne la pense 1.On voit que pour Proclos la substance psychique en

    tant que telle nest nullement prive des perfections quelle engendre et soutient, cest--dire de la vie et de la pense. Elle est la fois leur norme et leur germe. Elle nest pas un rsidu dabstraction, le minimum logique dont parlait Paul Valry, mais lacte constituant qui enveloppe toutes les activits.

    Le retour de lme en elle-mme consiste donc non restaurer sa conversion fondamentale, qui ne saurait manquer, mais rejoindre, autant quil est possible, cette conversion substantielle travers la vitale et la vitale travers la notique. Plus exactement, puisque ltre est plus immanent soi-mme que processif et la vie plus processive que conversive, il sagit de ramener lactivit vers la manence substantielle aprs lexpansion vitale.

    La difficult sur ce point est que lautoconstitution substantielle de lme est ternelle (), alors que sa puissance et son activit sont temporelles2. Sans doute cette temporalit est-elle en germe dans la subsistence () complexe de l me3. Celle-ci nen demeure pas moins une totalit simultane ( )4, et il est impossible la succession de lgaler. Cest pourquoi la dure se dilatera sans limite, afin de mimer par l indfini extensif linfinit intensive de son foyer. Le cosmos, selon Proclos, ne peut ni commencer ni finir ; il ne cesse de drouler ses instants, parce